Le Chaperon (Eugène SCRIBE - Paul DUPORT)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 6 février 1832.

 

Personnages

 

DE PRESLE, colonel

ANTÉNOR JOUSSE

MADAME DE TRENEUIL, jeune veuve

DELPHINE, sa sœur

UN DOMESTIQUE

 

La scène se passe à Paris, chez madame de Treneuil.

 

Un salon. Deux portes latérales. La porte à droite de l’acteur est celle de l’intérieur ; la porte à gauche, celle de l’appartement de madame de Treneuil ; une table auprès de cette porte.

 

 

Scène première

 

MADAME DE TRENEUIL, puis DELPHINE

 

MADAME DE TRENEUIL, devant la table, et écrivant.

Oui, je l’ai juré, oui, je l’ai signé, celte lettre partira aujourd’hui ; ensuite, et aussitôt après le mariage de ma sœur...

DELPHINE, entrant, à la cantonade.

Courez, dépêchez-vous... d’autres fleurs... on arrivera déjà, que je n’aurai pas achevé ma toilette...

MADAME DE TRENEUIL, se levant.

Quoi donc, Delphine ?

DELPHINE.

Ah ! ma sœur, une contrariété affreuse ; j’en ai presque pleuré. Si l’on savait ce que parfois le plaisir nous coûte de peine ! Figure-toi les fleurs de ma coiffure qui n’allaient pas avec les bouquets de ma robe... Aussi c’est ta faute ; quand tu m’abandonnes à moi-même, je ne fais que des étourderies... Ah çà !.. mais toi aussi, en voilà une.

Regardant madame de Treneuil, qui est en demi-deuil.

Air du vaudeville de la Robe et les Bottes.

Pourquoi donc être ainsi parée ?
Ce costume ne convient plus,
Lorsque chez toi ce bal, cette journée,
Rassemble tous mes prétendus ;
Quand mon choix, par cette alliance,
Va couronner tous leurs désirs,
Te mettre ainsi, c’est paraître d’avance
Porter le deuil de mes plaisirs.

MADAME DE TRENEUIL.

Non vraiment ; mais tous ces jeunes gens qui te font la cour se croiraient peut-être obligés à inviter la maîtresse de la maison, au lieu que mon costume les en dispense ; c’est comme si je portais écrit : « Messieurs, ne faites pas attention à moi ; allez tout droit à ma sœur. »

DELPHINE.

Que je te plains d’être si raisonnable ! se priver d’une contredanse... une contredanse !... oh ! pour moi, je n’imagine pas de bonheur plus parfait ; c’est si vif, si animé ! la pensée va deux fois plus vite : légère comme nos pas ; et c’est si amusant ! surtout quand on est, comme moi, une demoiselle à marier... n’y eût-il que cette réflexion qui se présente involontairement ; la main qui presse la mienne avec tant de douceur est celle peut-être qui doit me conduire à l’autel ; ce cavalier si aimable, si attentif, toujours penché vers mon oreille, pour m’adresser de jolis riens, voilà peut-être celui que j’aimerai !... et dire cela à chaque fois qu’on change de danseur, vois-tu, ça produit une variété d’émotions dont on ne pourrait jamais se lasser.

MADAME DE TRENEUIL.

Qu’entends-je ? et que signifient de pareilles idées ? vous de la coquetterie, Delphine ?

DELPHINE.

Comment ! ce serait là de la coquetterie ? Alors voilà deux mois que je suis coquette sans le savoir ; et à présent que j’en ai pris l’habitude, comment donc faire ?

MADAME DE TRENEUIL.

Se hâter de faire un choix : car moi qui suis ta sœur aînée, ta tutrice ; moi qui ai promis à mon père mourant de te servir de mère et de te marier, je suis obligée de te conduire dans des bals, dans des assemblées qui m’ennuient à la mort, et toujours auprès de toi, obligée d’écouter tous les hommages, compliments et déclarations qui te sont adressés.

DELPHINE.

C’est tout naturel, vous êtes mon chaperon.

MADAME DE TRENEUIL, souriant.

Oui, l’on appelle ainsi dans le monde celles qui, comme moi, ont une jeune fille sous leur garde.

DELPHINE.

Un drôle de nom qui me fait toujours penser au Petit Chaperon Rouge.

MADAME DE TRENEUIL.

Air du vaudeville du Baiser au Porteur.

Oui, de la ruse et de la médisance
Du méchant, du loup ravisseur,
Savoir préserver l’innocence,
D’un chaperon c’est l’emploi protecteur ;
Tel est le mien... je veille sur ma sœur.
Garder autrui ! dangereux privilège !
Souvent moi-même, en dépit de ce nom,
J’aurais besoin, lorsque je te protège,
Qu’on protégeât le chaperon.

DELPHINE.

Oh ! je sais pourquoi tu dis cela.

MADAME DE TRENEUIL.

Comment ?

DELPHINE.

Mon Dieu ! oui, l’autre jour, au bal, chez M. Dorvilé, ce jeune homme qui te poursuivait si vivement, et qui s’est emparé, malgré toi, de ton bouquet, que tu avais laissé tomber, qu’il a bien fallu lui laisser.

MADAME DE TRENEUIL.

Sans doute, et sous peine de faire scandale, car tous les yeux étaient fixés sur nous ; et avec un fat, un présomptueux comme celui-là, il n’en faudrait pas davantage pour faire croire... Tiens, tu ne peux pas t’imaginer ce que ma position a de faux et de pénible, et il me tarde que tu te sois décidée, pour quitter Paris et rentrer dans la retraite.

DELPHINE.

Eh bien ! ma sœur, je ne voulais pas en convenir, mais voilà peut-être encore un des motifs qui retarderont mon choix, parce que je me dis : Une fois mariée, établie dans le monde, je n’y aurai plus besoin de chaperon, et ma sœur le quittera. Oh ! tu ne te trompais pas, c’est mon plaisir que j’y cherche, et voilà pourquoi je t’y retiens.

MADAME DE TRENEUIL, avec amitié.

Voilà de tes mots quand je veux te faire des reproches. Mais voyons, parlons raison, car c’est elle, et non pas moi, qui te fait un devoir de te prononcer ; il me semblait que parmi tous tes adorateurs tu avais distingué M. Anténor.

DELPHINE.

Oh ! je les distingue tous ; mais celui-là a l’air de m’aimer davantage.

MADAME DE TRENEUIL.

Et tu l’aimes aussi, je l’ai vu, j’en suis sûre ; sage, modeste, d’un excellent naturel.

DELPHINE.

N’est-ce pas ? avec lui, une femme serait maîtresse absolue.

MADAME DE TRENEUIL.

Il a peu de fortune, mais des espérances... attaché à une des premières maisons de banque de Paris, héritier d’un oncle très riche, un des hauts dignitaires du clergé ; et puisqu’il t’aime beaucoup, et que tu l’aimes un peu...

DELPHINE.

Mon Dieu ! ce n’est pas une raison, parce qu’enfin je n’aurais qu’à le prendre aujourd’hui, et qu’il s’en présentât demain un plus aimable, vois où j’en serais.

MADAME DE TRENEUIL.

Delphine, y penses-tu ?

DELPHINE.

Mais, toi qui parles... toi, qui n’as que vingt ans, et qui es veuve...

Air du Piège.

Toi, si jolie, et qu’entre nous,
Avec amour en tous lieux on contemple,
Pourquoi ne pas choisir un autre époux
Et me donner le bon exemple ?
Puisqu’on effet, si je t’en crois,
Se marier est si bien dans le monde,
Ce qui fut bien une première fois,
Ne peut être mal la seconde.

MADAME DE TRENEUIL.

Ne parlons pas de cela.

Montrant la table.

Je m’occupais là d’un autre projet, qui doit assurer mon repos et mon bonheur.

DELPHINE.

Comme tu me dis cela ! est-ce que tu ne serais pas heureuse ? Ah ! ne parle pas ainsi, car cette idée-là va me faire pleurer, et j’aurais toute la soirée les yeux rouges ; juge pour un bal !... tous mes prétendus me trouveraient laide, et ça n’avancerait pas mon mariage : car, vois-tu, à cause de toi, et pour me punir, je veux me marier tout de suite ; pas plus tard que ce soir, mon choix sera fait ; je vais le peser mûrement pendant les contredanses ! et je te promets d’être invariablement fixée quand on commencera la galope.

 

 

Scène II

 

MADAME DE TRENEUIL, DELPHINE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, à Delphine.

Les fleurs que Mademoiselle a envoyé prendre chez Batton sont dans sa chambre.

DELPHINE.

J’y cours bien vite.

LE DOMESTIQUE, à madame de Treneuil.

Il y a en bas quelqu’un qui demande si Madame peut le recevoir : M. de Presle.

MADAME DE TRENEUIL.

M. de Presle, celui à qui ma famille a eu tant d’obligations !

Au domestique.

Faites monter.

Le domestique sort. Madame de Treneuil passe à droite.

DELPHINE.

Ce nom-là !... ah ! j’y suis, un jeune homme qui, avant-hier, s’était assis près de moi, chez madame Dorvilé ; tu sais cette soirée où est arrivée l’histoire du bouquet.

MADAME DE TRENEUIL.

C’est vrai ; il en a été témoin.

DELPHINE.

Et puis il a disparu tout d’un coup, et on ne l’a plus revu de la soirée ; j’en ai été fâchée.

MADAME DE TRENEUIL.

Est-ce que tu avais des vues sur lui ?

DELPHINE.

Pour la concurrence, c’était un de plus, et d’après tout le bien que j’ai entendu dire de lui : un officier brave, spirituel, riche, qui a refusé la fille d’un pair de France avant la loi. Toutes ces demoiselles disaient tout haut qu’il a une passion dans le cœur ; et chacune m’a dit ensuite tout bas que c’était pour elle. Comme il t’a parlé longtemps, et avec un air d’intérêt !

MADAME DE TRENEUIL.

Oui, nous nous étions vus souvent avant mon mariage, et il y a tant de charme dans ces souvenirs de la première jeunesse...

DELPHINE.

Oh ! je ne te questionne pas : est-ce que tu devines ce qui l’amène ?

