Le Pavé (George SAND)
Nouvelle dialoguée.
Personnages
M. DURAND
LOUISE, sa servante
JEAN COQUERET, son valet
UN VOISIN de campagne
La scène est dans une maison de campagne. Intérieur d’un cabinet de travail. Rayons chargés de minéraux, de fioles, de livres et de divers instruments à l’usage d’un amateur naturaliste. Bureau encombré, fauteuil de cuir ; porte au fond donnant de plain-pied sur un jardin ; porte à droite conduisant à une chambre à coucher ; fenêtre à gauche. Un fusil de chasse et un carnier à la muraille.
AVANT-PROPOS
Certaines situations de la vie intime ou certaines émotions individuelles sont plus aisément retracées par le dialogue que par le récit, et, sans songer à sortir du cadre du roman, nous avons quelquefois senti le besoin de leur donner la forme d’une conversation entre un petit nombre de personnages. Ces essais ne méritent ni le titre de proverbes, qui semble indiquer la mise en action d’une idée générale, ni celui de saynètes, qui promet une action particulière assez vive et spécialement dramatique. Nous nous contenterons donc de celui de nouvelles dialoguées, qui doit bien faire comprendre que ceci n’a jamais été destiné au théâtre.
Pourtant ces dialogues ont été récités sur la scène, mais entre amis, et devant un public d’amis intimes, fort restreint par conséquent, et il s’est produit là quelque chose d’intéressant. Convaincu que tout sujet est bon quand il est honnête et bien compris, nous nous plaisions à demander d’avance aux acteurs la donnée du dialogue qu’ils voulaient dire, et, sur cette donnée, la plus simple étant toujours, selon nous, la meilleure, nous leur indiquions dans un canevas détaillé les raisonnements et les contradictions, les volontés et les imprévus, les efforts et les spontanéités que leurs sentiments et leurs caractères nous semblaient devoir comporter. C’était un travail d’analyse qui leur plaisait, et, comme ils étaient libres de développer nos indications, nous les avons vus souvent composer leur rôle avec une rare intelligence, et trouver dans la liberté de leur étude, et même dans la chaleur de l’improvisation, les accents d’une vérité très frappante, ou les aperçus d’une appréciation très ingénieuse.
Nous avons pensé souvent à récrire ces dialogues, non pas tels que nous les avons entendus sur le théâtre de Nohant (Verba volant), mais sous l’impression qui nous en est restée, et de les publier en recueil pour les loisirs des réunions d’amateurs à la campagne.
Nous disons campagne avec intention. Ces petits essais conviendraient moins aux salons de Paris, où il faut de l’esprit et point du tout de naïveté, de l’art un peu factice comme les rapports superficiels que le monde exige et très peu d’étude des passions. À la campagne, on devient tôt ou tard plus sérieux et plus simple. Ce n’est pas mal, comme disent les bonnes gens.
Nohant, 26 juillet 1861.
Scène première
LE VOISIN, parlant à la cantonade
Au fond.
Bien, bien, Rosalie ! Je me reposerai, j’attendrai un peu, et, s’il ne revient pas, ma foi, je m’en irai.
Il entre.
Ce diable d’homme ! il me tarde de savoir s’il a fait la démarche. Ma sœur m’écrit qu’elle ne l’a pas vu ; mais la lettre est du 25, nous voici au 30... et, puisqu’il a dit ici qu’il reviendrait au bout de huit jours... Voilà les huit jours écoulés. Sans doute il s’est décidé à se présenter à sa future. Dès lors, il a quelque affaire à régler chez lui, sa maison à mettre en ordre... Pourvu que les fantaisies, les manies de la science ne l’y retiennent pas trop longtemps !... Mais je suis là pour le réveiller, moi ! Ah ! c’est lui.
Scène II
DURAND, LE VOISIN
LE VOISIN.
Que diantre apportez-vous là ? Un pavé ? Ah ! oui, la minéralogie, la géologie... Allons, bonjour, ami Durand !
DURAND, posant son pavé sur la table. Il est en costume de voyageur à pied.
Ah ! voisin, je suis content de vous voir ! Ouf ! bouf ! quelle charge ! Ça va bien chez vous ?... Et ici ? avez vous vu mon monde ici ? Moi, je n’ai encore vu que ma cuisinière... et je ne sais pas...
LE VOISIN.
Je peux vous en dire autant. Je n’ai vu qu’elle ; mais je sais que vos autres serviteurs se portent bien.
DURAND, à part.
Pourquoi donc Louise n’est-elle pas ici quand j’arrive ?
LE VOISIN.
Vous paraissez tout préoccupé : que cherchez-vous ?
DURAND.
Rien. Si fait !... mon manteau de voyage. Je le tenais tout à l’heure.
LE VOISIN.
Vous l’avez sur les épaules ; ce qui est fort étrange par la chaleur qu’il fait.
DURAND.
Ah ! tiens ! c’est singulier !
LE VOISIN.
Vous êtes toujours distrait ? Fi ! c’est devenu vulgaire. Si j’étais savant, moi, je voudrais me distinguer par une tenue excellente et une continuelle présence d’esprit, afin de montrer aux gens que j’ai la tête assez forte pour porter mon savoir.
DURAND.
C’est ce que Louise me dit. Grâce à ses remontrances, je me tiens fort propre, comme vous voyez ; mais il m’est impossible de ne pas égarer ou perdre mes effets. Voyons, cette fois, je suis bien sûr de n’avoir rien oublié en route ; tout était dans mon sac. Permettez que je m’en débarrasse. Ils m’ont mis des courroies neuves qui me coupent les épaules. J’ai été obligé deux ou trois fois de l’ôter pour le porter à la main.
Il cherche à se débarrasser du sac qu’il n’a pas.
LE VOISIN, riant.
Qu’est-ce que vous croyez donc avoir sur le dos ?
DURAND, se tâtant.
Je n’ai rien, c’est vrai ! Je vous jure que je croyais sentir les courroies. Il faut qu’elles m’aient blessé aux entournures.
LE VOISIN.
Mais le sac, où est-il ?
DURAND.
Je viens de l’ôter apparemment dans le vestibule. Oui, oui, je me souviens : j’ai dû le mettre au portemanteau.
Il va pour sortir et s’arrête devant une étagère.
Bon ! qu’est-ce que c’est que ça ? La grauwacke schisteuse dans les roches primitives !... Cet imbécile de Coqueret ! Jamais il ne saura remettre en place un échantillon que son stupide plumeau fait tomber ! Ah ! quelle rage d’épousseter ! Il est vrai que Louise veut cela, et qu’il faut bien s’y soumettre. Pourvu que tout ne soit pas bouleversé !
Il examine et range.
LE VOISIN.
Ah çà ! dites donc, ami Durand, pensez un peu moins à vos pierres et faites-moi la grâce de m’écouter. Je suis venu pour vous parler d’autre chose, moi.
DURAND.
Parlez, parlez, mon cher ami, je suis tout à vous... Seulement, attendez... mon marteau ! Ah ! il est resté dans mon sac ; mais je trouverai bien ici...
Il ouvre un tiroir et prend un marteau.
Ah ! ah ! maître Jean Coqueret se sera exercé en mon absence. Voilà un outil ébréché, hors de service !... L’animal !...
Il en prend un autre.
LE VOISIN.
C’est votre faute, vous voulez faire de vos valets des minéralogistes...
DURAND.
Mon cher, celui-là, j’aurais juré qu’il avait des dispositions étonnantes : il a ce que nous appelons familièrement de l’œil, c’est-à-dire qu’il a le sens oculaire admirablement développé ; mais, dès qu’on veut lui mettre un nom exact ou une saine notion dans la cervelle, c’est un idiot !
LE VOISIN.
Eh bien, cela devrait vous faire rire !
DURAND.
Ça me fait rire quand je suis en train de rire! Croiriez-vous qu’il appelle le mica du nouhat et les encrinites des encritoires ?
LE VOISIN.
Et Louise, est-ce qu’elle y mord, à tous vos noms barbares ?
DURAND, avec feu.
Louise ! c’est un phénix d’intelligence, mon cher. Ah ! si je m’étais occupé plus tôt de l’instruire ! Je n’y songeais pas : pourvu qu’elle fût ma ménagère, je croyais qu’elle en saurait toujours assez ; mais ne voilà-t-il pas que tout dernièrement je m’avise de lui dire : « Que ne sais-tu pas un peu de minéralogie ! tu ferais de l’ordre dans mes matériaux, que je n’ai pas trop la patience de ranger, et que ce petit laquais me place de manière à représenter l’image du chaos primitif. » Eh bien, mon cher ami, vous me croirez si vous voulez, en trois mois, Louise, cette petite paysanne qui sait tout au plus lire et écrire proprement, s’est mise à étudier mon Index methodicus, vous savez, l’ouvrage élémentaire que j’ai publié l’année passée, et la voilà qui connaît les roches principales et une bonne partie de leurs modifications aussi bien que vous et moi.
LE VOISIN.
Aussi bien que moi ! merci. Je n’en sais et n’en veux pas savoir le premier mot. Pauvre fille ! cela doit bien l’ennuyer.
DURAND.
L’ennuyer, elle ?... Vous ne savez pas ce que c’est que Louise ! Quel trésor de dévouement, d’abnégation ! Pourvu qu’elle se rende utile, elle est heureuse, n’ayant pas d’autre idée, pas d’autre instinct que le désir de servir et de contenter ceux qu’elle aime.
LE VOISIN.
Vous en parlez avec feu.
DURAND.
Eh bien, pourquoi donc pas ? Y entendez-vous malice ?
LE VOISIN.
Non. Je vous connais pour le plus rigide des hommes dans vos principes et dans vos mœurs ; mais je me demande si, l’aimant à ce point, vous ne songez pas à l’épouser.
DURAND, riant.
L’épouser, moi ? Ah ! la bonne idée ! Il n’y a que vous pour avoir des idées pareilles.
LE VOISIN.
À mon tour, je vous dirai : Pourquoi donc pas ? Vous êtes sans préjugés, vous !
