Le Charlatanisme (Eugène SCRIBE - Édouard MAZÈRES)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 10 mai 1825.
Personnages
DELMAR, homme de lettres
RONDON, journaliste
RÉMY, médecin
M. GERMONT
SOPHIE, sa fille
MADAME DE MELCOURT, nièce de M. Germont
JOHN, domestique de Delmar
FRANÇOIS, domestique de Delmar
La scène se passe à Paris, dans la maison de Delmar, rue du Mont-Blanc.
Un salon élégant ; porte au fond, et deux portes latérales ; aux côtés de la porte du fond, deux corps de bibliothèque garnis de livres, et surmontés, l’un du buste de Piron, l’autre de celui de Favart ; à la droite du théâtre, un bureau ; à gauche, une table, sur laquelle Delmar est occupé à écrire au lever du rideau.
Scène première
DELMAR, JOHN
DELMAR, travaillant à son bureau.
Heim ! qui vient là me déranger ? voilà une scène que je n’achèverai jamais. Eh bien ! John, qu’est-ce que c’est ?
JOHN.
Monsieur, c’est aujourd’hui le 15 avril ; et le monsieur qui a retenu l’appartement du quatrième vient s’y installer.
DELMAR.
Est-ce que je l’en empêche ?
JOHN.
Non, Monsieur ; mais il veut vous parler, parce que c’est lui qui a aussi retenu l’appartement du premier, vis-à-vis ; c’est pour des personnes de province.
DELMAR.
Je dis qu’il n’y a pas moyen de travailler, quand on est homme de lettres et qu’on a le malheur d’être propriétaire. Je sais bien que l’inconvénient est rare. Mais enfin, voilà une scène d’amour, une situation dramatique...
Air de Partie crée.
À chaque instant on m’importune ;
II faut quitter les muses pour l’argent.
On veut avoir et génie et fortune
Tout à, la fois ! impossible, vraiment !
Lorsque l’on est au sein de l’opulence,
L’esprit ne fait qu’embarrasser ;
Voilà pourquoi tant de gens de finance
Aiment mieux s’en passer.
JOHN.
Monsieur, je vais renvoyer le locataire.
DELMAR.
Eh non ! ce ne serait pas honnête. Qu’est-ce que c’est ?
JOHN.
Je crois que c’est un médecin.
DELMAR.
Un médecin ! diable, les médecins, c’est bien usé ! J’aurais préféré un locataire qui eût un autre état, un état original ; cela m’aurait fourni quelques sujets.
À John.
C’est égal, fais entrer.
John sort.
J’ai justement un vieux médecin à mettre en scène ; et peut-être, sans qu’il s’en doute, ce brave homme pourra me servir.
Scène II
DELMAR, RÉMY, JOHN
JOHN, annonçant.
Monsieur le docteur Rémy.
DELMAR, se levant.
Rémy !
Courant à Rémy.
Mon ami, mon ancien camarade ! Comment ! c’est toi qui viens loger chez moi ?
RÉMY.
Cette maison t’appartient ?
DELMAR.
Eh oui, vraiment.
RÉMY.
Je n’en savais rien. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus !
DELMAR.
Tu as raison. Autrefois, quand nous étions étudiants, moi à l’École de droit, toi à l’École de médecine...
RÉMY.
Nous ne nous quittions pas, nous vivions ensemble.
DELMAR.
Et quand j’étais malade, quel zèle ! quelle amitié ! comme tu me soignais ! deux fois je t’ai dû la vie. Mais que veux-tu ! je suis un malheureux, un ingrat ; depuis que je me porte bien, je t’ai oublié.
RÉMY.
Non, tu ne m’as pas oublié ; tu m’aimes toujours, je le vois à la franchise de ton accueil ; mais les événements nous ont séparés. J’ai été passer deux ans à Montpellier. Je travaillais beaucoup, je t’écrivais quelquefois ; et toi, lancé au milieu des plaisirs de la capitale, tu n’avais pas le temps de me répondre. Cela m’a fait un peu de peine ; et pourtant je ne t’en ai pas voulu ; tu as la tête légère, mais le cœur excellent, et en amitié cela suffit.
DELMAR.
Ainsi donc, tu abandonnes le quartier Saint-Jacques pour la rue du Mont-Blanc ? Tant mieux, morbleu !
Air de Préville et Taconnet.
Comme autrefois nous vivrons, je l’espère :
Pour commencer, plus de bail, plus d’argent.
RÉMY.
Quoi ! tu voudrais ?
DELMAR.
Je suis propriétaire !
Tu garderas pour rien ton logement,
Ou nous aurons un procès sur-le-champ.
RÉMY.
Mais permets donc...
DELMAR.
Allons, cher camarade,
Daigne accepter les offres d’un ami ;
Ne souffre pas que l’on dise aujourd’hui
Qu’Oreste envoie un huissier à Pylade,
Pour le forcer à demeurer chez lui.
RÉMY.
Un procès avec toi ! certes, je ne m’y exposerai pas ; car, autant que j’y puis voir, tu es devenu un avocat distingué, tu as fait fortune au barreau.
DELMAR.
Du tout.
RÉMY.
Cependant, quand j’ai quitté Paris, tu venais de passer ton dernier examen.
DELMAR.
J’en suis resté là ; et de l’étude d’avoué, je me suis élancé sur la scène.
RÉMY.
Vraiment ! tu as toujours eu du goût pour la littérature.
DELMAR.
Non pas celle de Racine et de Molière, mais une autre qu’on a inventée depuis, et qui est plus expéditive. Je me rappelais l’exemple de Gilbert, de Malfilâtre et compagnie, qui sont arrivés au temple de Mémoire en passant par l’hôpital ; et je me disais : « Pourquoi les gens qui ont de l’esprit n’auraient-ils pas celui de faire fortune ? pourquoi la richesse serait-elle le privilège exclusif des imbéciles et des sots ? pourquoi surtout un homme de lettres irait-il fatiguer les grands de ses importunités ? Non, morbleu ! il est un protecteur auquel on peut, sans rougir, consacrer ses travaux, un Mécène noble et généreux qui récompense sans marchander, et qui paye ceux qui l’amusent ; c’est le public. »
RÉMY.
Je comprends ; tu as fait quelques tragédies, quelques poèmes épiques.
DELMAR.
Pas si bête ! Je fais l’opéra-comique et le vaudeville. On se ruine dans la haute littérature ; on s’enrichit dans la petite. Soyez donc dix ans à créer un chef-d’œuvre ! nous mettons trois jours à composer les nôtres ; et encore souvent nous sommes trois ! ainsi calcule.
RÉMY.
C’est l’affaire d’un déjeuner.
DELMAR.
Comme tu dis, les déjeuners jouent un grand rôle dans la littérature ; c’est comme les dîners dans la politique. De nos jours, combien de réputations et de fortunes enlevées à la fourchette ! Je sais bien que nos chefs-d’œuvre valent à peu près ce qu’ils nous coûtent. Mais on en a vu qui duraient huit jours ; quelques-uns ont été jusqu’à quinze ; et quand on vit un mois, c’est l’immortalité, et on peut se faire lithographier avec une couronne de laurier...
RÉMY.
Et tu es heureux ?
DELMAR.
Si je suis heureux !
Air des Amazones.
N’allant jamais implorer la puissance,
Je ne crains pas qu’on m’arrête en chemin ;
Libre, et tout fier de mou indépendance,
Par le travail j’embellis le destin ;
Aux malheureux je peux tendre la main.
Quand je le veux, je cède à la paresse ;
L’amour souvent vient agiter mon cœur.
Prenant la main de Rémy.
J’ai retrouvé l’ami de ma jeunesse ;
Dis-moi, mon cher, n’est-ce pas le bonheur.
Et toi, mon cher, comment vont les affaires ?
RÉMY.
Assez mal, j’ai peu de réputation, peu de clients.
DELMAR.
C’est inconcevable ! car je ne connais pas dans Paris de médecin qui ait plus de talent.
RÉMY.
Dans notre état, il faut du temps pour se faire connaître : nous ne jouissons que dans l’arrière-saison; et quand la réputation arrive...
DELMAR.
Il faut s’en aller ; comme c’est gai ! Mais, dis-moi, pour qui est cet appartement que tu as loué sur le même palier que moi ?
RÉMY.
Ce n’est pas pour moi, mais pour une famille qui arrive de Montpellier, et qui m’a prié de lui retenir un logement. Le père d’abord est un excellent homme, et puis la jeune personne...
DELMAR.
Ah ! ah ! il y a une jeune personne ! Permettez donc, monsieur le docteur, est-ce que nous serions amoureux ?
RÉMY.
À toi je peux te le confier. Eh bien ! oui, je suis amoureux, et sans espoir.