MADAME DE TRENEUIL.

Moi ? non.

DELPHINE.

Enfin, on le saura, puisqu’il vient de lui-même, il te dira pourquoi ; il ne partira pas sans s’expliquer.

 

 

Scène III

 

MADAME DE TRENEUIL, DELPHINE, DE PRESLE, LE DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur de Presle.

Il entre dans l’appartement à gauche.

DE PRESLE.

Pardon, Madame, je crains bien d’être doublement indiscret : car vous n’êtes pas seule.

MADAME DE TRENEUIL.

C’est ma sœur.

DE PRESLE.

Ah ! oui, je me rappelle... c’est Mademoiselle que vous m’avez montrée avant-hier, à cette soirée, et qui éclipsait par sa grâce toutes ses jeunes compagnes.

DELPHINE, à part.

Il m’a remarquée ; j’en étais sûre.

MADAME DE TRENEUIL.

Sans votre disparition subite, Monsieur, j’aurais satisfait à votre demande, en lui présentant le fils d’un ancien ami de notre famille.

DE PRESLE.

Une circonstance imprévue que j’ai vivement regrettée... Trop heureux s’il m’est permis de réparer ma perte.

DELPHINE, à part.

Nous y voilà.

LE DOMESTIQUE, rentrant, à Delphine.

Le commis de Batton a dit qu’il était pressé, et si Mademoiselle veut choisir les fleurs pour ce soir...

DELPHINE.

Oui, je vais y aller...

À part.

Quel ennui ! Je serais peut-être mieux en cheveux ; mais non... de jolies fleurs ; et puis, il vient de me voir ainsi ; cela me changera.

Lui faisant la révérence.

Monsieur...

À part.

Il est fâché que je parte.

Elle sort.

DE PRESLE, à part.

Je sois enchanté que la petite sœur nous laisse.

MADAME DE TRENEUIL, au domestique.

Dès qu’on arrivera, faites entrer dans le grand salon, et avertissez-moi ; allez.

Le domestique sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE TRENEUIL, DE PRESLE

 

DE PRESLE.

J’ai mal pris mon temps, Madame ; à ces ordres, à ces apprêts, je vois que vous attendez du monde.

MADAME DE TRENEUIL.

Quelques amis, une réunion bien modeste : une soirée de veuve ; on dansera au piano ; et si vous n’êtes pas effrayé...

DE PRESLE.

De rester auprès de vous ? J’accepte avec empressement, et néanmoins avec un peu de regret, Madame.

MADAME DE TRENEUIL.

Comment ?

DE PRESLE.

Me voilà forcé d’ajourner ce que j’avais à vous dire ; car il s’agit d’un sujet trop important pour en parler au milieu d’un bal.

MADAME DE TRENEUIL.

Savez-vous que vous excitez mon intérêt ? et puisqu’on n’arrive pas encore, voyons, deux mots seulement ; eh bien, Monsieur ?

DE PRESLE.

Eh ! quoi ! Madame, à mon embarras, vous n’avez pas deviné que je viens mettre entre vos mains le sort de ma vie entière.

MADAME DE TRENEUIL, à part.

Encore un parti pour ma sœur. Elle s’en doutait, la caquette ; écoutons : c’est mon état : eh bien ?

DE PRESLE.

Avant d’entrer ici, tout me semblait facile, et maintenant tout m’alarme ; comment réussir à vous intéresser en ma faveur ?... Les paroles, les phrases d’usage, expriment si mal un sentiment vrai ; du moins vous me saurez gré, je l’espère, de n’avoir recouru à aucune médiation... Madame Dorvilé, d’autres amies ne m’auraient pas refusé la leur ; eh bien ! je n’en ai pas voulu. Madame, c’est à vous seule que je m’adresse ; ma cause ne sera plaidée que devant vous, et que par moi ; si je m’y prends mal, n’importe... dans ma gaucherie même, vous verrez l’émotion d’un cœur bien épris, et vous en serez peut-être attendrie.

MADAME DE TRENEUIL, avec un sourire bienveillant.

Le fait est que, depuis deux mois, voilà bien des déclarations que j’entends.

DE PRESLE.

Ciel !

MADAME DE TRENEUIL.

Mais il y a dans la vôtre un naturel, un abandon qui persuadent.

DE PRESLE.

Ah ! vous me rendez le courage ; et quand je pense que même avant votre mariage... que depuis trois ans, sans avoir osé vous le dire, je vous aimais...

MADAME DE TRENEUIL.

Moi, monsieur ! comment ! c’est à moi que vous vous adressiez ?

DE PRESLE.

Air du Matelot (de madame Duchambge).

Et quoi ! cet aveu vous étonne ?

MADAME DE TRENEUIL.

De l’attendre j’étais si loin...
Vous ne m’aviez nommé personne.

DE PRESLE.

J’ai cru n’en avoir pas besoin.
Me parlant sans cesse à moi-même
D’un sentiment et si vif et si doux,
Il me semblait que dire : J’aime,
Suffisait pour dire : C’est vous.

MADAME DE TRENEUIL.

J’ai cru qu’il s’agissait de ma sœur.

DE PRESLE.

Et vous m’approuviez ?

MADAME DE TRENEUIL.

J’étais flattée pour Delphine d’une recherche aussi honorable, d’un parti aussi brûlant.

DE PRESLE.

Et ces vœux ne vous semblent plus ni honorables, ni désirables, depuis que vous savez que c’est à vous qu’ils s’adressent ?

MADAME DE TRENEUIL.

Je ne dis pas cela.

DE PRESLE.

Vous le pensez, du moins ; d’autres hommages ont prévenu le mien : je suis puni du respect que m’inspiraient vos vertus, de ce respect, qui, pendant que vous étiez liée à un autre, m’a condamné au silence, m’a forcé à fuir votre vue. Mais enfin, et bien loin d’ici, du fond de l’Allemagne, j’apprends que vous êtes libre ; j’accours, et j’hésitais encore à me déclarer ; mais, par bonheur, on prétend que des revers, des malheurs, ont presque anéanti la fortune de M. de Treneuil et la vôtre : j’ai été plus brave alors ; et je venais vous offrir des richesses que, pour la première fois, je me sentais heureux de posséder, et votre refus renverse tous mes projets, toutes mes espérances.

MADAME DE TRENEUIL.

Calmez-vous, de grâce...

DE PRESLE.

Non, Madame ; non, je vois que vous en aimez un autre... son nom, de grâce, dites-moi son nom.

MADAME DE TRENEUIL.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Personne !... je n’aime personne,
Je l’atteste, je le promets !

DE PRESLE.

Ah ! grand Dieu ! que vous êtes bonne !
Insensé !... je vous accusais,
Déjà je me désespérais.
Mais non ; j’avais tort de me plaindre ;
De qui pourrais-je être jaloux,
Si pour rivaux je ne dois craindre
Que ceux qui sont dignes de vous ?

MADAME DE TRENEUIL.

Nul autre, Monsieur, ne le serait sans doute que vous, sans la résolution que j’ai prise de ne point me remarier... résolution que rien ne peut changer.

DE PRESLE.

Et moi j’espère que le temps, que mes soins, que mon amour...

MADAME DE TRENEUIL, froidement.

Ne le croyez pas, Monsieur : vous êtes trop galant homme, vous avez trop de droits à mon estime, pour que je veuille vous abuser ; et à vous seul, et sous le sceau du secret, je veux bien confier ma situation... Pendant trois ans qu’a duré mon mariage, j’ai été la plus malheureuse des femmes, non pas que M. de Treneuil ne m’aimât beaucoup ; mais une jalousie aveugle, effrénée, dont lui-même gémissait, a empoisonné tous les instants de sa vie ; elle lui a fait négliger le soin de ses affaires et de sa fortune ; elle a hâté ses derniers moments, et lui a même survécu.

DE PRESLE.

Que dites-vous ?

MADAME DE TRENEUIL.

Prêt à mourir, il m’a fait jurer qu’après lui je ne serais jamais à un autre ; et il est mort en emportant ce serment.

DE PRESLE.

Quelle horreur !

MADAME DE TRENEUIL.

Eh ! pourquoi donc ?... si cette dernière marque d’amour lui a prouvé la sincérité de ma tendresse, l’injustice de ses soupçons, si elle a adouci ses derniers moments, je n’ai fait que mon devoir, et je m’en félicite.

DE PRESLE.

Abuser de la foi du serment pour enchaîner votre avenir !

MADAME DE TRENEUIL.

Enchaîner !... il le serait sans cela : car j’aime peu le monde, où je n’ai trouvé que des chagrins, et je suis décidée a le quitter.

DE PRESLE.

Est-il possible !

MADAME DE TRENEUIL.

Le repos et la solitude conviennent seuls à mes goûts, à mon caractère, à mes serments ; et aussitôt après le mariage de ma sœur, je compte me retirer à l’abbaye de Miremont.

DE PRESLE.

Vous n’exécuterez pas un semblable projet.

MADAME DE TRENEUIL.

C’est déjà fait à moitié, car voici la lettre que j’écrivais ce matin à la supérieure, en lui annonçant ma prochaine arrivée.

DE PRESLE.

Ce n’est pas possible, vous réfléchirez ; vous déchirerez cette lettre.

MADAME DE TRENEUIL.

Vous ne me connaissez pas, Monsieur.

Appelant.

André !

DE PRESLE.

Que voulez-vous faire ?

MADAME DE TRENEUIL.

Vous prouver que quand j’ai pris une résolution que je crois sage et raisonnable, rien ne m’empêche de l’exécuter.

Au domestique qui entre.

Portez cette lettre à l’instant même à la poste.

Le domestique sort.

DE PRESLE, avec colère.

Madame, voilà qui est affreux !

MADAME DE TRENEUIL, offensée.

Monsieur !

DE PRESLE.

Oui, sans doute, et puisque vous me réduisez au désespoir, je dois vous sauver d’une résolution que vous regretteriez plus tard ; je m’attache à vous, je ne vous quitte pas... à défaut d’autre mérite, j’aurai du moins celui de la persévérance. Vous verrez sans cesse celui que vous rendez si malheureux ; il sera là, devant vos yeux, comme un reproche continuel.