DURAND.
Je ne sais pas ce que vous appelez des préjugés ; mais je sais que j’aime cette enfant d’un sentiment trop pur, trop paternel pour jamais songer à imposer mes quarante-cinq ans à sa verte jeunesse. Non, non, diable ! à moi une jeune femme ? Et le ridicule, et l’avenir, et le catarrhe, et le clabaudage, et la corruption inévitable autour des ménages mal assortis ! Est-ce qu’une fille d’Ève, dans une pareille situation, peut sans désespoir rester fidèle à un vieillard ? Non, vous dis-je ! Laissons Thérèse à Jean-Jacques Rousseau. Ces escapades ne sont permises qu’aux hommes de génie, lesquels eux-mêmes ne s’en trouvent pas toujours fort bien.
LE VOISIN.
Puisque vous êtes dans de si sages idées, je vois que je peux vous parler raison. Une femme de trente-deux ans est ce qu’il vous faut. Avez-vous vu ma nièce à la ville ?
DURAND, qui travaille son pavé.
Gryphée arquée ! trigonie gibbeuse...
LE VOISIN.
Qui ? ma nièce ? une griffée, une bossue ! Qu’entendez-vous par là, je vous prie ? Il n’y a ni griffes ni gibbosités dans ma famille !
DURAND.
Eh ! je ne vous parle pas de votre nièce, mon cher ! J’examine ce que contient ce magnifique bloc d’oolithe ; c’est une vraie trouvaille que j’ai ramassée sur la grande route au moment où le cantonnier allait l’employer. Ce sont des pavés de rebut qu’ils brisent pour ferrer la voie. En détruisent-ils, ces malheureux, des échantillons précieux et rares ! Et pourquoi, je vous le demande ? Si tout le monde avait le bon sens de voyager à pied, comme je fais en tout pays et en toute saison...
LE VOISIN.
Vous êtes allé à la ville à pied et vous êtes revenu de même ?
DURAND, examinant son pavé.
Parbleu ! – Dix-sept espèces de débris dans une seule pierre ! Et quand je dis débris, beaucoup de sujets sont dans un état de conservation parfaite ! Voici la térébratule épineuse, la pholadomya fidicula, nerinea hieroglyphica, cidaris coronata...
LE VOISIN.
Et patati, et patata !... Mon ami, vous devenez insupportable, et, puisqu’il n’y a pas moyen de vous arracher une parole qui ait le sens commun... je suis votre serviteur !
Il prend son chapeau.
DURAND.
Non, voisin ! Allons donc, pardonnez-moi ! Un moment de patience... Il y a là quelque chose qui m’intrigue... Est-ce la dent palatale d’un poisson, ou bien... ?
LE VOISIN.
Tenez, vous n’êtes peut-être pas si distrait que vous en avez l’air ! Vous faites la sourde oreille pour ne pas me répondre ; mais je vous dis, moi, qu’il est temps de vous décider. Vous avez laissé faire des démarches, et j’apprends de ma sœur qu’étant allé à la ville pour voir sa fille, vous avez tout simplement oublié de leur rendre visite.
DURAND.
Eh bien, je n’ai rien oublié du tout. Je n’ai pu me résoudre, il est vrai, à faire cette visite embarrassante ; mais j’ai vu votre nièce à la promenade. Je l’ai trouvée fort bien, et, comme le mariage est une chose grave qui demande réflexion, je suis revenu chez moi pour réfléchir un peu.
LE VOISIN.
À quoi diable voulez-vous réfléchir ? Vous savez tout ce qui concerne cette jeune veuve. Elle est de bonne famille, elle n’a pas d’enfants, son âge est assorti au vôtre ; elle est sage, belle, instruite, aimable. Il n’y a qu’une voix sur son compte ; elle est au moins aussi aisée que vous...
DURAND.
Tout cela est vrai, mon voisin. Pourquoi vous enflammez-vous ? Est-ce que je vous contredis ? Je vous dis que je l’ai vue ! C’est une grande blonde, mince, élégante, un peu maigre, par exemple !
LE VOISIN.
Que diable me dites-vous là ?
DURAND.
Oui, oui, elle est un peu maigre... C’est dommage !... Et très blonde... Je l’eusse préférée brune !
LE VOISIN.
Ah çà ! voisin, vous qui parlez du sens oculaire, je vous déclare que vous en êtes tout à fait dépourvu. Élise est petite, brune et d’un aimable embonpoint, comme on disait de mon temps. C’est une autre que vous avez regardée ; c’est son amie, madame de Saintos, que vous avez prise pour elle !
DURAND.
Ah !... Alors, votre nièce est cette brunette qui lui donnait le bras ? Oui, oui, j’ai fait attention aussi à celle-là... Diantre ! elle est jolie !... Un peu trop brune et un peu trop petite... Pourtant j’y penserai, elle le mérite... J’y pense ! Donnez-moi le temps de m’habituer à l’idée d’une petite brune, moi qui, depuis trois jours, ne cessais de méditer sur les particularités physiologiques d’une grande blonde.
LE VOISIN.
Durand, voulez-vous que je vous dise ma façon de penser ? Vous ne vous souciez ni des brunes ni des blondes. Vous n’avez pas la moindre envie de vous marier, et vous vous êtes dépêché de revenir pour n’avoir plus à y songer.
DURAND.
Non ; je suis un homme sincère, et je n’ai fait aucun raisonnement pour me dispenser de prendre un parti. Je suis revenu... ma foi, parce que mes jambes m’ont ramené ici. Que voulez-vous ! l’habitude, le besoin de travailler, l’impossibilité de rester oisif, d’aller dîner en ville, de faire ma cour... Je n’entends rien à tout cela, moi, que diable ! Je n’ai jamais tenu de propos galants à une femme, je crains d’être l’âne qui contrefait le petit chien ; j’ai senti qu’on allait me trouver parfaitement ridicule, et je me suis dit... Non, je ne me suis rien dit. J’ai pris mon sac de voyage, je me suis mis à marcher, et me voilà arrivé sans trop savoir pourquoi ni comment.
LE VOISIN.
Si vous ne le savez pas, je vais vous le dire, moi ! Vous avez le mariage en horreur, et vous préférez rester vieux garçon. Je devais m’attendre à cela de la part d’un original de votre étoffe. Vous m’avez fait faire un pas de clerc en me priant d’écrire à ma sœur...
DURAND.
Ah ! permettez, je ne vous en ai pas prié du tout ; c’est vous qui me l’avez offert en me persuadant que je devais accepter.
LE VOISIN.
Vous n’avez pas dit non !
DURAND.
Je n’ai pas dit oui !
LE VOISIN.
Et, à présent, vous ne dites ni oui ni non ? Eh bien, ma nièce n’est pas faite pour attendre votre bon plaisir, entendez-vous !... Elle ne manque pas de prétendants, elle ne vous connaît pas, et elle ne vous eût donné la préférence que pour me faire plaisir.
DURAND.
Oh ! en ce cas, voisin, c’est pour le mieux ! Je n’ai pas de scrupule à hésiter.
LE VOISIN.
Dispensez-vous d’hésiter davantage ; ma nièce n’est pas pour vous. Je vais lui écrire sur l’heure de se décider pour un autre, en lui demandant pardon de la sotte démarche que mon amitié pour vous m’avait suggérée.
DURAND.
Oh ! si vous vous fâchez...
LE VOISIN.
Eh ! pardieu, oui, je me fâche ! J’en ai le droit.
DURAND.
Non.
LE VOISIN.
Si fait, et je suis bien aise de vous dire, en vous quittant, que vous gâtez à plaisir votre existence avec des billevesées ! Voilà un homme bien heureux et un citoyen bien utile, qui ne se plait qu’à remplir sa maison de pavés de rebut et de coquilles cassées ! Je vous avertis, moi, que vous ferez une sotte fin, que vous deviendrez un pédant ridicule, un cœur sec et frivole, un cerveau romanesque, un fantasque et un Cassandre !...
DURAND, riant.
Diable ! voilà bien des maux à la fois.
LE VOISIN.
Oui, oui, et que vous tomberez dans quelque déplorable folie, car l’homme est fait pour la famille, pour la société, et celui qui ne veut pas vivre comme les autres, celui qui n’a pas le goût des choses raisonnables... Je ne vous disque cela, monsieur Durand, je ne vous dis que cela, et souvenez-vous de ce que je vous dis !
Il sort.
Scène III
DURAND, seul
En voilà, une kyrielle ! Faut-il que j’aie de la patience ! Mais il faut bien endurer quelque chose avec un homme en cheveux blancs, quand on est plus jeune d’une dizaine d’années et qu’on n’en a pas, de cheveux blancs. Ne dirait-on pas que c’est demain matin que je vais devenir cacochyme, que je dois me presser de chercher un bâton de vieillesse ? Eh ! allez vous promener avec vos sermons ! Avant de prendre un parti, il faut bien au moins que je consulte mon monde, mes parents, mon entourage, Louise même, Louise surtout, qui est nécessaire au repos et au bien-être de ma vie. Si elle craignait d’être rudoyée par une maîtresse acariâtre ! Louise s’est dévouée à moi, toujours, en toute chose, jusqu’à mordre à la science pour m’être utile. Quelle autre eût eu ce bon sens et cette générosité ?
Regardant sa collection.
Quand je pense qu’une femme ignorante et taquine pourrait jeter tout cela par la fenêtre et me forcer à m’occuper de ses chiffons, vouloir me mener au bal !... Mais où donc est Louise ? Elle est peut-être malade !... Et ce drôle de Jean Coqueret, pourquoi n’est-il pas là ?
Appelant.
Coqueret !... Coq...
Scène IV
DURAND, COQUERET
COQUERET, portant sur ses épaules le sac de M. Durand.
Voilà, monsieur ! Bonjour donc, monsieur ! Monsieur est revenu ?
DURAND.
Apparemment... Bonjour, mon garçon. Où est Louise ?
COQUERET.
Très bien, monsieur. Et vous-même ?
DURAND.
Je te parle de Louise !
COQUERET.
