Les Fausses Confidences (MARIVAUX)

Comédie en trois actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens Italiens, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 16 mars 1737.

 

Personnages

 

ARAMINTE, fille de Madame Argante

DORANTE, neveu de Monsieur Remy

MONSIEUR REMY, procureur

MADAME ARGANTE

ARLEQUIN, valet d’Araminte

DUBOIS, ancien valet de Dorante

MARTON, suivante d’Araminte

LE COMTE

UN DOMESTIQUE parlant

UN GARÇON JOAILLIER

 

La scène est chez Madame Argante.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DORANTE, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN, introduisant Dorante.

Ayez la bonté, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle ; Mademoiselle Marton est chez Madame et ne tardera pas à descendre.

DORANTE.

Je vous suis obligé.

ARLEQUIN.

Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l’ennui ne vous prenne ; nous discourrons en attendant.

DORANTE.

Je vous remercie ; ce n’est pas la peine, ne vous détournez point.

ARLEQUIN.

Voyez, Monsieur, n’en faites pas de façon : nous avons ordre de Madame d’être honnête, et vous êtes témoin que je le suis.

DORANTE.

Non, vous dis-je, je serai bien aise d’être un moment seul.

ARLEQUIN.

Excusez, Monsieur, et restez à votre fantaisie.

 

 

Scène II

 

DORANTE, DUBOIS, entrant avec un air de mystère

 

DORANTE.

Ah ! te voilà ?

DUBOIS.

Oui, je vous guettais.

DORANTE.

J’ai cru que je ne pourrais me débarrasser d’un domestique qui m’a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n’est donc pas encore venu ?

DUBOIS.

Non : mais voici l’heure à peu près qu’il vous a dit qu’il arriverait.

Il cherche et regarde.

N’y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse.

DORANTE.

Je ne vois personne.

DUBOIS.

Vous n’avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent ?

DORANTE.

Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ; il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui : il la prévint hier ; il m’a dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant moi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n’aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne, il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois ; tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune ! en vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive.

DUBOIS.

Laissons cela, Monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m’avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service.

DORANTE.

Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé demain.

DUBOIS.

Eh bien, vous vous en retournerez.

DORANTE.

Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?

DUBOIS.

Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou ! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n’y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame.

DORANTE.

Quelle chimère !

DUBOIS.

Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.

DORANTE.

Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

DUBOIS.

Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.

DORANTE.

Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable ?

DUBOIS.

Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. Vous l’avez vue et vous l’aimez ?

DORANTE.

Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble !

DUBOIS.

Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux, je l’ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j’entends quelqu’un, c’est peut-être Monsieur Remy ; nous voilà embarqués poursuivons.

Il fait quelques pas, et revient.

À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’amour et moi nous ferons le reste.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR REMY, DORANTE

 

MONSIEUR REMY.

Bonjour, mon neveu ; je suis bien aise de vous voir exact. Mademoiselle Marton va venir, on est allé l’avertir. La connaissez-vous ?

DORANTE.

Non, monsieur, pourquoi me le demandez-vous ?

MONSIEUR REMY.

C’est qu’en venant ici, j’ai rêvé à une chose... Elle est jolie, au moins.

DORANTE.

Je le crois.

MONSIEUR REMY.

Et de fort bonne famille : c’est moi qui ai succédé à son père ; il était fort ami du vôtre ; homme un peu dérangé ; sa fille est restée sans bien ; la dame d’ici a voulu l’avoir ; elle l’aime, la traite bien moins en suivante qu’en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert même de la marier. Marton a d’ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui est à son aise ; vous allez être tous deux dans la même maison ; je suis d’avis que vous l’épousiez : qu’en dites-vous ?

DORANTE.

Eh !... mais je ne pensais pas à elle.

MONSIEUR REMY.

Eh bien, je vous avertis d’y penser ; tâchez de lui plaire. Vous n’avez rien, mon neveu, je dis rien qu’un peu d’espérance. Vous êtes mon héritier ; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier : je n’en ai point d’envie ; mais cette envie-là vient tout d’un coup : il y a tant de minois qui vous la donnent ; avec une femme on a des enfants, c’est la coutume ; auquel cas, serviteur au collatéral. Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et vous mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd’hui, et que je vous ôterai demain peut-être.

DORANTE.

Vous avez raison, Monsieur, et c’est aussi à quoi je vais travailler.

MONSIEUR REMY.

Je vous y exhorte. Voici Mademoiselle Marton : éloignez-vous de deux pas pour me donner le temps de lui demander comment elle vous trouve.

Dorante s’écarte un peu.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR REMY, MARTON, DORANTE

 

MARTON.

Je suis fâchée, Monsieur, de vous avoir fait attendre ; mais j’avais affaire chez Madame.

MONSIEUR REMY.

Il n’y a pas grand mal, Mademoiselle, j’arrive. Que pensez-vous de ce grand garçon-là ?

Montrant Dorante.

MARTON, riant.

Eh ! par quelle raison, Monsieur Remy, faut-il que je vous le dise ?

MONSIEUR REMY.

C’est qu’il est mon neveu.

MARTON.

Eh bien ! ce neveu-là est bon à montrer ; il ne dépare point la famille.

MONSIEUR REMY.

Tout de bon ? C’est de lui dont j’ai parlé à Madame pour intendant, et je suis charmé qu’il vous revienne : il vous a déjà vue plus d’une fois chez moi quand vous y êtes venue ; vous en souvenez-vous ?

MARTON.

Non, je n’en ai point d’idée.

MONSIEUR REMY.

On ne prend pas garde à tout. Savez-vous ce qu’il me dit la première fois qu’il vous vit ? Quelle est cette jolie fille-là ?

Marton sourit.

Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre père et le sien s’aimaient beaucoup ; pourquoi les enfants ne s’aimeraient-ils pas ? En voilà un qui ne demande pas mieux ; c’est un cœur qui se présente bien.

DORANTE, embarrassé.

Il n’y a rien là de difficile à croire.

MONSIEUR REMY.

Voyez comme il vous regarde ; vous ne feriez pas là une si mauvaise emplette.

MARTON.

J’en suis persuadée ; Monsieur prévient en sa faveur, et il faudra voir.

MONSIEUR REMY.

Bon, bon ! il faudra ! Je ne m’en irai point que cela ne soit vu.

MARTON, riant.

Je craindrais d’aller trop vite.

DORANTE.

Vous importunez Mademoiselle, Monsieur.

MARTON, riant.

Je n’ai pourtant pas l’air si indocile.

MONSIEUR REMY, joyeux.

Ah ! je suis content, vous voilà d’accord. Oh ! ça, mes enfants,

Il leur prend les mains à tous deux.

je vous fiance, en attendant mieux. Je ne saurais rester ; je reviendrai tantôt. Je vous laisse le soin de présenter votre futur à Madame. Adieu, ma nièce.

Il sort.

MARTON, riant.

Adieu donc, mon oncle.

 

 

Scène V

 

MARTON, DORANTE

 

MARTON.

En vérité, tout ceci a l’air d’un songe. Comme Monsieur Remy expédie ! Votre amour me paraît bien prompt, sera-t-il aussi durable ?

DORANTE.

Autant l’un que l’autre, Mademoiselle.

MARTON.

Il s’est trop hâté de partir. J’entends Madame qui vient, et comme, grâce aux arrangements de Monsieur Remy, vos intérêts sont presque les miens, ayez la bonté d’aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne.

DORANTE.

Volontiers, Mademoiselle.

MARTON, en le voyant sortir.

J’admire ce penchant dont on se prend tout d’un coup l’un pour l’autre.

 

 

Scène VI

 

ARAMINTE, MARTON

 

ARAMINTE.

Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? Est-ce à vous à qui il en veut ?

MARTON.

Non, Madame, c’est à vous-même.

ARAMINTE, d’un air assez vif.

Eh bien, qu’on le fasse venir ; pourquoi s’en va-t-il ?

MARTON.

C’est qu’il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C’est le neveu de Monsieur Remy, celui qu’il vous a proposé pour homme d’affaires.

ARAMINTE.

Ah ! c’est là lui ! Il a vraiment très bonne façon.

MARTON.

Il est généralement estimé, je le sais.

ARAMINTE.

Je n’ai pas de peine à le croire : il a tout l’air de le mériter. Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre ; n’en dira-t-on rien ?

MARTON.

Et que voulez-vous qu’on dise ? Est-on obligé de n’avoir que des intendants mal faits ?

ARAMINTE.

Tu as raison. Dis-lui qu’il revienne. Il n’était pas nécessaire de me préparer à le recevoir : dès que c’est Monsieur Remy qui me le donne, c’en est assez ; je le prends.

MARTON, comme s’en allant.

Vous ne sauriez mieux choisir.

Et puis revenant.

Êtes-vous convenue du parti que vous lui faites ? Monsieur Remy m’a chargée de vous en parler.

ARAMINTE.

Cela est inutile. Il n’y aura point de dispute là-dessus. Dès que c’est un honnête homme, il aura lieu d’être content. Appelez-le.

MARTON, hésitant à partir.

On lui laissera ce petit appartement qui donne sur le jardin, n’est-ce pas ?

ARAMINTE.

Oui, comme il voudra ; qu’il vienne.

Marton va dans la coulisse.

 

 

Scène VII

 

DORANTE, ARAMINTE, MARTON

 

MARTON.

Monsieur Dorante, Madame vous attend.

ARAMINTE.

Venez, Monsieur ; je suis obligée à Monsieur Remy d’avoir songé à moi. Puisqu’il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu’il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d’un intendant qu’il doit m’envoyer aujourd’hui ; mais je m’en tiens à vous.

DORANTE.

J’espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m’honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m’affligerait tant à présent que de la perdre.

MARTON.

Madame n’a pas deux paroles.

ARAMINTE.

Non, Monsieur ; c’est une affaire terminée, je renverrai tout. Vous êtes au fait des affaires apparemment ; vous y avez travaillé ?

DORANTE.

Oui, Madame ; mon père était avocat, et je pourrais l’être moi-même.

ARAMINTE.

C’est-à-dire que vous êtes un homme de très bonne famille, et même au-dessus du parti que vous prenez ?

DORANTE.

Je ne sens rien qui m’humilie dans le parti que je prends, Madame ; l’honneur de servir une dame comme vous n’est au-dessous de qui que ce soit, et je n’envierai la condition de personne.

ARAMINTE.

Mes façons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez ; et si, dans les suites, il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point.

MARTON.

Voilà Madame : je la reconnais.

ARAMINTE.

Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d’honnêtes gens sans fortune, tandis qu’une infinité de gens de rien et sans mérite en ont une éclatante. C’est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son âge ; car vous n’avez que trente ans tout au plus ?

DORANTE.

Pas tout à fait encore, Madame.

ARAMINTE.

Ce qu’il y a de consolant pour vous, c’est que vous avez le temps de devenir heureux.

DORANTE.

Je commence à l’être aujourd’hui, Madame.

ARAMINTE.

On vous montrera l’appartement que je vous destine ; s’il ne vous convient pas, il y en a d’autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu’un qui vous serve et c’est à quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton ?

MARTON.

Il n’y a qu’à prendre Arlequin, Madame. Je le vois à l’entrée de la salle et je vais l’appeler. Arlequin, parlez à Madame.

 

 

Scène VIII

 

ARAMINTE, DORANTE, MARTON, ARLEQUIN, UN DOMESTIQUE

 

ARLEQUIN.

Me voilà, Madame.

ARAMINTE.

Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur ; vous le servirez ; je vous donne à lui.

ARLEQUIN.

Comment, Madame, vous me donnez à lui ! Est-ce que je ne serai plus à moi ? Ma personne ne m’appartiendra donc plus ?

MARTON.

Quel benêt !

ARAMINTE.

J’entends qu’au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras.

ARLEQUIN, comme pleurant.

Je ne sais pas pourquoi Madame me donne mon congé : je n’ai pas mérité ce traitement ; je l’ai toujours servie à faire plaisir.

ARAMINTE.

Je ne te donne point ton congé, je te payerai pour être à Monsieur.

ARLEQUIN.

Je représente à Madame que cela ne serait pas juste : je ne donnerai pas ma peine d’un côté, pendant que l’argent me viendra d’un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j’aurai vos gages ; autrement je friponnerais, Madame.

ARAMINTE.

Je désespère de lui faire entendre raison.

MARTON.

Tu es bien sot ! quand je t’envoie quelque part ou que je te dis : fais telle ou telle chose, n’obéis-tu pas ?

ARLEQUIN.

Toujours.

MARTON.

Eh bien ! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à la place de Madame et par son ordre.

ARLEQUIN.

Ah ! c’est une autre affaire. C’est Madame qui donnera ordre à Monsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement de Madame.

MARTON.

Voilà ce que c’est.

ARLEQUIN.

Vous voyez bien que cela méritait explication.

UN DOMESTIQUE.

Voici votre marchande qui vous apporte des étoffes, Madame.

ARAMINTE.

Je vais les voir et je reviendrai. Monsieur, j’ai à vous parler d’une affaire ; ne vous éloignez pas.

 

 

Scène IX

 

DORANTE, MARTON, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l’un à l’autre, et vous avez le pas sur moi ? Je sera le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre.

MARTON.

Ce faquin avec ses comparaisons ! Va-t’en.

ARLEQUIN.

Un moment, avec votre permission. Monsieur, ne payerez-vous rien ? Vous a-t-on donné ordre d’être servi gratis ?

Dorante rit.

MARTON.

Allons, laisse-nous. Madame te payera ; n’est-ce pas assez ?

ARLEQUIN.

Pardi, Monsieur, je ne vous coûterai donc guère ? On ne saurait avoir un valet à meilleur marché.

DORANTE.

Arlequin a raison. Tiens, voilà d’avance ce que je te donne.

ARLEQUIN.

Ah ! voilà une action de maître. À votre aise le reste.

DORANTE.

Va boire à ma santé.

ARLEQUIN, s’en allant.