MADAME DE TRENEUIL.

Monsieur !

DE PRESLE.

Et si cet amour dont je vous poursuis vous déplaît, vous gêne, vous contrarie... eh bien ! tant mieux, je ne serai pas le seul à souffrir, vous serez comme moi, vous ne pourrez vous en défaire, vous y serez condamnée.

MADAME DE TRENEUIL.

C’en est trop...

DE PRESLE.

Eh quoi ! Madame...

MADAME DE TRENEUIL.

Oui, Monsieur ; et puisque la voix de l’amitié, puisque celle de la raison ne peuvent rien sur vous, il faut se résoudre à se séparer, à ne plus se voir, à se priver même de vos visites.

DE PRESLE.

Ô ciel ! vous me renvoyez, vous me chassez ?

MADAME DE TRENEUIL.

Non, sans doute ; mais c’est vous qui m’obligez à ne plus vous recevoir. Adieu, Monsieur.

Elle lui fait la révérence, et entre dans son appartement.

 

 

Scène V

 

DE PRESLE, seul

 

Oui, sans doute, je partirai, je m’éloignerai, à l’instant même, pour me venger, pour la forcer à me céder ; mon honneur y est engagé. Mais comment y parvenir ? ce qu’elle m’a appris est terrible, car je la connais ; et avec ses principes, un tel serment est un obstacle invincible. C’est-à-dire, invincible, tout peut se vaincre, tout peut s’oublier, quand on aime ; mais c’est qu’elle ne m’aime pas encore : il faut donc, avant tout, se faire aimer, à force de soins et de tendresse, d’assiduité.

Avec dépit.

De l’assiduité !... et je ne peux plus même la voir, elle ne me recevra plus ; sa porte m’est défendue ! C’est une gaucherie que j’ai faite là... Quitter la partie, c’est la perdre ; et à quelque prix que ce soit, il faut trouver moyen de m’introduire de nouveau chez elle, d’y être admis, de m’y installer... oui, sans doute... mais si je sais comment m’y prendre...

 

 

Scène VI

 

ANTÉNOR, DE PRESLE

 

ANTÉNOR, à la cantonade.

Non, non, ne dérangez pas ces dames, j’attendrai... c’est une des prérogatives de mon état de prétendu... Eh mais ! n’est-ce pas monsieur le comte de Presle ?

DE PRESLE.

Anténor Jousse ! mon ancien camarade de collège, que depuis quatre ans je n’avais pas rencontré une seule fois dans le monde.

ANTÉNOR.

C’est que pendant ce temps, mon cher ami, j’en ai été tout à fait retranché et séquestré : j’étais entré au grand séminaire.

DE PRESLE.

C’est donc vrai ? je croyais qu’on le disait pour se moquer de toi.

ANTÉNOR.

Non vraiment ; moi, je n’ai jamais eu d’ambition ; mais ma mère en avait, et comme c’était alors le seul moyen de parvenir.

Air : Du partage de la richesse.

Sous l’empire, où régnait la gloire,
Dang les dragons je dus être englobé ;
Quand régna la soutane noire,
Elle voulut de moi faire un abbé.

DE PRESLE.

Et maintenant, où quiconque pérore,
Monte sans peine aux grandeurs de l’État,
Si ta mère vivait encore,
Infortuné, tu serais avocat,
Mon pauvre ami, tu serais avocat.

ANTÉNOR.

C’est probable ; je n’aurais pas pu échapper les robes noires ; mais alors, mon oncle, qui est évêque, devait me pousser et me protéger ; j’aurais fait mon chemin, c’est-à-dire, non, parce que je n’avais pas de vocation ; dans mes rêves, et même tout éveillé, je pensais toujours à un bon ménage, à une femme, à des enfants ; c’était mal ! cela m’aurait perdu... et à la mort de ma pauvre mère, j’ai quitté la soutane et je suis entré chez un agent de change pour faire mon salut.

DE PRESLE.

Est-il possible !

ANTÉNOR.

Oui, mon ami ; il vaut mieux être un bon négociant qu’un mauvais...

DE PRESLE.

Tu as raison ; quelque état que l’on choisisse, l’essentiel est de l’exercer en honnête homme...

ANTÉNOR.

Mon patron m’a pris en affection ; il voulait même me donner un intérêt dans sa charge, et alors ma fortune serait faite ; mais pour cela il faudrait cent mille écus, et tout mon patrimoine réuni fait à peine le tiers de cette somme.

DE PRESLE.

N’as-tu pas des amis qui seront trop heureux de venir à ton secours ?

ANTÉNOR.

Est-il possible !

DE PRESLE.

Moi, tout le premier : j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut, et si cela peut t’obliger, je te prête les deux cent mille francs qui te manquent.

ANTÉNOR.

Ah ! mon ami ! mon cher ami ! C’est étonnant, on nous enseignait là-bas que la société était perfide, le monde corrompu... Moi, depuis que j’y suis, je ne trouve que loyauté, générosité, désintéressement, parmi les hommes.

DE PRESLE.

Fasse le ciel que tes illusions continuent ! Tu acceptes donc ?

ANTÉNOR.

C’est-à-dire, je ne refuse pas ; mais, vois-tu, j’ai écrit à mon oncle l’évêque, qui est fort riche, comme tu sais, pour le prier de m’avancer cette somme ; je n’ai pas encore reçu sa réponse, qui, j’en suis sûr, sera favorable ; et il aurait droit de se fâcher, ce bon oncle, si d’ici là je m’adressais à d’autres qu’à lui.

DE PRESLE.

C’est juste.

ANTÉNOR.

Mais je t’en garde la même reconnaissance, et je proclamerai partout ton amitié, ta générosité.

DE PRESLE.

Du tout : tu me feras le plaisir de n’en rien dire, ou nous nous fâcherons. Mais tu aurais un autre moyen de me rendre service.

ANTÉNOR.

Lequel, mon ami ?

DE PRESLE.

Apprends-moi comment tu es reçu dans cette maison, et sur quel pied tu y viens ?

ANTÉNOR.

J’y viens dans un but légitime ; mes idées de mariage me tiennent toujours, surtout depuis que j’ai vu mademoiselle Delphine, la sœur de madame de Treneuil, une jeune personne charmante.

DE PRESLE.

C’est possible, je n’ai pas remarqué.

ANTÉNOR.

Ne me dis pas cela, cela me ferait de la peine pour toi ; moi, je n’en dors pas, j’ai des vertiges, des extases, j’en perds la tête, je m’embrouille dans mes reports et dans mes fin courant ; et je ne conçois au monde de félicité que par elle.

DE PRESLE.

Pauvre garçon ! Et tes vœux sont-ils bien accueillis ? te voit-elle avec plaisir.

ANTÉNOR.

Je n’en sais rien, mais elle rit quand elle me voit, c’est toujours cela... elle est si bonne !

Air d’Aristipe.

Je suis toujours des traits de sa folie
Dédommagé par son bon cœur ;
À la moindre plaisanterie
Toujours succède une faveur ;
Un mot piquant me vaut une douceur.
Chacun me plaint d’un bonheur qu’on ignore...
Je laisse dire... et de moi, Dieu merci !
Pour peu qu’elle se moque encore,
Je suis sûr d’être son mari.

DE PRESLE.

Je comprends.

ANTÉNOR.

C’est pour elle que j’ai appris la musique, pour elle que j’ai appris la valse et la galope ; et depuis ce temps-là elle m’a donné de l’espoir.

DE PRESLE.

Je t’en fais compliment.

ANTÉNOR.

Oui, mais nous sommes tant de danseurs, c’est-à-dire tant de concurrents...

DE PRESLE.

Comment cela ?

ANTÉNOR.

Madame de Treneuil, pour laisser à sa sœur toute liberté dans son choix, s’est fait une loi et un devoir de recevoir chez elle tous ceux qui s’annoncent comme prétendants.

DE PRESLE.

Est-il possible ?

ANTÉNOR.

Oui y mon ami ; d’ici à ce que sa sœur se décide, tous sont admis ; il y a de quoi faire une contredanse à seize.

DE PRESLE, vivement.

Dieu ! que c’est heureux !

ANTÉNOR.

Et pourquoi ?

DE PRESLE.

Parce que plus il y aura de concurrents, et plus tu auras de gloire à l’emporter.

ANTÉNOR.

Je ne tiens pas à la gloire.

DE PRESLE.

Tu as tort ; et je ne sais comment te remercier de l’idée... non, de la nouvelle que tu viens de me donner. Tu es un brave et honnête garçon qui y en tout temps, peut compter sur moi.

ANTÉNOR, le serrant dans ses bras.

J’y compte, mon ami, j’y compte ; et, entre nous, c’est à la vie et à la mort.

DE PRESLE.

Tais-toi donc, voilà ces dames.

ANTÉNOR.

C’est vrai.

DE PRESLE.

Présente-moi à elles, je t’en prie.

ANTÉNOR.

De tout mon cœur.

 

 

Scène VII

 

DE PRESLE, ANTÉNOR, DELPHINE, en parure de bal, MADAME DE TRENEUIL

 

MADAME DE TRENEUIL, à part, apercevant de Presle.

Comment ! encore ici, après un congé aussi formel ! je ne le reconnais pas là.

Anténor et de Presle s’inclinent.

ANTÉNOR, prenant de Presle par la main.

Mesdames, j’ai l’honneur de vous présenter M. le comte de Presle, mon ancien camarade, un militaire des plus distingués.

DE PRESLE, passant entre Anténor et Delphine.

Mon ami Anténor est trop bon : il ne fallait pas moins que son patronage et sa recommandation pour oser vous adresser une demande qui me semble, à moi, toute naturelle, et que vous trouverez peut-être bien téméraire.

DELPHINE.

Et laquelle, Monsieur ?

DE PRESLE.

Je sais que de nombreux prétendants aspirent à la main de Mademoiselle ; et, sans aucun droit, je dirai même plus, sans aucun espoir, je viens cependant me mettre sur les rangs.

DELPHINE et MADAME DE TRENEUIL.

Est-il possible !

ANTÉNOR, s’éloignant de de Presle.

Quelle trahison !

DELPHINE.

