L’oncle Sam (Victorien SARDOU)

Comédie en quatre actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 6 novembre 1873.

 

Personnages

 

ROBERT DE ROCHEMORE

FRANCIS BRIOT

ELLIOT, journaliste

FAIRFAX, avocat

LE COLONEL NATHANIEL

ZYP, agent d’élections

ULYSSE TAPPLEBOT, fils de Samuel

JEDEDIAH BUXTON, clergyman

TOG, domestique

PATERSON

ROBINSON, nègre

GODWIN

MADAME BELLAMY

SARAH, nièce de Tapplebot

ISABELLE ou par abréviation

BELLE, fille de Tapplebot

ANGELA, fille de Tapplebot

BETSEY, maîtresse de piano

LUCREZIA

LYDIA

OLYMPIA

CAMILLE    

KETTLY, femme de chambre

FANNY

MISTRESS GODWIN

 

L’action est aux États-Unis, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Salon au premier étage d’un steam-boat de première classe, éclairé par une coupole vitrée et demi-circulaire. Au fond, au milieu, un grand escalier qui descend à l’étage inférieur et remonte à l’étage supérieur par une double révolution. Il aboutit en haut à une terrasse; au-dessus, l’échappée du ciel. À droite et à gauche, au deuxième plan, deux corridors, visibles dans toute leur longueur, desservant le couloir des cabines qui fait le tour du salon. À l’extrémité de chaque corridor, le balcon et le ciel. Au premier plan, à droite, grande porte à deux battants, avec ces mots en lettres d’or : « Salon des dames. » À gauche, inscription : « Prenez garde aux pickpockets », et petite fontaine d’eau glacée. Au milieu du salon, colonne soutenant le plafond ; autour, grande table circulaire, chargée de vases, bronzes, livres, albums, etc. Devant la table, un énorme divan faisant face au spectateur. Un autre à droite, perpendiculaire à la rampe. Grands fauteuils confortables, chaises, poufs, etc., groupés de façon à laisser un passage entre tous ces meubles. Tapis partout, portières et rideaux de soie, tableaux, fleurs, piano. Du plafond descend un grand lustre maintenu latéralement par des tringles de cuivre. Au lever du rideau, des musiciens irlandais jouent une polka sur la galerie de l’escalier. Des voyageurs vont et viennent dans le salon et extérieurement, puis disparaissent peu à peu pendant la première scène.

 

 

Scène première

 

FRANCIS, ROBINSON

 

FRANCIS, sa boîte à violon près de lui, assoupi sur le divan de face et réveillé par la musique.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... Ah ! leur damnée musique !...

La musique continue en s’éloignant, les voyageurs disparaissent.

Bon ! tout le monde s’en va... Je pourrai dormir un peu.

Il s’étend de tout son long sur le divan.

ROBINSON, venant épousseter près de lui et sur lui.

Li temps très beau... m’sieur, n’est-ce pas ?

FRANCIS, étendu, rouvrant les yeux, sans bouger.

Oui. – À quelle heure le steam-boat arrive-t-il à New-York ?

ROBINSON.

Le steam-boat, bon marcheur ; captain, bon captain !... Neuf heures... Vous arrivé midi...

FRANCIS, de même.

Sept heures pour aller d’Albany à New-York ! Il n’y a qu’un bateau américain pour marcher de ce train-là !... C’est à peine le temps de faire un somme !

ROBINSON, riant en époussetant la boîte à violon.

Vous musique ?... Moë aussi musique !...

Il ouvre la botte et  en tire le violon.

FRANCIS, dans la même attitude, sans le voir.

Ah ! ah ! Tu joues aussi du violon ?

ROBINSON, raclant.

Oh !... zoli ! zoli ! Prêté moë violon ?

FRANCIS, sautant debout et lui reprenant vivement l’instrument  qu’il remet dans sa boîte.

Merci, un Stradivarius !

Sons de cloche.

Qu’est-ce que c’est ? – Le bateau s’arrête ?...

ROBINSON.

Oui, station !... Embarquons voyageurs !...

FRANCIS, serrant sa boîte à violon sous le divan.

Où diable les fourre-t-on ?... Nous sommes déjà trois cents à bord.

ROBINSON.

Oh ! steam-boat !... grand ! grand !

Les voyageurs embarqués descendent, traversent au fond, etc.

FRANCIS, se remettant dans l’attitude précédente.

Pourvu qu’on me laisse tranquille ici !... Moi qui n’ai pas fermé l’œil de la nuit !...

Robert paraît au fond et descend l’escalier, derrière une famille de quakers qui s’éloignent par la gauche.

ROBINSON.

Veci voyageurs !...

FRANCIS.

Le diable les emporte !... J’étais si bien seul !

 

 

Scène II

 

FRANCIS, ROBERT, ROBINSON

 

ROBERT, descendant vivement l’escalier, en tenue de voyage.

Ici le Salon des hommes... bon !... Et là, celui des Dames ! Elle est là !...

Il va pour entrer dans le salon des dames.

ROBINSON.

M’sieur, vous pas ouvrir.

ROBERT.

Hein ?... quoi ?

Francis, au son de voix, ouvre l’œil et prête l’oreille.

ROBINSON.

Vous pas entré ci, défendu.

ROBERT.

Oh !

ROBINSON. Il lui montre le règlement sur la porte.

Règlement !

ROBERT.

Allons donc !

Descendant, à Francis, qui s’est levé à demi.

Pardon, monsieur, est-ce que vraiment ?...

FRANCIS, debout et joyeusement.

Ah ! par exemple !... Robert !

ROBERT, de même.

Francis !...

FRANCIS.

En Amérique ?

Robinson sort.

ROBERT.

Comme toi !

Ils se serrent les mains affectueusement.

FRANCIS.

Mais, moi, ça s’explique ; tandis que toi...

ROBERT.

J’y suis pour mon amusement.

FRANCIS.

Sapristi ! ce n’est pas mon cas.

ROBERT.

Conte-moi ça alors !

Il s’assied près de lui sur le divan.

Que diable fais-tu chez les Yankees ?

FRANCIS.

Eh ! mon ami, je joue du violon.

ROBERT.

Naturellement ! C’est ton état. – Dès le collège, je te l’ai prédit ! – « Toi ! tu seras un grand virtuose et tu mourras  de faim. »

FRANCIS.

Eh bien ! ça y est ! – Je suis virtuose, et si je ne meurs pas de faim, il s’en faut de si peu...

ROBERT, avec affection.

Vrai ! tu en es là !... Je suis fièrement content de te trouver alors !...

FRANCIS, lui serrent les mains.

Toujours bon, toi ! – Tu arrives ?

ROBERT.

Par le Canada ! – Paris m’ennuyait un peu, à te dire vrai... Je me suis dit : Bah ! c’est le moment de courir le monde !... Et puis, ces États-Unis m’attiraient : tant de gens les exaltent et nous les donnent pour modèle.

FRANCIS, levant les mains au ciel.

Oh ! bien...

ROBERT.

Pas enthousiaste, toi, hein ?

FRANCIS.

Pas encore, non ! – D’ailleurs, j’arrive aussi de Montréal ; je vais pour la première fois à New-York, jouer tantôt dans un concert à Steinway-Hall : et si mon violon y est compris, comme dans le Nord !...

ROBERT, surpris.

L’Amérique passe pourtant...

Madame Bellamy paraît dans le corridor de droite avec Elliot.

FRANCIS.

L’Amérique ! – Quand je pense qu’il s’est trouvé un animal pour la découvrir !

 

 

Scène III

 

FRANCIS, ROBERT, MADAME BELLAMY, ELLIOT

 

MADAME BELLAMY, s’avancent, à Robert.

Pardon, messieurs !

Francis et Robert se lèvent à sa vue.

N’est-ce pas que vous êtes Français ?

ROBERT.

Oui, madame !

MADAME BELLAMY.

Elliot ! vous avez perdu !

Descendant, à Robert.

Je l’ai parié, monsieur, à la façon dont vous m’avez ôté votre chapeau, sur la dunette.

ELLIOT.

Allons, ma digne amie, oserez-vous dire que l’Américain est impoli avec les femmes ?

MADAME BELLAMY.

Oh ! certes non ! il est tout respect pour les femmes !... Mais enfin sa politesse ne consiste pas à ôter le chapeau !... C’est une dépense de force inutile : elle ne fait rien mouvoir !

Elle se tourne du côté de Francis, à qui elle n’a pas pris garde jusque-là, qui la salue, et qu’elle regarde d’un air d’interrogation.

ROBERT.

Mon ami Francis Briot ; Parisien comme moi...

MADAME BELLAMY.

Et comme moi ! – Touches là, pays ! Si loin du Pont-Neuf, un compatriote est presque un ami.

Présentant Elliot.

Monsieur Elliot, journaliste...

S’asseyant sur le divan de face.

Vous arrivez, n’est-ce pas ?... J’ai vu cela à votre air de...

ROBERT.[1]

De curieux !... Pardon...

Il lui prend des mains son châle de voyage qu’il dépose sur une chaise derrière le divan, et continue en passant à droite derrière madame Bellamy.

Je ne suis pas autre chose en effet ; et j’ai pris le chemin des écoliers !

Elliot remonte et va parcourir les journaux.

MADAME BELLAMY.

Alors vous n’avez encore vu ?...

ROBERT.

Que les chutes du Niagara, qui m’ont enthousiasmé !

MADAME BELLAMY.

Eh bien, en fait d’enthousiasme, je vous promets d’autres chutes !

FRANCIS, derrière le divan.

Ah ! Dieu, oui !

MADAME BELLAMY, souriant.

Ah ! ah ! – Déjà pratiqué l’Amérique de ce côté-là ?...

ROBERT, à droite da madame Bellamy, debout.

Mon ami est un artiste des plus distingués !...

FRANCIS.

Qui a eu la candeur de venir leur jouer du violon !...

MADAME BELLAMY.

Encore une dépense de force inutile ! – Mais qu’est-ce que vous voulez... quand on ne les connaît pas ! – Je suis bien venue faire fortune, moi !

FRANCIS.

Ici ?

MADAME BELLAMY.

Oui ! – Mon pauvre mari était créole, et avait une succession à recueillir dans le Sud ! – À peine débarqué, il meurt de la fièvre jaune ; et je reste seule avec un procès !...

À Robert.

Vous ne venez rien recueillir, j’espère ?...

ROBERT.

Que des impressions !...

MADAME BELLAMY.

Eh bien, tenez-vous-en là !... Mes terres, – il s’agissait de terres, – étant sur la frontière du Connecticut et du Massachussetts, – et chaque État ayant sa petite législation particulière, je gagne dans l’un, mais je perds dans l’autre... J’en appelle !... – Je regagne dans le Massachussetts !... mais je reperds dans le Connecticut !...

FRANCIS.

Ça pouvait durer comme ça !...

MADAME BELLAMY, l’interrompant.

Je m’y tiens ! – Seulement, l’habitation étant précisément à cheval sur la frontière, j’étais chez moi dans le salon, et chez la partie adverse dans la chambre à coucher...

ROBERT.

Diable !...

MADAME BELLAMY.

J’accepte une transaction qui ne me coûte guère que quarante mille dollars ; et je ne vous conterai pas comment, pour les rattraper, j’ai acheté successivement, dans le Kentucky, une usine qu’un gentleman très adroit m’a vendue juste au moment où elle brûlait...

Petit éclat de rire d’Elliot, assis au fond, un journal à la main.

et dans l’Indiana, des terrains !... dont j’aime mieux ne pas parler !...

Même jeu d’Elliot ; elle se tourne de son côté, et poursuit à son adresse.

Mais je n’en aurai pas le démenti, je rattraperai mon argent !... Et nous verrons bien si une Parisienne n’est pas aussi maligne que trois Yankees... quand elle veut bien s’en donner la peine.

ELLIOT, debout et descendant à gauche.

Eh ! à la bonne heure !... Voilà parler à l’Américaine !...

Aux jeunes gens.

J’accorde volontiers à mistress Bellamy que nos institutions judiciaires et notre probité commerciale laissent un peu à désirer !...

MADAME BELLAMY.

Il accorde ça !...

ELLIOT.

Mais il ne faut pas oublier que nous sommes un peuple jeune !...

MADAME BELLAMY.

Jugez un peu... quand vous serez vieux !...

ELLIOT, vivement.

Nous serons meilleurs !

MADAME BELLAMY.

Oui, avec cette corruption qui va croissant !... Vous en conveniez tout à l’heure avec moi !

ELLIOT.

Eh ! oui, grâce à l’émigration... Plaignez-vous-en... C’est votre soupape de sûreté ! – Si votre pays était plus habile à nous expédier ici ses ambitieux et ses braillards, vous n’auriez pas tous les vingt ans de ces révolutions qui ne sont que les explosions d’une chaudière trop pleine !...

ROBERT, assis à droite.

Peut-être...

ELLIOT, assis sur le divan, à gauche de madame Bellamy.

Enfin !... chaque monde a les défauts de ses qualités... Vous, tous les mérites et tous les vices de l’âge mûr ; et nous, tous ceux de la puberté... Nous sommes téméraires !... Vous êtes routiniers ! – Un inventeur, nous l’acclamons... fût-il charlatan !... Vous le bafouez... eût-il du génie ! – Qu’un industriel se ruine et tombe : vous l’écrasez... même honnête... Nous lui tendons la main... même fripon ! – Tout chez vous est réglementation, administration, protection !... Chez nous, autre vice... rien d’enrayé !... pas même le mal ! – Enfin, vous êtes le père, nous, l’enfant !... Nos jambes de vingt ans ne peuvent pas se régler sur votre fauteuil à roulettes... Attendez que nous nous rangions... et jusque-là... empruntons-nous donc l’un à l’autre ce que nous avons de bon... cela vaudra mieux que de nous disputer sur ce que nous avons de mauvais !...

MADAME BELLAMY.

Et quoi vous emprunter ?... Que nous allions nous casser le nez à imiter vos cabrioles... à notre âge ?

ELLIOT, riant.

Il est vrai que vous êtes un peu usés !

MADAME BELLAMY.

Comparer ce pays, sans limites, au nôtre !... Où l’on ne peut faire un pas... sans écraser quelqu’un ?

ELLIOT, de même.

Vous êtes à l’étroit... C’est vrai...

MADAME BELLAMY.

Mais alors, accordez-mot donc que, st vous êtes merveilleux comme peuple en route, vous n’êtes pas du tout, mais du tout, l’idéal d’un peuple arrivé...

ELLIOT, vivement.

Ah ! je ne dis pas ça...

MADAME BELLAMY.

Et alors qu’on n’ait donc plus la rage de vous offrir à nous pour modèle.

ELLIOT.

Pas plus que vous à nous !...

MADAME BELLAMY, vivement.

Tope là !... Et que je vous rattrape ce que vous m’avez pris... si c’est moi qui vous emprunte jamais quelque chose !

ROBERT, debout.

Cette conclusion-là n’est point celle d’écrivains sérieux, que dans toute la traversée !...

Il tire un livre de la poche de son pardessus.

MADAME BELLAMY.

Ah ! bon Dieu, arrêtez-le !... Je le vois venir avec M. de Tocqueville !...

ROBERT.

Mais oui ! Et...

MADAME BELLAMY, l’arrêtant.

Oui... l’Amérique en sucre... Fiez-vous-y !

ROBERT, rejetant le livre sur la table, et gaiement.

Ah ! le fait est que j’ai déjà vu ce matin un petit échantillon de mœurs bien réjouissantes...

FRANCIS.

Où ça ?

ROBERT.

À Westpoint, où j’ai quitté le chemin de fer, j’entends dans le bois une polka enragée !... J’y cours : cabarets, cuisines en plein vent, tout un monde qui joue, danse et fricote... Subitement, à une sonnerie de cornet à piston, tout s’arrête !... Le sonneur, homme grave, monté sur un tronc d’arbre, entame un discours des plus virulents contre les alcools... eau-de-vie, rhum et whiskys, sources de tous crimes !... « Ce qu’il faut boire, mes enfants : c’est ceci : le vermout Indien-Réparateur !... un demi-dollar le flacon ; dépôt, 173, 22me rue, pharmacie Pipson !... Voici les adresses !... » La musique repart, on reboit, redanse... et je dis à quelqu’un : « Pardon, ce monsieur ?... – C’est le révérend Jedediah Buxton... – Et alors, qu’est-ce que c’est que tout ça... –Ça ? Eh bien, vous ne voyez pas que c’est un exercice religieux ?... »

ELLIOT.

Sans doute !... Un Camp-meeting !

MADAME BELLAMY, riant.

Et vous n’avez rien vu ! – C’est ce soir qu’il fallait attendre, où les dames ont des attaques de nerfs et font leur confession tout haut !

ELLIOT, debout.

Il est trop vrai que la religion chez nous a parfois des allures... Mais, monsieur n’a rien à regretter ! Ce Revival est fini, car Jedediah est sur ce bateau, retournant à New-York, avec la moitié de son public...

Il va à gauche prendre de l’eau glacée à la petite fontaine.

MADAME BELLAMY.

Dont trois demoiselles !... bien séduisantes !...

À Robert, souriant.

N’est-ce pas ?

ROBERT, riant.

Ah ! vous avez remarqué ?... Je les ai un peu suivies, je l’avoue, sur ce bateau... puis jusqu’à cette porte, qui m’est interdite !

ELLIOT, du fond, buvant.

Vous parlez des trois petits chapeaux à plumes ?

ROBERT.

Oui...

ELLIOT.

La seconde fille et la nièce du vieux Sam...

ROBERT, s’interrompant.

Le vieux Sam ?

ELLIOT, apportant un verre d’eau à madame Bellamy.

Oui, Samuel Tapplebot, l’un des plus riches et des plus madrés négociants de la Cinquième avenue !

MADAME BELLAMY, à Robert.

La Cinquième avenue, Parisien, est le quartier aristocratique de New-York.

ROBERT, à Elliot.

Vous avez donc une aristocratie ?

MADAME BELLAMY, remettant le verre à Elliot.

Une ? – Ils en ont bien deux !... celle qui remonte à l’indépendance ; les Bourbons de New-York, qui traitent les enrichis d’hier de : « parvenus !... » et ceux-ci, qui traitent les enrichis de ce matin de « nobles à la morue ! »

ROBERT.

Déjà des castes ?...

MADAME BELLAMY.

Et tranchées !... Allez donc dire à un marchand en gros qu’il n’est pas supérieur au marchand en détail !...

ROBERT.

Rien n’est amusant comme ces démocraties à l’œuvre. En sorte que le vieux Sam ?...

MADAME BELLAMY.

Marchand de balais à deuze ans, emballeur à dix-sept ; à vingt, fabricant de cirage ; et depuis, tour à tour enrichi par le cacao et ruiné par le tabac... remontant avec l’indigo, pour retomber avec le porc-salé... rebondir avec les cotons et s’asseoir définitivement sur le guano... Il ne touche plus rien désormais qu’il ne change en or !... Fondateur de banques et de chemins de fer, trafiquant de terrains dans le Far-West, où une ville porte son nom, avant d’être bâtie ; et toujours en quête de nouveaux profits... levé chaque jour à six heures, pour courir en omnibus à son office... âpre au gain et dépensier !... retors et crédule !... sans scrupule et bonhomme !... prêt à vous jeter à l’eau pour cent dollars, quitte à vous en prêter deux cents pour vous en tirer... le vieux Sam est le type achevé du véritable Américain, que rien ne désarçonne, et qui va toujours de l’avant, l’œil fixé sur ces trois phares : – la fortune pour but !... l’adresse pour moyen !... et pour morale !... le succès !

ELLIOT.

C’est bien cela.

MADAME BELLAMY.

Vous le connaissez donc ?

ELLIOT.

Très bien ! – Il a été mon beau-père pendant six mois !

MADAME BELLAMY.

Ah ! vous avez ?...

ELLIOT.

Épousé Belle, sa fille aînée.

FRANCIS.

Et vous avez eu le malheur ?...

ELLIOT.

Non, le bonheur ! – J’ai divorcé !

ROBERT.

On divorce comme ça ?

MADAME BELLAMY.

Ici !... tant qu’on veut !...

ROBERT.

Les drôles de mœurs !

ELLIOT, derrière le divan.

En quoi ? – Le premier intérêt d’un peuple qui colonise c’est de peupler !... Or tout mauvais ménage est improductif... Pas d’union, pas d’enfants !... La loi est donc très logique de vous crier : « Mauvais groupe qui ne peuple pas !... Qu’on me rompe ça, tout de suite !... et qu’on m’en forme un autre !... »

FRANCIS.

En sorte que vous vous êtes regroupé ?

ELLIOT.

Pas moi ! – mais madame Elliot, à ce qu’il paraît, avec l’associé de son père, le colonel Nathaniel Fliburty.

MADAME BELLAMY, vivement.

Celui qui vend les terrains ?

ELLIOT.

Oui ! – Un homme de l’Ouest, Le Yankee d’autrefois !... Un type qui s’en va !...

ROBERT.

Et colonel de ?...

MADAME BELLAMY.

Oh ! ce qu’on voudra ! – Il est encore bien modeste de ne pas s’être fait général !

À Elliot.

J’ai affaire au vieux Sam... Il demeure ?...

ELLIOT.

À l’hôtel de la Cinquième avenue, avec toute sa famille...

ROBERT.

Composée de ?...

ELLIOT.

Quatre personnes ! – la mère est morte ; – Belle, l’ainée, vingt-quatre ans ; ma ci-devant femme ; – un garçon, Ulysse, vingt-cinq ans, homme d’affaires ! – la seconde fille, Angela, dix-neuf ans !... non mariée !... enfin, une nièce, orpheline, élevée par le vieux Sam comme sa propre fille... Sarah !...

ROBERT.

Alors les trois qui sont sur ce bateau ?...

ELLIOT.

Sont : Angela, Sarah et miss Betsey, leur jeune maîtresse de piano, dont elles ont fait une amie...

ROBERT.

Et ces trois demoiselles vont se promener comme ça ?

ELLIOT.

Où elles veulent !

ROBERT.

Seules ?...

ELLIOT, se récriant.

Des lisières à nos filles !... Mais c’est là que nous triomphons sur vous !... Toute votre méthode d’éducation repose sur ce faux principe : « L’inexpérience a besoin d’un guide ! » Toute la nôtre sur cet aphorisme : « Voulez-vous que vos filles apprennent à nager ?... Jetez-les à l’eau !... »

FRANCIS.

Et si elles se noient ?...

ELLIOT.

Jamais !... Tout au plus une par-ci, par-là, qui coule au fond !... Mais elle est si vite repêchée !...

MADAME BELLAMY.

Et ce bain-là tire si peu à conséquence !

ELLIOT.

Aussi, comparez nos filles aux vôtres !... Et, à cette grande niaise de chez vous, blottie dans les jupes de maman, nos jeunes misses gaies, rieuses, presque effrontées !... Voilà la femme !... À la bonne heure !... Celle-là peut se garer du mal !... Elle le connaît !...

MADAME BELLAMY.

Et dans ses moindres détails !... et où il commence !... et comment on le tourne... Et qu’on peut aller jusqu’ici !... et qu’il ne faut pas aller jusque-là !... Ah !

À Robert.

je vous la recommande, l’ingénue du cru !... flirtant avec ses beaux, comme elle dit... À celui-ci, la taille !... à celui-là, l’épaule... et même un peu plus !... Assise sur les genoux de l’un, bercée dans les bras de l’autre... frôlant ses cheveux blonds à la barbiche du troisième !... Et quand elle a bien frotté le duvet de la pêche à toutes ces barbes-là, se jetant décidément au cou d’un monsieur qui vous dit, en épousant le peu qui reste : « Eh bien, c’est toujours une demoiselle ! » Oui, bonhomme, oui !... c’est encore une pêche !... seulement, elle est cuite !...

ELLIOT, vivement.

Mûre seulement !... Elle sait ce qu’elle fait ! – Et puis au moins c’est elle qui choisit. – L’Amérique est le paradis des jeunes filles ! – Et cette idolâtrie de la demoiselle a sa raison commerciale !... La femme est rare ! – la jeune fille est donc très demandée, l’homme très offert... Premier résultat : nul souci de la dot !... qui d’ailleurs n’est pas dans nos mœurs... Second résultat : tandis que chez vous l’homme, très demandé, spécule et épouse le plus d’argent possible ; d’où les jolis ménages que vous savez ; – ici, c’est la femme qui compare, additionne et fait l’affaire !...

MADAME BELLAMY.[2]

D’où ménages pas meilleurs !... Et, calcul pour calcul, je l’aime encore mieux chez l’homme : – au moins il est dans son rôle !

ELLIOT.

Enfin !...

MADAME BELLAMY, debout.

Enfin, mon ami, nous pourrions discuter comme ça toute la vie... Monsieur arrive, il jugera !... Mais, avant tout...

À Robert.

disons-lui bien que ces délicieuses créatures, si blondes, si vaporeuses, ne sont sorties de chez elles que pour aller à la chasse aux maris !... La devise de l’homme ici : Faire fortune !... Celle de la femme : Un beau mariage !

Appuyant.

Pas un bon... un beau !... Vous êtes jeune, libre, riche ?...

FRANCIS.

Et noble... Un Marquis !

MADAME BELLAMY.

Marquis !... Il sera dévoré !...

ROBERT, riant.

À cause du titre ?

MADAME BELLAMY.

Surtout !...

ROBERT.

Quoi, vos Républicaines ?

MADAME BELLAMY, riant.

Dieu !... qu’il est jeune !

Sons de cloches.

ROBERT.

Tiens, nous stoppons ?...

ELLIOT.

Oui, nous embarquons des voyageurs...

Regardant sa montre.

Notre derrière station monsieur. – Avant une heure, vous serez dans la ville Impériale !

Entrée de voyageurs qui traversent au fond.

 

 

Scène IV

 

FRANCIS, ROBERT, MADAME BELLAMY, ELLIOT, FAIRFAX

 

FAIRFAX, entrant vivement, un journal à la main, une chemise d’avocat sous le bras, et parlant à Robinson qui le suit.

Un julep !

ROBINSON.

Oui, m’sieur !

Fairfax va s’asseoir à gauche, à une petite table, sans saluer personne, en lisant son journal, et après un rapide coup d’œil à Elliot.

ELLIOT, à demi-voix.[3]

Tiens !... Fairfax ?

MADAME BELLAMY.

Ce monsieur.

ELLIOT, de même.

Mon ex-cousin, le neveu du vieux Sam, un avocat... que j’exècre : bien qu’il ait plaidé pour le divorce de ma femme !

ROBERT.

Il a l’air si bon enfant !

ELLIOT.

Oui, mais le plus madré coquin.

 

 

Scène V

 

FRANCIS, ROBERT, MADAME BELLAMY, ELLIOT, FAIRFAX, JYP

 

JYP, un bandeau de taffetas sur l’œil, un gros bâton d’acacia à la main et un journal. À Robinson, qui sert à Fairfax une boisson avec un chalumeau.

Robinson, un claret-punch !

ROBINSON.

Oui, m’sieur !

FRANCIS, à madame Bellamy.

Autre journal !

ELLIOT.

Oh ! ici tout le monde... Un Irlandais, celui-là...

ROBERT.

Ah ! vous devinez ?

ELLIOT.

Au flair !

JYP, qui pendant ce temps est descendu jusqu’à Fairfax, qui lit toujours à droite. Bruyamment.

Eh ! bonjour, monsieur Fairfax ! – Comment va ?

FAIRFAX, de même.

Eh ! Jyp ! – Et vous, mon camarade ?

Ils se serrent la main à se la démancher.

JYP.

Solidement, monsieur !

ROBERT.

Quelle poignée de main !

Robinson apporte la boisson de Jyp, qu’il place à côté de celle de Fairfax.

FAIRFAX.

Vous embarquez, Jyp ?

JYP.

Non pas !... j’étais sur la dunette ; et je vous ai vu monter à bord. J’arrive d’Albany !

Faisant le moulinet avec sa canne.

Où j’ai fait une élection !

FAIRFAX, désignant le bandeau.

Ah ! je vois ça, oui !

Riant.

– Ç’a été chaud, hein ?...

Il aspire sa boisson.

JYP, assis sur le bras du divan.

Vous ne sauriez croire, monsieur, comme ces Démocrates tiennent encore dans le Nord.

ELLIOT, à Robert, à demi-voix.

Pour votre gouverne, – Démocrate, ici, c’est Centre gauche, – et Républicain, c’est Radical !

FAIRFAX.

Comme ça, ami Jyp, vous êtes toujours agent d’élection ?...

JYP, grimpant sur le dossier du divan, et tourné vers Fairfax.

Oh ! plus que jamais ! – Vous savez, moi !... pour organiser les cortèges, les musiques, – c’est la mienne qui ronfle là-haut, – pour les affiches, les beuglements et tout le reste, il n’y a pas qui me vaille !... Et quand je m’en mêle !...

Montrant son bâton.

avec mon club...

FAIRFAX.

En sorte que les Démocrates ?...

JYP.

Oh ! aplatis ! – Ils portaient pour Alderman cette vieille bête de Saunderson, qui est un Know-nothing renforcé ; et je tenais pour Togby, un bon gars, qui paye bien, et qui a commencé cordonnier dans une échoppe. – Ça ne marchait pas mal. J’avais embrigadé les Irlandais, les Allemands, tout le fretin d’en bas, et campé mon quartier général chez Greadfort, dont le whisky est de qualité supérieure ! On lâchait déjà le Saunderson !... quand cet animal-là a une idée !...

FAIRFAX.

Ah !...

JYP.

Trois jours avant l’élection, un saltimbanque à sa solde affiche pour tous les soirs chez Tomassy, siège de la réunion Saunderson, l’exhibition d’un phoque savant !... mais un phoque, monsieur, qui vous fume sa pipe comme papa et maman !...

FAIRFAX, riant.

Bon !

JYP.

Tout le monde d’y courir, et le Saunderson d’en profiter pour lancer sa candidature !... Nous étions roulés !... Quand un trait de génie !...

Il saute à terre.

Je contrecolle des affiches, haut comme ça ! « Togby ! – candidat républicain Cordonnier ! cordonnier !! Cordonnier !!! – Deux fois par jour, fabriquera sous les yeux des électeurs une paire de souliers pour les pauvres d’Albany ! » – Pouh ! monsieur, au fond de l’eau le phoque ! – On vote !... et le Saunderson

Vidant son verre d’un trait.

est avalé, comme ça !