En vous remerciant, monsieur ! Et vous pareillement ?
DURAND.
Quand tu auras fini tes salamalecs, tu me répondras peut-être. Je te demande où est Louise.
COQUERET, agité.
Monsieur est bien bon. Louise est... Je ne sais pas, monsieur, où elle est, la Louise ; mais je peux bien dire à monsieur qu’elle et moi, on est comme frère et sœur, ni plus ni moins !
DURAND.
Tiens, je l’espère bien !
À part.
Est-ce qu’il y entendrait malice ? Non, il est trop simple.
Haut.
Ah çà ! trouve-moi mon sac, qui doit être quelque part par là.
COQUERET, qui a posé le sac sur la table.
Le v’là, monsieur, je l’ai trouvé !
DURAND.
Je l’avais donc perdu ?
COQUERET.
Oh ! monsieur ne l’avait pas perdu ; il l’avait laissé au bord de la route, sur un tas de pierres. Je m’en revenais du pré, où j’avais été conduire la vache avec Louise.
DURAND.
Alors, Louise est restée dans le pré ? Pourquoi disais-tu que tu ne savais pas où elle était ?
COQUERET.
Moi, j’ai dit ça ?
DURAND.
Oui, tu l’as dit.
COQUERET.
C’est étonnant, cela, monsieur. Je croyais bien avoir dit : « Elle est avec sa vache. »
DURAND.
Et pourquoi s’occupe-t-elle encore des vaches ? Je l’en avais dispensée.
COQUERET.
Oh ! monsieur, elle ne veut pas faire la demoiselle ! Elle aime tant les bêtes !
DURAND.
Enfin pourquoi m’as-tu dit : Je ne sais pas ?
COQUERET.
J’ai cru que monsieur me demandait où était la cuisinière.
DURAND.
Allons, tu seras toujours aussi fou, aussi distrait ! Une vraie tête de linotte !
COQUERET.
Oh ! non, monsieur ! Depuis huit jours que monsieur s’est absenté, je ne suis plus de moitié si bête !
DURAND.
C’est-à-dire que c’est moi qui te rendais bête ?
COQUERET.
Oh ! non, monsieur, toute la faute était à moi ! Mais, depuis que Louise a entrepris mon éducation...
DURAND.
Ah ! Louise a entrepris... ?
COQUERET.
Oui, monsieur. Elle m’a dit comme ça : « Vois-tu Jean, tu impatientes notre maître avec ta bêtise ; faut te forcer l’esprit pour lui complaire, faut apprendre ! Moi, j’ai appris à seule fin de t’enseigner, et je vais t’enseigner bien vite, du temps que monsieur n’y est pas. »
DURAND.
Alors... selon toi, elle ne s’est donné la peine d’apprendre qu’à ton intention ?
COQUERET.
Oui, monsieur, c’est comme je vous le dis.
DURAND, avec dépit.
Elle est, ma foi, bien bonne !
COQUERET.
Oh ! oui, monsieur, elle est diantrement bonne, c’est la vérité !
DURAND, à part. Il prend son marteau et travaille sa pierre avec humeur.
Et moi qui attribuais ce beau zèle à son dévouement pour moi !... Mais c’est pour l’encourager, ce qu’elle lui a dit là... Au fond, elle ne songeait qu’à le rendre moins impatientant pour moi ; c’était encore une manière de me servir. Excellente fille !
Haut.
Voyons, que t’a-t-elle appris, mademoiselle Louise ?
COQUERET.
La Louise ? Elle m’a commencé par le commencement, par les...
DURAND.
Par les granités ?
COQUERET.
Oui, monsieur.
DURAND.
Eh bien, qu’est-ce que le granit ?
COQUERET.
Ce que c’est ? ce que c’est ? C’est ce qu’on place au commencement des livres et au numéro 1 sur les rayons. C’est les montagnes du côté de Saint-Pierre.
DURAND.
Bien ! Après ? Cela se compose de... ?
COQUERET.
Ça se compose de... ça se compose de... trois choses, qui sont le... trois choses qui sont le... le...
Il prend divers échantillons et les montre à Durand.
DURAND.
Allons ! tu ne sais pas les noms, tu ne les apprendras jamais ; mais l’œil et la mémoire du fait y sont toujours. Il faillirait au moins avoir une idée de l’histoire du globe... D’où est sorti le granit, au commencement des choses ?
COQUERET.
Oh ! je sais, monsieur. Ça est sorti de l’eau, ou du l’eu, ou de l’air, c’est comme vous voudrez.
DURAND.
Comment ! c’est comme je voudrai ?
COQUERET.
La Louise m’a dit : « Monsieur n’est pas sûr, mais il aime mieux que ça soit sorti du feu, et ce sera ce que monsieur décidera. »
DURAND, à part.
On dirait qu’à eux deux, ils se sont moqués de moi ! Au fait, je n’ai là-dessus que des hypothèses !
Rêvant en regardant le granit que Coqueret lui a apporté.
Qui résoudra à coup sur le premier des problèmes ? Qui a présidé au spectacle de ces étonnantes formations ? granit ! la plus vulgaire et la plus mystérieuse des pierres ! tu es la clef qui ouvre tout, sauf le point de départ ! Derrière toi, il n’y a de prouvé que la fantaisie de nos systèmes ! Tu es le poème fabuleux
Louise entre.
de nos rêveries, le témoin impénétrable des jours qui ne sont plus, le...
Scène V
DURAND, COQUERET, LOUISE
LOUISE, qui a interrogé Coqueret du regard en entrant, et à qui celui-ci a fait signe que leur maitre était dans les espaces. De la part de Coqueret, cet avertissement n’a rien d’ironique, il est, au contraire, respectueux et admiratif.
Bonjour, monsieur...
DURAND, tressaillant et quittant son pavé.
Ah ! bonjour, ma Louise ! bonjour, ma bonne fille !
Il l’embrasse au front, presque respectueusement.
Es-tu un peu contente de me revoir ?
LOUISE.
Oh ! oui, monsieur, bien contente.
COQUERET, bas, à Louise.
Pourquoi est-ce que tu ne l’embrasses pas, toi ? Embrasse-le donc !
LOUISE, bas.
Non !
DURAND, à Coqueret.
Pourquoi lui parles-tu tout bas ?
À Louise.
Qu’est-ce qu’il te disait ?
LOUISE.
Rien, monsieur, des bêtises !
COQUERET.
Ah ! non, monsieur, c’était pas des bêtises ! Je lui disais d’embrasser monsieur. C’était pour faire plaisir à monsieur ! Vrai !
DURAND, un peu ému.
Non ! elle a raison d’être plus réservée, plus sérieuse dans ses manières, à présent qu’elle est grande.
COQUERET.
C’est donc ça qu’elle ne veuf plus que je l’embrasse, moi ? Mais, avec monsieur, qui est âgé, c’est pas la même chose.
DURAND.
Agé... âgé !...
LOUISE.
Voyons, monsieur, mettez-vous donc à votre aise !
À Coqueret.
Va lui chercher sa veste et ses pantoufles.
Coqueret sort en courant par la porte de droite, qui conduit à la chambre de M. Durand.
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Scène VI
DURAND, LOUISE
LOUISE.
Si vous êtes venu de la ville à pied, vous devez être las !
DURAND.
Las, moi ? Ah çà ! M. Coqueret, ton élève, t’a donc persuadé que je suis bien vieux ?
LOUISE.
Vous n’êtes pas vieux ; mais vous n’êtes plus tout jeune. Et votre vilain rhume que vous ne voulez pas soigner ! Vous avez déjà toussé trois fois depuis trois minutes.
DURAND.
Bah ! qu’est-ce que ça fait ? Avec un petit mal chronique, on vit cinquante ans de plus ! Voyons, qu’as-tu fait de bon en mon absence ? Tu t’es faite l’institutrice de Coqueret, à ce qu’il m’a dit ?
LOUISE.
Ah ! il vous a dit... ?
DURAND.
Que tu l’avais entrepris sur le granit ; mais c’est peine perdue : tu n’en feras jamais rien qu’un âne.
LOUISE.
Pardon, monsieur, je vous en ferai un bon serviteur, car il est doux, courageux, de bonne volonté, et il vous aime. C’est bien quelque chose !
DURAND.
Oui, sans doute, il a de bons instincts ; mais il ne sortira jamais de la vie d’instinct.
LOUISE.
Et quel besoin avez-vous d’un savant pour vous servir ? est-ce que je ne suis pas là pour réparer ses petites gaucheries ?
DURAND.
Oh ! toi, Louise, c’est autre chose ! Tu as une belle mémoire, une docilité admirable. C’est un plaisir de t’enseigner quelque chose. Tu es beaucoup pour moi, ma chère Louise. Tant de soins, d’attentions ! Être servi comme un prince, dorloté comme un enfant, compris par quelqu’un qui s’intéresse à vos travaux, qui se prête à vos innocentes passions... Eh bien, qu’est-ce que tu as ? Tu es triste ?... À quoi penses-tu ?
LOUISE.
À rien, monsieur ; je regardais ce pavé, c’est une belle pièce.
DURAND, vivement.
N’est-ce pas ? Figure-toi qu’il y a là une dent fossile... Je m’imagine qu’il y aura une mâchoire entière, et que ce pourrait bien être le... Mais tu ne m’écoutes pas, tu parais souffrante !
LOUISE.
Non, monsieur.
DURAND, regardant le pavé.
Si c’était ce que je pense... ce serait une rareté... Mais tu es triste, et cela m’ôte la joie du cœur. Tu travailles trop, je parie !
LOUISE.
Moi ? Il me semble, au contraire, que je ne fais rien pour vous payer de vos bontés. Après ce que vous avez fait pour moi, m’élever, m’instruire, me traiter toujours si doucement, avoir recueilli et soigné ma pauvre mère jusqu’à son dernier jour... Ça, voyez-vous, une pauvre femme que tout le monde repoussait et que vous m’avez appris à aimer et à respecter malgré tout le monde... Après une chose comme ça, si je n’avais pas bonne envie de vous servir et de vous soigner quand vous serez comme elle vieux et infirme...