Oh ! s’il ne faut que boire afin qu’elle soit bonne, tant que je vivrai, je vous la promets excellente.

À part.

Le gracieux camarade qui m’est venu là par hasard !

 

 

Scène X

 

DORANTE, MARTON, MADAME ARGANTE, qui arrive un instant après

 

MARTON.

Vous avez lieu d’être satisfait de l’accueil de Madame ; elle paraît faire cas de vous, et tant mieux, nous n’y perdons point. Mais voici Madame Argante ; je vous avertis que c’est sa mère, et je devine à peu près ce qui l’amène.

MADAME ARGANTE, femme brusque et vaine.

Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donné, m’a-t-elle dit : j’en suis fâchée ; cela n’est point obligeant pour Monsieur le Comte, qui lui en avait retenu un. Du moins devait-elle attendre, et les voir tous deux. D’où vient préférer celui-ci ? Quelle espèce d’homme est-ce ?

MARTON.

C’est Monsieur, Madame.

MADAME ARGANTE.

Hé ! c’est Monsieur ! Je ne m’en serais pas doutée ; il est bien jeune.

MARTON.

À trente ans, on est en âge d’être intendant de maison, Madame.

MADAME ARGANTE.

C’est selon. Êtes-vous arrêté, Monsieur ?

DORANTE.

Oui, Madame.

MADAME ARGANTE.

Et de chez qui sortez-vous ?

DORANTE.

De chez moi, Madame : je n’ai encore été chez personne.

MADAME ARGANTE.

De chez vous ! Vous allez donc faire ici votre apprentissage ?

MARTON.

Point du tout. Monsieur entend les affaires ; il est fils d’un père extrêmement habile.

MADAME ARGANTE, à Marton, à part.

Je n’ai pas grande opinion de cet homme-là. Est-ce là la figure d’un intendant ? Il n’en a non plus l’air...

MARTON, à part aussi.

L’air n’y fait rien. Je vous réponds de lui ; c’est l’homme qu’il nous faut.

MADAME ARGANTE.

Pourvu que Monsieur ne s’écarte pas des intentions que nous avons, il me sera indifférent que ce soit lui ou un autre.

DORANTE.

Peut-on savoir ces intentions, Madame ?

MADAME ARGANTE.

Connaissez-vous Monsieur le comte Dorimont ? C’est un homme d’un beau nom ; ma fille et lui allaient avoir un procès ensemble au sujet d’une terre considérable, il ne s’agissait pas moins que de savoir à qui elle resterait, et on a songé à les marier, pour empêcher qu’ils ne plaident. Ma fille est veuve d’un homme qui était fort considéré dans le monde, et qui l’a laissée fort riche. Mais Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d’une si grande distinction, qu’il me tarde de voir ce mariage conclu ; et, je l’avoue, je serai charmée moi-même d’être la mère de Madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-être ; car Monsieur le comte Dorimont est en passe d’aller à tout.

DORANTE.

Les paroles sont-elles données de part et d’autre ?

MADAME ARGANTE.

Pas tout à fait encore, mais à peu près ; ma fille n’en est pas éloignée. Elle souhaiterait seulement, dit-elle, d’être bien instruite de l’état de l’affaire et savoir si elle n’a pas meilleur droit que Monsieur le Comte, afin que, si elle l’épouse, il lui en ait plus d’obligation. Mais j’ai quelquefois peur que ce ne soit une défaite. Ma fille n’a qu’un défaut ; c’est que je ne lui trouve pas assez d’élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez ; elle ne sent pas le désagrément qu’il y a de n’être qu’une bourgeoise. Elle s’endort dans cet état, malgré le bien qu’elle a.

DORANTE, doucement.

Peut-être n’en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort.

MADAME ARGANTE, vivement.

Il ne s’agit pas de ce que vous en pensez. Gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous voulez être de nos amis.

MARTON.

C’est un petit trait de morale qui ne gâte rien à notre affaire.

MADAME ARGANTE.

Morale subalterne qui me déplaît.

DORANTE.

De quoi est-il question, Madame ?

MADAME ARGANTE.

De dire à ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon ; que si elle plaidait, elle perdrait.

DORANTE.

Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l’en avertir, Madame.

MADAME ARGANTE, à part, à Marton.

Hum ! quel esprit borné !

À Dorante.

Vous n’y êtes point ; ce n’est pas là ce qu’on vous dit ; on vous charge de lui parler ainsi, indépendamment de son droit bien ou mal fondé.

DORANTE.

Mais, Madame, il n’y aurait point de probité à la tromper.

MADAME ARGANTE.

De probité ! J’en manque donc, moi ? Quel raisonnement ! C’est moi qui suis sa mère, et qui vous ordonne de la tromper à son avantage, entendez-vous ? c’est moi, moi.

DORANTE.

Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part.

MADAME ARGANTE, à part, à Marton.

C’est un ignorant que cela, qu’il faut renvoyer. Adieu, Monsieur l’homme d’affaires, qui n’avez fait celles de personne.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

DORANTE, MARTON

 

DORANTE.

Cette mère-là ne ressemble guère à sa fille.

MARTON.

Oui, il y a quelque différence ; et je suis fâchée de n’avoir pas eu le temps de vous prévenir sur son humeur brusque. Elle est extrêmement entêtée de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera votre garant ? Vous n’aurez rien à vous reprocher, ce me semble ; ce ne sera pas là une tromperie.

DORANTE.

Eh ! vous m’excuserez : ce sera toujours l’engager à prendre un parti qu’elle ne prendrait peut-être pas sans cela. Puisque l’on veut que j’aide à l’y déterminer, elle y résiste donc ?

MARTON.

C’est par indolence.

DORANTE.

Croyez-moi, disons la vérité.

MARTON.

Oh ça, il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre ; c’est que Monsieur le Comte me fait présent de mille écus le jour de la signature du contrat ; et cet argent-là, suivant le projet de Monsieur Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez.

DORANTE.

Tenez, Mademoiselle Marton, vous êtes la plus aimable fille du monde ; mais ce n’est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent.

MARTON.

Au contraire, c’est par réflexion qu’ils me tentent : plus j’y rêve, et plus je les trouve bons.

DORANTE.

Mais vous aimez votre maîtresse : et si elle n’était pas heureuse avec cet homme-là, ne vous reprocheriez-vous pas d’y avoir contribué pour une si misérable somme ?

MARTON.

Ma foi, vous avez beau dire : d’ailleurs, le Comte est un honnête homme, et je n’y entends point de finesse. Voilà Madame qui revient, elle a à vous parler. Je me retire ; méditez sur cette somme, vous la goûterez aussi bien que moi.

Elle sort.

DORANTE.

Je ne suis plus si fâché de la tromper.

 

 

Scène XII

 

ARAMINTE, DORANTE

 

ARAMINTE.

Vous avez donc vu ma mère ?

DORANTE.

Oui, Madame, il n’y a qu’un moment.

ARAMINTE.

Elle me l’a dit, et voudrait bien que j’en eusse pris un autre que vous.

DORANTE.

Il me l’a paru.

ARAMINTE.

Oui, mais ne vous embarrassez point, vous me convenez.

DORANTE.

Je n’ai point d’autre ambition.

ARAMINTE.

Parlons de ce que j’ai à vous dire ; mais que ceci soit secret entre nous, je vous prie.

DORANTE.

Je me trahirais plutôt moi-même.

ARAMINTE.

Je n’hésite point non plus à vous donner ma confiance. Voici ce que c’est : on veut me marier avec Monsieur le comte Dorimont pour éviter un grand procès que nous aurions ensemble au sujet d’une terre que je possède.

DORANTE.

Je le sais, Madame, et j’ai le malheur d’avoir déplu tout à l’heure là-dessus à Madame Argante.

ARAMINTE.

Eh ! d’où vient ?

DORANTE.

C’est que si, dans votre procès, vous avez le bon droit de votre côté, on souhaite que je vous dise le contraire, afin de vous engager plus vite à ce mariage ; et j’ai prié qu’on m’en dispensât.

ARAMINTE.

Que ma mère est frivole ! Votre fidélité ne me surprend point ; j’y comptais. Faites toujours de même, et ne vous choquez point de ce que ma mère vous a dit ; je la désapprouve : a-t-elle tenu quelque discours désagréable ?

DORANTE.

Il n’importe, Madame, mon zèle et mon attachement en augmentent : voilà tout.

ARAMINTE.

Et voilà pourquoi aussi je ne veux pas qu’on vous chagrine, et j’y mettrai bon ordre. Qu’est-ce que cela signifie ? Je me fâcherai, si cela continue. Comment donc ? vous ne seriez pas en repos ! On aura de mauvais procédés avec vous, parce que vous en avez d’estimables ; cela serait plaisant !

DORANTE.

Madame, par toute la reconnaissance que je vous dois, n’y prenez point garde : je suis confus de vos bontés, et je suis trop heureux d’avoir été querellé.

ARAMINTE.

Je loue vos sentiments. Revenons à ce procès dont il est question : si je n’épouse point Monsieur le Comte...

 

 

Scène XIII

 

DORANTE, ARAMINTE, DUBOIS

 

DUBOIS.

Madame la Marquise se porte mieux, Madame,

Il feint de voir Dorante avec surprise.

et vous est fort obligée... fort obligée de votre attention.

Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois.

ARAMINTE.

Voilà qui est bien.

DUBOIS, regardant toujours Dorante.

Madame, on m’a chargé aussi de vous dire un mot qui presse.

ARAMINTE.

De quoi s’agit-il ?

DUBOIS.

Il m’est recommandé de ne vous parler qu’en particulier.

ARAMINTE, à Dorante.

Je n’ai point achevé ce que je voulais vous dire ; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez.

 

 

Scène XIV

 

ARAMINTE, DUBOIS

 

ARAMINTE.

Qu’est-ce que c’est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante ? D’où vient cette attention à le regarder ?

DUBOIS.

Ce n’est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l’honneur de servir Madame, et qu’il faut que je lui demande mon congé.

ARAMINTE, surprise.

Quoi ! seulement pour avoir vu Dorante ici ?

DUBOIS.

Savez-vous à qui vous avez affaire ?

ARAMINTE.

Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur.

DUBOIS.

Eh ! par quel tour d’adresse est-il connu de Madame ? comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ?

ARAMINTE.

C’est Monsieur Remy qui me l’a envoyé pour intendant.

DUBOIS.

Lui, votre intendant ! Et c’est Monsieur Remy qui vous l’envoie : hélas ! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c’est un démon que ce garçon-là.

ARAMINTE.

Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais ?

DUBOIS.

Si je le connais, Madame ! si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît bien aussi. N’avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?

ARAMINTE.

Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?

DUBOIS.

Lui ! il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c’est une probité merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil.

ARAMINTE.

Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D’où vient que tu m’alarmes ? En vérité, j’en suis toute émue.

DUBOIS.

Son défaut, c’est là.

Il se touche le front.

C’est à la tête que le mal le tient.

ARAMINTE.

À la tête ?

DUBOIS.

Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.

ARAMINTE.

Dorante ! il m’a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?

DUBOIS.

Quelle preuve ? Il y a six mois qu’il est tombé fou ; il y a six mois qu’il extravague d’amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu ; je dois bien le savoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter, et c’est ce qui me force de m’en aller encore, ôtez cela, c’est un homme incomparable.

ARAMINTE, un peu boudant.

Oh bien ! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne le garderai pas : on a bien affaire d’un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies...

DUBOIS.

Ah ! vous m’excuserez ; pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste ! sa folie est de bon goût.

ARAMINTE.

N’importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?

DUBOIS.

J’ai l’honneur de la voir tous les jours ; c’est vous, Madame.

ARAMINTE.

Moi, dis-tu ?

DUBOIS.

Il vous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté, quand il vous parle.

ARAMINTE.

Il y a bien en effet quelque petite chose qui m’a paru extraordinaire. Eh ! juste ciel ! le pauvre garçon, de quoi s’avise-t-il ?

DUBOIS.

Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonne famille ; mais il n’est pas riche ; et vous saurez qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser des femmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune et qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes : il y en a une qui n’en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours ; je le sais, car je l’ai rencontrée.

ARAMINTE, avec négligence.

Actuellement ?

DUBOIS.

Oui, Madame, actuellement, une grande brune très piquante, et qu’il fuit. Il n’y a pas moyen ; Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti. Ce qu’il disait quelquefois la larme à l’œil ; car il sent bien son tort.

ARAMINTE.

Cela est fâcheux ; mais où m’a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois ?

DUBOIS.

Hélas ! Madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l’Opéra, qu’il perdit la raison ; c’était un vendredi, je m’en ressouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l’escalier, à ce qu’il me raconta, et vous suivit jusqu’à votre carrosse ; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait plus.

ARAMINTE.

Quelle aventure !

DUBOIS.

J’eus beau lui crier : Monsieur ! Point de nouvelles, il n’y avait personne au logis. À la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré ; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. J’espérais que cela se passerait, car je l’aimais : c’est le meilleur maître ! Point du tout, il n’y avait plus de ressource : ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié ; et dès le lendemain nous ne fîmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer ; moi, d’épier depuis le matin jusqu’au soir où vous alliez.

ARAMINTE.

Tu m’étonnes à un point !...

DUBOIS.

Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est plus, un garçon fort exact, et qui m’instruisait, et à qui je payais bouteille. C’est à la Comédie qu’on va, me disait-il ; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C’est chez Madame celle-ci, c’est chez Madame celle-là ; et sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés ; car c’était dans l’hiver ; lui, ne s’en souciant guère ; moi, jurant par-ci par-là pour me soulager.

ARAMINTE.

Est-il possible ?

DUBOIS.

Oui, Madame. À la fin, ce train de vie m’ennuya ; ma santé s’altérait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne, il le crut, et j’eus quelque repos. Mais n’alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s’attrister de votre absence. Au retour il était furieux, il voulut me battre, tout bon qu’il est ; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m’a mis chez Madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance, ce qu’il ne troquerait pas contre la place de l’empereur.