FAIRFAX, gaiement.

Voilà travailler, Jyp !... Mes compliments !...

JYP, assis sur le divan, les jambes repliées sur le bras du siège et pendantes.

Et vous-même, monsieur Fairfax, les affaires ?...

FAIRFAX.

Plus que je ne puis, Jyp !

JYP.

Vous avez aussi une fameuse spécialité ! Le Divorce ! – c’est d’un fier rendement.

FAIRFAX.

Oui, oui ; – les Séductions aussi ne vont pas mal !

MADAME BELLAMY, à Elliot, à demi-voix.

Les demoiselles qui nagent...

FAIRFAX, à Jyp.

J’ai plaidé ce mois-ci : cinq « Ruptures de promesses » et obtenu des dommages !...

JYP.

Vous savez, monsieur, que si vous avez jamais besoin qu’on vous travaille un jury... mais là, proprement !...

FAIRFAX, riant.

Oui, oui !

JYP, tirant des adresses, qu’il distribue aux Parisiens.

Je tiens aussi toutes sortes de témoins, pour affaires criminelles et autres... à des prix fabuleux de bon marché !

FAIRFAX, riant et debout, descendant à gauche.

Nous en recauserons, Jyp ; – mais vous devriez voir mon oncle...

JYP, debout, de même.

Le vieux Sam ?...

FAIRFAX.

Il se porte au conseil municipal...

JYP.

Lui ? – Drôle d’idée !...

FAIRFAX.

Pourquoi ?

JYP.

Qu’on se fourre-là quand on a sa fortune à faire, bon !... Tout le monde est fixé sur ce qu’on appelle les opérations du couloir, et la presse ne se gêne pas pour appeler le conseil une caverne de voleurs.

FAIRFAX.

Elle fait mieux, Jyp !... Elle le prouve !

JYP.

Mais monsieur Tapplebot qui n’a pat besoin de ça... le bel honneur ! – Pour que le dernier polisson ait le droit de lui taper sur le ventre, en l’appelant : son œuvre ?...

FAIRFAX.

Enfin, il a son idée : et je compte l’appuyer avec les pompiers !... Vous savez que j’ai sur eux quelque influence comme commandant ?

JYP.

Oui !

ROBERT, surpris, à Elliot, bas.

De pompiers ?...

ELLIOT, de même.

Amateurs, oui ! – Nous n’avons que ceux-là...

FAIRFAX.

Voulez-vous être présenté à Sam ?

JYP.

Volontiers !

FAIRFAX.

À cinq heures, hôtel de la Cinquième avenue ; – j’y serai.  Et voici aussi mon adresse.

JYP.

Je l’ai, ici, dans le journal !

Il lit.

« Henry Fairfax, attorney, 7-72. – Séduction, – Divorce, – Polygamie... »

FAIRFAX.

C’est ça !

Apercevant le colonel.

Tiens, le Colonel !

 

 

Scène VI

 

FRANCIS, ROBERT, MADAME BELLAMY, ELLIOT, FAIRFAX, JYP, NATHANIEL descendant l’escalier du fond, un énorme journal à la main, gros souliers, parapluie, chapeau gris

 

ELLIOT, à madame Bellamy.

Mon successeur !

À Robert.

Homme de l’Ouest... méfiez-vous, il chique... comme tout le monde ici, d’ailleurs.

MADAME BELLAMY.

Ah ! le second mari ?...

ELLIOT.

De ma femme, oui.

JYP et FAIRFAX, bruyamment.

Eh ! bonjour, Colonel !

NATHANIEL, de même.

Ah !... Bonjour ! – Comment va ?

Ils se donnent des poignées de main d’une rigueur extraordinaire, avec rires, cris, etc.

ROBERT, riant.

C’est une ménagerie !...

FAIRFAX, à gauche, près de la table, avec les deux autres.

Un julep, hein ?

NATHANIEL, à Robinson.

Non, un brandy-cocktail !

JYP.

Vous venez de l’Ouest ?

NATHANIEL.[4]

De Tapplebot-City.

ELLIOT, à madame Bellamy.

La ville du vieux Sam !

MADAME BELLAMY

Ah ! je la connais bien !

FAIRFAX.

Ça se bâtit ?

NATHANIEL.

Prodigieux !... Un élan !... Mais aussi une localité si saine !...

Il cherche une chaise, en aperçoit une derrière le divan où se trouve le plaid de madame Bellamy, et s’apprête à le jeter sur quelque meuble.

MADAME BELLAMY, bas à Elliot.

Oui ! – Tout marais...

Se levant vivement et haut.

Eh ! Colonel ! pardon !...

Elle va à lui.

Mon plaid ?...

Elle le lui prend des mains.

NATHANIEL.

Ah ! oui !... Tiens !...

La regardant avec surprise.

Cette figure ?...

MADAME BELLAMY.

Une connaissance !... Je vous ai acheté du terrain... là-bas !...

NATHANIEL, se rappelant.

Ah ! oui.

La regardant avec curiosité.

Et... Et, ça va bien ?

MADAME BELLAMY, riant.

Malgré ça, vous voyez !...

NATHANIEL, à lui-même, très étonné.

Bien portante !... C’est particulier !...

Haut, se retournant vers Jyp et Fairfax.

Je disais !...

Il trouve le chapeau de Robert sur une autre chaise, et s’apprête à le jeter n’importe où.

ROBERT, vivement, debout.

Eh ! mon chapeau !...

Il tend la main pour le prendre.

NATHANIEL, regardant le chapeau avant de le donner.

Tissu français, hein ?...

Lisant dans ma coiffe.

Paris ! – Mauvais poil !...

Il en arrache.

Ça ne tient pas !...

ROBERT, le prenant, vivement.

Permettez !...

NATHANIEL.

Et d’ailleurs, ça va toujours bien ?...

Il lui prend la main, et la secoue rigoureusement.

ROBERT, riant, en se frottant l’épaule.

Encore... J’arrive !

Il regagne sa place.

NATHANIEL.

Parfait ! – Et la vieille folle, comment va-t-elle ?

ROBERT, surpris.

La vieille folle ?

ELLIOT, lui soufflant.

L’Europe !...

ROBERT.

Ah !... bien !

NATHANIEL, après un signe d’intelligence à Fairfax et à Jyp.

Toujours à ravauder ses vieux bas, la bonne dame ?

Geste approbateur des deux autres.

Ah ! jeune homme, vous allez contempler un lumineux spectacle ! – Le pays de la liberté, ceci, Monsieur,

Il frappe le sol de son parapluie.

celui de l’égalité ! – Vos yeux n’y seront pus affligés par la vue de ces barrières vermoulues, de ces divisions de castes, de races...

S’interrompent, et sans changer de ton, à Robinson, qui pose les boissons sur la table et contre qui il se heurte.

...Je flanque à l’eau ce sale nègre, s’il continue à se fourrer comme ça dans mes jambes...

Robinson, effrayé, se sauve. Nathaniel continue comme si de rien n’était.

Ni par ces vaines distinctions de la vanité !... Ces décorations !... Ces galons !... Ces pompons !...

ROBERT.

Toutefois, cher monsieur...

MATHANIEL, rectifiant avec hauteur.

Oh ! pardon !... Colonel !... si vous voulez bien !

ROBERT, riant.

Colonel !... pardon !...

NATHANIEL, allant au groupe de droite derrière le divan.

Tt le climat ?... Voilà un fameux temps... hein ?... Ça vous change, ça, de voir du soleil !...

FRANCIS, descendant à droite.

Mais, chez nous !...

NATHANIEL, avec mépris.

Ah !... Un vieux soleil qui ne va plus !...

Il descend en les toisant dédaigneusement.

Aussi, vous n’avez plus de sang !... vous êtes tout rabougris !...

ROBERT, de sa place.

Mais, dites donc !

Madame Bellamy le modère.

NATHANIEL, descendant à droite, à Francis.

Regardez-moi ces pieds, mon camarade !... Voilà ce que j’appelle des pieds d’homme !

FRANCIS, contemplait leur dimension.

Le fait est que !...

NATHANIEL, le prenant par le bouton de sa redingote.

Laine et fil, ça ? – hein ?

FRANCIS, surpris.

Je crois...

NATHANIEL.

Combien la yard ?

FRANCIS.

La yard ?

NATHANIEL, éclatant de rire.

Il n’en sait rien ! – Voilà tout le vieux monde. Plus de sens pratique !...

Revenant à Fairfax et Jyp.

Fairfax !... écoutez bien ceci : Moi, le colonel Nathaniel Fliburty !... je le déclare à la face du vieux monde !...

Il plante son parapluie sur la table comme un drapeau.

Jamais il ne se tirera d’affaire sans nous !...

FAIRFAX, JYP et NATHANIEL.

Jamais !

ROBERT, bas, à madame Bellamy.

C’est tout l’Ouest, ça ?

MADAME BELLAMY.

À peu près !

ROBERT, riant.

Eh bien... merci !

 

 

Scène VII

 

FRANCIS, ROBERT, MADAME BELLAMY, ELLIOT, FAIRFAX, JYP, NATHANIEL, BELLE

 

NATHANIEL.

Ah ! ah ! venez ici, Colonelle, venez !

Fairfax va à Belle lui serrant la main à tout rompre, avec la même répétition de bonjours, cris et exclamations, rires, etc. ; le Colonel lui présente Jyp.

ELLIOT, à madame Bellamy, à demi-voix.

Mon ex-femme !

BELLE, se retournant et apercevant Elliot, avec un cri de joie.

Ah !... Lance !

ELLIOT, un peu cérémonieux.

Madame !...

BELLE, avance à lui et lui serrant les mains chaudement.

Ah ! comment, vous êtes là ? – Ah ! que je suis contente de vous voir !...

ELLIOT, avec plus de chaleur.

Mais, moi-même !... depuis le temps !...

BELLE, vivement.

Vous ne connaissez pas le Colonel ?

ELLIOT.

Non !

BELLE.

Ah !... mais il faut que je vous présente à lui ! – Il sera si content !

Appelant.

Colonel !...

Nathaniel vient à eux ; les présentant l’un à l’autre.[5]

Monsieur Lancelot Elliot, mon premier mari... le Colonel Fliburty !... mon second.

Elle les laisse la main dans la main et remonte.

NATHANIEL, serrant la main d’Elliot avec effusion.

Ah ! enchanté !...

ELLIOT, de même.

Colonel !... mes compliments bien sincères !...

NATHANIEL, l’entraînant vers la table, bras dessus, bras dessous.

Venez donc prendre quelque chose.

MADAME BELLAMY, à Robert.

Après ça, il faut tirer l’échelle !

 

 

Scène VIII

 

FRANCIS, ROBERT, MADAME BELLAMY, ELLIOT, FAIRFAX, JYP, NATHANIEL, BELLE, SARAH, ANGELA, BETSEY, elles sortent de la chambre des dames

 

MADAME BELLAMY, au moment où s’ouvre la porte du salon des dames.

Attention, Parisien, voici les demoiselles Tapplebot !

ROBERT, debout, lestement.

Ah ! enfin !...

À Francis.

Regarde la blonde !

LES MISSES, riant, au Colonel, à Fairfax et à d’autres passagers de leur connaissance, qui les entourent dès leur entrée, sans ôter d’ailleurs leur chapeau.

Ah ! bonjour !... Tiens !... Henry et le Colonel !...

FAIRFAX, NATHANIEL.

Comment va ?

TOUTES, se donnant de vigoureuses poignées de main, misses et gentlemen, avec rires, cris, etc.

Ah ! très bien ! enchantées !... Parfaitement bien ! etc...

Les domestiques passent des plateaux de verres d’eau glacée.

FRANCIS.[6]

Bon Dieu !... Quelles poignées de main !

ROBERT, assis sur le divan.

Chut ! – Elles viennent à nous.

Il va pour se lever.

MADAME BELLAMY, l’arrêtant d’un geste, et à demi-voix.

Malheureux !... ne saluez pas le premier...

ROBERT, restant assis.

Ah ! il ne faut pas ?

MADAME BELLAMY.

Jamais !... Qu’elle ne vous ait parlé d’abord.

ROBERT.

Toutes les avances, alors ?...

MADAME BELLAMY.

Toutes !

ROBERT, à lui-même.

Mon Dieu !... les drôles de...

Sarah, descendant au divan pour s’asseoir, tout en causant avec Fairfax, voit la place prise par Robert, et pour le faire lever elle lui coupe la parole en lui donnant deux petits coups de son éventail sur l’épaule. Il se lève vivement et s’incline.

Made...

Il passe vivement à gauche.

MADAME BELLAMY, à mi-voix, l’interrompant.

Ne saluez pas !

Sarah, sans le remercier, ni même le regarder, s’assied à la place qu’il vient de quitter, en continuant sa conversation avec Fairfax.

ROBERT, s’arrêtant court, à madame Bellamy, bas.

Mais c’est elle qui a commencé !

MADAME BELLAMY, lui montrant Sarah qui lui tourne le dos.

Eh ! non !... Elle voulait votre place, voilà tout !

ROBERT, tandis que les autres misses descendent et prennent place, Belle sur le divan de droite, Betsey sur une chaise ; Angela sur une autre chaise, entre Sarah et Betsey.

Ah ! ça se fait aussi comme ça ?

MADAME BELLAMY.

Mais, oui !

ROBERT.

Et merci !... Elle ne dit pas merci ?

MADAME BELLAMY.

Non !

Dans ce mouvement, Francis a regagné la droite, en examinant curieusement les nouvelles venues. Betsey le voyant près d’elle, lui passe tout naturellement le verre vide qui la gène, pour qu’il l’en débarrasse, sans le regarder, et en continuant sa conversation avec Belle ; Francis ne bougeant pas, elle se retourne étonnée et le regarde.

FRANCIS.

Plaît-il ?

ELLIOT, vivement, passent entre eux et débarrassant Betsey de son verre.

Pardon, miss Betsey... mais ces deux messieurs sont étrangers, et...

SARAH, ANGELA, BETSEY, regardant les jeunes gens avec intérêt.

Ah ! ah ! ah ! bien !... bien !...

Elles rient en les regardant. Betsey lorgne Francis.

ELLIOT, à Robert, pour lui demander son nom.

Monsieur ?...

ROBERT, saluant.

Robert de Rochemore.

ELLIOT, aux dames.

Robert de Rochemore.

TOUTES.

Ah ! très bien ! très bien.

MADAME BELLAMY, se levant et à mi-voix en cédant sa place à Robert.

Allez maintenant ! – Vous êtes présenté.[7]

SARAH, à Robert, en lui tendant la main.

Français, n’est-ce pas ?

ROBERT.

Parisien !... mademoiselle !

ANGELA, BETSEY, SARAH, le regardant bien en face.

Ah ! Parisien !... Ah ! très bien !

Poignées de main de leurs places.

ELLIOT, même jeu avec Francis.

Et monsieur ?...

FRANCIS, saluant.

Francis Briot !...

ELLIOT, aux dames.

Monsieur Francis Briot !

SARAH, ANGELA et BETSEY, même jeu, et secouant rigoureusement les mains de Francis.

Ah ! très bien, enchantées !...

Francis en serrant toutes les mains repasse à gauche, derrière le divan.

SARAH, à Robert, en lui faisant signe de s’asseoir près d’elle, sur le divan.

C’est la première fois que vous venez aux États-Unis ?

ROBERT.

La première fois, mademoiselle.

SARAH.

Mauvais moment pour les affaires !... Nous sommes dans une crise !...

TOUTES.

Oh ! oui !

ANGELA, avec intérêt.

Vous faites les cotons, les sucres ?...

ROBERT.

Non, mademoiselle, non... ni sucre, ni coton !

BETSEY.

Le fait est que les cotons sont tellement en hausse...

ROBERT, stupéfait.

Ah !... vraiment, les...

FRANCIS, à madame Bellamy.

Qu’est-ce que ça peut lui faire ?

ANGELA.

Mais il y a de bonnes opérations sur les cuirs !

ROBERT.

Ah ! les cuirs ?...

TOUTES TROIS, l’interrompant.

Oh ! certainement !

BELLE, qui l’est levée du divan où elle était assise, arrivant tout à coup derrière lui, et appuyée sur le dossier du divan.

Est-ce que vraiment vous allez maintenir en France votre impôt sur les matières premières ?...

FRANCIS, à madame Bellamy.

Elle sait ça aussi ?

ROBERT.

Mon Dieu, madame, à dire vrai, je suis si peu commerçant, moi !...

TOUTES, dédaigneusement.

Ah !

ROBERT.

Ayant ma fortune faite !

TOUTES, vivement, se rapprochant de lui.

Ah !...

Belle vient s’asseoir près de lui, en l’empêchant de se lever.

BETSEY.[8]

Et votre ami... là-bas ?

ROBERT.

Ah ! lui, mademoiselle, il joue du violon comme Paganini.

TOUTES, avec un petit rire de mépris.

Du violon ?...

FRANCIS, vexé.

Eh bien, quoi donc ?...

ANGELA.

Et ça lui rapporte beaucoup d’argent, ce violon-là ?

MADAME BELLAMY, coupant la parole à Francis, et de doucement.

Mais, plus qu’il ne veut !...

TOUTES.

Ah ! c’est différent !... enchantées... compliments !...

FRANCIS.

Très flatté.

À madame Bellamy.

Seulement...

MADAME BELLAMY, à demi-voix.

Mais taisez-vous donc, innocent !...

SARAH, à Robert, avec coquetterie.

Voyons... franchement, depuis que vous êtes en Amérique... qu’est-ce qui vous a fait le plus de plaisir à voir ?

ROBERT.

Mais sans comparaison, mademoiselle... c’est vous...

SARAH.

Vraiment !... Nous ressemblons si peu aux demoiselles françaises...

ROBERT.

C’est peut-être pour ça !...

ANGELA.

Ah çà, maintenant, est-ce que vous n’allez pas un peu leur donner la volée, à vos demoiselles ?

ROBERT.

La volée ?

SARAH.

Oui, est-ce qu’elles vont continuer à ne plus faire un pas sans crier : « Maman !... où est maman ?... »

BETSEY.

Comme les bébés...

Elles éclatent de rire toutes les quatre.

ROBERT.

J’avoue que nous n’avons pas encore songé...

BELLE, apercevant Camille qui entre au fond avec d’autres voyageurs parmi lesquels Jedediah.

Tiens, Camille !...

Elle se lève vivement, ainsi qu’Angela et Betsey, et toutes trois vont à Camille.

ROBERT, à Sarah qui se lève aussi.

Une de vos amies ?

SARAH.

Oui !...

FRANCIS.

Belle personne !...

SARAH.

Et un talent !... C’est l’oratrice la plus forte de la secte des Amours libres.

ROBERT, étonné.

Des Amours ?...

SARAH.

Libres !... – Ah ! vous n’avez rien de tel chez vous !... c’est une secte religieuse très florissante aujourd’hui... qui proteste contre l’immoralité du mariage...

ROBERT.

Et qui...

Timidement.

s’en passe ?...

SARAH.

Absolument...

FRANCIS, vivement.[9]

Ah ! mais alors, pardon... nous avons ça aussi, à Paris...

SARAH.

Bah !

FRANCIS.

Des dames qui se passent... parfaitement...

SARAH.

Ah !... oui ! – ce que vous appelez...

ROBERT, timidement.

Des Cocottes... pardon !

SARAH.

Fi donc !... Quelle comparaison !... Dieu merci, il n’y a point de telles femmes chez nous...

ROBERT et FRANCIS.

Bah !

SARAH.

Pas une !...

ROBERT.

Cependant, pour peu que cette jolie dame pratique...

SARAH.

Ah ! mais c’est bien différent !... C’est sa religion.

Elle les quitte pour aller à Camille.

FRANCIS.

Ah !... du moment que c’est un culte !

ROBERT, reconnaissant Jedediah.

Tiens !... mon clergyman de là-bas !...

MADAME BELLAMY, descendant.

Jedediah Buxton !...

ROBERT.

Vous le connaissez ?...

MADAME BELLAMY.

Le plus joli farceur !...

ROBERT.

Est-ce qu’il pratique aussi l’Amour libre, celui-là ?...

MADAME BELLAMY.[10]

Oh ! non, Jedediah, lui, est Perfectionniste, c’est autre chose... Ce qu’il prêche... outre le vermout... c’est le Mariage spirituel.

ROBERT.

Qu’est-ce que c’est encore que ça ?

MADAME BELLAMY.

Doctrine... Le mariage tel que nous le pratiquons est purement terrestre... et n’engage à rien pour l’éternité !...

FRANCIS.

Heureusement !

MADAME BELLAMY.

Il ne tient donc qu’à vous de prendre pour épouse spirituelle, en vue de l’autre monde, la femme de monsieur... qui, de son côté, peut spirituellement épouser la vôtre.

ROBERT.

C’est assez spirituel, en effet... Et c’est admis ?...

MADAME BELLAMY, leur montrant Jedediah qui descend, distribuant ses brochures et à qui tout le monde fait accueil.

Vous voyez ! – Règle générale, ici !... quand un vice veut ses coudées franches... il se fait Religion, et tout le monde l’accepte !...

ROBERT.

Mon Dieu ! les drôles de...

Jedediah descend, donnant le bras à une jeune dame ; un monsieur les suit, avec des brochures sous le bras.

MADAME BELLAMY.

Patience !... voici Jedediah : voulez-vous, que je vous présente ?

ROBERT.[11]

Ah ! je vous en prie !...

MADAME BELLAMY, à Jedediah.

Mon Révérend... deux compatriotes à moi... Parisiens !...

JEDEDIAH.

Enchanté !... Permettez-moi de vous offrir...

Il prend des mains du monsieur et donne à madame Bellamy des brochures de diverses couleurs très voyantes.

...quelques-unes de mes conférences sur le Mariage...

ROBERT, achevant.

...Spirituel... Mille grâces.

MADAME BELLAMY, passant à Robert et Francis des brochures qu’ils se mettent tous trois à feuilleter.

Jolis titres, n’est-ce pas ?

ROBERT.

Oh ! charmants !

MADAME BELLAMY, lisant un titre.

« L’édredon Céleste ! »

Même jeu pour une autre brochure.

« Faites votre couverture pour l’éternité ! » et sur le verso ?...

Elle retourne sa brochure.

FRANCIS, lisant sur le verso de sa brochure.

« ...Vermout Indien !...

ROBERT, même jeu.

...Réparateur !... »

MADAME BELLAMY.

Tout est prévu !

JEDEDIAH, à madame Bellamy.

Permettez qu’à mon tour, mistress Bellamy... je vous présente mon épouse spirituelle, mistress Godwin... la femme de monsieur !...

MONSIEUR GODWIN, saluant avec satisfaction.

Ma femme !

MADAME BELLAMY.

Oh !... monsieur, mes compliments.

Jedediah remonte, donnant toujours le bras à la dame, le monsieur suit.

FRANCIS, éclatant de rire.

Ah ! non !... ils sont trop...

ROBERT, de même, lui fermant la bouche.

Malheureux, tais-toi !

Musique au fond. C’est Belle qui est au piano. Le salon a fini par se remplir de voyageurs des deux sexes. Toutes les femmes autour du piano ; les hommes, tous assis, le chapeau sur la tête et les pieds en l’air. Les uns sur les dossiers des meubles, les autres sur la table, les balustrades, le piano lui-même, et tout le monde chante en glapissant le Yankee doodle... terminé par les cris : Hip ! hip ! Hurrah !

FRANCIS, épouvanté, se bouchant les oreilles.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MADAME BELLAMY.

Un concert !...

FRANCIS, apercevant son violon aux mains du nègre.

Avec mon Stradivarius !... sacrilège !...

Il s’élance en bousculant tout le monde pour rattraper son instrument.

ROBERT, riant à la vue de toutes ces bottes en l’air.

Le bon tableau !...

MADAME BELLAMY.

L’attitude du pays !... On voit les pieds d’un Américain avant sa figure !... Au Congrès, c’est comme ça !

Cloches dehors annonçant l’arrivée. La musique cesse et tout le monde se lève avec des cris de joie, prend ses plaids, ses paletots, etc., et commence à quitter le bateau.

ROBERT.

Qu’est-ce encore ?...

MADAME BELLAMY.

L’arrivée !... Nous voici dans l’Impériale Cité... comme ils disent...

Brouhaha du départ... Le salon est envahi par sept ou huit gamins déguenillés, entrés par les portes, par les fenêtres, chargés de journaux énormes, courant en hurlant, et criant partout en bousculant tout le monde : « New-York-Times !... Achetez le New-York-Times... New-York Telegraph !... New-York-Tribune !... » etc. D’autres, portant de petites boîtes de décrotteurs, crient aussi à tue-tête : « Décrottez vos bottes ! décrottez vos bottes ! »

ROBERT.

Juste ciel !... quels journaux !... Et quels cris !

FRANCIS, revenant avec son violon.

Sauvé !... la seconde fois !... J’ai déjà failli le casser sur un crâne de sauvage !...

ELLIOT, souriant et lui donnant un cigare.

Et vous ne tirez pas parti de ça pour une réclame ? ô Parisien !...

MADAME BELLAMY, à Robert.

Où descendez-vous ?

ROBERT, ne perdant pas de vue Sarah, qui descend en ce moment au-dessus du divan, pour y prendre son éventail.

À l’hôtel de la Cinquième avenue...

MADAME BELLAMY.[12]

Près d’elle !... Ah ! Marquis ! Marquis !...

SARAH, qui entend le mot, à elle-même.

Ah ! tiens !... Marquise !...

Elle sort en lui faisant de la tête un joli salut. Fairfax lui offre son bras.

ROBERT, avec joie.

Ce regard ?...

MADAME BELLAMY, l’arrêtant.

Oui !... Avant de nous quitter, un dernier avis...

Lui montrant la pancarte.

Avez-vous lu ce qui est écrit là ?

ROBERT.

Oui !

Lisant.

« Prenez garde !... »

MADAME BELLAMY.

« Aux pickpockets. » Rendons-leur justice ; ils préviennent !... Eh bien, prenez garde aux pickpockets, – et moins à ceux en habit noir qui décrochent les montres, qu’à celles en robe de soie qui crochètent les cœurs.

ROBERT, riant et sans perdre de vue Sarah qui, prête à disparaître en haut sur l’escalier, se tourne légèrement pour voir s’il la suit.

Merci !...

MADAME BELLAMY.

Et autant en emporte le vent.

ROBERT, lui offrant le bras.

Souffrez !...

MADAME BELLAMY, refusant en riant.

Non !... non !... courez !... Elle est déjà loin !

ROBERT, la saluant, à Francis.

Viens-tu, Francis ?

Il s’élance du coté de Sarah, suivi de Francis.

MADAME BELLAMY, prenant le bras d’Elliot.

Allons, Elliot, en route... nous qui avons le malheur de ne plus faire de folies !

 

 

ACTE II

 

Le salon de famille de Samuel à l’hôtel de la Cinquième avenue. Mobilier somptueux. Plafond peint, lustres, riche tapis. Tentures de soie. À gauche, premier plan, porte de la salle à manger. Deuxième plan, cheminée, glace, vases du Japon à girandoles, pendule énorme et très dorée. Du même côté, pan coupé, entrée. Au fond, très grande baie ouvrant sur un autre salon, aussi richement meublé que le premier, avec table au milieu et vitrage au fond, ouvrant sur une longue galerie. À droite, premier plan, console surmontée d’une glace, vases, bronzes, etc., faisant penchant à la cheminée qui est vis-à-vis. Second plan, porte de l’appartement de Sarah et d’Angela. Pan coupé, entrée du cabinet de Sam. Au milieu du salon, une borne. À gauche, un canapé en forme d’S, à droite autre canapé à dossier bas, et pouf. Une table devant. Partout, fauteuils crapauds, ganaches, etc., de toute forme et de tout style. Le tout prétentieux et de mauvais goût.

 

 

Scène première

 

JYP, TOG

 

Au lever du rideau, Tog examine un album, à la cheminée, tout en puisant dans une boîte de dragées. Jyp paraît au fond sur le seuil de la porte d’entrée et entre. On entend une sonnette électrique dans la coulisse.

JYP, après un coup d’œil au logis, apercevant Tog.

Hé ! l’ami !... monsieur Tapplebot, s’il vous plaît.

TOG, sans se retourner, continuant son examen de l’album.

C’est ici !... le voilà qui sonne, tenez.

JYP, descendant.

On s’y perd, dans cette enfilade de pièces !...

TOG, ferme l’album et se retourne.

Tiens !... Jyp !

JYP, surpris.

Le cousin Tog !

TOG, lui serrant la main.

Eh ! oui : vive l’Irlande !...

JYP.

Te voilà à l’hôtel de la Cinquième avenue ?...

TOG, avec importance.

Employé.

JYP.

Bonne maison !...

Il s’assied sur la borne. Nouvelle sonnerie qui va jusqu’à la fin de la scène.

TOG, lui présentent le boîte de dragées.

Mais trop de sonnettes...

JYP, croquant des dragées.

Et c’est ici le salon particulier du vieux Sam ?...

TOG, remettant la boîte sur la cheminée et désignant la droite.

Oui... là, ces demoiselles !... Lui, là-bas : – comme tu entends !...

JYP.

Ah ! c’est lui ?...

TOG, s’asseyant sur l’S.

Qui m’appelle ! – Oui...

JYP, essayant les élastiques.

Ça doit coûter gros de location !... De fameux sièges.

TOG, étendu tranquillement.

Et qu’est-ce que tu fais, toi... à présent ?...

JYP.

Je te conterai cela !... Mais le Tapplebot m’attend ; dis-lui que je suis là !...

Double sonnerie.

D’autant qu’il a l’air de s’impatienter...

TOG, se levant.

On le dirait !...

Au moment où il se dirige vers la porte de Sam, celui-ci paraît avec Fairfax. Jyp se lève.

 

 

Scène II

 

JYP, TOG, SAMUEL, FAIRFAX

 

SAMUEL, tenant son calepin et son crayon.

Monsieur Tog !

TOG, empressé.

Monsieur, je...

SAMUEL, tranquillement.

J’ai sonné onze fois, comme rétablit cette petite note...

TOG.

Monsieur, j’accourais...

SAMUEL.

