Les Demoiselles de Saint-Cyr (Alexandre DUMAS Père)

Comédie en quatre actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 25 juillet 1843.

 

Personnages

 

LE DUC D’ANJOU, petit-fils de Louis XIV

ROGER, VICOMTE DE SAINT-HÉREM

HERCULE DUBOULOY, fils d’un fermier général

LE DUC D’HARCOURT, ambassadeur du Roi à Madrid

COMTOIS, domestique de Roger

UN EXEMPT DE LA PRÉVÔTÉ

UN HUISSIER

UN VALET

MADEMOISELLE CHARLOTTE DE MÉRIAN, pensionnaire à Saint-Cyr

MADEMOISELLE LOUISE MAUCLAIR, pensionnaire à Saint-Cyr

 

À Saint-Cyr, au mois de décembre 1700.

 

 

ACTE I

 

Un petit pavillon attenant aux bâtiments de Saint-Cyr. En face du public, au fond, une fenêtre. À gauche, une porte. À droite, une autre porte qui, lorsqu’elle est ouverte, laisse voir quelques degrés conduisant à une sortie. Au premier plan, à droite, une fenêtre grillée donnant sur une petite rue de village.

 

 

Scène première

 

CHARLOTTE DE MÉRIAN, seule, entrant par la porte à gauche

 

Elle fait deux on trois pas sur la pointe du pied, écoute et regarde si elle est bien seule. Sept heures sonnent.

Il m’a dit, en passant auprès de moi : « Demain, pendant la récréation de sept heures, allez dans la petite salle bleue, levez le tapis de la table, vous y trouverez une lettre ; au nom du ciel, lisez-la ! » J’ai quitté Louise, sous prétexte de monter à ma chambre et je suis venue...

Tâtant le tapis.

C’est ici qu’elle doit être... Je la sens... la voilà !... Mon Dieu, que faire ?... La prendre... c’est bien mal ! La laisser... c’est bien imprudent !... Si cette lettre était trouvée par quelque sous-maitresse, et que, par malheur, mon nom fût dans cette lettre... Oh ! madame de Maintenon est si sévère !... Mais, au fait, je puis me tromper, ce n’est peut-être point une lettre que je sens là... Comment pourrait-il entrer à Saint-Cyr, où aucun homme ne pénètre, excepté Sa Majesté et les princes du sang ?

Elle lève le tapis.

Si fait, c’est bien une lettre... Aurait-il osé se confiera quelqu’un ?...

S’éloignant.

Oh ! non ! bien décidément, je ne la prendrai pas... Celui qui l’a apportée, quel qu’il soit, viendra chercher une réponse ; cette lettre lui sera rendue... Il n’y a donc rien à craindre... Non, non, je ne la prendrai pas... Mon pauvre cœur n’est déjà que trop enclin à répondre à cet amour que m’expriment ses yeux ; que serait-ce donc si je lisais ce qu’il m’écrit !

 

 

Scène II

 

CHARLOTTE, LOUISE MAUCLAIR

 

Au moment où Charlotte a levé le tapis, Louise Mauclair a paru à la porte ; elle a vu la lettre, et, tandis que Charlotte, dans sa crainte de céder à la tentation, s’est éloignée de la table, Louise s’en est approchée, a pris la lettre et l’a décachetée.

LOUISE, lisant tout haut.

« Chère Charlotte !... »

CHARLOTTE, se retournant.

Grand Dieu ! Louise, que fais-tu ?... Tu as décacheté cette lettre !

LOUISE.

Eh bien, sans doute, je l’ai décachetée.

CHARLOTTE.

Et moi qui ne voulais pas la lire !... moi qui ne voulais pas même savoir ce qu’elle contient !...

LOUISE.

Eh bien, n’écoute pas... Je lirai pour moi...

Lisant.

« Chère Charlotte !... »

CHARLOTTE.

Oh ! mon Dieu ! il croira que c’est moi qui l’ai ouverte !

LOUISE.

Eh bien, le beau malheur ! Mais où veux-tu donc en venir ? mais qu’espères-tu donc, en repoussant comme cela la fortune qui vient à toi ?... Comment ! il est jeune ; comment ! il est noble ; comment ! il est beau ; comment ! il est riche ; comment ! il est amoureux, et tu ne veux pas lire ses lettres ?

CHARLOTTE.

Mais tu sais donc de qui il est question ?

LOUISE.

Oh ! comme je n’ai pas remarqué, n’est-ce pas, qu’aux dernières représentations d’Esther, il n’avait d’yeux que pour toi ?

CHARLOTTE.

Alors, tu crois que le vicomte de Saint-Hérem... ?

LOUISE.

Est amoureux fou de mademoiselle Charlotte de Mérian ; voilà ce que je crois.

CHARLOTTE.

Et sur quoi fondes-tu cette croyance ?

LOUISE.

Comme je te l’ai dit, sur ce qu’il n’a pas cessé une seconde de te regarder pendant tout le temps que tu es restée en scène... Tu comprends, moi qui n’avais pas l’honneur de représenter comme toi Esther, mais qui faisais purement et simplement un garde du roi Assuérus, personnage parfaitement muet, et qui n’a pas à s’occuper d’autre chose que de tenir sa hallebarde de la manière la plus formidable possible, j’ai eu le temps de regarder tout cela ; et je me suis dit, à part moi : « Merci, monsieur le vicomte, soyez le bienvenu ! »

CHARLOTTE.

Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas, moi !

LOUISE.

Mais tu sais bien ce qui est convenu entre nous.

CHARLOTTE.

Ah ! oui, tes rêves.

LOUISE.

Mes rêves ? Allons donc !... Laisse-toi conseiller par moi, et mes rêves deviendront de belles et bonnes réalités.

CHARLOTTE.

Et si, au lieu de nous préparer cet avenir brillant que tu espères, tes conseils allaient nous perdre ?

LOUISE.

Mais que veux-tu qui nous arrive de pis que de rester ici, mon Dieu ? Faut-il que je te répète pour la vingtième fois ce qui nous attend : toi, avec un nom, et sans fortune ; moi, sans fortune et sans nom ? À toi, on te pendra au cou un beau ruban bleu avec une croix au bout, et l’on te fera chanoinesse ! C’est très amusant, d’être chanoinesse, tu verras... Moi, on me fera sous-maîtresse, comme l’était ma pauvre mère, ce qui est bien plus amusant encore. Tandis que, si tu veux bien consentir à te laisser aimer de ce jeune homme qui t’adore, il l’épouse, il te fait vicomtesse, il te donne cent mille écus de rente, des chevaux, un hôtel, tes entrées à la cour ; tu me prends avec toi, tu me produis... Je fais une passion à mon tour... et j’épouse...

CHARLOTTE.

Voyons, qui épouses-tu, toi.

LOUISE.

J’épouse un beau seigneur sans fortune, ou un fermier général laid, mais riche à millions ! Après cela, tu comprends, si la fortune et la beauté se trouvent ensemble, j’en prendrai mon parti... Ce que j’en dis, c’est seulement pour ne pas demander au ciel trop de choses à la fois.

CHARLOTTE.

Tu es folle, ma pauvre Louise.

LOUISE.

Folle ?... Écoute.

Lisant.

« Chère Charlotte ! je n’ai pas besoin de vous dire que je vous aime, vous le savez. » Oui, tu le sais. « Mais ce que vous ne savez pas, c’est que je donnerais la moitié de ma vie pour passer l’autre avec vous. » La moitié de sa vie, entends-tu cela ? « Sans doute, de grands obstacles peuvent s’opposera notre union ; mais, ces obstacles, je les surmonterai. » Il les surmontera ; c’est écrit. « Daignez seulement ne pas me regarder avec trop de rigueur, et je me charge de tout. » Il se charge de tout !... Eh bien, comme c’est commode cela, hein ?... « Si vous ne voulez pas me désespérer tout à fait, venez donc, ce soir, de sept à huit heures dans la même salle où vous avez trouvé cette lettre ; j’ai des moyens de m’y rendre que personne ne connaît et qui ne peuvent vous compromettre. Signé : Roger, vicomte de Saint-Hérem. » Ah ! si l’on m’écrivait une pareille lettre, à moi !...

CHARLOTTE.

Mais tu ne sais pas ce qu’on m’a dit du vicomte, Louise... On m’a dit que c’était un mauvais sujet à qui les promesses ne coûtaient rien, et qui avait déjà perdu plusieurs pauvres filles qui avaient cru à son amour.

LOUISE.

Bah ! bah ! bah ! on dit ces choses-là de tous les hommes, et c’est beaucoup s’il y en a les trois quarts qui le méritent.

CHARLOTTE.

Mais, si Roger faisait partie de ceux-là, s’il n’était pas sincère ?

LOUISE.

Il faudrait le forcer à l’être.

CHARLOTTE.

Si c’était une intrigue qu’il désirât entamer, et non un mariage qu’il voulût accomplir ?

LOUISE.

Une fois l’intrigue entamée, je me charge du mariage, moi !

CHARLOTTE.

Comment feras-tu ?

LOUISE.

J’ai prévu le cas, et j’ai là un petit projet !...

CHARLOTTE.

Non, vois-tu, Louise, il vaut mieux recacheter cette lettre, la remettre à la même place, et, lorsqu’il reviendra, il croira que je ne l’ai pas lue.

LOUISE.

Écoute...

CHARLOTTE.

Du bruit !...

LOUISE.

On vient de ce côté.

CHARLOTTE.

C’est lui... Je me sauve !...

LOUISE.

Comment, tu le sauves ?

CHARLOTTE.

Oui ; si je restais, si je le voyais, si je lui parlais, il lirait trop facilement dans mes yeux ce qui se passe dans mon cœur... Reste, toi ; dis-lui que je n’ai pas voulu lire sa lettre... dis-lui que je ne l’aime pas... dis-lui qu’il est inutile qu’il conserve aucun espoir.

LOUISE.

Très bien ! as-tu encore autre chose à lui dire ?...

CHARLOTTE.

Dis-lui... Adieu, le voilà !

Elle se sauve.

 

 

Scène III

 

ROGER, LOUISE

 

ROGER, voyant Charlotte qui s’enfuit, et s’élançant après elle.

Charlotte ! Elle me fuit !...

S’arrêtant à la porte de gauche et se retournant vers Louise.

Pardon, mademoiselle ; mais vous, son amie, vous que je vois toujours avec elle, vous pouvez m’expliquer d’où viennent cette crainte, cet effroi ?

LOUISE.

Rien de plus facile, monsieur.

ROGER.

N’aurait-elle point reçu ma lettre ?

LOUISE, montrant la lettre.

La voilà.

ROGER, avec joie.

Oh ! elle l’a lue !

LOUISE.

D’un bout à l’autre.

ROGER, soupirant.

Alors, c’est qu’elle ne m’aime pas.

LOUISE.

Pourquoi n’aimerait-elle pas M. le vicomte ?

ROGER.

Puisqu’elle se sauve quand j’arrive !

LOUISE.

Où M. le vicomte de Saint-Hérem a-t-il vu qu’on ne fuit que les gens que l’on déteste ?

ROGER, avec enthousiasme.

Que me dites-vous là ?... Serait-il vrai ?... Quoi ! la crainte seule de laisser pénétrer des sentiments... ? Oh ! mademoiselle, dans ce cas, je serais le plus heureux des hommes !

LOUISE.

Un instant, un instant ! Je ne dis pas tout à fait cela.

ROGER.

Que dites-vous, alors ?

LOUISE.

Je dis que Charlotte est une jeune fille de naissance, élevée ici sous la protection spéciale de madame de Maintenon ; je dis que madame de Maintenon lui a promis un chapitre... Vous comprenez, monsieur, un chapitre ! et qu’avant de perdre une aussi belle carrière que celle de chanoinesse, elle voudrait savoir, ou plutôt, moi, son amie, sa directrice, son mentor, je voudrais savoir ce qu’elle pourrait trouver en échange.

ROGER.

Doutez-vous que mes vœux ne soient honorables, mademoiselle ?...

LOUISE.

Non ; mais vous êtes riche, monsieur le vicomte, vous jouissez d’une grande faveur près de monseigneur le duc d’Anjou, avec lequel vous avez été élevé comme menin ; voire famille peut avoir rêvé pour vous un très brillant mariage ; de sorte que, si la pauvre Charlotte vous aime, je n’en sais rien et je ne le dis pas ; si elle consent à vous voir, elle se compromet ; car tout se sait, monsieur, surtout à Saint-Cyr ; et, une fois compromise, elle perd la faveur de madame de Maintenon et l’espoir même d’être chanoinesse.

ROGER.

Mais, enfin, par quelles promesses puis-je la rassurer ? par quels serments puis-je la convaincre ?

LOUISE.

Oh ! ce sera difficile, car je dois vous prévenir qu’elle a en moi une amie des plus exigeantes.

ROGER.

Et vous agissez sagement, mademoiselle... On ne saurait avoir trop de défiance... Il y a tant de mauvais sujets qui se font un jeu de tromper la candeur et la vertu ! Mais moi !... oh ! ne me confondez pas avec ces pervers... Mes vues sont pures... légitimes !... une union sacrée... un mariage que je serai lier de proclamer devant tous... Pas tout de suite, par exemple... non... des motifs puissants... des raisons de famille qu’elle connaîtra, lui feront aisément comprendre... Mais ce mystère... mon orgueil saura le dévoiler bientôt.

LOUISE.

Un mariage secret ? M. le vicomte, c’est bien grave. D’ailleurs, Charlotte y consentirait, et je dois vous dire d’avance, moi qui la connais, qu’elle n’y consentira pas... Charlotte y consentirait, qu’il faut sortir d’ici pour se marier secrètement.

ROGER.

Oh ! que cela ne l’inquiète pas : j’entre ici et j’en sors comme je veux.

LOUISE, tristement.

Vous êtes bien heureux, vous !

ROGER.

Maintenant, mademoiselle, voyons, êtes-vous rassurée ?

LOUISE.

Pas encore tout à fait... Mais, enfin, la position se dessine.

ROGER.

Eh bien, alors, je vous en prie, je vous en supplie, soyez mon interprète près d’elle ; dites-lui que je l’aime, que je l’adore, que je meurs si je ne la revois pas... que je l’attends, dans une heure ici, pour la rassurer sur toutes ses craintes, pour combattre tous ses scrupules.

LOUISE.

C’est bien, monsieur, nous y serons.

ROGER.

Ah ! vous aussi ?

LOUISE.

Sans doute ; oh ! je ne quitte pas mon amie... Ne vous ai-je pas dit que je suis son mentor ?

ROGER, à part.

Oh ! le petit démon !

LOUISE, à part.

Je le gêne, à ce qu’il paraît... Ah ! ah !... Charlotte pourrait bien avoir raison.

ROGER, prenant son parti.

Venez, je vous attends...

LOUISE.

Oh ! nous ne nous engageons à rien !... nous ferons ce que nous pourrons, voilà tout ce que je promets...

Avec une grande révérence.

Monsieur le vicomte, à l’honneur de vous revoir.

ROGER, avec un profond salut.

Mademoiselle... au plus tôt possible.

 

 

Scène IV

 

ROGER, seul

 

Eh bien, mais voilà un singulier petit lutin, fort gentil, ma foi ! et qui cependant ne laisse pas que de me gêner un peu. Simple, naïve et aimante, comme l’est Charlotte, j’aurais eu bon marché d’elle... mais, avec un auxiliaire comme celui-là, diable !... la chose devient plus malaisée !... Eh bien, vicomte, qu’est-ce que cela ? Une difficulté, voilà tout ! Tu te plaignais hier, à tes amis, qu’on n’en trouvait plus, de difficultés. Vicomte, tu n’es donc qu’un fat ? Palsambleu ! si je m’étais douté de cela, j’aurais pris mes mesures, moi ! Je me serais muni d’un Télémaque, puisqu’elle a un Mentor... rien n’était plus facile... et alors je...