Et c’est M. Anténor qui nous le présente ! Voilà, par exemple, une confiance...

ANTÉNOR.

Du tout. Mademoiselle.

DE PRESLE.

Je m’attendais bien à l’accueil peu favorable que je reçois.

DELPHINE.

Vous auriez tort, Monsieur, d’interpréter en mauvaise part la surprise que me cause votre recherche, trop honorable, du reste, pour qu’on puisse s’en formaliser.

ANTÉNOR.

Encore un qu’on admet ! Et être trompé ainsi par un ami de collège !

DE PRESLE.

Écoute donc, on est rivaux en amour... et cela n’empêche pas l’amitié.

Il lui tend la main.

ANTÉNOR.

Laissez-moi, je ne veux plus rien de vous, et je ne croirai plus désormais à l’amitié des hommes.

Regardant madame de Treneuil.

Je ne croirai qu’à celle des femmes.

Il remonte vers le haut du théâtre.

MADAME DE TRENEUIL, passant entre Delphine et de Presle.

Si quelqu’un ici a le droit de s’étonner d’une pareille démarche, il me semble. Monsieur, que c’est moi.

DE PRESLE.

Du tout, Madame, car c’est vous qui en êtes cause : ce sont vos avis, vos conseils, qui m’y ont déterminé.

ANTÉNOR, venant entre madame de Treneuil et Delphine. À madame de Treneuil.

Et vous aussi, Madame, vous qui sembliez me porter quelque intérêt !

DE PRESLE, à madame de Treneuil.

J’ai écouté la voix de la raison, la vôtre, Madame.

ANTÉNOR, à Delphine.

Et c’est par raison qu’il vous aime ?

DE PRESLE.

Oui, mon ami, une raison impérieuse.

MADAME DE TRENEUIL.

La seconde fois que vous voyez ma sœur ?

DE PRESLE, galamment.

Eh mais ! une seule aurait suffi.

MADAME DE TRENEUIL.

Mais songez donc, Monsieur...

DE PRESLE.

Que vous laissez, m’a-t-on dit, la concurrence libre à tout le monde, et que j’aurais lieu, Madame, de vous supposer

En appuyant.

des raisons toutes personnelles, si vous m’accordiez le privilège de l’exclusion.

MADAME DE TRENEUIL, à part.

C’est-à-dire qu’il va me croire jalouse.

Haut.

Je ne dis plus rien, Monsieur ; que ma sœur prononce, mais qu’elle prononce sur-le-champ.

DE PRESLE.

Ce n’est ni juste ni raisonnable ; je n’ai pas,

Regardant Anténor.

comme bien des gens, un mérite évident, et qui saute aux yeux ; le mien, si toutefois j’en ai, est difficile à découvrir ; il lui faut le temps de se faire connaître, et il faut au moins que Mademoiselle me permette comme aux autres de lui faire ma cour.

DELPHINE, passant auprès de sa sœur.

Il me semble, ma sœur, qu’on ne peut pas empêcher...

ANTÉNOR.

Eh bien ! qu’il se dépêche, et que cela finisse.

DE PRESLE, froidement.

Je commencerai dès que mon rival ne sera plus là ; on ne peut pas exiger que je fasse ma déclaration devant témoin.

DELPHINE.

C’est juste.

MADAME DE TRENEUIL.

C’est-à-dire que nous sommes de trop.

DE PRESLE, la retenant.

Non, Madame, je connais trop les convenances ; votre présence est de droit et de rigueur : vous êtes la tutrice, le chaperon de Mademoiselle, et, à ce titre, vous ne pouvez pas faire autrement que d’écouter ma déclaration d’amour.

ANTÉNOR, à madame de Treneuil, qui fait un geste d’impatience.

Oui, Madame, j’aime mieux que vous soyez là... Je serai plus tranquille, et puisqu’il faut que je m’en aille...

DE PRESLE.

Sans rancune, mon ami Anténor.

ANTÉNOR.

Si, Monsieur ; car moi je ne suis pas comme vous, je ne vous prends pas en traître ; et je vous déclare que si je peux trouver quelque bon moyen de vous nuire...

DE PRESLE.

C’est toujours comme cela entre amis.

ANTÉNOR, hésitant à s’en aller.

Sans adieu. Madame ; et vous. Mademoiselle, je me recommande à vous, il va vous parler mieux que moi.

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

Je sais qu’il est plus éloquent,
Il sait mieux plaire et mieux séduire ;
Il a plus d’esprit, de talent.

DE PRESLE, à part, et riant.

Si c’est ainsi qu’il croit me nuire...

ANTÉNOR.

Il va, comme futur mari,
Vanter son amour, sa constance ;
Mais tout ce qu’il va dire ici,
Songez que c’est moi qui le pense.

À de Presle, avec fierté, en sortant.

Adieu, Monsieur.

Il entre chez madame de Treneuil.

 

 

Scène VIII

 

DE PRESLE, MADAME DE TRENEUIL, DELPHINE

 

DELPHINE.

Ce pauvre Anténor ! il me fait de la peine ; mais ce n’est pas un mal qu’il ait quelque inquiétude : sans cela, il serait trop tranquille et trop sûr de son fait.

MADAME DE TRENEUIL.

Maintenant, Monsieur, vous êtes satisfait ; j’espère qu’au moins tous ne me retiendrez pas plus longtemps.

DE PRESLE.

Je tâcherai, Madame, sans toutefois en répondre ; car vous sentez que l’exposé d’une passion, ça demande toujours quelques développements. Je sais bien que ces sortes de choses ne sont guère amusantes, quand on ne les écoute pas pour son compte ; mais lorsque c’est par état, et qu’il y a nécessité...

MADAME DE TRENEUIL.

Oh ! peu m’importe, je n’ai pas besoin d’entendre, et j’ai là mon ouvrage.

Elle va s’asseoir auprès de la table.

DE PRESLE.

Votre ouvrage ! à merveille, Madame ; je n’y pensais pas ; mais cela me mettra tout à fait à mon aise.

DELPHINE, à part, pendant que madame de Treneuil s’assied.

Je suis curieuse de voir comment il va me faire la cour ; un militaire dont on vante l’esprit, ça doit être amusant.

Elle s’assied à côté de sa sœur, et les yeux baissés.

DE PRESLE, s’assied auprès de Delphine, et après quelques instants de silence.

Mademoiselle, ce que j’ai à vous dire est bien simple : je désire est admis au nombre de vos prétendants.

DELPHINE, après on silence. À part.

Comment ! voilà tout... les autres qui me faisaient de si jolies phrases.

Haut.

Monsieur, est-ce là le seul motif ?

DE PRESLE.

Une telle question prouve la candeur et l’ingénuité de votre âme ; car de la manière dont je me présente, ma réponse ne peut pas être douteuse. Je suis amoureux, Mademoiselle : dans ma position, c’est de rigueur.

DELPHINE.

Amoureux ?

DE PRESLE, avec expression.

Ah ! oui, l’on peut m’en croire ; et je ne serais pas ici, je le jure, si je n’y avais été entraîné par un penchant irrésistible.

DELPHINE, à part.

Allons, c’est un peu mieux.

Haut.

Mais ce penchant a été bien prompt, car vous me connaissez à peine ; et si j’étais sûre que vous fussiez sincère...

DE PRESLE.

Je m’y engage.

DELPHINE.

Je vous demanderais à quelle circonstance je dois attribuer votre amour pour moi.

MADAME DE TRENEUIL, bas.

Delphine...

DELPHINE, bas.

Mais dame, ma sœur, il faut bien prendre des informations : c’est un soin qui vous regardait. Je fais là votre ouvrage.

DE PRESLE.

Un autre, Mademoiselle, vous parlerait de ces coups soudains de la sympathie, si familiers dans les romans et au théâtre ; mais ce sont là des moyens tellement prodigués, qu’on n’y croit plus guère aujourd’hui. Moi, c’est différent : cet amour que je vous témoigne, Mademoiselle, l’idée m’en est venue en pensant à madame votre sœur.

DELPHINE.

À ma sœur...

MADAME DE TRENEUIL, se levant.

Monsieur, que voulez- vous dire ? oubliez-vous ?

DE PRESLE, se levant.

Pardon, Madame. N’oubliez pas vous-même, de grâce, que vous n’êtes ici qu’un témoin impartial et désintéressé. Comme chaperon, vous regardez, vous écoutez ; mais voilà tout. Je suis seul juge des moyens que j’emploie pour faire la cour à Mademoiselle, et celui-là n’est peut-être pas le moins naturel et le moins persuasif.

Il se rassied.

Oui, Mademoiselle, je me suis dit : Une jeune personne élevée sous l’influence d’un pareil exemple, formée à l’école de tant de vertus et de qualités, recevant à chaque instant du jour ces impressions dont il est impossible de se défendre... mais ce doit être un modèle de raison, d’amabilité, de grâce ; ce doit être la perfection même ! Je ne me suis pas trompé, Mademoiselle ; et vous concevez maintenant que j’ai d’excellentes raisons pour me dire amoureux de vous.

DELPHINE, bas, à madame de Treneuil.

Ma sœur, remerciez-le donc, il me semble que cela regarde plus que moi.

DE PRESLE, regardant avec passion madame de Treneuil qui baisse les yeux.

Oui, mademoiselle, car jamais je n’ai aimé comme aujourd’hui.

DELPHINE.

Comment ! monsieur, vous avez aimé déjà ?

DE PRESLE.

Oui, mademoiselle.

DELPHINE.

Par exemple !

MADAME DE TRENEUIL, se levant.

Monsieur, une telle confidence, à ma sœur ?...

DE PRESLE.

Et pourquoi non, Madame ? Oui, Mademoiselle, c’est par ma franchise que je veux vous intéresser à moi, et en ce moment surtout, j’en ai besoin plus que vous ne pouvez le croire ; écoutez-moi, d’abord, vous jugerez après. Une jeune personne : je ne vous dirai rien de ses qualités, de ses grâces, vous l’auriez trop vite nommée...

DELPHINE.

Je la connais donc ?

DE PRESLE.

Vous devez la connaître.

DELPHINE, à part.

Ah ! voyons si je devinerai.

