Les Faux moscovites (Raymond POISSON)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 19 octobre 1668.

 

Personnages

 

GORGIBUS, hôtelier

SUZON, fille de Gorgibus

LA MONTAGNE, fourbe interprète des Moscovites

JOLICŒUR, fourbe interprète des Moscovites

LUBIN, crieur de noir à noircir

LUBINE, femme de Lubin

LA RAMÉE, voleur

SANS-SOUCI, voleur

MADAME AMINTHE

LE BARON DE JONQUILLE, amant de Suzon

 

La scène est à Paris.

 

 

Scène première

 

LUBIN, LUBINE

 

LUBIN, ivre.

Ce n’était pas du vin, c’était de l’Ambroisie. 

LUBINE.

L’ivrogne. 

LUBIN.

Laisse-moi vivre à ma fantaisie. 

LUBINE.

Et crève, que jamais je ne te puisse voir. 

LUBIN,

Nargue, je veux toujours... noir à noircir du noir. 

LUBINE.

Il croit avoir sa boîte : ah ! le maudit ivrogne. 

LUBIN.

Quand je fais mon métier, va faire ta besogne, 

Que je me porte bien quand je suis en repos ! 

Noircir... 

LUBINE.

Il croit toujours la boîte sur son dos. 

Apprends de moi, Lubin. 

LUBIN.

Apprends de moi, Lubine. 

LUBINE.

Écoute-moi, coquin. 

LUBIN.

Je t’écoute, coquine. 

LUBINE.

Puisque tu manges tout avecque cent vauriens, 

Je vais me séparer et de corps et de biens : 

Tu ne trouveras rien que les quatre murailles ; 

J’entre en condition tout à l’heure. 

LUBIN.

Tu railles. 

LUBINE.

Tu verras, tu verras si je raille ce soir. 

LUBIN.

Hé ! je sais les moyens... noir à noircir du noir. 

Ma femme, tu crois donc, à cause qu’on enrage 

Quand on est marié, qu’on se démariage. 

Oui-da, je le sais bien. Je veux dîner ce soir ;  

Mais va-t’en, car jamais... noir à noircir du noir.

 

 

Scène II

 

GORGIBUS, LUBINE

 

LUBINE heurte à la porte de Gorgibus.

Je viens pour vous servir, Monsieur. 

GORGIBUS.

Tant mieux, Lubine. 

LUBINE.

Mais, Monsieur, qu’avez-vous, qu’est-ce qui vous chagrine ? 

Vous êtes tout changé, le chagrin ne vaut rien : 

Il faut se réjouir, vous avez tant de bien. 

GORGIBUS.

J’attends des Étrangers, des gens de conséquence, 

Et j’avance pour eux des sommes d’importance ; 

Leurs Interprètes sont chez moi depuis huit jours, 

Qui lèvent des brocards, des satins, des velours ; 

J’ai donné mille écus à Monsieur l’Interprète : 

C’est bien de l’argent sûr. Mais j’avance, je prête, 

Puis ces Interpréteux font de fort grands repas : 

Leurs Maîtres cependant viennent à petits pas : 

Je crains bien de passer ici pour une bête. 

LUBINE.

Vraiment j’en ai bien peur. 

GORGIBUS.

J’en ai martel en tête. 

Ils devaient arriver quatre jours après eux. 

Dès demain, je les veux faire coffrer tous deux ; 

S’ils n’arrivent ce soir, le coup est immanquable. 

Surtout, garde ma fille. 

LUBINE.

Elle est bien mariable,

Votre fille, Monsieur, vous la faites languir : 

Ne vois bête ni gens, hé ! c’est  pour en mourir. 

GORGIBUS.

Tais-toi, voici, je crois, des Étrangers, Lubine. 

LUBINE.

Ceux-là des Étrangers, ils n’en ont pas la mine. 

GORGIBUS.

Êtes-vous Étrangers, Messieurs ? 

 

 

Scène III

 

GORGIBUS, LUBINE, LA RAMÉE, SANS-SOUCI

 

LA RAMÉE.

Pourquoi, Monsieur ? 

GORGIBUS.

N’avez-vous point ouï parler d’un grand Seigneur 

Qui vient de Moscovie, avec grand Équipage, 

Grand train. 

SANS-SOUCI.

Non pas, Monsieur. 

GORGIBUS.

Lubine, entrons, j’enrage. 