Regardant par la fenêtre.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?... Mais non !... mais si !...

Ouvrant la fenêtre.

Dubouloy, mon ami, je suis sauvé.

Appelant.

Dubouloy ! Dubouloy !

DUBOULOY, dans la rue.

Hein ! qui m’appelle ?

ROGER.

Moi.

DUBOULOY.

Saint-Hérem ?... Que me veux-tu ?

ROGER.

Viens me rejoindre, et je te le dirai.

Jetant une clef par la fenêtre grillée.

Tiens, voilà la clef de la petite porte du jardin ; celle du pavillon où je suis est ouverte. Prends garde qu’on ne te voie... Viens vite !

DUBOULOY.

J’accours.

ROGER, seul.

Voilà mon homme ! je l’aurais fait faire exprès qu’il n’aurait pas été mieux confectionné ! Ah ! mademoiselle de Mérian, vous avez un auxiliaire ; eh bien, moi, j’ai un allié !

 

 

Scène V

 

ROGER, DUBOULOY

 

DUBOULOY.

Me voilà, mon cher ami ; que me veux-tu ? Parle vite, je suis pressé.

ROGER.

D’abord, la clef de la porte.

DUBOULOY, la lui donnant.

La voici.

ROGER.

Et tu as refermé... ?

DUBOULOY.

À double tour. Diable ! un séjour comme celui-ci, il ne faut pas laisser le premier venu... Mais, à propos de cela, comment et pourquoi t’y trouvé-je ?

ROGER.

Par ordre du duc d’Anjou.

DUBOULOY.

Tu me rassures.

ROGER.

Une affaire importante. Mais, avant tout, bonjour, mon cher Dubouloy.

DUBOULOY.

Bonjour, mon cher Saint-Hérem, bonjour ! mais...

ROGER, l’examinant.

Ah çà ! dis-moi donc, comme te voilà magnifique !

DUBOULOY.

Mon cher, je me marie.

ROGER.

Quand cela ?

DUBOULOY.

Dans deux heures.

ROGER.

Un beau mariage ?

DUBOULOY.

Une fille de noblesse, qui n’est pas riche, mais qui a des parents en cour, lesquels se sont engagés à obtenir pour moi une charge que je payerai. De cette façon, j’aurai du moins un titre.

ROGER.

Lequel ?

DUBOULOY.

Gobeletier du roi ; c’est l’ambition de mon père, comme tu sais : il veut que je fasse souche, le brave homme.

ROGER.

Et j’espère que, dans cette occasion solennelle, le bonhomme Dubouloy se conduit bien ?

DUBOULOY.

Oh ! je n’ai rien à dire ; il m’adonne, avant-hier, cinquante mille livres de renie, par bon contrat, et son hôtel de la rue de Verneuil.

ROGER.

Tiens ! près du mien.

DUBOULOY.

Précisément ; si c’est cela que tu voulais savoir, maintenant que tu le sais, adieu, mon ami ! et, quand je serai marié, ce qui ne sera pas long, ne viens pas trop souvent voir ma femme, tu me feras plaisir... Du reste, toujours à ton service... Tu sais, Oreste et Pylade... Euryale et Nisus... Damon et Pythias.

ROGER, le retenant.

Mais, dis-moi donc, mon cher Pythias, comment, te mariant dans deux heures, étais-tu là à te promener près du mur, sur la grande route ?

DUBOULOY.

Mon cher, j’attends ce drôle de Boisjoli, tu sais, mon valet de chambre, que j’ai envoyé à Paris chercher ma corbeille de noces, et qui sera resté à se griser dans quelque cabaret ; de sorte qu’impatient de voir les belles choses que je donne à ma future, j’ai fait mettre les chevaux au carrosse, et je suis moi-même venu voir s’il n’arrivait pas ; mais, tu comprends, mon ami, comme je me marie dans deux heures...

ROGER, réfléchissant.

Dans deux heures...

DUBOULOY, tirant sa montre.

Dans deux heures vingt-cinq minutes.

ROGER.

Eh bien, mais tu as encore le temps, ce me semble.

DUBOULOY.

Mon ami, tu ne sais pas ce que c’est que de se marier ; on est sur des charbons... on ne peut pas tenir en place... on brûle.

ROGER.

Mais tu es donc amoureux de ta femme ?

DUBOULOY.

Moi ?... Je l’ai vue hier pour la première fois, en signant le contrat de mariage.

ROGER.

Et jolie ?

DUBOULOY, hochant la tête.

Hé ! hé ! hé !

ROGER.

Belle ?

DUBOULOY.

Majestueuse, mon ami !... majestueuse, c’est le mot.

ROGER.

Diable !

DUBOULOY.

Tu comprends donc...

ROGER.

Dubouloy, mon ami, écoute : je...

DUBOULOY.

Mon ami, je devine à ta voix que tu vas me demander un service.

ROGER.

Tu sais que c’est à toi que je m’adresse toujours en pareil cas.

DUBOULOY.

Et je t’en suis bien reconnaissant ; mais, aujourd’hui...

ROGER.

Toutes les fois que j’ai eu besoin d’argent, avant que mon père m’eût rendu ses comptes...

DUBOULOY.

Tu as eu recours à moi... ce qui était fort honorable pour un vilain ; je comprends.

ROGER.

Quand je me suis battu avec le marquis de Montaran, et qu’il m’a fallu un second, à qui me suis-je adressé ?

DUBOULOY.

À moi... ce qui était toujours fort honorable pour un vilain. J’ai même reçu, à cette occasion, du baron de Bardanne, un certain coup d’épée qui m’a fait quelque bien dans le monde, et dont je te serai reconnaissant toute ma vie. Un charmant garçon, que ce baron de Bardanne.

ROGER.

Eh bien, mon ami, un service, un dernier service !

DUBOULOY.

Parle, et, si la chose est en mon pouvoir...

ROGER.

Tu as encore deux heures vingt-cinq minutes de liberté ?

DUBOULOY, tirant sa montre.

C’est-à-dire je n’ai plus que deux heures vingt minutes ; voilà cinq minutes que nous sommes ensemble... Tu comprends, un futur, cela doit marcher à la seconde, être réglé comme une montre. Elle est jolie, ma montre, n’est-ce pas ?... Un cadeau du papa Dubouloy. Tu dis donc ?...

ROGER.

Je te dis que je te demande une heure vingt minutes.

DUBOULOY.

Comment ! sur mes deux heures vingt ?

ROGER.

Eh bien, oui... Il te restera une heure ; c’est plus qu’il ne te faut, ce me semble, pour retourner d’ici au château de ton père.

DUBOULOY.

Mon ami, demande-moi ce que tu voudras ; mais, dans ce moment-ci, tu comprends... Enchanté de t’avoir vu. Bonsoir !

ROGER.

Dubouloy, tu ne sais pas ce que tu perds.

DUBOULOY.

Moi, je perds quelque chose ?

ROGER.

Une aventure qui t’aurait fait plus d’honneur encore que ton coup d’épée.

DUBOULOY.

Vraiment ! voyons, de quoi s’agit-il ?

ROGER.

Sache donc que je fais la cour à une charmante personne ; mais, malheureusement, elle est sans cesse accompagnée d’une amie.

DUBOULOY.

Je comprends : il faudrait opérer une diversion, éloigner ou occuper l’obstacle.

ROGER.

C’est cela même.

DUBOULOY.

Mon ami, comment veux-tu, moi qui vais me marier dans deux heures... ?

ROGER.

Raison de plus, mon cher ! tu seras à la hauteur de la situation, et, quand tu reviendras près de ta femme, tu auras du feu, du génie, tu seras sublime, et elle croira que tu es amoureux fou d’elle.

DUBOULOY.

Tiens, c’est une idée, cela !

ROGER.

Sans compter, dis-moi donc, mon cher, qu’il y aura peu de jeunes seigneurs à la mode à qui pareille aventure soit arrivée. Comment ! tu pourras dire qu’une heure avant ton mariage, tu étais à Saint-Cyr, où le roi et les princes du sang entrent seuls, comprends-tu ? tu pourras dire que tu étais à Saint-Cyr, mauvais sujet, faisant la cour à une des brebis de madame de Maintenon.

DUBOULOY.

Le fait est que c’est drôle !

ROGER.

Mon cher, c’est du Lauzun tout pur.

DUBOULOY.

Mais, si ma femme sait cela, que dira-t-elle ?

ROGER.

Elle dira que tu es un infâme roué, et elle t’adorera.

DUBOULOY.

Tu crois ?

ROGER.

Elle t’adorera... Parbleu ! elle serait bien difficile !

DUBOULOY.

Eh bien, ça ne fera pas mal ; car elle n’a pas l’air de m’adorer infiniment.

ROGER.

Ta femme ?

DUBOULOY.

Oh ! quand je dis cela, je ne fais que préjuger... Voyons, au moins, celle à qui il faut que je fasse la cour ; l’obstacle, tu sais, l’obstacle est-il joli ?

ROGER.

Elle est charmante !

DUBOULOY.

Petite ou grande ?

ROGER.

Petite.

DUBOULOY.

Tiens ! je l’aurais mieux aimée grande ; j’aime les grandes femmes, moi. Cheveux blonds ou noirs ?

ROGER.

Châtains.

DUBOULOY.

Châtains ? Une nuance que je ne peux pas souffrir. Et elle s’appelle ?

ROGER.

Je n’en sais rien.

DUBOULOY.

Comment ! tu n’en sais rien ? Alors...

ROGER.

Qu’importe, mon cher ! on devient amoureux d’un coup d’œil, d’un regard. La sympathie...

DUBOULOY.

Allons ! va pour la sympathie.

ROGER.

Tu consens ?

DUBOULOY.

Est-ce que je puis te refuser quelque chose ? Ce cher Roger !

ROGER.

Merci.

DUBOULOY.

Mais, tu comprends, je n’ai plus qu’une heure dix minutes à te donner.

ROGER.

C’est plus de temps qu’il ne nous en faut, et tu seras libre auparavant.

Écoutant.

Attends donc !

DUBOULOY.

Qu’est-ce ?

ROGER.

On vient.

DUBOULOY.

Ce sont elles ! j’en suis sûr... Mon cœur bat.

ROGER, désignant la droite.

Non, c’est de ce côté ; ce ne peut être que le duc d’Anjou.

DUBOULOY, se dirigeant à droite.

Je me sauve alors.

ROGER.

Pas par là !... il ne faut pas qu’il te voie.

DUBOULOY, indiquant la gauche.

Alors, par ici.

ROGER.

Malheureux ! tu vas dans les dortoirs.

DUBOULOY.

Mais où me cacher ? Pas une armoire, pas une table.

ROGER.

Ah ! cette fenêtre !

DUBOULOY.

Eh bien ?

ROGER.

Saute.

DUBOULOY, effrayé.

Sauter ? Par exemple !

ROGER.

Huit ou dix pieds, voilà tout.

DUBOULOY.

Et si l’on me voit, s’il y a des pièges à loup ?

ROGER.

Sois tranquille, il n’y a rien de tout cela.

DUBOULOY, montant sur la fenêtre.

Ah ! Roger, tu peux te vanter...

ROGER, le poussant.

Va donc ! voilà le prince... Saute ! Il était temps !

 

 

Scène VI

 

ROGER, LE DUC D’ANJOU

 

LE DUC, entrant par la droite.

À merveille ! le premier au rendez-vous. Je te reconnais bien là, Roger.

ROGER.

Votre Altesse est petit-fils de Louis XIV, et, en cette qualité, monseigneur ne doit ni ne peut attendre.

LE DUC.

Enfin ! j’ai donc un moment de liberté ! Madame de Maintenon vient d’entrer dans son oratoire. Ici, nous n’avons pas à craindre de fâcheux... Voyons, Saint-Hérem, parle vite ; as-tu vu madame de Montbazon ?

ROGER.

Oui, et je lui ai rendu le portrait qu’elle avait donné à Votre Altesse.

LE DUC.

En échange, t’a-t-elle remis mes lettres ?

ROGER.

Les lettres de monseigneur sont à sa terre de Saint-Leu. Elle est allée les chercher ce soir, et, demain matin, elles seront chez moi.

LE DUC.

Pour sur ?

ROGER.

Elle m’en a donné sa parole.

LE DUC.

Juge de quelle importance est pour moi la remise de ces lettres, Roger, au moment de partir pour l’Espagne.

ROGER.

Votre Altesse part ? et quand cela ?

LE DUC.

Après-demain, et tu conçois : je vais épouser la fille du duc de Savoie ; si ces lettres...

ROGER.

Que monseigneur se rassure ; ces lettres seront chez moi demain avant dix heures. Seulement, que Votre Altesse veuille bien me dire où j’aurai l’honneur delà voir : à Marly, à Versailles, aux Tuileries ?...

LE DUC.

Écoute... Je vais demain à Paris, ne quitte pas ton hôtel de la journée.

ROGER.

Comment ! Son Altesse me ferait l’honneur... ?

LE DUC.

Silence ! si l’on savait que j’ai mis le pied chez on mauvais sujet comme toi, on se douterait que c’est pour quelque amour secret.

ROGER.

Eh bien, mais il me semble qu’il y a eu autrefois une certaine Hortense Mancini, que, dans une circonstance à peu près pareille, votre auguste aïeul...

LE DUC.

Oui ; mais mon auguste aïeul avait alors quelque chose comme quarante ans de moins, ce qui rend plus indulgent.

ROGER.

Sans compter qu’il n’avait pas encore ou le bonheur de faire la connaissance de madame de Maintenon.

LE DUC.

Chut !... J’irai seul, dans une voiture sans armoiries ; on annoncera le comte de Mauléon. Veille à ce que je ne rencontre personne.

ROGER.

Il sera fait comme le désire Votre Altesse, ou plutôt Votre Majesté, car c’est le titre qui vous appartient désormais.

LE DUC.

Oui, grâce à ce titre de roi que je vais bientôt porter, grâce surtout aux ennuyeuses lois de l’étiquette, je ne puis plus faire un pas sans qu’il soit observé ; dire une parole sans qu’elle soit commentée à Versailles ; je ne puis pas même être seul ! Voilà pourquoi je t’ai dit de m’attendre dans ce pavillon. Depuis huit jours, madame de Maintenon m’en a remis la clef. Tous les matins, je suis contraint d’y venir entendre des leçons de politique. Elle prétend m’apprendre à gouverner l’Espagne, à rendre mon peuple heureux ! Va, crois-moi, Roger, majesté en Espagne, c’est bien triste, et mieux vaut être altesse, et même simple gentilhomme en France.

ROGER.

Heureusement que Votre Altesse arrive à Madrid pour le carnaval, cela lui fera paraître moins durs les commencements de son exil.

LE DUC.

Tu ne sais pas ce que tu devrais faire, Roger ?

ROGER.

Non, monseigneur.

LE DUC.

Tu devrais m’y rejoindre.

ROGER.

En Espagne ? J’avoue qu’à moins que Son Altesse ne m’en donne l’ordre formel, j’éprouverais dans ce moment quelque contrariété à quitter la France.

LE DUC.

Une intrigue, mauvais sujet ?

ROGER.

Quelque chose du moins qui ressemble beaucoup à cela.

LE DUC.

J’espère que ce n’est point ici ?

ROGER.

Oh ! comment Votre Altesse peut-elle soupçonner... ?

LE DUC.

Toi ! je te crois capable de tout.

ROGER.

Votre Altesse me flatte.

LE DUC.