DURAND.
Moi ? Je ne serai jamais infirme. Avec la vie active et sage que je mène...
LOUISE.
Tant mieux ! Mais je voudrais que vous eussiez besoin de moi : vous verriez si je me souviens !
DURAND.
Toi ! tu es un ange, et je suis loin d’avoir fait pour toi ce que j’aurais dû faire. Je t’ai vraiment négligée jusqu’à présent. Je ne voyais pas combien tu es intelligente. Je te traitais comme une paysanne ordinaire. Je te tenais à distance, derrière la porte pour ainsi dire, me persuadant que c’était assez de t’assurer le bien-être matériel, ne devinant pas que ton esprit avait besoin de culture et qu’un jour je pourrais causer avec toi comme avec une amie. Oui, oui, je mérite des reproches. J’ai été absorbé par mes livres, et il n’y a pas plus de deux ou trois mois que j’ai commencé à t’apprécier, à l’écouter, à te regarder !
LOUISE, à part.
Ah ! comme j’ai eu tort de ne pas rester derrière la porte !
DURAND.
Pourquoi rêves-tu quand je te parle ? Ne vois-tu pas que j’ai à cœur de réparer ma négligence ? Ne te dois-je pas cela ? Ne m’as-tu pas fait un bien immense ? Tu m’as ouvert le cœur à l’amitié, à un sentiment plus doux encore, que sans toi je n’aurais jamais connu, le sentiment paternel ! C’est vrai, cela. Vieux piocheur, je me serais desséché, pétrifié avec mes cailloux, n’est-ce pas ? Je serais devenu sombre, hypocondriaque, insupportable ! Ça commençait. J’avais des moments d’humeur, même avec toi. Tu dis que j’ai toujours été bon ! Tu oublies que bien souvent je t’ai traitée de niaise et d’étourdie ; mais ça ne m’arrivera plus, va, je t’en réponds !
LOUISE, à part.
Hélas ! tant pis.
DURAND.
Non, non !...je n’aurai plus la folie... je n’aurai même plus la pensée de te faire pleurer, pauvre enfant ! J’ai ouvert les yeux. J’ai reconnu... Oui, je pensais à cela tantôt en revenant ici.
LOUISE.
Vous pensiez trop. Vous avez laissé votre sac de voyage au beau milieu de la route !
DURAND.
Méchante, tu me grondes. Que veux-tu ! je pensais à toi. Je me disais : « Une femme douce, instruite et charmante est un trésor dans une maison, un rayon de soleil dans la vie d’un pauvre ermite !... Qu’ai-je besoin d’aller chercher une compagne à la ville, quand tout près de moi... ? »
LOUISE.
Ah ! vous aviez l’idée de vous marier ? Votre voisin me l’avait dit. Eh bien, est-ce que vous y renoncez ?
DURAND.
Oui, oui, sois tranquille ! Personne autre que toi ne commandera ici !
LOUISE.
Mais, monsieur, au contraire, je...
DURAND.
Sois tranquille, je te dis ! Mais je crois que j’ai faim, Louise ; je ne sais pas si j’ai déjeuné ce matin. Je me sens la poitrine tout en feu...
LOUISE.
Je parie que vous n’y avez pas songé ! Votre repas vous attend. Allez donc, monsieur, allez donc vite.
DURAND.
Mais... tu vas venir, n’est-ce pas ? Je n’entends plus que tu me passes mon assiette, c’est l’affaire de M. Coqueret. Tu causeras avec moi, tu me parleras de tes poules, de ton chevreau. Il va bien, ton petit chevreau ?
LOUISE.
Oui, oui, monsieur, allez !
DURAND.
Ah ! ma foi, j’ai le cœur content d’être revenu, de revoir ma maison, mon jardin, et toi surtout ! Au revoir, Louisette !
Il sort par le fond.
Scène VII
LOUISE, seule
Y a-t-il sur la terre un meilleur homme, un plus doux maître que celui-là ? Non, il n’y en a pas, et plus il me gâte, plus j’ai de crainte et de souci ! Le bon Dieu sait pourtant que ça n’est pas de ma faute, ce qui arrive ! Jamais je n’aurais pensé...
Scène VIII
LOUISE, COQUERET
LOUISE.
Il est temps d’arriver !
COQUERET, qui apporte la veste et les pantoufles.
Ne me gronde pas, Louise ! Ce n’est pas ma faute. Je ne pouvais pas trouver les pantoufles, je n’en trouvais qu’une. C’est les rats qui avaient promené l’autre jusque sous le lit. Dame, c’est la faute à monsieur ! Il ne veut pas souffrir de chats dans la maison depuis ce gros matou qui t’avait mis le bras tout en sang, mêmement que monsieur en était sens dessus dessous, et que...
LOUISE.
Cours donc le servir, bavard ! Il est en train de déjeuner ! M’entends-tu ? À qui est-ce que je parle ?
COQUERET.
Eh bien, qu’est-ce que je fais ? J’y cours ! Mais écoute un mot, Louise ! T’as pas voulu écouter dans le pré ce que je voulais e dire. Tu m’as renvoyé très durement, faut m’entendre ici.
LOUISE.
Non nous n’avons pas le temps.
COQUERET.
C’est le temps qu’il faut prendre ; monsieur vient d’arriver, il est de bonne humeur, je vais lui dire ça tout chaud.
LOUISE.
Comment ? Quoi ? Qu’est-ce que tu veux lui dire ?
COQUERET.
Je lui dirai que je t’aime, que je suis affolé de toi, que j’en deviens imbécile !...
LOUISE.
Oui ! essaye de lui dire ça, si tu veux qu’il t’envoie promener !
COQUERET.
Ça ne fait rien, ça sera dit, et, si tu veux dire comme moi...
LOUISE.
En voilà assez. Je t’ai dit que ça ne se pouvait pas, que je ne me voulais point marier de si tôt, et qu’il n’y fallait point du tout penser. Ne me parle donc plus de ça, je te le défends !
Coqueret, qui a mis la veste et les pantoufles sur une chaise, s’assied dessus avec désespoir et se met à pleurer, la tête dans ses mains. Louise le regarde un instant, se détourne et se cache pour pleurer aussi. Louise essuie ses yeux.
Monsieur sonne ; allons ! va !
COQUERET.
Non, je ne veux plus servir, je me veux faire mourir !
LOUISE.
Allons ! es-tu fou ? Veux-tu faire attendre monsieur ?
COQUERET.
Il y a dix ans que je l’attends tous les jours, il peut bien m’attendre une fois !
LOUISE.
Tu veux me faire de la peine ?
COQUERET.
Je peux bien t’en faire, je ne t’en ferai jamais autant comme tu m’en fais !
LOUISE, sévère.
Alors, tu n’as plus d’amitié pour moi ? c’est fini ?
COQUERET.
Pourquoi est-ce que j’aurais de l’amitié pour quelqu’un qui me déteste ?
LOUISE.
Tu ne dis pas ce que tu penses. Nous avons été élevés ensemble, et tu sais que je t’aime beaucoup ; mais je ne peux pas t’épouser. Ça ne dépend pas de ma volonté... Allons !...
COQUERET.
Tu mens ! tu n’as plus ni mère, ni parents, ni rien ! tu ne dépends que de la volonté de monsieur, qui fait tout ce que tu souhaites, et si...
On sonne encore.
LOUISE.
Allons, tu ne veux pas obéir ? J’y vais, moi !
Elle sort.
Scène IX
COQUERET, seul
C’est comme ça ? Elle ne m’aime point ? C’est donc qu’elle en aime mieux un autre ? Quel autre ? Elle n’en connaît guère d’autres que moi ; elle ne sort point, je ne la quitte point, je suis bien sûr que personne ne lui en conte ! Alors, c’est que je lui déplais, je suis trop sot pour elle ! Ah ! si je m’écoutais...
Il prend le marteau de M. Durand.
Je me casserais...
Menaçant les collections.
tout ce qu’il y a ici ! Oh ! oui-da ! non ! ça ferait trop de chagrin à monsieur ! et, si je me fendais la tête, ça le contrarierait ; un si brave homme ! En voilà un homme ! C’est bien fait. Il serait dans le cas de me pleurer, et, s’il savait la peine que j’ai, il commanderait à Louise de m’aimer. Eh bien !... ma foi, c’est ça ! Je vais lui dire la chose comme elle est. Bon ! le v’là ! je vais lui dire... et tout de suite... Ah bien, oui, mais... j’ose pas !
Scène X
DURAND, COQUERET
DURAND, à la cantonade.
Non, non, ma fille, je ne veux pas manger davantage, ce n’est pas mon heure... Envoie-moi le café ici.
Haut, à Coqueret.
Ah ! tu es là, toi ? Pourquoi ne viens-tu pas quand je sonne, au lieu d’envoyer Louise à ta place ? C’est elle qui prend toute la peine !
COQUERET.
Oh ! mon Dieu ! Louise et moi, c’est bien la même chose, monsieur ; là peine de l’un, c’est la peine de l’autre, et...
DURAND.
Hein ? Comment l’entends-tu ?
COQUERET.
Je l’entends... je l’entends que monsieur m’excusera : j’étais indisposé.
DURAND, qui ôte ses guêtres et met ses pantoufles.
Ah ! monsieur était indisposé ? Louise ne m’a pas dit cela.
COQUERET.
C’est pour ne pas faire de peine à monsieur.
DURAND, souriant.
Tu crois donc que je t’aime bien tendrement ?
COQUERET.
Je sais que monsieur m’aime beaucoup, parce qu’il sait que je l’aime encore plus que beaucoup, et, comme monsieur a un bon cœur...
DURAND, qui a endossé sa veste.
Allons ! si tu le prends comme ça, tu n’as pas tort de compter là-dessus. Tu es insupportable, et pourtant tu es un bon garçon ! Qu’est-ce que tu as ? Voyons, la migraine ?
COQUERET.
Non, monsieur.
DURAND.
Une courbature ? un refroidissement ?
COQUERET.
Non, monsieur.
DURAND.