DELMAR.
Sans espoir ! laisse donc : c’est quand les médecins n’en ont plus, que cela va toujours à merveille.
RÉMY.
Le père est un riche propriétaire, M. Germont.
DELMAR.
M. Germont, de Montpellier ! nous voilà en pays de connaissance. Il a ici à Paris une nièce, madame de Melcourt, chez laquelle je suis reçu, et qui me parle souvent de son oncle, un original sans pareil, qui tient à la gloire et à la réputation, et qui a pensé mourir de joie en voyant un jour son nom imprimé dans le journal du département.
RÉMY.
C’est lui-même. Il ne recherche pas la fortune, car il en a beaucoup ; mais quand j’étais à Montpellier, il m’a promis la main de sa fille à condition que je retournerais à Paris, que je m’y ferais connaître, que je deviendrais un docteur à la mode, et pour tout cela, il ne m’a donné que trois ans.
DELMAR.
C’est plus qu’il n’en faut.
RÉMY.
Non, vraiment, car nous voilà à la fin de la troisième année, j’ai travaillé sans relâche, et je suis encore inconnu.
Air : Connaissez mieux le grand Eugène.
Ma clientèle est bien loin d’être bonne.
DELMAR.
Les vivants sont tous des ingrats.
RÉMY.
Pourtant je n’ai tué personne.
DELMAR.
Mon pauvre ami, tu ne parviendras pas.
Il faut à vous d’illustres funérailles !
Un médecin est comme un conquérant ;
Autour de lui, sur les champs de bataille,
Plus il en tombe, et plus il parait grand.
C’est ta faute ; si tu m’étais venu voir plus tôt, nous aurions cherché à te lancer. D’abord, j’aurais parlé de toi dans mes vaudevilles ; cela aurait couru la province, cela se serait peut-être joué à Montpellier ; et si ton beau-père va au spectacle, ton mariage était décidé.
RÉMY.
Laisse donc. Est-ce que j’aurais jamais consenti ?...
DELMAR.
Pourquoi pas ? mais il est encore temps ; nous avons vingt-quatre heures devant nous ; et en vingt-quatre heures, il se fait à Paris bien des réputations. Justement, voici mon ami Rondon, le journaliste.
Scène III
DELMAR, RÉMY, JOHN, RONDON
RONDON.
Bonjour, mon cher Delmar.
À Rémy, qu’il salue.
Monsieur, votre serviteur.
À Delmar.
Je t’apporte de bonnes nouvelles, car je sors du comité de lecture, et l’ouvrage que nous avons terminé hier a produit un effet...
DELMAR.
C’est bien ; nous en parlerons dans un autre moment. Tu viens pour travailler ?
RONDON.
Oui, morbleu !
Appelant.
John ! à déjeuner ! car moi, je suis un bon convive et un bon enfant.
DELMAR.
Je te présente le docteur Rémy, mon camarade de collège et mon meilleur ami, un jeune praticien, qui est persuadé que, pour réussir, il suffit d’avoir du mérite.
RONDON.
Monsieur vient de province ?
DELMAR.
Non : du faubourg Saint-Jacques.
RONDON.
C’est ce que je voulais dire.
DELMAR, à Rémy.
Apprends donc, et mon ami Rondon te le dira, que, dans ce siècle-ci, ce n’est rien que d’avoir du talent.
RONDON.
Tout le monde en a.
DELMAR.
L’essentiel est de le persuader aux autres ; et pour cela, il faut le dire, il faut le crier.
RONDON.
Monsieur a-t-il composé quelque ouvrage ?
RÉMY.
Un Traité sur le Croup qui renferme, je crois, quelques vues utiles ; mais toute l’édition est encore chez Ponthieu et Delaunay, mes libraires.
RONDON.
Nous l’enlèverons ; j’en ai enlevé bien d’autres.
DELMAR.
Ne fais-tu pas un cours ?
RÉMY.
Oui, tous les soirs, je réunis quelques étudiants.
DELMAR.
Nous en parlerons.
RONDON.
Nous vous ferons connaître. Avez-vous une nombreuse clientèle ?
RÉMY.
Non, vraiment.
RONDON.
C’est égal, on le dira de même.
DELMAR.
Cela encouragera les autres ! et puis, j’y pense, il y a une place vacante à l’Académie de médecine de Paris.
RONDON.
Pourquoi ne vous mettez-vous pas sur les rangs ?
RÉMY.
Moi ! et des titres ?
DELMAR.
Des titres ! à l’Académie ! c’est du luxe. As-tu adopté quelque innovation, quelque système ? pourquoi n’entreprends-tu pas l’Acupuncture ?
RONDON.
Ah ! oui, le système des aiguilles ?
Air du vaudeville de Fanchon.
Pour guérir, ou vous pique ;
Système économique
Qui depuis ce moment
Répand
La joie en nos familles ;
Car nous avons en magasins
Plus de bonnes aiguilles
Que de bons médecins.
DELMAR.
Les jeunes ouvrières,
Les jeunes couturières
Ont remplacé la Faculté ;
Ces novices gentilles,
Vont, en servant l’humanité,
Avec un cent d’aiguilles,
Nous rendre la santé.
RONDON.
Je te prends ce trait-là pour mon journal, car je parle de tout dans mon journal ; mais je ne me connais pas beaucoup en médecine ; et si Monsieur veut me donner deux ou trois articles tout faits...
RÉMY.
Y pensez-vous ! Employer de pareils moyens, ce serait mal, ce serait du charlatanisme.
DELMAR.
Raison de plus.
RONDON.
Du charlatanisme ! mais tout le monde en use à Paris ; c’est approuvé, c’est reçu, c’est la monnaie courante.
DELMAR.
Témoin notre dernier succès.
RONDON.
D’abord la représentation était au bénéfice d’un acteur, qui se retirait définitivement pour la quatrième fois.
DELMAR.
Depuis un mois, les journaux annonçaient qu’il n’y avait plus de places, que tout était loué.
RONDON.
Et la composition du spectacle !
DELMAR.
Et celle du parterre ! je ne t’en parle pas ; mais il ne faut pas croire que nous soyons les seuls. Dans tous les états, dans toutes les classes, on ne voit que charlatanisme.
RONDON.
Le marchand affiche une cessation de commerce qui n’arrive jamais.
DELMAR.
Le libraire publie la troisième édition d’un ouvrage avant la première.
RONDON.
Le chanteur fait annoncer qu’il est enrhumé, pour exciter l’indulgence. Charlatans ! charlatans ! tout ici-bas n’est que charlatans.
DELMAR.
Je ne te parle pas des compères.
RONDON.
Nous serons les vôtres. Je vous offre mes services et mon journal, car moi je suis bon enfant.
RÉMY.
Je vous remercie, Messieurs, mais j’ai aussi mon système, et je suis persuadé que, sans intrigue, sans prôneurs, sans charlatanisme, le véritable mérite finit toujours par se faire connaître et acquérir une gloire solide et plus durable.
DELMAR.
Oui, une gloire posthume : essaie, et tu m’en diras des nouvelles.
RÉMY.
Adieu, je vais faire quelques visites.
DELMAR, le retenant.
Mais, écoute donc.
RÉMY.
Si les personnes que j’attends arrivaient pendant mon absence, charge-toi de les recevoir et de leur montrer leur appartement.
DELMAR.
Air : En attendant que le punch se présente.
Quand, par nos soins, notre appui tutélaire,
Tu peux marcher à la célébrité ;
Quand des honneurs nous t’ouvrons la carrière,
Tu vas languir dans ton obscurité !
Songe à l’amour que ton cœur abandonne !
Songe à la gloire.
RÉMY.
Ou doit en être épris
Quand d’elle-même à nous elle se donne ;
Dès qu’on l’achète, elle n’a plus de prix.
Ensemble.
RONDON et DELMAR.
Quand, par nos soins, notre appui tutélaire,
Tu peux marcher à la célébrité ;
Quand des honneurs nous t’ouvrons la carrière,
Tu vas languir dans ton obscurité !
RÉMY.
Quand, par vos soins, votre appui tutélaire,
Je puis marcher à la célébrité,
Quand des honneurs vous m’ouvrez la carrière,
Moi, j’aime mieux mon humble obscurité.
Il sort.
Scène IV
RONDON, DELMAR
RONDON.
C’est donc un philosophe que ton ami le médecin ?
DELMAR.
Non, mais c’est un obstiné qui, par des scrupules déplacés, va manquer un beau mariage.
RONDON.
C’est cependant quelque chose qu’un beau mariage ; et puisque nous en sommes sur ce chapitre, j’ai une confidence à te faire. Il est question, en projet, d’un superbe établissement pour moi ; vingt mille livres de rentes ?