Non, pardieu ! et je dis ce que je pense. Au revoir, Saint-Hérem, à demain !... Reste encore un instant ici ; je ne veux pas qu’on nous voie sortir ensemble. À demain donc ; puis tu me remettras les lettres... et la clef de ce pavillon.

ROGER.

Je n’y manquerai pas, monseigneur.

LE DUC, sortant par la gauche.

À demain.

 

 

Scène VII

 

ROGER, seul

 

La nuit vient par degrés.

Diable ! rendre la clef, ce n’est pas mon affaire ! Et comment verrais-je Charlotte, moi ?... Si j’en faisais faire une seconde d’ici là... Oui, mais qu’une pareille chose soit connue !... Il faut que je sache si Charlotte m’aime, et ensuite...

On frappe à la fenêtre.

Qu’y a-t-il ? Ah ! c’est vrai ; et Dubouloy que j’avais oublié...

Il va à la fenêtre et l’ouvre ; Dubouloy paraît au haut d’une échelle.

 

 

Scène VIII

 

ROGER, DUBOULOY

 

DUBOULOY, sur son échelle.

Mon cher ami, ce n’est pas pour moi, c’est pour toi, mais je te ferai observer que je n’ai plus que quarante minutes...

ROGER.

L’heure approche... Elles vont venir d’un moment à l’autre.

DUBOULOY, sautant dans la chambre.

J’ai grimpé sur cette échelle de jardinier pour m’assurer que tu étais seul, et te dire...

ROGER, regardant dans le jardin.

Attends...

DUBOULOY.

Quoi ?

ROGER.

Malgré l’obscurité... il me semble que c’est elle... Charlotte... celle que j’aime !

DUBOULOY, regardant.

Qui se promène là-bas toute seule ?

ROGER.

Oui.

DUBOULOY.

Alors, puisqu’elle est toute seule, tu n’as plus besoin de moi, mon cher ami ; bonne chance !

ROGER, le retenant.

Au contraire ; elle n’aura pas voulu accompagner son amie ici, où elle sait que je l’attends. Son amie va venir de son côté ; ne me voyant pas, elle courrait au jardin... Occupe-la, mon cher Dubouloy, fais-lui la cour, sois éloquent ; cela t’est si facile ! Moi, je descends au jardin ; je tombe aux pieds de Charlotte, et j’obtiens enfin l’aveu de son amour.

L’obscurité est devenue complète. En ce moment, Louise entre par la gauche.

ROGER, à voix basse, à Dubouloy.

Tiens, regarde si je m’étais trompé.

DUBOULOY, bas aussi.

Alors, c’est la mienne, celle-là ?

ROGER.

La tienne, oui...

DUBOULOY.

Ah çà ! songe que, dans trente cinq minutes...

ROGER.

Je ne te demande pas un quart d’heure.

Il disparaît par la droite.

 

 

Scène IX

 

DUBOULOY, LOUISE

 

LOUISE, prêtant l’oreille, à part.

J’ai entendu... Il doit être là.

Haut.

Monsieur !...

DUBOULOY.

Quoi ?

LOUISE.

Est-ce vous ?

DUBOULOY, s’approchant.

Oui.

LOUISE.

Monsieur le vicomte, croyez que je suis désespérée... Quelques instances que j’aie pu faire pour déterminer Charlotte à venir ici...

DUBOULOY.

Ah ! mademoiselle !...

LOUISE, à part.

Qu’entends-je ?

DUBOULOY.

Ce n’est pas Charlotte que j’attendais ici.

LOUISE.

Cette voix... ce n’est pas celle du vicomte !

DUBOULOY.

Non, mademoiselle, c’est la mienne.

LOUISE.

Qui êtes-vous, monsieur ?

DUBOULOY.

Un ami intime de Saint-Hérem, un autre lui-même... un homme à qui vous avez fait perdre la tête, qui ne sait plus ce qu’il fait, et à qui il faut pardonner s’il ne sait pas ce qu’il dit.

À part.

C’est horrible !... je ne sais pas si elle est jolie !

LOUISE.

Mais enfin, monsieur, votre nom ?

DUBOULOY.

Hercule Dubouloy.

LOUISE.

Hercule Dubouloy ?... Je ne connais pas...

DUBOULOY.

Fils unique d’un fermier général, cinquante mille livres de rente pour le moment et de grandes espérances pour l’avenir ! Voilà ma position, mademoiselle, et je puis donc espérer que votre cœur...

LOUISE.

Mais, monsieur, je ne vous ai jamais vu.

DUBOULOY.

Un mot me fera connaître... J’ai vingt-cinq ans, le caractère paisible gentil cavalier, la conversation attachante, l’œil vif, les dents belles, et le cœur passionné !

LOUISE.

Mais où m’avez-vous donc remarquée, monsieur ?

DUBOULOY.

Partout... à l’église... aux représentations d’Esther !

LOUISE.

Vous y veniez ?

DUBOULOY.

Je n’en ai pas manqué une. Alors, sachant que mon ami, le vicomte de Saint-Hérem, avait une clef de Saint-Cyr, je l’ai prié, supplié de me conduire ici.

LOUISE.

Ici, à une pareille heure, monsieur !

DUBOULOY.

L’heure n’y fait rien, mademoiselle.

À part.

C’est-à-dire... si, au fait, elle a raison... Quelle heure ?...

Il essaye de voir l’heure à sa montre. À part.

Bon ! voilà qu’on n’y voit plus !

Haut et tombant aux genoux de Louise.

Je l’ai supplié de me conduire ici pour que je puisse vous parler, pour que je puisse me jeter à vos pieds.

LOUISE.

Monsieur !... que faites-vous ?...

DUBOULOY.

Oui, me jeter à vos pieds et vous dire...

L’heure sonne. À part.

Hein ! l’horloge... Huit heures... Bon ! je n’ai plus que dix minutes...

Haut.

Et vous dire...

LOUISE.

Quoi donc, monsieur ?... Parlez.

DUBOULOY.

Que je vous aime, mademoiselle ! oui, voilà ce que je voulais vous dire !

LOUISE.

Monsieur, si je pouvais croire...

DUBOULOY.

Vous douteriez de ma parole, mademoiselle, après la démarche que je fais, quand je m’expose au danger d’être surpris à Saint-Cyr ?...

LOUISE.

Non, vous avez raison ; quel motif auriez-vous, d’ailleurs, pour me tromper ?

DUBOULOY.

Oui, quel motif aurais-je ? Je vous le demande !

LOUISE.

Je vous crois donc, monsieur...

DUBOULOY, à part.

La voilà convaincue. Je ne me savais pas si éloquent.

LOUISE.

Vous êtes prêt alors à faire pour moi ce que M. de Saint-Hérem fait pour Charlotte ?

DUBOULOY.

Tout ce qu’il fera, je le ferai ; je suivrai l’exemple de mon ami jusqu’au bout, charmante...

À part.

Je ne sais pas son nom de baptême.

Haut.

Charmante !...

LOUISE.

Monsieur...

DUBOULOY.

Oui, mademoiselle, charmante !

LOUISE.

Monsieur, soyez certain que vous ne vous repentirez pas du sacrifice que vous faites pour moi, et que ma reconnaissance pour un homme qui a été distinguer, au milieu de ses compagnes, nobles, riches et belles, une pauvre fille comme moi, soyez certain, dis-je, que cette reconnaissance sera éternelle.

DUBOULOY.

Eh bien, mademoiselle, maintenant que je suis sûr de mon bonheur, permettez que je me retire.

LOUISE.

Comment, monsieur ?...

DUBOULOY.

Il faut que j’aille faire part à mon père de vos excellentes dispositions à mon égard...

À part.

Ça m’est égal, je n’ai pas la clef, mais je sauterai par-dessus le mur.

On entend du bruit.

 

 

Scène X

 

DUBOULOY, LOUISE, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE, entrant tout effarée.

Louise !... Louise !

DUBOULOY, se retournant.

Hein !... qu’y a-t-il ?

LOUISE.

C’est Charlotte ! qu’est-il arrivé ?

Elle court à elle.

DUBOULOY, à part.

Profitons de la circonstance pour nous éloigner...

CHARLOTTE.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je me meurs, je suis morte !

LOUISE.

Mais qu’as-tu donc ?

DUBOULOY, cherchant, et à lui-même.

Où diable ai-je mis mon chapeau à présent ?...

CHARLOTTE, à Louise.

Imagine-toi que, tandis que le vicomte, – car, tu sais, il est venu, – tandis qu’il était à mes pieds, tandis qu’il me disait qu’il m’aimait...

LOUISE.

Eh bien ?

CHARLOTTE.

Nous avons entendu du bruit près de nous, derrière la charmille... On nous écoutait, Louise ! quelqu’un était caché !

LOUISE, à part.

Très bien !... madame de Maintenon !

DUBOULOY, se retournant effrayé.

Hein ?...

 

 

Scène XI

 

DUBOULOY, LOUISE, CHARLOTTE, ROGER

 

ROGER, entrant.

Charlotte !... Charlotte !... soyez tranquille !

DUBOULOY, mettant la main sur son chapeau.

Enfin, le voilà !

Il se glisse par la porte de droite et disparaît.

ROGER.

Il n’y avait personne ; vous pouvez donc me dire encore que vous m’aimez ! vous pouvez me le répéter, vous pouvez me faire le plus heureux des hommes !

CHARLOTTE.

Mais êtes-vous bien sûr que personne... ?

ROGER.

Oui... J’ai sauté par-dessus la charmille, j’ai fouillé le massif d’arbres.

DUBOULOY, rentrant.

Mon ami, mon ami, la porte du pavillon est fermée.

ROGER.

Celle qui donne sur le jardin ?

DUBOULOY.

Oui.

ROGER.

Elle se sera fermée toute seule.

DUBOULOY.

En attendant, nous sommes prisonniers !

Bas, à Roger.

Et moi !... et moi !... mon père, mon beau-père, ma future... tout cela qui m’attend à Charny !

CHARLOTTE.

Mon Dieu, mon Dieu ! si nous étions découverts, nous serions perdus !

ROGER.

Eh bien, faites ce que je vous disais, Charlotte, suivez-moi...

CHARLOTTE.

Un enlèvement, monsieur ?

DUBOULOY.

Oui, oui, enlevons ! et surtout sortons d’ici !

À part.

Quand je serai dehors, je prendrai mes jambes à mon cou !...

Haut.

Enlevons vite, mon ami.

LOUISE, à Dubouloy.

Monsieur, monsieur, je ne vous quitte pas !

DUBOULOY, à part.

Bien ! de mieux en mieux ! Ah ! Roger !

CHARLOTTE.

Mais, monsieur, un enlèvement !... c’est impossible !

LOUISE.

Qu’espères-tu donc ? que veux-tu que nous fassions ?... Si nous restons, que devenir ?...

CHARLOTTE.

Et, d’ailleurs, comment fuir ?

ROGER.

Rien de plus facile... J’ai la clef du jardin, et, par cette fenêtre...

DUBOULOY.

Ah ! oui, par cette fenêtre... et, grâce à cette échelle que j’ai placée moi-même...

Ils ouvrent la fenêtre. Un Exempt est au haut de l’échelle, une lettre de cachet à la main.

 

 

Scène XII

 

DUBOULOY, LOUISE, CHARLOTTE, ROGER, L’EXEMPT

 

L’EXEMPT.

Au nom du roi, messieurs, je vous arrête.

DUBOULOY.

Hein ! vous nous arrêtez ?

L’EXEMPT.

Suivez-moi, messieurs...

DUBOULOY.

Où nous conduisez-vous ?

L’EXEMPT.

À la Bastille !

LOUISE, à Charlotte.

Sois tranquille ! tout ira bien !

Dubouloy tombe dans les bras de Roger, et Charlotte dans ceux de Louise.

 

 

ACTE II

 

Un salon de l’hôtel du vicomte de Saint-Hérem, rue du Bac.

 

 

Scène première

 

COMTOIS, sortant de l’appartement à droite, au moment où l’on frappe violemment trois coups à la porte de la rue, puis ROGER

 

COMTOIS.

Ah ! cette fois, ce doit être monsieur.

Il va à la fenêtre.

Oui ; je commençais vraiment à être fort inquiet... Sorti depuis hier midi, et voilà qu’il est huit heures du matin.

Apercevant Roger, qui entre, en jetant son chapeau sur un fauteuil.

Oh ! oh ! il y a de l’orage !...

ROGER.

Il n’est venu personne pour moi ?

COMTOIS.

Un domestique de madame la comtesse de Montbazon, qui m’a remis ce paquet.

ROGER.

Donnez !

À lui-même.

Ce sont les lettres du duc d’Anjou... Bien !

Haut.

C’est tout ?

COMTOIS.

Oui, monsieur.

ROGER.

Je n’y suis pour personne, entendez-vous bien ? pour personne, excepté pour M. le comte de Mauléon... Retenez bien ce nom... Ne le faites pas attendre quand il se présentera... C’est un très grand seigneur ! Si, par hasard, j’étais avec quelqu’un, prévenez-moi... Ah ! et puis encore pour Dubouloy...

À part.

Si toutefois il est libre ; car, hier, à Saint-Cyr, aussitôt après notre arrestation, l’on nous a séparés, et, depuis, pas la moindre nouvelle.

À Comtois.

Vous m’entendez...

Il va pour entrer dans la chambre à droite.

COMTOIS.

Monsieur rentre dans son appartement ?

ROGER.

Sans doute... Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

COMTOIS.

Oh ! rien... Alors, monsieur sait probablement...

ROGER.

Quoi ?... que voulez-vous que je sache ? Je ne sais rien... Parlez... Dites !

COMTOIS.

Qu’il y a quelqu’un dans l’appartement de monsieur.

ROGER.

Quelqu’un ?... et qui cela ?

COMTOIS.

Mais une femme.

ROGER.

Quelle femme ?

COMTOIS.

La femme de monsieur, madame la vicomtesse.

ROGER, à part.

Après tout ce que j’ai dit, on a osé !... Ma femme est ici !... dans cet hôtel, dans mon appartement !...

Haut.

Qui a eu la hardiesse... ?

COMTOIS.

Ce matin, à quatre heures, une voiture s’est arrêtée à la porte de l’hôtel ; Breton, qui veillait, a cru que c’était monsieur qui rentrait, et s’est avancé pour lui offrir ses services... Pas du tout, c’était une dame, accompagnée de la marquise de Nesle et de la duchesse de Polignac.

ROGER.

De la marquise de Nesle et de la duchesse de Polignac ?

COMTOIS.

De M. d’Estrées et de M. de Villarceaux.

ROGER.

Le grand écuyer de monseigneur le duc d’Anjou et le premier gentilhomme de monseigneur le duc de Berry ! Ah ! très bien ! madame de Maintenon !

COMTOIS.

Monsieur comprend bien que, quand Breton les a reconnus, il a ouvert toutes les portes. On a demandé où était l’appartement de monsieur... Breton y a conduit la société... Arrivés là, ces messieurs et ces dames ont dit à la personne qu’ils conduisaient : « Vicomtesse de Saint-Hérem, vous êtes chez vous. » Puis ils se sont retirés. C’est comme cela que nous avons appris que monsieur était marié.

ROGER.

C’est bien... Mettez vite en état de me recevoir l’appartement qu’occupe mon père, quand il vient à Paris.

COMTOIS.

Monsieur n’habitera donc pas... ?

ROGER.

Faites ce que je dis.

Comtois s’avance vers l’appartement de gauche.

Ah ! Comtois !...

COMTOIS.

Monsieur ?...

ROGER.

Madame de Saint-Hérem a-t-elle une femme de chambre ?

COMTOIS.

Elle en a deux.