Eh bien, quoi, alors ?
COQUERET.
Je ne sais pas.
DURAND, impatienté.
Où as-tu mal ?
COQUERET, intimidé.
Nulle part, monsieur. Ça va mieux, ça se passe.
DURAND.
Enfin que sentais-tu tout à l’heure ? Parleras-tu ? Te moques-tu de moi ?
COQUERET.
Oh ! monsieur, par exemple !
DURAND.
Tiens, sais-tu ? tu as le cerveau fêlé, voilà ta maladie.
COQUERET.
Oui, monsieur, justement ; c’est ça.
DURAND.
Tâche de guérir, ou tu ne seras plus bon à rien. Allons, va me chercher mon café... et mon journal ; dépêche-toi !
COQUERET, à part.
Je n’oserai jamais !... Faut que je trouve une idée !
Il sort.
Scène XI
DURAND, seul
On se donne bien de la peine pour trouver le bonheur, on le cherche toujours où il n’est pas. Ah ! les philosophes ont très bien qualifié nos vaines convoitises en les appelant l’amour des faux biens ! C’est très profond, ce mot si vulgaire ! Certes, il y a quelque chose de menteur et de factice dans les satisfactions que donnent la fortune, l’ambition, la vanité. Quel besoin l’homme sage et bien portant a-t-il de ce luxe énervant des villes, de ces spectacles frivoles, de ces amours où le cœur n’est pour rien ? La plus simple fleur des champs...
Scène XII
DURAND, COQUERET
COQUERET.
Monsieur, voilà votre café avec une lettre pour vous.
Pendant que Durand ouvre la lettre, à part.
J’ai trouvé mon idée, et elle est fameuse, celle-là ! Si ça ne réussit pas, ma foi ! j’aurai du malheur !
Il s’éloigne un peu.
DURAND, à part, ouvrant la lettre.
Ah ! c’est de mon voisin ! Est-ce un cartel qu’il m’envoie, ce vieillard terrible ?
Lisant.
« Je devrais n’avoir jamais aucun rapport avec vous ; mais, en ce moment, j’ai la main forcée. Des personnes qui désirent vous connaître et qui viennent de descendre chez moi veulent absolument que je vous invite à dîner. Comme c’est la seule occasion qui vous reste de réparer vos torts, je compte que vous ne me refuserez pas. Je vous attends à six heures. » Ah ! que le diable les emporte, ces personnes-là ! Que faire ? Je ne peux pourtant pas me brouiller avec ce brave voisin...
COQUERET.
Monsieur, on attend la réponse.
DURAND, avec dépit.
Dis que j’irai.
COQUERET, à la fenêtre, criant.
Monsieur ira.
Revenant, à part.
Il faut que je me dépêche de lui parler, puisqu’il va sortir.
Haut.
Monsieur...
À part.
Il ne m’écoute pas, il lit dans son journal.
Haut.
Monsieur, vous êtes un bon maître... un homme d’esprit... un grand savant...
À part.
Il ne m’entend pas du tout ! Je vais me plaindre un peu.
Il fait de grands soupirs.
DURAND.
Eh bien, qu’est-ce ? Tu as mal aux dents ?
COQUERET.
Non, monsieur, c’est dans le cœur.
DURAND.
Bah ! c’est la croissance.
COQUERET.
Non, monsieur. Monsieur me prend toujours pour un enfant ; j’ai vingt-deux ans et demi passés.
DURAND.
Tiens ! c’est possible au fait. Eh bien, qu’est-ce que tu sens au cœur ? des élancements ?
COQUERET.
Oui, monsieur, ça me pique, ça me brûle et ça me poignarde !
DURAND.
Il y a quelque temps que tu éprouves cela ?
COQUERET.
Il y a déjà quelque temps, oui, monsieur.
DURAND.
C’est quand tu te fatigues ?
COQUERET.
Non, monsieur, c’est quand je pense à la Louise.
DURAND, tressaillant.
Ah ! oui-da ! vous vous permettez d’aimer Louise, monsieur le drôle ?
COQUERET.
Bon ! il a deviné ça tout de suite, ça va bien !
DURAND, tremblant de colère.
Répondez, faquin ! Vous...
COQUERET, effrayé.
C’est pas moi, monsieur, c’est elle.
DURAND.
Comment, c’est-elle ? Qu’osez-vous dire là !
COQUERET, se tenant la tête.
Oui, monsieur, c’est elle qui a idée de m’épouser. Moi, je ne m’en souciais déjà pas tant. Je lui disais : « Nous sommes trop jeunes » ; mais elle a dit comme ça : « Nous sommes en bon âge, moi dix-sept ans, toi vingt-trois ; c’est ce qu’il faut. » Mais, moi, j’allais toujours disant : « C’est trop tôt, Louise, c’est trop tôt ! » Pour lors, monsieur, elle est tombée dans un chagrin que, tout le temps que vous avez été absent, elle n’a fait que geindre et pleurer, si bien que je me suis laissé attendrir et que la pitié m’a rendu triste et malade, et que j’ai consenti à vous en parler, monsieur, pour lui faire plaisir, à cette pauvre fille ; car, pour elle, jamais elle n’oserait vous dire combien elle m’aime, mêmement que, si vous la questionnez, elle est dans le cas de vous répondre que j’ai pris ça sous mon bonnet ; mais faut croire ce que je vous dis et pas ce qu’elle vous dira, et, comme je vois bien qu’elle en mourra, me voilà dans l’idée de l’épouser, et je viens vous le dire comme au meilleur de mes amis, à seule fin que vous lui commandiez le mariage, et, comme elle vous est obéissante, aussitôt que vous aurez dit : Il faut ! elle sera décidée, et vous aurez fait son bonheur. Voilà ce que c’est, monsieur : pardonnez-moi si j’ai dit quelque bêtise.
DURAND, après un moment de silence, d’une voix altérée.
Sortez !
Coqueret, stupéfait, hésite. Durand, hors de lui.
Sortez donc !
Coqueret sort tout penaud.
Scène XIII
DURAND, seul
C’est impossible ! Louise !... oh ! Louise !... aimer ce garçon-là ? Non, il est fou ! Je le chasserai, je chasserai Louise s’il est vrai que... je la tuerai !
Silence.
Mais qu’est-ce que j’ai donc, moi ? qu’est-ce que cela me fait ?... Cela me fait... cela me fait qu’elle est en quelque sorte ma fille adoptive, et que la fille de mon cœur et de mon intelligence ne peut pas se mésallier de la sorte ! Quoi ! descendre des hauteurs où ma tendresse et mon admiration l’avaient placée pour tomber dans les bras d’un rustre !... Ah ! les femmes ! On me l’avait bien dit que c’étaient les derniers êtres de la création ! Et moi qui faisais d’elle un ange, une sainte ! Voilà comme les savants n’entendent rien, mais rien, à la vie réelle... Mais non, non ! cent fois non ! Cela n’est pas, cela ne peut pas être. Il faut que je lui parle, là, tout de suite, que je l’interroge jusqu’au fond de l’âme, et que je la foule aux pieds si elle avoue... Mais qu’est-ce que j’ai donc ? Je n’ai jamais ressenti une pareille, colère ! C’est une colère fondée, oui, très fondée, très raisonnable. Une colère raisonnable ?... Non, la colère ne l’est jamais. Je veux me calmer, je veux prendre l’air, marcher, respirer ; oui, je veux chasser un peu, pour me remettre.
Il prend son fusil.
Après quoi... de sang-froid, avec calme... Sortons ! je me sens très mal !
Il croit sortir, fait le tour de la chambre et tombe accablé devant son bureau, la tête dans ses mains, son fusil près de lui.
Scène XIV
LOUISE, DURAND
LOUISE.
Monsieur... puisque vous dinez dehors, je crois qu’il serait temps de vous habiller.
Durand lui fait signe de ne pas le déranger.
Ah ! il travaille, il travaille à réfléchir. Pauvre maître ! il souffre peut-être... Non, il ne se rend pas compte... mais je vois le danger, moi, et je ne sais plus comment me conduire... S’il m’aime, c’est qu’il est décidé à m’épouser. Quel malheur pour moi ! J’en mourrai de chagrin !... Car de lui dire non après tout ce qu’il a fait pour moi, ça n’est pas possible. Je serais une ingrate, une lâche, un mauvais cœur ! Si je m’en allais !... Ça serait pire, il aurait trop de chagrin ; mais si je reste... ce pauvre Jean !... Mon Dieu ! mon Dieu !... Pourquoi faut-il que monsieur ait pris tant d’amitié pour une pauvre fille qui aurait pu être si heureuse à son service avec... ? Ah ! le voilà qui se réveille de ses pensées... Comme il est pâle ! Est-ce qu’il serait malade ?... Il ne manquerait plus que ça !
DURAND, brusquement.
Qu’est-ce que tu fais là ?
LOUISE.
J’attendais pour vous dire l’heure ; mais... est-ce que monsieur n’est pas bien ?
DURAND, de même.
Moi ?... Tu es folle !
LOUISE.
Pourtant...
DURAND.
Ne me parle pas. Je suis préoccupé... Je travaille !... Va, laisse-moi !
Louise veut sortir.
Où vas-tu ?
LOUISE.
Vous me dites de m’en aller.
DURAND.
Ce n’est pas une raison pour ne pas te demander où tu vas.
LOUISE.
J’irai où vous voudrez.
DURAND.
Ce n’est pas là une réponse... Où allais-tu ?
LOUISE.
Mais vraiment je ne sais pas, moi ! Je n’avais pas d’idée : je me retirais d’auprès de vous pour vous obéir, voilà tout.
DURAND, désarmé.
Écoute, Louise.
Il la regarde.
Non, rien, une autre fois... Je ne me sens pas disposé...
À part.
C’est incroyable, c’est absurde comme je souffre !
Il se rassied accablé.
LOUISE.
Si vous avez quelque reproche à me faire.... le plus tôt serait le mieux, monsieur ; je me dépêcherais bien vite de ne jamais recommencer.
DURAND, irrité.
