Les Précepteurs (FABRE D’ÉGLANTINE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 17 septembre 1799.

 

Personnages

 

ARAMINTE, veuve, mère d’Alexis

ALEXIS, fils d’Araminte, élève d’Ariste, et âgé de douze ans

JULES, neveu d’Araminte, élève de Timante, et âgé de onze ans

DAMIS, frère d’Araminte, ancien marin

ARISTE, précepteur d’Alexis

TIMANTE, précepteur de Jules

CHRISALDE, ami d’Ariste

LUCRÈCE, femme de compagnie et de chambre d’Araminte

JACQUETTE, servante de Chrisalde

UN COMMISSAIRE

QUATRE HOMMES de la force publique

BEAUPRÉ, valet d’Araminte

 

La scène est à Paris, et se passe, aux 1er, 2e, 3e et 5e actes, chez Araminte ; l’action commence à six heures du matin, et finit à minuit ; époque du tiers de l’hiver.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon. Sur le côté gauche de l’acteur, est une cheminée où se voit un feu allumé ; sur le même côté, une table de déjeuné, couverte des choses détaillées dans la première scène ; sur le côté droit de l’acteur, est une table en bureau à tiroir, et garnie : une pendule sonnante.

 

 

Scène première

 

LUCRÈCE

 

La crème au bain-marie, et café de Moka,

Le sucre, les biscuits, et puis le Malaga ;

Encor, dans ce flacon, un reste d’Alicante :

C’est fort bien ; tout est prêt ; il peut venir, Timante.

Elle s’assied.

Je crois que celui-ci ne me trompera pas.

Quand on voit défiler ses ans et ses appas,

Il faut faire une fin, clore ses aventures,

Et, pour dernier succès, prendre bien ses mesures.

Avec cet homme-ci je n’ai rien à risquer ;

Bien qu’il ait de l’adresse et sache se masquer,

Il a du bon ; il est aimable et jeune encore ;

Le désir du bien-être en tout sens le dévore :

Rien n’est plus naturel ; il cherche à se caser,

Mais plutôt pour jouir, que pour thésauriser ;

Car il est sensuel comme un homme d’église.

Pas de mal à cela : l’esprit de mignardise

Rend l’homme dépendant de la femme au logis,

Et monsieur se dorlote, alors que je régis.

Ceux qui ne savent pas le but qu’il se propose,

Et qui prennent au grave et toujours mal la chose,

Peut-être trouveraient Timante un peu méchant,

Un peu fourbe, coquin. Distinguons le penchant,

D’une seule action et du projet qu’il forme ;

Quand le but en est bon, prend-on garde à la forme ?

Et je l’aide bien, moi, dans ce projet caché !

Mais il doit m’épouser ; c’est là notre marché.

Peut-on se marier sans un peu de fortune ?

Mille autres en ont tant ! il nous en faut bien une.

Faute d’un petit sort, faudra-t-il séparer

Deux cœurs faits l’un pour l’autre, et qui vont s’adorer ?

(Je ne sais s’il a tort, ou si mon cœur m’abuse,

Mais mon intention me rassure et l’excuse.

Je l’aime, il m’aime : eh bien ! l’amour n’est pas proscrit ;

Et s’il est fourbe un peu, c’est qu’il a de l’esprit.)

La pendule sonne. Lucrèce se lève.

Voilà six heures. Bon ! nous aurons, ce me semble,

Une bonne heure, au moins, à demeurer ensemble

Avant que le grand jour ait remplacé la nuit.

Le voici ; je l’entends.

 

 

Scène II

 

LUCRÈCE, TIMANTE

 

Timante arrive par une petite porte dite porte masquée : il est en robe de chambre de piqué, et en pantoufles ; il s’éclaire avec une petite lanterne sourde, qu’il éteint en entrant.

LUCRÈCE, à voix sourde.

Ne faites pas de bruit.

Fermez tout doucement, bien doucement la porte.

TIMANTE, de même.

Le plus profond silence est toute mon escorte.

Sur la pointe des pieds, j’arrive, et me voilà.

Ma Lucrèce, bonjour !

LUCRÈCE, du bout des lèvres, avec privauté, le bonjour.

Bonjour ! mettez-vous là ;

Là, dans cette bergère.

TIMANTE.

Il fait un froid du diable !

LUCRÈCE.

Approchez-vous du feu ; j’avancerai la table.

TIMANTE.

Comment donc ! c’est charmant.

LUCRÈCE.

Un déjeuné d’ami.

TIMANTE.

Mais ; pour le préparer, vous n’avez pas dormi.

Ce n’est pas à vos yeux du moins qu’on le présume,

Car vous êtes plus fraîche encor que de coutume.

LUCRÈCE.

Avez-vous toujours froid ?

TIMANTE.

Je me réchauffe un peu.

Savez-vous qu’il est dur de se lever sans feu,

Par la bise qu’il fait ? il gèle à pierre fendre !

Et sans compter qu’il faut une heure pour se rendre

De ce corps de logis, tout au fond de la cour,

Dans celui-ci.

LUCRÈCE s’assied vis-à-vis de Timante. Ils déjeunent.

Vraiment ! plaignez-vous donc !

TIMANTE.

L’amour

Ne se plaint pas ; mais, moi, je me plains d’une chose.

LUCRÈCE.

C’est ?

TIMANTE.

D’avoir, sans qu’on puisse en deviner la cause,

Préféré ce salon pour notre rendez-vous.

J’aime mieux votre chambre.

LUCRÈCE.

Oui ?

TIMANTE.

L’air en est plus doux.

Comme elle est plus petite, on est plus solitaire ;

On est plus rapproché, plus couvert du mystère :

Elle est simple, mais propre ; un parfum gracieux,

Certain je ne sais quoi de plus délicieux,

Y charme tout ensemble et le cour et la vue.

LUCRÈCE.

Ici, je ne crains pas de visite imprévue,

Ou, c’est à dire, moins. Je sais ce que je fais.

TIMANTE.

Votre chambre pourtant a de certains attraits...

LUCRÈCE.

Cela se pouvait-il ? Il faut de la prudence.

Malgré vos pas discrets, malgré votre silence,

On vous eût entendu : j’ai là plus d’un voisin.

TIMANTE.

Allons, je me résigne.

LUCRÈCE.

Et le petit cousin ?

TIMANTE.

Il dort.

LUCRÈCE.

Et vous n’avez été vu de personne ?

TIMANTE.

De personne. Mon Dieu ! le patron, la patronne,

Partis hier tous deux pour aller à Passi,

Et me laissant tout seul avec Jules ici,

Vous vous figurez bien, sans en être étonnée,

Que leurs gens dormiront la grasse matinée.

LUCRÈCE.

C’est ce que j’ai pensé, monsieur, bien avant vous.

Aurais-je, sans cela, risqué ce rendez-vous ?

TIMANTE.

Eh bien ! profitons-en pour notre grande affaire.

Convenons bien ici de ce qu’il nous faut faire.

LUCRÈCE.

Voyons.

Ils repoussent la table ; et là, finissant le déjeuné, ils se rapprochent entre eux, et assis.

TIMANTE.

Notre projet se renferme en deux points,

Qu’il nous faut mettre à fin sans tiers et sans témoins :

Expulser de céans le précepteur Ariste,

Et faire avoir sa place à mon frère Philiste ;

Le reste ira de suite. Or, le point capital,

C’est le congé.

LUCRÈCE.

Fort bien !

TIMANTE.

Cet homme est un brutal,

Qui masque son humeur du nom de philosophe.

Araminte, déjà, n’aime pas cette étoffe ;

Et mon frère plaira.

LUCRÈCE.

Mais vous deviez aussi

Lui mander de venir à la hâte...

TIMANTE, tirant une lettre de sa poche.

Voici

Ma lettre très expresse, et de plus instructive.

LUCRÈCE.

Lisez.

TIMANTE.

Vous allez voir. Soyez bien attentive.

Il lit.

« Vous avez dû pressentir, mon frère, par mes deux dernières lettres, que le sort que je vous ménage est des plus importants pour vous et pour moi. Il fallait, avant tout, être sûr de votre assentiment, tel que votre réponse me le promet : je n’ai donc pas pu d’abord vous donner le mot de l’énigme.

À Lucrèce.

Vous vous rappelez bien ce que vous avez lu ?

Mon style fut discret.

LUCRÈCE.

C’est ce qui m’en a plu.

TIMANTE lit.

« Je vais m’expliquer aujourd’hui, vous mettre bien a au fait, et à même, par des détails, de vous présenter ici tel qu’il faut qu’on vous y voie. Deux familles habitent cette maison, mais séparées d’habitudes, de biens, d’appartements, et presque d’affection, quoique les chefs de l’une et de l’autre soient frère et sœur. Je suis précepteur d’un fils unique de onze à douze ans, nommé Jules, dans l’une de ces familles, dont il n’est pas nécessaire que je vous dise maintenant autre chose, sinon que mes patrons époux, monsieur et madame Gérante, sont deux imbéciles que l’on mène par le nez. Le chef de l’autre famille est une jeune veuve de trente-six ans, à ce qu’elle dit, mais de quarante-cinq, à mon avis...

LUCRÈCE.

Sans craindre de mentir, mettez la cinquantaine.

J’en ai, moi, trente-quatre, et je suis bien certaine...

TIMANTE.

Que le rapprochement serait peu hasardeux,

Si je comptais vingt ans à mettre entre vous deux !

Il lit.

« Cette veuve, qui ne l’est que depuis quinze mois, a cinquante mille écus de rente. Cette espèce de beauté, remplaçant celle qui lui manque, lui aurait déjà procuré, sans mes précautions, et lui procurerait avant peu, malgré mes soins, de nombreux soupirants, et bientôt un mari, contre mon gré et nos intérêts, si vous ne vous hâtiez de venir l’épouser vous-même pour votre avantage et pour le nôtre. J’ai dit le nôtre, parce qu’une personne de cette maison, nommée Lucrèce, qui m’intéresse infiniment et à juste titre, est de moitié dans ce projet de mariage, ainsi que dans mes soins, et je lui communiquerai la présente.

À Lucrèce.

Mon indiscrétion vous paraît-elle un crime ?

Je n’ai pu lui cacher combien je vous estime ;

Parler de ce qu’on aime est une volupté.

LUCRÈCE.

Fait-on taire toujours sa sensibilité ?

TIMANTE lit.

« Araminte (ainsi se nomme votre prétendue), Araminte est une personne passablement ridicule. Comme les approches entre elle et vous sont d’une conséquence majeure, je dois vous dire quelque chose de son caractère.

LUCRÈCE.

Voyons, de ce tableau je suis fort curieuse.

TIMANTE.

Vous êtes trop bon juge et trop fine rieuse,

Pour ne vous pas laisser tout l’honneur du portrait.

De vos sarcasmes donc vous allez voir l’extrait.

Il lit.

« Araminte a de grandes prétentions sur le cœur des hommes. Je ne vous dirai pas précisément quel en est le motif, si c’est vanité ou autre chose, ou tous les deux ensemble, mais elle appelle cela du sentiment : vous serez donc très sentimental. Elle a, selon l’expression de quelqu’un, elle a moins que de l’esprit, et pas tout à fait de la bêtise : ce qui produit un terme moyen, qui vous annonce des conceptions sans jugements, des jugements sans idées, et une admiration complète pour les fadaises et pour les fadeurs.

À Lucrèce.

Vous voyez en ceci plutôt délicatesse

Qu’intention de nuire.

LUCRÈCE.

Employer son adresse

À caresser les gens, loin de les gendarmer,

C’est pure bonté d’âme, et qu’on ne peut blâmer.

TIMANTE lit.

Elle est enfin superstitieuse à l’excès, par conséquent crédule ; elle n’oublie rien d’un songe ; les présages la font trembler, ou la rendent folle de joie, et les sorciers possèdent sa confiance et son estime : il ne vous sera pas difficile de l’être ; et vous vous garderez, surtout, d’arriver ici un vendredi, ou le 13 du mois.

LUCRÈCE.

Fort bien, tous ces détails et ces routes prescrites.

Philiste n’aurait pas tout l’esprit que vous dites,

Qu’il ne peut s’égarer, et j’aime vos pinceaux.

TIMANTE.

C’est, vulgairement dit, lui mâcher les morceaux.

Si je m’étends un peu, c’est qu’il faut, ce me semble,

Qu’un plan bien concerté dans un point se rassemble,

Afin que tous les fils et leurs divers rapports,

Venant à se mouvoir, soient conçus sans efforts.

Bientôt le mouvement, quand la machine joue,

En est bien plus rapide : il file, il se dénoue ;

Et l’on n’a pas besoin d’attendre à chaque pas,

Qu’on vous vienne expliquer ce qu’on ne connaît pas.

Mon frère a de l’esprit, mais peu de prévoyance.

Je finis par un mot que je crois d’importance.

Il lit.

« Vous serez installé chez votre future, en qualité de précepteur de son fils unique Alexis, âgé de douze ans. Vous remplacerez un certain Ariste, espèce de sauvage qui déplaît. Il a fait l’éducation de son élève à la campagne, c’est sa manie. Araminte, par nos conseils, a voulu voir son fils, et nous l’avons attiré auprès d’elle depuis quinze ou vingt jours avec le pédagogue. Celui-ci parle de retourner aux champs ; mais comptez qu’il partira seul, et avant peu. Hâtez-vous donc, etc. »

À Lucrèce.

Le reste se rapporte à nos conventions ;

Et sans être exigeants dans nos prétentions,

Je lui dis que mes vœux, comme votre espérance,

Taxent son mariage et sa reconnaissance

À douze mille écus de rente.

LUCRÈCE.

C’est le moins.

Faites partir la lettre.

TIMANTE.

À midi.

Il remet sa lettre dans sa poche.

LUCRÈCE.

Tous nos soins

Doivent être tournés maintenant contre Ariste.

Damis, son protecteur, vieux marin, humoriste,

Et frère d’Araminte, est toujours son appui ;

Il n’est pas de brutal au monde égal à lui.

Il faudrait lui fermer la porte.

TIMANTE.

Idée heureuse !

Mais vous, de votre part, finement doucereuse,

Achevez avec soin ce que j’ai commencé.

Déjà, depuis dix jours, sans paraître empressé,

J’ai jeté des désirs dans le cœur d’Araminte ;

J’ai parlé de mon frère ; elle a reçu l’atteinte.

Sur le même sujet, d’un air fort ingénu,

Pas à pas mon discours est souvent revenu ;

Quand j’ai vu que le trait avait passé l’écorce,

J’ai d’un peu plus de charme assaisonné l’amorce :

Il est jeune. – Quoi ! jeune ? – et bien bâti. – Bien fait ?

Ces petits mots tout bas ont produit leur effet.

Puis, les dons de l’esprit... ! du cœur... ! une belle âme... !

Du sentiment, surtout, ont éveillé la dame ;

Si bien que d’elle-même, hier, presqu’en tremblant,

Elle m’en a parlé, sans en faire semblant.

Il faut, à votre tour, saisissant la matière,

Lui...

LUCRÈCE.

Non pas, s’il vous plaît ; je resterai derrière.

J’ai fort bien remarqué ce que vous dites là ;

Mais je dois observer, et ne pas voir cela,

N’avoir de ce secret aucune connaissance.

Il ne tiendrait qu’à moi d’entrer en confidence.

On l’a reçu le trait ; il a percé le cœur !

Ce cœur bat, il se gonfle, et Philiste est vainqueur.

Il n’est pas temps, je crois, de secourir la belle ;

Laissons gémir encor la tendre tourterelle.

Laissez-moi faire, allez...

TIMANTE.

Tout est donc entendu ?...

LUCRÈCE.

Allons, retirez-vous : on vous croira perdu,

Si quelqu’un, par hasard, monte dans votre chambre.

Eh ! mon dieu ! que j’appelle ici, de l’antichambre,

Balthasar ou Germain... Des bouquets !... des bouquets !

Je l’avais oublié.

TIMANTE.

Quoi...

LUCRÈCE.

Des fleurs, par paquets ;

La fête d’Araminte, aujourd’hui. Votre élève,

Jules, sera-t-il prêt ? Allez donc, qu’il se lève.

Les fleurs ! le compliment !...

TIMANTE, souriant.

Soyez sans embarras :

J’ai, depuis quinze jours, la fête sur les bras.

Tout est prêt. Sans adieu.

Il sort par la petite porte par où il est arrivé.

 

 

Scène III

 

LUCRÈCE

 

Ne laissons nulle trace

Du petit tête-à-tête.

Elle renferme la table entière, couverte du déjeuner, dans un petit réduit voisin ; elle va ensuite ouvrir les volets des croisées.

Oh ! comme le temps passe !

Il est déjà grand jour.

 

 

Scène IV

 

LUCRÈCE, ALEXIS

 

ALEXIS, en dehors, criant.

Eh ! quelqu’un ! quel pays !

LUCRÈCE.

Qu’est-ce donc que cela ? Bon Dieu ! c’est Alexis.

ALEXIS, de même.

On ne trouve personne. Ils dorment tous.

LUCRÈCE.

Mais qu’est-ce ?

Alexis entre.

Qu’a-t-il donc ? qu’avez-vous...

ALEXIS.

Ah ! vous voilà, Lucrèce !

Depuis plus d’un quart d’heure on me laisse crier.

On dort à l’entresol, on dort chez le portier :

Personne dans la cour ! personne à la cuisine !

Voyez ! le jour grandit, il s’avance, il chemine ;

Il sera déjà tard quand nous serons aux champs.

Donnez-moi donc du pain ; du pain ! car les marchands,

Comme ici, dorment tous, à coup sûr, dans la ville,

Du pain ! dépêchez-vous.

LUCRÈCE.

Eh ! rien n’est si facile.

Elle sonne.

Vous allez en avoir ; allons, apaisez-vous :

Vous voyez que je sonne ; au moins, un peu plus doux !

 

 

Scène V

 

ALEXIS, LUCRÈCE, BEAUPRÉ

 

LUCRÈCE, à Beaupré qui entre.

Allez chercher du pain.

ALEXIS.

Du pain ! eh vite ! eh vite !

LUCRÈCE, comme Beaupré sort.

Un moment : vous allez en avoir tout de suite.

 

 

Scène VI

 

LUCRÈCE, ALEXIS

 

LUCRÈCE.

Vous avez donc bien faim ?

ALEXIS.

C’est pour mon déjeuné.

Je l’emporte avec moi. Quand on s’est promené,

Trouve-t-on à manger là-bas dans la campagne ?

LUCRÈCE.