La première fois à cinq heures vingt : c’est donc...

Il regarde sa montre.

...juste un quart d’heure... pendant lequel vous n’avez pas été à mon service... et qu’on rabattra de vos gages...

TOG.

Monsieur, l’hôtel est si grand...

SAMUEL.

À la récidive vous payerez en outre mon temps perdu... C’est compris ?... n’est-ce pas ?...

Tog s’incline et sort. Se retournant et apercevant Jyp, à qui Fairfax a serré la main pendant ce temps.

Qu’est-ce ?

FAIRFAX, présentant Jyp.

Jyp Dirckson, monsieur, de qui je vous ai parlé !

SAMUEL, regardant Jyp.

Attendez donc... cette figure...

JYP, souriant.

Vieille connaissance, monsieur...

SAMUEL.

Seulement, ce bandeau... où diautre nous sommes-nous vus ?

JYP, de même.

Au tribunal ! – Vous étiez du jury, quand j’eus cette sotte affaire... une bêtise !... Je m’étais marié à New-York, oubliant que je l’étais déjà à Chicago.

SAMUEL.

Ah ! bon !... Nous vous avons acquitté ?...

JYP.

D’emblée !

SAMUEL, lui serrant la main.

À la bonne heure !... que diable voulez-vous ?... Un homme se déplace... tantôt ici... tantôt là...

JYP, appuyant avec Fairfax.

Eh ! oui...

SAMUEL.

Et quand il coloniserait sur deux points à la fois ?...

JYP.

Où est le mal ?...

SAMUEL.

Au contraire !...

Il va s’asseoir sur le canapé de droite.

Ah çà, maintenant, Fairfax, parlons affaires !...

À Jyp.

Henry vous a dit ?...

JYP, prenant une chaise et s’asseyant en face de lui, séparé par la table.[13]

Oui... et cela m’étonne bien : car ce n’est pas pour l’honneur, n’est-ce pas ?...

Faisant la grimace.

Chez nous... les fonctions publiques...

SAMUEL.

Très exact, Jyp. – Il est même remarquable que plus elles sont élevées, plus on s’accorde à nous refuser les témoignages de la politesse la plus banale !

Jyp appuie du geste.

Eh bien, je ne déteste pas ça, moi !... C’est la marque d’institutions vraiment démocratiques... ce mépris de la magistrature ! – Pas de supérieurs !...

JYP.

Bon... mais...

SAMUEL.

Quant à supposer que je n’aie en vue que les affaires de la ville... et pas les miennes !... Personne au monde ne voudrait le croire !

JYP.

Et ne vous en saurait aucun gré.

SAMUEL, avec satisfaction.

Eh bien, ça ne me déplaît pas non plus, cette ingratitude !... C’est égalitaire !... Et comme ça vous met donc à l’aise...

JYP.

Oui ! – On sait qu’on n’a rien à attendre...

SAMUEL.

...Et on se récompense soi-même... voilà tout...

JYP.

Donc ?...

SAMUEL.

Donc !... vous savez tous deux si New-York est balayé ?

JYP et FAIRFAX.

Jamais !...

SAMUEL.

Jamais !... Des immondices haut comme, ça... jusque dans Broadway.

FAIRFAX.

Et le budget de la voirie grossit tous les ans...

SAMUEL.

Parce qu’ils sont dans le conseil, trois ou quatre farceurs, Marshall en tête, concessionnaires des boues ; qui, au lieu de les balayer...

JYP.

Balayent l’argent...

SAMUEL.

Eh bien, il ne s’agit que de balayer tout... la boue... Marshall...

JYP.

...Et l’argent avec !... Saisi !...

SAMUEL.

Maintenant, Jyp, vous êtes un malin !... Marchons.

JYP, à cheval sur une chaise.

Avant tout : – nos concurrents ?...

SAMUEL.

Philipps !

JYP.

Un niais !... Avalé !...

SAMUEL

Et Truphy !...

JYP.

Ah !... de rudes chances, celui-là !... Toute la fripouille est pour lui.

SAMUEL.

Et qu’est-ce qui nous empêche de l’avoir pour nous ?

JYP, l’interrompant.

Et puis, vous n’êtes pas populaire ! – Et plus nous irons. Maintenant ! – Par quoi avez-vous débuté ?...

SAMUEL.

Par les allumettes...

JYP.

Fabricant ?

SAMUEL.

Vendeur !

JYP.

Dans la rue ?

SAMUEL.

Les petites boîtes...

JYP.

Excellent !... voilà déjà pas mal d’Irlandais pour nous...

SAMUEL, se retournant vers Fairfax.

Avec les pompiers !...

JYP, se grattant l’oreille.

Seulement, tout ça...

SAMUEL.

Voyons... Jyp !... j’aime les choses carrées, moi ! – Combien ? – Voilà tout...

JYP, rapprochant son siège de la table et tirant son calepin.

Eh bien, monsieur Tapplebot... pour enlever votre affaire à la réunion préparatoire !... moi, mes deux lieutenants et trois cents hommes de ma brigade... – car vous savez, c’est enrégimenté... et ça fonctionne !...

SAMUEL.

Oui !

JYP.

Six mille dollars !... Trois pour la brigade !... Trois pour l’état-major !

SAMUEL, écrivant sur son calepin.

Six mille !...

JYP.

...Et parce que c’est vous ; car je ne compte pas là-dedans les menus frais, tels que bras démis, mâchoires cassées !...

SAMUEL.

Oui, mais six mille dollars de mâchoires !...

JYP, montrant son emplâtre.

Si vous croyez que je vous passerais cet œil-là à moins de trois cents !...

SAMUEL.

Enfin, soit !

JYP.

Votre affaire bâclée à la réunion... pour le travail électoral... propagande... discussion, recrutement des votes, et arrosage !... dix mille !...

SAMUEL, écrivant sur son calepin.

Marchez...

JYP.

Enfin, l’achat des votes !... Ça, réglé comme papier à musique.

SAMUEL, écrivant.

Oui...

FAIRFAX.

Pardon, et la Presse...

SAMUEL.

Ah !... c’est ça qui va nous coûter les yeux de la tête !...

JYP.

Nous ne pouvons pas, n’est-ce pas, avoir à nous moins d’une douzaine de journaux ?...

FAIRFAX.

Dont deux au moins qui aient l’air de soutenir vos concurrents... de façon à les démolir...

SAMUEL.

C’est classique !...

FAIRFAX.

Et deux autres, bien connus comme indépendants...

JYP.

Le New-York Coroner ! – et le New-York Policeman !... C’est leur spécialité.

SAMUEL, écrivant.

Nous n’aurons pas le tout à moins de dix mille dollars, encore !

JYP.

Au bas mot... – Et puis les accessoires... drapeaux... transparents... lanternes... musique... affiches !...

Écrivant toujours.

Ah ! c’est là qu’il faudrait vous trouver un sobriquet qui frappe bien l’imagination populaire...

SAMUEL.

Oui.

JYP.

J’ai enlevé l’élection de Togby en l’appelant, par allusion à son premier métier : – le Vieux Vilebrequin !... Si nous trouvions quelque chose dans les allumettes ?...

SAMUEL.

Appelez-moi : – le Vieux Phosphore !

JYP, debout, cherchant.

Douteux !... Il ne faut pas non plus abuser des Vieux.

Trouvant.

Ah !... qu’est-ce que vous diriez de : – Papa Lumière ?...

SAMUEL, ravi.

Très bien !... Papa Lumière !... Excellent !...

Ils descendent tous trois.

JYP.

Notons toujours... Eh bien, tout ça, à vol d’oiseau, c’est une affaire de soixante mille dollars.

SAMUEL.

Tant que ça ?...

JYP.

Ah ! dame... ce malheureux achat des votes...

SAMUEL.

Eh bien, je ne déteste pas encore ça !... Jyp.

JYP et FAIRFAX, surpris.

Non ?...

SAMUEL.

Non ! – C’est la sauvegarde de nos glorieuses institutions !... Plus on paye cher à l’électeur l’exercice de ses droits, plus il tient à les remplir ! – Et comme ça, on est sûr qu’il ne s’en dégoûtera jamais...

FAIRFAX et JYP.

C’est clair !

SAMUEL.

Va donc pour soixante mille... Et chaud, chaud, travaillez-moi ça !...

JYP, prenant son chapeau et sa canne.

Tout de suite ; en bas, à la buvette...

SAMUEL.

C’est ça... où vous verrai-je ?...

JYP, lui donnant une adresse écrite.

Là... ce soir... neuf heures !...

SAMUEL.

C’est dit... à ce soir... et en avant !...

JYP, sortant.

En avant !...

SAMUEL.

Papa Lumière !...

JYP, dehors.

Papa Lumière !...

SAMUEL, à Fairfax, qui prend son chapeau pour sortir.

Pour nous, Henry... c’est convenu... les pompiers ?...

FAIRFAX.

Mais primo, vous appuierez ma candidature auprès de ma cousine Sarah ?...

SAMUEL.

Que vous voulez épouser, c’est convenu !... Et secundo ?

FAIRFAX.

Nous en causerons au partage des dépouilles... À tantôt...

SAMUEL.

Vous venez dîner ?...

FAIRFAX, il sort par l’appartement du fond.

Oui.

 

 

Scène III

 

SAMUEL, ANGELA, BETSEY, en grande toilette, décolletées, sortant de chez elles, première porte à droite

 

SAMUEL, allant à elles.

Ah ! bravo, cela !... De retour ?

ANGELA.

Oui, monsieur... Vous allez bien ?

SAMUEL.

Un peu de dyspepsie, toujours ! – Enchanté de vous revoir, Angela ; et vous aussi, miss Betsey. – Sarah n’est pas avec vous ?...

Betsey feuillette des journaux illustrés à la table.

ANGELA.

Non, monsieur. – Elle est chez Steward... à des achats...

SAMUEL.

Et où avez-vous passé ces deux jours, mon enfant ?

ANGELA.

À Westpoint, monsieur, où le révérend Jedediah a prêché... Et les affaires, monsieur... où en sont-elles ?...

SAMUEL.

Excellentes, mon enfant !... Une forte hausse sur les marchandises sèches !...

ANGELA, avec joie.

Ah !... qu’est-ce que je vous disais ?...

SAMUEL.

Oui, oui, vous avez le flair !...

ANGELA, allant rejoindre Betsey.

À propos, monsieur... nous avons rencontré Belle.

SAMUEL.

Votre sœur ?

BETSEY.

Sur le bateau !... Et la voici !...

 

 

Scène IV

 

SAMUEL, ANGELA, BETSEY, BELLE, par le fond, en grande toilette

 

BELLE, descendant et tendant la main à Samuel.

Bonjour, monsieur !

SAMUEL.

Ah ! Belle !... Enchanté de vous voir !... mon enfant !...

Il l’embrasse sur le front.

BELLE.

Et votre santé est toujours bonne, monsieur ?...

SAMUEL.

Pas précisément, Belle... un peu de...

Il montre son estomac.

BELLE, distraitement, lui serrant la main.

Allons, tant mieux, monsieur, tant mieux !...

SAMUEL.

Savez-vous bien, Belle, que voilà plus d’un an que nous ne nous sommes vus ?...

BELLE.

Depuis mon divorce !

SAMUEL.

C’est ça !... – Vous étiez dans l’Ouest ?

BELLE.

Où je m’ennuyais assez...

SAMUEL, même jeu que Belle.

Allons, tant mieux... tant mieux !...

BELLE.

Et à ce propos, mon père... vous savez que je me suis remariée ?...

SAMUEL, surpris.

Ah ! bah !...

BELLE, légèrement.

Oui !... – Je ne vous ai pas envoyé un télégramme ?

SAMUEL, de même.

Non !... Je ne me souviens pas... ça m’aurait frappé !

BELLE.

Ah !... je croyais !... Enfin !...

SAMUEL.

Oui... peu importe, maintenant !... – Il y a longtemps ?

BELLE, cherchant.

Il y a... combien ?... Voyons !... trois mois !...

SAMUEL.

Allons, tant mieux, chère enfant ! tant mieux !... J’espère que vous me présenterez mon gendre ?

BELLE.

Tout à l’heure, monsieur... d’ailleurs, c’est le colonel Fliburty...

SAMUEL, surpris.

Nathaniel ?...

BELLE.

Justement !

SAMUEL, faisant la grimace.

Drôle de choix... – J’aimais mieux l’autre !

BELLE, avec sentiment.

Elliot ?...

SAMUEL, de même.

Ce pauvre Elliot, qui me fourrait toujours des petites notes dans son journal !... Il me serait si utile pour mon élection !...

BELLE.

Enfin, à votre idée, le second ne vaut pas le premier ?

SAMUEL, appuyant.

Voilà tout...

BELLE.

Eh bien, monsieur... c’est ce que je me dis depuis tantôt.

SAMUEL.

Ah !...

BELLE.

J’ai retrouvé Elliot sur le bateau... c’est surprenant comme il gagne à ne plus être mon mari.

SAMUEL.

Si encore vous n’étiez pas fâchée avec lui !

BELLE.

Fâchée ! – Ah ! quant à ça, nous sommes meilleurs amis qu’avant.

SAMUEL, enchanté.

Bon !... Eh bien, mais...

À lui-même.

Voilà !...

Haut.

Une idée !... Si vous l’invitiez à dîner demain avec nous ?

BELLE, vivement.

Justement... Il prend le thé, ce soir, chez Sarah.

SAMUEL.

C’est ça... et si le Colonel grogne ?

BELLE.

Nathaniel...Oh ! je les ai présentés !... – Ils ne se quittent plus...

Elle va rejoindre à droite Angela et Betsey.

SAMUEL.

Parfait...

À lui-même.

Comme ça, maintenant, ça m’est égal.

BETSEY, regardant au fond.

Ah ! monsieur Ulysse !...

SAMUEL, à Angela.

Votre frère ?

 

 

Scène V

 

SAMUEL, ANGELA, BETSEY, BELLE, ULYSSE

 

ULYSSE, de seuil de la porte, un journal à la main, radieux.

Eh bien ! c’est fait !

TOUS.

Quoi ?...

ULYSSE, descendant.

Comment, vous ne savez pas ?...

TOUS.

Non !

ULYSSE, triomphant.

J’ai fait faillite !...

SAMUEL.

Encore ?...

BETSEY.

Déjà !...

ANGELA.

Tu l’as déjà faite en janvier.

ULYSSE.

Ah ! oui, mais toute petite celle-là ! – Tandis que celle-ci...

TOUS, l’entourant.[14]

Ah !

ULYSSE.

Et je vous ai mené ça !... À neuf heures, je suspends les payements !... À midi, réunion des créanciers : « Trente pour cent ou rien, choisissez ! »

ANGELA.

Ils prennent trente ?

ULYSSE, continuant.

Seulement j’ajoute : « Ces trente pour cent que je vous donne... je ne vous les donne pas !... Je vous les représente en actions de la nouvelle maison que je fonde à quatre heures et demie... Faites-vous le capital ?... »

TOUS, avec admiration.

Ah !

ULYSSE.

Le vieil Absalon se lève en criant : « Eh bien, vous êtes un malin, vous !... Je suis avec vous !... » Les autres suivent... À cinq heures, le capital est fait... Eux, deux millions !... Moi, le troisième !...

SAMUEL.

Avec quoi ?...

ULYSSE.

Avec leur argent, donc, qui est devenu le mien.

ANGELA.

L’ancien ?...

ULYSSE.

Eh ! oui !...

SAMUEL.

Il n’était donc pas mangé ?...

ULYSSE.

Eh ! sans cela, est-ce que j’aurais fait faillite ?...

Rumeur d’admiration.

SAMUEL, ravi.

Ah !

Il lui serre la main avec effusion.

Ah ! cher enfant !... Ah ! que c’est donc joli !...

Aux autres.

Est-ce assez joli, hein ?...

TOUS, entourant Ulysse et lui serrant les mains.

Ah ! oui... compliments, Ulysse...

ULYSSE, avec modestie.

Merci !...

À Belle.

Tiens, ma sœur !...

Il lui tend la main.

Bonjour...

SAMUEL, enthousiasmé.

Voilà une faillite... à la bonne heure... Elle est remariée...

ULYSSE, tranquillement.

Ah !...

SAMUEL.

Ah !... c’est adorable !...

ANGELA, regardant Ulysse avec envie.

Ah ! que je voudrais faire la banque...

ULYSSE.

Eh bien, si tu veux businer un peu, je t’aiderai.

ANGELA, avec élan.

Ah !... oui... n’est-ce pas ?...

SAMUEL.

Encore une faillite comme celle-là ! et il est tout à fait posé... et dites-moi... Ulysse... entre nous...

Il le prend sous le bras et l’entraîne à gauche à l’écart, tandis que les trois femmes remontent vers le salon du fond.

Que pensez-vous des actions du Nicaragua ?

ULYSSE.

Oh ! – j’espère, monsieur, que vous n’en avez pas ?...

SAMUEL, inquiet.

Non !... mais je suis vendeur chez vous... à trois mille... à terme...

ULYSSE.

Ah !... Alors, monsieur, j’ai le regret de vous le dire... Vous êtes enfoncé !...

SAMUEL, saisi.

Ah !

ULYSSE.

Nous avons tout accaparé avec prime, et vous serez forcé pour nous les livrer à trente... de nous les acheter à quarante ; voilà tout...

SAMUEL.

Il y a un coin ?...

ULYSSE.

Il y a un coin ?

SAMUEL.

Et je ne l’ai pas flairé !... oh ! Ulysse, je rougis de votre père...

ULYSSE.

Vous dites, monsieur, trois mille ?...

SAMUEL.

Trois mille...

ULYSSE.

Perte sèche de six mille dollars...

SAMUEL.

Pas moins ?...

ULYSSE.

Allons !... vous m’en donnerez deux mille, et je vous arrangerai cela...

SAMUEL, lui serrant la main.

Ah ! merci !... Ulysse... c’est d’un bon fils...

ULYSSE.

Heureux de vous obliger... monsieur...

Remontant et à lui-même.

Il baisse, le vieux !... Il baisse !

 

 

Scène VI

 

SAMUEL, ANGELA, BETSEY, BELLE, ULYSSE, SARAH, en toilette du premier acte ; elle est suivie d’une femme de chambre et d’un porteur de magasin, avec un paquet

 

On apporte les lampes allumées qu’on pose sur la cheminée.

SAMUEL.

Ah ! Sarah !...

SARAH.

Bonjour, mon oncle !...

Pendant ce temps la femme de chambre reçoit le paquet et paye le porteur. Le porteur, la femme de chambre et les domestiques sortent.

SAMUEL.

Charmé de vous voir, mon enfant... et de si belle humeur.

SARAH.

Et pourquoi ne serais-je pas de belle humeur, monsieur ?... Tout va bien pour vous, j’espère !...

SAMUEL.

Tout à fait, mon enfant : à part les Nicaragua !... Mais, si je suis content de vous voir ainsi, c’est pour ce que j’ai à vous dire...

Se tournant vers les personnages qui sont au fond à causer.

Mes enfants, laissez-moi un moment avec votre cousine, je vous prie !... Ne vous éloignez pas, Ulysse... vous dînez avec nous ?...

ULYSSE.

Mais...

SAMUEL.

Oh ! je vous en prie, mon enfant ! Je suis si content ! Dînons en famille pour célébrer votre faillite !...

À Sarah.

Une faillite, Sarah !... je vous conterai cela... C’est adorable !... Dînons en famille, n’est-ce pas ?...

ULYSSE.

Oui, monsieur.

SAMUEL.

C’est ça !...

À part.

Maintenant, Fairfax !... les pompiers !...

Tous remontent dans le salon du fond, où on les voit à demi, pendant ce qui suit, assis et parcourant les journaux illustrés, de modes, etc.

Vous venez de chez Steward, Sarah ?...

SARAH, déposant son plaid sur la borne avec son petit sac de voyage.

Oui, monsieur... il y a des nouveautés Parisiennes... on voudrait tout prendre...

SAMUEL, se frottant les mains et avec insinuation.

Eh ! eh ! on pourrait tout prendre, Sarah !... Si au lieu de s’appeler miss Sarah Tapplebot, on s’appelait mistress... n’importe quoi !...

SARAH, riant en le regardant finement.

Ah ! c’est donc de mariage que vous voulez me parler, monsieur ?...

Elle descend.

SAMUEL.

Positivement, Sarah !... mon frère Élysée ne vous a pas mise sous ma tutelle pour que je vous laisse vieille fille... n’est-il pas vrai ?...

SARAH, gaiement.

Non, certes...

SAMUEL, de même.

Et puis vous êtes une fille pratique, vous !... Vous avez des idées solides !... Vous n’êtes pas comme votre cousine Angela qui veut rester garçon, pour faire la banque... ou comme Belle, qui saute d’un mari à l’autre, sans savoir pourquoi...

SARAH, riant.

Je ne pense pas, monsieur...

SAMUEL.

Non ! non ! – Vous savez très bien, chère enfant, que vous n’avez, en définitive, que ce que mon frère vous a laissé... vingt mille dollars. – Ce qui est maigre...

SARAH.

Et que c’est à moi de trouver mon mari toute seule... je le sais, monsieur... et j’y pense...

SAMUEL, prenant une chaise.

À la bonne heure... Eh bien, voyons un peu ce que vous avez trouvé !

SARAH.[15]

Mais, à vous dire vrai, monsieur, rien encore de bien satisfaisant...

SAMUEL.

Ce n’est pourtant pas faute de candidats...

SARAH.

Non !

SAMUEL.

Je vois bien toujours une demi-douzaine de Beaux... flirter avec vous... Et il ne s’en trouve pas un là-dedans ?...

SARAH.

Vous allez en juger vous-même, monsieur... j’ai là mon petit registre...

Elle prend un petit sac de maroquin et l’ouvre.

SAMUEL.

Vous tenez registre ?...

SARAH, tirant une sorte de calepin long.

De mes soupirants... Oui...

SAMUEL, enchanté.

Ah ! excellente idée, Sarah !... voilà de l’ordre...

SARAH, ouvrant le registre.

Vous voyez, monsieur !... c’est tenu en partie double.

SAMUEL, mettant son pince-nez, et regardant.

Parfaitement !... un compte courant...

SARAH.

Pour chaque candidat...

SAMUEL, enchanté.

C’est ça...

SARAH.

Ouvert le jour où les opérations commencent avec lui... fermé dès qu’elles finissent !...

SAMUEL, ravi.

Très bien !

SARAH.

À l’avoir, ce qu’il a fait pour me plaire, au débit, ce que j’ai fait pour y répondre...

SAMUEL, au comble de l’enchantement.

Parfait... Ah ! chère enfant... je suis ravi...

SARAH.

De cette façon, mon oncle... je connais toujours ma situation, à un bouquet près... Voici, par exemple, le compte de Tommy Crocker... ouvert le 15 février dernier... À côté de son nom... vous voyez sa profession... les sucres ; et sa valeur : cent mille dollars...

SAMUEL.

Bon !

SARAH, lisant.

Avoir : Du 15 au soir, un bouquet de camélias... souper chez Delmonico. – Doit : Trois petites claques amicales que je lui ai données sur la joue, en le quittant... Du 16, dito : Partie de traîneau sur l’Hudson...

S’interrompant.

La partie de traîneau étant offerte par lui, il semblerait qu’elle doit être portée à son crédit !... mais la générosité était plus grande de ma part à l’accepter, que de la sienne à l’offrir : – c’est pourquoi je la porte au débit.

SAMUEL.

C’est clair !...

SARAH, continuant.

Du 17, 20, 21, etc... je passe ! – Du 22 : – Sa lettre ci-annexée... et soulignée rouge... compromettante pour lui... Enfin, du 1er mars... Une barre... le compte est clos... – Rupture !

SAMUEL, enchanté.

Ah !...

SARAH, lisant.

Motif !... « mis au pied du mur, déclare n’avoir jamais pensé au mariage... » – Inventaire : Passif : Bouquets, traîneaux, soupers, etc. – Actif : Quinze jours de flirtation modérée... Pour balance égale : Zéro ! zéro !...

Fermant le registre.

Nous sommes quittes !...

SAMUEL, ému, debout.

Chère enfant !... je suis trop ému pour te dire tout ce que je pense...

SARAH, serrant le registre dans le sac.

Et ainsi, mon oncle !... pour tous les autres.

SAMUEL.

Justement... parlons des autres...

SARAH.

Au dernier inventaire : six ! – Le comte Potowickz, Hongrois, rentier. Deux millions... – Vérification faite... aventurier, sans fortune !... Brûlé !... Max Bultan, de Boston, propriétaire !... Tout en forêts... mais des coupes trop récentes... Pas encore mûr... À ménager ! – Lafayette Maltravers...

SAMUEL, vivement.

Oh ! entamé, celui-là... fortement entamé !...

SARAH.

Aussi... rupture... – Washington Olyphus... solide... mais enlevé, le 15 avril, par mon amie Margaret Collins !... Georges Jacobs, très adroit... mais trop frivole !... À ne pas décourager !... – Enfin, Henry Fairfax...

SAMUEL, vivement.

Oh ! à encourager, celui-là... à encourager fortement...

SARAH.

Je ne nie pas, monsieur, qu’Henry ne soit un candidat sérieux...

SAMUEL.

Je crois bien !...

SARAH.

Il est jeune, actif, avocat de talent...

SAMUEL.

Politicien distingué !...

SARAH.

Mais...

SAMUEL.

Et très influent sur les pompiers !... ne perdons pas ça de vue !...

SARAH.

Il arrivera... c’est convenu... mais quand ?...

SAMUEL.

Quand ?...

SARAH, prenant son bras et l’emmenant à droite en causant.

Oui, raisonnons... monsieur !... Après tout, il n’est encore que courtier d’élection !... il ne sera pas de la législature avant quatre ans !... il lui faudra encore bien dix années pour être du Congrès !... et en attendant...

SAMUEL.

Oui, mais un homme qui peut arriver à tout... même à la Présidence...

SARAH, souriant.

Quand je serai vieille... la belle affaire !... – Non ! je ne repousse pas Henry... et même jusqu’à tantôt, c’est lui qui tenait la corde... Mais je crois que j’ai mieux que ça...

SAMUEL.

Mieux qu’Henry ?...

SARAH.

Oui... et moins dans les nuages !...

SAMUEL.

Qui ça ?...

SARAH.

Quelqu’un que j’ai rencontré tantôt sur le bateau... un Parisien...

SAMUEL, effrayé.

Oh ! Sarah ! Prenons garde !... oh ! mon enfant !... Que ces gens-là ne sont pas sérieux...

SARAH, souriant.

Nous verrons bien...

SAMUEL.

Riche ?...

SARAH.

Autrement !... – Jeune, aimable et titré...

SAMUEL.

Ah !

SARAH.

Il me plaît beaucoup !... Je donne un thé, ce soir... ici... il y viendra...

SAMUEL.

Et si c’est encore quelque aventurier ?...

SARAH.

Oh ! soyez tranquille, monsieur !... je saurai ce soir le nom de son banquier...

SAMUEL, enchanté.

Elle pense à tout ! – Toutefois, Sarah !...ce pauvre Henry m’allait si bien...

SARAH, souriant.

Attendons !...

SAMUEL.

J’ai tant besoin des pompiers...

SARAH, comprenant et un peu railleuse.

Ah ! ah !...

SAMUEL.

Si tu pouvais seulement le ménager jusqu’aux élections !

SARAH.

Si c’est possible, monsieur, pour vous...

SAMUEL.

N’est-ce pas ?... Et puis, pas trop vite, avec ce Français.

SARAH.

Vous me croyez sérieuse, monsieur ?...

SAMUEL.

Oui !... et pratique !...

SARAH.

Je ne suis pas fille, n’est-ce pas, à me monter la tête ?...

SAMUEL.

Oh ! non !...

SARAH.

Et à faire un mariage d’inclination ?...

SAMUEL, ému, lui prenant les deux mains.

Jamais !... chère petite !...

SARAH.

Eh bien, alors, fiez-vous à moi !

SAMUEL, la serrant sur son cœur, et attendri.

Eh bien, oui, chère enfant, oui !... Et si mon frère Élysée, là-haut, n’est pas content de l’éducation que je t’ai donnée !...

Il essuie une larme.

Je ne sais vraiment pas ce qu’il demande...

Fairfax paraît au fond, on entend le son du gong qui annonce le dîner. Tout le monde redescend.

ANGELA.

Voilà le dîner !...

FAIRFAX, à demi-voix, à Sam, à droite, tandis que les autres entrent dans la salle à manger.

Eh bien ?...

SAMUEL, de même.

Eh bien, ça ne va pas trop mal !... Chauffez ça...

FAIRFAX.

Bon !...

Il va prendre le bref de Sarah et sort avec elle, suivant les autres.

SAMUEL, haut, les suivant tous.

Allons !... allons !... mes enfants, à table !... en famille... une si belle famille !...

Au même instant, Nathaniel paraît au fond, Samuel l’aperçoit au moment de sortir et l’arrête.

 

 

Scène VII

 

SAMUEL, NATHANIEL

 

SAMUEL, gaiement.

Eh ! arrivez donc, Colonel ! – Vous dînez avec nous ?

NATHANIEL, lui serrant la main.

Eh ! oui...

SAMUEL, prenant son bras pour l’emmener.

Bon !

Lui prenant le bras pour le faire descendre.

Deux mots avant... et nos terrains ?[16]

NATHANIEL, secouant la tête et faisant la grimace.

Oh ! nos terrains ! – Ça ne va pas !

SAMUEL.

Ça ne va pas ! – Comment ?... Tapplebot-City ?...

NATHANIEL.

Une affaire dans l’eau !... Ça s’explique d’ailleurs ; car, entre nous, n’est-ce pas... pur marécage... Tapplebot-City ?

SAMUEL.

Mon Dieu, un peu humide... Je sais bien...

NATHANIEL.

Trop humide !... Sam, je vous assure que c’est trop...

SAMUEL, agacé.

Enfin, jusqu’ici, aucun acheteur n’est venu s’en plaindre ?

NATHANIEL.

Je crois bien... dès qu’ils sont là, ils attrapent une fièvre qui leur coupe pieds et pattes...

SAMUEL.

Mais qu’ils drainent, que diable ! – On sait bien qu’une ville ne se bâtit pas toute seule !

NATHANIEL.