DE PRESLE.

Depuis longtemps je l’adorais, et c’était pour la mériter que j’étais parti pour l’armée ; nous étions à la veille d’un combat décisif, et je me disais : « Demain, je serai mort, ou digne d’elle. » Comprenez mon désespoir : une lettre fatale m’informe de son prochain mariage ! Éperdu, hors de moi, je voulais partir, déserter mon poste. Ce sang que je devais à mes frères d’armes, c’est pour elle, c’est pour la disputer à un rival, que j’aurais voulu le verser ; mais l’honneur, le devoir, hélas !... Quelques jours après, j’avais revu mon pays, je volais auprès d’elle ; il était trop tard.

DELPHINE.

Trop tard ! elle était mariée... et vous l’aimiez ?

DE PRESLE.

Oui, Mademoiselle, autant que possible ; je le croyais du moins. Eh, bien ! je vous dirai avec la même franchise, et vous devez me croire, que l’amour que j’éprouvais alors n’était rien...

Regardant madame de Treneuil.

auprès de celui que j’éprouve aujourd’hui.

DELPHINE.

Est-il possible ?

DE PRESLE.

Quelle différence ! il fallait rougir autrefois de ma passion, il fallait la cacher à tous les yeux ; mais maintenant celle que j’aime est libre ; je puis avouer un amour dont je suis fier, et quels que soient les moyens que j’emploie pour l’obtenir, ils ont un but trop pur et trop légitime pour qu’elle puisse m’en vouloir.

DELPHINE.

Non certainement, Monsieur, je ne vous en veux point de chercher à me faire la cour...

On se lève.

et tout ce que vous me dites là... est tout à fait bien, pour les paroles.

À part.

Il n’y a que les gestes et les regards. C’est singulier, il n’a pas l’air de tourner les yeux vers moi.

DE PRESLE.

Eh bien ! Mademoiselle.

DELPHINE.

Tenez, Monsieur, il y a dans vos discours quelque chose qui a l’air d’être vrai, et qui intéresse ; qui fait qu’on voudrait vous savoir heureux, qu’on se reprocherait de vous laisser dans l’incertitude, et voilà pourquoi, quoique cela me fasse de la peine, je vous avouerai tout de suite... que quant à moi...

DE PRESLE.

Ah ! Mademoiselle, si c’est un refus que vous me réservez, daignez le suspendre encore. Je sais bien qu’on ne peut pas aimer en un jour, et à la première vue. Ainsi, je ne vous presse pas, prenez du temps, tout le temps qu’il faudra.

Air : Traitant l’amour sans pitié.

Je ne veux que soupirer,
Et longtemps, amant sensible...
Oh ! le plus longtemps possible,
Permettez-moi d’espérer.
C’est par le temps, la constance,
Les épreuves, la souffrance,
Qu’on peut, du moins je le pense,
Mériter le nom d’époux !...
Laissez-moi donc, je vous prie,
Vous aimer toute la vie,
Pour être digne de vous.

DELPHINE.

Toute la vie... c’est un peu long.

DE PRESLE.

Ça m’est égal... la seule faveur que je réclame, c’est la liberté de revenir, de vous voir quelquefois, tous les jours, le matin, le soir, à votre convenance, et de ne vous parler que devant votre sœur, toujours devant elle.

MADAME DE TRENEUIL.

Monsieur...

DE PRESLE, à genoux, à Delphine.

Accordez-moi cette permission, et, en revanche, je m’engage à ne rien tous demander de plus.

DELPHINE.

Mais relevez-vous. Monsieur, relevez-vous.

DE PRESLE.

Vous consentez ?... Ah ! que je suis heureux !

 

 

Scène IX

 

DE PRESLE, MADAME DE TRENEUIL, DELPHINE, ANTÉNOR

 

ANTÉNOR.

Dieu ! que vois-je ! et qu’entends-je !

DE PRESLE.

On me permet d’espérer... voilà tout. C’est là ce qui te fâche ?

ANTÉNOR.

D’abord, Monsieur, je vous prierai de supprimer ces familiarités-là, parce qu’enfin, comme je ne vous tutoie plus...

DE PRESLE.

C’est juste.

ANTÉNOR.

Et en outre, je vous préviens que je vais parler contre vous ; et pour faire connaître à Mademoiselle la personne à qui elle permet d’espérer, je ne dirai qu’une seule chose, mais horrible, mais épouvantable... que je viens d’apprendre à l’instant.

MADAME DE TRENEUIL, avec émotion.

Qu’entends-je !

DE PRESLE.

J’allais partir... mais je reste... je ne serais pas fâché d’avoir quelques renseignements sur mon compte.

ANTÉNOR.

Comme ce n’est pas pour vous que je les ai pris, je ne suis pas obligé de vous les donner.

DE PRESLE.

Il me semble cependant que, quand on accuse, ce doit être en face.

DELPHINE.

C’est juste !

DE PRESLE.

Quant à moi, je m’engage envers mon adversaire à ne pas l’interrompre ; qu’il lance contre moi son réquisitoire, je m’assieds là, muet, immobile, et fort de mon innocence.

Il s’assied dans un fauteuil.

DELPHINE, à part.

Par exemple, voilà qui excite ma curiosité.

Haut, à Anténor.

Allons, parlez donc.

MADAME DE TRENEUIL.

Parlez, Anténor.

ANTÉNOR.

À cet empressement, je vois bien qu’on est maintenant pour lui : vous aussi, madame de Treneuil ! Il vous a séduite, mais cela ne durera pas, quand je vous dirai que lui, qui recherche Mademoiselle en mariage, il aime une autre femme.

DELPHINE.

Est-il possible !

ANTÉNOR.

Et qu’il s’est battu pour elle, la semaine dernière, à la suite d’un bal ; on vient de le dire dans le salon ; et s’il ose le nier, j’ai un moyen de le confondre, en vous montrant la blessure qu’il a reçue.

MADAME DE TRENEUIL, avec émotion.

Ô ciel ! une blessure !

ANTÉNOR.

Vous voilà comme moi, Madame, effrayée d’abord, parce qu’on a beau haïr ses amis, le premier mouvement est pour eux ; mais rassurez-vous, presque rien, une égratignure à la main droite : c’est une permission du ciel, tout juste ce qu’il fallait pour rendre témoignage à la vérité.

DELPHINE.

Moi qui m’étais attendrie, qui le croyais la franchise même.

Anténor et Delphine remontent jusqu’au haut du théâtre.

MADAME DE TRENEUIL, à de Presle.

Vous avec entendu, Monsieur ?

DE PRESLE, se levant avec le plus grand sang-froid.

Parfaitement, Madame.

MADAME DE TRENEUIL.

Quant à moi, tout cela me serait bien indifférent ; mais, comme tutrice de ma sœur, comme obligée de veiller à son avenir, je ne puis me dispenser de vous interroger ; qu’avez-vous à répondre ?

DE PRESLE.

Que dans le récit d’Anténor, de M. Anténor, il entre beaucoup d’exagération ; des faits mal présentés, plus mal interprétés encore ; et qu’après tout, j’espère être jugé sur ma conduite ultérieure, et non pas sur les rapports toujours suspects d’un rival, qui ne cherche à me perdre dans votre esprit que pour diminuer la concurrence.

Il se rassied.

ANTÉNOR.

Voilà ce qui vous trompe, Monsieur. Je n’ai agi que pour le bonheur de mademoiselle Delphine, son bonheur à venir ; car moi je n’ai plus de prétentions, je me retire.

MADAME DE TRENEUIL.

Que dites-vous ?

ANTÉNOR.

Qu’en me mettant sur les rangs pour épouser Mademoiselle, qui a cent mille écus de dot, j’espérais lui apporter une fortune égale à la sienne ; mais je comptais pour cela sur mon bon oncle l’évêque, à qui j’avais demandé deux cent mille francs ; et je reçois de lui, à l’instant...

MADAME DE TRENEUIL.

Cette somme ?

ANTÉNOR.

Non, une lettre où il refuse de m’envoyer cet argent.

MADAME DE TRENEUIL.

Est-il possible !

ANTÉNOR.

Du reste, il m’envoie sa bénédiction ; mais vous sentez que cela ne suffit pas pour épouser celle qu’on aime.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Ainsi, je pars. Mademoiselle ;
Recevez mes derniers adieux ;
Puisqu’un autre hymen vous appelle,
Puissiez-vous faire un choix heureux !
Par les grands airs craignez d’être éblouie,
Cherchez surtout candeur et bonne foi ;
Enfin, prenez un Mari comme moi,
Afin d’être toujours chérie.

DELPHINE, le retenant.

Monsieur Anténor, tous qui êtes si bon, vous seriez malheureux ! Oh ! non, j’ai pu être légère, frivole ; maintenant je me le reprocherais ; et quoique vous soyez presque sans fortune, si ma sœur y consent, il me semble que c’est vous que je préfère.

ANTÉNOR, hors de lui.

Est-il possible !

DE PRESLE, passant entre Delphine et Anténor.

Permettez, permettez, vous n’en êtes pas encore sûre.

ANTÉNOR.

Comment cela ?

DE PRESLE.

Mademoiselle a dit : Il me semble... expression pleine de tact, de prudence et de raison.

ANTÉNOR.

Il ne s’agit pas de raison, puisqu’elle me préfère...

DE PRESLE.

Pour le moment !... premier moment d’enthousiasme et de sensibilité, qui ne prouve rien ; il faut attendre le temps et la réflexion.

MADAME DE TRENEUIL.

Mais il me semble, à moi, que ma sœur vous a dit assez nettement...

DELPHINE.

Oui, Monsieur.

DE PRESLE.

Non, Mademoiselle.

DELPHINE, avec impatience.

Et je vous répète encore...

DE PRESLE.

Vous n’en savez rien vous-même.

ANTÉNOR.

Est-il obstiné !

DELPHINE.

Il ne me croira pas.

DE PRESLE.

Non, sans doute, tant que votre sœur sera là.

À madame de Treneuil.

Oui, Madame, vous exercez sur votre sœur une influence à laquelle Mademoiselle cède sans le savoir ; votre présence lui dicte ce qu’il faut dire.