Adieu, Messieurs, je suis votre humble serviteur. 

LA RAMÉE.

Nous sommes tout à vous, Monsieur, et de grand cœur. 

SANS-SOUCI.

Puisque nous revenons malheureux de l’armée, 

Que veux-tu faire ici, mon pauvre La Ramée ? 

Si tu ne veux voler, tu vas mourir de faim. 

Veux-tu de porte en porte aller tendre la main ? 

Pour moi, j’aimerais mieux qu’on me vît sur la Roue, 

Que faire le métier de ces âmes de boue. 

LA RAMÉE.

Mais sinon, nous sommes pris, quel sera notre sort ? 

Il n’en faut espérer qu’une honteuse mort. 

SANS-SOUCI.

Hé bien, soit. La mort est la fin de toutes choses, 

Et la vie a bien plus d’épines que de roses. 

Tu tireras au billet au camp pour trois testons, 

Que servent à présent tant de réflexions. 

LA RAMÉE.

À t’éprouver, mon cher. Ne crois pas que je tremble : 

Ou nous ferons fortune, ou périrons ensemble : 

Voilà mon sentiment ; et pour savoir le tien, 

Je trouvais à propos de te cacher le mien. 

Je fais le premier vol, ôtons-nous du passage, 

Tu verras si j’en suis à mon apprentissage.

 

 

Scène IV

 

LA RAMÉE, SANS-SOUCI, LA MONTAGNE, JOLICŒUR

 

LA RAMÉE.

Est-ce une illusion ? Regarde Sans-Souci, 

Vois-je pas Jolicœur, et la Montagne aussi ? 

SANS-SOUCI.

Ils sont en Financiers. 

LA RAMÉE.

Ce sont eux. 

JOLICŒUR.

C’est nous-mêmes.

LA RAMÉE.

Ah ! le maudit hâbleur, qui nous dit ce Carême 

Que vous aviez dans Tours été roués tous deux, 

JOLICŒUR.

Un semblable destin serait assez fâcheux. 

Et qui nous a donc fait cet honneur ? 

SANS-SOUCI.

Saint Étienne. 

LA MONTAGNE.

Lui-même est près de Blois au Soleil. 

SANS-SOUCI.

Qu’il s’y tienne. 

JOLICŒUR.

Il est par ma foi sec. 

SANS-SOUCI.

Vous étiez son appui. 

LA MONTAGNE.

Nous ? nous n’avons point eu de commerce avec lui. 

Il eut la question ; et lui plutôt qu’un autre 

Eût dit au second pas, et sa vie, et la nôtre. 

Ce n’était qu’un coquin, un fripon achevé. 

SANS-SOUCI.

Si bien qu’en bon Bourgeois vous battez le pavé. 

Le commerce va-t-il, le Guet fait-il la ronde ? 

LA MONTAGNE.

À Paris ? Vous venez, je crois, de l’autre monde, 

Vole-t-on dans Paris depuis un an ou deux ? 

LA RAMÉE.

Et qu’y faites-vous donc ? 

LA MONTAGNE.

Nous y sommes heureux 

Sous ces déguisements, et si sans repartie 

Vous voulez bien tous deux être de la partie 

Pour un enlèvement, ce que l’on donnera, 

Comme frères après l’on le partagera : 

J’ai déjà cent louis qui seront à nous quatre. 

SANS-SOUCI.

Nous en sommes, ma foi, s’il faut même se battre. 

MOSCOVITES.

Vous savez si le fer et le feu nous font peur. 

JOLICŒUR.

Je sais votre bravoure, et connais votre cœur ;

Mais nous n’avons besoin ici que de finesse, 

Que de nombre de gens, et que d’un peu d’adresse.  

Ceux qui jadis vivaient de vols, d’assassinats, 

Dans Paris, à présent, sont gueux comme des rats. 

SANS-SOUCI.

Quoi, l’on n’y vole plus ? 

LA MONTAGNE.

Non, la peste me crève. 

Volez ce soir, demain on vous mène à la Grève. 

Paris ne vaut plus rien, le Guet est en tous lieux : 

Dedans les grands chemins on s’y sauve bien mieux. 

SANS-SOUCI.

Il faut que vous n’ayez d’un an sorti les portes. 