Ah ! bien, celle-là !... il n’y a pas encore un mur !

SAMUEL, se grattant l’oreille.

Déplorable affaire, Natty... à qui pourrions-nous camper ça ?...

Ils se regardent avec mélancolie.

NATHANIEL.

Difficile !

Se ravisant.

Pourtant, un phénomène...

SAMUEL.

Quoi ?...

NATHANIEL.

Sur le bateau, j’ai rencontré ce matin une Française à qui j’ai vendu, le mois dernier, pas mal de terrain !...

SAMUEL, vivement.

Et elle marche ?...

NATHANIEL.

Encore !... et gaie !...

SAMUEL, stupéfait.

Ah !...

NATHANIEL.

Ça... la gaîté... il n’y a pas de précédents...

SAMUEL, vivement.

Natty !... il faut la montrer...

NATHANIEL, frappé de l’idée.

Au fait !...

SAMUEL.

À l’agence des ventes !... Elle se tiendra là, sur une chaise ; une faconde dire aux acheteurs... Tapplebot-City... marécageux... calomnie !... Voyez plutôt cette mine-là...

NATHANIEL.

C’est facile... elle est à l’hôtel, je viens de la voir, en grande toilette, fraîche et rose.

SAMUEL.

Ici ?... parfait !...

 

 

Scène VIII

 

SAMUEL, NATHANIEL, TOG

 

TOG.

Monsieur, il y a là une dame Bellamy, qui demande à vous parler...

NATHANIEL, vivement.

C’est elle !...

SAMUEL, de même.

Faites entrer !...

Tog sort.

Qu’est-ce qu’elle nous veut ?

NATHANIEL.

Un procès, parbleu !...

SAMUEL, regardant sa montre.

Nous allons bien voir !... seulement le dîner de famille... Ah !... à propos !... vous êtes donc mon gendre, vous ?...

NATHANIEL.

Tiens, c’est vrai... j’oubliais !... Oui, j’ai épousé votre fille...

SAMUEL, lui serrant la main.

Allons !... tant mieux... drôle d’idée, tout de même...

NATHANIEL.

Bah !...

SAMUEL.

Enfin, ça vous regarde !... chut !... voici la femme...

 

 

Scène IX

 

SAMUEL, NATHANIEL, MADAME BELLAMY, entrant par la gauche, précédée de Tog qui sort aussitôt

 

MADAME BELLAMY, affectant une grande bonne humeur.

Messieurs...

SAMUEL, empressé.

Madame !...

Avec stupeur, bas, à lui-même.

Positivement gaie !...

MADAME BELLAMY, apercevant Nathaniel.

Ah ! le Colonel !... bonjour, Colonel !

NATHANIEL à lui-même, après un salut à sa manière, la regardant avec un profond étonnement.

Après ça... on peut tout croire !...

SAMUEL, montrant un fauteuil.

Oserai-je vous demander, madame, le but ?...

MADAME BELLAMY.[17]

Oh ! en trois mots, monsieur ; car je sais combien vos moments sont précieux... J’ai acheté du terrain à Tapplebot-City !

Échange rapide de regard entre Samuel et le Colonel, qui se mettent sur la défensive.

SAMUEL, sérieux.

Justement, je reprochais au Colonel de vous l’avoir vendu trop bon marché.

MADAME BELLAMY.

Trois dollars l’acre ?...

SAMUEL.

C’est donné... le Colonel nous ruine...

MADAME BELLAMY.

Mais...

SAMUEL.

Des terrains admirables !... gras... onctueux !...

MADAME BELLAMY.

Oh ! je ne me plains pas de leur qualité !...

SAMUEL et NATHANIEL, stupéfaits et malgré eux.[18]

Non ?...

MADAME BELLAMY.

Non !...

Nathaniel et Samuel se regardant à la dérobée, muets de surprise.

Et je venais vous prier... de m’en vendre encore autant pour le même prix...

SAMUEL, ahuri.

Ah !

NATHANIEL.

Des ?...

MADAME BELLAMY.

Oui.

SAMUEL, se remettant.

Certainement, madame !... Si... Avons-nous encore des terrains, Natty ?

NATHANIEL, même jeu.

Oh ! bien peu, Sam !... Bien peu !... Il y a une telle presse.

MADAME BELLAMY.

Pourtant, je crois pouvoir vous signaler un certain lot qui ferait bien mon affaire.

SAMUEL, avec empressement ; faisant passer madame Bellamy à droite du canapé.

Natty... développez le plan...

Nathaniel développe un plan sur la table.

MADAME BELLAMY, montrant le plan.

Ah !... ceci est le plan ?

SAMUEL.

Tapplebot-City !... telle qu’elle doit être, quand toutes les constructions seront terminées.

MADAME BELLAMY.

Cherchez le bloc 12.

SAMUEL.

Le bloc 12, Colonel !

NATHANIEL, cherchant.

Attendez !... voici les boulevards, l’opéra, la banque, le capitole !

SAMUEL.

Tout cela me paraît bien rempli !

MADAME BELLAMY.

Permettez !... c’est d’ici... à là...

NATHANIEL.

Entre la bourse et les docks ?

SAMUEL.

Magnifique emplacement...

NATHANIEL.

Tout à fait central !...

SAMUEL.

Le quartier des affaires !...

MADAME BELLAMY.

Enfin, messieurs, si mon offre vous convient... au même prix, bien entendu !...

Elle continue, pendant ce qui suit, à se pencher comme pour regarder le plan, mais, en réalité, elle suit du coin de l’œil les mouvements de Samuel et de Nathaniel.

NATHANIEL, à Samuel, à demi-voix.

Stupéfiant !...

SAMUEL, de même.

Natty, ce n’est pas naturel !... il y a quelque chose là-dessous !... Gagnons du temps...

Haut.

Il nous est impossible, madame, de dire oui... le Colonel et moi, sans nous consulter un peu !... Si vous voulez prendre la peine d’attendre une minute dans ce salon...

MADAME BELLAMY.

Très volontiers, monsieur.

NATHANIEL, montrant le plan.

Promenez-vous un peu dans la ville.

SAMUEL.

C’est ça !... Un petit quart d’heure... pas plus.

MADAME BELLAMY, même jeu.

C’est dit !

SAMUEL, entraînant le Colonel vers la salle à manger, et après avoir jeté un dernier regard à madame Bellamy.

Elle n’a pourtant pas l’air bête !

MADAME BELLAMY, les suivant du regard souriant, et à elle-même, tandis qu’ils sortent.

Je ne crois pas.

 

 

Scène X

 

MADAME BELLAMY, ROBERT, introduit par le domestique

 

MADAME BELLAMY, surprise et railleuse.

Vous ?...

ROBERT.

Madame Bellamy ?...

MADAME BELLAMY, debout.

Dans la place... déjà ?...

ROBERT, gaiement.

Vous voyez !... mais, vous-même ?...

MADAME BELLAMY.

Oh ! moi, pour affaire... tandis que vous ?...

ROBERT, de même.

Ah ! je vous jure que ce n’est pas ma faute... Je vous quittais, bien pénétré de vos bons avis, quand le hasard veut qu’à la sortie du bateau, miss Sarah me prenne le bras tranquillement en me disant : « Aidez-moi à descendre. »

MADAME BELLAMY, railleuse.

Il y a des destinées !...

ROBERT.

Je ne pouvais plus... décemment...

MADAME BELLAMY, de même.

Non !

ROBERT.

Fairfax la quitte... Ses deux compagnes s’éloignent... Francis court à son concert !... et nous voilà tous deux trottant par les rues, visitant la ville, courant les boutiques... et enfin, de confiseurs en pâtissiers, sous le vestibule de l’hôtel, où ce dialogue final ! Elle !... « Je donne un thé ce soir, viendrez-vous ? » – Moi : « Si je viendrai ?... Mais, monsieur votre oncle ne trouvera-t-il pas mauvais ?... » Elle : « Mon oncle ? mais ça ne le regarde pas !... » – Moi : « Ah !... » Elle : « C’est dit : – huit heures !... – C’est dit !... » – Je m’installe ici... Je m’habille... je dîne... et me voilà !...

MADAME BELLAMY, assise sur la chaise à droite.

Trois quarts d’heure d’avance !... Allons, vous êtes dans l’engrenage.

ROBERT, gaiement, assis sur la borne.

Je crois que oui !...

MADAME BELLAMY.

Et il en rit... le malheureux ?...

ROBERT.

Ce n’est pas sinistre... On n’est pas plus jolie, plus blonde, plus séduisante, plus femme !... Et puis enfin, j’ai lutté, n’est-ce pas ?...

MADAME BELLAMY.

En héros !...

ROBERT.

Et vous voyez où cela me conduit ?... chez elle ! – Alors !...

Se reprenant.

Du moins, chez elle... je suppose... car où sommes-nous ici ?

MADAME BELLAMY.

Dans le salon de famille du vieux Sam.

ROBERT.

Voilà par exemple ce qui me renverse ! – Cet homme qui demeure en famille dans ce caravansérail !... huit cents chambres à coucher, deux cents pianos, quinze cents portes vitrées, battant jour et nuit, et trois mille becs de gaz !... Quelle intimité ! – Il est maniaque, ce millionnaire, pour ne pas habiter une maison à lui !

MADAME BELLAMY.

Mais du tout !... il fait comme les trois quarts de ses pareils !!... Très Américain, ce séjour à l’hôtel !

ROBERT.

Ah !

MADAME BELLAMY.

Et très logique, cette vie d’auberge, pour ce peuple toujours en activité, toujours en voyage, à qui le ciel semble dire : « Tu es mon charpentier, mon défricheur et mon maçon !... Je t’ai mis là pour me nettoyer œ nouveau monde et m’y planter des pommes de terre et des enfants !... je te défends de t’asseoir ! »

ROBERT.

En effet... mais pour nous...

MADAME BELLAMY.

Ah ! nos autres bonnes gens du vieux monde... des idées si arriérées !... Notre idéal, c’est un logis à nous seuls, à l’abri des yeux indiscrets, assez grand pour que toute la couvée s’y abrite sous l’aile maternelle... assez petit pour que l’on y soit bien près l’un de l’autre, – à portée de l’aide mutuelle et de la prompte caresse !... Mais ici !... Fi de ces vieilleries !... Parlez-moi d’un calorifère d’hôtel, pour foyer domestique !... Et vive le progrès qui noie la famille dans le bazar, comme il a déjà délayé la patrie dans l’humanité...

ROBERT.

Mais quelles drôles de mœurs !...

MADAME BELLAMY, se levant. Robert l’imite.

D’ailleurs, ils n’ont plus le choix... Grâce à l’égalité qui règne ici, à part l’Irlandais, le domestique est rare... il faut bien recourir à l’hôtel, où l’on trouve un confort à meilleur compte, et plus facile que chez soi...

ROBERT.

Fourneau économique...

MADAME BELLAMY.

Autre raison... la ménagère américaine n’existe pas...

ROBERT, riant.

Ah ! pourtant, Monsieur de Tocquey...

MADAME BELLAMY.

Oui... mais en réalité... pas une de ces jeunes ladies si instruites qui soit en état d’ordonner un dîner ou d’ourler un mouchoir !... Courir, chevaucher, flirter en quête d’un mari, tapoter du piano... Chopper comme vous l’avez fait, de magasins en magasins, et se gâter les dents à croquer des sucreries arrosées d’eau glacée... faire cinq toilettes par jour, et à chacune se décolleter davantage... si bien qu’il est heureux qu’il n’y en ait pas une sixième !... Voilà toute leur vie ! – Mariées, c’est chose admirable que l’effacement absolu de la mère... Et de fait, elle est sans emploi !... l’hôtel la supprime... Rien à faire... pas même à surveiller les bébés !... Tout est prévu... Ils ont leur petit dortoir et leur petite table d’hôte à part ! – Pauvres trésors !... comme ça, ils ne gênent plus !...

ROBERT.

Allons, ma chère compatriote, vous exagérez...

MADAME BELLAMY.

Que je meure si j’invente rien !... Et enfin, ô Parisien... car il est tel petit détail qui en dit long sur les mœurs d’un peuple... Au bout du corridor, là, en face... entre la salle de lecture et le fumoir, on vous montrera une chambre toute tendue de satin blanc... Celle de la mariée !... – Oui... quand un Roméo du quartier épouse sa Juliette... c’est là qu’il la mène écouter le premier chant de l’alouette !... sous ces rideaux peuplés de baisers de la veille... dans cette alcôve à l’heure !... dans ce four banal de l’hyménée !... – Et quand vous épouserez miss Sarah !...

ROBERT, protestant.

Moi ?

MADAME BELLAMY, insistant.

Comme vous en prenez le chemin... Ah ! mais non ; l’adorer tant qu’elle voudra !... mais l’épouser ?... Diable !...

MADAME BELLAMY.

C’est-à-dire, en bon français ?...

ROBERT, riant.

Dame !...

MADAME BELLAMY.

Oui... Eh bien, rayez cela de vos papiers, mon jeune ami... Vous n’êtes plus chez vous !... Le plus roué de vous deux : c’est elle !... Sous ces cheveux blonds, sous ces yeux limpides, l’âme d’un négociant est en embuscade !... N’attendez rien ici de l’entraînement du cœur, ni des sens !... cuirassé, blindé, tout ça !... en tôle !... Et dans l’espèce elle n’a pas tort.

ROBERT.

Bon !... mais...

MADAME BELLAMY.

Ah ! Parisien !... coquetez... flirtez !... mais réglez-vous sur l’amoureux de l’endroit... Quelle tenue, monsieur... comme il se gare, celui-là !... La demoiselle papillonne, tourbillonne autour de lui... il y consenti... Elle s’assied sur ses genoux et le baise au front !... il s’y prête !... Mais d’imprudence !... pas ça !... il sait trop où cela le mène !... Et il fallait vraiment cette société modèle, pour offrir le tableau... de la chaste ingénuité faisant des avances... au galant intimidé, qui s’en défend !...

ROBERT, riant.

Mais c’est très gai, ça !...

MADAME BELLAMY.

Oh ! très gai... jusqu’au procès !...

ROBERT.

Hein ?...

MADAME BELLAMY.

Où la demoiselle, vos lettres en mains, vous somme de l’épouser... Sinon... sa note !... – Cinquante mille dollars !... Et à mille dollars pièce, le baiser sur l’épaule... Ce n’est pas donné...

ROBERT.

Bon !... je ne suis pas un novice, et nous verrons bien !...

MADAME BELLAMY.

Enfin... Ce ne sera pas faute d’être averti, n’est-ce pas ?

ROBERT.

Non !...

MADAME BELLAMY.

Et j’aurai le plaisir de voir les deux races aux prises, l’Anglo-Saxonne et le Gallo-Romain !... l’un tout au plaisir, l’autre toute au calcul !... Un joli tournoi d’égoïsmes !...

ROBERT.

Oh ! le gros mot !...

MADAME BELLAMY.

Le juste !... Seulement, s’il faut parier... Topez là, pays ! Je gage pour elle...

TOG, sortant du cabinet de Tapplebot.

Monsieur Tapplebot est prêt à recevoir madame dans son cabinet...

MADAME BELLAMY.

Bien !... j’y vais !

 

 

Scène XI

 

ROBERT, FRANCIS, ELLIOT, MADAME BELLAMY, prête à sortir par la gauche, s’arrête

 

ROBERT, à Francis qui entre vivement causant gaiement avec Elliot.

Invité ?...

FRANCIS, au comble de la joie.

Par miss Betsey !

MADAME BILLAMY.

À cette gaieté, il ne faut pas demander si le concert ?...

FRANCIS, radieux.

Ah !... un succès fou !

ROBERT, lui serrant la main.

Bravo !...

FRANCIS, triomphant.

Les hommes hurlant, les femmes agitant leurs mouchoirs... miss Betsey dans mes bras ; le directeur signant pour deux autres concerts, à dix mille francs chaque... Un triomphe... Et on dit que ces Américains ne sont pas artistes !...

MADAME BELLAMY, revenant en scène.

Est-ce possible ?...

ELLIOT, souriant et lui passant un journal tout ouvert.

Vous n’avez donc pas lu mon petit entrefilet, à quatre heures...

Il lui passe un journal.

MADAME BELLAMY, prenant le journal.

Non.

FRANCIS.

Comment ?...

MADAME BELLAMY, lisant à l’endroit indiqué par Elliot.[19]

« Aujourd’hui, premier concert de M. Francis Briot. – Grande attraction ! »

FRANCIS, à Elliot, lui serrant la main.

Ah ! merci !...

MADAME BELLAMY, continuant.

« On n’ignore pas que dans la Yellowstone-Valley, M. Briot fut, avec une caravane des voyageurs, assailli par les Peaux-Rouges de la Rivière plate, et qu’il n’échappa à la fureur de leur chef qu’en lui brisant le crâne avec sa boîte  à violon !... »

FRANCIS, stupéfait.

Moi ?... j’ai fait ça ?

MADAME BELLAMY continuant.

« Après quoi, notre jeune virtuose scalpa son ennemi ! »

FRANCIS, de même.

Hein ?...

MADAME BELLAMY, de même.

« Et privé de son archet dans la lutte, s’en fabriqua un nouveau, à l’aide de son sanglant trophée. »

FRANCIS, protestant.

Par exemple !...

ROBERT.

Mais, chut donc !...

MADAME BELLAMY, même jeu.

« C’est avec cet archet que M. Francis Briot exécute la Valse du scalp, où son violon imite la voix humaine... à croire que le dernier soupir du Peau-Rouge s’est exhalé dans l’instrument... et que son âme y gémit sous la pression de sa propre chevelure ! »

FRANCIS.

Oh !...

MADAME BELLAMY, rendant le journal à Elliot, en riant.

À la bonne heure !... Je m’y retrouve...

FRANCIS.

Mais ce n’est pas vrai !... mais c’est...

ELLIOT.[20]

Votre succès !... Démentez !... Quelle dégringolade...

FRANCIS.

Mais je vais être un objet d’horreur ?...

ELLIOT, riant.

Pas pour les femmes, toujours... témoin miss Betsey !...

FRANCIS, ahuri.

Ô Paganini !... qu’est-ce que tu dis de ça ?...

MADAME BELLAMY, riant, en remontant.

Allons ! allons ! le voilà dans le courant, et miss Betsey fera le reste.

Prête à entrer chez Samuel, et voyant au fond paraître les jeunes misses.

L’ennemi !... jeunes Horaces, combattez pour l’honneur de votre patrie !... et...

Sur le seuil.

rappelez-vous mon dernier conseil !... flirtez-y !...mais n’écrivez pas !

Elle entre chez Sam.

 

 

Scène XII

 

ROBERT, FRANCIS, ELLIOT, SARAH, BETSEY, BELLE, ANGELA, puis MISSES et JEUNES GENS, arrivant successivement

 

BETSEY entrant et allant à Francis, vivement.

Ah ! le voilà... le triomphateur !...

TOUTES, de même, lui donnant de chaudes poignées de mains.

Ah ! bravo !... quel succès...

ANGELA.

Oh !... c’est si original aussi, cet archet !...

BELLE.

Si distingué !

BETSEY, à Francis.

Oh !... vous voilà tout à fait à la mode...

TOUTES.

Oh ! tout à fait !...

Nouvelles poignées de mains.

FRANCIS, ravi, entouré.

Mesdemoiselles !... mesdames...

SARAH.

Pardon !... toutes demoiselles !... Sauf Belle... je ne reçois que Ladies et Bachelors ?...

ROBERT seul, avec Elliot à l’avant-scène de gauche.

Bachelors ?

ELLIOT, se plaignant.

Garçons !...

SARAH, allant à Elliot, à qui elle serre la main.

Ou des veufs, comme Elliot !...

À Robert, en lui donnant la main.

Bonsoir !...

BELLE, apercevant Elliot, et courant à lui.

Ah ! mon cher Lance !... Ah ! que c’est gentil d’être venu !

Elle lui donne ses deux mains à baiser. Betsey s’empare de Francis avec qui elle remonte.

ANGELA.

Ah ! voici Lucrezia.

Toutes remontent au-devant de la nouvelle venue en poussant des cris de joie. Addie entre en grande toilette, très décolletée, escortée d’un jeune homme : bonjours bruyants, poignées de mains et même jeu à chaque entrée, avec un brouhaha de paroles et de rires. On entend au loin une musique de danse.

ROBERT, seul à l’avant-scène, avec Elliot à droite.

Alors, pardon !... Pas de papas, ni de mamans ?...

ELLIOT.

Jamais !...

ROBERT.

Et qu’est-ce qu’on va faire ici, entre garçons des deux sexes ?...

ELLIOT.

Prendre des crèmes glacées, du thé, rire, causer, danser et flirter !...

ROBERT.

Et cette musique là-bas ?...

ELLIOT.

La galerie de l’hôtel, où il y a réunion de plaisir tous les soirs...

Arrivée d’Olympia escortée d’un jeune homme, sur qui elle s’appuie tendrement.

TOUTES.

Ah ! Olympia !...

Même jeu, même rire que ci-devant. Les rires et les conversations continuent, les nouvelles arrivantes font le tour du salon en donnant des poignées de main. Tout le monde s’assied et se groupe dans les deux salons.

ROBERT, à Elliot, même jeu, traversant bras dessus, bras dessous avec lui.

Alors... pardon toujours... chaque demoiselle a comme ça son petit monsieur ?

ELLIOT.

Son beau, qui l’accompagne ici... ou qu’elle y retrouve.

ROBERT.

Et avec qui elle va ?...

ELLIOT.

Où elle veut !...

ROBERT.

Et qui la reconduit ?...

ELLIOT.

Jusqu’à sa perte !...

ROBERT.

Mais pour rentrer chez papa après minuit ?...

ELLIOT.

Elle a son passe-partout...

ROBERT, riant.

Ah !...

Entrée de Lydia et d’un jeune homme qui la tient par la taille. Elle est poudrée. Exclamations.

TOUTES.

Oh ! bonjour ! qu’elle est jolie !... Vous allez bien !... Oh !... comme la poudre lui va bien...

ROBERT, à Elliot.

Et il est reçu de se tenir ainsi par la taille ?

ELLIOT.

Parfaitement !

ROBERT.

C’est charmant...

Olympia descend en donnant la bras à Belle et arrive devant eux.

OLYMPIA.

Ah ! bonjour, Lance !...

ELLIOT, lui serrant la main.

Eh bien, miss Olympia... et ce mariage avec mon frère... quand ?...

OLYMPIA, riant.

Oh ! mais, attendez que j’aie fait ma vie de jeune fille !...

Il remonte à droite avec elles en causant.

ROBERT, à lui-même.

Sa vie de jeune fille !...

Nouvelle entrée d’arrivants ; parmi eux Lydia et son beau.

BELLE, au milieu du brouhaha des paroles.

À la bonne heure !... vous voilà !...

LYDIA.

Ah ! ma chère, vous avez bien failli ne plus me voir...

TOUTES.

Comment ?...

LYDIA.

J’ai voulu, avec ma voiture, raser le train au passage !...

BETSEY.

Ah !... c’est si amusant !...

LYDIA.

Et le train a failli m’enlever !...

TOUTES.

Oh ! chère belle !... Ma chérie !...

ROBERT, seul, à gauche.

Voilà un jeu de demoiselle !...

SARAH, descendant avec Lucrezia à qui elle présente Robert.[21]

Miss Lucrezia Brown, mon amie... M. Robert...

Présentant Robert.

ROBERT, achevant pour elle.

...De Rochemore.

LUCREZIA, un petit carnet à la main, à Robert.

Un ou deux baisers ?...

ROBERT, surpris, regardant Lucrezia.

Mais... plutôt deux !...

LUCREZIA, écrivant sur son carnet, et lui présentant l’épaule.

Prenez !...

ROBERT, surpris.

Que je...

Lucrezia voyant qu’il ne comprend pas, et appelant Sarah qui s’est détournée pour dire un mot à Addie.

SARAH, se retournant, et comprenant.

Ah ! oui, il ne sait pas !...

À Robert.

Mon amie Lucrezia fait une quête de bienfaisance, et chaque baiser qu’on lui donne coûte un dollar !...

ROBERT, vivement.

Ah ! très bien !... très bien !...

Il donne deux pièces d’or à Lucrezia et lui baise deux fois l’épaule. Elle lui fait un petit salut et va pour s’éloigner.

Mademoiselle ne rend pas ?

LUCREZIA, tendant la main.

Si !... mais c’est le double !...

ROBERT, mettant une autre pièce d’or.

Je paye comptant.

LUCREZIA, lui donnant un baiser sur la joue.

Moi aussi !...

Elle remonte avec Sarah et continue sa quête.

ELLIOT, à Robert.[22]

Eh bien, ce n’est pas gentil, ça ?...

ROBERT, ravi.

C’est délicieux...

BELLE, accourant et entraînant Elliot.

Lance !... mon chéri, venez prendre le thé.

Tout le monde remonte lentement vers le salon du fond, où Sarah et Angela versent le thé, pendant ce qui suit. Tous les groupes s’y installent peu à peu dans des attitudes fort tendres.

ROBERT, les suivant des yeux, tandis qu’ils s’éloignent, et contemplant ensuite le tableau. Après un moment de silence, où l’on n’entend que la musique lointaine.

Délicieux... et inouï !... Ce tendre éclairage !... ces fleurs ! ces parfums !... cette musique au loin !... ces meubles si bien faits pour les attitudes penchées !... Soirée de demoiselles dans le Nouveau-Monde !

Musique de danse lointaine ; le bruit des voix s’apaise, il est seul dans le salon, assis à demi sur le dossier du canapé de droite.

Ô mon doux foyer paternel, que tu es loin !... c’est l’heure où, dans le grand salon, mon père fait tout haut la lecture accoutumée, à ma pauvre mère, qui croit l’écouter et qui pense à moi !... De mes sœurs, la plus jeune brode à ses côtés... et silencieusement, l’aînée va et vient, préparant le thé du soir... Tout à l’heure, elles gagneront doucement leurs chambres de jeunes filles, toutes chastes, toutes blanches... et la mère ne s’endormira qu’après elles... Ah ! famille d’autrefois... famille du Vieux-Monde !... jamais je n’ai mieux compris le respect que je te dois... abri de la pureté et de l’innocence !... dernier asile des trois ou quatre vertus qui nous restent !...

FRANCIS, du fond, sa tasse à la main.

Robert !... tu ne prends pas de thé ?

ROBERT.

Non... mais j’ai bien envie de prendre mon chapeau.

FRANCIS, descendant, surpris.

Pour partir ?...

ROBERT, traversant, pour prendre son chapeau sur la cheminée, où il l’a laissé.

Et, si tu es sage, tu en feras autant...

FRANCIS.

Par exemple !...

ROBERT.

Francis ! mon bon ami !... nous allons faire quelque sottise...

FRANCIS.

Amusante !

ROBERT.

Peut-être !... mais moi qui me connais... tout compte fait...

FRANCIS.

Voilà !... voilà !...

Il remonte en courant vers Betsey.

Je pars sans rien dire !...

SARAH, descendue du fond et lui mettant la main sur le bras au moment où il va franchir le seuil.

Eh bien, comment, vous partez ?...

ROBERT, embarrassé, cachant son chapeau derrière lui.

Moi ?... mais point du tout, miss Sarah !... Je...

SARAH.

Pourquoi ne pas dire la vérité ?... Je vous ai vu prendre votre chapeau... vous le tenez encore !...

ROBERT.

Eh bien, c’est vrai, miss Sarah... je partais...

SARAH, descendant lentement.[23]

Alors... je réitère... pourquoi ?

ROBERT, la suivant, de même.

Si je le dis, vous fâcherez-vous ?

SARAH.

Non.

ROBERT.

Eh bien, parce que j’avais conscience que dès que cette petite main toucherait la mienne, je n’aurais plus le courage de vous fuir.

SARAH, gagnant peu à peu le canapé de droite, où elle s’assied.

Et pourquoi me fuir ?

ROBERT.

Ah ! c’est que si je vous regarde encore une fois, je suis perdu.

SARAH, coquettement.

Eh bien, soyez perdu !... mais pas debout.

Frappant avec son éventail sur le petit pouf, près de la chaise longue.

Allons !...

ROBERT.

Vous l’exigez ?...

SARAH, insistant.

Mais allons donc, mauvais garçon... obéissez donc !...

Belle descend lentement du fond avec Elliot, et tous deux prennent place sur l’S qui a été remonté devant la cheminée ; ils causent tout bas pendant ce qui suit, le dos tourné à la scène. Installation analogue de Betsey et de Francis de l’autre côté de la borne, et autres groupes au fond.

ROBERT, assis sur le pouf et prenant la main de Sarah pour y déposer un baiser.

Ah ! miss Sarah !... Savez-vous bien ce que vous me faites faire ?...

SARAH.

Mais oui... et vous ?...

Silence.

Qu’avez-vous à me regarder avec ces grands yeux ?...

ROBERT.

Ah ! c’est que je suis un peu... stupéfait !... Ce sang-froid... en jouant avec le feu...

SARAH, souriant.

Vous m’aimeriez mieux un peu niaise ?

ROBERT.

Non !

SARAH.

Eh bien ! alors, continuons !... Nous disions donc que vous avez peur de m’aimer ?...

ROBERT.

Ah ! il est bien temps !... c’est fait...

SARAH, railleuse.

Déjà ?... Enfin, admettons-le !... Pourquoi peur ?...

ROBERT, tendrement.

Ah ! c’est que je me demande où cela me conduira... si je ne suis pas payé de retour...

SARAH.

Mais encore, avant de désespérer, faut-il savoir ce qu’il en sera !

ROBERT, vivement.

Ah ! quel espoir vous faites luire !...

SARAH, tranquillement, l’arrêtant.

Oh ! pardon, je ne fais rien luire du tout ! – Je pose la question nettement !... rien de plus !...

ROBERT, déconcerté.

Oui !...

SARAH, souriant.

Et je tache d’enchaîner les demandes et les réponses avec un peu de méthode, car vous brouillez tout... à la Française...

ROBERT, un peu railleur.

Ah !... Nous faisons des mathématiques, alors ?...

SARAH, finement.

Peut-être !...

ROBERT, à lui-même, très calmé.

Voilà une scène d’amour !...

SARAH.

Nous discutions donc le cas où, de mon côté, je serais disposée...

ROBERT, tranquillement, s’essuyant le front avec son mouchoir.