ARAMINTE.

Y a-t-il rien de si particulier ? Je suis si lasse d’avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l’avoir, parce qu’il a de la probité ; ce n’est pas que je sois fâchée, car je suis bien au-dessus de cela.

DUBOIS.

Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s’achève.

ARAMINTE.

Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira. D’ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Remy, qui me l’a recommandé, et ceci m’embarrasse. Je ne vois pas trop comment m’en défaire, honnêtement.

DUBOIS.

Oui ; mais vous ferez un incurable, Madame.

ARAMINTE, vivement.

Oh ! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d’un intendant ; et puis, il n’y a pas tant de risque que tu le crois : au contraire, s’il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c’est l’habitude de me voir plus qu’il n’a fait, ce serait même un service à lui rendre.

DUBOIS.

Oui ; c’est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous dira mot ; jamais vous n’entendrez parler de son amour.

ARAMINTE.

En es-tu bien sûr ?

DUBOIS.

Oh ! il ne faut pas en avoir peur ; il mourrait plutôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n’est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu’il songe à être aimé ? Nullement. Il dit que dans l’univers il n’y a personne qui le mérite ; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille ; et puis c’est tout : il me l’a dit mille fois.

ARAMINTE, haussant les épaules.

Voilà qui est bien digne de compassion ! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j’en aie un autre ; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi ; je récompenserai ton zèle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois.

DUBOIS.

Madame, je vous suis dévoué pour la vie.

ARAMINTE.

J’aurai soin de toi ; surtout qu’il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton, ignore ce que tu m’as dit ; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer.

DUBOIS.

Je n’en ai jamais parlé qu’à Madame.

ARAMINTE.

Le voici qui revient ; va-t’en.

 

 

Scène XV

 

DORANTE, ARAMINTE

 

ARAMINTE, un moment seule.

La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même.

DORANTE.

Madame, je me rends à vos ordres.

ARAMINTE.

Oui, Monsieur ; de quoi vous parlais-je ? Je l’ai oublié.

DORANTE.

D’un procès avec Monsieur le comte Dorimont.

ARAMINTE.

Je me remets ; je vous disais qu’on veut nous marier.

DORANTE.

Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n’étiez pas portée à ce mariage.

ARAMINTE.

Il est vrai. J’avais envie de vous charger d’examiner l’affaire, afin de savoir si je ne risquerais rien à plaider ; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail ; je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder.

DORANTE.

Ah ! Madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là-dessus.

ARAMINTE.

Oui ; mais je ne faisais pas réflexion que j’ai promis à Monsieur le Comte de prendre un intendant de sa main ; vous voyez bien qu’il ne serait pas honnête de lui manquer de parole ; et du moins faut-il que je parle à celui qu’il m’amènera.

DORANTE.

Je ne suis pas heureux ; rien ne me réussit, et j’aurai la douleur d’être renvoyé.

ARAMINTE, par faiblesse.

Je ne dis pas cela ; il n’y a rien de résolu là-dessus.

DORANTE.

Ne me laissez point dans l’incertitude où je suis, Madame.

ARAMINTE.

Eh ! mais, oui, je tâcherai que vous restiez ; je tâcherai.

DORANTE.

Vous m’ordonnez donc de vous rendre compte de l’affaire en question ?

ARAMINTE.

Attendons ; si j’allais épouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile.

DORANTE.

Je croyais avoir entendu dire à Madame qu’elle n’avait point de penchant pour lui.

ARAMINTE.

Pas encore.

DORANTE.

Et d’ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce.

ARAMINTE, à part.

Je n’ai pas le courage de l’affliger !... Eh bien, oui-da ; examinez toujours, examinez. J’ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai.

En s’en allant.

Je n’oserais presque le regarder.

 

 

Scène XVI

 

DORANTE, DUBOIS, venant d’un air mystérieux et comme passant

 

DUBOIS.

Marton vous cherche pour vous montrer l’appartement qu’on vous destine. Arlequin est allé boire. J’ai dit que j’allais vous avertir. Comment vous traite-t-on ?

DORANTE.

Qu’elle est aimable ! Je suis enchanté ! De quelle façon a-t-elle reçu ce que tu lui as dit ?

DUBOIS, comme en fuyant.

Elle opine tout doucement à vous garder par compassion : elle espère vous guérir par l’habitude de la voir.

DORANTE, charmé.

Sincèrement ?

DUBOIS.

Elle n’en réchappera point ; c’est autant de pris. Je m’en retourne.

DORANTE.

Reste, au contraire ; je crois que voici Marton. Dis-lui que Madame m’attend pour me remettre des papiers, et que j’irai la trouver dès que je les aurai.

DUBOIS.

Partez ; aussi bien ai-je un petit avis à donner à Marton. Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin.

 

 

Scène XVII

 

DUBOIS, MARTON

 

MARTON.

Où est donc Dorante ? il me semble l’avoir vu avec toi.

DUBOIS, brusquement.

Il dit que Madame l’attend pour des papiers, il reviendra ensuite. Au reste, qu’est-il nécessaire qu’il voie cet appartement ? S’il n’en voulait pas, il serait bien délicat : pardi, je lui conseillerais...

MARTON.

Ce ne sont pas là tes affaires : je suis les ordres de Madame.

DUBOIS.

Madame est bonne et sage ; mais prenez garde, ne trouvez-vous pas que ce petit galant-là fait les yeux doux ?

MARTON.

Il les fait comme il les a.

DUBOIS.

Je me trompe fort, si je n’ai pas vu la mine de ce freluquet considérer, je ne sais où, celle de Madame.

MARTON.

Eh bien, est-ce qu’on te fâche quand on la trouve belle ?

DUBOIS.

Non. Mais je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour la voir de plus près.

MARTON, riant.

Ah ! ah ! quelle idée ! Va, tu n’y entends rien ; tu t’y connais mal.

DUBOIS, riant.

Ah ! ah ! je suis donc bien sot.

MARTON, riant en s’en allant.

Ah ! ah ! l’original avec ses observations !

DUBOIS, seul.

Allez, allez, prenez toujours. J’aurais soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARAMINTE, DORANTE

 

DORANTE.

Non, Madame, vous ne risquez rien ; vous pouvez plaider en toute sûreté. J’ai même consulté plusieurs personnes, l’affaire est excellente ; et si vous n’avez que le motif dont vous parlez pour épouser Monsieur le Comte, rien ne vous oblige à ce mariage.

ARAMINTE.

Je l’affligerai beaucoup, et j’ai de la peine à m’y résoudre.

DORANTE.

Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l’affliger.

ARAMINTE.

Mais avez-vous bien examiné ? Vous me disiez tantôt que mon état était doux et tranquille ; n’aimeriez-vous pas mieux que j’y restasse ? N’êtes-vous pas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre Monsieur le Comte ?

DORANTE.

Madame, j’aime mieux vos intérêts que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde.

ARAMINTE.

Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l’épouse, et qu’il veuille en mettre un autre ici à votre place, vous n’y perdrez point ; je vous promets de vous en trouver une meilleure.

DORANTE, tristement.

Non, Madame, si j’ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus à personne ; et apparemment que je la perdrai ; je m’y attends.

ARAMINTE.

Je crois pourtant que je plaiderai : nous verrons.

DORANTE.

J’avais encore une petite chose à vous dire, Madame. Je viens d’apprendre que le concierge d’une de vos terres est mort : on pourrait y mettre un de vos gens ; et j’ai songé à Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dont je réponds.

ARAMINTE.

Non, envoyez plutôt votre homme au château, et laissez-moi Dubois : c’est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. À propos, il m’a dit, ce me semble, qu’il avait été à vous quelque temps ?

DORANTE, feignant un peu d’embarras.

Il est vrai, Madame ; il est fidèle, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent-ils bien de ceux qu’ils ont servis. Ne me nuirait-il point dans votre esprit ?

ARAMINTE, négligemment.

Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout. Que me veut Monsieur Remy ?

 

 

Scène II

 

ARAMINTE, DORANTE, MONSIEUR REMY

 

MONSIEUR REMY.

Madame, je suis votre très humble serviteur. Je viens vous remercier de la bonté que vous avez eue de prendre mon neveu à ma recommandation.

ARAMINTE.

Je n’ai pas hésité, comme vous l’avez vu.

MONSIEUR REMY.

Je vous rends mille grâces. Ne m’aviez-vous pas dit qu’on vous en offrait un autre ?

ARAMINTE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR REMY.

Tant mieux ; car je viens vous demander celui-ci pour une affaire d’importance.

DORANTE, d’un air de refus.

Et d’où vient, Monsieur ?

MONSIEUR REMY.

Patience !

ARAMINTE.

Mais, Monsieur Remy, ceci est un peu vif ; vous prenez assez mal votre temps, et j’ai refusé l’autre personne.

DORANTE.

Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame, qu’elle ne me congédie.

MONSIEUR REMY, brusquement.

Vous ne savez ce que vous dites. Il faut pourtant sortir ; vous allez voir. Tenez, Madame, jugez-en vous-même ; voici de quoi il est question : c’est une dame de trente-cinq ans, qu’on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction ; qui ne déclare pas son nom ; qui dit que j’ai été son procureur ; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu’elle prouvera ; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parlé, qui sait qu’il n’a pas de bien, et qui offre de l’épouser sans délai. Et la personne qui est venue chez moi de sa part doit revenir tantôt pour savoir la réponse, et vous mener tout de suite chez elle. Cela est-il net ? Y a-t-il à consulter là-dessus ? Dans deux heures il faut être au logis. Ai-je tort, Madame ?

ARAMINTE, froidement.

C’est à lui à répondre.

MONSIEUR REMY.

Eh bien ! à quoi pense-t-il donc ? Viendrez-vous ?

DORANTE.

Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-là.

MONSIEUR REMY.

Hum ! Quoi ? Entendez-vous ce que je vous dis, qu’elle a quinze mille livres de rente ? entendez-vous ?

DORANTE.

Oui, Monsieur ; mais en eût-elle vingt fois davantage, je ne l’épouserais pas ; nous ne serions heureux ni l’un ni l’autre : j’ai le cœur pris ; j’aime ailleurs.

MONSIEUR REMY, d’un ton railleur, et traînant ses mots.

J’ai le cœur pris : voilà qui est fâcheux ! Ah, ah, le cœur est admirable ! Je n’aurais jamais deviné la beauté des scrupules de ce cœur-là, qui veut qu’on reste intendant de la maison d’autrui pendant qu’on peut l’être de la sienne ! Est-ce là votre dernier mot, berger fidèle ?

DORANTE.

Je ne saurais changer de sentiment ; Monsieur.

MONSIEUR REMY.

Oh ! le sot cœur, mon neveu ; vous êtes un imbécile, un insensé ; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon, si elle n’est pas de mon sentiment, n’est-il pas vrai, Madame, et ne le trouvez-vous pas extravagant ?

ARAMINTE, doucement.

Ne le querellez point. Il paraît avoir tort ; j’en conviens.

MONSIEUR REMY, vivement.

Comment, Madame ! il pourrait...

ARAMINTE.

Dans sa façon de penser je l’excuse. Voyez pourtant, Dorante, tâchez de vaincre votre penchant, si vous le pouvez. Je sais bien que cela est difficile.

DORANTE.

Il n’y a pas moyen, Madame, mon amour m’est plus cher que ma vie.

MONSIEUR REMY, d’un air étonné.

Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent être contents ; en voilà un des plus curieux qui se fassent. Vous trouvez donc cela raisonnable, Madame ?

ARAMINTE.

Je vous laisse, parlez-lui vous-même.

À part.

Il me touche tant, qu’il faut que je m’en aille.

Elle sort.

DORANTE, à part.

Il ne croit pas si bien me servir.

 

 

Scène III

 

DORANTE, MONSIEUR REMY, MARTON

 

MONSIEUR REMY, regardant son neveu.

Dorante, sais-tu bien qu’il n’y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force ?

Marton arrive.

Venez, Mademoiselle Marton.

MARTON.

Je viens d’apprendre que vous étiez ici.

MONSIEUR REMY.

Dites-nous un peu votre sentiment ; que pensez-vous de quelqu’un qui n’a point de bien, et qui refuse d’épouser une honnête et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants ?

MARTON.

Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu’un rêve.

MONSIEUR REMY, montrant Dorante.

Voilà le rêveur ; et pour excuse, il allègue son cœur que vous avez pris ; mais comme apparemment il n’a pas encore emporté le vôtre, et que je vous crois encore à peu près dans tout votre bon sens, vu le peu de temps qu’il y a que vous le connaissez, je vous prie de m’aider à le rendre plus sage. Assurément vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez point à un pareil établissement ; il n’y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-là.

MARTON.

Quoi ! Monsieur Remy, c’est de Dorante que vous parlez ? C’est pour se garder à moi qu’il refuse d’être riche ?

MONSIEUR REMY.

Tout juste, et vous êtes trop généreuse pour le souffrir.

MARTON, avec un air de passion.

Vous vous trompez, Monsieur, je l’aime trop moi-même pour l’en empêcher, et je suis enchantée : oh ! Dorante, que je vous estime ! Je n’aurais pas cru que vous m’aimassiez tant.

MONSIEUR REMY.

Courage ! je ne fais que vous le montrer, et vous en êtes déjà coiffée ! Pardi, le cœur d’une femme est bien étonnant ! le feu y prend bien vite.

MARTON, comme chagrine.

Eh ! Monsieur, faut-il tant de bien pour être heureux ? Madame, qui a de la bonté pour moi, suppléera en partie par sa générosité à ce qu’il me sacrifie. Que je vous ai d’obligation, Dorante !

DORANTE.

Oh ! non, Mademoiselle, aucune ; vous n’avez point de gré à me savoir de ce que je fais ; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là-dedans. Vous ne me devez rien ; je ne pense pas à votre reconnaissance.

MARTON.

Vous me charmez : que de délicatesse ! Il n’y a encore rien de si tendre que ce que vous me dites.