ROGER.

Vous prierez l’une ou l’autre de ces demoiselles de vous prévenir aussitôt que sa maîtresse sera visible.

COMTOIS.

Oui, monsieur.

ROGER.

C’est tout... Allez.

Comtois sort.

 

 

Scène II

 

ROGER, seul

 

Cet épisode manquait à l’histoire. Il est, sur mon honneur, impossible d’être plus cruellement mystifié ! Allons, me voilà la fable de la cour !... Je l’aimais bien ! mais, après ce qui vient d’arriver... je ne lui pardonnerai jamais !... Ah ! madame de Saint-Hérem, prenez-y garde ! vous jouez avec moi une partie dangereuse... et, quoique vous ayez pour vous madame de Maintenon, vous pourriez bien vous repentir de l’avoir entreprise.

 

 

Scène III

 

ROGER, DUBOULOY

 

DUBOULOY, entrant le chapeau posé carrément sur la tête et se croisant les bras.

Ah !

ROGER, courant à lui.

Eh ! c’est toi, moucher Dubouloy !...

DUBOULOY, froidement.

Tout beau, monsieur ! tout beau !

ROGER.

Qu’y a-t-il donc ?

DUBOULOY.

Ce qu’il y a ?... Il y a que vous disiez, hier encore, que, dans plusieurs occasions, vous aviez été mon obligé...

ROGER.

C’est vrai, tu m’as rendu plus d’un service, je me plais à le proclamer.

DUBOULOY.

Eh bien, je viens vous en demander un à mon tour, et, comme c’est le premier que je vous demande, j’espère que vous ne me le refuserez pas.

ROGER.

Lequel ?

DUBOULOY.

C’est de vous couper la gorge avec moi.

ROGER.

Me couper la gorge avec toi ! avec toi, mon ami ?

DUBOULOY.

Vous, mon ami ! après le tour que vous m’avez fait ? vous, mon ami ?... Vous plaisantez, monsieur !

ROGER.

Mais que t’est-il donc arrivé ?

DUBOULOY.

Ce qui m’est arrivé ?

ROGER.

Sans doute... Avant de nous battre, il faut au moins que je sache...

DUBOULOY.

C’est juste... Je vais vous le dire. Il m’est arrivé que, lorsqu’on nous a eu arrachés des bras l’un de l’autre, on m’a mis dans un carrosse, et conduit à la Bastille. Arrivé là, on m’a fait descendre vingt-sept marches... je les ai comptées... on a ouvert une porte devant moi, on m’a poussé, on a refermé la porte derrière moi, et je me suis trouvé dans un cachot très noir et très désagréable.

ROGER.

Mon pauvre garçon !

DUBOULOY.

À la lueur d’une mauvaise lampe qu’on avait l’air d’avoir oubliée là par hasard, je distinguai une espèce de grabat et un escabeau. Je m’assis sur mon escabeau, et je me mis à réfléchir. Je me disais que mon père, que mon beau-père et que ma future m’attendaient. Je tirai ma montre, il était juste neuf heures... l’heure fixée pour mon mariage.

ROGER.

Que veux-tu, mon ami î ce n’est pas ma faute... Tu te marieras ce soir ; ce n’est qu’un retard, voilà tout.

DUBOULOY.

Je me marierai ce soir ?... Charmante plaisanterie, et que vous vous seriez épargnée si vous ne m’aviez pas interrompu !... Je disais donc que le résultat de mes réflexions fut que plus tôt je sortirais de la Bastille, mieux cela vaudrait. Je fis prier le gouverneur de descendre, prière à laquelle il se rendit, je dois le dire, et je lui demandai ce qu’il fallait faire pour arriver au résultat que j’ambitionnais... Il me dit que rien n’était plus facile, et qu’il fallait que je rendisse l’honneur à mademoiselle Louise Mauclair, voilà tout. Je répondis au gouverneur que, n’ayant rien ravi à mademoiselle Louise Mauclair, je n’avais rien à lui rendre... Sur quoi, le gouverneur appela deux guichetiers, me fit descendre onze autres marches, et je me trouvai dans un cachot beaucoup plus noir et beaucoup plus désagréable que le premier.

ROGER.

Que fis-tu alors ?

DUBOULOY.

Je me rappelai les philosophes de l’antiquité, et je résolus d’opposer le stoïcisme à la persécution. Au bout de deux heures de stoïcisme, je m’aperçus que je mourais de faim... C’était tout simple, je n’avais rien pris depuis le matin, que l’honneur de mademoiselle Louise Mauclair, à ce qu’il paraît. Moi, d’abord, quand j’ai faim, il n’y a pas de stoïcisme, il n’y a pas de philosophie, il n’y a rien qui tienne... il faut que je mange !... c’est bizarre, mais c’est comme cela. J’appelai, et je demandai à souper. On me dit que j’avais du pain et de l’eau quelque part, et que je n’avais qu’à chercher. Vous comprenez dans quel état d’exaspération me mit cette réponse. Je pris mon pain et mon eau, et, dans l’intention de me laisser mourir de faim et de soif, je jetai mon pain par la grille du cachot et je versai mon eau à terre. Deux heures après, dame ! ce n’était plus de la faim, ce n’était plus de la soif, c’était de la rage... Je voulus tenir bon... Je persévérai une demi-heure encore ; mais c’était tout ce que les forces humaines pouvaient supporter. La nature fut vaincue, et je criai de toute la force de mes poumons que j’étais prêt à rendre l’honneur à mademoiselle Louise Mauclair ; n’ayant plus qu’une peur, c’est qu’on ne m’entendît pas. Heureusement, on m’entendit ; le guichetier entra, tenant, d’une main, un poulet et une bouteille de bordeaux, de l’autre, un contrat de mariage. Je signai le contrat, j’avalai le poulet, je bus la bouteille, et je suivis le guichetier, qui me conduisit à l’église, où mademoiselle Louise Mauclair m’attendait, et où le chapelain de la Bastille nous maria bel et bien. De sorte que vous comprenez, mon cher monsieur de Saint-Hérem, que, comme c’est à vous que je dois cette petite mystification conjugale, c’est à vous que je m’adresse, tout naturellement, pour en avoir satisfaction... Je n’en serai pas moins marié, c’est vrai, mais je me serai vengé sur quelqu’un. Vous avez votre épée, faites-moi donc le plaisir de me suivre.

ROGER.

Eh ! mon cher Dubouloy, je comprendrais cet acharnement, si j’étais exempt du malheur où je t’ai entraîné ; mais ton aventure, c’est la mienne.

DUBOULOY.

Comment, mon aventure, c’est la tienne ?

ROGER.

Sans doute.

DUBOULOY.

On vous a conduit à la Bastille comme moi ?

ROGER.

Oui.

DUBOULOY.

On vous a enfermé dans un cachot ?

ROGER.

Oh ! mon Dieu, oui.

DUBOULOY.

Et on vous a dit que vous n’en sortiriez pas ?...

ROGER.

Que je n’en sortirais pas, à moins que je n’eusse rendu l’honneur à mademoiselle Charlotte de Mérian.

DUBOULOY.

Et vous avez cédé ?

ROGER.

Il le fallait bien.

DUBOULOY.

Alors, dans ce cas, vous êtes donc... ?

ROGER.

Je suis marié !

DUBOULOY.

Marié ! Tu es marié ?...

ROGER.

Marié !

DUBOULOY.

Mon ami, je n’exige plus rien de toi.

Lui serrant la main.

La réparation est suffisante.

ROGER.

Mais tu ne sais pas une chose plus triste encore que tout ce qui t’est arrivé ?...

DUBOULOY.

Quoi donc ?

ROGER.

Après ce tour cruel, je jurai de ne jamais la revoir...

DUBOULOY.

Eh bien ?

ROGER.

Eh bien... je rentre ici, et je trouve madame de Saint-Hérem installée dans mon appartement, par ordre de madame de Maintenon.

DUBOULOY.

Mon ami, je rentre chez moi, et le concierge m’apprend que madame Dubouloy est en possession de mon hôtel ! Alors je n’ai pas même voulu mettre le pied dans la maison, et j’ai couru chez mon père. Je lui devais bien une visite, tu en conviendras.

ROGER.

Eh bien, comment l’as-tu trouvé ?

DUBOULOY.

Furieux, mon ami, furieux ! et il y avait de quoi, tu comprends. Comment ! je sors hier, au moment d’épouser une femme, en lui disant : « Mon père, soyez tranquille, dans une heure je suis ici ; » et je reviens le lendemain, et marié avec une autre. Il n’a pas voulu croire un seul mot de tout ce que je lui ai raconté, et, me voyant perdre ma charge future à la cour, mon titre... tu sais... il m’a donné sa malédiction.

ROGER.

Sa malédiction ?

DUBOULOY.

Parfaitement ! C’est alors que, ne voulant pas rentrer chez moi ; que, ne pouvant pas rester chez mon père ; que, ne sachant où aller, enfin, je suis venu ici... Pauvre ami ! je ne savais pas que, moins la malédiction paternelle, nous nous trouvions juste dans la même situation.

ROGER.

Absolument la même.

DUBOULOY.

Non, non, pas la même ; tu es encore couché sur un lit de roses relativement à moi.

ROGER.

Comment cela, je te prie ?

DUBOULOY.

Oui, tu n’as pas deux femmes, toi : l’une que tu devais épouser, l’autre que tu ne devais pas épouser et que... C’est qu’elle a un père, deux frères et trois cousins, vois-tu !...

ROGER.

Laquelle ?

DUBOULOY.

L’autre, la majestueuse... Tout cela va me tomber sur les bras ; il faudra dégainer tous les jours... Voilà pourquoi j’aimais mieux en finir tout de suite avec toi... Mais enfin, puisque nous sommes atteints du même coup, il ne sera pas dit que j’aggraverai ta position... Seulement, que vas-tu faire ? Puisque notre sort est pareil, il faut, ce me semble, que nos résolutions soient communes. Que résous-tu à l’égard de ta femme ?

COMTOIS, entrant.

Madame de Saint-Hérem fait demander à M. le vicomte s’il peut la recevoir.

ROGER.

À l’instant !

Comtois sort.

Tu demandais ce que j’allais faire ? Entre dans ce cabinet, qui, comme tu le sais, a une seconde sortie. Écoute ce qui va se passer entre moi et madame de Saint-Hérem, et, quand tu seras suffisamment édifié, rentre chez toi, fais-en autant avec madame Dubouloy.

DUBOULOY.

Oh ! mon Dieu, dès les premiers mots que tu prononces, je devine ce qui me reste à faire... En deux secondes, je suis à mon hôtel, et je te promets de me montrer digne de toi !... Zh çà ! pas de faiblesse.

ROGER.

Oh ! j’entends madame de Saint-Hérem... À ton poste !

Dubouloy entre dans le cabinet.

 

 

Scène IV

 

ROGER, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE.

J’ai appris, monsieur, que vous m’aviez fait demander à quelle heure je serais visible, et j’accours...

ROGER.

Je vous remercie de cet empressement, madame ; car vous devez comprendre que j’avais hâte d’avoir une explication avec vous.

CHARLOTTE.

Une explication, monsieur ?... Je ne comprends pas vos paroles, et encore moins l’accent singulier avec lequel elles sont prononcées... Une explication !... et sur quoi ?

ROGER.

Mais sur notre arrestation d’hier, et sur... l’événement de cette nuit.

CHARLOTTE.

Oh ! j’ai été bien effrayée de l’une, je vous assure, et bien heureuse de l’autre !

ROGER.

Tous deux étaient cependant prévus, je le présume ; et quand on sait les choses d’avance, je pensais, moi, qu’elles produisaient moins d’effet.

CHARLOTTE.

J’avais prévu... je savais... Que voulez-vous dire, monsieur ?

ROGER.

Je veux dire que vous jouez admirablement la comédie d’intrigue.

CHARLOTTE.

Monsieur !

ROGER.

Oh ! ne vous en défendez pas, madame ; dans ce cas-là, celui qui a gagné a toujours raison.

CHARLOTTE.

Je vous proteste, monsieur, que, tout en devinant un reproche amer dans vos paroles, je ne comprends rien à ce qu’elles me disent... A-t-on forcé votre volonté ? avez-vous été contraint en quelque chose ?

ROGER.

Vous le demandez !...

CHARLOTTE.

Sans doute, monsieur, je vous le demande.

ROGER.

Vous le demandez !... Et ce mariage dans la chapelle d’une prison d’État, croyez-vous qu’il ait été fait de mon gré ?

CHARLOTTE.

Pardon, monsieur, mais, hier encore, dans le jardin de Saint-Cyr, vous me disiez à mes genoux, en me répétant cent fois que vous m’aimiez... vous me disiez que le moment le plus heureux de votre vie serait celui où vous deviendriez mon mari, où vous m’appelleriez votre femme. Me disiez-vous cela, monsieur, ou ai-je mal entendu ? Étais-je folle ?

ROGER.

Non, madame, et, comme vous vouliez me rendre heureux le plus vite possible, vous avez tout arrangé, fort adroitement, ma foi, pour que je pusse devenir votre mari et vous appeler ma femme la nuit même.

CHARLOTTE.

Moi, monsieur ! comment, vous croyez que c’est moi qui... ? Ah !... je commence à comprendre.

ROGER.

Et qui donc, s’il vous plaît, a pu prévenir madame de Maintenon si bien à temps, qu’au moment de sortir par les portes, nous ayons trouvé les portes fermées... et qu’au moment de sortir par la fenêtre, nous ayons trouvé un exempt de la prévôté sur l’échelle par laquelle nous allions descendre ?

CHARLOTTE.

Ah ! monsieur, monsieur, vous me faites honte ! mais, en même temps, vous m’éclairez... Ces protestations d’amour étaient donc fausses ?... Cette offre de m’épouser secrètement était donc illusoire ?... Vous vouliez donc, tout simplement, monsieur, me tromper... tromper une pauvre fille ?... Oh ! il n’y avait pas grand mérite à cela, monsieur... et cela n’aurait pas ajouté beaucoup à votre réputation.

ROGER.

Non, madame, non !... j’étais sincère quand je vous disais que je vous aimais, car je vous aimais, j’étais assez fou pour cela... Je voulais vous épouser, sans doute... mais j’aurais voulu à notre mariage une autre forme... une forme... qui lui imprimât au moins l’apparence du libre arbitre...

CHARLOTTE.

C’est cela, monsieur ! dites que, me regardant comme une jeune fille sans conséquence, vous avez bien voulu, cela ne s’appelle t-il pas ainsi ?... m’honorer d’une fantaisie... et que vous avez tout fait pour la satisfaire... Le hasard, la Providence ont voulu que les choses tournassent autrement que vous ne l’espériez ; que, forcé par une puissance indépendante de ma volonté, forcé de tenir les promesses que vous m’aviez faites, votre orgueil a été froissé... et que vous allez sacrifier votre femme à votre orgueil, comme vous vouliez sacrifier votre maîtresse à votre fantaisie. Dites cela, monsieur, et cette fois, au moins, vous aurez vis-à-vis de moi le mérite de la franchise.

ROGER.

Et vous, madame, dites que, fatiguée d’être à Saint-Cyr, vous avez éprouvé le désir, désir bien naturel, d’être libre, d’avoir un nom, une position dans le monde... Vous avez eu la bonté de croire que je pourrais vous donner tout cela...

CHARLOTTE.

Monsieur !...

ROGER.

C’est très flatteur pour moi... et je vous remercie de m’avoir donné la préférence !

CHARLOTTE.

Ah !

ROGER.