À partager ma flamme !

SARAH.

Eh bien ! mais pour cela... il faudrait d’abord nous connaître... et nous nous connaissons très mal.

ROBERT.

Pas du tout, même !

SARAH.

C’est donc toujours le même défaut de logique, qui consiste à procéder par l’inconnu.

ROBERT, à lui-même, souriant.

De l’algèbre !...

SARAH.

Je ne raisonne pas bien ?...

ROBERT, vivement.

Si !... Oh ! si !...

SARAH.

Donc... avant de nous aimer...

ROBERT.

Dégageons les inconnues !... en nous présentant l’un à l’autre.

SARAH.

C’est la vraie marche !... Et d’abord, mon beau soupirant, rappelez-moi votre nom !... que je n’ai entendu qu’une fois...

ROBERT.

C’est juste... quoique dans les romans, ce vague lui-même...

SARAH.

Oui, mais nous ne faisons pas du roman...

ROBERT.

Oh ! non !... Eh bien !... mon président !... Je m’appelle Robert de Rochemore.

SARAH.

De Roche ?...

ROBERT.

...More !

SARAH.

Noble, n’est-ce pas ?

ROBERT.

Marquis !

SARAH, de même, avec satisfaction.

Marquis, oui... c’est bien ce que j’avais cru comprendre.

ROBERT.

Alors, un bon point ?...

SARAH.

Ah ! oui !...

ROBERT.

Merci !... Satisfaction bien républicaine !... mais vous avez raison, miss...

SARAH, accoudée sur le bord du canapé et lui mettant une main sur l’épaule, en le regardant de plus en plus tendrement pendant ce qui suit.

Appelez-moi Sarah !

ROBERT, vivement, prenant son bras où il dépose un baiser et s’animant peu à peu.

Oui, Sarah !... ma chère Sarah !... Oui, vous avez raison, un gentilhomme, ou un gentleman, comme il vous plaira, est plus digne de vous... car il doit avoir dans l’âme de ces délicatesses innées... de ces raffinements qui lui permettent d’apprécier tout ce qu’il y à d’adorable en vous, d’idéal, d’exquis !...

SARAH, l’interrompant tranquillement.

Et dites-moi, mon ami... Êtes-vous riche ?

ROBERT, saisi.

Riche ?...

SARAH.

Oui !...

Retirant son bras, inquiète, en reculant à l’extrémité du canapé.

Vous n’êtes pas riche ?

ROBERT, reprenant vivement sa main, et passant du pouf sur le canapé, à la place qu’elle occupait d’abord.

Si !... si !... très riche même !...

SARAH, rassurée.

À la bonne heure...

ROBERT, à lui-même.

Eh bien, c’est presque touchant d’ingénuité.

SARAH.

Vous dites ?...

ROBERT.

Rien !... je me félicite, ma chère Sarah, de cette richesse !... D’abord, parce que je vois qu’elle vous fait plaisir...

SARAH.

Mais oui !...

ROBERT, de même.

Mais oui... Et puis...

Il glisse son bras sur le dossier et va pour continuer avec plus de chaleur.

SARAH, la tête appuyée au dossier du canapé, et ses yeux dans les yeux de Robert, tendrement, l’interrompant.

Et dites-moi, Robert, qu’est-ce que vous valez à peu près ?...

ROBERT, ne comprenant pas.

Ce que je vaux ?...

SARAH.

Oui... votre fortune, à combien monte-t-elle ?...

ROBERT.

Ah ! oui !... J’ai quatre-vingt mille livres de rente, chère Sarah !...

SARAH, avec joie.

Assurées !

ROBERT.

Oh ! sûres !... rentes sur l’État !... immeubles de diverses natures !... et vignobles des meilleurs crus !...

SARAH, vivement.

Les Bordeaux ?...

ROBERT.

Les Bordeaux !...

SARAH.

Excellent rendement !

ROBERT.

Excellent ! – Il y a les mauvaises années !... mais ça se balance !... Je disais donc, ma Sarah bien-aimée...

SARAH, dans la même attitude, toujours avec tendresse, et l’interrompant de nouveau.

Et quel est votre banquier ?...

ROBERT, du même ton.

Taylor et Cie... Je disais...

À lui-même.

Voilà une scène d’amour !...

Haut.

Je ne sais plus trop ce que je disais...

SARAH, de même.

Je le sais, moi !... Vous parliez de l’indépendance de votre vie...

ROBERT.

C’est ça...

Jouant sur le dossier du meuble, avec les cheveux de Sarah.

Quoiqu’au fond, ma Sarah, l’amour véritable n’ait rien à voir à ces vilaines questions d’argent...

SARAH, tendrement.

Oh ! quelle erreur !...

ROBERT.

Vous croyez ?...

SARAH, de même.

Ils sont inséparables, au contraire... Ne me parlez pas, Robert, d’un amour aux prises avec les difficultés de la vie... il n’y résiste pas ! – L’amour n’est pas une plante des champs, mon ami, qui pousse dans les rochers, malgré la tempête et la neige... C’est un arbuste rare... c’est une plante de serre... c’est une fleur de luxe !...

ROBERT.

Conclusion : mon adorée... si j’étais pauvre... je devrais renoncer à l’espoir d’être aimé de vous ?...

SARAH, la tête sur son épaule et tendrement.

Oh ! totalement, mon ami !...

ROBERT.

Ô Ange ! – Et avec quels yeux vous me dites là des choses... de l’Autre Monde !

SARAH, de même.

Ce n’est pas votre avis ?...

ROBERT, ému du contact, et s’animant de plus en plus.

Ah ! délicieuse fille, vous parlez richesse ?... mais la vraie richesse, c’est l’or de vos cheveux et celui de vos regards !... C’est votre volupté à vous sentir belle et désirée !... et la mienne à vous le dire... Est-ce que votre cœur ne bat pas plus vite à me voir là, si ardemment épris ?... Ne soupçonne-t-il pas qu’il y a mieux au monde que de chiffrer l’amour ; c’est de l’éprouver naïvement, sans calcul et sans réserve ?... – Ah ! si ! si !... Vous êtes émue... votre main frémit dans la mienne... Ah ! Sarah ! ma chère Sarah !... dites-le... que vous m’aimerai bientôt !...

Avec passion.

Mais dis-le... Ah !... dis-le donc, que tu m’aimes un peu !...

SARAH, tranquillement, levant la tête.

Moi !... mais pas du tout...

ROBERT, dépité.

Ah !...

SARAH, riant.

Pas encore !... voyons !...

ROBERT, hors de lui, quittant sa place et debout.

Ah ! rocher ! marbre ! glaçon !...

Haut.

Mais alors, si nous ne nous aimons pas, être inouï !... Qu’est-ce que nous faisons là tous les deux ?...

SARAH, tranquillement.

Nous flirtons, mon ami...

ROBERT.

Nous flirtons ?...

SARAH, montrant tous les groupes au fond.

Comme elles... et comme oui...

ROBERT, de même, traversant derrière le canapé et les regardant, vivement.

Et pourquoi flirtons-nous ?...

SARAH, tranquillement, souriant.

Mais, pour nous étudier, mon cœur...

ROBERT.

Nous étudier ?...

SARAH.

Et voir si vous êtes bien le mari qu’il me faut...

ROBERT, vivement, se rasseyant près d’elle sur le bord du canapé, à droite cette fois.[24]

Oh ! ne parlons pas mariage ! – mon adorée !... Oh ! pas encore, mon trésor !... trop de glace à la fois !... Parlons d’abord union des cœurs !... des âmes !...

SARAH, se dégageant, inquiète.

Seulement ?

ROBERT, vivement, reprenant la main.

En attendant !... mon archange... ce serait si bon, si doux, de s’aimer un petit moment... sans parler affaires...

SARAH, se dégageant tout à fait.

Alors, ce n’est pas sérieux ?...

ROBERT, vivement.

Si ! si... Eh, bien ! mariage... là... oui... mariage... c’est convenu !...

Même jeu.

Mais étudions-nous... étudions encore !

SARAH, rassurée.

À la bonne heure !

ROBERT.

Et seule à seul...

SARAH, tirant un petit carnet de bal.

Et ce que vous venez de dire là... vous l’écririez pour mémoire ?...

ROBERT, avec chaleur.

Avec tout mon sang !...

SARAH, lui présentant le carnet et le crayon.

Un crayon suffit !... Cinq mots seulement, mon ami !...

Dictant.

J’aime Sarah Tapplebot...

ROBERT, écrivant, un genou à terre.

J’adore Sarah Tapplebot !...

SARAH, de même.

En vue du mariage...

ROBERT, signant.

Et signé !... c’est tout ?...

SARAH, reprenant vivement le carnet, et debout.

C’est assez !...

Elle remonte derrière le canapé.

ROBERT, inquiet.

Vous me quittez ?...

SARAH, tendrement.

Une seconde !... Et pour que nous soyons seuls.

Elle dépose subitement un baiser sur son front.

ROBERT, saisi, voulant prendre sa main.

Ah !...

SARAH, se dérobant.

Attends-moi... je reviens !

Elle entre chez elle vivement.

ROBERT, triomphant, à lui-même, avec fatuité.

C’est fait !...

 

 

Scène XIII

 

ROBERT, FRANCIS, ELLIOT, BETSEY, BELLE, ANGELA, MISSES et JEUNES GENS, FAIRFAX, qui paraît au fond

 

FRANCIS, caché jusque-là par la borne où il flirte avec Betsey, se montrant à Robert, et de sa place, sans se lever, avec enthousiasme, à demi-voix.

Ah ! mon ami !... Cette flirtation !... je suis fou !...

ROBERT, sur le canapé, de même.

Et moi donc !...

FRANCIS.

Ah ! la maîtresse de piano... exquise !...

ROBERT.

Étudions, mon ami !... Étudions !...

Montrant les groupes.

C’est une salle d’études.

FRANCIS.

Mon ami !... Moi !... je ne me défends plus...

BETSEY, de sa place, tendrement.

Francis !...

FRANCIS.

Voilà, voilà !

Il pivote sur lui-même, et retourne à son poste.

 

 

Scène XIV

 

ROBERT, FRANCIS, ELLIOT, BETSEY, BELLE, ANGELA, MISSES et JEUNES GENS, FAIRFAX, SARAH, en tenue de départ, enveloppée d’un grand burnous

 

ROBERT, étonné, debout.

Nous sortons ?...

SARAH.

Nous partons !... Votre chapeau, vite, et suivez-moi...

ROBERT, radieux.

Je crois bien !

Il court prendre son chapeau sur la borne.

SARAH, traversant la scène, à Belle qui flirte à gauche avec Elliot, et qui retourne seulement la tête.

Belle, tu diras à mon oncle que je suis partie pour Saratoga...

FAIRFAX, qui descendait, à part.

Hein ?...

BELLE, tranquillement.

Bien !... Bon voyage !

SARAH, se retournant vers Robert.

Allons !...

Elle se trouve en face de Fairfax.

FAIRFAX.[25]

Pardon ! Sarah !... en voyage, seule ?

SARAH.

Non ! Henry... avec monsieur...

Elle désigne Robert, mouvement de Fairfax.

Car bien décidément, mon ami... nous ne nous convenons pas !... et c’est fini !... Bonsoir !

FAIRFAX, se mordant les lèvres.

Ah !...

SARAH, à Robert, lui prenant le bras.

Allons, monsieur !

ROBERT, ravi.

Alors, nous partons comme ça ?...

SARAH, l’entraînant gaiement.

Allons ! allons !

ROBERT, radieux.

Elle m’enlève !

Ils sortent.

FAIRFAX, seul, à lui-même, les suivant des yeux, en souriant.

Ceci... petite cousine... on me le payera !...

 

 

Scène XV

 

FRANCIS, ELLIOT, BETSEY, BELLE, ANGELA, MISSES et JEUNES GENS, FAIRFAX, SAMUEL

 

SAMUEL, sortant de chez lui, brusquement.

Pardon !

ANGELA, BELLE, tous les flirteurs dressent la tête avec mécontentement d’être ainsi troublés.

Ah ! papa !...

TOUS.

Monsieur !...

SAMUEL, du seuil.

Je vous demande pardon... Fairfax n’est pas là ?...

FAIRFAX, allant à lui.

Si !...

SAMUEL.

Mes enfants, ne vous dérangez pas, je vous en prie... je me sauve.

Il rentre chez lui, entraînant Fairfax.

TOUS, reprenant leur attitude.

À la bonne heure !...

 

 

ACTE III

 

Un salon d’été, richement meublé, à Long-Branch. À gauche, premier plan, porte de l’appartement de Sarah. Au deuxième plan, porte d’entrée. À droite, premier plan, un secrétaire ; deuxième plan, pan coupé, porte de la salle à manger. Au fond, trois portes-fenêtres ouvrant sur une véranda à qui domine la mer ; canapé, guéridon, fauteuil, à gauche ; à droite, fauteuil, table, chaise. Au fond, sous la véranda, fauteuils à bascule, tables et chaises de jardin. L’action commence à la fin du jour.

 

 

Scène première

 

SAMUEL, BELLE, ELLIOT, ANGELA, JEDEDIAH, ULYSSE, à gauche dans le fauteuil, et les pieds sur le guéridon, sculpte au couteau un morceau de bois

 

Sur le guéridon, bouteilles et verres de Champagne. Samuel se fait les ongles avec un canif, étendu sur le canapé. Au fond, sous la véranda, Angela, Elliot, Belle et Jedediah, prennent le café après dîner.

SAMUEL, continuant une conversation commencée.[26]

...Ceci, Ulysse, se passait... attendez... mercredi... or nous sommes à dimanche soir ; voilà donc quatre jours. Je fis entrer cette dame dans mon cabinet, tandis que vous preniez le thé chez Sarah, – qui, entre parenthèses, est partie le même soir, et depuis n’a pas donné de ses nouvelles, – et je lui dis que, décidément, nous ne pouvions pas lui passer le terrain au même prix, sans consulter nos associés... Ceci, vous comprenez, pour gagner du temps !...

ULYSSE.

Parfaitement !...

SAMUEL.

J’avais déjà projeté, vu la chaleur, de quitter New-York samedi soir, pour venir passer mon dimanche à Long-Branch, au bord de la mer, dans cette villa que j’ai louée... et cela me donnait au moins jusqu’au lundi...

ULYSSE.

Et la dame ?...

SAMUEL.

Consentit forcément, et se retirai... Fort bien d’ailleurs, cette femme !... Elle n’était pas dehors, que le Colonel prenait l’express pour Tapplebot-City...

ULYSSE.

Afin ?...

SAMUEL.

Afin de voir si elle n’avait pas commencé là-bas quelques travaux qui révélassent ses projets !...

ULYSSE.

Bon !... et ?...

SAMUEL.

Hier matin, premier télégramme du Colonel ! « Arrivé ! – rien trouvé !... » Hier au soir, deuxième télégramme : « Attrapé fièvre, – reparti ! »

ULYSSE.

Mauvaise campagne !

SAMUEL.

Et tout à l’heure, avant dîner !... qui m’arrive encore ?... ma Française !

ULYSSE.

Vous l’avez renvoyée ?...

SAMUEL.

À huit heures. – Elle va venir et je ne sais que faire !

ULYSSE.

Moi, je ne vendrais pas !... Si elle a trouvé quelque chose ?...

SAMUEL.

Quoi ?... des grenouilles ?... Il n’y a que ça !

ULYSSE.

Dessus, oui ; – mais dessous ?

SAMUEL.

Dessous ?

ULYSSE.

Les terrains houillers ne sont jamais que d’anciens marais pétrifiés.

SAMUEL, se soulevant, vivement.

De la houille ?...

ULYSSE.

Dame...

SAMUEL, debout.

Ulysse !... quel horizon m’ouvrez-vous là ?...

ULYSSE.

Moi, monsieur, je lui proposerais d’acheter le terrain à prix double.

On voit au fond Jyp qui arrive et salue les dames ; il a un porteur d’affiches avec lui.

SAMUEL.

Et si elle y contentait ?...

ULYSSE.

Je ne vendrais pas !...

SAMUEL.

Pardieu ! vous êtes un garçon de bon conseil, et...

Apercevant Jyp qui descend.

Ah ! voici Jyp !...

 

 

Scène II

 

SAMUEL, BELLE, ELLIOT, ANGELA, JEDEDIAH, ULYSSE, JYP

 

SAMUEL.

Eh bien, Jyp, cette élection ?...

JYP, serrant la main de Samuel, puis celle d’Ulysse.

Bonnes nouvelles, monsieur... bien qu’un dimanche, il n’y ait pas grand’chose à faire !... Mais je vous ai organisé pour minuit une petite promenade aux flambeaux, avec transparents, lanternes chinoises et musique de nègres !!... Voici l’affiche pour demain, le grand jour !...

Le porteur déroule une affiche orange et vert-pistache avec inscription et accessoires étranges. On y voit Samuel, dont les cheveux flamboient et dont les doigts se terminent en feux d’artifice, avec ces mots en caractères énormes : Papa Lumière !!!

SAMUEL, lui donnant un verre de champagne.

Parfait ! Jyp !... Alors, vous croyez que demain mon affaire est ?...

JYP, avalant d’un trait, tandis que le porteur remonte avec Ulysse, qui examine l’affiche et lui donne des conseils.

Sûre !... Mais pourquoi, hier au soir, monsieur, avez-vous quitté la réunion avant la fin ?

SAMUEL.

Oh ! écoutez, Jyp, je n’en pouvais plus ! – et puis je ne suis pas orateur, moi... c’est une lacune !

JYP.

Énorme !... Le discours est la base de la démocratie...

SAMUEL.

Sans doute !

JYP.

Il n’y a pas aujourd’hui un gamin de quatre ans, dans toute l’Amérique, qui ne soit prêt à faire son petit speech sur sa petite table !... Il apprend ça plus vite qu’à distinguer papa de maman !

SAMUEL.

De mon temps, l’éducation était si défectueuse !

JYP.

Bref, le discours ?...

SAMUEL.

M’épouvante !

JYP.

Il faut pourtant que vous en fassiez un cette nuit, monsieur ; – c’est le dernier coup de fouet !

SAMUEL, se grattant l’oreille.

Je sais bien !...

ULYSSE, redescendant, tandis que le porteur s’éloigne.

Allons, ne vous chagrinez pas, monsieur : je parlerai pour vous.

SAMUEL, ravi.

Ah ! quelle idée !...

À Jyp.

Pratique ?

JYP.

Parfaitement !... Tapplebot junior pour Tapplebot major!... Très touchant même !...

SAMUEL.

C’est dit !... Ah ! Ulysse... vous êtes un brave garçon.

ULYSSE.

Monsieur !...

SAMUEL, lui secouant la main.

Je suis ravi ! ravi !...

Madame Bellamy paraît au fond. Elliot va à elle, tandis qu’Angela et Belle descendent prévenir Sam.

 

 

Scène III

 

SAMUEL, ULYSSE, JYP, BELLE, ELLIOT, ANGELA, JEDEDIAH, puis MADAME BELLAMY

 

ANGELA.

Monsieur, il y a là une dame !...

Tout le monde descend.

SAMUEL, très gai.

La Française !...

À madame Bellamy, allant à elle, et prenant sa main pour la faire descendre.

Messieurs, mistress Bellamy, une Parisienne, qui constate, en adoptant ce pays, la supériorité qu’elle lui accorde sur le sien, en intelligence...

ULYSSE.[27]

Adresse !...

BELLE.

Vertu !...

JEDEDIAH.

Moralité !...

MADAME BELLAMY, achevant.

Et modestie !...

SAMUEL, appuyant.

Et modestie !...

Présentant.

Mistress Bellamy, mon fils Ulysse... qui vient de faire cette belle faillite !...

MADAME BELLAMY.

Ah ! c’est monsieur ?...

ULYSSE, avec satisfaction.

C’est moi.

SAMUEL, présentant Belle.

Sa sœur aînée, la Colonelle.

MADAME BELLAM.

J’ai déjà eu le plaisir de rencontrer madame sur l’Hudson.

SAMUEL, même jeu avec Angela.

Et ma seconde fille, Angela, qui unit feux grâces de son sexe la solidité du mien.

MADAME BELLAMY, rendant à Angela son salut.

Mademoiselle !

SAMUEL.

J’ai aussi ma nièce Sarah... dont je prends un soin tout paternel !... Mais, dans ce moments, je ne sais pas où elle est.

MADAME BELLAMY.

Alors !...

SAMUEL.

Oui, nous la retrouverons !

Présentant.

Le révérend Jedediah Buxton, ministre !...

MADAME BELLAMY, saluant Jedediah en connaissance.

Méthodiste réformé !...

SAMUEL.

Une des religions les plus remarquables de ce pays !... Non pas que je la pratique...

MADAME BELLAMY.

Non ?

SAMUEL.

Oh ! non !... Moi, je suis unitaire, – Belle, swedenborgienne, – Angela, baptiste, — Sarah, morave, – et Ulysse... d’une religion à lui !... qu’il s’est inventée !...

MADAME BELLAMY, ingénument.

Mon Dieu !... tout ça se vaut !

SAMUEL.

Absolument !... Enfin...

Même jeu de présentation.

Monsieur Jyp, un des agents d’élection les plus remarquables de ce pays-ci !... Mon ci-devant gendre Elliot, ex-mari de la Colonelle.

MADAME BELLAMY, serrant la main d’Elliot.

Et mon ami !...

SAMUEL.

Alors, je ne vous apprends pas qu’il est un des journalistes...

MADAME BELLAMY.

Les plus remarquables...

TOUS DEUX, ensemble.

De ce pays-ci !...

SAMUEL.

C’est tout !

MADAME BELLAMY.

C’est assez !...

SAMUEL.

Maintenant, madame, si l’offre d’un verre de champagne...

MADAME BELLAMY.

Le dimanche ?

SAMUEL.

Du moment que ça ne fait pas de bruit !

MADAME BELLAMY.

Mais c’est que je suis d’une société de tempérance...

TOUS, à demi-voix.

Et nous donc ?

MADAME BELLAMY, à Jedediah.

Je croyais révérend, que les liqueurs ?...

JEDEDIAH, son verre de champagne à la main, comme tout le monde.

Les liqueurs, oui !... mais pas les boissons.

MADAME BELLAMY, acceptant le verre que lui présente Samuel.

Vous m’en direz tant !...

Même geste de tous, pour s’assurer que personne ne les voit au fond. Après quoi tous vident leurs terres d’un seul mouvement.

SAMUEL, à madame Bellamy, tandis que tous les autres remontent après avoir déposé leurs verres.

Maintenant, comme le temps est de l’or, causons de nos terrains... Nous disons donc que je vous les passe à neuf dollars l’acre ?[28]

MADAME BELLAMY, se récriant.

Neuf dollars ! – Vous m’avez dit tantôt trois !...

SAMUEL.

Inconcevable distraction !... C’est neuf dollars qu’exigent nos associés !

MADAME BELLAMY, se récriant.

Le triple ? – Mais c’est monstrueux !...

SAMUEL.

Personne ne vous force ! – Ça vaut ça, ou ça ne le vaut pas !...

MADAME BELLAMY, après une seconde de pénible hésitation.

Enfin ! – va pour le triple !...

SAMUEL, stupéfait, à lui-même.

Ça le vaut donc ?...

MADAME BELLAMY, vivement.

Mais signons tout de suite !...

SAMUEL, ahuri.

Hein ?

MADAME BELLAMY.

Ah ! mais oui ; vous n’auriez qu’à hausser encore !

SAMUEL.

Et vous payerez ?...

MADAME BELLAMY, fouillant dans son sac.

Comptant !

SAMUEL, à lui-même.

Elle paye !

MADAME BELLAMY, s’attablant.

Allons, une plume, de l’encre, vite !...

SAMUEL, à lui-même.

Ah ! mais non !

Haut, comme un homme frappé d’une idée subite.

Non ! non !... Le dimanche !... Impossible !... Une vente !... un dimanche !...

MADAME BELLAMY.

Eh bien ?

SAMUEL.

Dimanche !... Un contrat !... Il serait entaché de nullité.

MADAME BELLAMY, à elle-même.

Sans ça !

Haut.

C’est vrai !

Avec déception.

Quel contretemps !...

SAMUEL.

Demain !

MADAME BELLAMY, vivement.

Mais à la première heure ?

SAMUEL.

Huit heures, à mon office !

MADAME BELLAMY.

Vous retournez ce soir à New-York ?

SAMUEL.

Par le dernier train.

MADAME BELLAMY.

Je le prends !...

Belle et Angela redescendent.

SAMUEL.

Parfait !... Et en attendant, vous prenez aussi le thé avec nous ?...

MADAME BELLAMY, à Belle et Angela.

Je le prends !

SAMUEL.

Adorable !...

Tandis qu’elle suit Belle et Angela dans la salle à manger.

Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir trouvé ?...

 

 

Scène IV

 

SAM, JYP, ULYSSE, FAIRFAX, venu du fond

 

SAMUEL.

Ah ! Henry... je vous attendais à dîner.

FAIRFAX.

Impossible, j’étais d’incendie à quatre heures.

ULYSSE.

Où ça ?

FAIRFAX.

Fox et Pitt... Banque du Honduras.

ULYSSE.

Parbleu : les malins !... c’est demain le 31 ; et ils avaient une rude fin de mois.

FAIRFAX.

Eh bien ! leur liquidation est faite !

SAMUEL.

Rasé ?

FAIRFAX.

Tout ! – Les pompiers de Wast-Street sont venus nous disputer le droit d’éteindre, et tandis que nous nous battions avec nos pompes... tout a flambé !

SAMUEL, à Fairfax, avec attendrissement.

Et pas de mal à nos braves pompiers, j’espère ?

FAIRFAX.

Trempés seulement !

SAMUEL.

Braves gens !

Avec inquiétude.

Et toujours pour moi, demain ?

FAIRFAX, lui serrant la main.

Toujours !

Ulysse et Jyp entrent dans la salle à manger, dont la porte reste ouverte, et où l’on voit le thé tout servi, Angela, Belle, madame Bellamy, etc.

SAMUEL, de même.

Ah ! – ça, Henry, c’est très bien ; – car enfin, Sarah a complètement dérouté nos projets.

FAIRFAX, d’un air bonhomme.

Que voulez-vous ? – ce n’est pas votre faute !

SAMUEL.

Non ! – Cette idée aussi de s’en aller avec ce petit Français, flirter je ne sais où !...

FAIRFAX, souriant.

Moi, je le sais !

SAMUEL.

Bah !

FAIRFAX, baissant la voix.

Je les ai fait suivre !... par un homme à moi, qui fait la police de mes divorces.

SAMUEL.

Bon !

FAIRFAX.

Ils ont passé trois jours à Saratoga, montant à cheval, courant la campagne, etc...

SAMUEL.

Bien !...

FAIRFAX.

Et après une flirtation à tout rompre... hier au soir, brusquement, sans même lui écrire un mot, Sarah a pris l’express pour New-York.

SAMUEL.

Seule ?

FAIRFAX.

Seule !

SAMUEL, avec joie.

Alors une rupture ?...

FAIRFAX.

Subite !

SAMUEL.

Et la cause ?

FAIRFAX.

Inconnue.

SAMUEL.

Eh bien, mais alors, vos actions remontent !

FAIRFAX.

Énormément !...

SAMUEL, à lui-même.

Je me disais aussi !...

Haut.

Ah ! j’en suis ravi !... Ah ! ce cher Henry !...

FAIRFAX.

Elle n’est pas arrivée ?

SAMUEL.

Mais non !

FAIRFAX.

Elle ne tardera pas !... Et je compte sur vous.

Ils se serrent la main.

SAMUEL.

Allons prendre le thé !

Il l’emmène vers la salle à manger ; où il entre. Robert paraît au fond ; Fairfax, qui allait suivre Sam, s’arrête à cette vue.

FAIRFAX.

Notre jeune homme ici ?... Seul ?... Oui... Oh ! oh ! il s’obstine donc ?

Faux mouvement, comme pour entrer dans la salle à manger.

 

 

Scène V

 

FAIRFAX, ROBERT

 

ROBERT, très ému, très agité, après avoir cherché au fond, sous la véranda, s’il ne voit pas quelque serviteur, l’arrêtant du geste.

Pardon, monsieur !... j’ai trouvé la grille ouverte, les jardins déserts !... C’est bien ici la demeure de monsieur Tapplebot ?...

FAIRFAX, sur le seuil de la salle à manger et l’invitant à l’y suivre.

Oui, monsieur !... et si vous voulez ?...

ROBERT.

Je désirais savoir seulement si miss Sarah était arrivée.

FAIRFAX.

Non, monsieur, non !

ROBERT.

Et... n’y a-t-il pas un dernier train de New-York dans une demi-heure ?

FAIRFAX.

Oui, monsieur !

ROBERT.

Alors... si vous le permettez, j’attendrai dans ce jardin ! J’ai cru voir entrer là une compatriote, mistress Bellamy.

FAIRFAX.

En effet !

ROBERT.

Je vous serai fort obligé, monsieur, si vous voulez bien lui dire que je désire bien vivement lui parler.

FAIRFAX.

Tout de suite !...

ROBERT.

Mille grâces, monsieur !

FAIRFAX, apercevant Francis au fond.

Voici, je crois, l’un de vos amis !

À lui-même, tandis que Robert se tourne de ce côté.

Ah ! tu surnages encore, toi ! – Je te mettrai bien au fond de l’eau !

Il entre dans la salle à manger.

 

 

Scène VI

 

ROBERT, FRANCIS

 

FRANCIS, gaiement, entré par la deuxième porte de gauche.

Eh ! parbleu !... C’est toi, j’en étais sûr...

ROBERT, très agité et toujours préoccupé de Sarah, qu’il cherche du regard dans le jardin.

C’est moi !... oui !...

FRANCIS, jetant sur le canapé un petit nécessaire de voyage de dame.

Je t’ai vu de la fenêtre, courant comme un fou !

ROBERT, de même.

Comme un fou, oui !... Tu n’as pas vu Sarah ?

FRANCIS.

Non !... je n’ai fait qu’entrer et sortir pour prendre ce sac de miss Betsey !...

Avec fatuité.

Je t’expliquerai...

ROBERT, sans l’écouter, à lui-même.

Pas ici... pas à New-York ! – Où est-elle ?