DELMAR.
Vraiment ! et quelle est la famille ?
RONDON.
Je ne te le dirai pas, car je n’en sais rien encore ; mais on doit me présenter au beau-père dès qu’il sera arrivé.
DELMAR.
Ah ! il n’est pas de Paris ?
RONDON.
Non ; mais il vient s’y fixer ; un homme immensément riche, qui aime les arts, qui les cultive lui-même, et qui ne serait pas fâché d’avoir pour gendre un littérateur distingué et un bon enfant ; et je suis là.
DELMAR.
C’est cela, te voilà marié, et tu ne feras plus rien.
Air de la Robe et les Bottes.
Prends-y bien garde, tu t’abuses !
Oui, tu compromets ton état ;
Quand on se voue au commerce des muses,
On doit rester fidèle au célibat.
RONDON.
Crois-tu l’hymen si funeste à l’étude ?
DELMAR.
L’hymen, mon cher, est funeste aux auteurs ;
À nous surtout, nous qui, par habitude,
Avons toujours des collaborateurs.
Et voilà pourquoi je veux rester garçon.
RONDON.
Oui, et pour quelque autre raison encore. Il y a de par le monde une jolie petite dame de Melcourt.
DELMAR.
Y penses-tu ? la femme d’un académicien ! Un instant, Monsieur, respect à nos chefs, aux vétérans de la littérature !
RONDON.
Oh ! je suis prêt à ôter mon chapeau ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un mari académicien est ce qu’il y a de plus commode ! d’abord, l’habitude qu’ils ont de fermer les yeux.
DELMAR.
Halte-là, ou nous nous fâcherons. Madame de Melcourt est la sagesse même. Avant son mariage, c’était une amie de ma sœur ; et il n’y a entre nous que de la bonne amitié. Ingrat que tu es ! c’est à elle que nous devons nos succès ; c’est notre providence littéraire. Vive, aimable, spirituelle, répandue dans le grand monde, partout elle vante tous nos ouvrages. Divin ! délicieux ! admirable ! elle ne sort pas de là ; et il y a tant de gens qui n’ont pas d’avis, et qui sont enchantés d’être l’écho d’une jolie femme ! Et aux premières représentations, il faut la voir aux loges d’avant-scène. Elle rit à nos vaudevilles, elle pleure à nos opéras-comiques. Dernièrement encore, j’avais fait un mélodrame... qui est-ce qui ne fait pas de sottise ? j’avais fait un mélodrame à Feydeau ; elle a eu la présence d’esprit de s’évanouir au second acte, cela a donné l’exemple ; cela a gagné la première galerie ; toutes les dames ont eu des attaques de nerfs, et moi un succès fou. Si ce ne sont pas là des obligations !...
RONDON.
Allons ! allons ! tu as raison ; mais il faudra lui parler de notre pièce d’aujourd’hui, celle que je viens de lire, pour que d’avance elle l’annonce dans les bals et dans les sociétés ; cela fait louer des loges.
DELMAR.
À propos décela, parlons donc de notre ouvrage, donne-moi des détails sur la lecture.
RONDON.
Je sors du comité, il était au grand complet. Comme c’est imposant, un comité ! On y voit de tout, de graves professeurs, des militaires, des employés, des avoués, et même des hommes de lettres.
DELMAR.
As-tu bien lu ?
RONDON.
Comme un ange.
DELMAR.
Et nous sommes reçus ?
RONDON.
Je n’en doute pas, ils ont ri ; et le directeur m’a reconduit jusqu’au bas de l’escalier, en disant qu’on allait m’écrire.
Se mettant à la table.
Aussi, je vais annoncer notre réception dans le journal de ce soir.
DELMAR.
Il n’y a en toi qu’une chose qui me fâche, c’est que tu sois à la fois auteur et journaliste ; tu te fais des pièces et tu t’en rends compte, tu te distribues, à toi, des éloges, et à tes rivaux, des critiques ; cela ne me paraît pas bien.
Air : Le choix que fait tout le village.
Lorsque l’on est sorti de la carrière,
Lorsque l’on goûte un glorieux repos,
On peut porter un arrêt littéraire,
On peut alors parler de ses rivaux.
Oui, le pouvoir que déjà tu te donnes,
À nos anciens il faut l’abandonner :
Ceux qui jadis ont gagné des couronnes,
Seuls, à présent, ont le droit d’en donner.
RONDON.
Écoute donc, il faut se faire craindre des directeurs et des confrères.
DELMAR.
Et même dans les pièces où tu ne travailles pas avec moi, tu ne m’épargnes jamais les épigrammes.
RONDON.
C’est vrai ; je t’aime, je t’estime, j’aime tous mes confrères, mais je n’aime pas leurs succès. – Moi ! un succès me fait mal ; j’en conviens franchement ; je suis un bon enfant, mais... Tiens, écoute.
Il lit ce qu’il vient d’écrire.
« On a reçu aujourd’hui au théâtre de... » Faut-il nommer le théâtre ?
DELMAR.
Pourquoi pas ?
RONDON, lisant.
« On a reçu aujourd’hui, au théâtre de Madame, un vaudeville qu’on attribue à deux auteurs connus par de nombreux succès. »
DELMAR.
La phrase de rigueur, et si elle tombe, tu mettras : « Elle est de deux hommes d’esprit, qui prendront leur revanche. »
RONDON.
C’est juste !
Continuant à lire.
« On assure que cette pièce ne peut qu’augmenter la prospérité d’un théâtre qui s’efforce de mériter, chaque jour, la bienveillance du public. Le zèle des acteurs, l’activité de l’administration, l’intelligence du directeur, du comité... »
DELMAR.
Il y en a pour tout le monde.
RONDON.
Dame ! ils ont tous ri. Et puis, si une pièce est bonne, il ne faut pas, parce qu’elle est de nous, que cela m’empêche d’en dire du bien. Moi, je ne connais personne ; la vérité avant tout.
Scène V
RONDON, DELMAR, JOHN
JOHN.
Monsieur, c’est de l’argent.
DELMAR.
Bon, mes droits d’auteur du mois dernier ?
JOHN.
Oui, Monsieur, quatre mille francs.
DELMAR.
Quatre mille francs ! ô Racine ! ô Molière !
Les prenant de la main de John.
C’est bien ; mille francs pour l’économie, et mille écus pour les plaisirs.
Il les renferme dans son secrétaire.
JOHN.
Et puis, voici une lettre qu’un garçon de théâtre vient d’apporter.
RONDON, se levant, et prenant la lettre.
Eh ! c’est la lettre de réception !
Il lit tout haut.
« Messieurs, votre petite pièce » petite pièce, elle est parbleu bien grande ! « votre petite pièce pétille d’esprit et d’originalité ; les caractères sont bien tracés, le dialogue est vif et naturel, les scènes abondent en intentions comiques ; mais on a trouvé que le genre de l’ouvrage ne convient pas à notre théâtre. Je vous annonce donc à regret que la pièce a été refusée. »
DELMAR.
Refusée !
RONDON.
« À l’unanimité. Croyez bien, Messieurs, que l’administration... » Oui, les termes de consolation ! C’est une horreur !
DELMAR.
Tu disais qu’ils avaient ri.
RONDON.
Mais à mes dépens, à ce qu’il paraît. C’est prendre les gens en traître. C’est une indignité.
DELMAR.
Ils sont fiers, parce qu’ils ont la vogue.
RONDON.
Ils ne l’auront pas longtemps, je me vengerai ; et pour commencer, un bon article, bien juste...
Il se met à la table et écrit.
« Les recettes du théâtre de Madame commencent à baisser ; son astre pâlit. »
DELMAR.
Comment tu vas...
RONDON.
Écoute donc ! je suis bon enfant ; mais cela a des bornes : il ne faut pas non plus se laisser faire la loi.
Il écrit et répète à haute voix.
« La négligence de l’administration, la révoltante partialité des directeurs, la nullité des membres du comité, le honteux monopole, le marivaudage, etc., etc., etc. » Au lieu de prendre pour modèle les administrations voisines ; celle de Feydeau, par exemple, si douce, si paternelle....
DELMAR.
Est-ce qui tu veux porter notre pièce à l’Opéra-Comique ?
RONDON.
Sans doute.
DELMAR.
On sonne.
RONDON.
Feydeau est un théâtre royal, un théâtre estimable, ennemi des cabales.
DELMAR.
Oui, si l’on nous reçoit.
JOHN, annonçant.
Madame de Melcourt.
Scène VI
RONDON, DELMAR, MADAME DE MELCOURT, puis JOHN
DELMAR.
Qu’entends-je ? madame de Melcourt chez moi ! quel bonheur inattendu !
MADAME DE MELCOURT, étonnée.