ANTÉNOR.

Je vous dis que non.

DE PRESLE.

Je vous dis que si.

 

 

Scène X

 

DE PRESLE, MADAME DE TRENEUIL, DELPHINE, ANTÉNOR, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Voici des dames qui arrivent au salon.

MADAME DE TRENEUIL.

Je vais lés recevoir. Anténor, Delphine, vous me suivrez.

Elle sort.

DE PRESLE, continuant toujours.

Et je suis bien sûr que si je restais seulement cinq minutes avec Mademoiselle, je la ferais changer d’idée.

DELPHINE.

Est-il possible !

ANTÉNOR, vivement, à Delphine.

Mademoiselle veut-elle me permettre de lui offrir la main ?

DELPHINE.

Vous avez peur ?

ANTÉNOR.

Moi ! après ce que je vous ai dit de lui, après ce que vous avez fait pour moi... oh ! non, plus de défiance.

DE PRESLE.

Eh bien ! alors...

ANTÉNOR.

Eh bien !...

DE PRESLE, lui faisant signe de partir.

Eh bien !...

ANTÉNOR.

Eh bien ! oui, et pour humilier son amour-propre, pour qu’il soit bien persuadé de votre indifférence, j’accorde les cinq minutes, ne fût-ce que pour lui prouver qu’on ne le craint pas ; et puis je serai là, et les portes du salon seront ouvertes.

DELPHINE.

Puisque vous le voulez, et pour tous faire plaisir, j’accepte.

À part.

Que peut-il avoir à me dire ?

Haut, à Anténor.

Mais vous n’oubliez pas que nous ouvrons le bal ensemble.

ANTÉNOR.

Air du Premier prix.

Oh ! je reviendrai tout de suite,
Au premier coup d’archet.

DELPHINE.

C’est bien.

ANTÉNOR, à de Presle.

Vous le voyez, moi je vous quitte.

DELPHINE.

Mais allez donc...

ANTÉNOR.

Je ne crains rien !
Oui, quoiqu’à mon apprentissage,
Je veux me montrer désormais
Digne d’entrer en mariage ;
Et pour le prouver, je m’en vais.

 

 

Scène XI

 

DELPHINE, DE PRESLE

 

DE PRESLE, regardant autour de lui si personne ne peut l’entendre.

Personne...

DELPHINE.

Non, Monsieur, et maintenant que ma sœur n’est plus là, et que je ne suis plus, comme vous le disiez, sous son influence, je vous répète de moi-même...

DE PRESLE, gaiement.

Que vous ne m’aimez pas.

DELPHINE.

Oui, Monsieur ; qu’avez-vous à dire à cela ?

DE PRESLE.

Que je le savais, et que j’en suis enchanté.

DELPHINE.

Eh bien ! par exemple...

DE PRESLE.

Et maintenant que je n’ai plus d’espoir, je déclare à vous, mais à vous seule, qu’Anténor peut disposer de ma fortune ; moi qui ne suis pas son oncle, mais qui suis son ami, je l’établirai, je lui prêterai tout ce qu’il faut.

DELPHINE.

Et tout cela en ma faveur : c’est de l’héroïsme. Pauvre jeune homme ! vous êtes donc bien amoureux de moi ?

DE PRESLE.

Pas du tout...

DELPHINE.

Qu’entends-je !

DE PRESLE.

Eh quoi ! à travers l’ambiguïté obligée de mes paroles, était-il donc si difficile de voir à qui elles s’adressaient ?

DELPHINE.

À ma sœur. Eh bien ! vrai, je m’en suis doutée un moment ; et si vous l’épousiez, que je serais heureuse !

DE PRESLE.

Il y a tant d’obstacles.

DELPHINE.

Je le sais bien.

DE PRESLE.

Vous seule pouvez m’aider à les vaincre.

DELPHINE.

Parlez, disposez de moi, je serais si contente de faire votre bonheur, celui de ma sœur !

DE PRESLE.

Et celui d’Anténor...

DELPHINE.

Les deux noces à la fois !... Que faut-il faire ?

DE PRESLE.

Déclarer tout haut, et sans hésitation, que vous m’aimez, que vous m’acceptez pour mari.

DELPHINE.

À la bonne heure... Je préviendrai Anténor.

DE PRESLE.

Du tout, je m’y oppose.

DELPHINE.

Mais songez donc... le tourmenter encore...

DE PRESLE.

Tant mieux ! J’ai besoin de sa rage et de ses fureurs ; ça entre dans mon plan d’attaque.

DELPHINE.

Je lui dirai de gémir... de s’emporter.

DE PRESLE.

Il n’a pas assez de sang-froid pour cela ; et à la gaucherie de sa colère, votre sœur devinerait... Enfin je ne veux que vous pour auxiliaire.

DELPHINE.

Pauvre Anténor ! je ne pourrai jamais lui faire un pareil chagrin.

DE PRESLE.

Alors, c’est que vous ne l’aimez pas, puisque c’est le seul moyen d’assurer son mariage et sa fortune.

DELPHINE.

J’entends bien. Au moins, sera-ce long ?

DE PRESLE.

Le moins que je pourrai... et si vous me secondez bien...

DELPHINE, avec effort.

Me voilà prête.

DE PRESLE.

Bien vrai, ma jolie belle-sœur ?

DELPHINE.

Oui.

DE PRESLE.

Point de faiblesse !

DELPHINE.

Non.

Air de Renaud de Montauban.

DE PRESLE.

Commençons donc ; je les entends.

DELPHINE.

Je tremble !...

DE PRESLE.

Quel enfantillage !

DELPHINE.

Vous le voulez ?

DE PRESLE.

Il le faut.

DELPHINE.

J’y consens.
De le tromper ayons donc le courage !
Et puis, au fait, c’est pour son bien.

DE PRESLE.

C’est trop juste, et combien de belles
À leurs amants sont infidèles,
Sans que ça leur rapporte rien,
Sans que cela rapporte rien.

 

 

Scène XII

 

ANTÉNOR, DELPHINE, DE PRESLE, MADAME DE TRENEUIL

 

ANTÉNOR, à Delphine, allant auprès d’elle.

Mademoiselle, voici bientôt la première contredanse, je venais vous en avertir.

MADAME DE TRENEUIL, à Delphine.

Et moi, je viens te chercher ; on te demande de tous côtés, et je ne m’attendais pas à te trouver seule ici avec Monsieur.

ANTÉNOR.

Ne la grondez pas, de grâce, c’est moi qui en suis cause.

MADAME DE TRENEUIL.

Vous, Anténor ?

DE PRESLE.

Oui, Madame ; et je dois remercier ce cher ami du service qu’il vient de me rendre : il m’a permis d’éclairer Mademoiselle sur ses véritables sentiments.

ANTÉNOR.

Que dit-il ?

DE PRESLE.

J’étais bien sûr qu’un mouvement de sensibilité spontanée avait seul dicté son premier choix ; mais la réflexion devait m’être favorable.

ANTÉNOR.

Qu’est-ce que j’apprends là ?... Mais non, ce n’est pas possible !

MADAME DE TRENEUIL.

Delphine, serait-il vrai ?

DELPHINE, baissant les yeux et hésitant.

Ma sœur...

DE PRESLE, bas.

Songez à votre promesse.

MADAME DE TRENEUIL.

Eh bien ?

DE PRESLE, poussant Delphine.

Allons donc...

DELPHINE.

Eh bien ! je croyais que d’abord... J’en conviens... Mais ce que Monsieur vient de me dire m’a décidée en sa faveur.

ANTÉNOR et MADAME DE TRENEUIL.

Ciel !

DE PRESLE, à madame de Treneuil.

Vous voyez, je ne lui fais pas dire.

ANTÉNOR, allant à de Presle.

Monsieur, cela ne se passera pas ainsi, et nous verrons.

LES DAMES.

Monsieur Anténor...

ANTÉNOR.

Non, non, il ne faut pas croire qu’à cause de mon ancien état...

DE PRESLE.

Plaire à coups de pistolet, joli système.

ANTÉNOR.

Il a raison !... et moi qui les ai laissés ensemble cinq minutes ! cinq minutes, pas davantage.

Regardant alternativement Delphine et de Presle qui se font des signes.

Et des signes d’intelligence... Je suis anéanti... et c’est d’autant plus mal à vous, Mademoiselle que si vous m’aviez dit cela seulement il y a un quart d’heure, je ne m’étais pas encore arrangé pour être heureux, il n’y aurait pas eu de contrecoup, et peut-être plus tard, l’absence, la résignation, et de bonnes lectures... Mais à présent !... Ah ! j’en mourrai.

DELPHINE, à part.

Là ! juste ce que j’avais prévu !

MADAME DE TRENEUIL.

Anténor, mon ami.

De Presle passe à la droite de Delphine.

ANTÉNOR.

Non, Madame, pourquoi vous attendrir sur mes infortunes ? Ne prenez pas cette peine-là ; je commence à m’y faire : dans la même journée, un ami d’abord ; ensuite un oncle, et puis une amante. Il n’y a que vous, Madame, vous seule qui ne changiez pas, qui ne changerez jamais, et que rien ne pourra séduire. Aussi, dorénavant, amitié, parenté, amour, je ne croirai plus à rien, qu’à votre bonté, qu’à votre générosité. Je vais chercher mon chapeau.

DELPHINE, à part.

Dieu !...

Haut et vivement.

Anténor !...

DE PRESLE, bas.

Imprudente !

ANTÉNOR, se retournant.

Vous me rappelez, Mademoiselle ?

DELPHINE.

Moi ? non.

Prélude dans la coulisse par la porte qui est resté ouverte.

Ah ! si fait, le prélude de la contredanse...

Bas, à de Presle, d’une voix suppliante.

Rien que cela.

Il lui fait un léger signe de consentement, et lui rappelle ensuite qu’elle doit se taire, par un geste rapide, auquel elle répond par un clin d’œil.

ANTÉNOR.

Quoi ! vous exigez encore !...

DELPHINE.

Air de la Galope.

Oui, si je ne m’abuse,
Voici le premier air.
Allons, s’il me refuse,
Il me le paiera cher.

ANTÉNOR.