Ah ! tu plaisantes ! Tu répètes les paroles de M. Jean Coqueret !
LOUISE.
Je voudrais vous faire rire. Quand vous riez, ça vous fait du bien !
DURAND.
Je n’ai aucune envie de rire. Assieds-toi, et réponds... Allons, réponds sérieusement.
LOUISE.
À quoi, monsieur ?
DURAND.
À quoi ! à quoi !... N’as-tu rien à me dire, aucune confidence à me faire ?
LOUISE.
Mais... non.
DURAND.
Tu hésites ! Tu mens !
LOUISE.
Vous me faites peur aujourd’hui. Je ne sais que vous dire, ne sachant pas ce que vous me demandez.
DURAND.
Tranchons le mot. Veux-tu te marier, oui ou non ?
LOUISE.
Moi ? Est-ce que j’ai jamais parlé de ça ?
DURAND.
Je t’en parle, moi ; il faut répondre.
LOUISE.
Eh bien !... non ! Je ne souhaite pas me marier.
DURAND.
Pourquoi cela ? Réponds donc !
LOUISE.
Je ne sais pas... Est-ce que vous voulez que je me marie ?
DURAND.
Il ne s’agit pas de moi.
LOUISE.
Si fait, monsieur. Il ne s’agit que de vous... Tout ce que vous me commanderez sera bien, tout ce que vous me défendrez sera mal... Je ne considère que vous, je n’ai pas de volonté pour moi.
DURAND.
C’est trop de soumission. Elle me trompe !
Haut.
Alors... si je te disais... que je te conseille de te marier... sans quitter la maison, bien entendu... car je sais que tu m’es attachée.
LOUISE.
Il faudrait me dire aussi : « Je le veux, et je veux que ce soit avec telle personne. » Autrement, je n’ai rien à vous répondre.
DURAND, avec effort.
Eh bien, si je te disais : « Je veux que tu épouses... ce garçon qui me sert ? »
LOUISE.
Dame !... ce garçon est très honnête, très doux...
DURAND, éclatant.
Ah ! enfin nous y voilà ! Elle l’aime !
LOUISE, à part.
C’était pour m’épouser !
Haut.
Monsieur, je n’ai pas dit, que je l’aimais.
DURAND.
Tu l’as dit.
LOUISE.
Non, monsieur.
DURAND.
Tu le lui as dit à lui-même.
LOUISE.
Je vous jure que non !
DURAND.
Il me l’a dit.
LOUISE.
Il a menti !
DURAND.
Prends garde ! je vais le lui faire répéter devant toi !
LOUISE.
S’il le fait, c’est qu’il a perdu l’esprit.
DURAND. Il sonne.
J’en aurai le cœur net ! Louise, il en est temps encore. Confesse-toi à moi, cela vaudra mieux qu’un scandale.
LOUISE.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Mais de quoi donc m’accusez-vous ? Je n’ai rien à me reprocher. Je, ne peux pas confesser ce qui n’est pas !
DURAND.
Il vient !
LOUISE.
Qu’il vienne !
À part.
Pauvre Jean ! qu’est-ce qu’il a donc pu dire ?
Scène XV
DURAND, LOUISE, COQUERET
COQUERET.
Monsieur !
DURAND.
Avance et réponds, maître Jean Coqueret : veux-tu épouser Louise ?
COQUERET, vivement.
Oui, monsieur !
DURAND.
Et penses-tu qu’elle y consente ?
COQUERET.
Oui, monsieur, si vous lui faites entendre la vérité. Pourquoi ne voudrait-elle point de moi ? Elle n’est pas plus que moi. Elle n’est pas même tant. Elle est une champie, et moi, j’ai mes père et mère. Elle est plus savante que moi, parce que vous l’avez rendue savante ; mais qu’elle me rende savant, je ne demande pas mieux. Vous lui donnez de bons gages, mais vous m’en donnez aussi plus que je n’en mérite. D’ailleurs, j’ai une dot. Nous nous convenons donc assez bien. Je l’aime, elle ne peut me détester. Je suis un honnête homme, elle le sait bien ; vous aussi, monsieur, vous me connaissez. Par ainsi, dites-lui que ça vous contente, et elle fera son contentement de vous obéir.
DURAND, à Louise.
Tu l’entends ! Vous vous convenez, vous vous aimez, et vous n’attendez tous deux que ma permission pour vous marier.
COQUERET.
Oui, monsieur, c’est ça, vous parlez très raisonnablement !
DURAND, à Louise, avec colère
Allons ! n’essaye plus de mentir !
COQUERET.
Ne la grondez pas, monsieur. Si vous la grondez, elle n’osera pas se confesser !
DURAND.
Je la gronde parce, qu’elle manque de franchise, et que je ne sais rien de plus lâche et de plus bas que le mensonge ?
COQUERET.
Parle donc, Louise, ou dis-moi de me jeter à l’eau, si je t’offense.
LOUISE.
Jean, vous vous y êtes mal pris pour réussir ! Vous pouvez m’aimer, je ne dis pas non, et je ne nie pas l’estime que je fais de vous ; mais je vous ai dit tantôt dans le pré, et ici tout à l’heure encore, que je ne voulais point me marier de longtemps et que je vous défendais de m’en reparler. Vous ai-je dit cela, oui ou non ?
DURAND, à Coqueret.
Te l’a-t-elle dit ? Réponds, parle ! Allons donc !
COQUERET.
C’est vrai qu’elle l’a dit.
DURAND.
Et pourquoi m’as-tu fait le mensonge qu’elle était folle de toi, qu’elle pleurait, qu’elle t’avait fait les avances, et qu’elle n’osait pas me le confier ?
LOUISE.
Tu as inventé tout ça ! C’est très vilain, de mentir !
COQUERET.
J’espérais que monsieur te conseillerait à mon idée !
DURAND.
Eh bien, c’est une infamie, et, pour cela, je vous chasse !
COQUERET, pâlissant.
Ah !... Et toi, Louise ?
LOUISE, émue.
Moi, je...
DURAND.
Elle aussi vous congédie ! Dehors au plus vite !
COQUERET, très sombre.
C’est bien, monsieur, on y va.
DURAND.
Attends ! tes gages !...
COQUERET.
Merci, je n’en ai pas besoin.
Il sort.
Scène XVI
DURAND, LOUISE
LOUISE, courant après lui.
Jean ! écoute... écoute donc !
DURAND, la prenant par le bras avec violence et la faisant rentrer.
Laisse-le partir ! De quoi te mêles-tu ? Quand je te débarrasse d’un bavard et d’un menteur dont la sotte langue te déshonorait !...
LOUISE.
Il ne l’a pas fait à mauvaise intention, monsieur. Vous voyez bien qu’il a perdu la tête ! Pauvre garçon ! Il vous servait bien, il vous aimait. Sa simplicité vous divertissait plus souvent qu’elle ne vous impatientait... Vous le regretterez, monsieur ! Et qui sait si vous ne vous reprocherez pas... ?
DURAND.
Qu’est-ce que j’aurai à me reprocher ? Voyons ! tes regrets ? Ils sont donc bien grands ?
LOUISE.
Il ne s’agit pas de moi, monsieur ! Je ne vous parle jamais de moi, je ne vous ai jamais rien demandé pour moi !... Mais, pour vous-même, ne dois-je pas... ? N’est-ce pas bien sévère de renvoyer un bon sujet qui vous sert avec franchise depuis dix ans... depuis son enfance, pour une seule faute, pour un petit mensonge qui ne vous fait aucun tort, et dont moi seule aurais le droit de me fâcher ?
DURAND.
Ainsi, tu le lui pardonnes ? On peut être insolent avec toi...
LOUISE.
Il ne l’a jamais été.
DURAND.
Ce n’est pas la dernière des impertinences de se vanter de ton affection ?
LOUISE.
C’est selon comme il en parle. Il ne sait guère s’expliquer. S’il vous a dit que je l’aimais de grande amitié, il n’a pas menti. N’avons-nous pas été élevés ensemble, sous vos yeux, par la bonne Rosalie ? Ne dois-je pas le regarder comme mon frère ?
DURAND.
Non ! car je ne le considère pas comme mon fils. Il est trop au-dessous de toi par l’intelligence.
LOUISE.
Bah ! l’esprit !... C’est une belle chose, je n’en disconviens pas ; mais ça n’est pas tout : la bonté vaut encore mieux, et je n’oublierai jamais que, quand tous les autres enfants de mon âge me repoussaient en me traitant de champie, les pauvres enfants, sans savoir ce qu’ils disaient et croyant me faire une grande honte, il y en avait un qui me consolait et me protégeait toujours, et celui-là, c’était Jean ! Jean tout seul, pas d’autre que lui !
DURAND, avec douleur.
Et moi ! et moi ! Je ne t’ai donc pas consolée, je ne t’ai donc pas protégée, moi ?
LOUISE.
Vous, cela n’est pas étonnant, un homme comme vous, qui n’a que l’idée de faire bien, et qui est au-dessus de tout le monde !... C’est comme le bon Dieu, il n’a pas de mérite à être ce qu’il est, il ne pourrait pas être autrement ; mais ce pauvre petit Jean, qui, avant d’entrer chez vous, n’avait pas été mieux élevé qu’un autre...
DURAND, à part.
Ah ! toujours lui, toujours ce Jean, cet imbécile, ce Jocrisse, ce Pierrot ! Oh ! les femmes ! les femmes ! Il y a de quoi devenir fou !
Regardant Louise, qui se penche à la fenêtre.
Eh bien, tu lui parles, tu l’appelles ?
LOUISE.
Non, monsieur, je le regarde, je le suis des yeux. Savez-vous que ça m’inquiète, de l’avoir vu sortir en refusant ses gages et en me regardant d’un air... Le voilà qui se promène du côté de l’eau !...
DURAND, ému.
Est-ce que tu le crois capable... ?
LOUISE.