Mais, comme j’apprécie parfaitement le sentiment qui vous a fait agir, permettez que, tout en demeurant sa victime, je ne reste pas sa dupe. Vous désiriez être libre, vous l’êtes ; vous désiriez un nom, vous avez le mien ; vous désiriez une fortune, vous avez la mienne ; vous désiriez une position dans le monde, pour tout le monde, excepté pour moi, vous serez la vicomtesse de Saint-Hérem. Maintenant, madame, voici mon appartement, voici le vôtre ; c’est la seule chose que nous ne partagerons pas. Quant à cette chambre, c’est un terrain neutre sur lequel nous nous rencontrerons quelquefois. C’était ce que vous désiriez, n’est-ce pas, madame ? Vous êtes satisfaite, vous êtes heureuse ? Je ne puis pas davantage pour vous ; permettez-moi donc de me retirer...

CHARLOTTE, voulant le retenir.

Monsieur !...

ROGER, saluant.

Madame...

Roger rentre chez lui.

 

 

Scène V

 

CHARLOTTE, seule

 

Oh ! mon Dieu ! que viens-je d’entendre ! et est-ce possible que le même homme qui me jurait hier qu’il n’aimait que moi, qu’il n’aimerait jamais que moi, soit aujourd’hui si dur, si cruel ? Oh ! je le sens bien, oui, tant qu’il a été là, ma dignité, mon orgueil, m’ont soutenue, m’ont donné du courage... Mais, maintenant que je suis seule... Oh ! mon Dieu, mon Dieu !...

 

 

Scène VI

 

CHARLOTTE, LOUISE

 

LOUISE, entrant en éclatant de rire.

Oh ! ma chère amie, ma bonne Charlotte, qu’il est drôle quand il est en colère !

CHARLOTTE.

Qui cela ?

LOUISE.

Mon mari... M. Dubouloy... Imagine-toi qu’il vient de me faire une scène... Oh ! j’aurais donné tout au monde pour que tu fusses-là.

CHARLOTTE.

Vraiment ?

LOUISE.

Tout ce qu’il y a de plus dramatique, ma chère. Enfin, dans l’état habituel, son visage m’a paru assez insignifiant... Eh bien, dans la colère, sa figure prend une expression... Oh ! je le mettrai très souvent en colère...

CHARLOTTE.

Mais à propos de quoi cette querelle ?

LOUISE.

Est-ce que je sais, moi ?... Il m’a parlé d’un piège où il avait été entraîné, d’un mariage qu’il manquait, de la Bastille où on l’avait conduit, d’un cachot très noir, d’un poulet et d’une bouteille de vin de Bordeaux ; il m’a dit que j’étais cause de tout cela, que j’étais un serpent, et que jamais je ne serais sa femme que de nom : ce qui m’est parfaitement égal, attendu que je ne le connais que d’hier, ce monsieur, et que je n’en suis pas du tout folle.

CHARLOTTE.

Cependant tu l’as épousé ?

LOUISE.

Sans doute ; mais ce n’est pas moi qui ai été le chercher. C’est lui qui est venu me trouver, c’est lui qui m’a dit qu’il m’aimait depuis longtemps, qu’il m’avait vue à la messe, aux représentations d’Esther, qu’il mourrait de chagrin si je n’étais pas à lui ! Dame, moi, j’ai bon cœur, je n’ai pas voulu le laisser mourir, ce garçon, je me suis sacrifiée... Et puis, maintenant, voilà comme il me remercie... Ah ! ma foi à sa fantaisie !... comme il voudra.

CHARLOTTE.

Et tu ne regrettes pas d’être mariée ?

LOUISE.

Regretter d’être mariée, moi ? J’en suis enchantée ! Sais-tu qu’il a un très bel hôtel ! J’ai visité tout cela pendant qu’il était sorti, ce matin. Tu verras mon appartement... Délicieux, ma chère ! Quand je compare cela à ma chambre de Saint-Cyr... et puis comme c’est commode ! je voulais venir te voir, je suis descendue et j’ai trouvé sa voiture à la porte... une excellente voiture, sans armoiries, il est vrai... mais on ne peut pas tout avoir... J’ai ordonné au cocher de prendre par le quai. Que c’est beau, Paris, ma chère !... que c’est beau, le Louvre, les Tuileries !... Il y avait des carrosses qui passaient, il y avait des seigneurs dans les carrosses... Tout cela est d’un bruit, d’une animation... Et tu demandes si je suis bien aise d’être mariée ? Oh ! oui, j’en suis bien aise ! et ce serait à refaire que, certainement, je le referais !

CHARLOTTE, poussant un soupir.

Ah !

LOUISE.

Mais, toi, est-ce qu’il n’en est pas ainsi ? est-ce que tu ne penses pas comme moi ?

CHARLOTTE.

Oh ! moi, ma chère Louise, je suis bien malheureuse !

LOUISE.

Toi, malheureuse, Charlotte ? Oh ! mon Dieu ! Et comment ? pourquoi ?

CHARLOTTE.

Oh ! moi... moi, je l’aimais ; et lui, il ne m’aime pas !

LOUISE.

Qui t’a dit cela ?

CHARLOTTE.

Lui-même.

LOUISE.

C’est lui-même ? Il ne faut pas le croire.

CHARLOTTE.

Comment veux-tu que je ne croie pas ?

LOUISE.

Écoute : hier, il disait qu’il t’adorait ; aujourd’hui, il dit qu’il te déteste. Très certainement, il a menti hier ou aujourd’hui... Eh bien, pourquoi ne serait-ce pas aujourd’hui aussi bien qu’hier ? Les chances sont au moins égales, tu en conviendras... Et maintenant, pourquoi te déteste-il ? Voyons !

CHARLOTTE.

Oh ! il m’accuse d’une chose affreuse !

LOUISE.

Et de quoi t’accuse-t-il donc ?

CHARLOTTE.

Il dit que tout cela est une intrigue menée par moi, conduite par moi... Il me croit capable...

LOUISE.

De ce que j’ai fait... Ma chère, ce n’est pas aimable, ce que tu me dis là.

CHARLOTTE.

Oh ! Louise...

LOUISE.

Sois tranquille ; je ris.

CHARLOTTE.

Et moi, je pleure.

LOUISE.

Oh ! quelle étrange manière tu as d’envisager la vie ? Qu’est-ce que c’est que cela ?... Tu l’aimes ?... D’abord, tu as tort de l’aimer... Toute femme qui aime perd la moitié de ses avantages. Mais crois-tu que c’est avec des larmes que tu le ramèneras ?... Les hommes adorent nous voir pleurer, ça flatte leur amour-propre... C’est avec nos larmes qu’ils entretiennent ce préjugé, qu’ils sont nécessaires au bonheur de notre existence... Allons, plus de ces faiblesses-là ! c’est de mauvais goût pour les gens... Justement, voilà un valet.

CHARLOTTE.

Oh ! celui-là, c’est un ancien serviteur de mon mari. Que voulez-vous, Comtois ?

 

 

Scène VII

 

CHARLOTTE, LOUISE, COMTOIS

 

COMTOIS.

Pardon, madame la vicomtesse ; mais c’est le comte de Mauléon qui demande mon maître, et, comme M. de Saint-Hérem m’a donné l’ordre de ne pas le faire entrer s’il y avait quelqu’un, j’allais le prévenir...

CHARLOTTE.

Nous nous retirons. Comtois, nous nous retirons. Nous ne voulons pas gêner monsieur. Faites entrer le comte de Mauléon. Viens, Louise.

Elles rentrent.

 

 

Scène VIII

 

COMTOIS, puis LE DUC D’ANJOU, puis ROGER

 

COMTOIS.

Diable ! madame est bien triste !... Il paraît que ce n’est décidément pas un mariage d’inclination.

Ouvrant la porte.

M. le comte peut entrer.

LE DUC, entrant.

Et Saint-Hérem ?

COMTOIS.

Je vais le prévenir que M. le comte attend.

LE DUC.

Personne n’entrera sans être annoncé ?

COMTOIS.

M. le comte peut être tranquille.

Roger paraît.

LE DUC.

Ah ! te voilà...

Roger s’incline. Comtois sort.

ROGER.

De ma fenêtre, j’ai vu le carrosse de Votre Altesse, et je suis accouru.

LE DUC.

Très bien... Et ces lettres ?

ROGER.

Les voilà, monseigneur.

LE DUC.

Merci, et la clef ?

ROGER.

Ah ! oui, la clef... La voici.

LE DUC.

Tu n’en as plus besoin, je présume ; car j’ai appris de tes nouvelles par madame de Maintenon. Ma foi, mon ami, je t’en fais mon compliment ; c’est très beau de ta part, toi qui as une grande fortune, épouser une jeune personne qui ne possède rien.

ROGER.

Oui, monseigneur, voilà comme je suis, moi.

LE DUC.

Tu l’aimais donc beaucoup ?

ROGER.

Mais oui, monseigneur ; j’en étais fou, c’est le mot.

LE DUC.

Comment ! je te vois hier, et tu ne me dis pas que tu vas te marier ?

ROGER.

Je ne savais pas que cela se ferait si vite ; que Votre Altesse me pardonne.

LE DUC.

Est-elle jolie ?

ROGER.

Très jolie !

LE DUC.

Heureux coquin ! je comprends maintenant pourquoi tu ne veux pas venir en Espagne.

ROGER.

Eh bien, monseigneur m’y fait penser... Au contraire... et, si Son Altesse est toujours dans les mêmes dispositions bienveillantes à mon égard...

LE DUC.

Comment ! mais, après le service que tu m’as rendu aujourd’hui encore...

ROGER.

Je lui demanderai la permission de l’accompagner.

LE DUC.

M’accompagner, c’est impossible. Tu connais les lois de l’étiquette : toutes les personnes qui font partie du cortège sont désignées par le roi. Mais viens me rejoindre.

ROGER.

Je serai à Madrid aussitôt que Votre Altesse.

LE DUC.

À merveille !

ROGER.

Mais Votre Altesse permettra-t-elle que je fasse ce voyage accompagné... ?

LE DUC.

De ta femme ? Très bien !

ROGER.

Non, monseigneur ; madame de Saint-Hérem est d’une santé délicate, elle restera à Paris. Non, accompagné d’un de mes amis.

LE DUC.

C’est bien ; tu me le présenteras.

ROGER.

C’est que je dois prévenir Votre Altesse qu’il est de noblesse incertaine.

LE DUC.

Cela regarde d’Harcourt ; ainsi, c’est dit, tu viens ?

ROGER.

Je viens, monseigneur.

LE DUC.

Ah ! je respire ! j’aurai donc quelqu’un à qui parler de ma pauvre France !

ROGER.

Et un petit peu de ces pauvres Françaises, n’est-ce pas, monseigneur ?

LE DUC.

Vois-tu, Roger, c’est qu’il n’y a encore qu’elles au monde ! Ah !...

ROGER.

Monseigneur, voilà un soupir dont je connais l’adresse.

LE DUC.

Eh bien, c’est ce qui te trompe, il n’est pas pour madame de Montbazon...

ROGER.

Ah bah ! et pour qui donc ?

LE DUC.

C’est... Mais à quoi bon le dire ? je quitte la France ! À Madrid, Roger.

ROGER.

À Madrid, sire !

LE DUC.

À Madrid.

Il sort. Roger l’accompagne jusqu’à la porte. Tandis qu’on voit Roger qui salue une dernière fois le Duc dans le vestibule, Dubouloy passe sa tête par la porte de gauche.

 

 

Scène IX

 

ROGER, DUBOULOY

 

DUBOULOY.

Enfin, il s’éloigne... Roger !

ROGER, rentrant.

Tiens, te voilà !

DUBOULOY.

Oui ; Comtois m’a dit que tu étais en affaires, et m’a introduit dans ton cabinet. Eh bien, mon ami, que résolvons-nous ? J’ai eu avec madame Dubouloy une scène qui a paru l’impressionner beaucoup. Il est vrai que j’ai été plein de dignité. Maintenant, me voilà à tes ordres.

ROGER.

Eh bien, mon ami, nous partons...

DUBOULOY.

Ah ! nous partons... Et pour quelle partie du monde partons-nous ?

ROGER.

As-tu quelque préférence ?

DUBOULOY.

Moi, aucunement... Je désire aller où ne sera pas madame Dubouloy, voilà tout !... Je ne suis pas fâché non plus de m’éloigner de l’autre. Nous allons donc ?...

ROGER.

En Espagne.

DUBOULOY.

En Espagne ? Soit ! j’ai toujours eu un faible pour l’Espagne ! c’est le pays des aventures, des balcons, des sérénades, des bals masqués, des amours romanesques et des vengeances sanglantes. Quand partons-nous pour l’Espagne, mon ami ?

ROGER.

Dans une heure.

DUBOULOY.

À merveille !

ROGER.

Eh bien, alors, c’est dit, mon cher !... je rentre dans mon cabinet ; toi, retourne à ton hôtel, fais tes dispositions, assure l’existence de ta femme comme je viens de le faire à l’égard de madame ; de Saint-Hérem... Ensuite, nous quittons la France, nous partons...

 

 

Scène X

 

ROGER, DUBOULOY, CHARLOTTE et LOUISE, qui, depuis un moment, ont paru

 

CHARLOTTE, vivement.

Vous partez ?

DUBOULOY.

Oui, madame, nous quittons la France, et peut-être même l’Europe. Nous nous exilons, mon ami le vicomte et moi. Voilà ce que la France vous devra, mesdames.

CHARLOTTE.

Mais vous nous emmènerez ?

LOUISE, à Dubouloy.

Nous partons avec vous, n’est-ce pas ?

DUBOULOY.

Non !... pas le moins du monde, madame : nous allons faire un voyage d’agrément !

LOUISE.

Monsieur Dubouloy, voilà un mot dont vous vous souviendrez.

DUBOULOY.

Comment l’entendez-vous, madame, je vous prie ?

LOUISE, à Charlotte.

Ma chère amie, ne te désespère pas trop, et rappelle-toi qu’il te reste une amie bonne au conseil et à l’exécution. Adieu, monsieur Dubouloy.

DUBOULOY.

Mais, madame, vous m’expliquerez...

LOUISE.

Monsieur, je vous prie de ne pas me suivre !

DUBOULOY.

Madame, il m’est doux de tous obéir.

Ils sortent tous deux, madame Dubouloy par le fond, Dubouloy par la gauche.

 

 

Scène XI

 

ROGER, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE.

Oh ! mon Dieu ! qui m’expliquera donc d’où vient tout ce qui m’arrive ?... qui me dira ce qu’il faut que je fasse ? Mais ce n’est pas de l’indifférence que vous avez pour moi, monsieur, c’est de la haine ! car ce départ... Mais non, je n’y puis croire encore...

ROGER.

Je pars, madame.

CHARLOTTE.

Ah ! monsieur, c’est affreux !

ROGER.

C’est affreux ! mais que vous importe que je parte ou que je reste, madame ?

CHARLOTTE.

Que m’importe, dites-vous ?... Oh ! vous le demandez !

ROGER.

Sans doute. Je cherche en quoi ma présence ou mon absence peut vous intéresser.

CHARLOTTE.

Le titre de votre femme, que je n’avais pas demandé, que vous m’avez offert, que j’ai reçu par l’ordre d’une puissance dont j’ignorais l’intervention, me donne du moins un avantage : c’est de pouvoir vous dire hautement aujourd’hui ce que je n’osais vous avouer tout bas hier... Si vous ne m’aimez pas, monsieur... je vous aime, moi... Enfermée à Saint-Cyr, éloignée de toute société depuis mon enfance, n’ayant jamais connu ma mère, ayant vu mon père à peine, tout ce que mon cœur contenait d’amour, je l’ai reporté sur vous. Constamment malheureuse depuis mon enfance, sans appui, sans fortune, tout ce que mon cœur avait rêvé, je l’avais mis en vous. Vous étiez noble, élégant, riche, à la mode, en faveur ; vous possédiez tous les biens de la terre, c’est vrai ; moi, je n’avais qu’une chose, ma réputation. Eh bien, je la sacrifiais en fuyant avec vous...