Vous allez sortir ?

ALEXIS.

Oui. Chrisalde m’accompagne ;

L’ami de mon ami, qui, dès le point du jour,

Est venu me chercher. Nous allons faire un tour

Dans les champs, dans les bois.

LUCRÈCE.

Mais vous perdez la tête :

Par ce froid ? sur la neige ?

ALEXIS.

Oui, vraiment ! double fête !

On sent alors craquer la neige sous ses pieds ;

Crac, crac ! on voit sa trace et fumer ses souliers.

Mais ce n’est pas cela : je vais cueillir, moi-même,

Un bouquet pour maman.

LUCRÈCE.

La folie est extrême :

Des bouquets sur la neige ?

ALEXIS.

Oui.

LUCRÈCE.

Vous l’avez rêvé.

ALEXIS.

Rêvé ? plus de cent fois j’en ai déjà trouvé.

Mais le pain ne vient pas : ce pain ! quelle souffrance !

Je m’en vais...

LUCRÈCE.

Attendez, et prenez patience.

L’ami de votre ami, qu’est-il donc devenu ?

ALEXIS.

Dans notre chambre, en haut. Depuis qu’il est venu,

Une heure...

LUCRÈCE.

Le portier a donc ouvert la porte ?

ALEXIS.

Le portier ? qui dormait, et d’une bonne sorte !

Moi, je ne dormais pas. Chrisalde frappe un coup,

Puis deux, puis trois, puis quatre, et puis après beaucoup.

Je saute de mon lit, je descends chez le traître :

Il ronflait : de mon poing j’ai cassé sa fenêtre ;

J’ai tiré le cordon, et Chrisalde est entré.

 

 

Scène VII

 

ALEXIS, LUCRÈCE, BEAUPRÉ, portant un gros morceau de pain

 

ALEXIS, prenant le pain, qu’il empoche à la hâte.

Ah ! bon, voilà du pain ! Merci, merci, Beaupré.

Il sort en sautant. Beaupré sort aussi.

 

 

Scène VIII

 

LUCRÈCE

 

Mais, a-t-on jamais vu pareille fantaisie ?

C’est qu’il va s’enrhumer, prendre une pleurésie !

L’empêcher de sortir ? c’est un petit démon

Qui n’aurait écouté ni crainte, ni sermon.

Au reste, ce trait-ci pourra nous être utile ;

Et bientôt nous verrons de quel air, de quel style,

Araminte, apprenant cette licence-là,

Va gourmander Ariste... Eh ! mon Dieu ! la voilà !

 

 

Scène IX

 

ARAMINTE, en robe du matin, LUCRÈCE

 

LUCRÈCE.

Comment ! c’est vous, madame ? eh quoi ! de si bonne heure !

Vous trouveriez-vous mal ? mon cœur bat, ou je meure !

ARAMINTE, avec assez de gaîté.

Non, je me porte bien.

LUCRÈCE.

Ah ! bon !

ARAMINTE.

Mais j’ai voulu

Abandonner mon lit plus tôt qu’il n’eût fallu,

Me lever, pour ne pas me rendormir encore.

LUCRÈCE.

Pourquoi donc ? quelque rêve...

ARAMINTE.

Ah ! Lucrèce, j’ignore

Се que cela veut dire, et pourquoi tout ceci ;

Mais, je te l’avouerai, j’en ai le cœur transi ;

J’ai fait un rêve affreux, un rêve épouvantable.

LUCRÈCE.

Ô mon Dieu !

ARAMINTE.

Des rochers... une auberge !... une table !...

LUCRÈCE, vivement.

Avez-vous mangé ?

ARAMINTE.

Non... non, je n’ai pas mangé.

LUCRÈCE.

Ah ! tant mieux.

ARAMINTE.

Tout à coup, cela s’est mélangé.

C’était tout plein d’objets que je ne saurais dire,

Une confusion comme dans un délire :

Après, j’ai vu venir, le long d’un grand chemin,

Une chaise de poste et des chevaux de main.

LUCRÈCE.

Avez-vous rêvé d’eau ?

ARAMINTE.

Mais... je crois qu’oui.

LUCRÈCE.

Bourbeuse ?

ARAMINTE.

Attends... attends... non pas ; très claire et poissonneuse :

Car j’ai vu des poissons ; il m’en souvient très bien.

LUCRÈCE.

Bon signe, les poissons !... cela ne sera rien.

ARAMINTE.

Tu crois ?... Il m’a semblé qu’un bruit m’a réveillée.

LUCRÈCE.

Pour le bruit, il est vrai : l’énigme est débrouillée ;

Il n’était pas du rêve.

ARAMINTE.

Eh ! comment donc ? comment ?

LUCRÈCE.

Alexis en a fait assez passablement.

ARAMINTE.

Alexis ?

LUCRÈCE.

Alexis. Où pensez-vous, madame,

Qu’il soit en ce moment ?

ARAMINTE.

Dans son lit.

LUCRÈCE.

Sur mon âme !

Il n’a pas les pieds chauds ; car il est à courir

Tout à travers les champs.

ARAMINTE.

Mais c’est pour en mourir !

Il fallait l’empêcher...

LUCRÈCE.

En ai-je été maîtresse ?

ARAMINTE.

Dans les champs !

LUCRÈCE.

Il y va déployer son adresse

À bien faire craquer la neige sous ses pieds,

À voir tracer ses pas et fumer ses souliers :

C’est ainsi qu’il m’a peint ses douces jouissances.

Et voilà le beau fruit des sottes complaisances

Du précepteur Ariste, ou plutôt, disons mieux,

Voilà de ses leçons le fruit pernicieux.

ARAMINTE.

Cet homme me déplaît, il faut que je l’avoue.

LUCRÈCE.

Comment donc ? un pédant ! qui fait toujours la moue,

Un franc original, bizarre, singulier,

Qui tranche du docteur en son particulier ! 

ARAMINTE.

Que l’on ne voit jamais, ainsi que je l’observe,

Et qui tient sa présence et mon fils en réserve.

N’as-tu pas remarqué que, depuis son séjour,

Il n’est jamais venu pour me faire sa cour ?

Je veux bien que l’étude et les soins qu’il se donne,

Le tiennent écarté souvent de ma personne ;

Mais encore, l’on prend quelque intérêt aux gens ;

On peut leur adresser quelques mots obligeants.

LUCRÈCE.

Lui ? c’est un impoli ; grossier, brutal, fantasque :

De bien d’autres défauts c’est là souvent le masque.

Je ne vous dirai point ce que j’en crois tout bas :

D’abord, c’est que ceci ne me regarde pas.

Que bien que, comme vous, je sois scandalisée

De vous voir, par ce fat, à peu près méprisée,

Il faut se souvenir de ce mot d’un grand sens :

C’est qu’il ne faut jamais mal parler des absents.

Mais, si j’étais de vous, je renverrais cet homme ;

Je lui ferais compter une assez forte somme,

Pour adoucir la chose et finir les clameurs ;

Et je prendrais quelqu’un de probité, de mœurs,

Doux, complaisant, poli, mais surtout respectable,

Quelque honnête vieillard, bien posé, vénérable...

ARAMINTE.

Non, mon enfant ; non, non, je n’aime pas les vieux :

Ce serait encor pis ; ils sont disgracieux.

Il faut des jeunes gens pour élever l’enfance ;

Et contre tes conseils si j’étais sans défense,

Si je me décidais au parti de changer,

Je voudrais éviter l’un et l’autre danger :

Je prendrais un jeune homme.

LUCRÈCE.

Un jeune ! à la bonne heure ;

Votre idée, en effet, me paraît la meilleure.

Comme vous l’avez dit, les enfants toujours gais

N’aiment pas à se voir sans cesse harangués.

Prêcher est, en effet, le fort de la vieillesse :

Les enfants aiment mieux quelqu’un qui les caresse,

Qui badine, folâtre avec eux quelquefois.

Va donc pour un jeune homme, et j’y donne ma voix :

Même je le voudrais bien fait, de beau visage.

ARAMINTE.

D’abord que l’on fait tant que d’en prendre à cet âge,

On préfère un bel homme : à mérites égaux,

On n’est pas obligé de choisir des magots.

LUCRÈCE.

Non, vraiment ; et d’ailleurs, c’est qu’il est ordinaire

Que des gens bien tournés, le goût, le caractère

Soit de paraître en tout aimables, séduisants.

La nature leur fit les plus heureux présents ;

Ils ont beaucoup de soin d’en relever les charmes.

Complaisants, toujours prêts à vous rendre les armes,

Prévenants, gracieux, dociles, délicats...

Tel se montre un bel homme, et j’en fais un grand cas.

Voilà ce qu’il vous faut, et non pas un sauvage,

Qui jamais ne vous cherche et ne vous envisage.

Il est vrai, son état est d’être précepteur ;

Mais il est d’autres soins dont on est amateur :

De ce qu’il faut au fils expliquer la grammaire,

S’ensuit-il qu’on ne puisse approcher de la mère ?

ARAMINTE.

Non, Lucrèce ; surtout dans ma position :

Car, hors toi, je n’ai pas de consolation.

LUCRÈCE.

Eh bien ! décidez-vous.

ARAMINTE.

J’en serais fort tentée ;

Mais par bien des raisons je me vois arrêtée.

Je ne puis concevoir par quel art séducteur

Il se fait que mon fils chérit son précepteur :

Mais enfin, je le vois, de cet enfant que j’aime,

L’amitié pour Ariste est poussée à l’extrême.

Je tremble que mon cœur n’ait à se reprocher

La douleur de mon fils, si j’allais l’arracher

À l’ami qu’en riant, soit erreur, soit jeunesse,

Avec tant de candeur, son petit cœur caresse.

Pur effet, diras-tu, de sa naïveté !

Il se peut ; mais enfin, le coup serait porté.

Autant j’aime mon fils, autant j’en suis aimée ;

De son affliction je serais alarmée.

Ce n’est pas, cependant...

LUCRÈCE.

Mon Dieu ! que c’est bien vous !

Dès l’instant qu’il vous faut prendre un peu de courroux,

Voilà du sentiment l’émotion si tendre

Qui s’oppose au parti que vous ne savez prendre.

Vous blâmé-je ? non, non ; moi, que vous connaissez,

Je vous trouve adorable, et vous m’attendrissez.

Méditons, cependant, sur votre inquiétude :

L’amitié des enfants, qu’est-ce ? pure habitude ;

Vive et faible comme eux, tel est le cœur humain ;

Aujourd’hui désolés, et consolés demain.

ARAMINTE.

Je le crois ; aussi bien ce motif, quoique grave,

N’est pas le plus puissant, ni ma plus forte entrave.

LUCRÈCE.

Quel autre ? Je ne vois...

ARAMINTE, impatiemment.

C’est mon frère Damis.

LUCRÈCE.

Votre frère ? Il est vrai qu’au rang de ses amis

Son caprice ou son goût daigne compter Ariste ;

Mais est-ce une raison ?...

ARAMINTE.

Oh ! tiens, cela m’attriste.

Je vois déjà mon frère emporté, tout en feu ;

Lui qui, s’il aime Ariste, aime plus son neveu ;

Tu le sais, pour mon fils, son penchant, sa tendresse,

Tiennent de la folie, et cela m’intéresse.

Je le vois, dis-je, armé de toute sa fureur,

Blâmer ce changement, et le taxer d’erreur.

C’est lui qui près de nous plaça cet hypocondre :

Quand il viendra crier, qu’aurai-je à lui répondre ?

Il m’obsède ; il m’ennuie, à ne te point mentir ;

J’attends, dès son abord, l’instant qu’il va sortir :

Mais, avec tout cela, mon âme le redoute.

Si je le traite mal, j’éprouve qu’il m’en coûte ;

Si je le traite bien, j’en garde de l’humeur :

Est-ce mon maudit faible, ou plutôt sa clameur ?

Explique-moi cela ; car enfin de ce frère

Je voudrais m’affranchir, et je crains le contraire.

LUCRÈCE.

Moi, madame, mon zèle est peut-être indiscret ;

Mais c’est lui seul qui parle, et non mon intérêt.

Il doit peu m’importer qu’Ariste parte ou reste ;

C’est une vérité qui saute aux yeux, de reste.

Je voulais le bonheur d’une mère et d’un fils ;

Mais vous y renoncez pour complaire à Damis.

Que dirai-je à cela ? qu’il me paraît étrange

Que, par l’ordre d’un frère, en ce lieu tout s’arrange.

Je vois un fils unique, et qui serait charmant,

Qu’un imbécile élève, et je ne sais comment ;

À qui l’on n’apprend rien qu’à folâtrer sans cesse ;

Qui n’a maintien ni goût, grâce ni politesse ;

Mais à qui l’on permet, comme utile leçon,

De courir sur la neige, ainsi qu’un polisson.

Je vois qu’en remplaçant ce précepteur bizarre,

Par un autre plus sage, et d’un mérite rare,

Jeune, beau, bien tourné, comme nous l’avions dit,

C’est un double avantage ici qu’on vous prédit.

L’enfant aurait un maître au gré de votre envie ;

Vous, un ami prudent, le charme de la vie !

Quelqu’un à qui parler, une société,

Un conseil que l’on prend, selon l’utilité ;

Un homme... un homme, enfin, qui dise une parole ;

Qui tantôt vous égaie, et tantôt vous console.

Mais votre frère est là qui pourrait l’empêcher :

Il faut changer d’avis, de peur de le fâcher ;

Et quand ce qui vous plaît, ce qui vous est utile,

Est la chose du monde enfin la plus facile,

Il faut у renoncer, et tout cela pour rien.

Si madame le veut, ma foi ! je le veux bien.

ARAMINTE.

Je suis de ton avis. Que tu prends mal les choses,

Lucrèce !...

LUCRÈCE, d’un ton serré.

Ariste vient.

 

 

Scène X

 

ARAMINTE, LUCRÈCE, ARISTE

 

ARISTE, avec une fermeté noble, mais simple.

Pour de très justes causes,

Je trouve qu’il est bon que votre fils et moi

Nous quittions ce séjour. L’habitude a sa loi.

Chaque éducation, madame, est un système,

Qu’on commence en un sens, et qu’on finit de même.

Il importe beaucoup...

ARAMINTE.

Je ne vois, d’une part,

Nulle raison, monsieur, pour souffrir ce départ.

Ensuite, il me paraît fort extraordinaire

Qu’on veuille séparer un fils d’avec sa mère.

ARISTE.

Ne vous séparez point, et venez avec nous ;

Le bienfait sera double, il en sera plus doux.

Vous verrez sous vos yeux croître votre espérance.

Mais je dois vous le dire avec persévérance,

Paris me contrarie ; il me faut un endroit

Qui soit en même temps plus vaste et plus étroit :

Vaste pour la nature, étroit avec les hommes.

Trop d’artifice et d’art règne aux lieux où nous sommes :

Rien de simple, de vrai, de pur, de naturel

Ne s’y montre à mes yeux ; cet état est cruel.

Il faut de mon élève établir les idées ;

Mais sur quoi, s’il vous plaît, seront-elles fondées ?

Madame, pardonnez : un peu trop ingénu,

Je vous parle peut-être un langage inconnu ;

Mais c’est ainsi pourtant qu’il faut que je m’exprime.

LUCRÈCE.

Parlez à votre mode ; il n’est point là de crime.

Que l’on comprenne, ou non, vos sublimes discours,

Madame, à la nature ayant aussi recours,

Vous annonce, par moi, qu’elle veut, quelle ordonne

Qu’un fils qu’elle chérit, jamais ne l’abandonne :

Elle reste à Paris ; son fils y restera.

Vous ferez là-dessus tout ce qu’il vous plaira.

ARISTE.

Ah ! madame, voyez...

ARAMINTE.

Que faut-il que je voie ?

Qu’un fils idolâtré, qui fait toute ma joie,

Pour faire, par vos soins, plus ou moins de progrès,

Aille s’ensevelir dans le fond des forêts ?

Je veux qu’il reste ici, le voir, qu’il m’accompagne.

Que pourra-t-il, de grâce, apprendre à la campagne ?

Je n’y suis pas deux jours sans en mourir d’ennui.

Courez, si vous voulez, dans Paris avec lui.

Ici, bien mieux qu’aux champs, il est, ne vous déplaise,

De quoi le divertir et l’instruire à son aise :

À de grossiers ébats c’est assez l’exercer.

Ce dont il a besoin, c’est d’un maître à danser ;

Non d’herbes et de foin : qu’en ferait-il, Ariste ?

Sera-t-il jardinier ? sera-t-il herboriste ?

S’il veut voir le feuillage, au Cours il en verra ;

Des troupeaux, des bergers ? menez-le à l’Opéra.

Mais, parmi les plaisirs dont votre goût l’assiège,

Qu’il n’aille plus sauter le matin sur la neige.

Vous m’entendez, je crois ? il est temps de finir.

Elle sort avec Lucrèce.

ARISTE.

Ô mon pauvre Alexis ! que vas-tu devenir ?

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARISTE

 

Je n’augure pas mieux d’une autre tentative :

Risquons-la cependant. Oh ! quelle perspective !

À qui va-t-on, bon Dieu ! confier cet enfant ?

Absurde préjugé ! je te vois triomphant

Encore plus d’un jour ! À travers ma tristesse,

À travers le dégoût que tout ceci me laisse,

Un rire de pitié m’échappe, malgré moi,

À l’aspect trop plaisant des erreurs que je vois.

L’un prétend que son fils devienne un jour un homme,

Un homme à surpasser tous les héros de Rome ;

Et, pour justifier cette prétention,

Un esclave, un valet fait l’éducation,

D’un précoce génie admirant les prémices,

L’autre veut qu’à vingt ans, gouvernant les comices,

Son fils soit un Gracchus, un Varron ; et voilà

Qu’un sot, en attendant, instruit ce Varron-là.

Ici, c’est un enfant courbé sur cent volumes,

Qui, n’ayant point assez de mains, d’encre, de plumes,

Pour boucher son cerveau des sottises d’autrui,

Ne pourra plus penser désormais d’après lui.

Là, j’en rencontre un autre en qui de la nature

Brillent la repartie et la lumière pure ;

Bientôt, armé d’un fouet, par le droit du plus fort,

Un pédant convaincu lui montre qu’il a tort.

Plus loin, c’est un marmot, triste et mélancolique,

Que tel docteur instruit, par sa métaphysique,

Comment l’homme est né libre ; et le marmot dolent

Ne peut sortir, hélas ! pour jouer au volant.