MONSIEUR REMY.

Par ma foi, je ne m’y connais donc guère ; car je le trouve bien plat.

À Marton.

Adieu, la belle enfant ; je ne vous aurais, ma foi, pas évaluée ce qu’il vous achète. Serviteur, idiot, garde ta tendresse, et moi ma succession.

Il sort.

MARTON.

Il est en colère, mais nous l’apaiserons.

DORANTE.

Je l’espère. Quelqu’un vient.

MARTON.

C’est le Comte, celui dont je vous ai parlé, et qui doit épouser Madame.

DORANTE.

Je vous laisse donc ; il pourrait me parler de son procès : vous savez ce que je vous ai dit là-dessus, et il est inutile que je le voie.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, MARTON

 

LE COMTE.

Bonjour, Marton.

MARTON.

Vous voilà donc revenu, Monsieur ?

LE COMTE.

Oui. On m’a dit qu’Araminte se promenait dans le jardin, et je viens d’apprendre de sa mère une chose qui me chagrine : je lui avais retenu un intendant, qui devait aujourd’hui entrer chez elle, et cependant elle en a pris un autre, qui ne plaît point à la mère, et dont nous n’avons rien à espérer.

MARTON.

Nous n’en devons rien craindre non plus, Monsieur. Allez, ne vous inquiétez point, c’est un galant homme ; et si la mère n’en est pas contente, c’est un peu de sa faute ; elle a débuté tantôt par le brusquer d’une manière si outrée, l’a traité si mal, qu’il n’est pas étonnant qu’elle ne l’ait point gagné. Imaginez-vous qu’elle l’a querellé de ce qu’il est bien fait.

LE COMTE.

Ne serait-ce point lui que je viens de voir sortir d’avec vous ?

MARTON.

Lui-même.

LE COMTE.

Il a bonne mine, en effet, et n’a pas trop l’air de ce qu’il est.

MARTON.

Pardonnez-moi, Monsieur ; car il est honnête homme.

LE COMTE.

N’y aurait-il pas moyen de raccommoder cela ? Araminte ne me hait pas, je pense, mais elle est lente à se déterminer ; et pour achever de la résoudre, il ne s’agirait plus que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l’embarras d’un procès. Parlons à cet intendant ; s’il ne faut que de l’argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l’épargnerai pas.

MARTON.

Oh ! non, ce n’est point un homme à mener par là ; c’est le garçon de France le plus désintéressé.

LE COMTE.

Tant pis ! ces gens-là ne sont bons à rien.

MARTON.

Laissez-moi faire.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, ARLEQUIN, MARTON

 

ARLEQUIN.

Mademoiselle, voilà un homme qui en demande un autre ; savez-vous qui c’est ?

MARTON, brusquement.

Et qui est cet autre ? À quel homme en veut-il ?

ARLEQUIN.

Ma foi, je n’en sais rien ; c’est de quoi je m’informe à vous.

MARTON.

Fais-le entrer.

ARLEQUIN, le faisant sortir des coulisses.

Hé ! le garçon : venez ici dire votre affaire.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, MARTON, LE GARÇON

 

MARTON.

Qui cherchez-vous ?

LE GARÇON.

Mademoiselle, je cherche un certain Monsieur à qui j’ai à rendre un portrait avec une boîte qu’il nous a fait faire. Il nous a dit qu’on ne la remît qu’à lui-même, et qu’il viendrait la prendre ; mais comme mon père est obligé de partir demain pour un petit voyage, il m’a envoyé pour la lui rendre, et on m’a dit que je saurais de ses nouvelles ici. Je le connais de vue, mais je ne sais pas son nom.

MARTON.

N’est-ce pas vous, Monsieur le Comte ?

LE COMTE.

Non, sûrement.

LE GARÇON.

Je n’ai point affaire à Monsieur, Mademoiselle ; c’est une autre personne.

MARTON.

Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez ?

LE GARÇON.

Chez un procureur qui s’appelle Monsieur Remy.

LE COMTE.

Ah ! n’est-ce pas le procureur de Madame ? montrez-nous la boîte.

LE GARÇON.

Monsieur, cela m’est défendu ; je n’ai ordre de la donner qu’à celui à qui elle est : le portrait de la dame est dedans.

LE COMTE.

Le portrait d’une dame ? Qu’est-ce que cela signifie ? Serait-ce celui d’Araminte ? Je vais tout à l’heure savoir ce qu’il en est.

 

 

Scène VII

 

MARTON, LE GARÇON

 

MARTON.

Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez ; c’est le neveu de Monsieur Remy, de chez qui vous venez.

LE GARÇON.

Je le crois aussi, Mademoiselle.

MARTON.

Un grand homme qui s’appelle Monsieur Dorante.

LE GARÇON.

Il me semble que c’est son nom.

MARTON.

Il me l’a dit ; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarqué le portrait ?

LE GARÇON.

Non, je n’ai pas pris garde à qui il ressemble.

MARTON.

Eh bien, c’est de moi dont il s’agit. Monsieur Dorante n’est pas ici, et ne reviendra pas sitôt. Vous n’avez qu’à me remettre la boîte ; vous le pouvez en toute sûreté ; vous lui ferez même plaisir. Vous voyez que je suis au fait.

LE GARÇON.

C’est ce qui me paraît. La voilà, Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui rendre quand il sera venu.

MARTON.

Oh ! je n’y manquerai pas.

LE GARÇON.

Il y a encore une bagatelle qu’il doit dessus, mais je tâcherai de repasser tantôt, et s’il n’y était pas, vous auriez la bonté d’achever de payer.

MARTON.

Sans difficulté. Allez.

À part.

Voici Dorante.

Au Garçon.

Retirez-vous vite.

 

 

Scène VIII

 

MARTON, DORANTE

 

MARTON, un moment seule et joyeuse.

Ce ne peut être que mon portrait. Le charmant homme ! Monsieur Remy avait raison de dire qu’il y avait quelque temps qu’il me connaissait.

DORANTE.

Mademoiselle, n’avez-vous pas vu ici quelqu’un qui vient d’arriver ? Arlequin croit que c’est moi qu’il demande.

MARTON, le regardant avec tendresse.

Que vous êtes aimable, Dorante ! je serais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos ; l’ouvrier est venu, je lui ai parlé, j’ai la boîte, je la tiens.

DORANTE.

J’ignore...

MARTON.

Point de mystère ; je la tiens, vous dis-je, et je ne m’en fâche pas. Je vous la rendrai quand je l’aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa mère et le Comte ; c’est peut-être de cela qu’ils s’entretiennent. Laissez-moi les calmer là-dessus, et ne les attendez pas.

DORANTE, en s’en allant, et riant.

Tout a réussi, elle prend le change à merveille !

 

 

Scène IX

 

ARAMINTE, LE COMTE, MADAME ARGANTE, MARTON

 

ARAMINTE.

Marton, qu’est-ce que c’est qu’un portrait dont Monsieur le Comte me parle, qu’on vient d’apporter ici à quelqu’un qu’on ne nomme pas, et qu’on soupçonne être le mien ? Instruisez-moi de cette histoire-là.

MARTON, d’un air rêveur.

Ce n’est rien, Madame ; je vous dirai ce que c’est : je l’ai démêlé après que Monsieur le Comte est parti ; il n’a que faire de s’alarmer. Il n’y a rien là qui vous intéresse.

LE COMTE.

Comment le savez-vous, Mademoiselle ? vous n’avez point vu le portrait.

MARTON.

N’importe, c’est tout comme si je l’avais vu. Je sais qui il regarde ; n’en soyez point en peine.

LE COMTE.

Ce qu’il y a de certain, c’est un portrait de femme, et c’est ici qu’on vient chercher la personne qui l’a fait faire, à qui on doit le rendre, et ce n’est pas moi.

MARTON.

D’accord. Mais quand je vous dis que Madame n’y est pour rien, ni vous non plus.

ARAMINTE.

Eh bien ! si vous êtes instruite, dites-nous donc de quoi il est question ; car je veux le savoir. On a des idées qui ne me plaisent point. Parlez.

MADAME ARGANTE.

Oui ; ceci a un air de mystère qui est désagréable. Il ne faut pourtant pas vous fâcher, ma fille. Monsieur le Comte vous aime, et un peu de jalousie, même injuste, ne messied pas à un amant.

LE COMTE.

Je ne suis jaloux que de l’inconnu qui ose se donner le plaisir d’avoir le portrait de Madame.

ARAMINTE, vivement.

Comme il vous plaira, Monsieur ; mais j’ai entendu ce que vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractère d’esprit-là. Eh bien, Marton ?

MARTON.

Eh bien, Madame, voilà bien du bruit ! c’est mon portrait.

LE COMTE.

Votre portrait ?

MARTON.

Oui, le mien. Eh ! pourquoi non, s’il vous plaît ? il ne faut pas tant se récrier.

MADAME ARGANTE.

Je suis assez comme Monsieur le Comte ; la chose me paraît singulière.

MARTON.

Ma foi, Madame, sans vanité, on en peint tous les jours, et des plus huppées, qui ne me valent pas.

ARAMINTE.

Et qui est-ce qui a fait cette dépense-là pour vous ?

MARTON.

Un très aimable homme qui m’aime, qui a de la délicatesse et des sentiments, et qui me recherche ; et puisqu’il faut vous le nommer, c’est Dorante.

ARAMINTE.

Mon intendant ?

MARTON.

Lui-même.

MADAME ARGANTE.

Le fat, avec ses sentiments !

ARAMINTE, brusquement.

Eh ! vous nous trompez ; depuis qu’il est ici, a-t-il eu le temps de vous faire peindre ?

MARTON.

Mais ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il me connaît.

ARAMINTE, vivement.

Donnez donc.

MARTON.

Je n’ai pas encore ouvert la boîte, mais c’est moi que vous y allez voir.

Araminte l’ouvre, tous regardent.

LE COMTE.

Eh ! je m’en doutais bien ; c’est Madame.

MARTON.

Madame !... Il est vrai, et me voilà bien loin de mon compte !

À part.

Dubois avait raison tantôt.

ARAMINTE, à part.

Et moi, je vois clair.

À Marton.

Par quel hasard avez-vous cru que c’était vous ?

MARTON.

Ma foi, Madame, toute autre que moi s’y serait trompée. Monsieur Remy me dit que son neveu m’aime, qu’il veut nous marier ensemble ; Dorante est présent, et ne dit point non ; il refuse devant moi un très riche parti ; l’oncle s’en prend à moi, me dit que j’en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui à qui il appartient ; je l’interroge : à tout ce qu’il répond, je reconnais Dorante. C’est un petit portrait de femme, Dorante m’aime jusqu’à refuser sa fortune pour moi. Je conclus donc que c’est moi qu’il a fait peindre. Ai-je eu tort ? J’ai pourtant mal conclu. J’y renonce ; tant d’honneur ne m’appartient point. Je crois voir toute l’étendue de ma méprise, et je me tais.

ARAMINTE.

Ah ! ce n’est pas là une chose bien difficile à deviner. Vous faites le fâché, l’étonné, Monsieur le Comte ; il y a eu quelque malentendu dans les mesures que vous avez prises ; mais vous ne m’abusez point ; c’est à vous qu’on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu’on vient chercher ici, c’est vous, Monsieur, c’est vous.

MARTON, d’un air sérieux.

Je ne crois pas.

MADAME ARGANTE.

Oui, oui, c’est Monsieur : à quoi bon vous en défendre ? Dans les termes où vous en êtes avec ma fille, ce n’est pas là un si grand crime ; allons, convenez-en.

LE COMTE, froidement.

Non, Madame, ce n’est point moi, sur mon honneur, je ne connais pas ce Monsieur Remy : comment aurait-on dit chez lui qu’on aurait de mes nouvelles ici ? Cela ne se peut pas.

MADAME ARGANTE, d’un air pensif.

Je ne faisais pas attention à cette circonstance.

ARAMINTE.

Bon ! qu’est-ce qu’une circonstance de plus ou de moins ? Je n’en rabats rien. Quoi qu’il en soit, je le garde, personne ne l’aura. Mais quel bruit entendons-nous ? Voyez ce que c’est, Marton.

 

 

Scène X

 

ARAMINTE, LE COMTE, MADAME ARGANTE, MARTON, DUBOIS, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN, en entrant.

Tu es un plaisant magot !

MARTON.

À qui en avez-vous donc ? vous autres ?

DUBOIS.

Si je disais un mot, ton maître sortirait bien vite.

ARLEQUIN.

Toi ? nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de cela.

DUBOIS.

Comme je te bâtonnerais, sans le respect de Madame !

ARLEQUIN.

Arrive, arrive : la voilà, Madame.

ARAMINTE.

Quel sujet avez-vous donc de quereller ? De quoi s’agit-il ?

MADAME ARGANTE.

Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c’est que ce mot que vous diriez contre Dorante ; il serait bon de savoir ce que c’est.

ARLEQUIN.

Prononce donc ce mot.

ARAMINTE.

Tais-toi, laisse-le parler.

DUBOIS.

Il y a une heure qu’il me dit mille invectives, Madame.

ARLEQUIN.

Je soutiens les intérêts de mon maître, je tire des gages pour cela, et je ne souffrirai point qu’un ostrogoth menace mon maître d’un mot ; j’en demande justice à Madame.

MADAME ARGANTE.

Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot : c’est le plus pressé.

ARLEQUIN.

Je le défie d’en dire seulement une lettre.

DUBOIS.

C’est par pure colère que j’ai fait cette menace, Madame ; et voici la cause de la dispute. En arrangeant l’appartement de Monsieur Dorante, j’ai vu par hasard un tableau où Madame est peinte, et j’ai cru qu’il fallait l’ôter, qu’il n’avait que faire là, qu’il n’était point décent qu’il y restât ; de sorte que j’ai été pour le détacher ; ce butor est venu pour m’en empêcher, et peu s’en est fallu que nous ne nous soyons battus.

ARLEQUIN.