Tout autour de Paris on a mis cent cohortes : 

Les Archers à la ronde en mille endroits postés, 

Vous y battent l’estrade encor de tous côtés : 

C’est bien pis qu’à Paris. 

LA MONTAGNE.

Paris est tout de même ;

Il n’y faut plus user que d’une adresse extrême : 

Cela seul nous nourrit depuis plus de deux ans : 

Sachez... mais c’est ici le chemin des passants : 

Sortons, car en ce lieu l’on pourrait nous entendre. 

Allez aux trois Maillets, nous allons nous y rendre ;

C’est où chacun s’habille.

 

 

Scène V

 

LA MONTAGNE, JOLICŒUR, LUBINE

 

JOLICŒUR.

Ah ! Lubine. 

LUBINE.

Ah ! Messieurs, 

Mon mari m’a réduite au dernier des malheurs. 

LA MONTAGNE.

Quelle bête est-ce donc que ton mari ? 

LUBINE.

Le traître ! 

Plût à Dieu que je fusse encore à le connaître ! 

Le méchant ! 

JOLICŒUR.

Quel est-il ? nous saurons l’adoucir. 

LUBINE.

Il est Crieur.

JOLICŒUR.

De vins ?

LUBINE.

Non, de noir à noircir. 

JOLICŒUR.

Le malheureux qu’il est, je sais ce qu’il me coûte. 

JOLICŒUR.

C’est quelque ivrogne enfin, je n’en fais point de doute ; 

Mais, que veux-tu de nous ? 

LUBINE.

Vous supplier, Monsieur, 

Que je me prostitue aux pieds du grand Seigneur, 

Quand il sera venu ; s’il avait agréable 

De me démarier d’avec ce misérable. 

LA MONTAGNE.

Mais il faut des raisons. 

LUBINE.

Eh ! Messieurs, j’en ai cent. 

Pour un mari déjà, ce n’est qu’un innocent : 

Jamais au grand jamais... Enfin c’est un infâme, 

Auprès de qui je n’ai que le seul nom de femme. 

JOLICŒUR.

C’est ton premier mari, dis ? 

LUBINE.

Oui, pour mon malheur. 

LA MONTAGNE.

Des enfants, en as-tu ? 

LUBINE.

Non pas de lui, Monsieur. 

Le moyen. 

JOLICŒUR.

Cette affaire est assez d’importance ; 

Casser un mariage ! 

LUBINE.

En prouvant l’impuissance, 

On le casse, Monsieur ; il n’est rien plus commun : 

Je dis net comme un verre ; on n’en manque pas un. 

LA MONTAGNE.

Hé bien, le grand Seigneur vous rendra cet office. 

JOLICŒUR.

Nous vous y servirons. 

LUBINE.

Le bon Dieu vous bénisse. 

Je viendrai donc tantôt aux pieds du grand Seigneur.

 

 

Scène VI

 

GORGIBUS, LA MONTAGNE, JOLICŒUR, LUBINE

 

GORGIBUS.

À quoi, t’amuses-tu, Lubine. 

LUBINE.

À rien, Monsieur. 

LA MONTAGNE.

Parlons de Gorgibus, son âme est mal contente, 

Jolicœur ; je crains bien que le diable le tente, 

Et que pour s’éclaircir de notre fausseté, 

Il ne nous fasse mettre en lieu de sûreté. 

JOLICŒUR.

Cette affaire pour nous aurait d’étranges suites :

Ayons dès aujourd’hui tous nos faux Moscovites, 

Les habits sont tous prêts. 

LA MONTAGNE.

Oui, mais où les trouver ? 

Depuis huit jours, j’y rêve. 

JOLICŒUR.

À quoi bon tant rêver, 

Cherchons-les. Notre but est d’enlever sa fille : 

Nous avons cent louis du Baron de Joquille 

Pour cet enlèvement. Il la veut épouser ; 

Mais qu’il l’épouse ou non, gardons-nous de jaser. 

Disons que nous voulons faire une Comédie, 

Ou quelque mascarade, enfin quelque folie ; 

Car nous avons besoin de huit ou dix faquins ; 

Et dire son secret à de pareils coquins, 

Nous ferions dans peu d’étranges caprioles. 

Gorgibus nous a bien donné trois cents pistoles 

Dessus ces blancs signés. 

LA MONTAGNE.

Puis il a répondu : 

Dedans la rue aux Fers tout le brocard est dû. 

Tout est-il chez Dame Anne au moins ? 