Un autre vient me dire, à force de routine,

Qu’Ispahan est en Perse, et Pékin à la Chine ;

Et le pauvre innocent, à cent pas du manoir,

Se croit au bout du monde ; il est au désespoir.

Enfin, entre mes mains tombe un enfant aimable,

D’un naturel heureux, humain, sensible, affable,

Mais fier, impétueux jusqu’à la passion,

Plein de grâce, d’esprit, d’imagination,

Enfin parfait... et tels ils seraient tous, peut-être,

Si la nature seule était leur premier maître :

Voici qu’on me l’arrache, et qu’on veut le forcer

De rester à Paris pour apprendre à danser !

Peut-être est-ce un dépit, un caprice éphémère :

Essayons, s’il se peut, de ramener la mère.

 

 

Scène II

 

ARISTE, CHRISALDE

 

ARISTE.

Comment ! c’est vous, Chrisalde ?

CHRISALDE.

On vous cherche partout.

Des bosquets de Mont-Rouge on a touché le bout :

Nous voilà revenus. Un froid ! un temps superbe !

Nous avons des bouquets, c’est à dire, de l’herbe.

Il les trouve charmants... Il a, par ci, par là,

Trouvé certaine plante. – Ah ! Chrisalde, en voilà !

En voilà ! – De quoi donc ? – Quoi !de la perce-neige.

Voyez, la belle fleur. – Le drôle de manège

Que l’allure et le jeu de cet aimable enfant !

Il vous saute un fossé ! leste ! allez, comme un fan.

Il est vif, curieux ; rien n’échappe à sa vue :

Le plus petit buisson, il le passe en revue :

Son esprit et son corps n’ont jamais de repos ;

Aussi, comme il s’exerce ! et comme il est dispos !

Un gros morceau de pain, qu’il avait dans sa poche,

Dévoré dans l’instant, c’était de la brioche ;

Et, de son chapeau rond formant un gobelet,

Il vous a bu de l’eau tout comme on boit du lait.

Mais vous avez l’air triste.

ARISTE.

Et j’ai sujet de l’être.

CHRISALDE.

Qu’est-il donc arrivé ?

ARISTE.

L’on va m’ôter, peut-être,

Alexis avant peu.

CHRISALDE.

Que veut dire ceci ?

ARISTE.

Je ne sais ce que c’est ; mais je déplais ici.

CHRISALDE.

Et que leur faut-il donc ? ils sont bien difficiles.

Leur faut-il des coquins, ou bien des imbéciles ?

ARISTE.

Faute de vrais motifs, de torts à m’imputer,

On cherche des détours, on veut me dégoûter ;

Et même, en ce moment, quand mon esprit ramasse

Nombre de petits faits, et tout ce qui se passe,

J’aperçois clairement où l’on en veut venir.

CHRISALDE.

Écoutez, après tout. Si l’on croit vous punir,

On se trompe fort.

ARISTE.

Oui, je suis exempt de blâme ;

On ne peut me punir... mais on me perce l’âme.

CHRISALDE.

Diantre ! un petit moment ! voici du sérieux.

Qu’est-ce qu’on vous a fait ?

ARISTE.

D’un air impérieux,

Et d’un ton de mépris, même de réprimande,

On vient de repousser une juste demande :

Le sens en est risible, et ne m’outrage pas ;

Mais je vois approcher l’attaque pas à pas.

Déjà, dans la maison, depuis mon arrivée,

Tout m’annonce ou me montre une haine privée :

Je n’en puis démêler la cause ni l’auteur.

Il est, vous le savez, un autre précepteur

Dans le même logis, dans la même famille :

C’est un de ces mentors dont l’espèce fourmille ;

Instituteurs charmants, adroits et déliés,

Dont l’unique devoir qui les tienne liés,

Est de s’embarrasser, sans répugnance aucune,

De leur élève peu, beaucoup de leur fortune.

Enjoliver l’enfant dont ils se sont munis,

De quelque gentillesse et d’un peu de vernis :

C’est tout ce qu’il leur faut. Du reste, leur souplesse

Ne tend qu’à plaire au maître, ainsi qu’à la maîtresse ;

Et de là, parcourant la maison en entier,

Leur adulation descend chez le portier :

Il n’est pas, quelquefois, jusqu’au chien de madame

Qui n’éprouve, en leurs bras, la bonté de leur âme.

Soit donc que ce mentor m’en veuille, sans raison ;

Soit qu’en effet je perde à la comparaison,

Qu’à l’un de ses pareils on destine ma place,

Il n’est de pauvretés, d’insulte, de grimace,

Dont je ne sois l’objet, et presque à tout moment,

À table, dans mes soins, dans mon ameublement :

Même de plats valets, dont l’aspect me soulève,

Dont je n’ai pas besoin, non plus que mon élève,

Qui viennent tour à tour, d’un air malicieux,

Me faire quelque pièce en gens officieux.

CHRISALDE.

Et vous ne quittez pas une maison pareille !

En disant à la mère, et non pas à l’oreille,

Mais bien distinctement, et du ton le plus haut : 

« Ce ne sont pas des gens comme moi qu’il vous faut ; 

« Madame, il vous faut des... Adieu ! voilà la porte ; 

« Mais si j’y rentre plus, que le diable m’emporte ! »

Voilà ce qu’il faut dire, et comme je le dis.

ARISTE.

Et l’enfant et l’enfant !

CHRISALDE.

Oh les parents maudits !

ARISTE.

C’est lui qui souffrirait.

CHRISALDE.

La pauvre créature !

ARISTE.

Je ne vois que lui seul.

CHRISALDE.

L’amitié, la nature,

Cette mère, mon cher, ne les connaît donc pas ?

ARISTE.

Elle croit...

CHRISALDE.

Voulez-vous que j’aille de ce pas

Lui dire quatre mots, à ma façon, sans rire ?

ARISTE.

Eh ! que lui diriez-vous, si... ?

CHRISALDE.

Comment ! que lui dire ?

ARISTE.

Mais...

CHRISALDE.

Que pour son enfant rien n’est essentiel

Comme un bon précepteur, rare présent du ciel !

Que vous aimez son fils bien plus qu’elle ne l’aime...

Et lui qui, ce matin, en parlant de vous-même,

Me disait : « Il est bien malade, mon ami ! »

D’un petit air charmant, comme s’il eût gémi.

Oh ! cela me fait mal ! il faut que je m’en aille,

Car je ferais du bruit, peut-être rien qui vaille ;

Et je veux mieux agir. Je reviendrai vous voir.

Voici quelqu’un, d’ailleurs : adieu, jusqu’au revoir.

Il sort.

 

 

Scène III

 

ARISTE, LUCRÈCE

 

ARISTE.

Peut-on voir Araminte ?

LUCRÈCE.

Elle est prête à descendre.

Mais je ne pense pas qu’on puisse vous entendre :

L’heure n’est pas propice. Un soin plus gai, plus doux,

Maintenant nous occupe.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, LUCRÈCE, TIMANTE

 

TIMANTE, à Lucrèce.

Eh bien ! commençons-nous ?

Jule est impatient d’apporter son hommage

Aux genoux de sa tante, et...

LUCRÈCE.

Ce serait dommage

Que, dans un tel espoir, il se trouvât déçu.

Vous pouvez l’amener, il sera bien reçu ;

Lui, son bouquet, ses vers, l’acteur et le poète.

TIMANTE.

Que son ardeur, au moins, ne soit point indiscrète.

Son cousin Alexis a droit de primauté,

Et je cède à monsieur toute la nouveauté.

ARISTE.

À moi, monsieur ? de quoi me parlez-vous, de grâce ?

TIMANTE.

De la fête du jour.

ARISTE.

Moi ! que je m’embarrasse

D’environner d’apprêt et d’affectation

La chose la plus simple et son intention !

Je ne m’entremets pas où suffit la nature.

TIMANTE.

L’arbrisseau le plus sain a besoin de culture.

Voici l’occasion de prouver nos travaux.

Votre élève, je crois, ne craint pas de rivaux ;

Si vous l’avez instruit qu’aujourd’hui c’est la fête

De sa mère, et qu’il doit venir...

ARISTE.

Je vous arrête.

Je ne l’ai point instruit de tout cela.

TIMANTE.

Comment !...

Cela n’est pas possible ; et je crains franchement

De prendre au sérieux ce qu’il vous plaît de dire.

LUCRÈCE.

Prenez-le au sérieux ; monsieur ne sait pas rire.

TIMANTE.

S’il avait oublié...

ARISTE.

Soyez sans embarras ;

Dès longtemps j’ai pris soin qu’il ne l’oubliât pas.

TIMANTE.

C’est un point différent.

ARISTE.

Très différent.

TIMANTE.

Sans doute

Sa muse a rencontré la vôtre sur sa route ?

ARISTE.

J’ignore absolument ce voyage entrepris,

Ainsi que le chemin que sa muse aurait pris.

TIMANTE.

L’usage cependant...

ARISTE.

Il est vrai, c’est l’usage ;

Mais Alexis, monsieur, n’est pas un personnage :

C’est un enfant sans art, trop naïf pour cela,

Trop simple pour toucher à ces merveilles-là.

Ce qu’il sent, l’exprimer d’une âme franche et bonne,

C’est tout à quoi s’étend sa petite personne ;

Et non pas à chercher ma muse, comme ici

Vous me faites l’honneur de m’en croire une aussi.

TIMANTE.

Malgré l’opinion que vous montrez, je pense

Que l’on peut embellir la petite éloquence

D’un élève ingénu...

ARISTE.

Je ne l’empêche en rien,

L’ingénuité, peste ! embellissez-la bien.

TIMANTE.

Lorsque ma politesse en efforts se consume,

Je ne sais pas pourquoi votre ton d’amertume...

ARISTE.

Je ne sais pas pourquoi, n’ayant point de discords,

Votre civilité se consume en efforts.

TIMANTE.

C’est recevoir fort mal mes soins, ma déférence.

ARISTE.

C’est fort bien recevoir ce dont on vous dispense.

TIMANTE.

Savez-vous qu’un tel ton n’a jamais réussi ?

Que, lorsqu’on me caresse, on vous déteste ici ?

ARISTE.

Savez-vous, de tel sens que la faveur circule,

Que, sans titres acquise, elle est fort ridicule ?

TIMANTE.

De ce que vous portez, en guise de trousseau,

Dans la maison des gens, le fatras de Rousseau,

Et que vous y singez cet ennuyeux apôtre,

Pensez-vous nous duper, et valoir plus qu’un autre ?

ARISTE.

De ce que vous versez le fiel et le mépris

Sur l’homme de génie, et raillez ses écrits,

Pensez-vous l’empêcher de vivre d’âge en âge,

Et qu’il en vaudra moins, comme vous davantage ?

LUCRÈCE.

Finissez, s’il vous plaît, cette altercation.

TIMANTE, outré.

Pour conduire avec gloire une éducation,

Et sans y faire entrer votre sotte manie,

On peut avoir aussi ses talents, son génie.

Je prouverai, du moins, qu’en sortant de mes mains,

Mon élève pourra vivre avec les humains ;

Dans leur société pratiquer l’art de plaire ;

Des usages reçus savoir le formulaire ;

Et, sans être un pédant de mœurs ni de savoir,

Se montrer comme il faut, enfin se faire voir.

ARISTE.

Je ne conteste point l’espoir de votre élève ;

Je vous rends bien justice ; et, pour peu que j’achève,

Vous verrez que je suis très d’accord avec vous,

Et que vous avez tort de vous mettre en courroux.

Votre élève, en effet, sera ce que vous dites,

Exempt de ces travers, de ces vertus maudites,

Que le monde agréable abhorre avec raison :

Ses dons seront meilleurs et sans comparaison.

Trop de fierté dans l’âme est le fait d’un sauvage :

Il aura de l’orgueil ; cela sied davantage.

La vulgaire bonté n’est qu’un poids importun :

Il sera méprisant ; cela sort du commun.

La liberté pour lui ne serait qu’une entrave :

Ses délices seront d’être un brillant esclave.

Des élans du génie il fera peu de cas ;

Mais il dira des riens qui seront délicats.

Il sera sans vigueur ; mais il aura des grâces.

Nul feu, nul sentiment ; mais d’aimables grimaces.

Il sera faux, mais doux ; louangeur, mais loué ;

Perfide, mais adroit ; méchant, mais enjoué.

Il sera donc parfait, si je sais bien le prendre.

Plus de bruit : vous voyez qu’il n’est que de s’entendre.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LUCRÈCE, TIMANTE

 

TIMANTE, hors de lui.

Est-on plus insolent ?

LUCRÈCE.

Pourquoi lui parlez-vous ?

On porte aux gens qu’on hait secrètement ses coups ;

Mais point de démêlé. S’il faut qu’on les rencontre,

Alors jamais à nu notre âme ne se montre,

Et l’on ne jouit pas avant le temps prescrit.

Vous venez d’être ici dupe de votre esprit.

Le plus fort est toujours celui qui dissimule.

TIMANTE, méchamment.

J’ai tort.

LUCRÈCE.

Madame vient ; allez donc chercher Jule.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ARAMINTE, LUCRÈCE

 

LUCRÈCE.

Déjà ? votre toilette a duré peu de temps.

Vous êtes à ravir ! vous n’avez pas vingt ans.

Ah !...

ARAMINTE.

Me trouves-tu bien ?

LUCRÈCE.

Je vous trouve divine,

Le teint plein de fraîcheur et l’œillade assassine.

ARAMINTE.

J’ai fait l’essai de l’eau.

LUCRÈCE.

De mon eau de miélat ?

Je ne m’étonne plus aussi de tant d’éclat.

 

 

Scène VII

 

ARAMINTE, ALEXIS, LUCRÈCE

 

ALEXIS, embrassant Araminte.

Bonjour ! bonjour, maman ! Et vous et votre fête,

J’ai toute la nuit eu ces deux objets en tête :

Oh ! bien toute la nuit, car je n’ai pas dormi.

Voici votre bouquet.

ARAMINTE, embrassant son fils et recevant le bouquet.

C’est fort bien, mon ami.

Je vous suis obligée.

LUCRÈCE.

Est-ce là la merveille

Qui dès le grand matin vous pousse et vous éveille ?

Voilà donc ce bouquet fameux ?

ALEXIS.

Il est joli ;

Qu’en dites-vous, Lucrèce ?

LUCRÈCE.

Il faut être poli,

Je le trouve charmant.

ALEXIS.

Vous avez l’air de rire.

Mon bouquet est très beau, maman peut vous le dire.

C’est de la perce-neige, admirable en couleur,

Une vraie hyacinthe, une charmante fleur :

La première surtout qu’on trouve à la campagne ;

Elle plaît, car toujours le beau temps l’accompagne.

N’est-il pas vrai, maman, que cette fleur vous plaît ?

ARAMINTE.

Beaucoup, mon fils, beaucoup. Mais c’est fort mal, fort laid,

D’aller courir les champs quand le froid est extrême.

ALEXIS.

Il me fallait des fleurs et les cueillir moi-même.

LUCRÈCE.

Voici votre cousin qui s’approche à son tour.

 

 

Scène VIII

 

ARAMINTE, ALEXIS, LUCRÈCE, JULES, portant un beau bouquet de fleurs artificielles, TIMANTE

 

LUCRÈCE.

Ô comme il est gentil, galant ! c’est un Amour.

Asseyez-vous, madame.

TIMANTE.

Abordez votre tante.

Allons, le geste libre et la voix éclatante.

JULES, avec toute l’affectation ordinaire aux enfants que l’on a dressés à la déclamation, et la voix de deux tons au dessus de l’unisson de l’enfance.

Pour célébrer le plus beau jour,
Et de Paphos la déesse adorable,
Porté sur l’aile de l’Amour,
Mon cœur, pour vous faire sa cour,
Vient vous raconter une fable.

LA ROSE ET LE RUBAN.

Riche de ses boutons tout fraîchement venus,
La rose, un jour, eut l’envie
De venir passer sa vie
Sur l’aimable sein de Vénus :
Là je verrai, disait-elle, les Grâces,
Les Ris, les Jeux, qui marchent sur ses traces.
Alors, s’adressant au Ruban :
De tes doux nœuds serre-moi, lui dit-elle,
Et conduis-moi vers la plus belle.

Ici l’enfant change le ton doucereux et sentimental qu’on l’a instruit à prendre.

Si l’Amour sourit à mon plan,
Bientôt, envoyé par l’Aurore,
Viendra, je crois, mon frère le Zéphyr,
À la déesse que j’adore,
Porter le souffle du désir ;
Puis des guirlandes du plaisir,
Nous enlacer toutes les deux encore.

Autre changement de ton, plus marqué que le précédent.

Ce bouquet-ci confirmera
Ce que ma fable a pu vous dire.
C’est le sentiment qui m’inspire ;
C’est Vénus qui me sourira.

LUCRÈCE.

Bravo ! Jules, bravo !

JULES, à Timante.

Là, je n’ai pas manqué !

ARAMINTE, embrassant Jules avec ivresse.

Lucrèce, il est charmant !

LUCRÈCE.

Sage, bien appliqué.

ARAMINTE.

Voyez-vous, Alexis ? le cousin vous fait honte.

Il a de moins que vous près d’un an, de bon compte :

Vous ne m’avez jamais rien dit comme cela.

LUCRÈCE.

Ah ! ce n’est pas à lui que ce reproche-là

Doit s’adresser, madame ; Alexis est docile :

S’il était mieux instruit, il serait plus habile.

Laissons cela, d’ailleurs, et voyons les cadeaux.

Elle remet les cadeaux à Araminte, et déploie un paquet qui renferme un petit volume précieux.

ARAMINTE.

Jules, vous m’avez dit des vers qui sont fort beaux,

Une fable : et voici celles de La Fontaine,

Dont je vous fais présent.

LUCRÈCE, à Jules.

Monsieur, prenez la peine

De regarder ce livre. Eh bien ! est-ce un trésor ?

Les coins et les crochets, la garniture d’or !

Ayez-en bien du soin.

JULES.

Bien obligé, ma tante.

ARAMINTE.

Mon fils, quoique de vous je sois fort peu contente,

Voilà, pour votre part, un cornet de bonbons.

Alexis reçoit tristement les bonbons, que Jules convoite de l’œil.

LUCRÈCE.

Venez vous amuser, mes bons amis, allons.

Elle les emmène.

 

 

Scène IX

 

ARAMINTE, TIMANTE

 

ARAMINTE.

Timante, votre fable est belle et délicate ;

Et je n’ose en parler, tant son style me flatte.

TIMANTE.

Enchanté qu’elle ait pu vous plaire et vous toucher.