FRANCIS, interloqué.

Dame, je ne sais pas, moi...

ROBERT.

Enfin... un peu de calme... Il ne s’agit que d’attendre !... Attendons... Comment vas-tu ?

FRANCIS, ahuri.

Pas mal !... Et toi ?

 

 

Scène VII

 

ROBERT, FRANCIS, MADAME BELLAMY

 

MADAME BELLAMY, sortant vivement de la salle à manger, dont la porte se ferme.

Comment ? – Ici ?

ROBERT, courant à elle.

Oui, chère madame !... Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? j’avais si grand besoin de vos bons conseils !

MADAME BELLAMY, le regardant avec surprise.

Eh ! mon Dieu, qu’y a-t-il ?

FRANCIS.

Je n’en sais rien ! – Il a l’air d’un égaré !...

MADAME BELLAMY.

Mais oui !... Voyons, cher monsieur, qu’est-il arrivé ?

FRANCIS.

Oui ?...

ROBERT, nerveux, ému.

Ah ! ce qu’il m’arrive !...

FRANCIS, à demi-voix.

Quoi !... cette aventure ?... il y a trois jours ?

MADAME BELLAMY, surprise et intriguée.

Cette aventure ?...

FRANCIS.

Avec miss Sarah !... Une plaisanterie.

ROBERT.

Plaisanterie !... Plût au ciel !

MADAME BELLAMY.

Ah ! ce que je craignais !

FRANCIS.

Enfin, dis-nous !...

MADAME BELLAMY, assise à droite et faisant signe à Robert de s’asseoir et de parler.

Oui, voyons, racontez-nous !...

ROBERT, résolu.

Eh bien, oui, vous avez raison !... autant parler et tout dire, pour tromper mon impatience... et user ma fièvre !...

MADAME BELLAMY, insistant.

Donc, il y a trois jours ?...

ROBERT, assis.[29]

Donc il y a... oui, trois jours... je partis avec elle pour Saratoga !...

MADAME BELLAMY.

Ah !

ROBERT.

...Et d’abord, – vous le sentez bien, – je ne vis dans ce départ que le piquant de l’aventure... un joli souvenir de voyage pour plus tard !... Mais, dès notre arrivée là-bas, au milieu de la nuit !... il en fallut bien rabattre... et les douceurs de la route ne m’avaient guère préparé au « bonsoir ! » très moqueur et très net... qui, sur le seuil de l’hôtel, mit entre nous une barrière... que jamais depuis je n’ai pu franchir !...

MADAME BELLAMY.

Toujours prévu !...

ROBERT.

Et quel lendemain !... Tout ce que peut risquer la coquetterie la plus glissante et la plus experte à tourner le péril, toute la symphonie de la délicieuse et exécrable flirtation... je la retrouvai, dès le matin... et jouée avec un art !... Un compromis de rouerie et de chasteté !... à me faire damner !... gris d’espoir !... exaspéré de n’avoir jamais du fruit, que le parfum... de le voir sans cesse voltiger à portée de mes lèvres !...

Debout.

et affolé !... furieux !... enragé !... de ne pouvoir jamais y mordre !... Enragé !...

MADAME BELLAMY, souriant.

C’est bien ça !...

ROBERT.

Ah !... je la connais maintenant leur flirtation ; mais pour la pratiquer sans s’y brûler !... juste Dieu ! ces Américaines !... en quoi sont-elles ?

MADAME BELLAMY.

Enfin ?...

ROBERT.

Deux jours comme ça !... Et ce n’était plus seulement l’enthousiasme des sens qui me gagnait... une passion tyrannique, implacable, m’envahissait lentement... tout entier, du corps à l’âme !... Et quand, resté seul, je voulais enfin m’interroger et compter avec moi ce qu’il me restait de moi-même... dans tous les replis de ma pensée, dans tous les coins de mon cœur !... dans tout le sang de mes veines !... je ne trouvai plus qu’Elle... Elle... seule ! Elle ! toujours et partout !... et rien qu’Elle !...

MADAME BELLAMY, à Francis.

Oh ! oh ! – voici un homme plus malade que nous ne pensions !...

ROBERT.

Hier enfin, eut-elle connaissance de la vérité... et que j’étais à bout de vertu ?... Elle me parut plus réservée !... Je l’attends au dîner !... Personne !... Je cours chez elle !... partie !

MADAME BELLAMY.

Ah !...

ROBERT.

Partie !... comprenez-vous cela ?... sans un adieu... sans un mot !... Je cours à New-York !... elle n’y est pas !... j’arrive ici... même réponse !... et je l’attends !... J’ai la tête en feu !... Je suis fou !... Oui, j’en suis venu là, moi !... pour une femme que je ne connaissais pas, il y a trois jours !...

MADAME BELLAMY, debout, descendant.

Pauvre garçon !... Eh bien, mais cela suit son cours !... vous voyez ?... tout mon petit programme !

ROBERT.

C’est vrai !...

À partir de ce moment, il regarde toujours au fond, et remonte, sans cesse préoccupé de l’arrivée de Sarah.

MADAME BELLAMY.

Période épistolaire !... À présent... gare aux lettres !

ROBERT, vivement, avec joie.

Un pas de femme !...

Il remonte vivement. On voit passer la femme de chambre au fond, sous la véranda. Il l’interroge.

FRANCIS, railleur, suivant des yeux Robert au fond.

Ce n’est plus un homme !...

MADAME BELLAMY.

Au contraire !... Il l’est trop !

FRANCIS, avec importance.

Non ! – il ne comprend pas ces natures-là !...

MADAME BELLAMY, le regardant avec curiosité.

Ah !

FRANCIS, reprenant son chapeau pour sortir et le sac de voyage qu’il a déposés sur le canapé.

Très pratiques, les Américaines !... Il se noie dans les langueurs !...

Fausse sortie.

MADAME BELLAMY.

Alors, vous ?...

Robert redescend lentement, interrogeant toutes les portes à droite.

FRANCIS, avec fatuité, souriant et redescendant d’un pas.

Oh ! moi !... pas si naïf !...

MADAME BELLAMY, avec malice.

Ah !... contez-moi donc ça ?

FRANCIS, redescendant.

Dame ! c’est que...

MADAME BELLAMY.

C’est que ?...

FRANCIS.

C’est peut-être un peu...

MADAME BELLAMY.

Ah bah !... qu’est-ce que cela fait ?

FRANCIS, décidé et descendu tout à fait.

Eh bien !... Vendredi... – Je ne nomme personne, vous savez ?...

MADAME BELLAMY.

C’est convenu !...

Robert redescend et écoute distraitement.[30]

FRANCIS.

Vendredi, après mon concert !...

S’interrompant.

Un succès !...

MADAME BELLAMY.

Oui !...

FRANCIS.

J’ai signé pour vingt autres... cent mille francs !...

MADAME BELLAMY.

Bref ?...

FRANCIS.

Bref, vendredi, la... personne en question, enthousiasmée de mon triomphe... est venue, seule, ici, avec moi, et...

MADAME BELLAMY.

Ah bah !

FRANCIS, vivement.

Je ne nomme pas !

MADAME BELLAMY.

Non, c’est la...

Elle fait le geste de jouer du piano.

FRANCIS, vivement.

Je n’ai pas dit !...

MADAME BELLAMY, vivement.

Je ne nomme pas !...

FRANCIS, ravi, avec chaleur.

Et si gentille !... et si gaie !... Ah ! ces Américaines !... des idées si drôles !... C’est charmant !... Hier matin, par exemple... – nous platonisions encore – nous allons nous promener sur la plage avec deux amis ; nous voyons, devant le casino, Jedediah, qui prenait son chocolat !...

MADAME BELLAMY, dressant l’oreille.

Le pasteur ?

FRANCIS, très gaiement.

Le pasteur !... Elle me dit : « Voulez-vous que je vous présente ? – Pourquoi faire ? » Elle, en riant : « Vous verrez ! » Moi, de même : « Je veux bien ! » Elle aborde le clergyman : « Mon Révérend, voici M. Francis et moi qui nous aimons... voulez-vous bénir notre amour ? » – Moi, je trouvais la plaisanterie un peu forte... mais Jedediah, qui est gai... Il est très gai, Jedediah !

MADAME BELLAMY.

Très gai, Jedediah !...

FRANCIS, de même.

Jedediah prend très bien la chose, et tout en avalant son chocolat... « À votre service, mes enfants... »

Il fait le geste de boire.

« Voici vos témoins ? – Oui ! – Bon ! asseyez-vous là et prenez quelque chose !... » On s’assied, et la plaisanterie continue. – « Vous prenez M. Francis pour mari ?... – Oui... – Miss Betsey pour femme ?... – Parfaitement ! – Eh bien ! mes enfants, c’est fait, embrassez-vous !... » Moi, j’embrasse à tour de bras, en riant comme un fou !... Mais convenez qu’il n’y a que ces Américaines pour s’amuser d’une chose aussi sérieuse !...

MADAME BELLAMY.

Et de ce moment-là, n’est-ce pas, miss Betsey a été d’un abandon ?...

FRANCIS.

Absolu !... Ne le dites pas !

MADAME BELLAMY, tranquillement.

Pourquoi ?... Avec son mari !...

FRANCIS.

Son mari ?

MADAME BELLAMY.

Dame !...

FRANCIS.

Ah çà ! voyons, pas de mauvaise plaisanterie !... Je ne vous ai pas dit que j’étais marié !...

MADAME BELLAMY, éclatant de rire.

Mais je le vois bien !

FRANCIS, effaré.

Un mariage !... Cette cérémonie au chocolat ?...

 

 

Scène VIII

 

ROBERT, FRANCIS, MADAME BELLAMY, FAIRFAX

 

MADAME BELLAMY, montrant Fairfax au fond, qui descend sous prétexte de reprendre ses papiers, et en réalité pour surveiller Robert.

Consultez monsieur ; c’est sa partie !...

FAIRFAX, vivement.

Divorce ?... Mariage ?... Bigamie ?

FRANCIS.

Mariage !...

FAIRFAX, riant.[31]

Avec miss Betsey ?

FRANCIS.

Vous savez ?

FAIRFAX, de même.

Je suis son conseil !

FRANCIS.

Merci !... Alors, vous savez bien que ce mariage est ?...

FAIRFAX.

Excellent !... Un ministre et les témoins constatant l’identité !...

FRANCIS, effrayé.

Mais les publications légales ?... les bans ?

FAIRFAX, riant.

Ah ! on a bien le temps ici de s’amuser à ces choses-là !... On ne se marierait jamais !

FRANCIS, hors de lui.

Mais jamais !... plutôt que comme ça !

FAIRFAX.

On a le divorce !

FRANCIS.

J’y cours !...

Il va pour s’élancer.

FAIRFAX.

Seulement, on paye !...

FRANCIS, pirouettant, en revenant vivement sur ses pas.

Hein ?...

FAIRFAX, froidement.

Et ça ne vous coûtera guère qu’une centaine de mille francs !

FRANCIS.

Tous mes concerts !...

Furieux.

Mais j’attaque !...

FAIRFAX.

Alors ! c’est plus cher !... Nous traînons l’affaire, et vous avez, outre les frais, la pension de la mère, la nourriture de l’enfant...

FRANCIS, sautant.

Déjà ?...

MADAME BELLAMY.

Dame !... c’est possible !

FAIRFAX.

Et comme il aura bien, à l’issue du procès, une dizaine d’années...

MADAME BELLAMY, appuyant.

On mange bien... à cet âge-là !

FRANCIS, se boutonnant, et prenant son chapeau.

Ah ! je vais la trouver... Et elle divorcera gratis !...

MADAME BELLAMY, riant.

Une jolie affaire qu’elle aurait faite là.

FRANCIS.

Et moi donc !... Cent mille francs !... Voilà une bonne fortune !...

Il se sauve en courant.

MADAME BELLAMY, à Robert, vivement.

Avis aux séducteurs !... Ne le quittez pas !

ROBERT.

Je cours et je reviens !... Il ferait quelque sottise !

MADAME BELLAMY.

Et tâchez qu’il s’apaise.

ROBERT.

Oui !... mais à sa place, je ne pardonnerais pas !

Il sort.

FAIRFAX, frappé de la phrase.

Tiens ! tiens !... quelle idée !...

MADAME BELLAMY, vivement à Fairfax.

Vous dites ?...

FAIRFAX, innocemment.

Plaît-il ?

Ils se regardent un moment.

Ah ! pardon, j’avais cru...

À lui-même.

Ne le perdons pas de vue !...

Il disparaît derrière Robert.

MADAME BELLAMY, à elle-même, le suivant des yeux.

Il me déplaît, ce monsieur-là !...

BELLE, sortant de la salle à manger avec sa sœur.

Eh bien, madame, vous nous abandonnez ?

MADAME BELLAMY.

Du tout, pardonnez-moi !...

ANGELA, apercevant Sarah au fond.

Tiens, Sarah !

Belle et Angela courent au-devant d’elle, tandis que madame Bellamy rentre dans la salle à manger.

 

 

Scène IX

 

SARAH, BELLE, ANGELA

 

Sarah, en costume de voyage, avec un plaid ; fiévreuse, nerveuse, concentrée. Elle descend vivement, sans regarder Belle ni Angela.

BELLE, gaiement.

Comment, c’est toi ?

SARAH, évitant son regard et jetant son plaid sur le canapé.

Oui, c’est moi !...[32]

ANGELA.

Déjà ?...

SARAH, même jeu.

Déjà !...

Elle arrache ses gants et tombe assise sur le canapé.

ANGELA, surprise.

Tiens ! – qu’est-ce qu’elle a ?...

BELLE.

Mais oui, qu’est-ce que tu as ?

ANGELA, avec intérêt.

Tu n’es pas malade ?

Elles l’entourent.

SARAH, avec impatience.

Pourquoi voulez-vous que je sois malade ?

BELLE.

Tu as les mains si brûlantes !

ANGELA.

Voyons, mignonne, qu’est-ce qu’il y a, dis ?

SARAH, retirant ses mains.

Mais il n’y a rien, que voulez-vous qu’il y ait ?

BELLE.

Elle a un mal de nerfs ?

SARAH, prête à pleurer.

Eh bien, si j’ai mal aux nerfs, raison de plus pour ne pas me tourmenter de vos questions !... Laissez-moi donc tranquille, je vous prie.

BELLE.

C’est bien ! ne te fâche pas... Nous te laissons !...

ANGELA.

Tu ne veux pas dire bonsoir à ton oncle ?

SARAH.

Non, pas ce soir !...

BELLE, derrière le canapé.

Allons, va te reposer !... va, va !

Elle l’embrasse.

ANGELA.

Et bonne nuit, chérie !...

Même jeu.

SARAH, émue, les retenant embrassées et fondant en larmes.

Ah ! je vous demande pardon ! – Il ne faut pas m’en vouloir.

TOUTES DEUX.

Voyons, mignonne !

SARAH.

Je suis si bouleversée de ce qu’il m’arrive... cela est si nouveau pour moi...

BELLE.

Voyons, conte-nous !...

Elle s’assied près d’elle sur un pouf.

SARAH.

Non : vous vous moquerez de moi !

ANGELA, même jeu, sur le canapé.

Mais non !... Voyons, tu es revenue seule ?

SARAH.

Seule !

BELLE.

Et ce jeune homme... ce Français ?

Sarah fait signe que non.

ANGELA.

C’est donc fini ?

Sarah fait signe que oui.

BELLE.

Une brouille ?

ANGELA.

Il s’est mal conduit ?

SARAH.

Lui ! Ah Dieu, non !... On n’est pas meilleur, ni plus tendre !...

BELLE et ANGELA, surprises.

Eh bien, alors ?

SARAH.

Mais, c’est bien pour cela !...

BELLE.

C’est pour cela que tu l’as quitté ?

SARAH, à demi-voix.

Oui.

ANGELA.

Comment ? – Un homme meilleur et plus tendre que les autres ?...

SARAH.

Oh ! les autres !... J’étais bien calme et bien sûre de moi !... Mais celui-là !... Je me suis sentie, dès le second jour, si émue et si troublée près de lui !... que, subitement, sans réflexion, comme une folle, je me suis dit : Non ! je ne veux plus être seule avec lui !...

Debout.

Je ne veux plus !... Et je me suis sauvée !...

BELLE et ANGELA, de même.

Sauvée ?

ANGELA.

Mais pourquoi ?

SARAH.

Je n’en sais rien !... Je me suis sauvée !...

BELLE et ANGELA, se regardant avec surprise.

Ah !

SARAH.

Et d’abord... loin de lui... j’ai respiré comme si j’échappais à un grand péril... puis à mesure que je m’éloignais, la tristesse est venue... À New-York, j’ai passé tout le jour à errer dans les rues désertes, et jamais elles ne m’ont paru si lugubres... Quel dimanche !... – Enfin la nuit est venue, je suis partie... me disant : « Au moins là-bas, je retrouverai ma liberté d’esprit et ma gaieté !... » Non !... j’arrive... et j’ai le cœur serré... C’est la même solitude !... le même vide... Je suis fiévreuse, inquiète, irritée contre moi !... j’ai la mort dans l’âme... et depuis que je suis là, tout ce que j’ai pu faire... vous le voyez...

Avec larmes.

c’est de ne pas pleurer !...

BELLE.

Pauvre chat !

ANGELA, stupéfaite.

Voilà une aventure !

BELLE.

Et comme je comprends ça !... Tout moi, pour Elliot !...

ANGELA.

Mais enfin, puisqu’il n’y a pas de rupture ?...

BELLE.

Vous vous retrouverez !

SARAH, vivement.

Ah ! grand Dieu, jamais !

BELLE.

Mais s’il t’aime, enfin ?

ANGELA.

Et qu’il t’épouse ?...

SARAH.

Est-ce qu’il y pense seulement ?... Et que suis-je pour lui ?... Une effrontée qui cherche un mari !... Et après ce que j’ai fait, quelle autre opinion aurait-il de moi ? – Oh ! non, il n’y songe guère !... Et si j’ai fui, c’est que je devinais trop bien ce qui se passait en lui...

BELLE.

Mais tu l’aimes !

ANGELA.

Éperdument !

SARAH.

Ah ! sans ça !... est-ce que je serais là ?

ANGELA et BELLE, confondues.

Ah !

SARAH. La porte de la salle à manger s’ouvre.

On vient !... Mon oncle ! – Je ne veux pas le voir !

BELLE et ANGELA.

Mais !...

SARAH, essayant ses yeux et reprenant vivement son plaid.

Non ! non ! Dites-moi fatiguée, malade !... mais qu’il ne sache rien... je vous en prie ! – Il rirait de moi !

ANGELA, voulant la retenir.

Pourtant !...

SARAH, se dégageant.

Non !... laissez-moi !... Ah Dieu !! je sais bien à quel point je suis folle !... je n’ai pas besoin qu’on me le dise !...

Elle se réfugie chez elle.

 

 

Scène X

 

BELLE, ANGELA, SAM

 

Belle et Angela se regardent un moment avec stupeur.

ANGELA.

Eh bien ?

BELLE.

Voilà du nouveau !

À Sam.

Arrivez, monsieur, arrivez !

SAMUEL, le chapeau sur la tête.

Quoi donc ?

ANGELA, vivement.

Un désastre !

SAMUEL, effrayé.

Mon élection ?

BELLE et ANGELA.

Non... Sarah !

SAMUEL, respirant.

Ah ! bon !... Eh bien ?

Il va au secrétaire à droite, et y prend des papiers.

ANGELA, le suivant.

Eh bien ! ce Français avec qui elle est partie !

SAMUEL.

Eh bien ?

ANGELA et BELLE.

Elle l’aime !...

SAMUEL, tranquillement, cherchant dans son tiroir.

Non ! mes enfants, non ! – Avec l’éducation que je lui ai donnée... ce n’est pas possible !...

ANGELA.

Mais, monsieur...

SAMUEL, de même.

Une fille qui calculait, il y a trois jours encore, à m’arracher les larmes des yeux ! – Faux rapports !

ANGELA.

Mais c’est elle qui en convient !...

BELLE.

Elle-même !

SAMUEL, saisi, fermant le tiroir.

Allons donc ! – Eh bien, après ça on peut croire à tout.

Il redescend, inquiet.

ANGELA.

Vous comprenez, monsieur, que si on se met à faire du sentiment !... à présent !...

SAMUEL.

Oui, où allons-nous ?

ANGELA.

Ça ne s’est jamais vu dans la maison !... Pas même pour Belle.

BELLE.

Non ; moi !... ça vient plus tard !...

ANGELA.

Et il ne songe pas à l’épouser !...

BELLE.

Sans ça !...

SAMUEL, tombant assis.

Ah ! mes enfants !... arrêtez-vous !... Et alors mes pompiers qui m’échappent !... Quelle tuile !...

BELLE.

Vous voyez le danger !

ANGELA.

Elle est capable de toutes les folies !...

SAMUEL, sans les écouter, à lui-même.

Et comme ça tombe ! – Le train qui part dans une demi-heure !...

ANGELA.

Et ça, qu’il faut arrêter tout de suite !

SAMUEL, découragé.

Jamais nous ne viendrons à bout de la guérir en vingt minutes !... Ce n’est même pas à essayer !

BELLE et ANGELA.

Oh ! non.

SAMUEL.

Remettons ça à demain, après mon élection !... Et alors ; au fond... c’est moins grave !

BELLE et ANGELA.

Mais trop tard !... demain !... Trop tard !

 

 

Scène XI

 

BELLE, ANGELA, SAM, FAIRFAX, puis ULYSSE, puis ELLIOT, MADAME BELLAMY, JEDEDIAH

 

FAIRFAX, qui est descendu, prenant le milieu.

Je crois bien !... Le jeune homme est ici...

SAMUEL, ANGELA et BELLE se retournant.

Ici ?...

FAIRFAX.

Qui rôde autour de la maison !

Ulysse entre pour prendre son chapeau, suivi de Jyp.

SAMUEL, effaré.

Ce n’est plus une tuile !... C’est une trombe !

ULYSSE, descendant.

Ah çà... et ce train ?... dites donc ?...

SAMUEL.

Oui, et le train ?... Angela, expliquez à votre frère !... Fairfax, tirez-nous de là, mon ami, ça vous regarde...

FAIRFAX, vivement.

Beaucoup !...

SAMUEL, de même.

Alors, rondement !

FAIRFAX.

D’abord, vous ne pouvez plus partir, vous...

SAMUEL.

Et ma réunion, ce soir ?

FAIRFAX.

Puisque Ulysse parle pour vous ?

ULYSSE, qu’Angela a mis au courant pendant ce qui précède.

Sans doute !

FAIRFAX.

Il peut vous remplacer...

ULYSSE.

Complètement !...

Il remonte et fait ses apprêts de départ.

SAMUEL.

Bon, ça !

À Fairfax.

Mais vos pompiers ?

FAIRFAX.

Eh ! les pompiers, c’est nous ! – Éteignons le feu ici, je réponds de mes pompes, là-bas !...

SAMUEL, lui serrant la main. Seul à l’avant-scène avec lui.

Compris !... vous avez donc un moyen de ?...

FAIRFAX.

De les brouiller à tout jamais.

SAMUEL.

Sans qu’il m’en coûte rien ?

FAIRFAX.

Au contraire, en augmentant la dot !

SAMUEL.

Et ce moyen, c’est ?...

FAIRFAX.

Oh ! trop long ! – Je vous le dirai en route.

À Ulysse et Jyp.

Partez, vous autres !

SAMUEL, surpris, à Fairfax.

En route ?

FAIRFAX.

Oui ! comme si nous partions avec eux !...

Ulysse et Jyp sortent vivement. À Samuel.

Nous les suivons à pied et nous manquons le train.

SAMUEL.

Bien !

FAIRFAX.

Le départ et les adieux, maintenant !... Très marqués...

SAMUEL, à Belle et Angela, en les embrassant.

Bonsoir, mes enfants !...

Très haut, avec intention, dans la direction de la porte de Sarah, soulignant.

Je pars... Nous partons !...

MADAME BELLAMY, entrant, et à Elliot, à part.

Qu’est-ce qu’ils complotent donc là ?

ELLIOT, de même.

Oh ! je n’en sais rien !...

MADAME BELLAMY.

Monsieur Tapplebot, nous allons manquer le train !

SAMUEL, lui offrant un bouquet pris des mains d’Angela.

Non, madame, non !

Offrant son bras.

Nous ne manquerons pas le train ! – Au contraire !

BELLE et ANGELA, même jeu que plus haut.

Adieu, papa ! bonne route !

SAMUEL et FAIRFAX, de même.

Adieu ! adieu !

MADAME BELLAMY, à elle-même, surprise.

Allons ! allons ! il y a quelque chose !...

Madame Bellamy, Samuel, Elliot et Jedediah sortent par le fond.

FAIRFAX, prêt à sortir et resté seul en scène avec Belle et Angela ; cette dernière a ouvert doucement la porte de Sarah et regarde chez elle. À demi-voix.

Qu’est-ce qu’elle fait ?...

ANGELA, de même.

Elle lit !...

Regardant.

Une lettre !...

FAIRFAX.

Ah !

BELLE, naïvement.

De qui ?

ANGELA et FAIRFAX, lui faisant signe qu’on ne peut pas le savoir de si loin.

Ah !...

BELLE.

C’est juste !

ANGELA.

C’est Kettly qui a dû la remettre... elle a l’air d’attendre une réponse.

FAIRFAX.

C’est de notre homme ! – Je l’aurai ! – Rentrez chez vous, cousines... et ne bougez pas !...

Il se sauve vivement.

À tout à l’heure !

BELLE.

Oui !

Vers la fin de la scène, deux domestiques ont fermé toutes les portes du jardin, sauf celle du milieu.

 

 

Scène XII

 

BELLE, ANGELA, KETTLY

 

BELLE, regardant les mains de Kettly, pour voir si elle a une réponse.

C’est, vous, Kettly ?

KETTLY.

Oui, madame ! – Ces dames rentrent chez elles ?

BELLE.

Oui. – Fermez et venez.

KETTLY, fermant les trois fenêtres du fond avec les volets.

Oui, madame !...

BELLE, bas à Angela.

Je ne vois pas de réponse !

ANGELA, de même.

Oui, mais gageons qu’elle laisse ouvert !...

Elles sortent par la droite.

 

 

Scène XIII

 

ROBERT, KETTLY

 

ROBERT, arrêtant le bras de Kettly au moment où elle va fermer la fenêtre du milieu, les deux autres étant déjà fermées.

Ne fermez pas !

KETTLY.

Ah ! monsieur !... Vous m’avez fait peur !...

ROBERT, d’une voix basse et concentrée.

Vous avez remis ma lettre ?

KETTLY.

Oui, monsieur !

ROBERT.

Eh bien ?

KETTLY.

Miss Sarah a jeté la lettre sur sa toilette en me disant : « Il n’y a pas de réponse. »

ROBERT.

Ah ! miss Sarah est chez elle ?

KETTLY.

Oui, monsieur...

ROBERT, résolu.

C’est bien... Dites-lui, je vous prie, que je suis là !

KETTLY.

Mais, monsieur...

ROBERT.

Quoi ?... Faites ce que je vous dis !...

KETTLY.

Oui, monsieur !...

À elle-même en sortant par la gauche.

Il n’a pas l’air commode.

ROBERT, seul.

Ils sont tous partis ! – Je les ai vus passer... Il faudra bien qu’elle s’explique !... Mais d’abord... assurons-nous d’être seuls !...

Il ferme la dernière porte-fenêtre. Au même instant, Sarah sort de chez elle.

 

 

Scène XIV

 

SARAH, ROBERT

 

SARAH, entrant, la carte de Robert à la main, et d’un air qui veut être offensé.

Vous ?...

ROBERT, très ému, et se contenant.

Oui, moi !... miss Sarah !... J’ai considéré votre silence comme un aveu... et...

SARAH, sans le regarder, près de la porte, et prête à rentrer chez elle.

Et pourquoi cette insistance, je vous prie ?... Que me voulez-vous ?

ROBERT, avec amour.[33]

Vous le demandez ?

SARAH, vivement, avec hauteur.

Vous avez bien dû comprendre que mon départ avait pour but d’en finir ?

ROBERT, tristement.

Non, je n’ai pas voulu comprendre cela, je l’avoue... car pour l’admettre, il eût fallu, du moins, en savoir la cause !

SARAH, embarrassée.

La cause ?...

ROBERT, tendrement.

Oui !... En quoi ai-je mérité cela ?... Qu’avez-vous à me reprocher ?... Un reproche... un seul, je vous prie ?

SARAH, troublée.

Mais je n’ai pas dit...

ROBERT, de même, allant vers elle.

Alors, ma chère Sarah, pourquoi me fuir ainsi ?

SARAH, s’éloignant de lui.

M’en refusez-vous le droit ?

ROBERT.

Mais, certes oui, je vous le refuse !...

Mouvement de Sarah.

Non, il ne vous est pas permis de me donner trois jours d’une telle ivresse, pour me la supprimer après, sans raison !... Si l’honneur de l’homme est de ne pas faire de serment qu’il ne tienne !... celui de la femme est de ne pas donner des espérances qu’elle ne réalise !... C’est la probité du cœur, cela !... Et ce n’est pas honnête !... ce n’est pas loyal !... ce que vous faites là !...

SARAH.

Mais, monsieur...

ROBERT, avec une chaleur croissante.

Vous m’avez rencontré curieux, désireux de vous plaire !... soit !... Mais enfin, ce n’était pas encore de l’amour !... C’est vous qui, la première, m’avez permis... presque ordonné de vous aimer... Eh bien ! c’est fait maintenant...

Il descend près d’elle.

Je vous aime !... Continuons !

SARAH, inquiète.

Et qu’espérez-vous donc ?...

ROBERT, même jeu, vers elle, avec passion.[34]

Tout ce que vous m’avez permis d’espérer !

SARAH, troublée, reculant.

Mais rien !...

ROBERT.

Oh !

SARAH, avec force.

Rien !... Je vous ai dit : « C’est une épreuve pour nous connaître avant de nous aimer... » Eh bien ! l’épreuve est faite !... Et si elle me suffit, à moi ?... Si je neveux plus qu’elle dure ?...

ROBERT, marchant vers elle.

Et si je le veux, moi !

SARAH, résolument.