À souffrir cet outrage
Je saurai m’efforcer :
Oui, j’aurai du courage,
Et je m’en vais danser.

Ensemble.

DELPHINE.

Oui, de la contredanse
Voici le gai refrain ;
Et je crois que la danse
Bannira son chagrin.

MADAME DE TRENEUIL.

Il me brave, il m’offense ;
Je l’éloignais en vain ;
Croit-il par sa présence,
Détruire mon dessein ?

DE PRESLE.

Son cœur, de résistance,
Contre moi s’arme en vain,
Et ma persévérance
Changera son dessein.

ANTÉNOR.

Pour moi, plus d’espérance,
Mon malheur est certain ;
Et cette contredanse
Est un nouveau chagrin.

Anténor donne la main à Delphine, et sort avec elle ; la porte se referme, et on cesse d’entendre la musique.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE TRENEUIL, DE PRESLE

 

De Presle a suivi Anténor et Delphine, et au moment d’entrer dans le salon, il s’arrête, et, s’inclinant, il dit à madame de Treneuil.

DE PRESLE.

Vous me permettrez, Madame, de les suivre... dans mon intérêt...

MADAME DE TRENEUIL.

Un mot, de grâce, Monsieur.

DE PRESLE, à part et revenant.

On ne me renvoie plus, on me retient.

MADAME DE TRENEUIL.

J’ai une explication à vous demander sur votre conduite, qui, d’un bout à l’autre, me parait une énigme inexplicable.

DE PRESLE, froidement.

Rien de plus simple, Madame. Repoussé par vous, je me sois adressé à votre sœur. Je lui ai fait la cour, et je suis décidé à l’épouser.

MADAME DE TRENEUIL.

À l’épouser ! Et si je l’instruis des aveux que vous m’avez faits aujourd’hui même ?

DE PRESLE.

Vous le pouvez, Madame ; cette menace m’alarme peu. Si j’ai su prendre quelque ascendant sur elle, vous ne le détruirez pas par là. On se fie à ceux qu’on aime ; on n’a pas de peine à s’en croire véritablement aimé, et alors

Avec expression.

on ne leur oppose plus une longue résistance.

MADAME DE TRENEUIL.

Eh quoi ! tirer avantage de la crédulité d’une jeune fille !

DE PRESLE.

Et à qui la faute, si ce n’est à vous qui m’y forcez ?

MADAME DE TRENEUIL.

Ah ! vous en convenez. Vous l’avez trompée.

DE PRESLE.

Madame...

MADAME DE TRENEUIL.

Et puis-je savoir par quelle magie, quel pouvoir merveilleux vous avez acquis ce prompt ascendant dont vous êtes si fier ?

DE PRESLE.

Une magie toute simple, l’accent de la vérité.

MADAME DE TRENEUIL.

De la vérité ?

DE PRESLE.

Oui, Madame, en suppliant votre sœur. Comme votre image est toujours présente à ma pensée, je me suis involontairement figuré que c’était à vous que je m’adressais ; et, une fois que j’ai eu fait ce premier effort d’imagination, le reste m’a été facile. J’ai mis tant de feu dans l’expression de mes sentiments, je lui ai peint avec des couleurs si vives le désespoir qui m’attendait, s’il fallait vivre loin de vous... je veux dire loin d’elle... que cette jeune personne n’a pas pu s’empêcher d’être attendrie, en se voyant aimée à ce point-là.

MADAME DE TRENEUIL.

Aimée ! à merveille. Monsieur, par ce récit, vous essayez encore de me faire croire à une passion impérieuse, irrésistible : cela est bon pour ma sœur... mais, pour moi, je n’ignore pas que cette prétendue passion vous laisse quelques intervalles de loisir. Car j’hésitais à vous en reparler, attendu que, quant à moi, je vous le répète, rien ne m’est plus indifférent. Mais enfin, une intrigue amoureuse, un duel l’autre semaine...

De Presle, sans lui répondre, tire un bouquet fané de son sein, et l’y replace aussitôt.

Que vois-je ? Ah ! de Presle !

Elle se cache la tête dans les mains. Il l’observe. Un silence. Elle reprend avec beaucoup d’émotion.

Quoi ! c’est pour ravoir ce bouquet, dont un fat s’était emparé, que vous avez exposé vos jours ?

Air : Simple soldat.

Quelle folie ! ô ciel ! si j’avais su...
Mais j’en vois une encor bien plus à craindre
Dans le projet que vous avez conçu,
Par un dépit que le temps peut éteindre...
Vous de ma sœur vouloir être l’époux !
C’est aux regrets vouer votre existence ;
Et maintenant ce n’est plus par courroux
Que je persiste à parler contre vous,
Monsieur, c’est par reconnaissance.

DE PRESLE.

Vous êtes bien bonne, Madame, de vous intéresser à mon sort : ce n’est pas votre habitude.

MADAME DE TRENEUIL.

Eh ! Monsieur, si ce n’est pour vous, c’est pour le bonheur de Delphine, auquel vous ne pensez pas.

DE PRESLE.

Et mais ! je vous ferai le même reproche, et avec plus juste raison ; car c’est vous que cela regarde plus que moi. Comme sa tutrice, vous êtes responsable ; et son malheur, puisque c’en est un de m’appartenir, vous ne devez l’attribuer qu’à vous seule, à vous qui, d’un mot, pouviez l’empêcher.

MADAME DE TRENEUIL.

Moi ! et comment ?...

DE PRESLE.

En vous dévouant pour elle.

MADAME DE TRENEUIL.

Monsieur !...

DE PRESLE.

Je sais ce qu’un tel parti a de pénible pour vous ; mais sans cela, où serait le mérite ? où serait le sacrifice ?... Je vous l’ai dit, Madame : ou votre mari, ou votre beau-frère ; ou le malheur de votre sœur, ou le vôtre ; choisissez.

MADAME DE TRENEUIL.

Ni l’un, ni l’autre ; car ma sœur ne peut se marier sans mon consentement, et je le refuse.

DE PRESLE.

Contraindre son penchant !

MADAME DE TRENEUIL.

J’aime mieux sa douleur aujourd’hui que ses reproches plus tard. Et comme sœur, comme tutrice, je l’obligerai bien à m’obéir.

DE PRESLE.

De la tyrannie !... Cela porte malheur, Madame ; et dès que vous sortez de l’ordre légal, dès que vous tombez dans le despotisme, je sais les moyens qui me restent, et j’y aurai recours.

Il salue et sort.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE TRENEUIL, seule

 

Peut-on pousser plus loin l’audace ! me braver à ce point ! Il s’en repentira ! Il ne sait pas le service qu’il vient de me rendre. Oui, ce n’est plus par un scrupule exagéré peut-être, c’est pour lui... pour lui seul que je refuse... et cela vaut mieux. Je pourrais me croire dégagée d’un serment arraché à la faiblesse ou à la crainte, je pourrais oublier toutes mes résolutions, je serais prête à me remarier, que tout autre aurait sur lui la préférence... Je le dis sans dépit, sans colère, car je n’en ai plus ; je suis tranquille ; et si ce n’étaient les craintes que m’inspire l’avenir de ma sœur... Est-ce qu’en réalité elle l’aimerait à ce point-là ? Au fait, c’est possible : une jeune personne à qui on répète qu’on l’aime éperdument, ne peut s’empêcher d’être émue. Moi-même, tout à l’heure, je ne sais ce que j’éprouvais ; et s’il faut qu’il ait produit le même effet sur Delphine, comment m’y prendrai-je pour la détacher de lui ? Voilà surtout ce qui est affreux de sa part ! c’est ce calcul de me réduire au rôle d’esclave avec lui, ou de tyran avec ma sœur ! Cela est indigne ! cela révolte ! Et il y a des moments où l’on pleurerait d’être isolée, sans défense, où l’on voudrait à tout prix avoir un appui, un vengeur. Ah ! il était le mien auparavant ; au lieu de m’outrager, il me protégeait. Et cette blessure, ce duel, ce bouquet !... Allons, allons, ne pensons plus à cela ; car je dois le haïr, et peut-être n’en aurai-je plus le courage...

 

 

Scène XV

 

MADAME DE TRENEUIL, ANTÉNOR

 

ANTÉNOR.

Ah ! Madame, si vous saviez, quel complot ! quel tissu d’horreurs !

MADAME DE TRENEUIL.

Qu’avez-vous donc ?

ANTÉNOR.

Je viens de les voir tous les deux... ils dansaient.

MADAME DE TRENEUIL.

N’est-ce que cela ?

ANTÉNOR.

Oh ! vous n’y êtes pas. Je me suis glissé doucement derrière eux. J’ai cru d’abord que M. de Presle m’avait vu ; mais non, grâce au ciel ! et la preuve, c’est qu’il continuait à lui parler avec feu ; il lui disait : « Oui, votre sœur s’oppose formellement à notre union. »

MADAME DE TRENEUIL.

C’est vrai.

ANTÉNOR.

Ah ! je vous remercie ! Non, au contraire, c’est cela qui sera cause de tout, car M. de Presle ajoutait : « Il ne nous reste plus d’autre moyen qu’un enlèvement, et ce soir, après le bal... »

MADAME DE TRENEUIL.

Et qu’à répondu Delphine ?

ANTÉNOR.

Elle a répondu... je ne puis le croire encore, elle a répondu : « J’allais vous le proposer. » En ce moment, elle se retournait pour balancer, elle m’a aperçu ; elle a achevé tranquillement sa figure ; et moi, ne sachant plus celle que j’avais à faire, j’accours, me voilà : je ne sais où donner de la tête ; je ferai quelque malheur, c’est sûr, car je ne laisserai pas enlever mademoiselle Delphine.

MADAME DE TRENEUIL.

Elle vient de ce côté, c’est elle.

ANTÉNOR.

Ah ! mon Dieu ! Madame, soutenez-moi. Voilà la fièvre qui me prend. J’ai froid.

MADAME DE TRENEUIL.

Laissez-moi l’interroger par degrés, avec ménagement. Vous, surtout, pas un mot.

ANTÉNOR.

Ah ! je voudrais parler, que je ne pourrais pas.