ARAMINTE.

Malgré le voile adroit qui semblait vous cacher,

J’ai reconnu vos soins.

TIMANTE.

Oh ! bon : plaisanterie !

ARAMINTE.

J’ai compris en entier toute l’allégorie :

Et, sans être Vénus, on éprouve un désir

De voir autour de soi paraître le Zéphyr.

TIMANTE, grimaçant le badinage.

Oui, vous m’avez compris.

ARAMINTE.

Qu’en dites-vous, Timante ?

Au reste, je le dis ; cette fable charmante,

Et le stupide état où mon fils s’est montré,

Me décideraient fort à le voir délivré

De son plat pédagogue, ennuyeux, inutile

Et qui, je le vois bien, n’est qu’un franc imbécile.

TIMANTE.

Votre coup d’œil est sûr, et je n’ajoute rien.

ARAMINTE, minaudant.

Vous m’avez proposé votre frère : fort bien...

Je crois à ses talens, ainsi qu’à ses lumières...

TIMANTE.

Avant qu’il soit un mois, de ton et de manières,

Grâce à de nouveaux soins, Alexis changera ;

Et ces soins, avec vous, on les partagera.

Quand on vante son frère, on paraît ridicule.

ARAMINTE.

Pourquoi ? c’est d’un bon cœur.

TIMANTE.

Mais, je ne dissimule

En aucune façon. C’est pure vérité :

J’en ai moins dit de lui qu’il n’en a mérité.

ARAMINTE.

Je le crois. Mais un point m’arrête et m’embarrasse.

TIMANTE.

Quoi, madame ?

ARAMINTE.

Son âge. Il a... Combien, de grâce,

M’avez-vous dit ?

TIMANTE.

Trente ans.

ARAMINTE.

Vous ajoutiez aussi...

TIMANTE.

Je n’ai fait son portrait guère qu’en raccourci...

ARAMINTE.

Qu’il était assez bien de taille et de figure :

Ces qualités toujours sont d’un très bon augure.

Mais jeune ! si bien fait ! n’est-ce pas un danger ?

Je craindrais, pour mon fils, un précepteur léger,

Inconstant dans ses goûts, évaporé, frivole...

TIMANTE.

Quand on fut malheureux, cette fièvre s’envole.

Oui, madame, au hasard de paraître indiscret,

Et puisqu’il faut tout dire, apprenez son secret.

Il aima ; mais aima comme on n’aime plus guère !

Et le choix d’un jeune homme est moins bon que sincère.

Il fut trahi. « Trahi, dit-il, par un objet 

« De vingt ans, tout au plus ! et sans aucun sujet. 

« Allons ; plus de lien : ce sexe est né volage. »

Il a tenu parole : et si son cœur s’engage,

C’est pour un choix sensé qu’il reprendra des fers.

Vous n’imaginez pas les maux qu’il a soufferts !

ARAMINTE.

Ô le pauvre garçon ! son état m’intéresse.

TIMANTE.

Jugez, par ce trait seul, du fond de sa sagesse,

Et si pour le futile il peut avoir des yeux.

Il a l’esprit ardent, mais le cœur sérieux.

ARAMINTE.

C’est le premier des biens qu’une tête sensée.

 

 

Scène X

 

ARAMINTE, TIMANTE, DAMIS

 

DAMIS.

Je viens pour vous parler d’une affaire pressée,

Ma sœur ; je vous demande un moment d’entretien,

Tête-à-tête ; après quoi je m’en vais.

Voyant que Timante salue et se retire

C’est fort bien.

 

 

Scène XI

 

ARAMINTE, DAMIS

 

ARAMINTE.

Eh bien ! qu’est-ce, Damis ?

DAMIS.

Connaissez-vous Ariste ?

ARAMINTE.

Pourquoi cette demande ? Oui : c’est un homme triste,

Un sauvage, un hibou ; que l’on ne voit...

DAMIS.

Fort bien.

Ce que vous chantez là ne dit, ne prouve rien.

Connaissez-vous Ariste, encore un coup, madame ?

ARAMINTE.

De telles questions...

DAMIS.

Connaissez-vous son âme,

Ses principes, ses meurs, ses vertus, son esprit,

Ce qu’il dit, pense, fait, et tout ce qu’il écrit ?

Non, non, je vous dis non, criant à pleine tête ;

Vous n’en connaissez rien : vous êtes une bête.

ARAMINTE.

Qu’est-ce à dire, mon frère ?...

DAMIS.

Écoutez-moi, ma sœur ;

Je file encor le câble, et j’y vais en douceur :

Mais, corbleu ! gardez-vous de me mettre en colère !

Je demeure d’accord qu’Ariste, pour vous plaire,

N’aura pas tous les jours croisé votre chemin,

Pour vous trouver charmante et vous baiser la main :

Mais considérez donc, ma sœur, ma très aînée,

Ma folle, ma très folle et ma très surannée,

Dussé-je vous fâcher, mais la chose est ainsi,

Que ce n’est pas pour vous que cet homme est ici ;

Mais bien pour votre fils, pour mon neveu, que j’aime...

ARAMINTE.

Comment donc ? m’insulter !...

DAMIS.

Mon sang-froid est extrême,

Ma sœur, et bien à tort vous vous fâchez souvent.

Si je forçais de voile, ainsi que j’ai bon vent,

Je pourrais, sans effort, vous en dire bien d’autres :

Par exemple, ma sœur, quels travers sont les vôtres ?

Vous dirais-je ; et pourquoi se fait-il, s’il vous plaît,

Que, dans votre maison, il n’est point de valet,

Sans doute, de vos airs méprisable copiste,

Qui ne se fasse un jeu de narguer mon Ariste ?

N’avez-vous pas de honte ? et seriez-vous aussi

De ces mauvais parents, d’un esprit rétréci,

Qui comme un serviteur traitent sans conséquence

Le respectable ami qui cultive l’enfance

De leur fils, sous leurs yeux, au sein de leur maison ;

Qui remplit leur devoir ; qui, pour cette raison,

Et par le prix sacré de cette nourriture,

Est plus méritant qu’eux aux yeux de la nature ?

Ariste a tous les droits de la paternité.

Mépriser un tel homme, est une indignité,

Un excès punissable, une horreur, un scandale.

Où sont-ils ces valets ? qu’on leur donne la cale ;

Le boulet aux deux pieds ; à la mer ces coquins,

Et qu’ils aillent servir de pâture aux requins.

Corbleu ! vous allez voir de quoi je suis capable !

ARAMINTE.

Êtes-vous fou, mon frère ? Oh ! quel bruit effroyable !

Laissez-moi... que je fuie un tel emportement.

Elle s’enfuit.

 

 

Scène XII

 

DAMIS

 

Fuyez vous embosser dans votre appartement :

Vous n’échapperez pas ; vous aurez la bordée.

Allez...

 

 

Scène XIII

 

DAMIS, ALEXIS

 

ALEXIS, courant après son oncle, qu’il retient par son habit.

C’est vous, mon oncle ? Oh ! j’en avais l’idée.

Eh ! vite, embrassez-moi.

DAMIS.

Te voilà, mon garçon ?

Oui, baise-moi, bien fort. Je te quitte...

ALEXIS.

Chanson.

Restez encore un peu, que je vous parle.

DAMIS.

Laisse ;

Nous nous verrons tantôt.

ALEXIS.

Un moment, rien ne presse.

DAMIS.

Eh si ! je suis pressé.

ALEXIS.

Je le suis plus que vous.

DAMIS.

Ce petit coquin-là va me mettre en courroux.

ALEXIS.

Tenez, vous savez bien qu’un jour vous me promîtes

Quelque chose... de beau, suivant ce que vous dîtes ;

Vous ne voulûtes pas alors me mettre au fait :

Dites-moi maintenant, mon oncle, ce que c’est,

Et je vous laisse aller.

DAMIS.

Ô le petit espiègle !

Eh bien ! c’est un cheval.

ALEXIS.

Un cheval !

DAMIS.

Bien en règle.

ALEXIS.

Et pas de bois ? vivant ?

DAMIS.

Et qui galopera.

ALEXIS.

Que je vous baise, donc !

Damis s’évade et court après sa sœur à la faveur de la joie d’Alexis ; ce lui-ci contrefait alors le galop du cheval, et parcourt la scène.

Patatra !... patatra...

 

 

Scène XIV

 

ALEXIS, JULES

 

JULES.

Comme tu cours tout seul ! quelle mouche te pique ?

ALEXIS, transporté.

Jules, je vais avoir un cheval magnifique !

Un cheval véritable ! un superbe animal !

JULES.

Tu sais donc, mon cousin, te tenir à cheval ?

ALEXIS.

Comment ! si je le sais ? dans la grande prairie,

Déjà cinq à six fois, jusqu’à la laiterie,

À cheval j’ai couru : même d’un pistolet,

En courant, j’ai tiré sur le blanc, s’il vous plaît :

Pan ! pan !

JULES.

Un pistolet ? mais un pistolet tue.

Et tu n’avais pas peur ?

ALEXIS.

Pas plus qu’une statue

Je ne bouge, cousin, quand le coup part. Moi, peur ? 

JULES.

Je ne m’y fierais pas, car c’est un attrapeur.

ALEXIS.

Qu’il me tarde d’avoir mon cheval ! qu’il me tarde !

JULES.

Voilà bien des présents, au moins, quand j’y regarde :

Un superbe cheval !... ce matin des bonbons !...

ALEXIS.

Des bonbons ? belle chose !

JULES.

Et, dis-moi, sont-ils bons ?

ALEXIS.

Le cornet est encor tout entier dans ma poche :

Je n’en ai pas goûté seulement. C’est reproche,

Et non pas un cadeau, cela : je l’ai senti.

Pour toi, c’est différent.

JULES.

Mon livre est bien gentil !

ALEXIS.

Fais-le moi voir.

JULES.

Écoute, Alexis... sans rien dire,

Veux-tu changer ?

ALEXIS.

Changer ? pour tout de bon ?

JULES.

Sans rire.

Donne-moi ton cornet, et mon livre est à toi :

Veux-tu ?

ALEXIS, donnant les bonbons à Jules.

Si je le veux ? oui, vraiment, je le crois !

Tiens, voilà les bonbons.

JULES donne à Alexis le livre qu’il a reçu de sa tante : il doit être enveloppé d’une feuille de papier écrit, de manière qu’il faille défaire le paquet pour lire le livre.

Voilà mon livre.

ALEXIS, ivre de joie.

Donne.

JULES.

Mets-le dans ta poche.

ALEXIS, mettant le livre dans sa poche avec transport.

Oui.

JULES.

Ne le montre à personne.

ALEXIS.

Non, non.

JULES.

Cache-le bien, au moins.

ALEXIS.

Certainement.

JULES.

Vois-tu, c’est qu’on dirait que je suis un gourmand.

Ils sortent joyeux, l’on d’un côté, l’autre de l’autre ; et Jules en entamant les bonbons.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LUCRÈCE

 

Cette humeur d’Araminte est extraordinaire.

Elle, avec moi, toujours facile et débonnaire,

D’où vient son air discret, ce regard sérieux

Que je n’avais jamais aperçu dans ses yeux ?

Que veut dire ceci ? Damis a fait tapage.

Notre Ariste a porté quelque plainte, je gage,

À ce cher protecteur ; et lui, peu courtisan,

Aura traité sa sœur comme il traite un forban.

Je n’en suis pas fâchée ; il faut une rupture.

Serait-ce ce débat ? serait-ce la nature,

Qu’on aurait fait jouer, qui lui trouble l’esprit ?

Non, ce n’est pas cela : car le frère l’aigrit.

La nature, après tout, ne lui fait nul reproche.

Hum !... Je soupçonne ici quelque anguille sous roche.

Mais ne serait-ce pas l’imagination

Qui trotte et qui la tient en agitation,

Sur le beau précepteur proposé par Timante ?

Le moment décisif approche et la tourmente ;

Le frère que l’on craint, l’amant qu’on entrevoit,

Le bonheur qu’on désire, et le bruit qu’on prévoit :

Cette opposition la travaille et la mine...

Oui, oui, voilà le nœud, du moins je l’imagine.

 

 

Scène II

 

LUCRÈCE, TIMANTE

 

TIMANTE.

Lucrèce ?

LUCRÈCE.

Qu’avez-vous ?

TIMANTE.

Oh ! nous sommes perdus !

LUCRÈCE.

Qu’est-il donc arrivé ?

TIMANTE.

Tous mes sens... confondus...

LUCRÈCE.

Rassurez-vous, allons ; au fait, point de mystère.

TIMANTE.

L’écrit de ce matin, cette lettre à mon frère,

Je ne la trouve plus ; elle a disparu.

LUCRÈCE.

Ciel !

TIMANTE.

Malheureux !

LUCRÈCE.

Du sang froid ; voilà l’essentiel.

Cette lettre, d’abord, où donc l’aviez-vous mise ?

TIMANTE.

Sous le carton en feuille, et c’est là qu’on l’a prise.

LUCRÈCE.

Quel carton ?

TIMANTE.

Mais le mien, et dont le tapis vert,

Qui couvre mon bureau, se trouve recouvert,

Et sous lequel toujours on glisse son ouvrage :

Oui, c’est là qu’on a pris cette lettre. J’enrage !

LUCRÈCE.

Vous pesterez demain : est-il temps de crier ?

Avez-vous fait recherche ?...

TIMANTE.

Oui, papier par papier.

Vous pouvez bien juger de mon exactitude,

Par le genre et l’excès de mon inquiétude,

Lorsqu’allant, sans soupçon, cacheter mon paquet,

J’ai trouvé tout à coup que la lettre manquait.

On l’a prise, vous dis-je.

LUCRÈCE.

Est-il, en votre absence,

Monté quelqu’un chez vous ?

TIMANTE.

Pas plus qu’en ma présence :

Lorsque je suis sorti, j’ai toujours pris ma clé ;

Personne n’est venu, tout vu, tout calculé.

Personne... exceptez-en Jules, et ce ne peut être

Que lui qui m’ait joué ce tour ; ce petit traître !

LUCRÈCE.

Quoi ! vous soupçonnez Jules ?

TIMANTE.

Et pas d’autre que lui.

LUCRÈCE.

Allez-le moi chercher... Non. Il vous aurait fui.

Elle sonne.

Restez ; et calmez-vous, en attendant qu’il vienne.

 

 

Scène III

 

LUCRÈCE, TIMANTE, BEAUPRÉ

 

LUCRÈCE.

Cherchez Jules, Beaupré ; qu’à l’instant on l’amène.

Beaupré sort.

 

 

Scène IV

 

LUCRÈCE, TIMANTE

 

LUCRÈCE.

Plus je médite, et moins je devine pourquoi

Cet enfant aurait pu prendre...

TIMANTE.

Que sais-je, moi ?

Pour jouer... déranger... pour faire une malice.

C’est un enfant maudit qui me met au supplice,

Qui brouille, brise, rompt tout ce qu’il peut saisir ;

Qui se fait du désordre un suprême plaisir.

LUCRÈCE.

Voyons : en supposant qu’il eût pris cette lettre,

Qu’en aurait-il pu faire ?

TIMANTE.

Eh ! que sais-je ? la mettre...

LUCRÈCE.

Savez-vous, dites-moi, si depuis ce matin

Il a passé céans ?

TIMANTE.

Je le crois... Ah, lutin !

Petit sot... reviens-y... Je promets, si tu l’oses...

À quoi pensez-vous donc ?

LUCRÈCE.

Je pense à bien des choses.

Voici Jules. Tâchez, vous qui savez les faits,

De le sonder.

 

 

Scène V

 

LUCRÈCE, TIMANTE, JULES

 

TIMANTE, va prendre Jules par la main, et l’amène en sa présence, avec cette passion et cet air qui veut être imposant, usités par les pédagogues. Jules est fort intrigué, mais déterminé.

Monsieur !... Voilà donc les effets

De mes sages leçons et de mes remontrances !

Avez-vous donc sitôt oublié mes défenses ?

JULES.

Comment donc ?

TIMANTE.

Est-ce ainsi que vous m’obéissez ?

JULES.

Qu’est-ce donc que j’ai fait ?

TIMANTE.

Fi ! monsieur, rougissez.

Je vous ai défendu mille fois, petit diable !

De toucher aux papiers que je mets sur ma table ;

Cependant c’est en vain que je vous l’ai prêché.

M’avez-vous obéi ?

JULES.

Je n’en ai pas touché.

TIMANTE.

Comment ! vous ajoutez encore le mensonge ?...

JULES.

Qui vous dit que je mens ?

TIMANTE.

J’aurais passé l’éponge

Sur le vol du papier : mais mentir devant moi !

JULES.

Je ne mens pas, monsieur ; je n’ai rien pris ; rien.

TIMANTE.

Quoi ! Sous ce large carton, qui fait le portefeuille,

Vous n’avez pas pris, vous, un papier ? une feuille ?

JULES.

Non, je ne l’ai pas prise, et je dois le savoir.

TIMANTE, se fouillant.

Ah ! menteur effronté ! le fouet te fera voir...

JULES, courant se retrancher derrière Lucrèce.

Oui ? si vous me touchez, j’appellerai ma tante.

TIMANTE, faisant un pas sur Jules avec colère.

Petit scélérat !

JULES, à pleine gorge.

Ma t...

LUCRÈCE, mettant sa main sur la bouche de Jules.

Laissez-le donc, Timante.

Vous avez tort d’agir de la sorte avec lui.

Un garçon raisonnable, et si sage aujourd’hui,

Qui nous a récité sa fable comme un ange,

Le fouetter ! ah que non ! le cas serait étrange.

JULES.

Qu’il vienne me fouetter ! oh ! je ne le crains pas.

S’il vient, je lui mordrai les jambes et les bras.

LUCRÈCE, s’asseyant.

Paix ! paix ! viens, mon ami, mon Jules, mon bonhomme !

C’est que tu l’as fâché ; je vais te dire comme.

C’est pour le gros mensonge. Écoute, mon chaton,

Tu l’as pris ce papier, tantôt, sous le carton ;

Tu l’as pris, mon ami ; ne va pas t’en défendre,

Car c’est moi, vois-tu bien, moi qui te l’ai vu prendre :

Ce n’est pas un grand mal. Quant à ton précepteur,

Il faut lui faire voir que tu n’es pas menteur :

Tu lui vas avouer les choses toutes pures ;

Et je te donnerai, moi, de ces confitures,

Si brillantes de sucre, et dont tu fais grand cas ;

Heim ! pour te faire voir que moi je ne mens pas,

Elle tire une petite boîte de confitures sèches du tiroir du bureau près duquel elle est assise.