ROGER.

Ah ! madame, vous saviez d’avance que cette fuite... ?

CHARLOTTE.

Monsieur, une fille noble doit avoir sa parole comme un gentilhomme ; et, sur ma parole, je l’ignorais !

ROGER.

Il est fâcheux alors, madame, que les apparences soient contre vous, et me forcent, sous peine de ridicule...

CHARLOTTE.

Et c’est à cette crainte du ridicule que vous sacrifie ? mon bonheur, que vous sacrifiez ma vie !

ROGER.

Votre vie ?...

CHARLOTTE.

Oui, monsieur, oui... je vous le dis : je mourrai loin de vous, je vous le jure.

ROGER.

Non, madame, vous vivrez, et vous vivrez heureuse ! Que demande une femme pour être heureuse ? D’être jeune, vous l’êtes ; d’être jolie, vous l’êtes ; d’être riche, vous l’êtes. Voici l’acte de donation, signé de moi, que vous pourrez remettre à votre notaire, et qui vous assure une existence honorable, digne du nom que vous portez.

CHARLOTTE, prenant l’acte.

Vous me quittez, monsieur ?

ROGER.

Oui.

CHARLOTTE.

Vous me quittez ?

ROGER.

Sans doute.

CHARLOTTE.

Ni mes prières ni mes larmes ne peuvent vous retenir ? Vous voyez, je prie et je pleure !

ROGER.

C’est une résolution prise.

CHARLOTTE, déchirant l’acte.

Alors, cet acte est inutile, monsieur, je le déchire.

ROGER.

Vous le déchirez ?...

CHARLOTTE.

Du moment que vous me quittez, que vous m’abandonnez, que je ne suis votre femme que de nom, ce n’est point votre fortune et un hôtel qu’il me faut, c’est un couvent et mille écus de dot pour y entrer, voilà tout... Madame de Maintenon me choisira le couvent et m’y payera ma dot... Merci, monsieur ! je ne veux rien de vous.

ROGER, avec quelque émotion.

Mais, madame...

CHARLOTTE.

C’est bien, monsieur, c’est bien : faites ce que vous voulez, partez, restez, vous êtes le maître ; mais, moi aussi, je sais ce que j’ai à faire pour accomplir mes devoirs de femme à la manière dont je les entends, et je le ferai... Adieu, monsieur, adieu... Oh ! pas un mot... pas un geste... Adieu ! adieu !...

Elle rentre.

 

 

Scène XII

 

ROGER, puis DUBOULOY

 

ROGER.

Ce qu’elle dit là serait-il vrai ?... aurait-elle ignoré réellement toute cette intrigue ?... Oh ! non... c’est impossible...

DUBOULOY, entrant.

Me voilà, mon ami, me voilà, mon cher Saint-Hérem, chargé d’or, de lettres de change, avec ma chaise de poste bourrée de pâtés froids et de vins généreux, afin que nous ne manquions de rien en route : je sais trop où la famine peut nous mener. Es-tu prêt ? en as-tu fini avec ta femme ?

ROGER.

Oui ; et toi ?

DUBOULOY.

Moi aussi. Oh ! mes affaires sont arrangées à merveille, de manière à ne causer à madame Dubouloy aucun ennui... Tu conçois... une femme... ça a si peu d’expérience, un rien l’embarrasse... Je ne lui laisse rien du tout... Ah ! si fait... je lui laisse mon nom... vu que je ne peux pas le lui ôter.

ROGER.

Cependant...

DUBOULOY.

Voilà comme je suis... Es-tu prêt ?

ROGER.

Mais tu es plus pressé que moi maintenant, il me semble.

DUBOULOY.

Parbleu ! je crois bien, j’ai toute la famille de l’autre qui peut me tomber sur les bras au moment où j’y penserai le moins.

ROGER.

Et c’est là ce qui te presse ?... Attends au moins que ton mariage soit connu.

DUBOULOY.

Connu !... Oh ! si ce n’est que cela, tout le monde le sait déjà, mon mariage.

ROGER.

Comment ?

DUBOULOY.

Oui, et pas plus tard que tout à l’heure, le baron de Bardanne m’a arrêté pour me faire tous ses compliments.

ROGER.

Ses compliments, à toi ?

DUBOULOY.

Et à toi aussi, mon ami. Il venait de s’inscrire à ta porte, et il m’a assuré qu’avant ce soir, tout Paris en aurait fait autant.

ROGER.

Tout Paris ?

DUBOULOY.

Mais je lui ai dit que tout Paris nous trouverait partis. Ainsi donc, mon ami, il n’y a pas un instant à perdre, si nous voulons éviter la foule.

ROGER.

Oui, tu as raison, il faut s’éloigner... On nous a joués indignement.

DUBOULOY.

Indignement ! Hésiter, serait une faiblesse...

ROGER.

Une lâcheté !

DUBOULOY.

Une lâcheté !... Ainsi donc...

ROGER.

Viens, viens, partons ! en Espagne !...

DUBOULOY.

En Espagne !...

Ils sortent vivement par la porte de gauche.

 

 

ACTE III

 

À Buen-Retiro, à Madrid.

 

 

Scène première

 

LE DUC D’HARCOURT, UN HUISSIER

 

LE DUC, à l’Huissier.

Et vous croyez que Sa Majesté pourra me recevoir ?

L’HUISSIER.

Votre Excellence sait que Sa Majesté est toujours visible pour l’ambassadeur de France. Je vais la prévenir que vous êtes là.

Il sort.

LE DUC.

Il paraît que l’affaire de la succession a donné à madame de Maintenon une haute idée de ma capacité, puisqu’elle veut bien me charger d’une mission aussi importante.

 

 

Scène II

 

LE ROI, LE DUC D’HARCOURT

 

LE ROI.

Mon cher duc, il faut bien que ce soit pour vous, je vous le jure ; car je m’étais promis à moi-même de ne pas dire un mot d’affaires aujourd’hui.

LE DUC.

Sire, je ne veux pas faire manquer Sa Majesté Catholique à un serment si sacré, et aujourd’hui, par extraordinaire, je viens lui parler plaisirs.

LE ROI.

À la bonne heure ! soyez le bienvenu alors ; car les plaisirs sont rares à Madrid. En attendant, veuillez remarquer, mon cher duc, que nous sommes ici, non pas à l’Escurial, mais à Buen-Retiro.

LE DUC.

Ce qui veut dire... ?

LE ROI.

Que ce n’est point Philippe V qui vous reçoit à cette heure, mais bien le comte de Mauléon. Ainsi, plus de majesté, plus de sire, je vous prie ; aidez-moi, s’il est possible, à oublier que je suis roi.

LE DUC.

Cependant, le comte de Mauléon me passera bien l’altesse ?

LE ROI.

Non pas : le monseigneur tout au plus.

LE DUC.

Va donc pour monseigneur.

LE ROI.

Oui, cela me rappelle le temps où j’étais duc d’Anjou... C’était le bon temps... Ah !...

Avec familiarité.

Mais vous me disiez donc, mon cher duc, que vous veniez me parler plaisirs ?...

LE DUC.

Et vous me répondiez, monseigneur, que j’étais le bienvenu, attendu que les plaisirs étaient rares à Madrid.

LE ROI.

Et je vous disais là une terrible vérité ; car, depuis que j’ai quitté la France, j’ai eu, je vous le proteste, mon cher ambassadeur, bien peu de distractions.

LE DUC.

Monseigneur va se marier ?...

LE ROI.

Oui, avec une princesse de Savoie. Duc, vous m’aviez dit que vous veniez me parler plaisirs, ce me semble ?

LE DUC.

Que voulez-vous, monseigneur ! l’habitude m’emporte ; et, quand, par hasard, j’ai l’occasion de ne pas être ennuyeux, je ne sais pas en profiter.

LE ROI.

Je vous rappellerai à la question. Que me voulez-vous, duc ?

LE DUC.

Je voulais demander au comte de Mauléon la permission de lui présenter ce soir deux dames, deux Françaises arrivées depuis quelques jours seulement, avec les recommandations les plus honorables et sous la protection des plus hautes influences.

LE ROI.

Eh ! justement, tenez, mon cher duc,

Lui montrant Saint-Hérem.

voici notre maître des cérémonies qui s’avance ; nous allons arranger l’affaire avec lui.

 

 

Scène III

 

LE ROI, LE DUC D’HARCOURT, ROGER

 

ROGER, s’arrêtant à la porte.

Pardon, sire ! pardon, monsieur le duc ! mais je croyais cette soirée entièrement consacrée au bal, et je pensais que la politique était consignée à la porte de Buen-Retiro. Il n’en est point ainsi ; je m’éloigne.

LE ROI.

Non, mon cher Saint-Hérem... Non, reste, au contraire... M. le duc est dans les conditions voulues... Il venait me parler de deux dames pour lesquelles il me demande des invitations. Tu les porteras sur la liste.

ROGER, tirant une liste de sa poche.

Comment se nomment-elles, monsieur le duc ?

LE DUC, s’approchant du Roi.

Monseigneur permettra-t-il que, jusqu’à nouvel ordre, ces dames gardent l’incognito ?

LE ROI, à Roger.

Volontiers. Le duc les présente, cela suffit.

ROGER.

Ah ! ah !

LE ROI.

Dites donc, mon cher duc, j’y pense, ne sont-ce point deux dames qui étaient hier au théâtre ?

LE DUC.

Dans ma petite loge du rez-de-chaussée ?

LE ROI.

C’est cela ; charmantes, mon cher duc, charmantes !

LE DUC.

Monseigneur les a remarquées ?

LE ROI.

Je n’ai regardé qu’elles pendant toute la soirée. C’est au point qu’en rentrant, madame des Ursins m’a fait une querelle.

ROGER.

Ah ! diable, monsieur le duc, prenez garde à ce que vous allez faire !

LE DUC.

Que voulez-vous, monsieur le vicomte ! il faut subir son destin.

ROGER.

Vous ne retirez pas votre demande ?

LE DUC.

Non ; et même, si besoin est, je l’appuie de nouveau.

LE ROI.

M. le duc d’Harcourt sait qu’il n’a qu’à demander une fois les choses possibles et deux fois les choses impossibles. Saint-Hérem, je te recommande particulièrement ces deux dames.

LE DUC.

Mille fois merci, monseigneur.

LE ROI.

Vous vous trouverez avec elles dans la salle des présentations.

LE DUC.

Oui, monseigneur.

LE ROI.

Et maintenant, monsieur le duc, vous avez à peine le temps d’aller chercher vos protégées et de revenir. Je vous en préviens, à minuit juste, on se met à table.

LE DUC.

Je ne perds pas un instant.

Il s’incline et sort.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, ROGER

 

LE ROI.

Eh bien, monsieur l’intendant des menus, aurons-nous une soirée à la française ?

ROGER.

C’est-à-dire que M. le comte de Mauléon pourra se croire à Fontainebleau ou à Marly.

LE ROI.

Si tu arrives à ce résultat, Saint-Hérem, je te déclare le plus grand de tous les grands d’Espagne.

ROGER.

Et monseigneur nomme Dubouloy baron ?

LE ROI.

Oui, le duc d’Harcourt m’a déjà sollicité à cet égard ; mais, tu comprends, il est plus difficile de transformer un homme de finances en baron, que de faire d’un gentilhomme un grand d’Espagne.

ROGER.

Il paraît cependant que l’un et l’autre offrent bien des obstacles...

LE ROI.

Que veux-tu dire ?

ROGER.

Je veux dire, monseigneur, que le roi d’Espagne m’avait gracieusement parlé d’un titre relevant de sa couronne, et que, jusqu’à présent...

LE ROI.

Tu es bien impatient, Saint-Hérem !...

ROGER.

Oui, monseigneur... impatient d’obtenir cette faveur, mais plus impatient encore de m’en montrer digne. Je vous l’avouerai, il m’est pénible de n’être que le compagnon des plaisirs du roi, et je voudrais enfin pouvoir rendre service à la monarchie espagnole.

LE ROI.

Fort bien, Saint-Hérem, et, dès qu’une occasion s’offrira...

ROGER.

Mais elle s’offre aujourd’hui, monseigneur... Vous savez qu’un traité d’alliance est près de se signer à La Haye, entre l’empereur, le roi d’Angleterre et les Provinces-Unies... Il vous faut à La Haye un homme dévoué...

LE ROI.

Sans doute, sans doute... Mais, dans une affaire aussi grave, je dois consulter mon conseil... Je te promets d’y penser... Plus tard, nous aviserons... Une seule chose m’occupe en ce moment... Dis-moi, connais-tu ces dames que nous présente le duc d’Harcourt ?

ROGER.

Non, monseigneur.

LE ROI.

Ah ! mon cher, délicieuses ! C’est pour notre pauvre Espagne une bonne fortune...

ROGER.

À laquelle son roi espère ne pas rester tout à fait étranger ?

LE ROI.

Peut-être ; car, si mes souvenirs ne me trompent pas...

ROGER.

Eh bien ?

LE ROI.

Ce n’est pas hier que j’ai vu ces dames pour la première fois.

ROGER.

Tant pis ! car alors le roi réclamera son droit de priorité... et il ne sera pas permis de leur faire la cour.

LE ROI.

Allons, voilà déjà que tu jettes tes vues sur elles, mauvais sujet !

ROGER.

Après vous, sire, après vous. À tout seigneur, tout honneur !

LE ROI, faisant un mouvement pour sortir.

Oui, tu es encore bien respectueux à cet égard-là !

ROGER.

Monseigneur s’en va sans jeter un coup d’œil sur ma liste ?

LE ROI.

Ta liste ?... Tu réponds de tout, voilà ce que je sais : guide-toi là-dessus.

Le Roi sort.

ROGER, sonnant.

Allons, je prends la responsabilité de mes œuvres, c’est convenu.

 

 

Scène V

 

ROGER, UN HUISSIER, puis DUBOULOY

 

ROGER, à l’Huissier.

Remettez cette liste aux huissiers de service dans l’antichambre, et qu’ils ne laissent entrer que les personnes dont les noms y sont inscrits ; il y a exception en faveur de deux dames que présentera l’ambassadeur de France.

À Dubouloy, qui entre.

Ah ! c’est toi, Dubouloy ! déjà en costume !

DUBOULOY.

Oui, mon ami. On nous promet du plaisir pour ce soir, et, ma foi, j’ai hâte de m’amuser ; car je te confesse que je m’ennuie cruellement dans la capitale de toutes les Espagnes.

ROGER.

Comment ! toujours ?

DUBOULOY.

Plus que jamais. Oh ! mon ami que la Péninsule est mal connue et qu’on en fait de faux récits ! À entendre ceux qui en reviennent, un joli garçon, un homme bien tourné, un cavalier élégant, ne peut pas faire un pas dans la rue sans être suivi par une duègne qui lui remet un billet de la part de sa maîtresse, ne peut pas lever la tête vers une fenêtre sans voir une main qui passe à travers une jalousie, ne peut pas, en se promenant au Prado, baisser les yeux sur un banc sans y trouver un éventail oublié à dessein, et qui attend qu’on le rapporte à sa jolie propriétaire. Les infâmes menteurs !... Moi, je pars pour l’Espagne, de confiance, sur ce que les voyageurs en disent ; dès le jour de mon arrivée, je me lance dans les rues de Madrid ; je regarde à toutes les fenêtres ; je m’assieds sur tous les bancs... Eh bien, mon ami, pas une duègne, pas une main, pas un éventail !... C’est monstrueux, parole d’honneur ! On dirait que je suis un croquant !... Aussi, à mon retour en France, je t’en préviens, Saint-Hérem, je déshonore l’Espagne... Sais-tu qu’il y a des moments où j’en suis presque à regretter ma femme ?