Sans doute, de quoi t’avises-tu d’ôter ce tableau qui est tout à fait gracieux, que mon maître considérait il n’y avait qu’un moment avec toute la satisfaction possible ? Car je l’avais vu qui l’avait contemplé de tout son cœur, et il prend fantaisie à ce brutal de le priver d’une peinture qui réjouit cet honnête homme. Voyez la malice ! Ôte-lui quelque autre meuble, s’il en a trop, mais laisse-lui cette pièce, animal.

DUBOIS.

Et moi, je te dis qu’on ne la laissera point, que je la détacherai moi-même, que tu en auras le démenti, et que Madame le voudra ainsi.

ARAMINTE.

Eh ! que m’importe ? Il était bien nécessaire de faire ce bruit-là pour un vieux tableau qu’on a mis là par hasard, et qui y est resté. Laissez-nous. Cela vaut-il la peine qu’on en parle ?

MADAME ARGANTE, d’un ton aigre.

Vous m’excuserez, ma fille ; ce n’est point là sa place, et il n’y a qu’à l’ôter ; votre intendant se passera bien de ses contemplations.

ARAMINTE, souriant d’un air railleur.

Oh ! vous avez raison. Je ne pense pas qu’il les regrette.

À Arlequin et à Dubois.

Retirez-vous tous deux.

 

 

Scène XI

 

ARAMINTE, LE COMTE, MADAME ARGANTE, MARTON

 

LE COMTE, d’un ton railleur.

Ce qui est de sûr, c’est que cet homme d’affaires-là est de bon goût.

ARAMINTE, ironiquement.

Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu’il ait jeté les yeux sur ce tableau.

MADAME ARGANTE.

Cet homme-là ne m’a jamais plu un instant, ma fille ; vous le savez, j’ai le coup d’œil assez bon, et je ne l’aime point. Croyez-moi, vous avez entendu la menace que Dubois a faite en parlant de lui, j’y reviens encore, il faut qu’il ait quelque chose à en dire. Interrogez-le ; sachons ce que c’est. Je suis persuadée que ce petit monsieur-là ne vous convient point ; nous le voyons tous ; il n’y a que vous qui n’y prenez pas garde.

MARTON, négligemment.

Pour moi je n’en suis pas contente.

ARAMINTE, riant ironiquement.

Qu’est-ce donc que vous voyez, et que je ne vois point ? Je manque de pénétration : j’avoue que je m’y perds ! Je ne vois pas le sujet de me défaire d’un homme qui m’est donné de bonne main, qui est un homme de quelque chose, qui me sert bien, et que trop bien peut-être ; voilà ce qui n’échappe pas à ma pénétration, par exemple.

MADAME ARGANTE.

Que vous êtes aveugle !

ARAMINTE, d’un air souriant.

Pas tant ; chacun a ses lumières. Je consens, au reste, d’écouter Dubois, le conseil est bon, et je l’approuve. Allez, Marton, allez lui dire que je veux lui parler. S’il me donne des motifs raisonnables de renvoyer cet intendant assez hardi pour regarder un tableau, il ne restera pas longtemps chez moi ; sans quoi, on aura la bonté de trouver bon que je le garde, en attendant qu’il me déplaise à moi.

MADAME ARGANTE, vivement.

Eh bien ! il vous déplaira ; je ne vous en dis pas davantage, en attendant de plus fortes preuves.

LE COMTE.

Quant à moi, Madame, j’avoue que j’ai craint qu’il ne me servît mal auprès de vous, qu’il ne vous inspirât l’envie de plaider, et j’ai souhaité par pure tendresse qu’il vous en détournât. Il aura pourtant beau faire, je déclare que je renonce à tout procès avec vous ; que je ne veux pour arbitre de notre discussion que vous et vos gens d’affaires, et que j’aime mieux perdre tout que de rien disputer.

MADAME ARGANTE, d’un ton décisif.

Mais où serait la dispute ? Le mariage terminerait tout, et le vôtre est comme arrêté.

LE COMTE.

Je garde le silence sur Dorante ; je reviendrai simplement voir ce que vous pensez de lui, et si vous le congédiez, comme je le présume, il ne tiendra qu’à vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps.

MADAME ARGANTE.

Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus, vous m’accuseriez de vision, et votre entêtement finira sans notre secours. Je compte beaucoup sur Dubois que voici, et avec lequel nous vous laissons.

 

 

Scène XII

 

DUBOIS, ARAMINTE

 

DUBOIS.

On m’a dit que vous vouliez me parler, Madame ?

ARAMINTE.

Viens ici : tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret ; moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n’as guère d’attention pour ce que je te dis. Je t’avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante ; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l’avais promis : pour quoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu’on eût ?

DUBOIS.

Ma foi, Madame, j’ai cru la chose sans conséquence, et je n’ai agi d’ailleurs que par un mouvement de respect et de zèle.

ARAMINTE, d’un air vif.

Eh ! laisse là ton zèle, ce n’est pas là celui que je veux, ni celui qu’il me faut ; c’est de ton silence dont j’ai besoin pour me tirer de l’embarras où je suis, et où tu m’as jetée toi-même ; car sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m’aime, et je n’aurais que faire d’y regarder de si près.

DUBOIS.

J’ai bien senti que j’avais tort.

ARAMINTE.

Passe encore pour la dispute ; mais pourquoi s’écrier : si je disais un mot ? Y a-t-il rien de plus mal à toi ?

DUBOIS.

C’est encore une suite de zèle mal entendu.

ARAMINTE.

Eh bien ! tais-toi donc, tais-toi ; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m’as dit.

DUBOIS.

Oh ! je suis bien corrigé.

ARAMINTE.

C’est ton étourderie qui me force actuellement de te parler, sous prétexte de t’interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mère et Monsieur le Comte s’attendent que tu vas m’en apprendre des choses étonnantes ; quel rapport leur ferai-je à présent ?

DUBOIS.

Ah ! il n’y a rien de plus facile à raccommoder : ce rapport sera que des gens qui le connaissent m’ont dit que c’était un homme incapable de l’emploi qu’il a chez vous ; quoiqu’il soit fort habile, au moins : ce n’est pas cela qui lui manque.

ARAMINTE.

À la bonne heure ; mais il y aura un inconvénient. S’il en est incapable, on me dira de le renvoyer, et il n’est pas encore temps ; j’y ai pensé depuis ; la prudence ne le veut pas, et je suis obligée de prendre des biais, et d’aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu’il a, et qui éclaterait peut-être dans sa douleur. Me fierais-je à un désespéré ? Ce n’est plus le besoin que j’ai de lui qui me retient, c’est moi que je ménage.

Elle radoucit le ton.

À moins que ce qu’a dit Marton ne soit vrai, auquel cas je n’aurais plus rien à craindre. Elle prétend qu’il l’avait déjà vue chez Monsieur Remy, et que le procureur a dit même devant lui qu’il l’aimait depuis longtemps, et qu’il fallait qu’ils se mariassent ; je le voudrais.

DUBOIS.

Bagatelle ! Dorante n’a vu Marton ni de près ni de loin ; c’est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n’ai pas osé l’en dédire, m’a dit Dorante, parce que j’aurais indisposé contre moi cette fille, qui a du crédit auprès de sa maîtresse, et qui a cru ensuite que c’était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu’on m’offrait.

ARAMINTE, négligemment.

Il t’a donc tout conté ?

DUBOIS.

Oui, il n’y a qu’un moment, dans le jardin où il a voulu presque se jeter à mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d’oublier l’emportement qu’il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la maison avec lui, et qu’il fallait qu’il sortît ; ce qui l’a jeté dans des gémissements, dans des pleurs, dans le plus triste état du monde.

ARAMINTE.

Eh ! tant pis ; ne le tourmente point ; tu vois bien que j’ai raison de dire qu’il faut aller doucement avec cet esprit-là, tu le vois bien. J’augurais beaucoup de ce mariage avec Marton ; je croyais qu’il m’oublierait, et point du tout, il n’est question de rien.

DUBOIS, comme s’en allant.

Pure fable ! Madame a-t-elle encore quelque chose à me dire ?

ARAMINTE.

Attends : comment faire ? Si lorsqu’il me parle il me mettait en droit de me plaindre de lui ; mais il ne lui échappe rien ; je ne sais de son amour que ce que tu m’en dis ; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer ; il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait ; mais il serait à propos qu’il me fâchât.

DUBOIS.

Vraiment oui ; Monsieur Dorante n’est point digne de Madame. S’il était dans une plus grande fortune, comme il n’y a rien à dire à ce qu’il est né, ce serait une autre affaire, mais il n’est riche qu’en mérite, et ce n’est pas assez.

ARAMINTE, d’un ton comme triste.

Vraiment non, voilà les usages ; je ne sais pas comment je le traiterai ; je n’en sais rien, je verrai.

DUBOIS.

Eh bien ! Madame a un si beau prétexte... Ce portrait que Marton a cru être le sien à ce qu’elle m’a dit...

ARAMINTE.

Eh ! non, je ne saurais l’en accuser ; c’est le Comte qui l’a fait faire.

DUBOIS.

Point du tout, c’est de Dorante, je le sais de lui-même, et il y travaillait encore il n’y a que deux mois, lorsque je le quittai.

ARAMINTE.

Va-t’en ; il y a longtemps que je te parle. Si on me demande ce que tu m’as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Le voici, j’ai envie de lui tendre un piège.

DUBOIS.

Oui, Madame, il se déclarera peut-être, et tout de suite je lui dirais : Sortez.

ARAMINTE.

Laisse-nous.

 

 

Scène XIII

 

DORANTE, ARAMINTE, DUBOIS

 

DUBOIS, sortant, et en passant auprès de Dorante, et rapidement.

Il m’est impossible de l’instruire ; mais qu’il se découvre ou non, les choses ne peuvent aller que bien.

DORANTE.

Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans l’inquiétude : j’ai tout quitté pour avoir l’honneur d’être à vous, je vous suis plus attaché que je ne puis le dire ; on ne saurait vous servir avec plus de fidélité ni de désintéressement ; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout le monde ici m’en veut, me persécute et conspire pour me faire sortir. J’en suis consterné ; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour moi, et j’en serais dans la dernière affliction.

ARAMINTE, d’un ton doux.

Tranquillisez-vous ; vous ne dépendez point de ceux qui vous en veulent ; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n’aboutiront à rien ; je suis la maîtresse.

DORANTE, d’un air bien inquiet.

Je n’ai que votre appui, Madame.

ARAMINTE.

Il ne vous manquera pas ; mais je vous conseille une chose : ne leur paraissez pas si alarmé, vous leur feriez douter de votre capacité, et il leur semblerait que vous m’auriez beaucoup d’obligation de ce que je vous garde.

DORANTE.

Ils ne se tromperaient pas, Madame ; c’est une bonté qui me pénètre de reconnaissance.

ARAMINTE.

À la bonne heure ; mais il n’est pas nécessaire qu’ils le croient. Je vous sais bon gré de votre attachement et de votre fidélité ; mais dissimulez-en une partie, c’est peut-être ce qui les indispose contre vous. Vous leur avez refusé de m’en faire accroire sur le chapitre du procès ; conformez-vous à ce qu’ils exigent ; regagnez-les par là, je vous le permets : l’événement leur persuadera que vous les avez bien servis ; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte.

DORANTE, d’un ton ému.

Déterminée, Madame !

ARAMINTE.

Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué ; je le lui dirai même, et je vous garantis que vous resterez ici ; je vous le promets.

À part.

Il change de couleur.

DORANTE.

Quelle différence pour moi, Madame !

ARAMINTE, d’un air délibéré.

Il n’y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vous dicter ; il y a tout ce qu’il faut sur cette table.

DORANTE.

Et pour qui, Madame ?

ARAMINTE.

Pour le Comte, qui est sorti d’ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom.

Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la table.

Eh ! vous n’allez pas à la table ? À quoi rêvez-vous ?

DORANTE, toujours distrait.

Oui, Madame.

ARAMINTE, à part, pendant qu’il se place.

Il ne sait ce qu’il fait ; voyons si cela continuera.

DORANTE, à part, cherchant du papier.

Ah ! Dubois m’a trompé !

ARAMINTE, poursuivant.

Êtes-vous prêt à écrire ?

DORANTE.

Madame, je ne trouve point de papier.

ARAMINTE, allant elle-même.

Vous n’en trouvez point ! En voilà devant vous.

DORANTE.

Il est vrai.

ARAMINTE.

Écrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur ; votre mariage est sûr... Avez-vous écrit ?

DORANTE.

Comment, Madame ?

ARAMINTE.

Vous ne m’écoutez donc pas ? Votre mariage est sûr ; Madame veut que je vous l’écrive, et vous attend pour vous le dire.

À part.

Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? N’attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites d’un procès douteux.

DORANTE.

Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame : douteux, il ne l’est point.

ARAMINTE.

N’importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule justice qu’elle rend à votre mérite la détermine.

DORANTE, à part.

Ciel ! je suis perdu.

Haut.

Mais, Madame, vous n’aviez aucune inclination pour lui.

ARAMINTE.

Achevez, vous dis-je... Qu’elle rend à votre mérite la détermine... Je crois que la main vous tremble ! vous paraissez changé. Qu’est-ce que cela signifie ? Vous trouvez-vous mal ?

DORANTE.

Je ne me trouve pas bien, Madame.

ARAMINTE.

Quoi ! si subitement ! cela est singulier. Pliez la lettre et mettez : À Monsieur le comte Dorimont. Vous direz à Dubois qu’il la lui porte.

À part.

Le cœur me bat !

À Dorante.

Voilà qui est écrit tout de travers ! Cette adresse-là n’est presque pas lisible.

À part.

Il n’y a pas encore là de quoi le convaincre.

DORANTE, à part.

Ne serait-ce point aussi pour m’éprouver ? Dubois ne m’a averti de rien.

 

 

Scène XIV

 

ARAMINTE, DORANTE, MARTON

 

MARTON.