JOLICŒUR.

Je t’en assure, 

LA MONTAGNE.

Voilà notre vrai fait. 

JOLICŒUR.

Ah ! la bonne figure.

 

 

Scène VII

 

JOLICŒUR, LA MONTAGNE, LUBIN

 

LUBIN, fort en chantant.

En revenant de Canadas,
En revenant de Canadas,
Notre hôte qui avait nom Colas,
Et stépaule branle branle,
Et stella ne branle pas.

JOLICŒUR.

Bonjour donc, camarade.

LUBIN.

Ils sont tous au moulin.

LA MONTAGNE.

Nous nous connaissons tant.

LUBIN.

Oui, je te vis demain.

LA MONTAGNE.

C’est lui qui dans Thurin se signala de sorte...

LUBIN.

Si je connais Thurin, que le Diable m’emporte.

Comment est-il vêtu ?

LA MONTAGNE.

Bon ! je dis à Thurin ;

Il fut aux ennemis une pique à la main :

Il en tua, je crois, de sa main plus de trente

Dans la tranchée.

LUBIN.

Oh, oui, j’ai la main massacrante ;

Mais j’avais des tranchées, comme vous dites là,

Qui me tranchaient le ventre : ah ! vraiment, sans cela

Vous m’eussiez bien vu tous faire un autre carnage.

JOLICŒUR.

C’est donc son élément que la guerre.

LA MONTAGNE.

Il y nage.

LUBIN.

Oui, je nage fort bien.

LA MONTAGNE.

Mais ce fut à Cazal

Où ce brave fit voir qu’il n’avait point d’égal.

LUBIN.

Oui, pour dans Cazal...

LA MONTAGNE.

Il fut tête baissée

Et perça l’Escadron d’une garde avancée,

À coups de pistolet, et l’épée à la main.

Bref, il fit à Cazal l’action d’un Romain.

Il va tête baissée, enfin il ne s’enquiert.

LUBIN.

Oui, toujours en marchant, moi je baisse la tête,

Dans Cazal, et partout.

LA MONTAGNE.

Mais après tant d’honneur ;

Le sort le fit tomber dans un petit malheur ;

Il vola dans Cazal un Vivandier, je pense :

Cela lui fit donner le fouet sous la potence,

Avec une brûlure ici qui lui fit mal.

LUBIN.

Vous vous trompez, jamais je ne fus à Cazal.

JOLICŒUR.

Non, non, c’est pour railler qu’on dit ces fariboles.

Écoute, es-tu d’humeur à gagner vingt pistoles,

Bien vêtu, bien nourri ?

LUBIN.

Cela n’irait pas mal :

Je le veux ; mais jamais je ne fus à Cazal :

Au moins.

JOLICŒUR.

Je le sais bien...

LUBIN.

Morbleu, c’est que j’enrage.

LA MONTAGNE.

Écoute, c’est pour faire un fort grand personnage

Dans une Comédie, et qui ne dira mot.

LUBIN.

Je suis votre homme, allez, je ne suis pas un sot :

J’ai dessus le Pont-Neuf joué deux ou trois Scènes

Dans une Comédie, au Ravissement des Laines :

Nous tirions des manteaux, quatre ou cinq furent pris,

Et furent tous pendus.

JOLICŒUR.

Et toi ?

LUBIN.

J’eus des amis,

Mais de très bons amis ; sans user de prière,

Ils me servirent là de la belle manière.

LA MONTAGNE.

Voilà de grands amis, et qui sont-ils, dis-moi ?

LUBIN.

Un Président nommé Monsieur de Sauve-toi,

Et Monsieur Gagne au pied, un Conseiller encore,

Monsieur Tire de long, un Greffier que j’adore :

L’on me donna Va-t-en, un Avocat d’honneur,

Je pris Jacques Déloge après pour Procureur.

JOLICŒUR.

Tu fis fort bien, ceux-là peuvent sauver la vie.

LUBIN.

Voyons donc, que ferai-je ?

LA MONTAGNE.

Un grand de Moscovie,

Et tu diras hio lorsque tu parleras :

Hio veut dire oui, tu baragouineras

Quelque étrange jargon ; mais trouve-nous encore

Des gens pour t’escorter : la grande suite honore

Tous seront bien vêtus et bien payés de nous.

LUBIN.