De s’y jeter ? Ma foi, que sait-on ? Il m’en a menacé deux fois aujourd’hui. Il n’a pas la tête bien forte... Être chassé comme ça de chez vous, qui êtes si juste et si bon, c’est une grande honte, et on est capable de croire dans le pays qu’il a fait quelque chose de bien mal ! Le voilà déshonoré pour un mot dont il n’a pas senti la conséquence, pauvre Jean !
DURAND, jaloux.
Louise, tu pleures !
LOUISE.
Eh bien, oui, monsieur, je pleure... C’est mon camarade, mon ami d’enfance, mon bon compagnon de travail, mon pareil, à moi !
DURAND, prenant machinalement son fusil.
Ah ! malheureuse ! c’est de la passion que tu as pour lui, et je ne sais ce qui me retient...
Il fait un pas vers la fenêtre.
LOUISE.
Vous voulez le tuer ? Eh bien, vous me tuerez d’abord !
DURAND, quittant son fusil, à part.
Mon Dieu ! mon Dieu ! préservez-moi ! sauvez-moi ! J’ai eu envie de la tuer aussi !
Haut.
Voyons, ne crains rien, quitte cette fenêtre...
LOUISE.
La quitter ?... Mais non, monsieur ! Voyez, le voilà qui court tout droit vers la rivière... Monsieur ! rappelez-le, pardonnez-lui !...
Criant.
Jean ! reviens !... Monsieur te pardonne, Jean ! Il ne m’écoute pas !... Ah ! ce n’est pas possible de le laisser faire !
Elle sort en courant.
Scène XVII
DURAND, seul
Elle en est folle, la maudite créature ! folle de ce nigaud, de cet écervelé, de ce manant !... J’ai eu beau m’en moquer, le rabaisser à ses yeux, l’humilier devant elle : il est jeune, il est beau garçon, et cela suffit ! Elle l’aime parce qu’il a vingt ans, parce que, le premier, il a osé lui parler d’amour ! elle l’aime parce que cela me révolte ! oui, par esprit de contradiction, pour me faire souffrir, pour me désespérer !... Pourtant, si c’était seulement de la bonté, de la pitié... J’ai eu un accès de violence... Certes, je lui ai fait peur.
Regardant par la fenêtre.
Ah ! les voilà qui reviennent, il la suit comme un chien... Ils ne se parlent pas... Elle le ramène ici ! Quoi ! je vais le voir, lui parler ?... Non, je ne veux pas, je le hais, ce misérable !... Les voilà qui s’arrêtent... Ils causent ensemble... Que peuvent-ils se dire ? Peut-être se moquent-ils de moi... Malheur à eux, s’ils s’entendent pour exploiter ma faiblesse !... Si je pouvais surprendre... Non, ils entrent dans la maison... mais, de ma chambre... j’écouterai, oui ! J’entendrai peut-être ce qu’ils diront ici, et, s’ils ont l’audace de me railler... eh bien, je les tuerai tous les deux !... Ah ! c’est horrible !... Non ! je... je ne sais pas ce que je ferai. J’ai envie de me tuer tout de suite pour me préserver de la démence...
Il sort par la porte de droite en emportant son fusil d’un air égaré. Louise et Coqueret entrent par la porte du fond.
Scène XVIII
LOUISE, COQUERET
LOUISE.
Voyons, entre, n’aie pas peur, remets-toi... Il n’est pas là... Ne lui montre pas ta peine, parle-lui honnêtement, et surtout ne pleure pas ; car, de te voir pleurer, ça me fait perdre la tête, je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais !... Laisse-moi arranger tout cela du mieux que je pourrai.
COQUERET.
Tu ne peux rien arranger, puisque tu me hais !
LOUISE.
C’est faux ! je t’aime !
COQUERET.
Oui, tu m’aimes comme ton petit chien, comme tes poules ! Tu as bien pleuré quand la pigeonne blanche a été mangée par la belette !
LOUISE.
Tu dis des folies, des sottises ! Je t’aime comme tu le mérites ; mais tu vois bien que monsieur...
COQUERET.
Quoi ! monsieur, monsieur ? Toujours monsieur ! Qu’est-ce que ça lui fait, tout ça, à monsieur ? Est-ce que ça le regarde ? est-ce qu’il me prend pour un mauvais sujet ? est-ce qu’il ne me connaît pas ? est-ce qu’il ne sait pas que je l’aime autant que tu peux l’aimer, que je me flanquerais dans le feu pour lui comme pour toi, et que, si j’étais à sa place et lui à la mienne, je le marierais avec toi, comme je souhaite qu’il nous marie ?
LOUISE.
Ne parle pas si haut, Jean ; monsieur est peut-être par là dans sa chambre ! Tout ce que tu dis là, c’est justement ce qu’il ne faut pas lui dire ! C’est ça qui le fâche ! Il ne veut pas... il ne veut pas de gens mariés à son service, tu sais bien ; il y a des maîtres qui n’aiment pas ça !
COQUERET.
Oui, oui, des mauvais maîtres qui ne pensent qu’à eux ; mais ça n’est pas des maîtres comme M. Durand, qui veut qu’on soit heureux chez lui. Vois-tu, Louise, s’il est fâché, c’est ta faute ! Si tu avais dit comme moi... mais tu ne pouvais pas dire comme moi, puisque tu ne veux point de moi.
LOUISE.
Ça n’est pas ça, Jean ! Voyons ! écoute-moi...
L’attirant vers la fenêtre et lui parlant à demi-voix.
Je t épouserais bien s’il le voulait, et je...
COQUERET, avec joie.
Vrai ?... bien vrai, Louise ?
LOUISE.
Bien vrai ! mais ça n’est pas si aisé que tu crois ! il y a des raisons que tu ne devines pas, que je n’ose presque pas deviner moi-même, et que j’ose encore moins te dire. Est-ce que tu ne peux pas faire un effort pour les deviner ? Voyons ! si monsieur, en me voyant devenir grande, avait pensé malgré lui...
COQUERET, haut, sans intention.
Louise ! ça n’est pas bien, ce que tu veux me donner à entendre. Comment ! tu crois... tu t’imagines... ? Non, ça n’est pas bien ; c’est faux ! Monsieur est un homme raisonnable, et tu le prends pour un fou ; c’est un homme qui a de l’esprit plus que toi et moi, et tu le prends pour une bête ; enfin monsieur est le plus honnête homme que la terre ait jamais porté, et tu t’es mis dans l’idée qu’il avait de mauvaises idées sur toi ? Tiens ! ça me fâche, ça me met en colère !... Si un autre que toi me disait ça, il aurait déjà mon poing sur la mâchoire !
LOUISE.
Allons ! tu ne comprends donc pas encore ? Je te dis que monsieur a certainement l’idée de m’épouser. Est-ce que, sans cela, il serait jaloux de moi ? Non, va ! je le connais aussi bien que toi : c’est le plus grand cœur d’homme que le bon Dieu ait fait, et jamais il ne m’empêcherait d’aimer quelqu’un d’honnête, s’il n’était pas décidé à me prendre pour sa femme.
COQUERET.
Eh bien, ça n’est pas vrai, Louise, ça ne se peut pas ! Songe donc ! Monsieur t’aurait donc élevée comme ça à la brochette pour te dire un beau matin : « Te voilà jeune fille et me voilà vieux homme, tu vas me payer mes bontés, mes soins, tout ce que j’ai fait pour toi... c’est-à-dire pour moi, et tu ne pourras pas me refuser, car j’ai été bon pour ta mère, et je te prendrai par le plus sensible de ton pauvre cœur, et, encore que tu aimes le petit Jean, faudra l’oublier pour n’aimer que moi. » Non, non ! Louise, ça serait d’un égoïste, et, mordieu ! monsieur ne l’est pas. Va-t’en le trouver, dis-lui que tu m’aimes, et tu verras. Oui ! j’en mets ma main au feu, monsieur te dira : « Louise, je n’ai eu qu’une idée en te prenant chez moi, c’est de te rendre heureuse, et, si tu pensais le contraire, cela serait un affront et une injustice que tu me ferais. » Voilà ce que monsieur te répondrait, si tu avais le courage de m’aimer franchement ; mais tu ne m’aimes pas assez pour l’avoir, ce courage-là, et peut-être que l’ambition te tire par un bras pendant que l’amitié te retient par l’autre.
LOUISE.
Eh bien, non, Jean, ça n’est pas comme ça ! Je n’ai point d’ambition, et j’étais entre deux amitiés sans savoir à laquelle entendre ; mais ce que tu viens de me dire change mes idées, et je vois que tu n’es en rien au-dessous de monsieur, puisque tu ne veux pas douter de lui. Qui sait même si ce n’est pas lui qui est pour le moment au-dessous de toi ?... Tu as bien parlé, Jean ; tu vaux mieux que moi, et c’est pour ça que me voilà décidée. Va-t’en m’attendre au jardin, je veux lui parler tout de suite, et, sois tranquille, je ne craindrai plus tant de lui faire de la peine. Tu m’as fait comprendre que, s’il ne surmontait pas cette peine-là, il ne serait plus lui-même, et ne mériterait plus de nous tant d’estime et de respect. Va vite, et ne crains rien ! Je t’aime, mon bon Jean ! Je t’aime de tout mon cœur !
COQUERET.
Oh ! merci, merci, ma Louise.
Il sort.
Scène XIX
LOUISE, seule
Elle va pour entrer chez Durand.
Tiens ! pourquoi donc a-t-il ôté sa clef ? Il ne l’ôte jamais. Il sait bien que personne n’entrerait chez lui sans frapper. Est-il malade, qu’il s’est enfermé comme ça ?
Elle frappe.
Monsieur, c’est moi, Louise ! Il ne répond pas, il ne bouge pas, il dort peut-être... Dormir dans le jour, ce n’est pas sa coutume. Il n’aime pas ça. Il faut donc qu’il soit bien fatigué ? Cela m’inquiète ! S’il a entendu ce que nous disions... Non ! on n’entend pas de sa chambre, à moins de se mettre tout près de la porte, et monsieur n’est pas homme à écouter comme ça ! Et, d’ailleurs, Jean n’a dit sur lui que de bonnes paroles... des paroles que je veux lui dire à lui-même... Aurai-je ce courage-là ? Il souffrait tant tout à l’heure ! Ah ! il souffrait bien, puisqu’il était méchant ! Pauvre homme, mon Dieu ! je ne sais plus que faire !... Est-ce que... ? Mais oui ! il a repris son fusil ! Qu’est-ce qu’il avait besoin d’emporter son fusil dans sa chambre ? Bah ! je suis folle !... J’aurais bien entendu !... Pourtant j’ai été un peu loin pour chercher Jean. Du temps que je courais, il aurait pu...