Je suis bien aise, Madame, de trouver Monsieur ici ; il vous confirmera tout de suite ce que j’ai à vous dire. Vous avez offert en différentes occasions de me marier, Madame ; et jusqu’ici je ne me suis point trouvée disposée à profiter de vos bontés. Aujourd’hui Monsieur me recherche ; il vient même de refuser un parti infiniment plus riche, et le tout pour moi ; du moins me l’a-t-il laissé croire, et il est à propos qu’il s’explique ; mais comme je ne veux dépendre que de vous, c’est de vous aussi, Madame, qu’il faut qu’il m’obtienne : ainsi, Monsieur, vous n’avez qu’à parler à Madame. Si elle m’accorde à vous, vous n’aurez point de peine à m’obtenir de moi-même.

 

 

Scène XV

 

DORANTE, ARAMINTE

 

ARAMINTE, à part, émue.

Cette folle !

Haut.

Je suis charmée de ce qu’elle vient de m’apprendre. Vous avez fait là un très bon choix : c’est une fille aimable et d’un excellent caractère.

DORANTE, d’un air abattu.

Hélas ! Madame, je ne songe point à elle.

ARAMINTE.

Vous ne songez point à elle ! Elle dit que vous l’aimez, que vous l’aviez vue avant de venir ici.

DORANTE, tristement.

C’est une erreur où Monsieur Remy l’a jetée sans me consulter ; et je n’ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m’en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu’elle croit que je refuse à cause d’elle ; et je n’ai nulle part à tout cela. Je suis hors d’état de donner mon cœur à personne : je l’ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas.

ARAMINTE.

Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton.

DORANTE.

Elle vous aurait peut-être empêchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez.

ARAMINTE.

Mais dans la situation où vous êtes, quel intérêt aviez-vous d’entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre ?

DORANTE.

Je trouve plus de douceur à être chez vous, Madame.

ARAMINTE.

Il y a quelque chose d’incompréhensible en tout ceci ! Voyez-vous souvent la personne que vous aimez ?

DORANTE, toujours abattu.

Pas souvent à mon gré, Madame ; et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez.

ARAMINTE, à part.

Il a des expressions d’une tendresse !

Haut.

Est-elle fille ? A-t-elle été mariée ?

DORANTE.

Madame, elle est veuve.

ARAMINTE.

Et ne devez-vous pas l’épouser ? Elle vous aime, sans doute ?

DORANTE.

Hélas ! Madame, elle ne sait pas seulement que je l’adore. Excusez l’emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais presque parler d’elle qu’avec transport !

ARAMINTE.

Je ne vous interroge que par étonnement. Elle ignore que vous l’aimez, dites-vous, et vous lui sacrifiez votre fortune ? Voilà de l’incroyable. Comment, avec tant d’amour, avez-vous pu vous taire ? On essaie de se faire aimer, ce me semble : cela est naturel et pardonnable.

DORANTE.

Me préserve le ciel d’oser concevoir la plus légère espérance ! Etre aimé, moi ! non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence ; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire.

ARAMINTE.

Je n’imagine point de femme qui mérite d’inspirer une passion si étonnante : je n’en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison ?

DORANTE.

Dispensez-moi de la louer, Madame : je m’égarerais en la peignant. On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu’elle ! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n’en augmente.

ARAMINTE baisse les yeux et continue.

Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l’aimez ? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous ?

DORANTE.

Le plaisir de la voir quelquefois, et d’être avec elle, est tout ce que je me propose.

ARAMINTE.

Avec elle ! Oubliez-vous que vous êtes ici ?

DORANTE.

Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point.

ARAMINTE.

Son portrait ! Est-ce que vous l’avez fait faire ?

DORANTE.

Non, Madame ; mais j’ai, par amusement, appris à peindre, et je l’ai peinte moi-même. Je me serais privé de son portrait, si je n’avais pu l’avoir que par le secours d’un autre.

ARAMINTE, à part.

Il faut le pousser à bout.

Haut.

Montrez-moi ce portrait.

DORANTE.

Daignez m’en dispenser, Madame ; quoique mon amour soit sans espérance, je n’en dois pas moins un secret inviolable à l’objet aimé.

ARAMINTE.

Il m’en est tombé un par hasard entre les mains : on l’a trouvé ici.

Montrant la boîte.

Voyez si ce ne serait point celui dont il s’agit.

DORANTE.

Cela ne se peut pas.

ARAMINTE, ouvrant la boîte.

Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire : examinez.

DORANTE.

Ah ! Madame, songez que j’aurais perdu mille fois la vie, avant d’avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier ?...

Il se jette à ses genoux.

ARAMINTE.

Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en, je vous le pardonne.

MARTON paraît et s’enfuit.

Ah !

Dorante se lève vite.

ARAMINTE.

Ah ciel ! c’est Marton ! Elle vous a vu.

DORANTE, feignant d’être déconcerté.

Non, Madame, non : je ne crois pas. Elle n’est point entrée.

ARAMINTE.

Elle vous a vu, vous dis-je : laissez-moi, allez-vous-en : vous m’êtes insupportable. Rendez-moi ma lettre.

Quand il est parti.

Voilà pourtant ce que c’est que de l’avoir gardé !

 

 

Scène XVI

 

ARAMINTE, DUBOIS

 

DUBOIS.

Dorante s’est-il déclaré, Madame ? et est-il nécessaire que je lui parle ?

ARAMINTE.

Non, il ne m’a rien dit. Je n’ai rien vu d’approchant à ce que tu m’as conté ; et qu’il n’en soit plus question : ne t’en mêle plus.

Elle sort.

DUBOIS.

Voici l’affaire dans sa crise.

 

 

Scène XVII

 

DUBOIS, DORANTE

 

DORANTE.

Ah ! Dubois.

DUBOIS.

Retirez-vous.

DORANTE.

Je ne sais qu’augurer de la conversation que je viens d’avoir avec elle.

DUBOIS.

À quoi songez-vous ? Elle n’est qu’à deux pas : voulez-vous tout perdre ?

DORANTE.

Il faut que tu m’éclaircisses...

DUBOIS.

Allez dans le jardin.

DORANTE.

D’un doute...

DUBOIS.

Dans le jardin, vous dis-je ; je vais m’y rendre.

DORANTE.

Mais...

DUBOIS.

Je ne vous écoute plus.

DORANTE.

Je crains plus que jamais.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DORANTE, DUBOIS

 

DUBOIS.

Non, vous dis-je ; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prête ?

DORANTE, la lui montrant.

Oui, la voilà, et j’ai mis dessus : rue du Figuier.

DUBOIS.

Vous êtes bien assuré qu’Arlequin ne connaît pas ce quartier-là ?

DORANTE.

Il m’a dit que non.

DUBOIS.

Lui avez-vous bien recommandé de s’adresser à Marton ou à moi pour savoir ce que c’est ?

DORANTE.

Sans doute, et je lui recommanderai encore.

DUBOIS.

Allez donc la lui donner : je me charge du reste auprès de Marton que je vais trouver.

DORANTE.

Je t’avoue que j’hésite un peu. N’allons-nous pas trop vite avec Araminte ? Dans l’agitation des mouvements où elle est, veux-tu encore lui donner l’embarras de voir subitement éclater l’aventure ?

DUBOIS.

Oh ! oui : point de quartier. Il faut l’achever, pendant qu’elle est étourdie. Elle ne sait plus ce qu’elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu’elle triche avec moi, qu’elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit ? Ah ! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude.

DORANTE.

Que j’ai souffert dans ce dernier entretien ! Puisque tu savais qu’elle voulait me faire déclarer, que ne m’en avertissais-tu par quelques signes ?

DUBOIS.

Cela aurait été joli, ma foi ! Elle ne s’en serait point aperçue, n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, votre douleur n’en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l’effet qu’elle a produit ? Monsieur a souffert ! Parbleu ! il me semble que cette aventure-ci mérite un peu d’inquiétude.

DORANTE.

Sais-tu bien ce qui arrivera ? Qu’elle prendra son parti, et qu’elle me renverra tout d’un coup.

DUBOIS.

Je lui en défie. Il est trop tard. L’heure du courage est passée. Il faut qu’elle nous épouse.

DORANTE.

Prends-y garde : tu vois que sa mère la fatigue.

DUBOIS.

Je serais bien fâché qu’elle la laissât en repos.

DORANTE.

Elle est confuse de ce que Marton m’a surpris à ses genoux.

DUBOIS.

Ah ! vraiment, des confusions ! Elle n’y est pas. Elle va en essuyer bien d’autres ! C’est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois.

DORANTE.

Araminte pourtant m’a dit que je lui étais insupportable.

DUBOIS.

Elle a raison. Voulez-vous qu’elle soit de bonne humeur avec un homme qu’il faut qu’elle aime en dépit d’elle ? Cela est-il agréable ? Vous vous emparez de son bien, de son cœur ; et cette femme ne criera pas ! Allez vite, plus de raisonnements : laissez-vous conduire.

DORANTE.

Songe que je l’aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères.

DUBOIS.

Ah ! oui, je sais bien que vous l’aimez : c’est à cause de cela que je ne vous écoute pas. Êtes-vous en état de juger de rien ? Allons, allons, vous vous moquez ; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d’autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tâcher d’amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin.

Dorante sort.

 

 

Scène II

 

DUBOIS, MARTON

 

MARTON, d’un air triste.

Je te cherchais.

DUBOIS.

Qu’y a-t-il pour votre service, Mademoiselle ?

MARTON.

Tu me l’avais bien dit, Dubois.

DUBOIS.

Quoi donc ? Je ne me souviens plus de ce que c’est.

MARTON.

Que cet intendant osait lever les yeux sur Madame.

DUBOIS.

Ah ! oui ; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh ! jamais je ne l’ai oublié. Cette œillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chose dedans qui n’était pas dans l’ordre.

MARTON.

Oh ça, Dubois, il s’agit de faire sortir cet homme-ci.

DUBOIS.

Pardi ! tant qu’on voudra ; je ne m’y épargne pas. J’ai déjà dit à Madame qu’on m’avait assuré qu’il n’entendait pas les affaires.

MARTON.

Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui ? C’est de la part de Madame Argante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n’aies pas tout dit à Madame, ou qu’elle ne cache ce que c’est. Ne nous déguise rien, tu n’en seras pas fâché.

DUBOIS.

Ma foi ! je ne sais que son insuffisance, dont j’ai instruit Madame.

MARTON.

Ne dissimule point.

DUBOIS.

Moi ! un dissimulé ! moi ! garder un secret ! Vous avez bien trouvé votre homme ! En fait de discrétion, je mériterais d’être femme. Je vous demande pardon de la comparaison : mais c’est pour vous mettre l’esprit en repos.

MARTON.

Il est certain qu’il aime Madame.

DUBOIS.

Il n’en faut point douter : je lui en ai même dit ma pensée à elle.

MARTON.

Et qu’a-t-elle répondu ?

DUBOIS.

Que j’étais un sot. Elle est si prévenue...

MARTON.

Prévenue à un point que je n’oserais le dire, Dubois.

DUBOIS.

Oh ! le diable n’y perd rien, ni moi non plus ; car je vous entends.

MARTON.

Tu as la mine d’en savoir plus que moi là-dessus.

DUBOIS.

Oh ! point du tout, je vous jure. Mais, à propos, il vient tout à l’heure d’appeler Arlequin pour lui donner une lettre : si nous pouvions la saisir, peut-être en saurions-nous davantage.

MARTON.

Une lettre, oui-da ; ne négligeons rien. Je vais de ce pas parler à Arlequin, s’il n’est pas encore parti.

DUBOIS.

Vous n’irez pas loin. Je crois qu’il vient.

 

 

Scène III

 

MARTON, DUBOIS, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN, voyant Dubois.

Ah ! te voilà donc, mal bâti.

DUBOIS.

Tenez : n’est-ce pas là une belle figure pour se moquer de la mienne ?

MARTON.

Que veux-tu, Arlequin ?

ARLEQUIN.

Ne sauriez-vous pas où demeure la rue du Figuier, Mademoiselle ?

MARTON.

Oui.

ARLEQUIN.

C’est que mon camarade, que je sers, m’a dit de porter cette lettre à quelqu’un qui est dans cette rue, et comme je ne la sais pas, il m’a dit que je m’en informasse à vous ou à cet animal-là ; mais cet animal-là ne mérite pas que je lui en parle, sinon pour l’injurier. J’aimerais mieux que le diable eût emporté toutes les rues, que d’en savoir une par le moyen d’un malotru comme lui.

DUBOIS, à Marton, à part.

Prenez la lettre.

Haut.

Non, non, Mademoiselle, ne lui enseignez rien : qu’il galope.

ARLEQUIN.

Veux-tu te taire ?

MARTON, négligemment.

Ne l’interrompez donc point, Dubois. Eh bien ! veux-tu me donner ta lettre ? Je vais envoyer dans ce quartier-là, et on la rendra à son adresse.

ARLEQUIN.

Ah ! voilà qui est bien agréable ! Vous êtes une fille de bonne amitié, Mademoiselle.

DUBOIS, s’en allant.

Vous êtes bien bonne d’épargner de la peine à ce fainéant-là.

ARLEQUIN.

Ce malhonnête ! Va, va trouver le tableau pour voir comme il se moque de toi.

MARTON, seule avec Arlequin.

Ne lui réponds rien : donne ta lettre.

ARLEQUIN.

Tenez, Mademoiselle ; vous me rendez un service qui me fait grand bien. Quand il y aura à trotter pour votre serviable personne, n’ayez point d’autre postillon que moi.

MARTON.

Elle sera rendue exactement.

ARLEQUIN.

Oui, je vous recommande l’exactitude à cause de Monsieur Dorante, qui mérite toutes sortes de fidélités.

MARTON, à part.

L’indigne !

ARLEQUIN, s’en allant.

Je suis votre serviteur éternel.

MARTON.

Adieu.

ARLEQUIN, revenant.

Si vous le rencontrez, ne lui dites point qu’un autre galope à ma place.