Allons, s’il en faut vingt, je vous les livre tous :

Serons-nous bien nourris ? j’aime à voir des marmites.

JOLICŒUR.

Comment, n’as-tu pas vu dîner les Moscovites ?

Tu feras tout comme eux.

LUBIN.

Je les ai vus dix fois :

Peste ! nous serons donc traités comme des Rois :

Les cailles, les perdrix, là-dedans digérées.

Faudra-t-il faire aussi toutes leurs simagrées ?

LA MONTAGNE.

Ils les contreferont, c’est un vrai singe.

LUBIN.

Oui, moi,

Je les contreferai comme eux-mêmes, ma foi :

J’y servais d’Officier, je demeurais tout proche.

JOLICŒUR.

Quoi, de Maître d’Hôtel ?

LUBIN.

Non, j’y tournais la broche.

LA MONTAGNE.

Le temps nous presse, allons.

LUBIN.

Les habits sont-ils prêts ?

Il me faut le plus beau.

JOLICŒUR.

Va, tous sont faits exprès.

LUBIN.

Je veux que tout Paris nous rende des visites ;

Car nous allons passer pour de vrais Moscovites ;

Étant vêtus comme eux, nous serons tous égaux,

Hors qu’ils seront les vrais, et nous serons les faux.

Que l’on mette un balustre autour de notre table,

Lorsque nous mangerons ; car je me donne au Diable,

Nous serions accablés dès le premier repas.

LA MONTAGNE.

On en fera mettre un.

LUBIN.

Peste ! n’y manquez pas.

JOLICŒUR.

Allons donc ; car il faut pour les bien contrefaire

Instruire tous nos gens des choses qu’il faut faire.

LUBIN.

Je leur montrerai tout.

LA MONTAGNE.

Cela n’ira pas mal.

Au moins, Messieurs, jamais je ne fus à Cazal.

JOLICŒUR.

Non, va quérir tes gens : le rendez-vous se donne

Aux Maillets ; les sais-tu ?

LUBIN.

Moi, bon, mieux que personne.

 

 

Scène VIII

 

GORGIBUS, SUSON

 

SUSON.

Vous devriez, mon père, attendre encor un peu.

GORGIBUS.

Non, je n’attendrai plus : pour mieux couvrir mon jeu,

Je me suis adouci devant eux ; c’est un leurre :

Lubin amènera les Sergents tout à l’heure.

SUSON.

Quoi donc, vous les allez faire mettre en prison ?

GORGIBUS.

Oui.

SUSON.

Si les Étrangers arrivaient, que sait-on ?

Vous vous seriez fourré dans une étrange affaire.

Peut-être sont-ils près d’ici.

GORGIBUS.

Mais comment faire

Si ce sont des coquins ?

SUSON.

Renvoyez vos Sergents,

Mon père ; je les crois de fort honnêtes gens.

GORGIBUS.

Les as-tu vus, dis-moi, pour parler de la sorte ?

SUSON.

Je les ai regardés par le trou de la porte.

GORGIBUS.

Vous les avez donc vus malgré tout mon pouvoir.

SUSON.

Par un si petit trou, qu’est-ce que l’on peut voir ?

 

 

Scène IX

 

LUBINE, GORGIBUS, SUSON

 

LUBINE.

Et vite le couvert, du foin et de l’avoine ;

Les Moscovites sont au quartier Saint-Antoine.

On dit qu’ils sont montés sur des petits Bidets :

Pour les voir on s’étouffe à la porte Baudets :

Tout le monde déjà s’affole en notre rue,

Et dedans leur chemin, par ma foi, l’on s’y tue.

Vous voilà dans le gain et dedans le bonheur.

Ah ! tout le monde dit que c’est un grand Seigneur.

 

 

Scène X

 

LA MONTAGNE, GORGIBUS, SUSON, LUBINE, JOLICŒUR

 

LA MONTAGNE.

Les voici, savez-vous les choses qu’il faut faire,

Pour les saluer tous et les bien recevoir ?

GORGIBUS.

Non, je ne les sais pas.

LA MONTAGNE.

Mais il les faut savoir.

D’abord le grand Seigneur me saluera moi-même :

Voyez comme je fais, vous ferez tout de même :

Votre fille sera surtout avecque vous ;

Car après mon salut il vous saluera tous :

D’abord qu’ils ont dîné, qu’ils ont fait bonne chère,

Tout ce qu’ils veulent faire, il leur faut la laisser faire.