Tiens, regarde la boîte ; et tu l’auras entière,

Si tu veux te montrer bien sage, à ma prière.

Allons, dis-lui bien tout, bien tout de point en point.

À Timante.

Vous allez voir, monsieur, que Jules ne ment point.

TIMANTE.

Quand ?...

LUCRÈCE.

Non pas, s’il vous plaît ; c’est moi qui l’interroge.

Quand... quand... c’était tantôt. Avait-il là l’horloge,

Pour vous dire à quelle heure il l’a pris ce matin,

Le papier ? n’est-ce pas ?

Jules, sans parler, fait un signe de tête pour dire oui.

Était-il en latin ?

JULES.

Je n’en sais rien.

LUCRÈCE.

Comment ! tu vois de l’écriture,

Et toi, si curieux, tu n’en fais pas lecture ?

JULES.

Non, je ne l’ai pas lu.

LUCRÈCE.

Vous voyez qu’il dit tout.

TIMANTE.

Qu’as-tu fait du papier... Allons... va jusqu’au bout.

À qui l’as-tu fait voir ?

JULES.

À personne.

TIMANTE.

À ta tante ?

JULES.

Non.

LUCRÈCE.

Qu’en as-tu donc fait... Oh ! que je suis contente

De lui ! Tiens, baise-moi... Parle : qu’en as-tu fait ?

JULES, après une petite pause, et avec plus d’assurance que dans les précédentes réponses.

Une petite barque.

LUCRÈCE.

Une barque ? parfait !

C’était pour s’amuser, et non pas pour mal faire.

Qu’as-tu fait de la barque... Allons... dis ton affaire,

Dis...

JULES.

Je l’ai fait voguer au jet d’eau du jardin.

LUCRÈCE.

Étais-tu seul ?

JULES.

Oui.

LUCRÈCE.

Puis, enfin...

JULES.

Et puis, enfin...

La barque s’est noyée.

LUCRÈCE.

Écoute, je te prie :

Ce que tu me dis là, ce n’est point menterie ?

C’est la vérité pure ?

JULES.

Oui.

LUCRÈCE.

Timante, à présent

Qu’il n’est plus un menteur, je lui fais ce présent ;

Je lui donne la boîte ; et, puisqu’il est si sage,

Il faut lui pardonner encore davantage,

Et ne jamais parler de ce qui s’est passé,

N’en rien dire à personne ; il a tout confessé.

Je l’exige de vous.

TIMANTE.

Vous êtes complaisante...

LUCRÈCE.

À personne, à personne, et surtout à sa tante.

TIMANTE.

Allons, je le promets.

LUCRÈCE.

Souvenez-vous-en bien ;

Vois-tu, mon bon ami, que nous n’en dirons rien ?

Va, va te divertir.

Jules sort, et regarde, avec des yeux méchants, son précepteur, à mesure qu’il s’en va. Il entame cependant déjà les confitures, et quand il est un peu loin, il fait des grimaces à Timante. Il doit néanmoins aller d’un pas rapide

 

 

Scène VI

 

LUCRÈCE, TIMANTE

 

LUCRÈCE.

Avec soin et remarque,

Allez vite au jardin, et repêchez la barque.

Timante y vole.

 

 

Scène VII

 

LUCRÈCE

 

Nous sommes plus heureux que je ne l’aurais cru.

Oui, l’enfant m’a dit vrai : rien, rien n’aura paru.

Comme une bagatelle, indigne, en apparence,

D’attacher nos regards avec persévérance,

Peut renverser, soudain, à notre vil étonné,

Le plan le plus secret et le mieux combiné !

L’esprit supérieur mène à la réussite :

Mais les minutieux ont aussi leur mérite.

Tout ceci m’avertit qu’il faut se dépêcher,

Et parvenir au but, au hasard de broncher.

La fortune nous rit, mais elle aurait son terme.

Guettons son bon moment, et saisissons-le ferme.

 

 

Scène VIII

 

ARAMINTE, LUCRÈCE

 

LUCRÈCE.

En tournant la scène, elle voit entrer Araminte, et s’arrête. Celle-ci descend la scène en réfléchissant. À voix moyenne, en se retirant vers son coin, et reculant ensuite.

Laissons-la commencer, car des gens soucieux

Toujours le premier mot est un mot précieux.

ARAMINTE.

Le chagrin me poursuit ; ne suis-je pas à plaindre ?

Ceux que j’aurais aimés sont ceux qu’il me faut craindre.

LUCRÈCE, en arrière, à voix moyenne.

De qui veut-elle donc parler ? est-ce de nous ?

ARAMINTE.

Un acharnement !...

LUCRÈCE.

C’est de Damis en courroux.

ARAMINTE.

Une fausse tendresse ! un intérêt barbare !...

LUCRÈCE, de même.

Oh ! que dit-elle là ?

Elle prend sa résolution et s’avance.

Quelle douleur s’empare

Ainsi de vous, madame ? avez-vous...

ARAMINTE.

Du chagrin.

LUCRÈCE.

Tant pis, il faut le vaincre et prendre un front serein.

J’ai bien vu tout à l’heure, avec quelques alarmes,

Votre air ; oui, vous aviez comme un besoin de larmes.

J’ai voulu respecter votre état douloureux ;

Mais on peut y porter quelque remède heureux.

 

 

Scène IX

 

ARAMINTE, LUCRÈCE, TIMANTE

 

LUCRÈCE, allant au devant de Timante.

Timante, pardonnez, madame est dans la peine ;

Je crains qu’en ce moment votre aspect ne la gêne...

TIMANTE, bas, à Lucrèce.

L’eau du vivier est trouble ; ainsi je n’ai pu voir !...

LUCRÈCE, bas, à Timante.

Allez, retirez-vous : je m’en vais tout savoir,

Très haut.

Tout finir, s’il se peut. Ainsi, je vous en prie...

TIMANTE, très haut.

Je sors, au désespoir de mon étourderie.

Il sort.

 

 

Scène X

 

ARAMINTE, LUCRÈCE

 

LUCRÈCE.

Allons, madame, allons ; il faut prendre sur soi ;

Ne pas tout écouter. Aisément je conçois

Que Damis en ces lieux, attiré par Ariste,

Aura, plus que jamais, tranché du moraliste.

Comme à son ordinaire, impétueux, grossier,

Portant tête de bronze avec un cour d’acier,

Il n’a pas dû manquer d’exciter la tempête,

Et de pousser à bout votre âme et votre tête.

ARAMINTE.

Il m’a mise, en effet, au supplice. Damis

M’a dit ce que jamais mes plus grands ennemis

N’auraient osé me dire, et je perds patience.

Mais ce n’est pas là tout : je fais l’expérience

Qu’il est des maux plus grands, et des chagrins secrets

Que je n’attendais pas.

LUCRÈCE.

Par des soins indiscrets...

Je n’ose... mais souvent un mal imaginaire...

ARAMINTE.

Non, le fait est réel, très extraordinaire,

Et j’en ai trop la preuve.

LUCRÈCE.

Oh !... quel mal inconnu...

Un dommage, peut-être, à vos biens survenu ?

ARAMINTE, avec un demi-sourire, que Lucrèce étudie et saisit.

Non, de la vérité, Lucrèce, tu t’écartes.

LUCRÈCE, vivement.

Voulons-nous la savoir ? Je vais tirer les cartes,

Et les tirer pour vous : le grand, le double jeu...

Dites ?

ARAMINTE, avec avidité.

Je le veux bien. J’y donne mon aveu.

Oui, tu m’y fais penser : tire-les moi, Lucrèce.

LUCRÈCE.

Pendant les vers suivants, elle approche une table, prend des cartes ; Araminte s’assied vis-à-vis d’elle, à l’un des coins de la table, après avoir aidé Lucrèce dans ses apprêts.

Voilà le vrai moyen de sortir de détresse.

D’une ou d’autre façon il faut savoir son sort :

Il est clair que notre âme a bien plus de ressort

Pour supporter le mal, quand on sait qu’il arrive,

Comme, pour le parer, elle est bien plus active.

Attend-on le bonheur ? d’avance on en jouit ;

À mesure qu’il vient, le cœur se réjouit ;

C’est un état charmant, d’une douceur extrême,

Et l’espoir du plaisir vaut le plaisir lui-même.

J’emploierai tous mes soins, tout mon art, ce coup-ci.

Un mêlé dont l’effet m’a toujours réussi,

C’est celui-là... Tenez... soufflez dessus, madame.

Araminte souffle sur les cartes.

Bon ! vous avez, au moins, soufflé du fond de l’âme ?

ARAMINTE.

Oh ! oui, je t’en réponds.

LUCRÈCE, assise vis-à-vis d’Araminte, ramasse les cartes, et ensuite les tire avec tout le prestige usité dans cette espèce de charlatanerie trop commune.

Doucement ; car je dois

Aviser que le jeu n’échappe entre mes doigts :

Cela porte malheur, et le sort se débauche.

Fort bien... nous y voilà. Coupez... de la main gauche.

Comment faut-il vous prendre en trèfle ou bien en cœur ?

ARAMINTE.

En cœur, en cœur.

LUCRÈCE.

Allons : en cœur ; c’est le vainqueur.

ARAMINTE.

Comme pour désigner l’ami de la pensée,

Je choisis le valet.

LUCRÈCE.

La mode renversée.

Bien d’autres ont aussi cette habitude-là.

Bruit... nouvelles... caquets...

ARAMINTE, voyant sortir le valet de cœur, selon les règles de cette cartonomancie, marque de la joie. Sa crédulité se manifeste de même dans le reste de la scène, par le rire, la tristesse, l’indiscrétion ou la colère, etc.

Le voilà ! le voilà !

Bon !... fort bon !... nais très bon... Eh mon Dieu ! sur quelle herbe

Avez-vous donc marché ? Le jeu sera superbe.

ARAMINTE.

Ah ! me voilà sortie... Un homme de barreau !...

Valet et sept de trèfle !... et puis l’as de carreau.

LUCRÈCE.

N’avez-vous pas reçu... quelque avis... ou message ?

ARAMINTE.

Non.

LUCRÈCE.

De lettre... secrète... ou bien...

ARAMINTE.

Pas davantage.

LUCRÈCE.

Ou... de quelque... papier vous aurait-on fait part ?

ARAMINTE.

Du tout, du tout.

LUCRÈCE.

Du tout ? Alors c’est un départ...

Oui... vous avez dit vrai, rien reçu... Bonne affaire !

À part.

Je respire !...

Haut.

Voyons. À présent, je vais faire

L’assemblage du jeu par les extrémités,

Et puis, de trois en trois, lier les vérités.

Mon explication produira des merveilles :

Écoutez-moi bien.

ARAMINTE.

Oh ! de toutes mes oreilles.

LUCRÈCE, comme lisant sur les cartes.

Un homme, – d’assez loin, – de tout point bien pourvu,

Dont vous savez le nom, – que vous n’avez pas vu, –

Qui doit venir chez vous, – nuit et jour vous occupe. –

Et vous, – femme sensée, – et qui n’êtes pas dupe, –

Vous réfléchissez fort, – pour connaître et savoir

Si, – dans votre maison, il le faut recevoir. –

Cet homme a de l’esprit ; – il a l’âme sensible...

ARAMINTE.

Lucrèce !... que dis-tu... Cela n’est pas possible...

Incroyable !... Mais... mais tu me coupes la voix.

LUCRÈCE.

Mais, madame, après tout, je dis ce que je vois.

ARAMINTE.

Tu le vois ?

LUCRÈCE.

Le voilà : valet de cour, la dame :

Voilà votre maison. Rien n’est plus clair, madame.

ARAMINTE.

Et je l’aurai chez moi ?

LUCRÈCE.

Mon Dieu ! s’il у viendra ?

Dix de carreau ; voyage. As de trèfle ; il plaira.

ARAMINTE.

Oh !... Son âge ? pour voir si...

LUCRÈCE.

Vous serez contente.

Un, deux, trois, dix de cœur ; trois fois dix font bien trente.

Il a trente ans.

ARAMINTE.

Eh bien ! voilà du merveilleux.

LUCRÈCE.

Laissez-moi donc finir.

ARAMINTE.

Parle.

LUCRÈCE.

Un homme orgueilleux

Le voyez-vous en noir ? chagrinant et caustique ;

Derrière lui le sept, devant lui l’as de pique :

Cet homme fait obstacle, et paraît empêcher

Que le valet de cœur ne vous puisse approcher...

ARAMINTE.

Tous ses efforts seront inutiles, j’espère.

LUCRÈCE.

Voyez-vous maintenant, en carreau, ce grand-père,

Cette tête à perruque, et qui fait le moqueur,

Qui vient tourner le dos au bon valet de cœur ?

ARAMINTE.

Ah ! je le reconnais : c’est mon frère en personne.

LUCRÈCE.

En trèfle, près de vous, une femme... elle est bonne :

La voilà bien, qui suit vos pas de bonne foi,

Et qui veille sur vous...

ARAMINTE.

Eh ! mon enfant ! c’est toi.

Tu ne te connais pas ?

LUCRÈCE.

Moi, madame ?

ARAMINTE, se levant ivre de joie, et sautant au cou de Lucrèce, qui se lève ensuite.

Toi-même !

Oui, Lucrèce, c’est toi : je te chéris, je t’aime ;

Et, pour te le prouver, je vais, de bout en bout,

T’ouvrir mon cœur, mon âme, enfin te dire tout ;

Car aussi bien, avec les cartes, tu devines

Les secrets les plus grands, les choses les plus fines.

Je dois te l’avouer, cet homme de trente ans,

On me la proposé depuis assez longtemps,

Pour remplacer Ariste ; et l’offre m’a tentée.

Mais aussi, d’autre part, mon âme est tourmentée.

Je redoute mon frère et le qu’en dira-t-on ;

Car tu n’as pas tout dit : c’est un jeune Caton

Que cet homme, il est vrai, réservé, raisonnable ;

Mais il est beau, bien fait, spirituel, aimable.

Je me faisais scrupule, à ne te rien celer,

Par un semblable choix, d’apprêter à parler.

Je sentais franchement qu’on dirait, dans le monde,

Que sur quelque projet un pareil choix se fonde ;

Qu’un précepteur si jeune a l’air d’un favori

Qui pourrait, avant peu, devenir un mari.

Propos bien ridicule ! et méchanceté pure !

Car je n’y pense pas, Lucrèce, je t’assure :

C’est l’intérêt d’un fils que je prends, non le mien.

Mais, que veux-tu ? mon cœur s’effarouche d’un rien ;

Et cette anxiété prouve bien, sans réplique,

Que l’on m’accuserait à tort de politique.

Voilà le vrai motif de mes chagrins secrets.

D’un côté les brocards, de l’autre les regrets :

Qui faut-il, en ceci, que mon cœur satisfasse ?

Ou le monde, ou mon fils ? que faut-il que je fasse ?

LUCRÈCE.

Avant de vous répondre, attendez un moment,

Que je revienne, au moins, de mon étonnement.

Eh bien ! après cela, que l’on dise aux joueuses,

Qu’en leur tirant le sort, les cartes sont menteuses !

J’ai donc tout deviné ?

ARAMINTE.

Mot à mot, mon enfant !

LUCRÈCE.

Çà, de quoi s’agit-il ? votre cœur se défend ?

Je ne vous parle point d’Ariste, ni du frère,

Parce qu’à dire vrai, ce n’est qu’une misère ;

Et que vous n’avez plus qu’à bénir le hasard,

Qui va vous délivrer d’un sot et d’un bavard.

Mais nous avons le monde et le public qui jase :

Eh ! laissez-le parler. D’ailleurs, ceci se gaze

Par la chose elle-même ; et qu’il soit séducteur,

Qu’il soit beau, le jeune homme est toujours précepteur.

ARAMINTE.

Ce n’est que sur ce pied, Lucrèce, qu’il m’occupe.

LUCRÈCE.

Que ce soit sur un autre : eh ! vous êtes trop dupe.

Vraiment ! vous allez voir, pour les caquets d’autrui,

Qu’il faudra bonnement se priver d’un appui,

Lorsque, fort à propos, la fortune nous l’offre !

Ce serait justement l’avare sur son coffre,

Qui, de peur de ruine, hésite d’y toucher.

S’il vous aime, cet homme, irez-vous l’empêcher...

ARAMINTE, minaudant.

Un peu trop lestement de son cœur tu disposes :

Dans les cartes, je crois, tu n’as pas vu ces choses.

LUCRÈCE.

Non, mais je puis les voir dans ce que vous valez :

Le voilà fort à plaindre ! Eh bien ! si vous voulez,

Je parie avec vous mes gages d’une année,

Qu’il n’échappera pas à cette destinée.

Dès le premier abord, présentez-vous à lui,

Telle que vous voilà, belle comme aujourd’hui,

Et je suis caution qu’il en aura dans l’aile.

Est-ce précisément parce qu’on la voit belle,

Que l’on aime une femme ? Eh non ! je vous le dis ;

Non, un homme à trente ans n’est pas un étourdi :

Il sait apprécier les qualités solides.

Pensez-vous que bientôt, avec des yeux avides,

Il ne remarque pas cette grâce de choix,

Que vous avez en tout, jusques au bout des doigts ?

Cet esprit qui répand, sous des termes frivoles,

Le charme et la raison dans toutes vos paroles ?

De votre douce humeur l’aimable égalité ?

Et ce fonds précieux de sensibilité,

Où, pour peu qu’un jeune homme ait l’âme vive et tendre,

Il ne manque jamais, croyez-moi, de se prendre ?

Il verra tout cela, notre cher précepteur.

ARAMINTE.

Ce n’est là qu’un roman, mais il est enchanteur ;

Et ce qu’avec plaisir j’y vois de bon service,

C’est que tu sais m’aimer et me rendre justice.

LUCRÈCE.

Oui, je vous aime trop pour ne pas seconder

Votre cœur et le sort, qui veut vous accorder

La fin de votre ennui, par le départ d’Ariste ;

Par l’absence d’un frère, une paix qui subsiste ;

Et par un choix nouveau, le bonheur d’Alexis :

Car ce n’est, après tout, que de votre cher fils,

Madame, qu’il s’agit.

ARAMINTE, vivement.

Oui, c’est ma grande affaire.

Sur un doux avenir on aime à satisfaire

Sa curiosité ; mais cela n’est pas clair :

Et ce ne sont souvent que des rêves en l’air.

LUCRÈCE.

Il n’est pas défendu de battre la campagne.