 

 

Scène IV

 

MADAME ARGANTE, LE COMTE, MARTON

 

MARTON, un moment seule.

Ne disons mot que je n’aie vu ce que ceci contient.

MADAME ARGANTE.

Eh bien, Marton, qu’avez-vous appris de Dubois ?

MARTON.

Rien que ce que vous saviez déjà, Madame, et ce n’est pas assez.

MADAME ARGANTE.

Dubois est un coquin qui nous trompe.

LE COMTE.

Il est vrai que sa menace signifiait quelque chose de plus.

MADAME ARGANTE.

Quoi qu’il en soit, j’attends Monsieur Remy que j’ai envoyé chercher ; et s’il ne nous défait pas de cet homme-là, ma fille saura qu’il ose l’aimer, je l’ai résolu. Nous en avons les présomptions les plus fortes ; et ne fût-ce que par bienséance, il faudra bien qu’elle le chasse. D’un autre côté, j’ai fait venir l’intendant que Monsieur le Comte lui proposait. Il est ici, et je le lui présenterai sur-le-champ.

MARTON.

Je doute que vous réussissiez si nous n’apprenons rien de nouveau : mais je tiens peut-être son congé, moi qui vous parle... Voici Monsieur Remy : je n’ai pas le temps de vous en dire davantage, et je vais m’éclaircir.

Elle veut sortir.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR REMY, MADAME ARGANTE, LE COMTE, MARTON

 

MONSIEUR REMY, à Marton qui se retire.

Bonjour, ma nièce, puisque enfin il faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu’on me veut ici ?

MARTON, brusquement.

Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs : je n’aime point les mauvais plaisants.

Elle sort.

MONSIEUR REMY.

Voilà une petite fille bien incivile.

À Madame Argante.

On m’a dit de votre part de venir ici, Madame : de quoi est-il donc question ?

MADAME ARGANTE, d’un ton revêche.

Ah ! c’est donc vous, Monsieur le Procureur ?

MONSIEUR REMY.

Oui, Madame, je vous garantis que c’est moi-même.

MADAME ARGANTE.

Et de quoi vous êtes-vous avisé, je vous prie, de nous embarrasser d’un intendant de votre façon ?

MONSIEUR REMY.

Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire ?

MADAME ARGANTE.

C’est que nous nous serions bien passés du présent que vous nous avez fait.

MONSIEUR REMY.

Ma foi ! Madame, s’il n’est pas à votre goût, vous êtes bien difficile.

MADAME ARGANTE.

C’est votre neveu, dit-on ?

MONSIEUR REMY.

Oui, Madame.

MADAME ARGANTE.

Eh bien ! tout votre neveu qu’il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer.

MONSIEUR REMY.

Ce n’est pas à vous que je l’ai donné.

MADAME ARGANTE.

Non ; mais c’est à nous qu’il déplaît, à moi et à Monsieur le Comte que voilà, et qui doit épouser ma fille.

MONSIEUR REMY, élevant la voix.

Celui-ci est nouveau ! Mais, Madame, dès qu’il n’est pas à vous, il me semble qu’il n’est pas essentiel qu’il vous plaise. On n’a pas mis dans le marché qu’il vous plairait, personne n’a songé à cela ; et, pourvu qu’il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pour qui ne l’est pas. Qu’est-ce que cela signifie ?

MADAME ARGANTE.

Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy.

MONSIEUR REMY.

Ma foi ! vos compliments ne sont pas propres à l’adoucir, Madame Argante.

LE COMTE.

Doucement, Monsieur le Procureur, doucement : il me paraît que vous avez tort.

MONSIEUR REMY.

Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez ; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n’ai pas l’honneur de vous connaître, et nous n’avons que faire ensemble, pas la moindre chose.

LE COMTE.

Que vous me connaissiez ou non, il n’est pas si peu essentiel que vous le dites que notre neveu plaise à Madame. Elle n’est pas une étrangère dans la maison.

MONSIEUR REMY.

Parfaitement étrangère pour cette affaire-ci, Monsieur ; on ne peut pas plus étrangère : au surplus, Dorante est un homme d’honneur, connu pour tel, dont j’ai répondu, dont je répondrai toujours, et dont Madame parle ici d’une manière choquante.

MADAME ARGANTE.

Votre Dorante est un impertinent.

MONSIEUR REMY.

Bagatelle ! ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche.

MADAME ARGANTE.

Dans ma bouche ! À qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte ? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence ?

MONSIEUR REMY.

Comment donc ! m’imposer silence ! à moi, Procureur ! Savez-vous bien qu’il y a cinquante ans que je parle, Madame Argante ?

MADAME ARGANTE.

Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce que vous dites.

 

 

Scène VI

 

ARAMINTE, MADAME ARGANTE, MONSIEUR REMY, LE COMTE

 

ARAMINTE.

Qu’y a-t-il donc ? On dirait que vous vous querellez.

MONSIEUR REMY.

Nous ne sommes pas fort en paix, et vous venez très à propos, Madame : il s’agit de Dorante ; avez-vous sujet de vous plaindre de lui ?

ARAMINTE.

Non, que je sache.

MONSIEUR REMY.

Vous êtes-vous aperçue qu’il ait manqué de probité ?

ARAMINTE.

Lui ? non vraiment. Je ne le connais que pour un homme très estimable.

MONSIEUR REMY.

Au discours que Madame en tient, ce doit pourtant être un fripon, dont il faut que je vous délivre, et on se passerait bien du présent que je vous ai fait, et c’est un impertinent qui déplaît à Monsieur qui parle en qualité d’époux futur ; et à cause que je le défends, on veut me persuader que je radote.

ARAMINTE, froidement.

On se jette là dans de grands excès. Je n’y ai point de part, Monsieur. Je suis bien éloignée de vous traiter si mal. À l’égard de Dorante, la meilleure justification qu’il y ait pour lui, c’est que je le garde. Mais je venais pour savoir une chose, Monsieur le Comte. Il y a là-bas, m’a-t-on dit, un homme d’affaires que vous avez amené pour moi. On se trompe apparemment.

LE COMTE.

Madame, il est vrai qu’il est venu avec moi ; mais c’est Madame Argante...

MADAME ARGANTE.

Attendez, je vais répondre. Oui, ma fille, c’est moi qui ai prié Monsieur de le faire venir pour remplacer celui que vous avez et que vous allez mettre dehors : je suis sûre de mon fait. J’ai laissé dire votre procureur, au reste, mais il amplifie.

MONSIEUR REMY.

Courage !

MADAME ARGANTE, vivement.

Paix ; vous avez assez parlé.

À Araminte.

Je n’ai point dit que son neveu fût un fripon. Il ne serait pas impossible qu’il le fût, je n’en serais pas étonnée.

MONSIEUR REMY.

Mauvaise parenthèse, avec votre permission, supposition injurieuse, et tout à fait hors d’œuvre.

MADAME ARGANTE.

Honnête homme, soit : du moins n’a-t-on pas encore de preuves du contraire, et je veux croire qu’il l’est. Pour un impertinent et très impertinent, j’ai dit qu’il en était un, et j’ai raison. Vous dites que vous le garderez : vous n’en ferez rien.

ARAMINTE, froidement.

Il restera, je vous assure.

MADAME ARGANTE.

Point du tout ; vous ne sauriez. Seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ?

MONSIEUR REMY.

Eh ! à qui voulez-vous donc qu’il s’attache ? À vous, à qui il n’a pas affaire ?

ARAMINTE.

Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse ?

MADAME ARGANTE.

Eh ! non, point d’équivoque. Quand je vous dis qu’il vous aime, j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français ; qu’il est ce qu’on appelle amoureux ; qu’il soupire pour vous ; que vous êtes l’objet secret de sa tendresse.

MONSIEUR REMY, étonné.

Dorante ?

ARAMINTE, riant.

L’objet secret de sa tendresse ! Oh ! oui, très secret, je pense. Ah ! ah ! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dès que vous devinez de pareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui ? Peut-être qu’ils m’aiment aussi : que sait-on ? Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j’ai envie de deviner que vous m’aimez aussi.

MONSIEUR REMY.

Ma foi, Madame, à l’âge de mon neveu, je ne m’en tirerais pas mieux qu’on dit qu’il s’en tire.

MADAME ARGANTE.

Ceci n’est pas matière à plaisanterie, ma fille. Il n’est pas question de votre Monsieur Remy ; laissons là ce bonhomme, et traitons la chose un peu plus sérieusement. Vos gens ne vous font pas peindre, vos gens ne se mettent point à contempler vos portraits, vos gens n’ont point l’air galant, la mine doucereuse.

MONSIEUR REMY, à Araminte.

J’ai laissé passer le bonhomme à cause de vous, au moins ; mais le bonhomme est quelquefois brutal.

ARAMINTE.

En vérité, ma mère, vous seriez la première à vous moquer de moi, si ce que vous dites me faisait la moindre impression ; ce serait une enfance à moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon. Est-ce qu’on ne peut me voir sans m’aimer ? Je n’y saurais que faire : il faut bien m’y accoutumer et prendre mon parti là-dessus. Vous lui trouvez l’air galant, dites-vous ? Je n’y avais pas pris garde, et je ne lui en ferai point un reproche. Il y aurait de la bizarrerie à se fâcher de ce qu’il est bien fait. Je suis d’ailleurs comme tout le monde : j’aime assez les gens de bonne mine.

 

 

Scène VII

 

ARAMINTE, MADAME ARGANTE, MONSIEUR REMY, LE COMTE, DORANTE

 

DORANTE.

Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J’ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables, et dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort.

MADAME ARGANTE, ironiquement.

Son sort ! Le sort d’un intendant : que cela est beau !

MONSIEUR REMY.

Et pourquoi n’aurait-il pas un sort ?

ARAMINTE, d’un air vif à sa mère.

Voilà des emportements qui m’appartiennent.

À Dorante.

Quelle est cette conjoncture, Monsieur, et le motif de votre inquiétude ?

DORANTE.

Vous le savez, Madame. Il y a quelqu’un ici que vous avez envoyé chercher pour occuper ma place.

ARAMINTE.

Ce quelqu’un-là est fort mal conseillé. Désabusez-vous : ce n’est point moi qui l’ai fait venir.

DORANTE.

Tout a contribué à me tromper, d’autant plus que Mademoiselle Marton vient de m’assurer que dans une heure je ne serais plus ici.

ARAMINTE.

Marton vous a tenu un fort sot discours.

MADAME ARGANTE.

Le terme est encore trop long : il devrait en sortir tout à l’heure.

MONSIEUR REMY, comme à part.

Voyons par où cela finira.

ARAMINTE.

Allez, Dorante, tenez-vous en repos ; fussiez-vous l’homme du monde qui me convînt le moins, vous resteriez : dans cette occasion-ci, c’est à moi-même que je dois cela ; je me sens offensée du procédé qu’on a avec moi, et je vais faire dire à cet homme d’affaires qu’il se retire ; que ceux qui l’ont amené sans me consulter le remmènent, et qu’il n’en soit plus parlé.

 

 

Scène VIII

 

ARAMINTE, MADAME ARGANTE, MONSIEUR REMY, LE COMTE, DORANTE, MARTON

 

MARTON, froidement.

Ne vous pressez pas de le renvoyer, Madame ; voilà une lettre de recommandation pour lui, et c’est Monsieur Dorante qui l’a écrite.

ARAMINTE.

Comment !

MARTON, donnant la lettre au Comte.

Un instant, Madame, cela mérite d’être écouté. La lettre est de Monsieur, vous dis-je.

LE COMTE lit haut.

Je vous conjure, mon cher ami, d’être demain sur les neuf heures du matin chez vous ; j’ai bien des choses à vous dire ; je crois que je vais sortir de chez la dame que vous savez ; elle ne peut plus ignorer la malheureuse passion que j’ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais.

MADAME ARGANTE.

De la passion, entendez-vous, ma fille ?

LE COMTE lit.

Un misérable ouvrier que je n’attendais pas est venu ici pour m’apporter la boîte de ce portrait que j’ai fait d’elle.

MADAME ARGANTE.

C’est-à-dire que le personnage sait peindre.

LE COMTE lit.

J’étais absent, il l’a laissée à une fille de la maison.

MADAME ARGANTE, à Marton.

Fille de la maison, cela vous regarde.

LE COMTE lit.

On a soupçonné que ce portrait m’appartenait ; ainsi, je pense qu’on va tout découvrir, et qu’avec le chagrin d’être renvoyé et de perdre le plaisir de voir tous les jours celle que j’adore...

MADAME ARGANTE.

Que j’adore ! ah ! que j’adore !

LE COMTE lit.

J’aurai encore celui d’être méprisé d’elle.

MADAME ARGANTE.

Je crois qu’il n’a pas mal deviné celui-là, ma fille.

LE COMTE lit.

Non pas à cause de la médiocrité de ma fortune, sorte de mépris dont je n’oserais la croire capable...

MADAME ARGANTE.

Eh ! pourquoi non ?

LE COMTE lit.

Mais seulement du peu que je vaux auprès d’elle, tout honoré que je suis de l’estime de tant d’honnêtes gens.

MADAME ARGANTE.

Et en vertu de quoi l’estiment-ils tant ?

LE COMTE lit.

Auquel cas je n’ai plus que faire à Paris. Vous êtes à la veille de vous embarquer, et je suis déterminé à vous suivre.

MADAME ARGANTE.

Bon voyage au galant.

MONSIEUR REMY.

Le beau motif d’embarquement !

MADAME ARGANTE.

Eh bien ! en avez-vous le cœur net, ma fille ?

LE COMTE.

L’éclaircissement m’en paraît complet.

ARAMINTE, à Dorante.

Quoi ! cette lettre n’est pas d’une écriture contrefaite ? vous ne la niez point ?

DORANTE.

Madame...

ARAMINTE.

Retirez-vous.

Dorante sort.

MONSIEUR REMY.