ROGER.

À propos, en as-tu reçu des nouvelles, de ta femme ?

DUBOULOY.

Non ; seulement, j’ai reçu une lettre de mon père.

ROGER.

Et que te dit-il de nouveau ?

DUBOULOY.

Rien de nouveau. Toujours en colère !... toujours la même indignation contre moi !...

ROGER.

Oh ! il se calmera.

DUBOULOY.

Il m’annonce, en outre, qu’il cherche le moyen de faire rompre le contrat par lequel il m’assurait cinquante mille livres de rente, et qu’il espère réussir !... Mais conçois-tu qu’il ne veuille pas croire un mot de mon aventure ?

ROGER.

Que veux-tu ! c’est de l’entêtement. Et la famille ?

DUBOULOY.

Quelle famille ?

ROGER.

La famille de l’autre ?

DUBOULOY.

Oh ! mon ami, ne m’en parle pas, elle fait des cris de paon. Le père, les frères et les trois cousins sont en quête de ton serviteur. Imagine-toi qu’ils sont venus en masse à l’hôtel ; on leur a dit que je n’y étais pas, que j’étais parti... Tarare ! ils n’ont pas voulu en croire Boisjoli sur parole. Ils ont forcé la porte, ils ont fouillé tous les coins, ils ont été regarder jusque sous les lits. Te figures-tu, six, mon cher, six que j’aurais été obligé de tuer d’abord... Et remarque bien qu’il n’y avait là que les parents de Paris ; la province n’est pas encore prévenue. Et toi, as-tu reçu des nouvelles de ta femme, ou dû ses frères, ou de ses cousins, ou de ses neveux ?

ROGER.

Non ; Charlotte n’a pas de famille, elle.

DUBOULOY.

Je ne sais pas comment tu fais, toi : tu as un bonheur !...

ROGER.

Ah ! oui, un bonheur ! le mot est bien choisi.

DUBOULOY.

Au fait, j’oubliais... Le roi de France est donc toujours furieux ?

ROGER.

Plus que jamais ; que veux-tu ! quand on a un jésuite pour confesseur et une prude pour maîtresse, on ne pardonne pas facilement.

DUBOULOY.

Ainsi tes biens... ?

ROGER.

Séquestrés, mon cher, sans miséricorde ; quant à moi, consigné à la frontière, et cela, tant que je n’aurai pas réparé mes torts d’époux envers madame de Saint-Hérem, comme j’ai réparé mes torts d’amant envers mademoiselle de Mérian. Oh ! madame de Maintenon y met de l’obstination.

DUBOULOY.

Et tu crois que c’est à madame de Saint-Hérem que tu dois ces persécutions ?

ROGER.

Et à qui donc veux-tu que ce soit ?... Elle a tort, Dubouloy, elle a tort. Moi qui m’étais quelquefois repenti de la façon dont je l’avais traitée !... moi qui, peut-être, si j’avais reconnu chez elle quelque regret, quelque dévouement, serais venu le premier...

DUBOULOY.

Comment ?

ROGER.

Sais-tu qu’on regardant toutes les femmes qui nous entourent, je n’en ai pas trouvé une seule que l’on puisse lui comparer.

DUBOULOY.

Si tu le prends ainsi, il me semble que madame Dubouloy n’est pas plus désagréable qu’une autre ; mais on a du cœur, on n’oublie pas qu’on a été pris comme un sot ; sans compter qu’elle m’a fait perdre la charge de gobeletier du roi, que je regrette, pas pour moi, Dieu merci, mais parce que mon père y tenait, ce qui est cause de tous mes malheurs !... Mais, dis donc, Roger, il me semble que voilà déjà les invités qui arrivent.

ROGER.

Ma foi, oui.

À un Huissier.

Donnez-moi mon domino. Ah ! chercheur d’aventures, j’ai oublié de te dire que nous avons deux nouvelles débarquées, deux Françaises.

DUBOULOY.

Comment les appelle-t-on ?

ROGER, passant son domino.

Ah ! je te le demanderai...

DUBOULOY.

Et qui les a présentées ?

ROGER.

L’ambassadeur de France.

DUBOULOY.

Alors, ce sont de grandes dames ?

ROGER.

Cela m’en a l’air. En tout cas, voici M. le duc d’Harcourt qui va nous le dire.

 

 

Scène VI

 

ROGER, DUBOULOY, LE DUC D’HARCOURT

 

LE DUC.

Que vais-je vous dire, messieurs ?

ROGER.

Quelles sont ces dames que vous avez présentées au roi ?

LE DUC.

Je vous cherchais tout exprès pour cela.

ROGER.

Tout exprès ?

LE DUC.

D’honneur.

DUBOULOY.

Oh ! c’est bien aimable à vous, monsieur le duc.

LE DUC.

Cependant je vous avouerai que la confidence est bien sérieuse pour être faite au milieu d’un bal.

ROGER.

Bah ! il s’agit de politique ?

LE DUC.

Justement.

DUBOULOY.

Ces danois ont une mission ?

LE DUC.

Des plus importantes !

ROGER.

Une mission importante confiée à la discrétion de deux femmes, cela me paraît assez imprudent de la part du gouvernement qui les en a chargées.

LE DUC.

Elles l’ignorent elles-mêmes.

DUBOULOY.

Alors elles arrivent ici... ?

LE DUC.

Sans savoir ce qu’elles y viennent faire.

DUBOULOY.

C’est fort drôle !... je trouve cela drôle !

ROGER.

Et vous nous le direz, à nous, ce qu’elles viennent faire ?

LE DUC.

Oui ; car vous êtes de véritables amis du roi Philippe V, n’est-ce pas, de fidèles sujets du roi Louis XIV ?

ROGER.

Sans doute.

LE DUC.

Eh bien, on s’inquiète, à Versailles, de l’influence énorme que madame des Ursins a déjà prise sur le jeune roi.

ROGER.

Vraiment !

LE DUC.

On craint que madame des Ursins ne soit dans les intérêts de l’Autriche ; comprenez-vous ?

DUBOULOY.

Bah !

LE DUC.

Et, comme on sait qu’il n’y a pas de conseils, si sages qu’ils soient, qui puissent éclairer un homme qui est amoureux, il a été résolu...

ROGER.

Que l’on combattrait l’amour par l’amour ?

LE DUC.

Justement. Et, à cet effet, on a dépêché au roi deux femmes charmantes, afin que, s’il échappe à l’une, il tombe dans les mains de l’autre.

ROGER.

Prenez-y garde, monsieur le duc ! si les femmes se mettent à faire de l’intrigue, cela fera concurrence à ceux qui font de la diplomatie.

LE DUC.

Silence ! voici le roi.

DUBOULOY.

Avec ces deux dames ?

LE DUC.

Avec elles. Messieurs, pas un mot !

ROGER.

Oh !...

 

 

Scène VII

 

ROGER, DUBOULOY, LE DUC D’HARCOURT, LE ROI, CHARLOTTE et LOUISE, masquées toutes deux

 

LE DUC, s’avançant vers les deux Dominos.

Eh bien, mesdames, que dites-vous de M. le comte de Mauléon ?

LOUISE.

Que nous avions beaucoup entendu parler de M. le comte en France, et que nous sommes vraiment bien heureuses de retrouver à Madrid un pareil compatriote.

LE ROI.

Merci, beau masque.

À Charlotte.

Et vous, charmant domino, n’avez-vous pas aussi quelque chose à me dire ?

CHARLOTTE.

Pardonnez-moi, monsieur le comte, je vous ferai mes compliments bien sincères sur l’ordonnance de cette fête... On se croirait vraiment à Versailles, et Sa Majesté le roi de France ne pensait pas si bien dire lorsqu’en prenant congé de son auguste petit-fils, que Dieu conserve, il lui annonça qu’il n’y avait plus de Pyrénées.

LE ROI.

Duc, vous remercie véritablement du cadeau que vous me faites,

Au Duc, qui salue pour se retirer.

Ne vous éloignez pas, j’ai à vous parler.

CHARLOTTE et LOUISE, quittant le bras du Roi.

Sire...

LE ROI.

Mais pour un seul instant, mesdames, vous entendez. Saint-Hérem, monsieur Dubouloy, offrez le bras à ces dames, je vous prie, et surtout ne soyez pas trop galants, pour ne pas faire de tort au comte de Mauléon.

Il dit quelques mots tout bas à chacun des Dominos.

DUBOULOY, à Roger, qui s’avance vers Charlotte.

Mon ami, laisse-moi la grande, si cela t’est égal... Tu sais que je me défie des petites femmes ; je suis payé pour cela.

ROGER.

Comme tu voudras, mon cher ; moi, je n’ai pas de préférence.

Il offre son bras à Louise ; Dubouloy offre le sien à Charlotte.

Mesdames, si vous voulez bien nous accepter pour cavaliers...

LOUISE.

Comment donc !

CHARLOTTE.

Avec le plus grand plaisir, monsieur.

Chaque couple sort par une porte différente.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, LE ROI

 

LE ROI.

Eh bien, mon cher duc ?

LE DUC.

Eh bien, monseigneur ?

LE ROI.

Divines, en vérité, divines ! Maintenant, voyons, comment s’appellent-elles ?

LE DUC.

Il m’est défendu de dire leur nom.

LE ROI.

Que viennent-elles faire à Madrid ?

LE DUC.

Tout le monde doit l’ignorer.

LE ROI.

Et où demeurent-elles ?

LE DUC.

C’est un mystère.

LE ROI.

Même pour moi, duc ?

LE DUC.

Tous les hommes sont égaux devant un secret, sire.

LE ROI.

C’est juste, duc, c’est juste. Mais, s’il vous est défendu de révéler ce secret au roi, il n’est pas défendu au comte de Mauléon de le pénétrer.

LE DUC.

Le comte de Mauléon est jeune, noble et galant ; qu’il se serve des avantages qu’il a reçus de la nature et de la Providence.

LE ROI.

Eh bien, on s’en servira, duc ; et, quand je saurai leur nom...

LE DUC.

Eh bien ?

LE ROI.

Quand je saurai leur adresse...

LE DUC.

Après ?

LE ROI.

Tout ce dont je vous prie, c’est de leur demander pour moi la permission de me présenter chez elles.

LE DUC.

Un roi pourrait, à la rigueur, ce me semble, se dispenser de cette formalité.

LE ROI.

Pas quand il est petit-fils de Louis XIV, monsieur le duc.

LE DUC.

Monseigneur, il sera fait comme vous le désirez.

Il continue à parler bas avec le Roi pendant quelques instants, puis s’incline et sort.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, au fond, CHARLOTTE et DUBOULOY, rentrant par une porte de côté

 

CHARLOTTE.

Non, je ne vous crois pas, monsieur Dubouloy.

DUBOULOY.

Je vous proteste cependant, madame, que je vous dis l’exacte vérité.

CHARLOTTE.

Comment voulez-vous que je croie aux protestations d’un homme marié ?

DUBOULOY.

Oh ! je le suis si peu...

LE ROI, s’approchant.

Pardon, beau masque... Mais, si animée que soit votre conversation, je vous rappellerai que j’en ai une à reprendre avec vous. Vous permettez, monsieur Dubouloy ?...

DUBOULOY.

Comment donc, monseigneur !...

Bas.

Je vous verrai ?

CHARLOTTE.

Vous restez ici ?

DUBOULOY.

Je n’en bouge pas.

CHARLOTTE.

Je viendrai vous y rejoindre.

LE ROI, offrant son bras à Charlotte.

Eh bien, beau masque, comment vous trouvez-vous du séjour de Madrid ?

CHARLOTTE.

À merveille, sire, et j’ai le pressentiment qu’il doit m’arriver quelque chose d’heureux.

Ils sortent.

 

 

Scène X

 

DUBOULOY, puis ROGER

 

DUBOULOY.

Elle a le pressentiment qu’il doit lui arriver quelque chose d’heureux !... Elle m’a regardé en disant cela... Si j’allais me trouver le rival d’un roi ! Peste ! je n’aurais rien perdu pour attendre.

À Roger, qui entre par la porte du fond.

Ah ! te voilà !

ROGER.

Oui.

DUBOULOY.

Et qu’as-tu fait de ton domino ?

ROGER.

Le roi vient de me le prendre en passant.

DUBOULOY.

Tiens ! c’est comme à moi.

ROGER.

Mais j’ai rendez-vous avec lui dans ce salon.

DUBOULOY.

Et moi, j’y attends le mien.

ROGER.

Eh bien, qu’en dis-tu ?

DUBOULOY.

De quoi ? de mon domino ?

ROGER.

Oui.

DUBOULOY.

Mon cher, une femme adorable !... une grande femme, enfin !... l’esprit le plus vif, le caractère le plus gai, la conversation la plus pétillante ?... Et le tien ?

ROGER.

Tout le contraire : une petite femme naïve, sentimentale !... une véritable pensionnaire sortant de son couvent.

DUBOULOY.

Oh ! ne me parle pas des pensionnaires qui sortent de leur couvent. Rien que d’y penser... Mademoiselle Louise Mauclair en sortait, de son couvent !... Mais passons à autre chose. La crois-tu jolie ?

ROGER.

Dame, oui !... autant du moins qu’on en peut juger sous le masque. Un bas de figure ravissant, des dents d’émail, et, à travers son loup, des yeux comme deux étoiles. Et la tienne ?

DUBOULOY.

Une peau éclatante, une main à rendre fou un statuaire, un cou de cygne ; puis, pour le visage, nous verrons bien : j’ai sa parole qu’elle ne quittera pas le bal sans se démasquer.

ROGER.

Et moi aussi !

DUBOULOY.

Oh ! c’est charmant !... Toi qui as beaucoup vu le monde, as-tu quelque idée de ce qu’elles peuvent être ?

ROGER.

Non, foi de gentilhomme. J’ai rappelé tous mes souvenirs de Paris, de Compiègne, de Fontainebleau, de Versailles, de Marly, et cela ne correspond à rien de ce que je connais.

DUBOULOY.

Silence ! ce sont elles.

Charlotte et Louise paraissent à la porte du fond.

 

 

Scène XI

 

DUBOULOY, ROGER, CHARLOTTE, LOUISE

 

ROGER, allant à Louise et l’amenant sur le devant, tandis que Dubouloy reste au fond avec Charlotte.

Ah ! voilà qui est véritablement méritoire, madame, tenir aussi consciencieusement une promesse de bal masqué.

LOUISE, du ton le plus sentimental.

Une promesse est toujours une promesse, monsieur, et, qu’elle soit faite sous le masque ou à visage découvert, elle n’en est pas moins sacrée.

ROGER.

À la bonne heure ! voilà des principes que j’apprécie.

LOUISE.

Mais que vous vous gardez bien de suivre, n’est-ce pas ?

ROGER, tournant le dos au public.

Et qui a pu vous tenir sur mon compte de si méchants propos ?

LOUISE.

Oh ! je vous connais mieux que vous ne le pensez, vicomte !

Roger et Louise s’éloignent, à mesure qu’ils s’éloignent, Dubouloy et Charlotte se rapprochent.

CHARLOTTE.

Alors, s’il en est ainsi, pourquoi ne retournez-vous pas à Paris ?

DUBOULOY.

C’est parfaitement inutile, si je trouve à Madrid des Françaises qui veuillent bien m’aimer un peu.

CHARLOTTE.