Monsieur Delmar ! eh mais ! Monsieur, comment êtes-vous ici pour me recevoir ? Je venais voir mon oncle, pour qui on a retenu un logement dans cette maison, et l’on m’a dit : « Montez au premier. »
DELMAR.
Je récompenserai mon portier ; c’est un homme qui a d’heureuses idées.
MADAME DE MELCOURT.
Et moi, je le gronderai. M’exposer à vous faire une visite ! Que dira monsieur Rondon, qui est mauvaise langue ?
RONDON.
Oh ! Madame je suis bon enfant.
DELMAR.
N’allez-vous pas me reprocher un bonheur que je ne dois qu’au hasard ? Monsieur votre oncle va arriver dans l’instant ; j’ai promis au docteur Rémy de le recevoir.
MADAME DE MELCOURT.
Le jeune Rémy ! vous le connaissez ? vous êtes bien heureux ; c’est l’homme invisible : il m’était recommandé, mais jamais il ne s’est présenté chez moi, et cependant j’y prends le plus vif intérêt. J’ai reçu de ma jeune cousine une lettre si pressante !... Il faut absolument faire connaître ce jeune homme.
DELMAR.
Il ne le veut pas.
MADAME DE MELCOURT.
Comment ! il ne le veut pas ! il le faudra bien ; nous lui donnerons de la vogue malgré lui, et sans qu’il s’en doute.
DELMAR.
Ce serait admirable !
MADAME DE MELCOURT.
Et pourquoi pas, si vous me secondez.
RONDON.
Ce sera une conspiration.
MADAME DE MELCOURT.
Air : Aux temps heureux de la chevalerie.
Oui, conspirons pour l’unir à sa belle.
DELMAR et RONDON.
Nous sommes prêts.
MADAME DE MELCOURT.
Marchons donc hardiment ;
Et si le sort nous était infidèle,
Montrant son aigrette.
Raillez-vous à mon panache blanc.
DELMAR.
Du Béarnais jadis c’était l’emblème.
MADAME DE MELCOURT.
Avec raison je l’invoque en ces lieux :
Notre entreprise est digne de lui-même,
Nous conspirons pour faire des heureux.
ENSEMBLE.
Notre entreprise est digne de lui-même,
Nous conspirons pour faire des heureux.
MADAME DE MELCOURT.
Il faut d’abord quelques articles de journaux.
DELMAR.
Voici Rondon qui s’en chargera.
RONDON.
Certainement, un médecin, ce n’est pas un confrère ; moi, je suis bon enfant. Donne-moi des notes.
Il va s’asseoir à la table, et écrit.
« Le docteur Rémy. »
DELMAR.
Auteur d’un ouvrage sur le croup.
RONDON, écrivant.
« Le docteur Rémy, le sauveur de l’enfance, l’espoir des mères de famille... »
DELMAR.
Il fait tous les soirs un petit cours de physiologie.
RONDON.
Un petit cours !
Écrivant.
« C’est aujourd’hui que le célèbre docteur Rémy termine son cours de physiologie. On commencera à sept heures précises. Les voitures prendront la file au coin de la rue Neuve-des-Mathurins, et sortiront par la rue Joubert. »
DELMAR.
Parfait ! Dès qu’on promet de la foule, tout le monde y court.
Il appelle.
John ! John ! tu iras à la préfecture demander deux gendarmes.
JOHN.
Oui, Monsieur.
DELMAR.
Gendarmes à cheval surtout ! on les voit mieux, et cela attire de plus loin.
MADAME DE MELCOURT.
Attendez-donc : il y a une place vacante à l’Académie de médecine de Paris.
DELMAR.
C’est ce que nous disions ce matin.
RONDON.
Il faut qu’il l’ait.
MADAME DE MELCOURT.
Il l’aura ; c’est aujourd’hui que l’on prononce. On est incertain entre deux rivaux ; de sorte qu’un troisième qui se présenterait pourrait tout concilier.
RONDON.
Oui ; mais encore faudrait-il faire quelques visites ; et jamais ce Monsieur ne s’y décidera.
DELMAR.
Je les ferai pour lui, et sans qu’il le sache. J’irai voir le président, et je mettrai des cartes chez les autres.
MADAME DE MELCOURT.
Moi, j’irai voir leurs femmes.
Air : Amis, voici la riante semaine.
Je tâcherai de séduire ces dames,
Qui séduiront leurs époux. C’est ainsi
Que l’on parvient, c’est toujours par les femmes ;
Voilà comment j’ai placé mon mari.
RONDON.
Nous courrons tous.
MADAME DE MELCOURT.
Grâce à nos promenades,
Notre docteur est dans le bon chemin ;
Rien ne lui manque.
DELMAR.
Excepté des malades,
Et le voilà tout à fait médecin !
MADAME DE MELCOURT.
C’est vrai ; il faut lui trouver quelques malades riches, des malades de bonne compagnie ou des petits malades de grande maison. Attendez ! l’ambassadrice d’Espagne me demandait ce matin un médecin pour sa femme de chambre. Ensuite, je connais une princesse polonaise dont le singe s’est cassé la cuisse, la princesse Jockoniska.
DELMAR.
Cela suffit pour commencer.
Il appelle.
John ! John ! Dès que le docteur Rémy sera rentré, et qu’il y aura du monde...
Il lui parle bas.
Tu m’entends, l’air inquiet, effaré.
JOHN.
Oui, Monsieur.
MADAME DE MELCOURT.
On monte l’escalier ; je reconnais la voix de mon oncle, celle de sa fille ; ce sont mes voyageurs.
RONDON.
Moi, je vais à l’imprimerie ; je sors par la porte dérobée.
MADAME DE MELCOURT.
Ah ! Monsieur a deux sorties à son appartement.
DELMAR.
Les architectes ont tout prévu.
RONDON.
Sans doute, un garçon ! et un auteur dramatique !... mais je n’en dis pas d’avantage, parce que je suis bon enfant.
Il sort par la porte à droite.
Scène VII
DELMAR, MADAME DE MELCOURT, M. GERMONT, SOPHIE
TOUS.
Air du Valet de chambre.
Ah ! quel plaisir (bis.)
De s’embrasser après l’absence !
Ah ! quel plaisir
De pouvoir tous se réunir !
Ils s’embrassent.
DELMAR, les regardant.
Les scènes de reconnaissance
Ont toujours l’art de m’attendrir !
TOUS.
Ah ! quel plaisir !
GERMONT.
Paris, Paris ! j’en suis avide ;
Que rien n’échappe à mes regards !
MADAME DE MELCOURT.
C’est moi qui serai votre guide.
GERMONT.
Tu sais que je tiens aux beaux-arts,
À la peinture, à la musique ;
Mais j’aime avant tout, je m’en pique,
La littérature...
DELMAR.
Bravo !
Nous vous mènerons voir Jocko.
TOUS.
Ah ! quel plaisir
De s’embrasser après l’absence !
Ah ! quel plaisir
De pouvoir tous se réunir !
MADAME DE MELCOURT.
Ah çà ! mon cher oncle, vous venez sans doute à Paris pour marier ma cousine ?
GERMONT.
Mais oui, c’est mon intention.
MADAME DE MELCOURT.
Elle sera vraiment charmante quand elle aura un mari, et une robe de chez Victorine. Victorine, ma chère, il n’y a qu’elle pour les robes, Nattier pour les fleurs, Herbault pour les toques ; c’est cher, mais c’est distingué.
GERMONT.
C’est bon, c’est bon ; à demain les affaires sérieuses. Occupons-nous de notre appartement ; et, avant tout, montons chez ce cher Rémy : à quel étage demeure-t-il ?
DELMAR, bas à madame de Melcourt.
Décemment, je ne peux pas dire qu’il loge au quatrième.
Haut.
Monsieur, vous êtes chez lui.
MADAME DE MELCOURT.
Y pensez-vous ?
DELMAR, bas.
Je partagerai avec lui : ce n’est pas la première fois.
GERMONT.
Comment diable ! au premier, dans la Chaussée-d’Antin !
DELMAR.
Et l’appartement qui vous est réservé est ici en face, sur le même palier.
GERMONT.
Et un mobilier charmant, d’une fraîcheur ! d’une élégance ! une bibliothèque ! et des bustes !
Air : Il me faudra quitter l’empire.
J’aperçois là deux docteurs qu’on renomme ;
C’est Hippocrate et Galion.
DELMAR, bas, à madame de Melcourt.
Oui, c’est Favart, c’est Piron... le brave homme !
GERMONT.
Ah ! tout les deux je les reconnais bien, (bis.)
N’est-il pas vrai, c’étaient deux fortes têtes ?
Deux grands docteurs...
DELMAR.