On ne fait pas la guerre aux châteaux en Espagne.

Le temps amène tout ; mais on est averti.

Vous voilà décidée : il faut prendre un parti.

ARAMINTE.

Que faire ?

LUCRÈCE.

Renvoyer Ariste tout à l’heure.

ARAMINTE.

Lucrèce, sur le champ ?

LUCRÈCE.

Voulez-vous qu’il demeure ?

ARAMINTE.

Que le ciel m’en préserve !

LUCRÈCE.

Eh bien ! forcez la main :

Profitez de ce jour ; c’est vendredi demain.

ARAMINTE.

Juste ciel ! dès ce soir qu’il s’en aille bien vite.

LUCRÈCE.

Deux lignes de bonne encre, et vous en voilà quitte.

Elle va écrire elle même-au bureau, et prononce le billet lentement et à haute voix.

« Des raisons puissantes, monsieur, me forcent à confier à une autre personne que vous l’éducation de mon fils ; vous êtes, aujourd’hui même, libre de vous retirer avec l’assurance de ma parfaite estime. »

Signez cela, madame, et commencez à voir

Qu’on a de la vigueur quand on veut en avoir ;

Qu’une femme qui cède est toujours affligée.

Avouez qu’à présent vous voilà soulagée ?

ARAMINTE.

Oui, je suis satisfaite, et c’était trop faiblir.

LUCRÈCE.

Et ne voyez-vous pas votre espoir s’embellir ?

ARAMINTE.

Il est vrai, je m’y livre avec plus d’assurance.

LUCRÈCE.

Je vais faire passer, sans autre conférence,

Le congé très succinct à notre loup-garou,

Pour qu’il parte à l’instant, et regagne son trou.

ARAMINTE.

Fais comme tu voudras ; mais reviens, je te prie,

Me trouver dans ma chambre.

LUCRÈCE.

Oui, quelque jaserie ?

ARAMINTE.

Non, non, chose importante, et que je t’apprendrai.

Je ne t’ai pas tout dit.

LUCRÈCE.

Oui-da, je reviendrai.

Peut-on ne pas aimer, madame, à vous entendre,

Vous qui parlez si bien, et d’une voix si tendre ?

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente une chambre de l’appartement de Chrisalde, meublée simplement. Un secrétaire est ouvert, et laisse voir une paire de pistolets. Au lever du rideau, Ariste est à côté d’une table, sur laquelle il est appuyé des deux coudes.

 

 

Scène première

 

ARISTE, CHRISALDE, JACQUETTE, en dehors

 

CHRISALDE, criant à l’une des portes qui donnent dans l’intérieur.

Arrivez donc, Jacquette, arrivez !

JACQUETTE, en dehors, entre en prononçant les vers suivants.

On y va.

Mon Dieu ! jamais trop tard Jacquette n’arriva.

Et ne dirait-on pas, à votre humeur grondeuse,

À vos cris, que je suis ou sourde ou paresseuse ?

Je n’ai point ces défauts, et chacun le sait bien.

CHRISALDE.

Je le crois : mais un fait dont chacun ne sait rien,

Excepté moi pourtant, c’est que la faim me presse,

Que je n’ai pas dîné ; qu’il faut, avec prestesse,

Qu’un souper pour nous deux soit par vous préparé.

JACQUETTE.

Vous ne soupez jamais.

CHRISALDE.

Eh bien ! je dînerai.

JACQUETTE.

Que ne m’avez-vous dit cela plus tôt ? Instruite...

CHRISALDE.

J’arrive dans l’instant. Pouvais-je aller plus vite ?

JACQUETTE.

Mais monsieur votre ami, qui croque le marmot

Depuis longtemps, pouvait m’en dire un petit mot.

Comment faire à présent ? et rien dans ma cuisine ;

Puis, à l’heure qu’il est ! ah mon dieu ! quelle épine !

CHRISALDE.

Allons, faites toujours, et comme vous pourrez.

JACQUETTE.

Eh ! vous en aurez plus que vous n’en mangerez.

C’est bien moi qu’embarrasse une chose pareille !

CHRISALDE.

Eh bien ! tant mieux, tant mieux ; allez donc : va, ma vieille.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

ARISTE, CHRISALDE

 

CHRISALDE.

Votre pressentiment n’était pas sans raison.

Mais vous êtes chez moi comme en votre maison ;

Restez-y seulement au gré de mon envie,

Et vous n’en sortirez, mon cher, de votre vie.

De ces gens, après tout, avez-vous donc besoin ?

Vous n’êtes pas fort riche, et vous en êtes loin ;

Mais votre avoir suffit pour vous passer des autres.

Quand on a des talens d’ailleurs tels que les vôtres,

On a cet avantage impérissable et beau,

De porter sa fortune au fond de son cerveau ;

Et d’en pouvoir offrir, selon les conjonctures,

Le bilan glorieux jusqu’aux races futures.

ARISTE.

Tant d’estime est touchante et douce à recueillir ;

Mais votre opinion ne peut m’enorgueillir :

Je ne m’en attribue, ou bien je n’en réclame,

Que ce qui peut tenir à la fierté de l’âme.

Oui, certes, je pourrai le dire avec orgueil,

Seul je me suis suffi de l’enfance au cercueil.

Mais s’agit-il ici de biens, ni de fortune ?

Il s’agit d’Alexis.

CHRISALDE.

Quoi ! sans raison aucune,

Et sans autre propos, ou brusque, ou préparé,

D’avec ce cher enfant on vous a séparé ?

Qu’en ce moment, sans doute, il a versé de larmes !

ARISTE.

On a craint que ses pleurs ne m’offrissent des armes :

On n’a donc pas manqué, jusqu’après mon départ,

De l’éloigner de moi, de le garder à part,

Et de mettre le comble à tant d’ingratitude,

En se faisant un jeu de mon inquiétude.

CHRISALDE.

Quoi ! vous êtes parti sans le voir ?

ARISTE.

Sans le voir.

CHRISALDE.

Que va-t-il devenir, quand il va tout savoir ?

ARISTE.

Vous imaginez bien, par ce préliminaire,

Que ceux qui l’ont soustrait ont la marche ordinaire ;

L’imposture, à coup sûr, ne leur manquera pas : 

Dans tel ou tel endroit j’aurai porté mes pas ;

Demain je reviendrai ; demain, autre mensonge :

De jour en jour ainsi son erreur se prolonge.

Confiant comme il est, il ne faut pas user

De tant de ruse et d’art, mon cher, pour l’abuser.

CHRISALDE.

Ô le pauvre innocent !... les autres, quelles âmes !

Comment se permet-on ces procédés infâmes ?

ARISTE.

Je ne vous parle point des affronts dégoûtants

Que l’on a cru me faire à travers tout le temps ?

Qu’a duré mon départ, pour le hâter, sans doute ;

Des mauvais quolibets parsemés sur ma route ;

Des mines, des rébus : oui, j’ai vu tout cela,

Montrant son cœur.

Mais sans émotion ; ma douleur était là.

CHRISALDE.

Quel ramas de pervers ! si vous m’en voulez croire,

Vous bannirez ces gens loin de votre mémoire,

Eux tous et leur maison ; vous n’y penserez plus.

ARISTE.

Distinguons, mon ami : j’ai jugé superflus

Des efforts, des délais, toute objection forte,

Pour suspendre l’effet d’un congé de la sorte ;

J’ai cru de la raison et de ma dignité

De ne point éluder la juste autorité

D’une mère qui croit très bien faire, peut-être ;

Et je suis donc sorti. Mais je ne suis pas maître

D’abandonner ainsi l’âme, le cœur, l’esprit,

Le corps, la destinée enfin qui me sourit,

D’un enfant enchanteur, de si belle espérance,

Et que dépraveraient le vice et l’ignorance.

CHRISALDE.

Je ne vous comprends point... Comment ! vous prétendez...

ARISTE.

Damis me reste encore, et mes vœux sont fondés.

Tout en vous attendant ici, je viens d’écrire.

Damis en ce moment est peut-être à me lire :

Il ouvrira les yeux de sa sœur dans l’instant.

CHRISALDE.

Mais je l’ai vu tantôt ; pourquoi tardait-il tant ?

ARISTE.

Sept ans entiers de soins n’auront pas ce salaire :

Alexis reviendra sous ma main tutélaire.

CHRISALDE.

Mais vous n’y pensez pas, mon brave et cher ami,

Ou, jusqu’à ce moment, je n’ai vu qu’à demi.

Quoi ! malgré tant d’horreurs lors de votre retraite,

Et l’indigne façon dont je vois qu’on vous traite,

Après tous les mépris évidents et complets

De toute une maison, tant maîtres que valets,

D’y remettre les pieds il vous reste l’envie !

Plutôt que d’y rentrer, moi, je perdrais la vie ;

Et je tiendrais mon rang, pour les bien avertir

Que l’on sent ce qu’on vaut, s’ils n’ont pu le sentir.

ARISTE.

Chrisalde, je le sais, nos meurs et nos usages

Permettent cet orgueil aux hommes les plus sages :

Un mauvais traitement engage leur honneur ;

Et l’amour-propre alors, habile raisonneur,

Avec joie établit, comme règle commune,

Que le prix d’un affront doit être la rancune.

Je n’examine pas si c’est un préjugé ;

Si mon premier devoir me criait : « Sois vengé, »

Ma haine aurait beau jeu dans cette brouillerie ;

Mais je ne la sens point, et mon devoir me crie : 

Sauve, sauve Alexis d’un désastre complet.

Et que me fait, à moi, la morgue d’un valet ?

Est-il un sentiment que pour lui je possède

Si ce n’est la pitié pour un mal sans remède ?

De quel ressentiment armerai-je mon cœur

Contre une mère faible, en proie à son erreur,

Qui, de très bonne foi cherchant les meilleurs maîtres

Pour donner à son fils des notions champêtres,

Veut qu’on lui fasse voir, par des moyens aisés,

Des troupeaux de carton et des pâtres frisés ?

Prétendre me venger serait une chimère :

Punirai-je Alexis des erreurs de sa mère ?

CHRISALDE.

Non pas, certes, l’enfant ; mais la mère, très fort.

Ariste, à vous entendre, on dirait que j’ai tort ;

Mais je vois votre outrage ; il m’indigne, il m’accable.

Je vous le dis, je suis rancuneux comme un diable,

Et vous en penserez tout ce qu’il vous plaira ;

Mais je tiendrais rigueur. L’enfant en pâtira :

C’est un malheur pour lui ; mais tant pis pour la mère :

Sa douleur, quelque jour, en sera plus amère.

Du reste, vous aurez perdu sept ans de soins :

Voilà tout, et peut-être un bon sujet de moins.

ARISTE.

Un bon sujet de moins ! Que venez-vous de dire.

Pour vous désabuser, ce mot seul doit suffire.

Serait-ce donc si peu qu’un bon sujet de moins ?

De leur grand nombre, ami, vos yeux sont-ils témoins ?

Ces hommes précieux, véritablement hommes,

Les voit-on fourmiller dans le siècle où nous sommes ?

Dans le besoin pressant où s’en trouve l’État,

Savez-vous ce qu’un homme, un seul, est en état

D’y produire de bien, quand la bonne culture

A versé dans son cœur l’amour de la nature ?

Oh ! comment en tracer l’effet avantageux !

Il prend Chrisalde par la main, et, par son air, sa chaleur, son attitude, appelle sa forte attention.

Pour n’y vivre que d’herbe ou d’insectes fangeux,

Supposez-vous jeté dans une île déserte :

Quand vous venez à faire, un jour, la découverte,

Dans la poche ou les plis de votre vêtement,

D’un grain de blé, d’un seul... Ô quel ravissement !

Quel espoir tout à coup élargit ? vos idées !

Que vos plaines déjà vous semblent fécondées !

Comme vous abritez, dans le creux de la main,

Ce trésor qui pourrait suffire au genre humain !

Avec quel saint amour vous préparez la terre,

À qui vous confiez ce germe salutaire !

Comme vous épiez, sur le sol accroupi,

Sa pointe de verdure où doit naître l’épi !

Avec quels soins prudents, quand son tuyau s’élève,

D’une eau pure et de sel vous nourrissez sa sève !

Comme à tous ses progrès, attentif et présent,

Vous écartez de lui tout voisin malfaisant !

L’épi mûrit enfin ; et ce seul grain fertile,

De ses nombreux enfants couvre bientôt votre île.

Instruit par la nature et par la vérité,

Tel croissait Alexis pour la postérité.

CHRISALDE.

Ma foi ! que voulez-vous, mon cher, que je réponde ?

Je vous donne raison, ainsi que tout le monde...

 

 

Scène III

 

ARISTE, CHRISALDE, JACQUETTE

 

JACQUETTE.

Près du feu, mon souper, bien chaud et recouvert,

Se repose un moment. J’ai dressé le couvert

Dans le petit salon, où le poêle se hâte ;

Vous serez là, tous deux, comme des coqs en pâte.

Donnez-vous patience encor quelques instants,

Que l’on ait apporté les choses que j’attends.

CHRISALDE.

Faites votre ménage, on attendra, ma vieille.

JACQUETTE, hargneuse.

Ma vieille ! je n’ai plus que ce mot dans l’oreille.

Vieille ! pourquoi vouloir me donner ce renom ?

Vieille n’est, après tout, mon âge ni mon nom.

CHRISALDE.

Eh bien ! ma jeune, allez, et point de fâcherie.

JACQUETTE.

Et vous-même, êtes-vous bien jeune, je vous prie ?

Eh mon Dieu ! que de gens nomment les autres vieux,

Pour déguiser leur âge, et n’en valent pas mieux !

On sonne.

CHRISALDE.

Qui sonne ainsi ? Jacquette, allez voir à la porte.

JACQUETTE.

Bon ! je sais ce que c’est, et ce que l’on m’apporte.

On sonne plus fort.

Allez vous mettre à table ; il est temps. Que de bruit !

Elle va ouvrir.

CHRISALDE.

Venez, il faut songer à bien passer la nuit,

Et ne pas se livrer à la mélancolie.

Il prend Ariste par la main pour l’emmener, et lui fait tourner la scène.

JACQUETTE, en dehors et très haut.

Sans doute, il est ici : quel feu ! quelle folie !

 

 

Scène IV

 

ARISTE, CHRISALDE, JACQUETTE, ALEXIS

 

ALEXIS, accourant dans les bras d’Ariste.

Ah ! mon ami, c’est vous !

ARISTE.

Alexis !

ALEXIS.

Je vous vois !

Je ne vous quitte plus, mon ami, cette fois.

Mais embrassez-moi donc bien fort.

ARISTE.

Enfant aimable !

CHRISALDE.

Et moi donc ?

ALEXIS, embrassant Chrisalde.

Vous aussi, Chrisalde... Misérable ! 

J’ai bien cru que jamais je ne pourrais trouver

La rue et la maison.

ARISTE.

Je vous vois arriver,

J’y reconnais l’effet d’une amitié bien vive :

Mais au moins dites-moi comment la chose arrive.

ALEXIS.

Comment ? la chose est bien facile à concevoir :

J’étais déjà resté trois heures sans vous voir,

Quand je suis remonté. Je vous cherche ; personne.

Où donc est mon ami... Je cours... je questionne...

L’un me dit : « Je ne sais ; » l’autre : « Il va revenir. »

Lucrèce, qui voulait en bas me retenir,

M’a dit que vous étiez parti pour la campagne,

Pour aller me chercher ce beau cheval d’Espagne,

Que mon oncle Damis m’a promis ce matin.

Pourquoi partir sans moi ? Mais voici qu’Augustin...

Vous savez, mon ami, ce bon vieux domestique,

Et que vous aimez tant, qui parle de musique,

Dont les autres, toujours, se moquent méchamment ;

Augustin, je le vois : c’est qu’il pleurait, vraiment.

Je lui parle de vous ; et ce pauvre bonhomme

M’a dit comment la chose était venue, et comme

Vous étiez renvoyé pour toujours, pour toujours ;

Que je ne vous verrais jamais plus de mes jours.

Il pleure à chaudes larmes.

ARISTE.

Alexis !

CHRISALDE, montrant Ariste.

Tu le vois, ne pleure pas, mon ange.

JACQUETTE.

Mon Dieu ! le brave enfant ! quel esprit ! c’est étrange !

ALEXIS.

Jugez de mon chagrin de me trouver sans vous.

Je vais prier maman et Lucrèce, enfin tous :

Personne ne m’écoute ; et maman et Lucrèce,

Et puis Timante aussi, disent que rien ne presse.

Eh bien ! que fais-je alors ? Je m’imaginais bien

Que vous seriez ici : je m’échappe, et je viens.

Je savais la maison et le nom de la rue,

Et me voilà courant. Mais la nuit est venue ;

Je me suis égaré ; mon chemin s’effaçait ;

Et je m’en informais au monde qui passait :

L’un me disait à gauche, et puis un autre à droite...

JACQUETTE.

Il doit être abîmé ; le voyez-vous tout moite ?

ALEXIS, avec gaité, et joyeux de ce qu’il va dire.

Écoutez, écoutez ; comme plus je marchais,

Moins je trouvais la rue et ce que je cherchais,

Je me suis avisé d’une bien bonne chose ;

Si je vous ai trouvé, ma boussole en est cause.

Il tire sa boussole.

Ma boussole aujourd’hui m’a conduit à ravir.

Nous trouvâmes au champ comme il faut s’en servir.

Ma boussole, ce soir, m’est venue à l’idée :

Vous allez voir comment ma marche s’est guidée.

Maman loge au midi ; Chrisalde, juste au nord,

Aux deux bouts de Paris. Bien, je pose d’abord,

Sur le bout d’une borne, au premier réverbère,

Ma boussole, qui tourne : et voyez ma colère ;

C’était tout au rebours que s’adressaient mes pas :

Chrisalde loge ici ; moi, j’allais par là-bas.

Je change de chemin. De ruelle en ruelle,

Je consulte l’aiguille, et je vais droit comme elle ;

Si bien qu’en cette rue, enfin, je suis venu :

Au bout de quatre pas je me suis reconnu ;

J’ai découvert bientôt cette maison sans peine,

Et je suis arrivé, mon ami, hors d’haleine.

CHRISALDE.

Quel enfant ! Alexis, mon ange, mon bijou !

Que je t’embrasse ! allons, viens me sauter au cou.

JACQUETTE.

Quelle charmante langue !...ah !... ah ! c’est un prodige ! 

ALEXIS, à Ariste.

Qu’avez-vous, mon ami ? qu’est-ce qui vous afflige ?