Eh bien ! quoi ? c’est de l’amour qu’il a ; ce n’est pas d’aujourd’hui que les belles personnes en donnent et, tel que vous le voyez, il n’en a pas pris pour toutes celles qui auraient bien voulu lui en donner. Cet amour-là lui coûte quinze mille livres de rente, sans compter les mers qu’il veut courir ; voilà le mal ; car au reste, s’il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre ; il pourrait bien dire qu’il adore.

Contrefaisant Madame Argante.

Et cela ne serait point si ridicule. Accommodez-vous, au reste ; je suis votre serviteur, Madame.

Il sort.

MARTON.

Fera-t-on monter l’intendant que Monsieur le Comte a amené, Madame ?

ARAMINTE.

N’entendrai-je parler que d’intendant ! Allez-vous-en, vous prenez mal votre temps pour me faire des questions.

Marton sort.

MADAME ARGANTE.

Mais, ma fille, elle a raison ; c’est Monsieur le Comte qui vous en répond, il n’y a qu’à le prendre.

ARAMINTE.

Et moi, je n’en veux point.

LE COMTE.

Est-ce à cause qu’il vient de ma part, Madame ?

ARAMINTE.

Vous êtes le maître d’interpréter, Monsieur ; mais je n’en veux point.

LE COMTE.

Vous vous expliquez là-dessus d’un air de vivacité qui m’étonne.

MADAME ARGANTE.

Mais en effet, je ne vous reconnais pas. Qu’est-ce qui vous fâche ?

ARAMINTE.

Tout ; on s’y est mal pris ; il y a dans tout ceci des façons si désagréables, des moyens si offensants, que tout m’en choque.

MADAME ARGANTE, étonnée.

On ne vous entend point.

LE COMTE.

Quoique je n’aie aucune part à ce qui vient de se passer, je ne m’aperçois que trop, Madame, que je ne suis pas exempt de votre mauvaise humeur, et je serais fâché d’y contribuer davantage par ma présence.

MADAME ARGANTE.

Non, Monsieur, je vous suis. Ma fille, je retiens Monsieur le Comte ; vous allez venir nous trouver apparemment. Vous n’y songez pas, Araminte ; on ne sait que penser.

 

 

Scène IX

 

ARAMINTE, DUBOIS

 

DUBOIS.

Enfin, Madame, à ce que je vois, vous en voilà délivrée. Qu’il devienne tout ce qu’il voudra à présent, tout le monde a été témoin de sa folie, et vous n’avez plus rien à craindre de sa douleur ; il ne dit mot. Au reste, je viens seulement de le rencontrer plus mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer ; il m’a pourtant fait pitié : je l’ai vu si défait, si pâle et si triste, que j’ai eu peur qu’il ne se trouve mal.

ARAMINTE, qui ne l’a pas regardé jusque-là, et qui a toujours rêvé, dit d’un ton haut.

Mais qu’on aille donc voir : quelqu’un l’a-t-il suivi ? que ne le secouriez-vous ? faut-il le tuer, cet homme ?

DUBOIS.

J’y ai pourvu, Madame ; j’ai appelé Arlequin, qui ne le quittera pas, et je crois d’ailleurs qu’il n’arrivera rien ; voilà qui est fini. Je ne suis venu que pour dire une chose ; c’est que je pense qu’il demandera à vous parler, et je ne conseille pas à Madame de le voir davantage ; ce n’est pas la peine.

ARAMINTE, sèchement.

Ne vous embarrassez pas, ce sont mes affaires.

DUBOIS.

En un mot, vous en êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu’on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d’Arlequin par mon avis ; je me suis douté qu’elle pourrait vous être utile, et c’est une excellente idée que j’ai eue là, n’est-ce pas, Madame ?

ARAMINTE, froidement.

Quoi ! c’est à vous que j’ai l’obligation de la scène qui vient de se passer ?

DUBOIS, librement.

Oui, Madame.

ARAMINTE.

Méchant valet ! ne vous présentez plus devant moi.

DUBOIS, comme étonné.

Hélas ! Madame, j’ai cru bien faire.

ARAMINTE.

Allez, malheureux ! il fallait m’obéir ; je vous avais dit de ne plus vous en mêler ; vous m’avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C’est vous qui avez répandu tous les soupçons qu’on a eus sur son compte, et ce n’est pas par attachement pour moi que vous m’avez appris qu’il m’aimait ; ce n’est que par le plaisir de faire du mal. Il m’importait peu d’en être instruite, c’est un amour que je n’aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d’avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maître, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l’assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie jamais, et point de réplique.

DUBOIS s’en va en riant.

Allons, voilà qui est parfait.

 

 

Scène X

 

ARAMINTE, MARTON

 

MARTON, triste.

La manière dont vous m’avez renvoyée, il n’y a qu’un moment, me montre que je vous suis désagréable, Madame, et je crois vous faire plaisir en vous demandant mon congé.

ARAMINTE, froidement.

Je vous le donne.

MARTON.

Votre intention est-elle que je sorte dès aujourd’hui, Madame ?

ARAMINTE.

Comme vous voudrez.

MARTON.

Cette aventure-ci est bien triste pour moi !

ARAMINTE.

Oh ! point d’explication, s’il vous plaît.

MARTON.

Je suis au désespoir.

ARAMINTE, avec impatience.

Est-ce que vous êtes fâchée de vous en aller ? Eh bien, restez, Mademoiselle, restez : j’y consens ; mais finissons.

MARTON.

Après les bienfaits dont vous m’avez comblée, que ferais-je auprès de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j’ai perdu toute votre confiance ?

ARAMINTE.

Mais que voulez-vous que je vous confie ? Inventerai-je des secrets pour vous les dire ?

MARTON.

Il est pourtant vrai que vous me renvoyez, Madame, d’où vient ma disgrâce ?

ARAMINTE.

Elle est dans votre imagination. Vous me demandez votre congé, je vous le donne.

MARTON.

Ah ! Madame, pourquoi m’avez-vous exposée au malheur de vous déplaire ? J’ai persécuté par ignorance l’homme du monde le plus aimable, qui vous aime plus qu’on n’a jamais aimé.

ARAMINTE, à part.

Hélas !

MARTON.

Et à qui je n’ai rien à reprocher ; car il vient de me parler. J’étais son ennemie, et je ne la suis plus. Il m’a tout dit. Il ne m’avait jamais vue : c’est Monsieur Remy qui m’a trompée, et j’excuse Dorante.

ARAMINTE.

À la bonne heure.

MARTON.

Pourquoi avez-vous eu la cruauté de m’abandonner au hasard d’aimer un homme qui n’est pas fait pour moi, qui est digne de vous, et que j’ai jeté dans une douleur dont je suis pénétrée ?

ARAMINTE, d’un ton doux.

Tu l’aimais donc, Marton ?

MARTON.

Laissons là mes sentiments. Rendez-moi votre amitié comme je l’avais, et je serai contente.

ARAMINTE.

Ah ! je te la rends tout entière.

MARTON, lui baisant la main.

Me voilà consolée.

ARAMINTE.

Non, Marton, tu ne l’es pas encore. Tu pleures et tu m’attendris.

MARTON.

N’y prenez point garde. Rien ne m’est si cher que vous.

ARAMINTE.

Va, je prétends bien te faire oublier tous tes chagrins. Je pense que voici Arlequin.

 

 

Scène XI

 

ARAMINTE, MARTON, ARLEQUIN

 

ARAMINTE.

Que veux-tu ?

ARLEQUIN, pleurant et sanglotant.

J’aurais bien de la peine à vous le dire ; car je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole, à cause de la trahison que Mademoiselle Marton m’a faite. Ah ! quelle ingrate perfidie !

MARTON.

Laisse là ta perfidie et nous dis ce que tu veux.

ARLEQUIN.

Ah ! cette pauvre lettre. Quelle escroquerie !

ARAMINTE.

Dis donc.

ARLEQUIN.

Monsieur Dorante vous demande à genoux qu’il vienne ici vous rendre compte des paperasses qu’il a eues dans les mains depuis qu’il est ici. Il m’attend à la porte où il pleure.

MARTON.

Dis-lui qu’il vienne.

ARLEQUIN.

Le voulez-vous, Madame ? car je ne me fie pas à elle. Quand on m’a une fois affronté, je n’en reviens point.

MARTON, d’un air triste et attendri.

Parlez-lui, Madame, je vous laisse.

ARLEQUIN, quand Marton est partie.

Vous ne me répondez point, Madame ?

ARAMINTE.

Il peut venir.

 

 

Scène XII

 

DORANTE, ARAMINTE

 

ARAMINTE.

Approchez, Dorante.

DORANTE.

Je n’ose presque paraître devant vous.

ARAMINTE, à part.

Ah ! je n’ai guère plus d’assurance que lui.

Haut.

Pourquoi vouloir me rendre compte de mes papiers ? Je m’en fie bien à vous. Ce n’est pas là-dessus que j’aurai à me plaindre.

DORANTE.

Madame... j’ai autre chose à dire... je suis si interdit, si tremblant que je ne saurais parler.

ARAMINTE, à part, avec émotion.

Ah ! que je crains la fin de tout ceci !

DORANTE, ému.

Un de vos fermiers est venu tantôt, Madame.

ARAMINTE, ému.

Un de mes fermiers !... cela se peut bien.

DORANTE.

Oui, Madame... il est venu.

ARAMINTE, toujours émue.

Je n’en doute pas.

DORANTE, ému.

Et j’ai de l’argent à vous remettre.

ARAMINTE.

Ah ! de l’argent... nous verrons.

DORANTE.

Quand il vous plaira, Madame, de le recevoir.

ARAMINTE.

Oui... je le recevrai... vous me le donnerez.

À part.

Je ne sais ce que je lui réponds.

DORANTE.

Ne serait-il pas temps de vous l’apporter ce soir ou demain, Madame ?

ARAMINTE.

Demain, dites-vous ! Comment vous garder jusque-là, après ce qui est arrivé ?

DORANTE, plaintivement.

De tout le temps de ma vie que je vais passer loin de vous, je n’aurais plus que ce seul jour qui m’en serait précieux.

ARAMINTE.

Il n’y a pas moyen, Dorante ; il faut se quitter. On sait que vous m’aimez, et l’on croirait que je n’en suis pas fâchée.

DORANTE.

Hélas ! Madame, que je vais être à plaindre !

ARAMINTE.

Ah ! allez, Dorante, chacun a ses chagrins.

DORANTE.

J’ai tout perdu ! J’avais un portrait, et je ne l’ai plus.

ARAMINTE.

À quoi vous sert de l’avoir ? vous savez peindre.

DORANTE.

Je ne pourrai de longtemps m’en dédommager. D’ailleurs, celui-ci m’aurait été bien cher ! Il a été entre vos mains, Madame.

ARAMINTE.

Mais vous n’êtes pas raisonnable.

DORANTE.

Ah ! Madame, je vais être éloigné de vous. Vous serez assez vengée. N’ajoutez rien à ma douleur.

ARAMINTE.

Vous donner mon portrait ! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ?

DORANTE.

Que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! qui pourrait se l’imaginer ?

ARAMINTE, d’un ton vif et naïf.

Et voilà pourtant ce qui m’arrive.

DORANTE, se jetant à ses genoux.

Je me meurs !

ARAMINTE.

Je ne sais plus où je suis. Modérez votre joie : levez-vous, Dorante.

DORANTE se lève et dit tendrement.

Je ne la mérite pas. Cette joie me transporte. Je ne la mérite pas, Madame. Vous allez me l’ôter, mais n’importe, il faut que vous soyez instruite.

ARAMINTE, étonnée.

Comment ! que voulez-vous dire ?

DORANTE.

Dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j’ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui savait mon amour, qui m’en plaint, qui par le charme de l’espérance, du plaisir de vous voir, m’a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème ; il voulait me faire valoir auprès de vous. Voilà, Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher. J’aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l’artifice qui me l’a acquise ; j’aime mieux votre haine que le remords d’avoir trompé ce que j’adore.

ARAMINTE, le regardant quelque temps sans parler.

Si j’apprenais cela d’un autre que de vous, je vous haïrais sans doute ; mais l’aveu que vous m’en faites vous-même dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi.

DORANTE.

Quoi ! la charmante Araminte daigne me justifier !

ARAMINTE.

Voici le Comte avec ma mère, ne dites mot, et laissez-moi parler.

 

 

Scène XIII

 

DORANTE, ARAMINTE, LE COMTE, MADAME ARGANTE, DUBOIS, ARLEQUIN

 

MADAME ARGANTE, voyant Dorante.

Quoi ! le voilà encore !

ARAMINTE, froidement.

Oui, ma mère.

Au Comte.

Monsieur le Comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n’y faut plus penser : vous méritez qu’on vous aime ; mon cœur n’est point en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d’un rang qui vous convienne.

MADAME ARGANTE.

Quoi donc ! que signifie ce discours ?

LE COMTE.

Je vous entends, Madame, et sans l’avoir dit à Madame

Montrant Madame Argante.

je songeais à me retirer ; j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous aimait ; il vous a plu ; vous voulez lui faire sa fortune : voilà tout ce que vous alliez dire.

ARAMINTE.

Je n’ai rien à ajouter.

MADAME ARGANTE, outrée.

La fortune à cet homme-là !

LE COMTE, tristement.

Il n’y a plus que notre discussion, que nous réglerons à l’amiable ; j’ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole.

ARAMINTE.

Vous êtes bien généreux ; envoyez-moi quelqu’un qui en décide, et ce sera assez.

MADAME ARGANTE.

Ah ! la belle chute ! ah ! ce maudit intendant ! Qu’il soit votre mari tant qu’il vous plaira ; mais il ne sera jamais mon gendre.

ARAMINTE.

Laissons passer sa colère, et finissons.

Ils sortent.

DUBOIS.

Ouf ! ma gloire m’accable ; je mériterais bien d’appeler cette femme-là ma bru.

ARLEQUIN.

Pardi, nous nous soucions bien de ton tableau à présent ; l’original nous en fournira bien d’autres copies.

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