C’étaient deux grands talents
À part.
Pour les couplets.
GERMONT.
Ils ont l’air bons vivants
DELMAR.
Je le crois bien. Si j’avais leurs recettes,
Je serais sûr de vivre bien longtemps.
GERMONT, à Delmar.
Monsieur est de la maison ?
DELMAR.
Je suis le propriétaire ; et si ce n’étaient les services que M. Rémy m’a rendus, il y a longtemps que je lui aurais donné congé.
SOPHIE.
Et pourquoi donc ?
DELMAR.
Pourquoi, Mademoiselle ? parce que je ne peux pas dormir, parce qu’on m’éveille toutes les nuits. La nuit dernière encore, deux équipages qui s’arrêtent à ma porte, et l’on frappe à coups redoublés. « N’est-ce pas ici le célèbre docteur Rémy ? on le demande chez un riche financier qui a une indigestion, chez la femme d’un ministre destitué qui a des attaques de nerfs. » C’est à n’y pas tenir. Je n’ose pas le renvoyer ; mais à l’expiration du bail, je serai obligé de l’augmenter, je vous en préviens.
GERMONT.
Qu’est-ce que vous me dites là ? Ce pauvre ! Rémy a donc un peu de réputation ?
DELMAR.
Lui ! il n’a pas un moment de repos, ni moi non plus.
SOPHIE.
Ah ! que je suis contente ! Vous voyez bien, mon père, j’étais bien sûre qu’il parviendrait.
GERMONT.
Et où est-il en ce moment ?
DELMAR.
Dieu le sait ! il est monté dans son cabriolet, et il court Paris.
GERMONT.
Qu’entends-je ! il a un cabriolet ?
DELMAR.
Air du Piège.
Eh ! oui, Monsieur ; c’est bien juste en effet ;
Tous les docteurs un peu célèbres
Ont an moins un cabriolet
Payé par les pompes funèbres.
On doit beaucoup à leurs secours ;
Pourrait-on, sans leur faire injure,
Les voir à pied, eux qui font tous les jours
Partir tant de gens en voiture.
GERMONT.
Et vous, ma chère nièce, que dites-vous de tout cela ?
MADAME DE MELCOURT.
Qu’il y a beaucoup d’exagération.
GERMONT.
Quoi ! vous pensez que le docteur Rémy ?...
MADAME DE MELCOURT.
Moi, je n’en dis rien, parce que je ne puis pas le souffrir. C’est un homme insupportable, qu’on ne trouve jamais : toutes les dames en sont folles, et je ne sais pas pourquoi.
SOPHIE, à voix basse.
Mais taisez-vous donc !
MADAME DE MELCOURT.
Et pourquoi donc me taire ? je dis ce que je pense ; il m’a enlevé mes spasmes nerveux, j’en conviens ; car il guérit, c’est vrai, il guérit ; il n’a que cela pour lui : il faut bien qu’il ait quelque chose.
DELMAR.
Vous voilà ! toujours injuste, exagérée quand vous n’aimez pas les gens.
MADAME DE MELCOURT.
Et vous, toujours prêt à partager l’engouement général.
GERMONT.
Mais, ma nièce... mais, Monsieur...
MADAME DE MELCOURT.
Vous verrez ce que deviendra votre docteur Rémy. Malgré tous ses succès, je ne lui donne pas dix ans de vogue.
DELMAR.
Eh bien ! par exemple !
SOPHIE.
Fi ! ma cousine ; c’est indigne de vous !
Scène VIII
DELMAR, MADAME DE MELCOURT, M. GERMONT, SOPHIE, RÉMY
MADAME DE MELCOURT.
Eh ! tenez ; voici encore quelqu’un qui vient le demander, et qui ne le trouvera pas.
DELMAR, bas, à madame de Melcourt.
C’est lui-même.
MADAME DE MELCOURT.
Ah ! mon Dieu ! ce que c’est que de ne pas connaître les personnes que l’on vante !
RÉMY.
Enfin, vous voilà donc arrivés !
GERMONT.
Ce cher Rémy ! embrasse-moi donc.
RÉMY.
Bonjour, Monsieur ; bonjour, Mademoiselle ; un si aimable accueil...
GERMONT.
Ne doit pas t’étonner, toi qui partout es reçu et fêté ; nous savons de tes nouvelles.
RÉMY.
De mes nouvelles ! et comment ?
GERMONT.
Parbleu ! par la renommée.
RÉMY.
Par la renommée ? je ne croyais pas qu’elle s’occupât de moi.
MADAME DE MELCOURT.
Ah ! quoique médecin, Monsieur est modeste ; voilà une qualité qui va nous raccommoder ensemble.
SOPHIE, à Rémy.
C’est madame de Melcourt, ma cousine, et une de vos malades.
RÉMY.
De mes malades ! je ne pense pas avoir eu l’honneur...
MADAME DE MELCOURT.
Qu’est-ce que je vous disais ? c’est insupportable ! et nous allons de nouveau nous brouiller ; il ne reconnaît même pas ceux à qui il a rendu la santé !
DELMAR.
Parbleu ! je le crois bien, sur la quantité ! Mais, pardon, Monsieur, avant de sortir, j’aurais un mot de consultation à demander au docteur sur des douleurs, que j’éprouve.
RÉMY.
Il serait vrai ! qu’est-ce que c’est ! parle vite, mon cher Delmar.
DELMAR, conduisant Rémy à l’extrémité du théâtre à gauche.
Rien ; mais j’ai une confidence à te faire. M. Germont a pris l’appartement en face sur le même palier ; je lui ai dit que tu demeurais ici avec moi.
RÉMY.
Et pourquoi donc ?
DELMAR.
Belle question ! pour que tu aies plus d’occasions de voir ta prétendue.
RÉMY.
Je te remercie ; quel bonheur ! Mais quant à cette dame, elle se trompe, je ne la connais pas.
DELMAR.
Qu’est-ce que cela te fait ? ne va pas la contredire, ce n’est pas honnête.
MADAME DE MELCOURT, bas, à Germont.
Ce jeune homme qui cause avec lui est M. Delmar, son propriétaire, un auteur très distingué.
GERMONT.
Comment ! c’est M. Delmar, l’auteur ? je loge dans la maison d’un auteur ! Tu sais bien, ma fille, cet opéra que nous avons vu à Montpellier... M. Delmar... les paroles de cet air que tu chantes si bien sur ton piano... M. Delmar...
MADAME DE MELCOURT.
J’espère que vous vous rencontrerez chez moi avec Monsieur, qui me fait souvent l’honneur d’y venir ; c’est aussi un ami du docteur.
GERMONT.
Je lui en fais compliment. Si je me fixais à Paris, je ne voudrais voir que des poètes, des artistes, des gens célèbres. J’aimerais à paraître en public avec eux, parce que c’est agréable d’être remarqué, d’être suivi, d’entendre dire autour de soi : « C’est monsieur un tel, c’est sûr, le voilà ; et quel est donc ce monsieur qui lui donne le bras ? C’est M. Germont, de Montpellier, son ami intime. » C’est une manière de se faire connaître. Voilà pourquoi j’ai toujours voulu pour gendre un homme célèbre ; il en rejaillit sur la famille et sur le beau-père une illustration... relative...
RÉMY.
Je suis désolé, Monsieur, de vous voir de pareilles idées, non pas qu’elles ne soient très louables en elles-mêmes ; mais, malheureusement pour moi, mon peu de réputation...
SOPHIE.
Que voulez-vous donc de plus ?
DELMAR.
Tu es bien difficile ; après les ouvrages que tu as faits, après ton Traité sur le Croup.
MADAME DE MELCOURT.
C’est-à-dire que c’est une modestie qui ressemble beaucoup à de l’orgueil.
RÉMY, à Delmar qui lui fait des signes.
Non, morbleu ! je ne veux point tromper un honnête homme ; je veux qu’il sache que j’ai peu de réputation, peu de clients.
Scène IX
DELMAR, MADAME DE MELCOURT, M. GERMONT, SOPHIE, RÉMY, JOHN
JOHN.
Monsieur le docteur, on vous fait demander chez l’ambassadeur d’Espagne.
RÉMY.
Moi ?
JOHN.
Oui, vous, le docteur Rémy, et on vous prie de ne pas perdre de temps, car madame l’ambassadrice est très inquiète.
GERMONT.
L’ambassadrice !
Scène X
DELMAR, MADAME DE MELCOURT, M. GERMONT, SOPHIE, RÉMY, FRANÇOIS
FRANÇOIS.
Monsieur le docteur, c’est de la part d’une princesse polonaise, qui vous supplie de passer chez elle ce matin.
RÉMY.
À moi ! une princesse polonaise ?
FRANÇOIS.