Il va s’asseoir auprès du guéridon.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE TRENEUIL, ANTÉNOR, DELPHINE

 

DELPHINE, à part.

Les voilà... à présent je suis au fait de mon rôle, et bien aguerrie contre ses reproches et sa colère.

MADAME DE TRENEUIL.

Tu viens de danser, Delphine ?

DELPHINE.

Oui, ma sœur.

MADAME DE TRENEUIL.

Et avec qui, ma chère enfant ?

DELPHINE.

Mais...

MADAME DE TRENEUIL.

Tu hésites... tu te caches de moi, ta meilleure amie ?

DELPHINE, à part.

Ah ! si elle y met cette douceur-là.

MADAME DE TRENEUIL.

Eh bien ! réponds.

ANTÉNOR.

Ah ! mon Dieu ! Mademoiselle, pourquoi, ne pas le nommer ? on sait bien que c’est lui, M. de Presle ; il ne vous quitte plus, il est toujours là.

MADAME DE TRENEUIL.

Anténor !...

ANTÉNOR, se levant.

Oui, Madame, oui, je vous ai promis de me taire ; aussi je ne dirai rien, ça ne me regarde pas : qu’il propose à Mademoiselle de l’enlever, qu’elle y consente, ça m’est bien égal ; quand on n’aime plus les personnes...

MADAME DE TRENEUIL.

Il se pourrait ! tu aurais eu la faiblesse ?...

DELPHINE.

Eh bien ! oui, c’est vrai, j’ai tort ; mais tant qu’il me parlera, qu’il me pressera, je ne pourrai pas lui résister : c’est plus fort que moi, tous les raisonnements n’y pourraient rien.

Affectant de pleurer.

Ça ne servirait qu’à me faire pleurer davantage.

Elle cherche des yeux, son mouchoir, qu’elle a laissé sur le guéridon ; Anténor le saisit avec empressement et le lui présente.

ANTÉNOR.

Le voilà. Mademoiselle.

À part.

J’en aurais plus besoin qu’elle.

MADAME DE TRENEUIL.

Malheureuse enfant ! mais comment a-t-il pris cet empire sur toi ?

DELPHINE, avec intention.

Eh ! le moyen de ne pas être sensible à son hommage : n’est-il pas brave, aimable, spirituel ?

En ce moment Anténor passe à la droite de madame de Treneuil.

MADAME DE TRENEUIL.

Je ne dis pas non ; mais...

DELPHINE.

Je ne vous parle pas de son rang et de sa fortune ; mais n’a-t-il pas un mérite éclatant, l’estime et les suffrages de tout le monde ?

MADAME DE TRENEUIL.

Je ne dis pas non ; mais...

ANTÉNOR, bas, à madame de Treneuil.

Mais pourquoi en convenir ?

DELPHINE.

Vous avouez donc, avec moi, que jamais personne n’a été plus digne d’être aimé, n’est-ce pas, ma sœur ?

Air : Que d’embellissements nouveaux.

Et voir on amant sans défaut,
Qui devant vous pleure, soupire,
Et ne demande qu’un seul mot
Afin d’apaiser son martyre...
Dites-moi donc par quel moyen
Refuser sans être inhumaine...
Ce mot qui fera tant de bien,
Et qui coûte si peu de peine ?

Dame ! il m’aime tant !

MADAME DE TRENEUIL.

Et c’est là que je t’arrête ; s’il t’avait trompée ?

DELPHINE.

Oh ! non, ma sœur.

MADAME DE TRENEUIL.

S’il ne t’épousait que par dépit ?... s’il en aimait une autre ?...

DELPHINE.

Lui ! je ne le croirai jamais.

ANTÉNOR.

Quel aveuglement !

MADAME DE TRENEUIL.

Si on te le prouvait ?

DELPHINE.

Ce n’est pas possible.

MADAME DE TRENEUIL.

Si, moi qui te parle, je n’avais qu’un mot à dire pour le détacher de toi, pour l’amener à mes pieds ?

DELPHINE.

Vous, ma sœur ! Ah ! je voudrais bien voir cela.

MADAME DE TRENEUIL.

Eh bien ! tu le verras, pour un moment seulement, et pour te préserver du danger que tu cours.

ANTÉNOR.

Oui, Madame, c’est un devoir...

DELPHINE.

Oh ! je ne crains rien, et je vous en défie...

MADAME DE TRENEUIL.

Ah ! tu m’en défies... c’est bien malgré moi que j’aurai recours à la ruse, à la tromperie ; mais ton intérêt le veut... Le voici... Je suis d’une colère... vous allez voir, Mademoiselle.

ANTÉNOR.

Oui, Mademoiselle, vous allez voir.

DELPHINE, à part.

Je ne puis pas le prévenir ; mais n’importe, une fois qu’il l’aura prise au mot...

 

 

Scène XVII

 

MADAME DE TRENEUIL, ANTÉNOR, DELPHINE, DE PRESLE

 

MADAME DE TRENEUIL.

Venez, venez, Monsieur, nous connaissons vos projets.

ANTÉNOR.

On les connaît.

DE PRESLE.

Ce n’est pas difficile, Madame ; je ne les cache à personne.

MADAME DE TRENEUIL.

Ne cherchez pas de détours. Vous l’emportez, Monsieur, je dois m’avouer vaincue ; j’avais promis à mon père d’assurer l’avenir de sa seconde fille, de tout sacrifier pour elle, jusqu’aux promesses qui m’étaient les plus chères, jusqu’à mon propre bonheur ; grâce à vous, il ne me reste plus que ce moyen-là de tenir ma parole ! eh bien ! puisqu’on m’y force ; puisque pour l’arracher à la séduction je dois m’immoler moi-même, je me rappelle ce que vous m’avez dit tout à l’heure : voilà ma main.

Elle la lui présente.

DE PRESLE.

Je ne l’accepte pas, Madame.

MADAME DE TRENEUIL.

Comment ?

ANTÉNOR.

Encore cela ?

DELPHINE, à part.

Ah ! mon Dieu ! à force de feindre de l’amour pour moi, est-ce que ça serait devenu vrai ? Pauvre Anténor !

MADAME DE TRENEUIL, se remettant à peine de son trouble.

Quoi ! Monsieur...

Avec dépit.

un refus ! après tant d’instances ? Ainsi, vous m’avez trompée, moi... nous tous !... et dans quel but ?

ANTÉNOR.

Le plaisir de faire de la peine... Il n’en a pas d’autre.

MADAME DE TRENEUIL.

Répondez donc, Monsieur.

DE PRESLE.

Et que vous dirai-je, quand je me vois si mal jugé par vous ? Pouviez-vous croire que je voudrais d’une main que le cœur ne suivrai pas... que je me contenterais de ne lire dans vos yeux que la haine en échange de ma tendresse ; d’enchaîner à mon sort une victime au lieu d’une amie ; de savoir enfin que je vous ai vouée pour jamais au malheur ?...

Vivement.

Oh ! vous venez de le dire, et par là vous avez presque fait en un moment ce que n’avaient pu faire ni le temps, ni la séparation, ni la perte de toute espérance. Ah ! si je vous avais obtenue de vous-même, si mon amour pour vous avait triomphé d’un vain scrupule, d’un serment nul aux yeux de Dieu et des hommes ; si un seul mot échappé du cœur, un geste, un regard, m’avait appris que je ne vous suis pas indifférent ; ah ! Julie ! c’est alors qu’à l’ivresse, au délire de ma joie, vous auriez connu tout votre empire. Tantôt même, en venant à vous, à quelles illusions je me livrais ! Ce bouquet, ce gage que j’ai payé de mon sang... Je me disais : Qu’elle ne le voie pas, qu’elle ignore tout ; et si mes vœux sont exaucés, le jour de notre union, comme je jouirai de sa surprise, en lui offrant cette preuve de mon dévouement, cet emblème plus beau, plus digne d’elle que tous les bouquets de mariée. Ce jour-là, elle le portera pour moi, et ensuite il ne me quittera plus. Vain espoir ! maintenant je vous le rends ; reprenez-le, il ne peut plus rester sur mon sein : car, pour l’y Placer encore, il faudrait l’avoir reçu des mains de l’amour ; tenez, Madame...

Il le lui présente.

MADAME DE TRENEUIL, après avoir hésité un instant.

Ah ! gardez-le !

DE PRESLE, tombant à ses pieds.

Qu’entends-je ?

DELPHINE.

Ma sœur !

ANTÉNOR, passant auprès de Delphine et à sa gauche.

Ah ! c’est bien fait, Mademoiselle, vous aussi, on vous trahit !... ça vous apprendra.

DELPHINE, sautant de joie.

Que je suis contente !... mon petit Anténor, vous voilà agent de change ; voilà votre fortune faite. Remerciez votre beau-frère ; car il l’est... ce n’est pas sans peine...

ANTÉNOR.

Plaît-il ? Qu’est-ce qui lui prend ? Oh ! mon Dieu ! il l’a tant séduite, que de désespoir elle en perd la raison.

DELPHINE.

Du tout, ni la raison, ni mon amitié pour vous, car je n’ai pas changé un seul instant.

ANTÉNOR.

Qu’entends-je ? quoi ! de Presle !... Ah ! je devine, et à présent je crois aux amis, aux femmes, à tout.

MADAME DE TRENEUIL, à Delphine.

Tu étais donc du complot.

DELPHINE.

Dame ! vous deviez faire mon mariage ; eh bien ! c’est moi qui fais le votre.

On entend la musique. À Anténor.

La musique ; vite, vite, Anténor, et vos gants !

MADAME DE TRENEUIL.

Air de la Galope.

D’un premier mariage
Oubliant les tourments,
De nouveau je m’engage,
Malgré tous mes serments ;
Ah ! qu’au gré de mes vœux,
Mon second mariage,
Grâce à vous, soit heureux !

Ensemble.

MADAME DE TRENEUIL.

J’attends votre suffrage :
Ah ! qu’au gré de mes vœux,
Mon second mariage,
Grâce à vous, soit heureux !

DELPHINE et LES AUTRES.

Ah ! par votre suffrage,
Puisse, au gré de ses vœux,
Son second mariage
Avoir un sort heureux ! 

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