ARISTE.

Quel mélange de peine et de sentiments doux !

ALEXIS.

À propos, avec moi j’ai pris tous mes bijoux

Pour vous les apporter.

Il va les poser l’un après l’autre, en vidant ses poches sur une table, de l’autre côté de la scène.

Les voilà, sans réserve.

Tout ce que je possède est à vous.

CHRISALDE.

Mais j’observe

Votre silence, Ariste, et votre air entrepris.

Comment ! de tout cela vous n’êtes pas surpris,

Émerveille ?

ARISTE.

Pourquoi ? la nature est si bonne !

Tout ce qu’il fait est simple, et n’a rien qui m’étonne.

Il s’agit maintenant d’autre chose. Alexis !

Alexis, appelé, finit et quitte table ; il vient à son ami, qui s’assied et le prend près de lui en continuant.

Oui, nous nous aimons bien.

ALEXIS.

Bien.

ARISTE.

Vos sens sont rassis,

Instruisez-moi d’un fait.

ALEXIS.

De quoi ?

ARISTE.

Seule, à cette heure,

Que fait maman ?

ALEXIS.

Maman ?

ARISTE.

Oui.

ALEXIS.

Je crois qu’elle pleure.

ARISTE.

Et pourquoi pleure-t-elle ?

ALEXIS.

À cause, mon ami,

Qu’elle me croit perdu, peut-être.

ARISTE.

J’ai gémi

De me voir loin de vous, beaucoup gémi sans doute.

Je sens ce qu’à maman votre éloignement coûte :

Vous le sentez aussi. Mais je n’ignorais pas

En quel lieu vous étiez, où s’adressaient vos pas ;

Et maman n’en sait rien : vous jugez de ses larmes ?

ALEXIS.

Oui, mon ami.

ARISTE.

Qui peut terminer ses alarmes ?

ALEXIS.

Moi, mon ami.

ARISTE.

Comment ?

ALEXIS, vivement.

Vous viendrez avec moi,

Si ce soir je retourne à la maison : sans quoi,

Je ne peux me résoudre à m’y laisser conduire.

ARISTE.

Je ne sais qu’en penser. Mais je dois vous instruire

Que, moi, j’aime beaucoup ma bonne mère aussi ;

Que si de mon absence elle pleurait ici,

Et qu’en votre maison, où nous serions ensemble,

Vous me disiez alors, mon ami, qu’il vous semble

Honnête, bon, humain que je reste avec vous,

Plutôt que de venir embrasser les genoux

De ma pauvre maman souffrante et malheureuse,

Je croirais, Alexis, votre amitié trompeuse :

Mais je vous connais trop, pour qu’en un cas pareil

Alexis pût jamais me donner ce conseil.

ALEXIS, vivement.

Oh non !

ARISTE.

Vous l’attendez cependant de moi-même !

Alexis, quand je sens à quel point je vous aime,

Il m’est bien douloureux aujourd’hui d’éprouver

Il se lève.

Que vous n’en croyez rien : et c’est me le prouver.

ALEXIS.

Non, non, vous vous trompez, mon ami, je l’assure :

Je crois que vous m’aimez.

ARISTE.

Cette erreur m’est bien dure.

ALEXIS.

Oh ! soyez sans courroux.

ARISTE.

Mon cœur en est touché.

ALEXIS.

J’aime mieux être mort que de vous voir fâché.

CHRISALDE, prenant Alexis.

Ne l’affligez donc pas, Ariste, je vous prie.

Ne pleure pas, mon fils ; c’est par plaisanterie.

ARISTE, à demi-voix.

Jacquette, une voiture à l’instant, s’il vous plaît.

JACQUETTE.

La place est à deux pas.

On sonne.

Ah ! voici mon poulet.

Elle va ouvrir.

ALEXIS, suppliant.

Voulez-vous, mon ami, qu’Alexis vous embrasse ?

Ariste serre Alexis dans ses bras avec attendrissement.

 

 

Scène V

 

ARISTE, CHRISALDE, ALEXIS, JACQUETTE, UN COMMISSAIRE, avec quatre hommes

 

CHRISALDE.

Qu’est-ce donc que ceci ? Messieurs, à qui, de grâce,

En voulez-vous ?

LE COMMISSAIRE, à Chrisalde.

Ariste : est-ce là votre nom ?

ARISTE.

C’est le mien. Que faut-il ?

LE COMMISSAIRE.

Ah ! c’est le vôtre ? bon !

N’est-ce pas Alexis que cet enfant s’appelle ?

ALEXIS.

Oui, je m’appelle ainsi.

LE COMMISSAIRE.

Je prends sous ma tutelle

Le susdit Alexis, trouvé dans cet endroit,

Pour, après, par mes mains, le rendre à qui de droit.

Et quant à vous, Ariste, il faut me suivre.

CHRISALDE.

Peste !

Tout doucement, monsieur, l’erreur est manifeste.

ALEXIS.

Quoi donc ?

ARISTE.

Vous suivre, moi ? Quelle en est la raison ?

LE COMMISSAIRE.

Enlever un enfant du sein de sa maison,

Pour l’attirer ici ! le tromper ! le séduire !

N’est-ce rien, selon vous ? On a su nous instruire...

ARISTE.

Je n’ai point attiré cet enfant. Je suis prêt...

ALEXIS.

Je suis venu tout seul ; mon ami l’ignorait.

ARISTE.

Je suis prêt, je vous dis, si vous voulez m’entendre...

LE COMMISSAIRE.

Ce n’est pas moi, monsieur, à qui vous devez rendre

Compte de tout ceci. Venez...

ALEXIS.

Où voulez-vous

Mener mon bon ami ?

LE COMMISSAIRE.

Là, mon petit, tout doux...

CHRISALDE.

Mais si c’est en prison que vous menez Ariste,

Moi, je le cautionne.

ALEXIS, épouvanté.

En prison !

LE COMMISSAIRE.

Je persiste...

ALEXIS, hors de lui.

En prison ! en prison... mon ami !... qu’est ceci ?

Non, non, il n’ira pas...

Il vole vers le secrétaire, prend un pistolet, et venant servir de rempart à Ariste, il met en arrêt le Commissaire, le tout en un clin d’œil. Le Commissaire et ses gens ont peur.

Monsieur, sortez d’ici,

Ou sinon je vous tue.

ARISTE, relevant le pistolet.

Alexis !

CHRISALDE le désarme et tire Alexis à côté.

Comment diable !

Sais-tu qu’il est chargé ? paix ! paix !

ALEXIS.

Ô misérable !

Qu’a-t-il fait, mon ami, pour aller en prison ?

CHRISALDE, calmant Alexis.

Il n’ira pas, crois-moi ; mon fils, de la raison !

ARISTE, au Commissaire.

Sur tout ceci, monsieur, recevez mon excuse ;

C’est un enfant...

LE COMMISSAIRE.

Fort bien ! est-ce ainsi qu’il s’amuse ?

ARISTE.

Si vous étiez au fait, vous verriez, comme moi,

Que la nature, ici, l’emporte sur la loi,

Par le vif sentiment même de la justice.

Il se sent opprimé, non pas sur un indice,

Mais il en a la preuve entière dans son cœur,

Et ce n’est pas à lui qu’appartient son erreur.

Quoi qu’il en soit, suivez l’ordre qu’on vous impose,

Et chez le magistrat, avant toute autre chose,

Veuillez bien me mener.

LE COMMISSAIRE.

L’ordre le dit ainsi.

ARISTE.

Vous, Chrisalde, restez ; ne sortez pas d’ici ;

Peut-être que Damis pourrait s’y rendre encore.

À Alexis.

Adieu, mon bon ami.

ALEXIS, désolé et noyé de larmes.

Viendrez-vous ?

ARISTE.

Je l’ignore.

Terminez de maman les regrets douloureux.

Il embrasse encore Alexis et le quitte.

ALEXIS, emmené par le Commissaire.

Mon ami... mon ami... que je suis malheureux !

Jacquette éclaire, sans sortir, le groupe qui sort.

 

 

Scène VI

 

CHRISALDE, JACQUETTE

 

JACQUETTE.

Qu’est-ce donc que ceci, monsieur ?

CHRISALDE.

C’est une rage

Qui poursuit des humains le meilleur, le plus sage.

JACQUETTE.

Savez-vous que j’ai craint que, pour dernier malheur,

On ne vous emmenât ?

CHRISALDE.

Qui, moi ?

JACQUETTE.

J’en avais peur.

CHRISALDE.

Ma foi ! c’était de droit pour l’un comme pour l’autre.

JACQUETTE.

Mais, sur ce cher enfant, quelle idée est la vôtre ?

Avouez qu’on n’est pas plus charmant que cela.

CHRISALDE.

C’est un ange du ciel.

JACQUETTE.

Ses bijoux, que voilà,

Qu’il porte à son ami, d’un air tout plein de grâce...

CHRISALDE.

Il faut les renvoyer.

JACQUETTE.

Oui.

CHRISALDE.

Que je les ramasse.

Un petit nécessaire !... un porte-crayon d’or...

La bonne créature... et puis sa montre encor !

Qu’est-ce que ce paquet... un livre... quelque étrenne...

JACQUETTE.

Bien garni d’or partout.

CHRISALDE.

« Fables de La Fontaine. »

Reployons...

Il s’arrête au papier qui enveloppait le livre.

Qu’est ceci... diable !... lisons...

JACQUETTE.

Ce soir,

Ariste viendra-t-il ? comptez-vous le revoir ?

Mais, à propos, monsieur, votre faim qui repose ;

Le souper maintenant ne vaudra pas grand chose.

Voulez-vous que je dresse une table en ce lieu ?

Vous mangerez toujours en attendant...

CHRISALDE, avec le cri de l’effroi.

Oh Dieu !

Il va de côté et d’autre chercher sa canne et son chapeau, avec la rapidité et l’étourdissement d’un homme égaré, et finit par sauter hors de la porte, et puis les escaliers.

JACQUETTE, éperdue.

Eh ! monsieur, qu’avez-vous ? qu’est-ce qui vous arrive ?

Où courez-vous... hélas !... je suis toute craintive...

Qu’est-ce ?... quoi donc ?... comment ?... quelle confusion !...

Va-t-on recommencer la révolution ?

 

 

ACTE V

 

La scène est chez Araminte. Le théâtre comme aux trois premiers actes.

 

 

Scène première

 

ARAMINTE, LUCRÈCE, TIMANTE

 

LUCRÈCE.

Voyez que je n’ai pas un esprit à rebours,

Que j’ai bien deviné.

ARAMINTE.

Tu devines toujours.

Que ne vous dois-je pas, Timante !

TIMANTE.

À moi, madame ?

J’ai suivi le penchant le plus doux de mon âme.

Servir de votre cœur la sensibilité,

C’est le charme du mien et ma moralité.

ARAMINTE.

On a donc découvert mon fils auprès d’Ariste ?

TIMANTE.

Justement, chez Chrisalde.

LUCRÈCE.

Il faut donc qu’à la piste

Cet enfant ait suivi son maudit précepteur.

TIMANTE.

Heureux d’être choisi pour son libérateur,

Je me suis acquitté de cette bagatelle

Avec tous les soins dus à l’amour maternelle.

D’abord, au magistrat, homme sensible et doux,

J’ai, sans peine, inspiré de l’intérêt pour vous.

J’ai peint, comme il fallait, cette amitié factice

Entre Ariste et l’enfant ; et, grâce à sa justice,

Au moyen de son ordre, un commissaire actif

À bientôt retrouvé le petit fugitif.

Vous allez le revoir : il vient ; il est en route.

LUCRÈCE.

J’entends une voiture.

TIMANTE.

Il arrive, sans doute.

Lucrèce sort.

 

 

Scène II

 

ARAMINTE, TIMANTE

 

ARAMINTE.

Il n’a quitté mes bras qu’à la chute du jour :

Vous n’imaginez pas combien, à son retour,

J’éprouve de plaisir.

TIMANTE.

Sans peine on l’imagine.

Hors du commun votre âme a pris son origine ;

D’un élément plus tendre elle émane, à coup sûr :

Elle a je ne sais quoi de céleste et de pur ;

Le feu du sentiment s’y lie et la compose,

Comme un parfum exquis se marie à la rose ;

Et son effusion n’est qu’amour et bonté,

Qui se répand sur tout avec suavité.

ARAMINTE.

Que vous vous exprimez avec délicatesse !

 

 

Scène III

 

ARAMINTE, TIMANTE, LUCRÈCE, ALEXIS

 

LUCRÈCE.

Voici le déserteur.

ALEXIS, courant à sa mère, et l’embrassant.

Calmez votre tristesse,

Ne pleurez plus, maman, je reviens près de vous.

Vous m’avez cru perdu, sans doute ?

ARAMINTE.

Mon courroux

Ne veut point éclater, mon fils : je vous pardonne.

Cependant, s’en aller sans consulter personne...

ALEXIS.

Maman, je n’avais garde ; on m’aurait retenu.

ARAMINTE.

On eût bien fait.

ALEXIS.

Comment serais-je parvenu

À revoir mon ami ?

ARAMINTE.

Quoi ! votre ami ! J’approuve

L’amitié, si l’on veut, que votre cour éprouve

Pour votre précepteur, tant que, dans ma maison,

De vous livrer à lui, je crois avoir raison ;

Mais quand je le renvoie et que j’en prends un autre,

Vous n’êtes son ami pas plus que lui le vôtre :

Et si vous l’ignorez, c’est moi qui vous l’apprends.

ALEXIS.

Cela ne se peut point : ce sont des ignorants

Qui vous ont dit cela, maman ; il est sensible

Que vous voulez m’apprendre une chose impossible.

ARAMINTE.

Comment ! que dites-vous ?

TIMANTE.

Alexis, vous manquez

De respect à maman...

ALEXIS.

Qui ? moi ? Vous vous moquez.

Je manque de respect à maman ! Au contraire,

Je l’instruis d’une chose, et d’une chose claire ;

Car maman est trompée, et le serait toujours,

Si je n’en disais rien. Oui, maman ; de mes jours

Je ne pourrai cesser d’être l’ami d’Ariste,

Non plus que lui le mien. Il est triste, moi triste :

Nous sommes bien chagrins l’un de l’autre éloignés !

Oh ! qu’il revienne ici tout de suite ! Plaignez

Ce pauvre bon ami, qui m’appelle à toute heure !

Plaignez votre Alexis, qui gémit et qui pleure !

Alexis, suffoqué par ses larmes, erre de désespoir, et va les verser dans un coin, où il se jette dans un fauteuil.

LUCRÈCE.

On l’a fort bien instruit.

TIMANTE.

C’est un tour concerté.

LUCRÈCE.

Un jeu fait à la main, et qu’il a répété.

ARAMINTE, voulant retenir ses larmes.

Je l’imagine bien : oui, la chose est visible.

LUCRÈCE.

Vous pleurez... la bonté !

TIMANTE.

Madame est trop sensible.

LUCRÈCE.

Vous n’êtes pas, au moins, dupe de tout ceci ?

TIMANTE.

Madame a trop d’esprit...

ARAMINTE, à Lucrèce.

Tu peux le croire ainsi.

ALEXIS, revenant à sa mère.

Vous le voudrez, maman, n’est-ce pas, qu’il revienne ?

Vous causeriez sa mort, vous causeriez la mienne,

S’il fallait, tous les deux, ne jamais nous revoir.

ARAMINTE.

Votre mère, mon fils, mieux que vous doit savoir

Tout ce qui vous convient. Soyez sage, docile :

Si vous aimiez Ariste, il vous sera facile

D’aimer encore plus un autre précepteur.

ALEXIS, avec alarme et impétuosité.

Non, je n’en veux point d’autre...

Dans son désespoir, il va encore se jeter sur un autre siège.

LUCRÈCE.

Ici perce l’auteur ;

Et voilà le grand point recommandé d’avance.

TIMANTE.

Ce cri subit, lui seul, prouve la connivence.

ALEXIS.

Non, je n’en veux point d’autre, ou je mourrai d’ennui.

Un autre ! est-il possible !... Oh ! je ne veux que lui.

Avec chaleur.

Maman, si vous saviez comme mon ami m’aime !

Sa tendresse pour moi, sa complaisance extrême !

Demandé-je une chose, il sourit à mes vœux :

Je fais ce qu’il me dit, et lui ce que je veux.

Jamais il ne se fâche : et sur tout plein de choses,

Si nous voulons savoir pourquoi, pour quelles causes,

Tout ceci, tout cela, pour nous ou pour autrui,

C’est lui qui me l’explique, ou je l’explique à lui,

Et nous nous accordons tous les deux à merveille.

Le matin, s’il m’embrasse, ou si moi je l’éveille,

Il me demande alors quel serait mon désir :

Toujours il le veut bien ; toujours c’est du plaisir.

Non, je n’en veux point d’autre. Ô bon monsieur Timante !

Parlez un peu pour moi ; faites qu’on me contente ;

Priez : vous n’avez pas, Timante, un cœur d’airain ;

Si Jules vous manquait, vous auriez du chagrin...

TIMANTE.

Certainement... je veux...

ALEXIS.

Oh oui ! votre âme est bonne ;

Et vous, Lucrèce, aussi : que maman vite ordonne

Que l’on aille chercher mon ami sur le champ.

Si vous saviez sa peine ! à moins d’être un méchant,

On ne pourrait la voir sans pleurer. Je vous prie

Que, par votre bonté, maman soit attendrie ;

Priez, parlez pour moi...

LUCRÈCE.

Mon enfant, calmez-vous.

Écoutez, écoutez : maman est en courroux.

Déserter la maison et nous mettre en alarmes,

De sa bonne maman faire couler les larmes,

Voilà de quoi vous rendre et docile et confus :

Cela mérite bien quelque peu de refus ;

Mais tout s’apaisera : laissez, laissez-moi faire ;

Venez ; j’arrangerai comme il faut cette affaire.

ALEXIS.

Vous parlerez pour nous ?

LUCRÈCE.

Oui.

ALEXIS.

Quand ?

LUCRÈCE.

Je parlerai.

ALEXIS.

Ce soir ?

LUCRÈCE.

Peut-être.

ALEXIS.

Oh !!! oh ! que je vous aimerai !

LUCRÈCE.

Venez avec moi. Mais surtout de la sagesse.

ALEXIS.

Tout ce que l’on voudra, je le ferai, Lucrèce.

LUCRÈCE prend Alexis par la main.

Venez.

ALEXIS, plein d’espoir, court à sa mère.

Embrassez-moi, maman, chère maman.