La princesse Jockoniska ; elle vous attend en consultation pour une personne de sa maison qui est gravement indisposée.
RÉMY.
Je vous jure que je ne les connais pas.
MADAME DE MELCOURT.
C’est tous les jours de nouveaux clients.
DELMAR.
Air de Marianne.
Voyez combien d’argent il gagne !
Il n’a pas un moment à lui !
C’est la Pologne et c’est l’Espagne ;
Il soigne le Nord, le Midi.
GERMONT.
Chez la princesse,
Chez Son Altesse,
Puisqu’on t’attend
Allons, pars à l’instant.
RÉMY.
Non, je l’atteste,
Ici je reste ;
L’ambassadeur
Me fait par trop d’honneur.
GERMONT.
Hé quoi ! dans l’état qu’il exerce
Refuser un pareil client !
DELMAR.
C’est Hippocrate refusant
Les présents d’Artaxerce.
GERMONT.
Et moi j’exige que vous partiez. Tantôt, à dîner, nous nous reverrons.
DELMAR, lui donnant son chapeau.
Voilà ton chapeau, le cabriolet est en bas, et le cheval est attelé.
RÉMY.
Mais est-ce que je peux profiter ?...
DELMAR, bas.
Eh ! oui, sans doute ; tu reviendras plus vite.
RÉMY.
À la bonne heure ; mais il y a dans tout cela quelque chose que je ne comprends pas.
Il sort.
Scène XI
DELMAR, MADAME DE MELCOURT, M. GERMONT, SOPHIE
DELMAR.
Il doit vous paraître fort original ; mais il a une ambition telle qu’il croit toujours n’être rien.
GERMONT.
Tant mieux, tant mieux ! c’est ainsi qu’on arrive ; et je vois maintenant que c’est là le gendre qu’il nous faut.
SOPHIE.
N’est-ce pas, mon père ?
GERMONT.
Oui, mais je me trouve dans un grand embarras, dont il faut que je vous fasse part.
MADAME DE MELCOURT.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ?
GERMONT.
Ne me doutant pas de la réputation du docteur Rémy, j’avais renoncé à cette alliance ; et ma fille sait que j’avais donné ma parole à un de mes amis qui demeure à Paris.
SOPHIE.
Aussi, c’est bien malgré moi.
GERMONT.
Que veux-tu ! il m’avait proposé pour gendre un littérateur connu.
DELMAR.
Il faut rompre avec lui.
GERMONT.
Sans doute, mais cela demande des ménagements. Il faudrait le voir, lui parler. C’est un homme qui travaille pour le théâtre et pour les journaux.
À Delmar.
Et vous, qui fréquentez ces messieurs, si vous vouliez me donner quelques renseignements ?
DELMAR, bas, à madame de Melcourt.
Comme si j’avais le temps ! et nos visites à l’Académie ?
GERMONT, fouillant dans sa poche.
J’ai là son nom, et une note sur ses ouvrages.
Scène XII
DELMAR, MADAME DE MELCOURT, M. GERMONT, SOPHIE, RONDON
DELMAR.
Mais, tenez ; voici un de mes amis qui connaît tout le monde, et qui vous dira tout ce qu’il sait, et tout ce qu’il ne sait pas ; c’est un dictionnaire biographique ambulant.
Bas, à Rondon.
C’est le provincial que nous attendions, le beau-père du docteur ; ainsi, soigne-le.
RONDON.
Sois tranquille, tu sais que je suis bon enf...
DELMAR.
Eh oui ! c’est connu. Adieu, Monsieur ; je vais faire quelques courses.
MADAME DE MELCOURT.
Et moi, je vais conduire Sophie dans votre nouvel appartement. Viens, ma chère, nous avons tant de choses à nous dire. Messieurs, nous vous laissons.
Ils sortent.
Scène XIII
RONDON, M. GERMONT
GERMONT.
Monsieur est un ami du jeune M. Delmar ? un auteur sans doute ?
RONDON.
Oui... Monsieur... connu par quelques succès agréables.
GERMONT.
Monsieur, je cultive aussi les sciences et les arts, mais en amateur. J’ai composé un Cours d’Agriculture ; et, dans ma jeunesse, je maniais le pinceau ; j’ai l’ait un Massacre des Innocents, qui, j’ose dire, était effrayant à voir.
RONDON.
Monsieur, je m’en rapporte bien à vous ; mais, que puis-je faire pour votre service ?
GERMONT.
Je ne sais comment reconnaître votre obligeance, Monsieur ; c’est sur un de vos confrères que je voudrais vous consulter.
Regardant le papier qu’il tire de sa poche.
Connaissez-vous un monsieur Rondon ?
RONDON.
Hein ! qu’est-ce que c’est ?
GERMONT.
Un littérateur qui travaille à plusieurs ouvrages périodiques.
RONDON.
Oui, Monsieur, oui, je le connais beaucoup, je ne suis pas le seul.
GERMONT.
Eh bien ! Monsieur, qu’est-ce que vous en pensez ?
RONDON.
Mais, Monsieur, je dis que...
À part.
Quelque habitué qu’on soit à faire son éloge, on ne peut pas, comme cela, de vive voix... si c’était imprimé, encore passe...
Haut.
Je dis, Monsieur, que c’est un garçon à qui généralement on reconnaît du mérite.
GERMONT.
Tant mieux ; mais est-ce un homme aimable, un bon enfant ?
RONDON.
Oh ! pour cela, il s’en vante ; mais oserai-je vous demander pourquoi toutes ces questions ?
GERMONT.
Je m’en vais vous le dire. Sans le connaître, je suis presque engagé avec lui. Un ami commun, M. Derbois...
RONDON.
M. Derbois ! je le connais beaucoup.
GERMONT.
Un conseiller à la cour royale, M. Derbois, lui avait proposé ma fille en mariage.
RONDON, à part.
Quoi ! c’était là le parti qu’il me destinait ! À merveille.
Haut.
Eh bien ! Monsieur ?
GERMONT.
Eh bien ! Monsieur, je n’ose pas l’avouer à mon ami Derbois, qui a cette affaire très à cœur ; mais je ne veux plus de M. Rondon pour gendre.
RONDON.
Comment, Monsieur ?
GERMONT.
Je cherche quelque moyen de le lui faire savoir avec politesse et avec égards. Si vous vouliez vous en charger ?
RONDON.
Je vous remercie de la commission.
GERMONT.
Est-ce que vous croyez qu’il le prendra mal ?
RONDON.
Sans doute, car encore voudra-t-il savoir pour quelles raisons...
GERMONT.
Oh ! c’est trop juste ; et je m’en vais vous le dire ; c’est que j’ai préféré pour gendre le docteur Rémy.
RONDON, à part.
Qu’entends-je ? notre jeune protégé ! c’est bien différent.
Haut.
Rémy ! qu’est-ce que c’est que ça ?
GERMONT.
Le célèbre docteur Rémy ! ce médecin si connu dans Paris !
RONDON.
Je ne le connais pas, et je vous dirai même que jamais je n’en ai entendu parler.
GERMONT.
Il serait possible ! et ses malades ? et ses ouvrages ?
RONDON.
Pour des malades, il est possible qu’il en ait fait ; mais pour des ouvrages, je crois qu’excepté ses libraires, personne n’en a eu connaissance.
GERMONT.
Air du Partage de la richesse.
Qu’ai-je entendu ? ma surprise est extrême !
RONDON.
Mon témoignage est peut-être douteux ;
Voyez, Monsieur, interrogez vous-même.
GERMONT.
Dans mes projets je suis bien malheureux ;
Moi qui cherchais à donner à ma fille
Un nom fameux... Dès longtemps je voulais
Voir un génie au sein de ma famille.
Ah ! c’en est fait... nous n’en aurons jamais.
Scène XIV
RONDON, M. GERMONT, MADAME DE MELCOURT
MADAME DE MELCOURT.
Mon oncle, mon oncle, je quitte ma cousine qui vient de me faire ses confidences.
GERMONT.
Il suffit, ma nièce. Je ne croirai désormais aucun rapport ; je ne veux me fier qu’à moi-même, à mon propre jugement ; je vais chez mon ami Derbois, un conseiller, un excellent homme qui est toujours malade, et qui toutes les semaines change de médecin ; ainsi il doit en avoir l’habitude ; il doit connaître les meilleurs ; je lui parlerai du docteur Rémy.
MADAME DE MELCOURT.
Pourquoi me dites-vous cela ?
GERMONT.
Suffit, je m’entends. Je passerai après cela chez les libraires du Palais-Royal ; et je verrai si, par hasard, l’édition entière ne serait pas dans leurs boutiques ; car il ne faut pas croire que nous autres provinciaux...
MADAME DE MELCOURT.