Alors, parlons honneur !... Et jurez-moi que dans votre pensée, comme dans la mienne, ces trois jours n’étaient que ce qu’ils devaient être... le prélude de nos fiançailles !

ROBERT.

Mais !...

SARAH.

Jurez-le, voyons !... je ne vous demande que cela, c’est bien simple.

ROBERT, hésitant.

Peut-être !...

SARAH, vivement.

Ah ! peut-être... vous !... – Eh bien ! moi, sûrement !... Voilà ce qui nous sépare !...

ROBERT, avec amertume.

Ah ! calcul... tu seras donc toujours entre nous ?

SARAH, offensée.

Calcul ?...

ROBERT.

Et rien de plus !... Quand je parle passion ?...

SARAH, de même, l’interrompant.

Et passion !... rien de plus !... quand je parle : amour légitime !

ROBERT, frappé, après un silence, et résolument.

Eh bien, miss Sarah, franchise pour franchise !... Oui, c’est vrai, – je m’en accuse ! – Je ne me suis pas demandé un seul instant si vous seriez ma femme !

SARAH.

Ah ! vous voyez bien !

ROBERT.

Mais vous-même, oseriez-vous m’affirmer que vous avez vu mieux en moi que l’un de ces maris pour qui l’on se dispense de l’amour ?...

SARAH, tristement.

Si vous le croyez... que faites-vous ici ?

ROBERT, sans l’écouter.

Une preuve, une seule, que votre cœur y est pour quelque chose ?

SARAH, de même.

Je n’en ai pas à vous donner !

ROBERT, de même.

Car enfin, quel témoignage, quelle garantie en ai-je... de votre amour ?... Ces trois jours d’enivrement ?... Une épreuve banale, vous l’avez dit, qui ne prouve rien.

SARAH, de même.

Rien, en effet !

ROBERT, saisissant sa main.[35]

Ah ! Sarah, ma chère Sarah ! Et comment verrai-je clair dans votre âme, si vous ne lui permettez pas de causer avec la mienne ?

SARAH, se dégageant.

Je n’ai plus à voir clair, c’est fait.

ROBERT.

Eh bien, oui, c’est le prélude de nos fiançailles ! – Et c’est pour cela que je veux encore...

SARAH.

Et moi, je ne veux plus !

ROBERT.

Ma bien-aimée Sarah, un peu seulement de la tendresse d’hier !...

SARAH, révoltée.

Oh ! jamais, cela !... jamais plus.

ROBERT.

Vous qui m’avez permis ?...

SARAH, vivement et s’éloignant de lui.

Ah ! reprochez-le-moi !... vous avez raison !... car c’est par là que j’ai mérité ce qui m’arrive !

ROBERT.

Sarah !...

SARAH, avec douleur.

Ah ! je sais bien que cela est ridicule à moi, et que je n’ai plus droit à tant de réserve, après tant d’abandon ; mais vos paroles, vos regards, tout m’inquiète et m’offense !... car tout me rappelle hier !... Et je suis si honteuse de moi !... si humiliée !... Et j’ai enfin tant de regrets de tout cela... et tant, tant de chagrin !...

ROBERT.

Sarah !...

SARAH, de même.

Et vous armer de mes faiblesses de la veille, pour les réclamer encore !... Ah ! que ce n’est pas de l’amour vrai, cela !... que ce n’est ni généreux ni charitable !... Au lieu de m’aider à vous fuir, et à me reprendre !... puisque je n’ai plus que cette façon-là de vous prouver que je vous aime !...

ROBERT, vivement.[36]

Eh bien donc, si tu m’aimes !...

SARAH, voulant le fuir.

Non ! – laissez-moi !

ROBERT.

Mais je ne veux rien que tu ne m’aies donné déjà !

SARAH.

Je ne veux plus !... Allez-vous-en !...

ROBERT.

Ah ! que tu es belle ainsi !... Cent fois plus belle, à me fuir !...

SARAH.[37]

Je vous défends de m’approcher ! – Allez-vous-en !... ou j’appelle !...

ROBERT.

Tes petites mains, rien que tes mains...

SARAH, reculant vers le canapé.

Non !...

ROBERT.

Mon amour !...

SARAH, effrayée.

Non ! laissez-moi, Robert ! mon ami !...

Tombant assise et avec épouvante.

Ah ! j’ai peur !...

ROBERT, reculant vivement, avec un cri de joie.

Enfin !... le voilà donc le cri que j’attendais de toi !

Tombant à genoux.

Ah ! chasteté, pudeur, sois bénie !... te voilà donc retrouvée... jeune fille !

SARAH.

Robert !...

ROBERT, debout.

Ah !... à présent, oui, je ne doute plus... Oui, tu m’aimes !...

SARAH.

Non !...

ROBERT.

Si ! va, ne t’en défends plus !... tu n’as plus rien à craindre !

S’éloignent encore d’elle.

Tiens ! je m’éloigne... tu vois, je m’éloigne !... Ah ! tu m’as plus donné dans ce cri d’effroi que dans toutes les tendresses d’hier, et pas un baiser de tes lèvres n’est allé si droit de ton cœur au mien !...

Il se rapproche : mouvement de Sarah.

Non ! ne crains rien !... tu vois, je m’en vais ! je m’en vais !... Et je t’embrasse de loin plus ardemment que je ne l’ai jamais fait de tout près ! – Car je n’y cherchais que mon plaisir, et j’y veux maintenant tout mon bonheur !... Ô mon amour ! ma vie ! mon amie ! ma femme !

SARAH, lui tendant les mains.

Ah ! je t’aime !...

Il revient à elle, et, à genoux couvre ses mains de baisers.

 

 

Scène XV

 

SARAH, ROBERT, SAM, FAIRFAX, MADAME BELLAMY, ELLIOT, JEDEDIAH

 

Les deux portes de gauche s’ouvrent lentement et avec précaution ; Samuel paraît d’abord à celle du deuxième plan, et descend par la droite, en arrondissant le mouvement ; au même instant, entre Fairfax par la porte du premier plan ; puis Elliot, Jedediah et enfin madame Bellamy qui entrent à la suite de Samuel.

SAMUEL, toussant, après un petit silence, pour avertir Robert qu’il est là.

Hum !

ROBERT et SARAH, brusquement séparés.

Ah !

Robert se lève d’un bond et regarde autour de lui sans comprendre. Sarah reste assise, effarée de ce qui se passe.

SAMUEL, tranquillement, remettant son foulard dans sa poche ; à Robert, gracieusement, se présentant à lui.

Samuel Tapplebot ! cher monsieur !... oncle de mademoiselle !

ROBERT.

Oh !

Regardant Sarah, avec un soupçon subit.

Sarah !...

SARAH, debout, à son oncle, avec indignation.

Monsieur !...

SAMUEL, l’interrompant, tranquillement et d’un air de parfaite bonhomie.

Pardon, chère enfant !... mais ceci n’est plus votre affaire, c’est la nôtre ! – Monsieur est raisonnable, et tout va se passer en famille.

SARAH, de même.

Mais enfin, monsieur, de quel droit ?...

FAIRFAX, l’interrompant.[38]

Nous ne faisons d’ailleurs qu’entrer et sortir ! – Le temps seulement de régulariser une situation équivoque !...

SAMUEL, montrant Jedediah.

Avec l’aide du Révérend !...

Jedediah s’incline en souriant.

SARAH, comprenant et révoltée.

Ah !

ROBERT.

Un guet-apens ?...

SARAH, vivement.

Robert !... vous ne me croyez pas complice de cette infamie, n’est-ce pas ?...

ROBERT, la regardant avec soupçon.

Ah ! je ne veux pas le croire...

SARAH, à Fairfax, avec violence.

Monsieur, je vous adjure de déclarer que je ne suis pour rien dans tout cela !...

À Samuel.

Mais dites-le donc, monsieur !... C’est la vérité !... dites-la !...

FAIRFAX, doucement.

La question n’est pas là, belle cousine ! – L’importance c’est que monsieur ne puisse contester, ni sa présence... ni cette lettre qu’il vous a écrite !

ROBERT, frappé.

Ma lettre !

SARAH, éperdue.

Mais cette lettre !... D’où l’avez-vous... misérable que vous êtes ?...

Voulant la lui arracher.

Vous me l’avez volée !...

SAMUEL, cherchant à l’apaiser.

Sarah !

SARAH, hors d’elle-même.

Robert, cet homme ment !... C’est votre femme que l’on calomnie !... défendez-la !

Mouvement de Robert qui s’éloigne d’elle.

...Ah ! il le croit ?...

ROBERT.

Vous... ma femme ?... Tout à l’heure, oui...

Il prend son chapeau pour sortir.

SAMUEL, vivement.

Il en convient !... messieurs les témoins !

ROBERT, achevant.

...Mais à présent !...

SARAH, frappée au cœur, et défaillante, à elle-même, tout bas.

Il le croit !...

FAIRFAX.

Vous refusez, monsieur, d’épouser miss Sarah ?[39]

ROBERT.

Oh ! absolument !...

Fausse sortie.

SAMUEL, l’arrêtant du geste.

Oh ! mais, pardon !... Dans ce pays-ci, l’honneur des demoiselles a sa valeur, et quand on a promis le mariage ! – Vous venez d’en convenir ! – et qu’on n’épouse pas... il faut payer !

ROBERT, près du seuil, avec une douleur contenue.

Monsieur !... je ne sais pas ce que vous estimez l’honneur de mademoiselle...

Mouvement de Sarah.

Mais envoyez la note!... je payerai !

Il sort. Sarah tombe sur le canapé.

 

 

Scène XVI

 

SARAH, SAM, FAIRFAX, MADAME BELLAMY, ELLIOT, JEDEDIAH

 

FAIRFAX, préparant des papiers au fond, sur une petite console.

Vite !... les témoins !...

SAMUEL, à madame Bellamy, en l’appelant de la table.

Signons le procès-verbal !

MADAME BELLAMY.

Pardon ! – Ça a une valeur légale, votre papier ?

SAMUEL.

Je crois bien !... C’est l’argent !

MADAME BELLAMY, tranquillement, arrêtant Elliot.

Alors, nous ne signons pas !

SAMUEL.

Vous ne signez pas ?

MADAME BELLAMY.

Mais il ne vaut rien, votre procès-verbal !

SAMUEL et FAIRFAX, de la table.

Rien ?

MADAME BELLAMY, tranquillement, tirant sa montre.

Eh ! non... il est entaché de nullité !... – Onze heures et demie !

SAMUEL et FAIRFAX.

Eh bien ?...

MADAME BELLAMY.

Dimanche !...

Elle tend sa montre.

SAMUEL et FAIRFAX, désarçonnés, leurs montres à la main.

Dimanche !... Patatras !

Sarah, qui s’est levée à demi pour gagner sa chambre, retombe évanouie.

MADAME BELLAMY, courant à elle.

Miss Sarah !

Mouvement de tous vers elle.

SAMUEL.

Ma nièce !

MADAME BELLAMY, cherchant à la ranimer.

Une Tapplebot amoureuse ? – Allez donc deviner ça !...

 

 

ACTE IV

 

Une pièce de l’appartement de Samuel à l’Hôtel de la Grande Avenue. Au fond, grande arcade s’ouvrent sur une sorte d’antichambre vitrée, praticable latéralement, et qui elle-même ouvre sur le palier de l’escalier. À travers ce vitrage, on aperçoit le palier et une partie de la rampe de l’escalier éclairés par le soleil et garnis de fleurs en caisse. Au premier plan, à droite, porte d’appartement ; au deuxième plan, pan coupé, idem. À gauche ; premier plan, un cabinet ; au deuxième plan, pan coupé, porte vitrée comme celle du fond. Table au milieu, trois fauteuils autour, petit canapé à droite.

 

 

Scène première

 

SAMUEL, NATHANIEL

 

Au lever du rideau, Samuel est sur le pas de la porte vitrée à gauche, entr‘ouverte, le dos tourné vers la scène, et lorgnant dans la coulisse. Nathaniel paraît au fond sur le palier, enveloppé de fourrures. Tog lui ouvre la porte et il entre d’un air lamentable.

TOG, à Samuel.

Monsieur, c’est le Colonel !...

SAMUEL, tout à sa lorgnette.[40]

Ah ! de retour !... Bravo !... Me vous étonnez pas, Natty !...

Il continue à lorgner dans la même direction, par la porte entr’ouverte.

...si je suis un peu nerveux !... c’est aujourd’hui mon élection, vous savez ?...

Le Colonel, qui gagne lentement le canapé à droite, s’arrête et ouvre la bouche pour répondre, mais il n’en sort aucun son.

Je vous entends !... Vous vous écriez : « Mais alors comment es-tu chez toi ?... » Très juste, Natty !... Je suis arrivé ce matin de Long-Branch par le premier train, et depuis ils m’ont tous défendu de sortir !

Même jeu.

Je vous entends encore... « Pourquoi ?... » Je n’en sais rien !... Quelque méchanceté de mon concurrent que l’on redoute !... D’ailleurs, ça va sur des roulettes !... Ce brave Ulysse se donne un mal... Il est venu quatre fois déjà s’assurer que je ne bougeais pas !...

Même jeu du Colonel.

Oui, j’entends bien !... Qu’est-ce que je regarde là ?... Je cherche à voir une de mes affiches, Natty ; avez-vous vu mes affiches orange et vert-sauterelle ?

NATHANIEL, assit sur le canapé, d’une voix caverneuse, à notes subitement aiguës.

Je n’ai rien vu !

SAMUEL, se retournant effrayé et descendant.

Ah !... qu’est-ce que c’est que ça ?...

NATHANIEL, de même, la tête dans ses fourrures.

C’est ma voix !...

SAMUEL.

Bon Dieu !... Et cette figure !... Vous aurez attrapé en route quelque mauvais air.

NATHANIEL.

L’air de Tapplebot-City !...

SAMUEL.

Ah ! à propos !... Eh bien ! qu’est-ce que vous avez trouvé là-bas ?

NATHANIEL, d’un air désolé.

J’ai trouvé la fièvre !...

SAMUEL.

Seulement ?...

NATHANIEL.

Merci !... Qu’est-ce qu’il vous faut encore ?...

SAMUEL.

Non, je veux dire... Vous avez fouillé !...

Nathaniel fait signe que oui.

Et rien ?

NATHANIEL.

Au dixième coup de pioche, j’étais comme ça !... Je me suis dit : En voilà assez !

SAMUEL, vivement et de mauvaise humeur.

Mais non, ce n’était pas assez !

Mouvement de Nathaniel.

...Qu’est-ce que vous voulez trouver à fleur du sol ?... Il fallait creuser plus avant !

NATHANIEL, tragiquement.

Alors, ma tombe ?

SAMUEL, sans l’écouter.

Je vous dis qu’il y a quelque chose dans ce terrain-là Natty !... du charbon, du manganèse... Que sais-je ? – Sans cela, eût-elle consenti à nous payer le double ?...

NATHANIEL, attestant le ciel.

Elle est folle !

SAMUEL.

Eh ! non, pas folle !... très fine au contraire, une femme supérieure, Natty !... Il faut que vous retourniez là-bas !

NATHANIEL.

Hein !

SAMUEL.

Ou que j’y aille moi-même !...

NATHANIEL, rassuré.

Ça, bon !

SAMUEL, tirant sa montre.

Eh ! non, trop tard !... Elle va venir !... Il faut bien conclure !...

NATHANIEL.

Moi, je vendrais !...

SAMUEL.

Et demain nous apprenons qu’elle a trouvé de l’or ?

NATHANIEL, protestant.

Oh !

SAMUEL.

A-t-elle bâti ?

NATHANIEL.

Pas un moellon !

SAMUEL.

Bon !

NATHANIEL.

Pourquoi ?...

SAMUEL.

Chut ! c’est elle !... Finassons toujours !

 

 

Scène II

 

SAMUEL, NATHANIEL, MADAME BELLAMY

 

SAMUEL.

Arrivez, madame, arrivez !...

MADAME BELLAMY.

Je suis déjà venue il y a une heure, vous savez ?

SAMUEL.

Oui, mais ces élections !...

Lui avançant un fauteuil à gauche, qu’elle prend.

Asseyez-vous, mistress Bellamy. Cette fois, vous venez à point ; d’abord pour cette affaire de famille, à laquelle vous avez été mêlée, cette nuit...

MADAME BELLAMY, rectifiant.

Pardon ! – Hier !

SAMUEL, se mordant les lèvres.[41]

Hier, oui !

Bas, à Natty.

Une femme aussi positive... folle ?...

Haut.

Hier, oui, et qui va recevoir tout à l’heure sa solution...

MADAME BELLAMY, curieuse.

Ah !

SAMUEL, gaiement.

Et puis pour vos terrains !

Montrant le Colonel enfoui dans ses peaux.

Il est revenu, le Colonel !

MADAME BELLAMY, se penchant pour voir.

Ah !... c’est le Colonel, là-dessous ?

SAMUEL, gaiement.

Qui est allé s’assurer là-bas de l’état des terrains !

MADAME BELLAMY.

Ah ! ah !...

SAMUEL.

Et qui est revenu tout à fait convaincu !

Mouvement du Colonel qui lève les bras au ciel.

Voyez si son attitude n’est pas celle de la conviction !

MADAME BELLAMY.

Laquelle ?

SAMUEL.

Qu’ils valent dix fois ce qu’on vous les a vendus.

MADAME BELLAMY.

Dix fois !

Samuel pousse le Colonel pour attirer son attention. Nathaniel soulève la tête avec un grognement, et regarde madame Bellamy d’un air abruti. Samuel observe madame Bellamy, en serrant le bras du Colonel. Elle poursuit d’un air de révolte.

Et c’est pour en venir là que vous me traînez d’heure en heure, et me faites perdre un temps précieux ?...

SAMUEL, même jeu.

Mais...

MADAME BELLAMY, de même.

Eh ! monsieur, on sait ce qu’on veut !... et on le dit tout de suite, que diable ! – On ne fait pas des affaires comme ça !... Sommes-nous des enfants ou des hommes ?

SAMUEL, à lui-même.

Admirable, cette femme !...

MADAME BELLAMY.

Enfin, voyons !... soyons carrés !... Est-ce trente dollars l’acre... oui ou non ?...

SAMUEL, résolument.

Oui !

MADAME BELLAMY.

Définitivement ?

SAMUEL, de même.

Oui !

MADAME BELLAMY.

Eh bien, tope là, mais finissons !... où est l’acte ?... voici l’argent !

Elle tire un livre de chèques, qu’elle feuillette vivement.

SAMUEL, à Nathaniel, lui lâchant le bras.

Est-ce clair ?

Nathaniel retombe en grognant. Bas.

Maintenant, pas d’hésitation !

Haut.

Pardon !...

Il tire un papier de sa poche. Madame Bellamy le regarde avec une feinte surprise ; il reprend, souriant.

Pardon !...

Elle se lève, et descend d’un air surpris et intrigué. Il reprend, tandis que le Colonel se lève et descend aussi.[42]

vous n’avez pas bâti ?

MADAME BELLAMY, d’un air inquiet.

Non !

Signe d’intelligence et de triomphe de Samuel et de Nathaniel.

SAMUEL.

Non ? – Parfait !

Il ouvre et lit d’un air triomphant.

Contrat de vente, article 7. « Si l’acheteur n’a pas, dans le délai de six mois, commencé les constructions, le terrain fera retour à la compagnie, à la seule charge de restituer le prix de vente ! » –Pas de constructions !

Détachant un chèque tout préparé.

Ci : cent soixante mille francs...

Présentant le reçu.

et le reçu !... Veuillez signer !

À demi-voix, à Nathaniel.

Supérieure !... Mais aplatie, je crois !

Nathaniel et Samuel regardent railleusement madame Bellamy, qui prend un air de consternation.

MADAME BELLAMY, après un silence.

Rien à dire !... c’est terrible !

SAMUEL, railleur.

C’est terrible !

Il lui montre la table et lui passe la plume. Geste de madame Bellamy, qui la prend et fait mine de solliciter encore un sursis.

NATHANIEL.

Non ! non !...

Elle signe en soupirant.

SAMUEL, lui glissant le chèque sur la table, tandis qu’elle lui passe le reçu par un mouvement analogue.

Voici l’argent !

MADAME BELLAMY.

Et le reçu !...

Elle tire son porte-monnaie pour y placer le chèque et descend.

SAMUEL, serrant le reçu et après un signe d’intelligence derrière elle, à Nathaniel. Souriant d’un air insinuant en descendant.[43]

Et maintenant que ça vous est égal... là, gentiment... entre nous... n’est-ce pas que vous avez trouvé quelque chose ?...

MADAME BELLAMY, d’un air fin, pliant et serrant son chèque.

Oui !...

SAMUEL et NATHANIEL, vivement.

Ah !...

Ils se rapprochent d’elle et prêtent l’oreille avidement.

MADAME BELLAMY.

J’ai trouvé !... J’ai trouvé le moyen...

Fermant le porte-monnaie.

de rattraper mon argent !... Et c’est tout ce que je voulais !

Samuel et Nathaniel se regardant d’un air consterné, en silence.

NATHANIEL.

Enfoncés !...

Il retombe assis.

SAMUEL, suffoqué d’abord.

Ah ! crrr...

Se remettant et avec admiration.

Eh bien, c’est rudement bien joué !

MADAME BELLAMY.

On fait ce qu’on peut !

Elle le regarde en riant. Samuel la contemple avec satisfaction, en riant comme elle.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Fairfax prie monsieur !...

SAMUEL, gaiement.

J’y vais !...

Relevant Nathaniel.

Allons, Colonel, de l’aplomb. Venez avaler un verre de whisky, pour vous remettre !

À madame Bellamy, lui montrant le Colonel qui gagne la porte de droite, d’un air accablé.

Il est un peu abattu tout de même !

MADAME BELLAMY, riant.

Oui, son attitude est celle de l’abattement !

SAMUEL, sortant derrière le Colonel en regardant madame Bellamy et avec enthousiasme.

Étourdissante !... Voilà une femme comme il m’en faudrait une !

 

 

Scène III

 

MADAME BELLAMY, ROBERT, ELLIOT, qui s’introduit par le fond

 

MADAME BELLAMY, surprise, tendant la main à Elliot.

Ensemble ?

ELLIOT.

Invités par lettre à venir terminer l’affaire...

MADAME BELLAMY.

À l’amiable, je saisi.

ELLIOT.

J’ai eu bien du mal à décider monsieur de Rochemore, qui se refusait absolument...

ROBERT, très triste, serrant la main de madame Bellamy.

Et vous pouvez croire que n’était mon désir de quitter New-York ce soir même...

MADAME BELLAMY, vivement.

Ce soir ?

ROBERT, s’asseyant sur le canapé à droite, avec découragement.[44]

Ah ! Dieu, oui... si je le puis !...

MADAME BELLAMY, assise près de la table.

Et pourquoi ce prompt départ ?

ROBERT.

Qu’ai-je de mieux à faire à présent ?

MADAME BELLAMY.

Et qui sait ? – Peut-être... à vous assurer si miss Sarah mérite tant de mépris !

ROBERT, surpris.

Mais, j’en suis sûr !...

MADAME BELLAMY, nettement.

Eh bien, pas moi !

Mouvement de surprise de Robert.

Et je vous cherche depuis ce matin pour vous le dire...

ROBERT, la regardant avec étonnement.

Et c’est vous maintenant qui la défendez ?

MADAME BELLAMY.

Eh ! sans doute ! Je n’ai cessé de l’accuser sans la connaître ! – Je tâche de réparer mon tort !

ROBERT.

Mais enfin, vous étiez là ! – Quelle preuve a-t-elle su me donner quelle ne fût pas du complot ?

MADAME BELLAMY.

Aucune à vous... c’est vrai...

ROBERT, vivement, avec espoir.

Et à vous ?

MADAME BELLAMY.

Ses larmes !

ROBERT, déçu et amèrement.

Ah ! ses larmes ! – Voilà tout ?

MADAME BELLAMY.

Mais enfin, voyons, quel intérêt à compromettre par ce guet-apens un mariage auquel vous étiez résolu ?

ROBERT, vivement.

Mais je ne l’étais pas alors, résolu !... et c’était bien l’heure de me forcer la main !... Et ma lettre d’ailleurs au pouvoir de Fairfax ?...

MADAME BELLAMY.

S’il l’a prise !...

ROBERT, sans l’écouter.

Eh ! mon Dieu !... ne tentez donc pas une justification impossible... Tout ce que vous pourriez dire... j’ai passé la nuit à me le répéter, sans me convaincre !... Mon cœur a plaidé son innocence avec plus de chaleur qu’elle ne le ferait elle-même !... Eh bien, non... je la vois, je la devine leur complice!... Et Dieu sait pourtant tout ce que je donnerais pour la trouver seulement un peu moins coupable que je ne le pense !

MADAME BELLAMY, à Elliot.

Ah ! les amoureux !... toujours dans l’excès ! – Enfin, laissons faire, et n’en parlons plus !

ROBERT.

Ah ! oui ! n’en parlons plus !

ELLIOT.

Et pensons à ce qu’on nous veut.

MADAME BELLAMY, debout.

De l’argent !... c’est clair !...

ROBERT, debout.

Eh bien, c’est convenu : je payerai !...

Ils descendent.

MADAME BELLAMY.

Comme ça ?

ROBERT.

Je l’ai dit !

MADAME BELLAMY.

Très gentilhomme !... mais insensé !

ROBERT.

Pourtant !...

MADAME BELLAMY, vivement.

Ah ! je vous en prie, à mon tour ! – Voulez-vous me confier cette affaire-là et me laisser plaider, discuter pour vous ?

ROBERT.

De grand cœur !... Ce marché me révolte assez !

MADAME BELLAMY.

Pas trop de révolte non plus ; – hurlons avec les loups, et chiffrons avec les chiffreurs !... La matière est délicate... Me promettez-vous, quoi que je dise ou fasse, de ne pas broncher ?

ROBERT.

C’est dit !...

MADAME BELLAMY.

Bon !... – Autre chose !... L’entrevue ayant un caractère absolument amical... avez-vous un revolver ?

ROBERT.

Non !... à quoi bon ?

MADAME BELLAMY.

Vous venez parler affaires et vous n’avez pas de revolver ?

ROBERT.

J’ignorais !...

MADAME BELLAMY.

Mais malheureux... mais ici... on ne fait rien sans ça !...

À Elliot.

Vous avez le vôtre ?...

ELLIOT, tirant son revolver.

Toujours !... Un journaliste !...

MADAME BELLAMY, à Robert, lui passant l’arme.

Prenez-moi ça ; et au premier geste suspect de Fairfax !...

ROBERT.

Vous croyez qu’il oserait ?...

MADAME BELLAMY.

Non !... il n’aurait garde !...

ROBERT.

Un assassinat ?...

MADAME BELLAMY.

Est-ce qu’il y a encore des assassinats ici ?... Quelle routine !... Il n’y a plus que des blessures données dans un moment de vivacité, et entraînant la mort, par inadvertance !... ou encore : accès de folie momentané !... Ça se plaide et ça se gagne !... Mais l’assassinat, vieux mot et vieille idée du vieux temps... où la victime était plus intéressante que le criminel !... Nous avons retourné tout ça !

ROBERT.

Mais, enfin, la justice ?

MADAME BELLAMY, riant.

Ah ! Dieu ! la justice Américaine !... Mais, innocent que vous êtes, que Fairfax vous crève un œil... il n’a qu’à payer caution, pour se promener tranquillement sous vos fenêtres, en attendant l’heure de gagner l’État voisin, en pleine impunité !... Que s’il daigne se laisser prendre, ses amis ne manqueront pas de transformer l’affaire en question politique ; la presse dira qu’il châtiait en vous l’immoralité Française, corrompant les vertus de la jeune République !... Et dans ce pays, où toute la magistrature, du haut en bas, dépend de l’élection, le coroner fera son enquête en vue de ses électeurs... le juge dirigera les débats en vue des siens... et votre propre avocat n’y verra que l’occasion de poser sa prochaine candidature au Congrès !... Et enfin... quand, à la faveur de témoins soudoyés, devant un jury préparé sous main, votre homme sera mis hors de cause, blanc comme neige... vous n’aurez travaillé en somme qu’au succès politique de tous ces gens-là... et de votre coquin, surtout... qui n’aura plus qu’à vous crever l’autre œil, pour être élu tout ce qu’il voudra !

ROBERT, à Elliot.

Est-ce possible ?

ELLIOT.

Eh ! non... La loi protectrice !...

MADAME BELLAMY, l’interrompant.

Enfin, vos gendarmes, voyons vos gendarmes ?

ELLIOT.

Mais à quoi bon ?... voilà de mes Français qui ne savent jamais que s’abriter sous l’aile d’une autorité quelconque ! Ici, on va sans lisières... on fait ses affaires tout seul... on se protège soi-même... et l’on n’a pas besoin, pour respirer, de demander à son gouvernement la permission d’ouvrir la bouche...

ROBERT.

Mais vos policemen ?

MADAME BELLAMY.

Ah ! bien, parlons-en !... Il est président d’une société de vigilance dont le but est de protéger les citoyens contre la police de New-York !... Je crois qu’après ça !...

ELLIOT.

Les voici !...

 

 

Scène IV

 

MADAME BELLAMY, ROBERT, ELLIOT, SAMUEL, FAIRFAX, avec un dossier

 

SAMUEL, à Robert.

Oh ! cher monsieur, ravi !... Bonjour, Elliot ! – Prenez donc la peine de vous asseoir !

Robert salue froidement. Samuel poursuit en souriant, et se frottant les mains.

Eh bien, nous allons donc régler tout ça, en douceur ?... J’ose dire, en famille ?...

La scène est ainsi disposée : la table au milieu, en avant ; Fairfax au delà, de face, et étalant son dossier sur la table ; Samuel à gauche ; madame Bellamy à droite ; Robert, au canapé, et Elliot derrière lui.

FAIRFAX, avant de s’asseoir.

Avant tout... monsieur le Marquis persiste-t-il dans sa résolution de ne pas épouser ?...

MADAME BELLAMY, avant que Robert ait pu répondre.

Il persiste !...

Robert s’assied sur le canapé, indifférent à ce qui suit.

SAMUEL, avec bonhomie.

Eh bien !... Eh bien ! nous n’insistons pas, mon Dieu !... on a ses petites idées, n’est-ce pas ?...