Il se laisse emmener par Lucrèce ; et se tournant vers sa mère, il la supplie de la tête en s’éloignant.

 

 

Scène IV

 

ARAMINTE, TIMANTE

 

TIMANTE.

Madame, quand je vois l’effet d’un tel roman,

Cette discrétion, dont mon âme se pique,

Doit s’éclipser devant votre intérêt unique ?

Je n’examine plus qu’il s’agit d’appeler

Mon frère, et qu’il faudrait moi-même n’en parler,

De telle intimité que son bonheur me touche,

Qu’autant qu’il vous plairait de m’en ouvrir la bouche ;

Mais je vois le danger...

ARAMINTE.

Et je le vois pressant.

TIMANTE.

Votre fils intéresse ; un baume caressant

Doit couler, sans délai, sur sa tendre blessure.

Il faut un esprit sage, autant qu’une main sûre,

Pour calmer avec art ce pauvre petit cœur.

Tant léger soit le mal, il n’y faut de longueur ;

Et je me trompe fort, ou mon frère, madame,

Va subjuguer, charmer en peu cette jeune âme,

Qui n’a soif, après tout, dans son affliction,

Que d’un cercle éternel de dissipation.

ARAMINTE.

Je suis de votre avis. Eh bien ! il faut écrire.

TIMANTE.

À vos ordres, madame, il est doux de souscrire ;

Vos vœux en peu de jours seront tous satisfaits.

ARAMINTE.

Ah ! je compte vos soins comme autant de bienfaits.

TIMANTE.

Il ne s’agira plus, dans ce court intervalle,

Que de donner le change à l’amitié rivale ;

Et l’on commence même à l’y bien disposer.

Je crois que sur Lucrèce on peut s’en reposer.

ARAMINTE.

Oui, sans doute : il n’est pas de meilleure personne.

TIMANTE.

Mais si j’ai le tact juste et la vue assez bonne,

Je lui trouve pour vous un grand attachement,

Délicat dans ses soins, par sa gaîté charmant,

Et digne à tous égards de votre confiance.

ARAMINTE.

Elle l’a tout entière ; et, par expérience,

J’assure que mon cœur n’a pu la mieux placer,

Et la lui gardera, sans jamais se lasser.

 

 

Scène V

 

ARAMINTE, LUCRÈCE, TIMANTE

 

LUCRÈCE.

Ah ! madame, voici monsieur Damis.

ARAMINTE.

Mon frère !

LUCRÈCE.

Il traverse la cour.

ARAMINTE.

Ah ! je me désespère !

Voici de nouveaux trains... Ah ! ne me quittez pas.

LUCRÈCE.

Mais, vous, cessez plutôt de marcher de ce pas.

Quittez cette faiblesse, et prenez un ton ferme.

Est-il le maître ici ? tout doit avoir son terme.

S’il le fut, c’est le mal : soyez-le, c’est le bien.

Le bruit n’est que du bruit ; allez, ne craignez rien :

S’il en fait un peu trop, faites-en davantage,

Et toujours au dessus tenez-vous d’un étage.

Je vous seconderai : me le permettez-vous ?

ARAMINTE.

Lucrèce, volontiers ; je t’en prie.

TIMANTE.

Entre nous,

Si mon petit secours pouvait vous être utile...

ARAMINTE.

Vous de même, Timante.

TIMANTE.

Il verra de mon style.

LUCRÈCE.

Prenez courage : allons, vos droits sont en commun ;

Vous allez voir beau jeu, nous voilà trois contre un.

 

 

Scène VI

 

ARAMINTE, LUCRÈCE, TIMANTE, DAMIS

 

DAMIS.

Me voici, chère sœur, avec mon clabaudage ;

Pour la seconde fois, je viens à l’abordage :

Mais ce coup-ci j’espère, au jour de mes falots,

Remorquer ma frégate et couler les brûlots.

ARAMINTE.

Je soupçonne à peu près tout ce qui vous attire.

Mais, une bonne fois, je veux bien vous le dire :

Mon frère, un bon parent n’est jamais indiscret.

À quoi bon des conseils écoutés à regret ?

Je n’ai pu les goûter, ni les mettre en pratique.

J’ai mes raisons aussi, comme ma politique.

DAMIS.

Peste ! vous êtes brave, et voilà parler clair.

LUCRÈCE.

On ne vous dit pas tout : on vous a trouvé l’air

Trop peu persuasif, comme un peu trop farouche ;

La raison n’est raison qu’autant qu’elle nous touche :

Rien n’est plus fatigant qu’un éternel censeur.

Voilà ce que disait à l’instant votre sœur.

DAMIS, avec une fureur comprimée, et voilée d’un rire sardonique.

Ma sœur disait cela ?

TIMANTE.

Dans les mêmes paroles.

Elle a même ajouté qu’il n’est d’autres écoles,

Pour une tendre mère, ayant un bon esprit,

Que le fond de son cœur, où tout se trouve écrit ;

Que c’est là son principe et sa règle finale.

Telle est de votre sœur la phrase originale.

DAMIS, de même.

La phrase de ma sœur ?

ARAMINTE.

Oui, j’ai pris cet essor.

LUCRÈCE.

Elle a même dit plus.

DAMIS, de même.

Elle a plus dit encor ?

LUCRÈCE.

Elle a dit que sur mer, pour conduire une flotte,

Vous pourriez être habile à choisir un pilote ;

Mais qu’un bon précepteur, au gré de son désir,

Était vraiment sur terre autre chose à choisir.

DAMIS, de même.

Ah ! ah !

TIMANTE.

Que d’un vaisseau toujours le capitaine

Est le maître par qui toute chose s’y mène ;

Par la grande raison et la suprême loi,

Qui veulent que chacun soit le maître chez soi.

DAMIS, de même.

Ma sœur a-t-elle dit quelque autre chose encore ?

LUCRÈCE.

Je ne le crois pas bien.

TIMANTE.

Le reste, je l’ignore.

DAMIS, de même, jusqu’à ce qu’il éclate.

Eh bien ! sur cette mer, dans ce même vaisseau,

Soit que l’onde en courroux s’élevât en monceau,

Soit que calme, immobile, amenant la bonace,

Elle me contraignît à demeurer en place,

Et que la patience alors fût sous les cieux

Ce qu’un sage marin peut rencontrer de mieux,

J’atteste bien qu’alors, en tourmente, en demeure,

Je n’en eus jamais tant que depuis un quart d’heure.

Corbleu !!!!...

ARAMINTE.

Damis ! Damis ! vos outrageants discours,

Ainsi que vos fureurs, vont reprendre leur cours ;

Mais au premier éclat de votre humeur bourrue,

Je cours me renfermer, et j’en puis être crue.

DAMIS, amèrement.

Là ! là ! mon Araminte, et n’allez pas d’abord

Vous renfermer chez vous : je revire de bord.

Nous allons vous prouver qu’on n’est pas malhabile

À dompter à propos un mouvement de bile ;

Et que sur le motif qui me conduit ici,

Vous avez pris le change et pris trop de souci.

Çà, voyons ; ne peut-on parler sans amertume ?

Vous avez méprisé, selon votre coutume,

Mes sincères avis. Ariste est renvoyé ;

Votre esprit en cela ne s’est point fourvoyé :

Vous avez vos raisons qui sont belles et bonnes.

Mon neveu, votre fils, qui s’attache aux personnes

Dont il se sent chéri, secouru, caressé,

Pleure son précepteur ; mais c’est un insensé,

Un enfant, un morveux, qui n’est que ridicule.

Mais vous, tête sensée, et femme qui calcule,

Ce que vous avez fait, est donc évidemment

Très bien, très beau, très bon, admirable, charmant !

Loin de vous en blâmer, j’approuve cette affaire,

Et serais très fâché qu’elle fût à refaire.

ARAMINTE.

Ah ! vous voulez railler ?

DAMIS.

Mon dessein n’est pas tel :

Je ne suis pas plaisant, moi, de mon naturel.

Or donc, comme les gens dont la vertu foncière

Fut de briller toujours par la judiciaire

(Comme vous, par exemple, il faut vous en vanter),

Sont, dans les cas pressants, des gens à consulter ;

Sur un cas tout nouveau, qui brusquement m’arrive,

Avant d’entrer chez vous, la date est fraîche et vive,

De votre part, ma sœur, je voudrais un conseil.

ARAMINTE.

Mais il ne s’est rien vu, je pense, de pareil...

Comment... vous serait-il arrivé quelque chose ?

DAMIS.

En bref, voici le fait. En un lieu, je suppose,

Qui peut m’intéresser, où j’attache mon cœur,

Deux pendards effrontés, par des coups de longueur,

Trament de mes amis la honte et la ruine,

L’un est un franc coquin ; et l’autre, une coquine :

J’en ai la preuve sûre ; et je voudrais savoir

Ce qu’il me faudra faire au moment de les voir ;

Si ma bouche taira ce que j’en puis connaître,

Ou si je les ferai sauter par la fenêtre.

Qu’en dites-vous, Timante ?

TIMANTE.

Eh !... vous êtes pressant...

DAMIS.

Vous, Lucrèce ?

LUCRÈCE.

Ceci... devient embarrassant...

DAMIS.

Oui, très embarrassant : mais un cas difficile,

Il faut le trancher net ; jamais je ne vacille,

C’est mon tic : et je vais, pour sortir d’embarras,

Vous casser à tous deux les jambes et les bras.

Il lève la canne.

LUCRÈCE.

Monsieur !

TIMANTE.

Monsieur !

ARAMINTE, arrêtant son frère.

Mon frère !... êtes-vous en démence ?

DAMIS.

Ah ! couple de fripons...

ARAMINTE.

De cette véhémence !...

DAMIS.

La lettre du coquin va vous ouvrir les yeux.

LUCRÈCE, à elle-même.

La lettre de Timante !

DAMIS.

Et la voici.

TIMANTE, à lui-même.

Grands Dieux !

DAMIS, à sa sœur.

Lisez, et rougissez jusques au fond de l’âme :

Lisez, et tout du long.

Il lui donne la lettre.

LUCRÈCE, voulant se saisir de la lettre, que Damis reprend sur le champ.

Ne lisez pas, madame !!!

DAMIS, la canne levée, et arrêté par sa sœur.

Scélérate !... oses-tu... corbleu... si vous bougez,

L’un et l’autre, à l’instant vous serez submergés.

Vers la porte.

Que l’on me fasse entrer Ariste tout à l’heure.

ARAMINTE, dans le plus grand étonnement.

Ariste, dites-vous, est dans cette demeure ?

DAMIS.

Oui, pour votre bonheur, sans doute, et le voilà.

Comme Ariste entre avec Chrisalde, Lucrèce et Timante filent sur les côtés, et s’évadent. Araminte, de dépit, se jette, le dos tourné, dans un fauteuil.

 

 

Scène VII

 

ARAMINTE, DAMIS, ARISTE, CHRISALDE

 

DAMIS, à sa sœur.

Fort bien, prenez un siège, et retranchez-vous là :

Mais lisez, je vous dis, cette lettre effrayante,

À son frère Philiste, écrite par Timante.

Lisez : de la fureur éprouvez le transport.

Araminte, aux mots de Philiste et de Timante, prend la lettre et la lit. À Ariste et Chrisalde.

Nous voilà dans la rade, et bientôt dans le port,

Mes amis. Mon neveu ! qu’il vienne, qu’on le voie !

Chrisalde va chercher Alexis.

 

 

Scène VIII

 

ARAMINTE, DAMIS, ARISTE

 

DAMIS.

À votre aspect, mon cher, quelle sera sa joie !

Quel bonheur, cependant, qu’un fortuné hasard

Ait remis en nos mains la lettre du pendard,

Et que, pour nous montrer la trace bonne à suivre,

Il nous ait envoyé l’enveloppe d’un livre !

Le temps nous apprendra comment s’est fait ceci.

Au bruit que Chrisalde et Alexis font en entrant, Damis et Ariste s’avancent vers la porte.

 

 

Scène IX

 

ARAMINTE, DAMIS, ARISTE, CHRISALDE, ALEXIS

 

CHRISALDE.

Le vois-tu ?

ALEXIS, se précipitant dans les bras d’Ariste.

Mon ami ! quoi ! vous êtes ici ?

ARISTE.

Alexis !

Ils restent confondus dans les bras l’un de l’autre, et ensuite Alexis embrasse Chrisalde, etc. etc.

ARAMINTE, après avoir lu, avec un cri douloureux et prolongé.

Oh ! l’horreur !...

DAMIS, courant à sa sœur.

Ah ! reviens à toi-même.

Ma sœur ! embrasse-moi ; je suis ton frère, et t’aime.

Je partage ta peine et ton affliction.

Va, c’en est déjà trop de la confusion.

Cache-moi cette lettre, abîme d’imposture !

Et s’il vient un flatteur, fais-en vite lecture.

Il fait un geste de dégoût pour écarter cette lettre et qu’elle soit cachée, et se retourne gaiement vers Alexis.

Te voilà donc !

ALEXIS, dans les bras de Damis, qui le tourne ensuite vers sa mère.

Mon oncle !... Ah ! grand merci, maman !

ARAMINTE, serrant sou fils avec force contre son cœur.

Alexis !... Alexis !...

DAMIS.

Eh !... l’y voilà... charmant !...

Nous l’avons manqué belle, avec tant de manœuvres.

Où sont-ils, à propos ? où sont ces deux couleuvres ?

Ils ont fui ? c’est très bien : de leurs pareils et d’eux,

Tout, jusques à la honte, est d’un aspect hideux.

Mais, chut ! mes bons amis. La tempête calmée,

Le matelot l’oublie ; et, d’une âme charmée,

Au souffle d’un vent frais, il voit rire les flots.

Laissons là le passé, les méchants, leurs complots ;

Et voyons maintenant ce qui nous reste à faire.

Ariste, la campagne est votre grande affaire ;

Partez donc dès demain : arrivé dans trois jours,

Jetez-moi là votre ancre, et restez-y toujours.

Quand ma sœur voudra voir...

ARAMINTE, se levant.

Non, je suis du voyage.

Je reste avec mon fils ; j’y resterai.

DAMIS.

Très sage.

ALEXIS.

Maman vient ! quel plaisir !

DAMIS, à sa sœur.

Eh bien ! quelle douceur !...

Allons, prends-moi le bras, ma pauvre bonne sœur !

Il est encor pour nous plus d’un bien délectable.

Mais il est déjà tard, allons nous mettre à table ;

À Alexis.

À manger d’appétit soyons très diligents,

Et trinquons au bonheur, comme les bonnes gens.

 

 

CARACTÈRES ET COULEURS DES RÔLES

 

ARAMINTE : femme à prétention, un peu ardente, jamais triste, jamais dolente, mais minaudière : femme ayant un fonds de bon naturel, mais esclave et dupe de tout ce qui promet des jouissances artificielles et promptes ; sentimentale par tempérament, et passionnée par manie du sentiment ; d’un ton noble, élégant, mais facile, aisé : femme crédule et bonne, et n’oubliant rien pour rendre ridicule tout ce que la nature lui a départi de bon et de louable.

ALEXIS : enfant charmant, gai, franc, libre, plein des grâces que donne la nature ; privé de celles de l’art, et des convenances sociales ; hardi, mais doux, simple ; fortement empreint de cette fierté mâle que donne le genre d’éducation qu’il reçoit ; mais, avec cela, d’une naïveté, d’une confiance extrêmes : tout est sentiment chez lui, joie, douleur, plaisir, souffrance, privation, jouissance, espérance, désespoir ; c’est l’enfant de la nature.

JULES : enfant gâté par l’éducation, malicieux, gourmand, absolu, poltron ; se ressentant, dans le ton, de la fréquentation des valets ; faux, menteur, insolent, effronté, mauvais sujet autant qu’un enfant le peut être.

DAMIS : marin brusque, d’une franchise qui va jusqu’à la grossièreté ; mais, au fond, homme plein de raison, de jugement et d’expérience ; colère, emporté, mais bon ; avec cela sensible. Son ton est de vouloir toujours se modérer quand la passion l’anime, et de n’en éclater que plus vivement après les premiers efforts. Ce genre doit avoir une couleur comique.

ARISTE : honnête homme, sensible, plein d’esprit et de génie ; philosophe profond ; vrai sage ; sans folie, mais assez gai ; observateur ; sans ménagement pour tout ce qui est fausseté et corruption, ce qui le rend caustique, amer même ; il doit alors, par respect pour lui-même, adoucir le piquant de la raillerie par une diction noble, et propre à ne pas donner prise à son adversaire : sensible et plein de feu pour tout ce qui est bon et beau, il a une grande élévation d’âme, le ton sévère, mais aimable dans sa nature.

TIMANTE : homme pervers, méchant, ayant de l’esprit ; connaissant les travers du siècle sur ce qu’on appelle esprit, et s’en servant avec goût à son avantage ; souple, flatteur, mais toujours avec malignité : sensuel, et en conséquence facile à se laisser dominer par ses passions ; malicieux, mais perdant la tête aisément, soit par vanité, soit par l’effet de l’imagination. La couleur de ce personnage est, dans le personnel, une propreté serrée et coquette ; dans les manières, une élégance à prétention ; et dans l’accent, le parler pointu quand il est fourbe, et l’amertume quand il est hors de lui, même de l’insolence.

CHRISALDE : homme plein de probité et de franchise ; bon, honnête, simple, sans beaucoup de lumières, croyant, mais un franc parisien ; honnête homme, chaleureux et plaisant à la parisienne.

LUCRÈCE : femme d’esprit, expérimentée ; fine, adroite, corrompue ; ayant reçu une double éducation : celle de l’enfance, qui paraît dans son style lorsqu’elle est seule et point sur ses gardes : cette éducation est négligée, populaire, et même triviale quelquefois. Lorsqu’elle prend garde à elle, sa diction est plus épurée, plus recherchée, son ton plus décent. Elle est un des principaux personnages de la pièce, et ce qu’on appelle une femme de tête, toujours douée d’une grande présence d’esprit : en conséquence, ce rôle doit être joué avec une manière nette, tranchante, gracieuse et fortement sentie.

JACQUETTE : bonne servante parisienne, ancienne et familière dans la maison ; ayant ses prétentions, et frappée en conséquence, non de ce qui est bon, mais de ce qui plaît ; habitude du pays parisien.

UN COMMISSAIRE : homme de pratique, homme à prévention, et se donnant carrière en conséquence : du reste, le style, le ton, l’importance et la souplesse des agents de ce genre ; peureux ; ainsi que ses satellites, malicieux et stupide.

PDF