GORGIBUS.

Mais, si ces choses-là vont à mon déshonneur ?

LA MONTAGNE.

Ah ! non, ce n’est pas là le but du grand Seigneur,

C’est après le repas l’exercice ordinaire :

Tout sera dans l’honneur : ce que vous devez faire,

Est de vous seoir d’abord sur un siège un peu haut

Pour les voir ou combattre, ou monter à l’assaut ;

Ou, comme ils sont d’humeur martiale et civile,

Ils représenteront le sac de quelque ville ;

Puis chacun va dormir dans son appartement.

GORGIBUS.

Voilà bien des façons.

LA MONTAGNE.

Cela dure un moment.

GORGIBUS.

Toutes ces façons-là ne se font point en France.

LA MONTAGNE.

Mais préparez-vous tous, je l’entends qui s’avance.

GORGIBUS.

Çà, çà, préparons-nous, il nous faut tous ranger.

LA MONTAGNE.

Que l’on fasse servir ; car il voudra manger.

 

 

Scène XI

 

LUBIN, GORGIBUS, LA MONTAGNE, JOLICŒUR, SUSON, FANCHON, MADAME AMINTHE

 

LA MONTAGNE.

Vous êtes dispensé de lui faire harangue ;

LUBIN, ici il baragouine.

...

GORGIBUS.

Mais que demande-t-il ? je n’entends pas sa langue.

LA MONTAGNE.

Il demande les lieux.

GORGIBUS.

Est-ce là ce qu’il dit ?

Le bassin, le bourlet, tout est près de son lit.

LA MONTAGNE.

Il demande les lieux où l’on le prétend mettre.

GORGIBUS.

Ah ! je vais l’y mener, s’il me le veut permettre.

LUBIN, ici il baragouine.

GORGIBUS.

Mais s’il voulait dîner auparavant.

LUBIN.

Hyo, hyo.

GORGIBUS.

Est-ce qu’il veut manger ?

LUBIN.

Hyo, hyo, hyo.

LA MONTAGNE.

Voilà en peu de mots tout ce qu’il vous demande.

GORGIBUS.

J’ai de fort bons perdreaux, aime-t-il cette viande ?

LUBIN, il jargonne.

...

Yo, yo, yo.

GORGIBUS.

Dit-il pas qu’il les hait, et qu’ils ne valent rien ?

LUBIN.

La peste ! non, je dis que je les aime bien. Yo, yo.

JOLICŒUR.

Hé, traître, que fais-tu ?

GORGIBUS.

J’entends bien ce langage.

LUBIN.

Faites-lui donc savoir que j’aime tout : j’enrage.

JOLICŒUR.

Ne parle plus François, ne dis qu’yo, yo, yo.

GORGIBUS.

D’un grand cochon de lait, et d’un gros aloyau ;

En mangerait-il bien ?

LUBIN.

Yo, yo, yo.

GORGIBUS.

Il ne boit que de l’eau ? rien n’est plus pitoyable.

LUBIN.

Je parlerai Français, ou je me donne au diable.

LA MONTAGNE.

L’eau pour le grand Seigneur est pire qu’un poison.

LUBIN.

Je bois mon vin tout pur au moins, yo, yo.

GORGIBUS.

Il a raison !

Le vin pur, en effet, est un jus bien aimable ;

Il en boira de bon, le mien est admirable.

LUBIN, en jargonnant.

Yo, yo, yo.

GORGIBUS.

Là, l’on apporte la table toute servie.

Quand il veut Franciser, on l’entend assez bien ;

Mais quand il Moscovize, on n’y comprend plus rien.

Voilà le dîner prêt, il peut se mettre à table ;

Des sièges.

Lubin fait un long jargon en coupant les viandes, et les présentant aux autres.

JOLICŒUR.

Cracq.

LA MONTAGNE.

Criq.

LUBIN en avalant, il baragouine.

Crocq.

JOLICŒUR.

Le cochon est, dit-il, admirable.

LUBIN baragouine longtemps le verre à la main.

...

LA MONTAGNE, aux Dames.

Il boira à vos santé.

MADAME AMINTHE.

Que ce langage est sot !

Quoi parler si longtemps pour ne dire qu’un mot !

LA MONTAGNE.

Il vient de boire à vous, il faut faire de même :

N’hésitez pas, Madame.