Voulez-vous que je vous accompagne ? j’ai là ma voiture.
GERMONT.
Du tout, je rentre chez moi, je vais m’habiller ; je demanderai un fiacre, et nous verrons. Monsieur, enchanté d’avoir fait votre connaissance.
RONDON.
Monsieur, je descends avec vous.
À madame de Melcourt.
Madame, j’ai bien l’honneur...
Scène XV
MADAME DE MELCOURT, seule, puis DELMAR, puis JOHN et FRANÇOIS
MADAME DE MELCOURT.
Nous voilà bien ! toute la conspiration est découverte ! C’est vous, Delmar.
DELMAR, entrant par la porte à gauche.
Je rentre par mon escalier dérobé : j’ai fait nos visites ; j’ai vu beaucoup de monde, tout va bien, et je vous apporte de bonnes nouvelles.
MADAME DE MELCOURT.
Et moi, j’en ai de mauvaises. Sophie m’a tout raconté. Cet homme de lettres, qu’on lui destinait pour mari, n’est autre que votre ami Rondon.
DELMAR.
Dieu ! quelle faute nous avons faite en le mettant dans notre parti !
MADAME DE MELCOURT.
Il n’en est déjà plus ; il est passé à l’ennemi.
DELMAR.
Eh bien ! tant mieux, si vous me secondez.
Air de Julie.
J’étais jaloux au fond de l’âme
De le voir en tiers avec nous.
Je suis bien plus heureux, Madame,
De ne conspirer qu’avec vous :
Ne craignez point qu’ici je vous trahisse ;
Que n’avez-vous (c’est là mon seul souhait)
Un secret qui vous forcerait
À n’avoir que moi pour complice !
MADAME DE MELCOURT.
Il ne s’agit pas de cela, Monsieur, mais de mon oncle à qui l’on a tout dit, et qui va lui-même courir aux informations chez M. Derbois, conseiller, qui connaît tous les médecins de Paris ; il va partir dans l’instant, car il a même fait demander un fiacre.
DELMAR.
Un fiacre ! c’est bon ; nous avons du temps à nous ; vite l’Almanach des vingt-cinq mille adresses.
Il l’ouvre.
MADAME DE MELCOURT.
De là, il doit aller au Palais-Royal, chez les libraires du docteur, pour demander le fameux Traité du Croup, et sa visite fera époque, car c’est peut-être le premier exemplaire qui se sera vendu de l’année.
DELMAR.
Rassurez-vous, car l’on peut tout réparer.
Appelant.
John ! François ! toute la maison !
Allant à son secrétaire.
MADAME DE MELCOURT.
Eh bien ! que faites-vous donc ?
Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.
Dans notre sagesse ordinaire,
Notre budget tantôt fut arrêté ;
Et voilà, dans mon secrétaire,
Trois mille francs que j’ai mis de côté.
MADAME DE MELCOURT.
Chez un auteur, mille écus ! quel prodige !
DELMAR.
Pour mes plaisirs je les avais laissés ;
Ils vont sauver un ami que j’oblige ;
Selon mes vœux, les voilà dépensés.
À John et à François qui entrent.
Approchez, vous autres, et écoutez bien. Il me faut du monde, des amis dévoués, et il m’en faut beaucoup ; enfin, comme s’il s’agissait d’une première représentation.
JOHN.
Je comprends, Monsieur, on fera comme la dernière fois.
DELMAR.
C’est bien, ce sera enlevé ! quatre de vos gens iront à dix minutes de distance chez M. Derbois, conseiller, rue du Harlay ; ils monteront, ils sonneront fort ; ils demanderont si on n’a pas vu M. le docteur Rémy. Ils ajouteront qu’on le cherche dans tout le quartier, qu’il doit y être, qu’il faut qu’on le trouve, attendu qu’il est demandé par un ministre, par un prince et par un banquier.
JOHN.
Oui, Monsieur.
DELMAR.
Pendant ce temps, les autres courront les galeries du Palais-Royal, entreront chez tous les libraires, et achèteront tous les exemplaires qu’ils pourront trouver d’un Traité sur le Croup, par le docteur Rémy. Comprends-tu bien ?
JOHN.
Oui, Monsieur.
DELMAR.
Surtout ne va pas te tromper et en acheter un autre ! quelque confrère dont on enlèverait l’édition !
JOHN.
Soyez tranquille.
DELMAR.
Tous les exemplaires, à quelque prix que ce soit ; quand les derniers devraient coûter vingt francs ! tenez, prenez, voilà de l’argent ; et, s’il en faut encore, n’épargnez rien.
JOHN.
Monsieur sera content.
DELMAR.
Ce gaillard-là a de l’intelligence. Il faudra que je le pousse au théâtre. Partez.
John et François sortent.
MADAME DE MELCOURT.
Moi, je vais porter les derniers coups. Tout ce que je crains maintenant, ce sont les articles de Rondon.
DELMAR.
Ne craignez rien, c’est lui, je l’entends ; je vais parer ce dernier coup, car je connais son côté faible.
Madame Delcourt sort.
Scène XVI
DELMAR, RONDON
RONDON.
J’avais fait pour le docteur un article d’amitié, mais la justice doit reprendre ses droits ; et dans celui-ci, je l’ai traité en conscience.
DELMAR.
Ah ! te voilà Rondon ? as-tu envoyé l’article de ce matin sur l’ouvrage du docteur Rémy ?
RONDON.
Oui, oui, il était même imprimé ; et dans un quart d’heure il va paraître, si je ne fais rien dire. Mais j’ai prié qu’on attendît, parce que je veux en envoyer un autre que je viens de composer dans ton cabinet.
DELMAR.
Un second ! c’est trop beau, et je t’en remercie. Mais tu as bien fait, et sans t’en douter, tu te seras rendu service à toi-même.
RONDON.
Que veux-tu dire ?
DELMAR.
Le journal où tu travailles vient d’être acheté secrètement par M. de Melcourt, l’académicien.
RONDON.
Secrètement ?
DELMAR.
Sans doute, à cause de sa dignité. Madame de Melcourt, enchantée de la complaisance, de la bonne grâce que tu as mise à la seconder, te fera d’abord conserver ta place qui est, je crois, de cinq à six mille francs ?
RONDON.
C’est vrai.
DELMAR.
Elle peut encore, par la suite, te faire augmenter, tandis que, si tu avais refusé de la servir, si tu y avais mis de la mauvaise volonté... Tu sais ce que peut le ressentiment d’une femme.
RONDON, ployant et déchirant son article.
Oui, sans doute, mais ce que j’en fais dans cette occasion, c’est plutôt pour toi que pour elle ; car, s’il faut te parler à cœur ouvert, j’ai découvert que ce docteur était mon rival.
DELMAR.
Vraiment ?
RONDON.
Il vient m’enlever un très beau mariage ; et la délicatesse ne m’oblige pas à le servir. Je laisse aujourd’hui le premier article comme il est, parce qu’il est imprimé, et qu’il ne faut pas se brouiller avec le propriétaire de son journal ; mais j’en resterai là, je serai neutre.
DELMAR.
On ne t’en demande pas davantage ; et pourvu que tu ne dises rien au beau-père, et que tu le laisses choisir entre vous deux.
RONDON.
Non pas, non pas, j’ai déjà parlé ; j’en conviens franchement, parce que je suis bon enfant ; j’ai dit du mal ! mais de vive voix.
DELMAR.
Il se pourrait ! Ah ! tant mieux ! sa réputation est faite. Il ne lui manquait plus que cela ; il ne lui manquait plus que des ennemis, et j’allais lui en chercher ; mais te voilà.
RONDON.
Dame ! on me trouve toujours dans ces occasions-là ; et puis cela te fait plaisir, tu peux être tranquille ; mais nous allons voir comment il se tirera des informations que le beau-père a été prendre sur lui.
DELMAR.
Tiens, justement, les voilà de retour.
Scène XVII
DELMAR, RONDON, M. GERMONT, RÉMY
GERMONT, tenant Rémy embrassé.
Mon cher Rémy, mon gendre ! Je te trouve au moment où tu descendais de ta voiture, et je ne te quitte plus ; il faut que je te demande pardon des soupçons que j’ai osé concevoir.
RÉMY.
À moi ! des excuses !
GERMONT.
Oui, sans doute, je viens de chez M. Derbois, un conseiller à la cour, rue du Harlay, un de mes vieux amis, qui est toujours malade, et entouré de médecins.
RÉMY.
Je ne le connais pas.
GERMONT.
Oui, mais lui te connaît. Depuis ce matin il n’entend parler que de toi dans son quartier ; on est même venu chez lui trois ou quatre fois, et, comme il est mécontent de son docteur, il le quitte, et c’est toi qu’il choisit ; il te supplie, dès demain, de vouloir bien lui donner tes soins, si tes occupations te le permettent.