FAIRFAX.

Sans doute !... Il ne reste plus qu’à fixer...

SAMUEL, de même.

À l’amiable...

FAIRFAX.

À l’amiable... la somme que monsieur le Marquis voudra bien verser à miss Sarah, à titre de dédommagement...

SAMUEL, de même ; il s’assied à gauche dans le fauteuil.

C’est ça !...

MADAME BELLAMY, prenant la chaise destinée à Robert, à droite de la table.

Néanmoins !... avant de fixer le chiffre, il faudrait peut-être commencer par établir le droit !...

SAMUEL, se relevant.

Mistress Bellamy, je vous ferai remarquer que c’est à monsieur...

MADAME BELLAMY.

Pardon ! – monsieur m’a prise pour avocat !... c’est moi qui parle !...

SAMUEL, déconcerté.

Ah !...

Il se rassied. Elliot et Fairfax en font autant.

MADAME BELLAMY, s’asseyant.

Donc, je le répète : fixons le droit d’abord !...

FAIRFAX.

Mais il n’est pas douteux !...

SAMUEL.

Monsieur l’a reconnu : « La note, et je paye ! »

MADAME BELLAMY.

Eh bien, justement !... voyons la note !... Et si elle est exacte, nous payerons !

SAMUEL, se retournant à demi et s’adressant à Robert.

Mais monsieur...

MADAME BELLAMY.

Mais monsieur n’a rien à dire ! – Je vous répète que c’est moi qui parle !...

SAMUEL, vexé.

Je le vois bien !...

Se rasseyant, à lui-même.

Étonnante, cette femme !...

FAIRFAX.

Voici la note !... Il est constant, n’est-ce pas, que monsieur le Marquis nous ayant rencontrée sur le bateau, nous a offert le bras ?...

MADAME BELLAMY, vivement.

Pardon !... c’est vous qui nous l’avez pris !...

Samuel échange avec Fairfax un sourire de pitié pour cette mauvaise chicane.

FAIRFAX.

Soit ! Et qu’il s’est... dès lors, établi, entre nous et lui, des rapports d’une galanterie avouée ?...

MADAME BELLAMY.

Eh bien ?

SAMUEL.

Eh bien ?

MADAME BELLAMY.

Eh bien, tout ça, déjà... c’est gratis, n’est-ce pas ?

SAMUEL, debout.

Gratis ?...

FAIRFAX, cherchant à le calmer et à le faire asseoir.

Sam !

SAMUEL.

Gratis ?... les sourires de ma nièce... l’amabilité d’une Tapplebot !... Gratis !... une valeur de ma maison !... mais ça n’a pas de prix !...

MADAME BELLAMY, froidement.

Aucun prix, c’est ce que je dis... c’est de la flirtation !... Or, on flirte ici, partout, dans la rue, dans l’omnibus, sur les ponts, et personne ne paye pour ça ?...

SAMUEL, tourné vers Robert.

Mais !...

MADAME BELLAMY, de même.

Mais monsieur ne répondra pas !... Que si vous regrettez en tant qu’Américain, cette dépense de force improductive... que votre Congrès nous fasse une loi établissant que désormais toute faveur de demoiselle aura sa faveur pécuniaire !... Tant pour lui pincer la taille !... Tant pour lui mordre le bout de l’oreille !... Et affichez le tarif dans les gares !... Au moins l’étranger qui débarque saura tout de suite à quoi s’en tenir... et que c’est tant à la course, et tant à l’heure !

SAMUEL, frappé.

Mais il y a une idée, là !...

MADAME BELLAMY.

Eh bien, je vous en fais cadeau !... Mais, en attendant gratis ! s’il vous plaît ! c’est de droit commun... – Nous ne devons rien... nous ne payons rien !... Biffons cet article-là !

SAMUEL, à lui-même, se rasseyant.

Extraordinaire, cette femme !

FAIRFAX.

Soit encore ! – Aussi bien, l’important n’est pas là.

SAMUEL, vivement, rapprochant son fauteuil de la table.

Il n’est pas là !...

FAIRFAX.

Mais si nous vous passons la simple flirtation, à titre de don volontaire... c’est autre chose quand elle tourne au scandale !...

MADAME BELLAMY.

Au scandale ?

FAIRFAX.

Or, jeudi soir, devant témoins, vous nous enlevâtes !

MADAME BELLAMY, se récriant.

Mais c’est vous qui nous enlevâtes !

SAMUEL et FAIRFAX, protestant.

Oh !

MADAME BELLAMY, prenant Elliot à témoin.

Elliot ?

ELLIOT, de sa place.

Je le jure.

SAMUEL, agacé.

Enfin, ils se sont enlevés mutuellement, voyons!... l’un portant l’autre !... mais les suites ?

FAIRFAX.

Oui, ces trois jours à Saratoga ?

SAMUEL.

Dans une intimité !...

MADAME BELLAMY.

Étiez-vous consentante ?...

SAMUEL.

Mais !...

MADAME BELLAMY, insistant.

Avons-nous usé de violence ?

SAMUEL.

Je ne dis pas...

MADAME BELLAMY.

Eh bien, alors... convention, accord mutuel, contrat synallagmatique !... Commercialement, qu’avez-vous donné qu’on ne vous ait rendu en équivalent ?

FAIRFAX, sautant debout.

Mais nous n’admettons pas ça !... mais voilà une théorie !...

SAMUEL, de même, debout à la table.

Nous ne concéderons jamais que les bontés de la plaignante soient acquittées par les tendresses du prévenu !...

FAIRFAX, de même.

Au contraire !...

SAMUEL.

Plus monsieur a rendu, plus sa dette est forte !

MADAME BELLAMY.

Mais c’est le renversement de toute idée de négoce !

SAMUEL.

Main il ne s’agit pas de négoce !...

MADAME BELLAMY, debout à la table, tous trois nez à nez.

Et de quoi ? – D’amour ?

Elliot et Robert se lèvent.

SAMUEL, exaspéré.

Mais !...

MADAME BELLAMY, avec une véhémence qui l’étourdit.

Mais quoi ?... Soyons pratiques enfin !... Nous aimons-nous ?... Trafiquons-nous ?

SAMUEL, ahuri, criant.

Oui !

MADAME BELLAMY, de même.

Quoi ?

SAMUEL, de même.

Je ne sais plus !... Elle m’embrouille !... Je suis fou ! quelle femme !

Il retombe assit.

FAIRFAX, cherchant à reprendre pied et tapant sur la table.

Enfin, voyons, nous nous embarquons là dans la métaphysique !... Nous réclamons une indemnité, là, voilà tout !... c’est clair !

SAMUEL, avec force.

C’est ça !

MADAME BELLAMY, de même.

À quel titre ?...

FAIRFAX.

Dommages-intérêts !

MADAME BELLAMY.

Et quel dommage ? – Où est le dommage ? – Voyons le dommage ?

SAMUEL, debout, interpellant Robert.

Mais que monsieur !...

MADAME BELLAMY.

Mais je lui défends de répondre !... à monsieur !... Répondez vous-même !... Qu’avez-vous perdu de votre mise de fonds ?

FAIRFAX, de même.

Notre considération qui est atteinte ! – Vous nous avez compromise, en nous promettant mariage.

MADAME BELLAMY, debout.

Jamais !...

Ils quittent la table.

SAMUEL, descendant.

Oh !

FAIRFAX, descendant.

Monsieur, lui-même, n’a pas dit devant nous ?

MADAME BELLAMY, descendant.

Ah ! mais ce qu’on dit !... Demandez donc à monsieur Tapplebot, pour ses terrains !...

SAMUEL.

Enfin !...

MADAME BELLAMY.

Enfin, avez-vous lettre, écrit, acte quelconque, établissant promesse de mariage ?

SAMUEL.

Non !

MADAME BELLAMY.

Eh bien ! alors ?

SAMUEL, hors de lui.

Juste ciel !... Et ça se passerait comme ça !...

Avec âme.

mon frère Élysée !...

MADAME BELLAMY.

Où ça, Élysée ?

SAMUEL, montrant le plafond.

Là-haut !

MADAME BELLAMY, avec un geste de parfait mépris.

Ah ! bien !...

La porte de Sarah s’ouvre lentement et elle paraît, écoutant ce qui suit.

FAIRFAX.

Nous plaiderons !

MADAME BELLAMY.

À mort !

SAMUEL.

Et nous produirons la promesse !...

MADAME BELLAMY.

Montrez-la !... Nous épousons !

 

 

Scène V

 

MADAME BELLAMY, ROBERT, ELLIOT, SAMUEL, FAIRFAX, SARAH

 

SARAH, au delà de la table.

La voici !

Tout le monde se retourne avec surprise ; elle présente le carnet du second acte, ouvert à la page écrite par Robert.

SAMUEL, FAIRFAX, triomphants.

Ah !

MADAME BELLAMY, effarée, à Robert.

Hein ?... Comment ?...

Samuel et Fairfax se serrent les mains avec effusion.

SARAH, descendant.[45]

Monsieur l’avait sans doute oubliée... mais il ne niera pas, je pense, sa signature...

MADAME BELLAMY, à Robert.

Et vous me laissez ?...

ROBERT.

Oh ! je n’y songeais plus !... un carnet de bal !... Mais elle n’oublie pas, elle !... Défendez-la donc toujours !...

SARAH, lisant froidement.

Voici le texte !... « J’adore Sarah Tapplebot, en vue du mariage ! »

SAMUEL, radieux.

« Du mariage ! »

SARAH, à Robert.[46]

C’est écrit, et signé : Marquis de Rochemore... Et encore que ceci soit au crayon, sur une feuille bien légère, il n’en faut pas davantage, en ce pays, pour vous faire condamner deux fois... comme un suborneur sans amour, et comme un gentilhomme sans loyauté...

ROBERT.

Mademoiselle !...

SARAH, déchirant la feuille.

Eh bien ! moi, monsieur, j’acquitte l’un et l’autre !... Voici votre promesse que je vous rends en poussière ! – Je ne lui fais plus l’honneur d’en vouloir !...

MADAME BELLAMY, à elle-même avec joie.

Bien !... ça !...

SAMUEL, effaré.

Sarah !...

SARAH, à Samuel.

Ah ! pardon ! monsieur, mais ceci ne regarde que moi ! C’est assez que votre intervention m’ait valu d’injurieux soupçons : vous trouverez bon que je ne vous suive pas plus longtemps sur l’ignoble terrain où l’on a porté le débat !

Elle remonte pour regagner sa chambre.

ROBERT, s’élançant devant elle.

Oh ! Sarah !... mon pardon !... Et ce que j’écrivais là, comme une promesse... laissez-moi vous le demander à genoux, comme une grâce !

SARAH, avec une émotion croissante.[47]

À vous ?... Allons donc, monsieur ! – Vous m’avez fait la mortelle injure de me croire capable d’une infamie !... et vous avez tué du coup tout mon amour.

ROBERT.

Ah ! Sarah !...

SARAH.

Non ! je ne vous pardonne pas ! – Et je vous défends de m’imposer jamais le supplice de votre présence !...

SAMUEL.

Ma nièce !...

MADAME BELLAMY.

Miss Sarah !...

SARAH, à Samuel.

Mon oncle, vous n’avez plus besoin de retenir monsieur !...

Serrant la main de madame Bellamy et étouffant ses larmes.

Je vous salue, madame.

Elle rentre chez elle.

 

 

Scène VI

 

MADAME BELLAMY, ROBERT, ELLIOT, SAMUEL, FAIRFAX

 

SAMUEL, consterné, ramassant les débris du papier.

Juste Dieu !... une si belle opération !

Silence d’une seconde, pendant laquelle Elliot et madame Bellamy cherchent à entraîner Robert.

ROBERT, sortant de sa stupeur, traversant la scène au fond, et descendant ; à Fairfax qui ramasse les débris avec Samuel.[48]

Vous pensez bien, monsieur, que les choses entre nous n’en resteront pas là !... Tout ceci est votre œuvre !... Et je vous tiens pour un lâche et misérable coquin !...

FAIRFAX.

Monsieur !...

Samuel et Elliot le contiennent.

ELLIOT.

Fairfax !...

ROBERT.

Je suis à vos ordres !...

FAIRFAX, souriant.

Un duel ?... en Amérique ! – Ah ! cher monsieur, nous ne sommes pas si sots que cela !...

ROBERT.

Vous refusez de vous battre ?

FAIRFAX.

Oh ! tout à fait !

ROBERT.

Même si je vous...

Il va le souffleter ; Elliot s’élance et l’arrête.

FAIRFAX, prenant son chapeau, tranquillement.

Faites-le, cher monsieur, faites cela, et nous verrons bien ce qu’il en résultera ! – Mais en attendant...

Il salue madame Bellamy.

Madame !...

Se tournant vers Samuel.

Samuel, si vous avez besoin de moi...

Avec intention.

je suis au salon de lecture...

Il sort par le fond, où on le voit monter l’escalier.

MADAME BELLAMY, vivement, à Robert.

Vous en resterez là, j’espère, avec cet homme ?

ROBERT, hors de lui.[49]

Moi ? – Nous allons bien voir !...

MADAME BELLAMY, voulant le faire sortir par une autre porte que celle du fond.

Au moins une autre porte que celle-ci !...

Elliot ouvre la porte du cabinet au premier plan.

SAMUEL, vivement.

Par là ?... pas d’issue !...

ROBERT.

Allons donc ! – Que j’aie l’air de le fuir quand je le cherche !

Il s’élance par le fond et monte vivement l’escalier.

MADAME BELLAMY, à Elliot.

Ne le quittons pas, et empêchons un malheur !

SAMUEL.

C’est ça ! Tâchez...

MADAME BELLAMY.

Oh ! vous ! au diable !... avec tous les Tapplebot !...

Elle sort par le fond, ainsi qu’Elliot et ils suivent Robert.

SAMUEL, seul.

Quelle femme !... Elle est sublime !

À Tog, qui referme la porte vitrée.

Ne réveillez pas le Colonel, il est déjà malade... et pour peu qu’il y ait bataille, avec ça !...

Il observe le fond par le vitrage.

 

 

Scène VII

 

SAMUEL, SARAH

 

SARAH, sortant de chez elle et s’assurant que Robert n’est plus là.

Il est partit... enfin !

SAMUEL, de l’antichambre, vivement, lui faisant signe de rentrer chez elle.

Sarah !... restez chez vous !...

SARAH.

Pourquoi ?...

SAMUEL.[50]

Méfiez-vous du fond... N’avancez pas !... Restez comme moi dans l’embrasure de la porte !

SARAH.

Mais pourquoi ?...

SAMUEL.

On ne sait pas !... si ça finit par du revolver...

Deux coups de fou coup sur coup. – Avec satisfaction.

Pif ! paf ! – Ça y est !

SARAH, inquiète.

On se bat ?...

SAMUEL.

Eh ! Oui, Fairfax et le Français !...

On voit au fond Robert descendre l’escalier à reculons, avec précaution, le revolver au poing et se garant le plus possible.

SARAH.

Robert ?

SAMUEL.

Robert-le-Diable !... à cause de vous !...

SARAH, effrayée.

Il se bat pour moi !...

SAMUEL, apercevant Robert sur l’escalier.

Les voilà !... Ne restez pas là, Sarah !... Rentrez chez vous !...

À lui-même.

Très intéressant ce combat !... Je vais chercher ma lorgnette !...

Il sort vivement par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

SARAH, ROBERT

 

SARAH, seule, dans le plus grand trouble.

Oh ! j’aurais dû le prévoir, ce duel... Mais il est encore temps et !...

Coup de feu.

Ah !...

Elle s’arrête ; au même instant, Robert pousse un battant vitré de la porte de l’antichambre où il se réfugie vivement, puis de là, l’œil fixé sur l’escalier, il entre à reculons sur la scène, et se met à l’abri contre le montant de l’arcade à droite, sans voir Sarah. Avec joie.

C’est lui !...

ROBERT, très fiévreux, le doigt sur la détente et se retournent à demi.[51]

Ah ! pardon, miss Sarah !... je ne vous savais pas là !

Fausse sortie.

SARAH, vivement.

Qu’importe ?

ROBERT, de même, l’œil tourné vers l’escalier.

Je vous prie de m’excuser... Fairfax s’est mis en embuscade, là-haut, dans l’escalier... il a tiré ; j’ai riposté !... et comme J’étais à découvert, je me suis réfugié ici... sans penser... Mais je vous demande pardon !... et je vais !...

Il va pour sortir.

SARAH, voulant le retenir.

Où allez-vous ? – Il est encore là, embusqué à la même place !

ROBERT, même jeu pour sortir.

Nous verrons bien !

SARAH, même jeu pour l’arrêter, et fermant la porte vitrée.[52]

Mais ne sortez donc pas, monsieur, c’est de la folie !...

ROBERT, effrayé ; il s’élance vers elle et l’entraîne sur le devant de la scène, à gauche.

Et ne restez donc pas vous-même, malheureuse enfant !... s’il tirait !...

Au même instant, on voit en haut de l’escalier Fairfax qui traverse le palier de droite à gauche, et se cache derrière les plantes, le revolver au poing, sans que Sarah ni Robert l’aperçoivent.

SARAH, effrayée, saisissant la main de Robert.

Vous êtes blessé !...

ROBERT, voulant la retirer.

Non !

SARAH, la gardant malgré lui.

Et ça, qu’est-ce que c’est ?...

ROBERT.

C’est vrai !... une égratignure... Je ne l’ai même pas sentie !

SARAH.

Mais cela saigne... Attendez !

Elle tire son mouchoir.

ROBERT, voulant l’empêcher.

Non... ce sang !...

SARAH, le retenant, et, malgré lui, enveloppant la main avec son mouchoir.

Allons, voyons !... Les femmes de mon pays ne sont pas des petites maîtresses !

Moment de silence, où leurs regards se croisent et leurs mains se séparent.

ROBERT, ému.

Merci !... Ce n’est rien !... et maintenant !...

SARAH, avec joie.

Ah ! oui, maintenant, c’est bien heureux ! Puisque vous êtes blessé, le duel est fini !

Elle remonte pour avertir au fond.

ROBERT.

Fini ?

Mouvement de Sarah qui se retourne.

Allons donc !... est-ce que je me bats comme ça ?

SARAH, effrayée.[53]

Comment ?

ROBERT.

Ce misérable qui s’est jeté entre vous et moi !... Mais je le tuerai, ou il me tuera !

SARAH, effrayée, remontant pour lui barrer de passage.

Arrêtez !...

ROBERT, résolu.

Ah ! mais, pardon !... j’ai l’air de me cacher dans la chambre d’une femme !... et si vous me refusez le passage de bon gré !... je vais me l’ouvrir de force !

SARAH, effrayée.

Vous ne ferez pas cela !...

ROBERT, l’écartant et poussant la porte du fond.

Pardon !... Je le fais !...

SARAH, le retenant par une main.

Robert !

ROBERT, apercevant Fairfax qui se lève.

Ah !... le voilà, et...

Fairfax tire du fond sur Robert, le manque et brise la glace à droite. Il disparaît aussitôt par la gauche.

SARAH, épouvantée, se jetant dans les bras de Robert et poussant un cri d’effroi.

Ah !... Tu n’as rien ?...

ROBERT.

Non !...

SARAH, pendue à son cou,
et le couvrant de son corps en le ramenant en scène.

Rien ? bien sûr ?... Rien ! non !... Ah ! quel bonheur !... mais tu vois bien !... Ne sors pas ! Je ne veux pas !... Je te le défends !...

ROBERT, voulant se dégager.

Sarah !

SARAH, de même.

Ah ! je t’aime !... reste donc là dans mes bras, puisque je t’aime !

ROBERT, voulant se dégager.

Mais il est capable de tirer sur toi !...

SARAH, se cramponnant à lui.

Qu’il le fasse !...

Fairfax reparaît sur l’escalier qu’il descend, en se courbant pour n’être pas vu.

ROBERT, la prenant dans ses bras et l’entraînant vers sa chambre.

Mais viens donc, malheureuse !...

SARAH, se cramponnant pour rester.

Non ! Robert, mon amour ! je t’en supplie ! Je ne veux pas ! je ne veux pas !

ROBERT, l’entraînant malgré elle.

Et moi, je veux !...

Ils disparaissent dans cette chambre.

SARAH, dehors, luttant encore.

Non ! non ! Ah ! Dieu !...

Au moment même où ils disparaissent Fairfax rouvre la porte vitrée, en rasant vivement le mur, et descend à l’extrême gauche, le revolver en arrêt ; là, il trouve la porte du cabinet du premier plan entr’ouverte, l’ouvre, et toujours l’œil fixé du côté de Robert, s’y jette, tenant la porte entrebâillée, et prêt à tirer sur Robert dès qu’il sortira de la chambre de Sarah. Derrière lui, sur l’escalier, ont paru les gens de l’hôtel, en curieux. Des domestiques, des voyageurs, des dames, les lecteurs du cabinet de lecture avec leurs journaux. Samuel avec une lorgnette : madame Bellamy, venue de la gauche du palier, entre derrière Fairfax, sur ses pas, sans être vue de lui, s’abritant derrière l’arcade, au moment où il se retourne pour entrer dans le cabinet ; dès qu’il y est, elle suit le même chemin que lui, rasant rapidement le mur ; tous les curieux descendent d’un pas ; arrivée près de la porte du cabinet que Fairfax tient entr’ouverte, elle saute lestement sur cette porte, la pousse, la ferme, tourne la clef, et le fait prisonnier dans le cabinet, aux applaudissements de tous les curieux, qui envahissent la vestibule et paraissent à toutes les portes, regardant avec précaution.

MADAME BELLAMY, tournant la clé.

Eh !... Allons donc !

 

 

Scène IX

 

MADAME BELLAMY, ROBERT, SARAH, SAMUEL, NATHANIEL, BELLE, BETSEY, FRANCIS, ANGELA, ELLIOT, FAIRFAX, dans le cabinet

 

Robert sort vivement de la chambre de Sarah. Au même moment, tons les autres paraissent, et avec précaution, à toutes les portes : Francis et Betsey par le fond ; Samuel et Nathaniel par où ils sont sortis ; Elliot par la gauche : Sarah, Belle et Angela par la droite.

MADAME BELLAMY, à tous.

Entrez !... Entrez !... la bête est prise !

ROBERT.

Comment ?

MADAME BELLAMY.

Là.

ROBERT, persistant.

Mais, permettez !...

ELLIOT, le retenant.

Attendez donc.

MADAME BELLAMY.[54]

Oui ! calmez-le !

S’adressant à Fairfax, à travers la porte.

Maître Fairfax, renoncez-vous à continuer le combat ?

FAIRFAX, dans le cabinet.

Oui !

Mouvement général de satisfaction.

MADAME BELLAMY, mettant la clef dans la serrure.

Voici la clef... C’est dit ?

FAIRFAX.

C’est juré !

MADAME BELLAMY, ouvrant la porte.

À présent, cher monsieur !

ROBERT, à Fairfax qui sort du cabinet.

Monsieur, ceci n’est point de mon fait, et je suis toujours à vos ordres !...

FAIRFAX, remettant son revolver à Elliot.

Monsieur, je ne fais aucune difficulté d’avouer mes torts, et de vous prier de les oublier !

ROBERT.

D’autant plus volontiers, qu’ils sont tout réparés, et...

Montrant Sarah.

qu’avec la permission de miss Sarah, j’ai l’honneur de demander sa main à monsieur Tapplebot !

SAMUEL, serrant Sarah sur son cœur.

Oh ! chers enfants !...

Avec émotion.

Vous ne pouvez me reprocher que de l’avoir désiré trop vivement !...

FRANCIS, donnant le bras à Betsey et serrant la main de Robert.

Bravo ! confrère !

MADAME BELLAMY.

Rapatriés ?

FRANCIS.

Que voulez-vous !... Elle est si bonne musicienne !

Il remonte avec Betsey.

BELLE, avec Elliot,
au-dessus du Colonel, qui s’est assis très abattu, sur le canapé.

Dieu ! qu’il est laid !...

À Elliot.

Oh ! Lance, je redivorce ! Reépousez-moi !

ELLIOT, accoudé avec elle sur le dossier du canapé.

Oh ! non, ma chère ; c’est bien plus drôle comme çà !...

Pendant ce temps, Samuel, de la droite, par-dessus la table, n’a pas perdu de vue madame Bellamy, lui souriant tendrement ; il descend lentement vers elle ; madame Bellamy le voit venir et se met sur la défensive.

SAMUEL, seul à l’avant-scène, avec elle, à demi-voix, et avec un sourire timide.

Puisque tout le monde, n’est-ce pas ?... Si... si mistress Bellamy voulait de moi pour mari ?...

MADAME BELLAMY.

Pour mari ! – Oh ! non !

SAMUEL, déçu.

Non ?

MADAME BELLAMY.

Oh ! non ! voyons !... Une non-valeur !

SAMUEL, avec un soupir de regret.

Sublime... cette femme-là !

Musique et vivats dans la coulisse : « vive Tapplebot ! »

 

 

Scène X

 

MADAME BELLAMY, ROBERT, SARAH, SAMUEL, NATHANIEL, BELLE, BETSEY, FRANCIS, ANGELA, ELLIOT, FAIRFAX, JYP

 

JYP, agitant son chapeau.

Victoire !...

SAMUEL, radieux.

L’élection ?...

JYP.

Enlevée !...

SAMUEL, triomphant.

Ah ! que j’aille les remercier !...

Il va pour [...] les applaudissements redoublent au dehors.

JYP.

Inutile !... Ulysse s’en charge !...

SAMUEL, attendri.

Brave garçon, pour son père !

JYP, tranquillement.

Non !... pour lui !

SAMUEL.

Hein ?...

JYP.

Il a si bien parlé hier au soir, qu’avec un petit changement d’affiches...

SAMUEL, se récriant.

C’est lui qui est élu ?

JYP.

À vos frais !

SAMUEL.

Égorgé !... Ah ! le gr...

Avec admiration.

Ah ! le gaillard ! c’est vraiment bien remarquable ! – Est-ce assez remarquable !... hein ?... M’a-t-il enfoncé !

Ulysse paraît au fond. Tout le monde l’acclame ; Samuel, le premier, court l’embrasser.

MADAME BELLAMY, à Robert et Sarah, seuls tous trois à l’avant-scène.

Allons, nous trois maintenant... je crois que ce que nous avons de mieux à faire...

ROBERT.

C’est de partir !... avec ma femme !

SARAH.

Ah ! oui !... allons...

Avec intention.

chez nous !...

MADAME BELLAMY.

Et décidément, vivent les voyages !... pour nous faire aimer notre pays !...

 


[1] Francis, Elliot au fond, madame Bellamy assise, Robert.

[2] Francis, Mme Bellamy, Robert, Elliot.

[3] Robert, Mme Bellamy, Elliot, Francis, tous groupés et assis à droite.

[4] Fairfax, Jyp, Nathaniel à l’extrême gauche, Robert, Mme Bellamy, Elliot à droite, Francis debout, derrière le divan, où est assise Mme Bellamy.

[5] Nathaniel, Belle, Elliot.

[6] Francis debout, Mme Bellamy assise sur le divan de face, Robert près d’elle, Elliot au fond avec Fairfax, Nathaniel, Jyp à gauche, les misses au fond, à droite.

[7] Mme Bellamy, Robert, Sarah, Angela, Betsey, Francis.

[8] Francis, Mme Bellamy assise et tenant un journal, Belle, Robert, Sarah sur le divan, Angela sur une chaise, Betsey de même. Au fond, Elliot, Jyp, Nathaniel, Fairfax diversement groupés et lisant les journaux.

[9] Robert, Sarah, Francis.

[10] Robert, Mme Bellamy, Francis.

[11] Robert, Francis, Mme Bellamy, Jedediah, la dame, le monsieur.

[12] Francis, Elliot, Sarah, Mme Bellamy, Robert.

[13] Jyp, Fairfax au-dessus de la table, Samuel.

[14] Samuel, Ulysse, Angela, Belle, Betsey.

[15] Sarah, Samuel.

[16] Nathaniel, Samuel.

[17] Le colonel, Mme Bellamy, Samuel.

[18] Samuel, Nathaniel au-dessus de la table, Mme Bellamy assise.

[19] Robert, Francis, Mme Bellamy, Elliot.

[20] Robert, Francis, Elliot, Mme Bellamy.

[21] Robert, Lucrezia, Sarah.

[22] Elliot, Robert.

[23] Robert, Sarah.

[24] Sarah, Robert.

[25] Sarah, Robert, Fairfax.

[26] Samuel, Ulysse.

[27] Belle, Angela, Mme Bellamy, Samuel, Ulysse, Elliot, Jedediah et Jyp au deuxième plan.

[28] Samuel, Mme Bellamy, seuls à l’avant-scène, tous les autres à la véranda.

[29] Robert, Francis au-dessus, Mme Bellamy.

[30] Francis, Mme Bellamy, Robert.

[31] Fairfax, Francis, Mme Bellamy, Robert.

[32] Sarah, Angela, Belle.

[33] Sarah, Robert.

[34] Robert, Sarah.

[35] Sarah, Robert.

[36] Robert, Sarah.

[37] Sarah, Robert.

[38] Fairfax, Sarah, Robert, Samuel, les trois autres au fond, à droite.

[39] Sarah, Robert, Fairfax, Samuel, Mme Bellamy, Elliot, Jedediah.

[40] Samuel, Nathaniel.

[41] Mme Bellamy, Samuel, Nathaniel.

[42] Mme Bellamy, Samuel, Nathaniel.

[43] Samuel, Mme Bellamy, Nathaniel.

[44] Elliot, Mme Bellamy, Robert.

[45] Fairfax, Samuel, Sarah, Mme Bellamy, Robert, Elliot.

[46] Fairfax, Samuel, Sarah, Robert, Mme Bellamy un peu plus haut, Elliot.

[47] Fairfax, Samuel, Sarah plus haut, Mme Bellamy au fond, Robert près de la porte et Elliot.

[48] Robert, Mme Bellamy au fond, Elliot, Fairfax, Samuel.

[49] Elliot, Robert, Mme Bellamy, Samuel.

[50] Samuel, Sarah.

[51] Robert, Sarah.

[52] Sarah, Robert.

[53] Robert, Sarah.

[54] Fairfax, Mme Bellamy, Elliot, Robert, Samuel, etc.

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