MADAME AMINTHE.

Ah la rigueur extrême !

JOLICŒUR.

C’est la marque et le sceau de son affection.

MADAME AMINTHE.

Parce qu’il m’aime, il faut souffrir la question !

Vous croyez que je bois un verre d’eau de vie ?

LA MONTAGNE.

C’est l’ordre du Pays.

MADAME AMINTHE.

Hé ! suis-je en Moscovie ?

SUSON.

Allez le supplier de vous en dispenser.

LUBIN jargonne.

...

LA MONTAGNE.

Il vous fait signe au moins de ne pas avancer,

Madame. Il dit qu’il est à sa femme fidèle,

Et qu’il ne veut avoir de l’amour que pour elle.

MADAME AMINTHE.

Comment ?

JOLICŒUR.

Il ne faut point vous en mettre en courroux ;

Il en a refusé d’aussi belles que vous.

 

 

Scène XII

 

LUBINE, LUBIN, GORGIBUS, JOLICŒUR, LA MONTAGNE, LA RAMÉE, SANS-SOUCI, SUSON, MADAME AMINTHE

 

LUBINE, à l’Interprète aux pieds de Lubin.

Monsieur... Expliquez-moi ce qu’il faut que je die.

LUBIN.

Ma carogne de femme est de la Comédie ?

LUBINE.

Mon bon Seigneur, je viens ici pour vous prier ;

D’obtenir le pouvoir de me démarier

D’avec un sac à vin, un gueux, un lâche, un traître,

Bref d’avec un mari qui ne le saurait être :

C’est le plus impuissant de tous les impuissants.

Passerais-je sans fruit le plus beau de mes ans ?

LUBIN, bas.

Ah, la carogne ! à qui s’adresse sa harangue ?

Dès ce soir, je lui veux faire couper la langue.

LUBINE.

C’est un sot, Monseigneur, que chacun montre au doigt.

Il le sait ; mais il l’est encor plus qu’il ne croit.

Ce Monseigneur a l’air de mon coquin d’ivrogne.

LUBIN, sortant de table, courant après Lubine qui s’enfuit.

Tu ne dis que trop vrai, c’est moi-même, carogne.

LA MONTAGNE, à Gorgibus.

C’est pour faire exercice, il ne faut craindre rien ;

Sonnez bien tantarare, allez tout ira bien.

GORGIBUS monte sur un siège un cor à la main, et tandis qu’il corne, les filous sortent de chez lui, et enlèvent Suson, et force paquets.

Tantarare, tantarare, tantarare, tantarare.

Sait-il bien le chemin ? je crains qu’il ne s’égare.

Tantarare, tarare, tarare, Tantarare.

 

 

Scène XIII

 

LUBINE, GORGIBUS

 

LUBINE.

Tantarare, ha vraiment ! le Marquis de Jonquille

S’en va bien autrement tararer votre fille :

Il l’a fait enlever, car je le viens de voir :

Tous ces faux Étrangers l’ont mise en son pouvoir.

 

 

Scène XIV

 

GORGIBUS, SUSON, LUBINE, LE BARON DE JONQUILLE

 

GORGIBUS.

Ah ! Monsieur le Baron, que venez-vous de faire ?

SUSON.

Ne vous emportez pas, il n’a rien fait, mon père.

Hélas ! c’est un mouton.

LE BARON DE JONQUILLE.

Modérez ce courroux

Et consentez enfin que je sois son époux ;

Car de force ou de gré, Monsieur, je le veux être

J’adore votre fille, et vous l’ai fait connaître ;

Elle m’aimait assez, puisque dans ce moment

Je l’ai fait consentir à son enlèvement :

Je vous l’ai demandée, et votre résistance

M’a fait user ici de cette violence.

GORGIBUS.

J’y consens, mais mon bien faut-il qu’il soit perdu ?

LUBINE.

Ha ! s’il a un grand Seigneur, pouvoir être pendu !

Madame la Baronne, hélas ! faites en sorte

Qu’il soit banni du moins ; s’il revient je suis morte.

Si vous ne l’apaisiez, hélas ! il me tuera.

SUSON.

Viens, viens avecque nous, il te pardonnera.

LUBINE.

C’est tout au moins, Messieurs, qu’aucun de vous n’en doute :

Quand une fin languit, personne ne l’écoute.

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