RÉMY.
Comment donc ? et avec plaisir.
GERMONT.
Encore un client.
DELMAR, à part.
Encore un compère ; mais celui-là est de bonne foi, et ce sont les meilleurs.
GERMONT.
De là, je suis passé au Palais-Royal ; j’ai demandé un Traité sur le Croup.
RÉMY, à part.
Ah ! mon Dieu !
RONDON, de même.
Je respire.
DELMAR.
Eh bien ! Monsieur ?
GERMONT.
Impossible d’en trouver un exemplaire !
RONDON.
Cela n’est pas croyable !
RÉMY.
Vous vous êtes mal adressé.
GERMONT.
Je me suis adressé à tout le monde, et tous les libraires du Palais-Royal m’ont assuré qu’excepté la Campagne de Moscou, de M. de Ségur, et les brochures de M. de Stendal, il n’y avait pas un exemple d’une vogue pareille ; c’était une rage, une furie ; on s’arrachait les exemplaires ; aujourd’hui surtout, il paraît que la vente a pris un élan...
DELMAR.
Et vous n’avez pas pu vous procurer...
GERMONT.
Si, vraiment ; un seul, et le voilà ; c’est, je crois, le dernier ; et je l’ai payé quarante francs.
RÉMY.
Au lieu de deux francs ?
GERMONT.
Oui, mon ami ; et encore le libraire ne voulait pas me le donner. Mais c’est l’ouvrage de mon gendre, lui ai-je dit ; je veux l’avoir, je l’aurai, dût-il m’en coûter cent écus. Votre gendre ! m’a-t-il répondu en ôtant son chapeau. Vous êtes le beau-père du docteur Rémy ? Monsieur, dites-lui de ma part que s’il veut dix mille francs de la seconde édition, je les ai à son service.
RÉMY.
Il se pourrait !
DELMAR, à part.
Encore des compères.
RONDON.
C’est ça, voilà comme ils sont à Paris ! maintenant qu’il est lancé, je voudrais l’arrêter, que je ne pourrais pas !
Scène XVIII
DELMAR, RONDON, M. GERMONT, RÉMY, SOPHIE
SOPHIE.
Mon père ! mon père ! voilà des voitures, des gendarmes !
GERMONT.
Des voitures ! des gendarmes !
DELMAR.
Oui, ils arrivent pour son Cours de Physiologie qu’il termine aujourd’hui !
GERMONT.
Nous y assisterons tous ! un cours de physiologie, c’est très amusant.
SOPHIE.
Et puis, voici les journaux du soir ; ils viennent d’arriver ; il y a un article superbe sur M. Rémy. Tenez, lisez plutôt. On y dit en toutes lettres qu’il y a une place vacante à l’Académie de médecine, et que s’il y avait une justice, c’est lui qui devrait être nommé.
RÉMY.
Vraiment !
GERMONT, qui a regardé le journal.
C’est ma foi vrai, c’est imprimé.
RONDON.
Il ne manquait plus que cela pour leur tourner la tête.
GERMONT.
Ah ! mon Dieu ! ma fille ! mes enfants ! il est question de moi.
DELMAR, prenant le journal.
Ce n’est pas possible !
RONDON, bas.
Si vraiment, j’avais soigné le beau-père.
DELMAR, lisant le journal en regardant Germont.
« Un peintre célèbre, l’honneur de la province, vient d’arriver à Paris ; c’est M. Germont, auteur du fameux tableau du Massacre des Innocents. On dit qu’il s’est enfin déterminé à publier son Cours d’Agriculture, si impatiemment attendu par les savants. »
GERMONT.
Je commence donc à percer ?
DELMAR.
C’est à votre gendre que vous devez cela. Tout ce qui tient à un homme célèbre acquiert de la célébrité.
GERMONT, à Rondon.
Eh bien ! Monsieur, vous qui prétendiez que Rémy n’avait ni talent ni réputation, que dites-vous de cet article-là, de cet article où on lui donne de si grands éloges ?
RONDON, avec noblesse.
Je dis, Monsieur, que l’article est de moi.
GERMONT et RÉMY.
Il se pourrait !
RONDON.
Je suis Rondon, homme de lettres, celui qu’on vous avait proposé pour gendre. Comme rival, je n’étais point obligé de dire du bien de Monsieur ; mais comme juge, je devais la vérité, et je l’ai dite.
DELMAR, à part.
C’est bien cela ! charlatanisme de générosité !
RÉMY, allant à Rondon.
Monsieur, je n’oublierai jamais un trait aussi généreux ; vous êtes un homme d’honneur, vous êtes un galant homme.
RONDON.
Monsieur, je suis un bon enfant, et voilà tout.
Scène XIX
DELMAR, RONDON, M. GERMONT, RÉMY, SOPHIE, MADAME DE MELCOURT
MADAME DE MELCOURT.
Mes amis, mon cher Rémy, recevez mes compliments ; j’étais chez la femme du vice-président à attendre le résultat de l’élection académique : vous êtes nommé.
TOUS.
Il serait vrai !
RÉMY.
Je ne peux pas en revenir ; car enfin je ne m’étais pas mis sur les rangs ; je n’avais pas même fait de visites. Eh bien ! mes amis, que vous disais-je ce matin ? Vous voyez bien que, sans intrigues, sans cabale, sans charlatanisme, on finit toujours par arriver.
DELMAR.
Oui, tu as raison.
À part.
Mes chevaux sont en nage.
S’essuyant le front.
Et moi, je n’en puis plus.
Scène XX
DELMAR, RONDON, M. GERMONT, RÉMY, SOPHIE, MADAME DE MELCOURT, JOHN, avec un gros ballot sur les épaules
JOHN.
Monsieur, nous sommes sur les dents ; il y a encore deux ballots comme ceux-là en bas : c’est toute l’édition.
DELMAR.
Veux-tu bien te taire !
JOHN.
Il n’y manque qu’un seul exemplaire qui a été enlevé.
DELMAR.
C’est bon ; porte la première édition dans ma chambre :
À part.
cela servira pour la seconde.
RÉMY.
Que veux-tu dire ? et quels sont ces livres ?
DELMAR.
Tu le sauras plus tard ; jouis de ton triomphe ; tu le peux sans rougir, car cette fois du moins la vogue a rencontré le mérite ; mais disons, en l’honneur de la morale, que les réputations qui se font en vingt-quatre heures se détruisent de même ; et que si le hasard ou l’amitié commence les renommées, c’est le talent seul qui les soutient et qui les consolide.
Vaudeville.
Air du vaudeville du Ménage de garçon.
GERMONT.
Lorsque l’on vante à tout propos
Les savants et leur modestie,
La conscience des journaux,
Les travaux de l’Académie,
Les nymphes du Panorama,
Les beaux effets du magnétisme,
La clémence du grand pacha,
La morale de l’Opéra,
Encore du charlatanisme.
RONDON.
Des noces j’observe parfois
Les brillantes cérémonies,
Et je me dis, lorsque je vois
L’air content des bonnes amies,
Des parents le ton doctoral,
Et du maire le pédantisme,
De l’époux l’air sentimental,
Et... jusqu’au bouquet virginal :
Encore du charlatanisme.
RÉMY.
Celui qui fait l’indépendant,
Et qui par d’autres sollicite,
Et celui qui fait l’important
Pour que l’on croie à son mérite ;
Et ces gros banquiers, nos amis,
Qui, grâce à leur patriotisme,
À nos frais se sont enrichis,
En criant : « C’est pour mou pays : »
Encore du charlatanisme.
GERMONT.
Pour se déguiser à grands frais,
Comme à Paris chacun travaille !
Ces chapeaux qui cachent les traits,
Ces blouses qui cachent la taille !
Et ces corsets si séduisants,
Qui feraient croire à l’optimisme
Et ces pantalons complaisants,
Si favorables aux absents,
Encore du charlatanisme.
DELMAR.
Traînant les amours sur ses pas,
Riche d’attraits et de jeunesse,
Cette mère tient dans ses bras
Son jeune fils qu’elle caresse ;
Et regardant sur un sofa
Son vieil époux à rhumatisme,
Elle dit : Vois cet enfant-là,
« Comme il ressemble à son papa ! »
Encore du charlatanisme.
MADAME DE MELCOURT, au public.
Quand une pièce va finir,
Les auteurs viennent, d’ordinaire,
Dire : « Daignez nous applaudir. »
Nous, Messieurs, c’est tout le contraire :
Nous venons, mais pour signaler
La pièce à voire rigorisme ;
Nous vous prions même d’aller
Cent fois de suite la siffler...
Est-ce là du charlatanisme ?