Appelant.
Monsieur ! monsieur !
Elle frappe.
Pas de réponse ? Ah ! ça me fait une peur que j’en deviens folle ! Monsieur !...
Scène XX
DURAND, LOUISE
DURAND, un livre à la main.
Eh bien, qu’as-tu donc ? Est-ce que le feu est à la maison ?
LOUISE, confuse.
Mon Dieu, monsieur, excusez-moi, je me figurais... Je pensais que vous dormiez !
DURAND.
N’ai-je pas le droit de me reposer, et faut-il me faire un pareil vacarme ? Que veux-tu ? à qui en as-tu ?
LOUISE.
C’est que... comme vous dînez en ville...
DURAND.
Après ?
LOUISE.
Il faudrait vous habiller, monsieur ! Vous n’allez pas sortir avec vos pantoufles et votre habit du matin ?
DURAND.
Bah ! à la campagne !
LOUISE.
Et puis, monsieur... c’est... c’est Jean qui est revenu.
DURAND, feignant la préoccupation.
Quel Jean ? M. Coqueret ? Eh bien ?
LOUISE.
Monsieur l’avait chassé, et moi...
DURAND.
Je l’avais chassé, et toi... Je n’y suis plus du tout.
Il affecte de regarder son pavé.
LOUISE, à part.
Le voilà retombé dans sa fantaisie, Dieu soit loué !
Haut.
Alors, monsieur ne pense plus du tout... ?
DURAND.
Voyons ! tu me déranges, tu me tourmentes, il faut en finir. J’ai chassé Coqueret pour un mensonge. S’est-il justifié ? se repent-il ?
LOUISE.
Oh ! oui, monsieur, beaucoup, et...
DURAND.
Et tu lui as pardonné ? Ça te regarde, ma chère enfant, ça te regarde, si tu le juges digne de pardon...
LOUISE.
Bien certainement, et même...
DURAND.
Tu comprends que je ne peux pas attacher à cela une grande importance, moi ! C’est à toi de réfléchir, et, si tu crois devoir...
LOUISE.
Monsieur, vous êtes encore fâché contre lui ou contre moi !
DURAND, sèchement.
Où prends-tu ça, ma chère ?
LOUISE.
Dans votre air d’indifférence. Je ne veux pas me marier si ça contrarie monsieur ; mais, si monsieur voulait me permettre de lui expliquer la conduite de Jean...
DURAND, jouant mieux son rôle.
Ma chère enfant, tu me conteras cela un autre jour. Tu vois que je n’y ai pas la tête aujourd’hui. J’ai mille préoccupations beaucoup plus graves : un travail à terminer, des affaires à régler, des préparatifs... car tu sais qu’il est question pour moi d’un mariage avantageux.
LOUISE.
Ah ! vraiment, monsieur ? vous voilà décidé ? Quel bonheur !
DURAND.
Quel bonheur ! quel bonheur !... Pour moi, oui, peut-être ! mais pour toi ? Si tu déplais à ma femme ?...
LOUISE.
Oh ! que non, monsieur ! Je l’aimerai tant ! je la servirai si bien ! Vous verrez qu’elle m’aimera aussi !
DURAND.
Espérons-le. Pourtant... tu es jeune... tu n’es pas... précisément jolie... Es-tu jolie ? passes-tu pour jolie, toi ? J’avoue que je ne m’y connais guère, et que l’habitude que j’ai de ta figure fait que je ne la juge pas.
LOUISE.
Eh bien, monsieur, je ne suis pas du tout jolie ; mais qu’est-ce que cela peut faire à madame ?...
DURAND.
Ah ! tu sais, il y a des femmes jalouses... ridicules ! si la mienne allait se persuader que je t’ai remarquée, que j’ai du plaisir à te regarder ? Ce serait assurément une grande folie, une grande erreur ! De ma vie, je n’ai songé...
LOUISE.
Oh ! monsieur, je le sais bien, et madame verra bien vite qu’elle peut être tranquille là-dessus, surtout si je suis mariée...
DURAND.
Ah ! voilà. C’est ce qu’il faudrait ; mais tu ne veux pas ! tu hésites du moins.
LOUISE.
Oh ! mon parti est pris. Du moment que ça peut être utile, nécessaire même au repos et au bonheur de monsieur, je suis bien contente de pouvoir contenter monsieur.
DURAND, avec ironie.
Il ne faudrait pourtant pas te sacrifier !
LOUISE.
Non, monsieur, je ne me sacrifie pas, et, si vous me permettez de suivre mon inclination...
DURAND, fronçant le sourcil.
Ton inclination ?...
Se remettant.
Allons, je suis fort aise que tu veuilles bien en convenir à la fin ! Je vois que Jean ne m’avait pas trompé, et que tout s’arrange pour le mieux ! Ce garçon est un excellent sujet, une bonne nature... Dis-lui que je regrette de l’avoir mal jugé... et dis-lui aussi que c’est ta faute plus que la mienne.
LOUISE.
Ça, c’est vrai ! je n’aurais pas dû le démentir.
DURAND.
Va le trouver, et laisse-moi travailler. J’ai encore une demi-heure avant le dîner de mon voisin.
LOUISE.
Votre voisin ? Mais le voilà, monsieur, il vient vous chercher.
DURAND.
Alors, laisse-nous.
Louise fait la révérence an voisin qui entre. Elle sort.
Scène XXI
DURAND, LE VOISIN, puis COQUERET, puis LOUISE
LE VOISIN.
Vous n’êtes pas plus prêt que ça ? Je parie que vous alliez oublier de tenir votre promesse !
DURAND.
Non, cher voisin, pas du tout. Mais est-ce que vous exigez que je sois en toilette ?
LE VOISIN.
Oui, certes ; les personnes qui veulent faire connaissance avec vous sont des dames.
DURAND.
Alors, c’est différent.
Il sonne.
Vous ne m’aviez pas dit...
À Coqueret qui entre.
Mon habit noir, une cravate blanche !
Coqueret entre dans la chambre à droite.
LE VOISIN.
Est-ce que vous n’êtes pas bien ? Je vous trouve la figure allongée depuis ce matin.
DURAND.
C’est possible. J’ai éprouvé une grande secousse.
LE VOISIN.
Quoi donc ? Un accident ?
DURAND.
Oui ! un pavé...
LE VOISIN, montrant le pavé.
Ah ! vous pensez toujours à vos gryphées, à vos gibbosités ?
DURAND.
Non ! c’est un autre pavé qui, en parlant par métaphore, m’est tombé sur la tête, un pavé bien lourd, et qui m’a surpris dans mon rêve de bonheur égoïste ! Mais vous aviez raison, mon ami, les rêves nous égarent, et il faut quelquefois faire comme tout le monde.
Regardant Coqueret, qui lui présente son habit.
Les gens les plus simples en savent quelquefois plus long sur la morale du cœur et les délicatesses de la conscience que les plus orgueilleux savants.
Passant son habit.
Vous permettez ?
À Coqueret.
Merci, mon garçon ! Et la cravate ?
LOUISE, qui est entrée avec la cravate.
Voilà, monsieur !
LE VOISIN, pendant que Durand met sa cravate.
Je suis content de vous voir dans le vrai. Avec un homme d’esprit comme vous, il y a toujours de la ressource... J’étais fâché contre vous tantôt ! oh ! mais très fâché. Je le disais à ma sœur...
DURAND.
Tiens ! Elle est donc chez vous, votre sœur ?
LE VOISIN.
C’est elle qui veut vous voir. Sans elle et sans ma nièce, qui a pris votre parti...
DURAND, qui met des souliers avec l’aide de Coqueret.
Et votre nièce aussi est chez vous ? Diable !...
LE VOISIN.
Comment, diable ?... Allez-vous me dire encore qu’elle est trop grande, trop petite, trop brune, trop blonde ? Ces dames ont voulu venir vous enlever. Elles sont là, dans ma voiture. Regardez !
Il le mène à la fenêtre.
DURAND.
Comment ! c’est là votre nièce ? Eh bien, ce n’est pas elle que j’ai vue ! Je ne la connaissais pas du tout.
LOUISE, près de la fenêtre.
Ah ! monsieur, elle est belle comme un ange, cette dame !
DURAND.
Oui, certes ! une beauté sérieuse et douce !
LOUISE.
Vous voyez bien que vous avez des yeux !
LE VOISIN.
Rendez grâce à votre étoile, mon cher. Elle est entichée de science ; car, sans vous avoir vu, et rien que sur le bien qu’on lui a dit de vous, elle s’est fourrée dans les livres depuis huit jours, et sa mère craint qu’elle n’en devienne folle.
DURAND, ému.
Ah ! vous croyez qu’elle s’intéressera... ?
À Coqueret.
Attache donc ce cordon de soulier...
Au voisin.
Et elle a la bonté de... ?
LOUISE.
Attendez, monsieur, votre cravate va très mal ! Et puis il ne faut pas avoir l’air d’un ébouriffé !
Elle lui arrange les cheveux.
DURAND.
Ne la faisons pas attendre ! Partons, partons, voisin !
COQUERET.
Et notre mariage, monsieur ?
DURAND.
En même temps que le mien, mon garçon ! Bientôt !
LE VOISIN.
Ah ! vous les mariez ? Vous faites bien !
Ils sortent.
Scène XXII
LOUISE, COQUERET
COQUERET.
Eh bien, qu’est-ce que je te disais, ma Louise ? Tu vois bien que...
LOUISE.
Oui, mon Jean, tu avais raison ! Monsieur a sauvé sa dignité, et tu as sauvé notre bonheur.