Tandis que vous pourriez en trouver en France qui vous détestent beaucoup.

DUBOULOY.

Plaît-il ?

CHARLOTTE.

Ah ! vous faites de ces choses-là, monsieur Dubouloy !... vous signez un contrat de mariage avec l’une, et vous enlevez l’autre ! on vous attend pour épouser à Charny, et vous vous mariez à la Bastille ! Puis ce n’est pas encore tout : après avoir abandonné la veille celle qui devait être votre femme, le lendemain celle qui l’était, vous venez dire à une troisième qui ne l’est pas et qui ne peut pas l’être, que vous l’adorez !... Le moyen qu’on réponde à votre amour, volage ! le moyen qu’on se fie à vos serments, trompeur !

DUBOULOY.

Comment ! vous connaissez tous ces détails, belle dame ?

CHARLOTTE.

C’était l’histoire à la mode quand nous avons quitté Paris, mon amie et moi. On ne parlait que de M. Dubouloy et du vicomte de Saint-Hérem. Vous faisiez véritablement à vous deux la monnaie de M. de Lauzun.

Se retournant pour gagner le fond.

Aussi, nous qui n’avions pas l’avantage de vous connaître, et qui désirions voir deux hommes si extraordinaires, sommes-nous venues de Paris à Madrid pour vous rencontrer.

DUBOULOY.

Exprès ?

CHARLOTTE.

Tout exprès.

DUBOULOY.

En vérité, c’est trop aimable de votre part.

LOUISE, reparaissant avec Roger.

Oh ! monsieur, ne me dites pas cela ; je sais que vous détestez les amours sérieuses, et, avec nous autres femmes sentimentales, songez-y bien, ce n’est pas un simple caprice qu’il faut, c’est un attachement profond et durable.

ROGER.

Mais vous vous trompez complètement, madame ; j’adore, au contraire, les femmes sentimentales, moi.

LOUISE.

Ah ! vicomte, prenez garde ! il me semble que, s’il en eût été ainsi, mademoiselle de Mérian vous convenait sous tous les rapports.

ROGER.

Et qui vous dit que je ne l’aimais pas, madame ? qui vous dit que son image ne se présente pas souvent encore à mon esprit ? qui vous dit qu’il ne me faut pas un amour à venir pour éteindre une passion... ?

LOUISE.

Ainsi, monsieur, vous me considérez comme un moyen de guérison ?

ROGER.

Non, madame ; mais je dis que, pour faire oublier une femme aimable, il ne faut pas moins qu’une femme charmante. Je ne vois rien là qui puisse vous blesser, ce me semble ; et c’est ce qui m’enhardit à solliciter la faveur de vous présenter mes hommages.

LOUISE.

Eh bien, nous verrons... plus tard...

ROGER, se retournant.

Mais, pour que je puisse profiter de cette gracieuse permission, il faut que vous me disiez où vous habitez.

LOUISE.

Rue d’Alcala, n° 15.

ROGER.

Je demanderai ?...

LOUISE.

Madame de Folmont.

Ils continuent de parler bas, tandis que Dubouloy et Charlotte reparaissent.

DUBOULOY.

Ainsi ?...

CHARLOTTE.

Rue d’Alcala, n° 15.

DUBOULOY.

Madame ?...

CHARLOTTE.

Madame de Saint-Réal.

DUBOULOY.

Maintenant, permettez que, plein du souvenir de votre esprit, j’emporte aussi celui de votre visage, et que je puisse contempler, ne fût-ce qu’en rêve, le charmant démon qui m’a lutiné toute la nuit ?

CHARLOTTE, à Dubouloy.

Il faut donc faire tout ce que vous voulez ?

LOUISE, à Roger, qui paraît la supplier.

Vous l’exigez donc absolument ?

DUBOULOY.

Je vous en conjure !

ROGER.

Je vous en supplie !

LOUISE, se démasquant.

Tenez, êtes-vous content ?

CHARLOTTE, se démasquant.

Eh bien, soyez satisfait !

ROGER.

Madame Dubouloy !

DUBOULOY.

Madame de Saint-Hérem !

Ils se retournent vivement, Dubouloy vers Roger, Roger vers Dubouloy. Pendant ce temps, Charlotte et Louise disparaissent, chacune par la porte latérale près de laquelle elle se trouve.

 

 

Scène XII

 

ROGER, DUBOULOY, se rapprochant l’un de l’autre

 

Ensemble.

ROGER.

Mon ami,

C’est elle.

Louise !

Charlotte !... ah !

DUBOULOY.

Mon ami,

C’est elle,

Charlotte !

Louise !... ah !

ROGER.

Que viennent-elles faire ici ?

DUBOULOY.

Oui, que viennent-elles faire ici ?

ROGER.

Mais il me semble que le duc d’Harcourt ne nous l’a pas caché.

DUBOULOY.

Il est vrai.

ROGER.

Détruire l’influence de madame des Ursins... Quelle infamie !...

Le Roi paraît.

DUBOULOY.

Quelle horreur !... Le roi !

ROGER.

Silence !

 

 

Scène XIII

 

ROGER, DUBOULOY, LE ROI

 

LE ROI.

Eh bien, messieurs ?

ROGER et DUBOULOY.

Monseigneur...

LE ROI.

Avez-vous appris quelque chose de nouveau ?

ROGER.

Sur quoi ?

DUBOULOY.

Sur qui ?

LE ROI.

Mais sur ces dames ; vous avez causé une heure avec elles.

ROGER.

Oh ! de choses indifférentes.

DUBOULOY.

Et qui n’ont aucun intérêt pour vous, monseigneur.

LE ROI.

Mais vous les avez vues, au moins ?

ROGER.

Non.

DUBOULOY.

Non.

LE ROI.

Elles ont refusé de se démasquer ?

ROGER.

Oui.

DUBOULOY.

Oui.

LE ROI.

Vous savez où elles demeurent ?

ROGER.

Nous l’ignorons complètement ?

LE ROI.

Mais elles vous ont dit leur nom ?

DUBOULOY.

Pas du tout.

LE ROI.

Ah ! vous êtes bien maladroits ; moi qui ne suis resté que dix minutes avec elles...

ROGER et DUBOULOY.

Eh bien ?

LE ROI.

Eh bien, j’ai été plus heureux que vous.

ROGER.

Monseigneur sait comment elles se nomment ?

LE ROI.

La plus grande se nomme madame de Saint-Réal.

DUBOULOY.

Et la plus petite ?

LE ROI.

Madame de Folmont... Elles demeurent toutes deux rue d’Alcala, n° 15... Oh ! je ne l’oublierai pas ; car un instant m’a suffi pour apprécier toute la grâce de ces deux Françaises... La conversation la plus piquante, les aperçus les plus fins, les plus ingénieux... et puis un tour d’esprit neuf, original, brillant... Ces là en perdre la tête !... Saint Hérem.

ROGER.

Monseigneur ?...

LE ROI.

Demain matin, à onze heures, tu viendras me parler.

ROGER.

Oui, monseigneur.

LE ROI.

N’y manque pas, Saint-Hérem ; pour toi, je renverrai mon conseil... Ce que j’ai à te dire, vois-tu, est fort sérieux, fort important !... Nous parlerons d’elles !...

DUBOULOY.

Ah ! vous parlerez ?...

LE ROI.

Oui, oui... car je crois que j’en suis amoureux fou !... À demain, Saint-Hérem, à demain.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

ROGER, DUBOULOY

 

DUBOULOY.

Il est amoureux fou, mon cher !

ROGER.

Parbleu ! je le vois bien ; mais de Laquelle ?

DUBOULOY.

Tiens, au fait, de laquelle ?... est-ce de ma femme ?

ROGER.

Est-ce de la mienne ?

DUBOULOY.

Tu verras, mon ami, que nous avons assez de bonheur pour que ce soit de toutes les deux !

 

 

ACTE IV

 

Un petit salon, rue d’Alcala. À la droite du spectateur, une fenêtre donnant de plain-pied sur un jardin. Portes au fond et de côté.

 

 

Scène première

 

UN VALET, ROGER

 

LE VALET.

Madame de Saint-Réal prie M. le vicomte de l’attendre un instant au salon... Elle va venir...

ROGER.

Merci...

Le Valet sort.

 

 

Scène II

 

ROGER, seul

 

Madame de Saint-Réal !... c’est encore bien heureux qu’elle n’ait pas eu l’impudence de se présenter ici sous mon nom... Je suis curieux de savoir ce qu’elle va me dire... Et moi qui avais parfois la bonhomie de m’attendrir sur cette profonde douleur dans laquelle je l’avais laissée... Si elle a été vive, eh bien, à la bonne heure, au moins, elle n’a pas été de longue durée... Ah ! j’entends quelqu’un... on s’approche... la porte s’ouvre... C’est elle !...

 

 

Scène III

 

ROGER, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE.

Vous m’avez fait prier de vous recevoir, monsieur ; je m’empresse de me rendre à votre désir.

ROGER, la regardant.

C’est donc bien vous, madame ; car, malgré le témoignage de Dubouloy, je vous l’avoue, je doutais encore.

CHARLOTTE.

Vous aviez tort, monsieur... C’est parfaitement moi...

Lui montrant un fauteuil.

Puis-je vous offrir... ?

ROGER.

Un siège ?... Merci, c’est trop de bonté... Je ne reste qu’un moment... le temps de vous demander seulement comment il se fait que vous soyez à Madrid sous un faux nom, quand je vous croyais à Paris dans votre hôtel de la rue du Bac.

CHARLOTTE.

Je suis venue à Madrid, monsieur, parce que tel a été mon bon plaisir, et que, libre comme je le suis, il m’a paru qu’il n’était point nécessaire de demander la permission à qui que ce fut.

ROGER.

Il me semble cependant, madame, qu’il existe de par le monde un homme qui devait être consulté avant que vous fissiez une pareille démarche.., et qui, ne l’ayant point été, a le droit de trouver cette démarche au moins inconvenante.

CHARLOTTE.

Oui cela, monsieur ?

ROGER.

Mais M. de Saint-Hérem, votre mari... moi enfin.

CHARLOTTE, avec le plus grand étonnement.

M. de Saint-Hérem... mon mari... vous !... Mais vous ignorez donc ce qui est arrivé depuis votre départ, monsieur ?

ROGER.

Qu’est-il arrivé qui puisse vous dégager de l’obéissance que vous m’avez jurée, et du respect que vous devez porter à mon nom ?...

CHARLOTTE.

Vous rappelez-vous comment vous m’avez quittée, monsieur ?

ROGER.

À merveille.

CHARLOTTE.

Vous rappelez-vous que, lorsque vous m’offrîtes de garder votre nom, de partager votre fortune et d’habiter votre hôtel, vous rappelez-vous que je vous dis : « Vous parti, je n’ai plus besoin que d’une dot et d’un couvent ? »

ROGER.

Oui, madame, et je suis bien aise de voir de quelle manière vous avez tenu votre résolution.

CHARLOTTE.

J’allai, le jour même, monsieur, me jeter aux pieds de madame de Maintenon, et la prier de me recevoir aux Carmélites... Mais ce n’était point assez que de lui demander à entrer au couvent, il fallait bien lui dire pourquoi j’y entrais... il fallait bien lui dire que vous m’aviez abandonnée, il fallait bien lui dire que, sans avoir été votre femme, j’étais votre veuve !... il fallait bien lui dire, enfin, que vous ne m’aviez jamais aimée, ou que vous ne m’aimiez plus...

ROGER.

Au fait, madame, au fait...

CHARLOTTE.

Tranquillisez-vous, monsieur, ce ne sont point des reproches ; je ne vous en fis point, alors, je ne vous en ferai point maintenant. Madame de Maintenon prétendit que ce n’était point un couvent que je devais choisir ; qu’un couvent vous donnerait raison aux yeux de la société, en faisant supposer que j’avais commis quelque grande faute ; qu’au contraire, c’était la vie à découvert... le monde... le jour qu’il me fallait.

ROGER.

Et madame de Maintenon avait parfaitement raison, madame... Quand on a votre esprit, votre âge, votre figure... c’est le monde, c’est la cour même qu’il faut... Seulement, parmi toutes les cours d’Europe, il en est une qui me paraissait vous être interdite, sans ma permission du moins : c’était celle de Madrid.

CHARLOTTE.

Vous ne m’avez point laissé achever, monsieur ; sans cela, vous auriez vu que toutes les cours m’étaient permises maintenant, celle de Madrid comme les autres...

ROGER.

Je vous avoue, madame, que je ne vous comprends pas.

CHARLOTTE.

Vous allez me comprendre. Madame de Maintenon me fit alors monter dans sa voiture, me conduisit chez Son Éminence le nonce du pape, et réclama pour moi l’annulation de notre mariage.

ROGER.

L’annulation de notre mariage ?...

CHARLOTTE.

Son Éminence écrivit aussitôt à Rome, et, comme l’affaire avait été chaudement recommandée par Sa Majesté elle-même à notre ambassadeur, presque courrier par courrier, madame de Maintenon reçut le bref...

ROGER.

Qui cassait notre mariage ?

CHARLOTTE.

Oui, monsieur...

ROGER.

Notre mariage est cassé ?

CHARLOTTE.

Cassé, monsieur... Soyez donc heureux... soyez donc libre... Biais reconnaissez que j’ai le droit de partager, sinon le bonheur, du moins la liberté qui vous est rendue.

ROGER.

Cassé !... Alors, madame, oui, je comprends... vous êtes libre ; mais, vous en conviendrez, il n’est pas moins étrange que vous ayez été choisir, pour user de votre liberté, la cour de Sa Majesté Philippe V.

CHARLOTTE.

Savais-je que vous l’habitiez, monsieur ?... m’aviez-vous dit, en partant, où vous alliez ? et, depuis que vous êtes parti, m’aviez-vous donné de vos nouvelles ?... Puis, monsieur... faut-il vous le dire, ce n’est pas de mon libre arbitre que je suis venue ici... ce n’est pas mon choix qui m’a conduite en Espagne, c’est un ordre de madame de Maintenon. Elle m’a dit, un matin, qu’il me fallait partir pour Madrid... Elle m’a remis une lettre cachetée, et dont j’ignorais le contenu, pour M. le duc d’Harcourt... Nous sommes arrivées il y a quatre jours, je crois. Avant-hier, nous avons été au spectacle dans la loge de l’ambassadeur... Hier, nous avons été présentées au roi... Nous ignorions, Louise et moi, que vous fussiez à Buen-Retiro... Nous vous avons rencontré... Notre intention d’abord était de ne pas vous parler... Le roi vous a ordonné de prendre notre bras... vous nous avez priées de nous démasquer, et, comme nous n’avions aucun motif de nous refuser à vos sollicitations, nous y avons cédé... Je savais que cette reconnaissance d’hier au soir amènerait, selon toute probabilité, une explication ce matin ; mais cette explication était indispensable, je ne l’ai donc ni fuie ni cherchée, je l’ai attendue... Vous êtes venu me la demander, je vous la donne... Désirez-vous quelque chose de plus ?... Parlez, monsieur, et, s’il est en mon pouvoir de le faire, je le ferai... Je n’oublierai jamais que j’ai eu l’honneur de porter votre nom, bien peu de temps, sans doute... mais assez cependant pour que je regrette toute ma vie, croyez-le bien, d’avoir été forcée de le quitter.

ROGER, dans le plus grand étonnement.

Madame, vous me dites là des choses...

CHARLOTTE.

Fort simples, monsieur, et dont, au besoin, M. le duc d’Harcourt pourra vous donner la preuve...

 

 

Scène IV

 

ROGER, CHARLOTTE, LOUISE

 

LOUISE.

Pardon, monsieur, pardon, ma chère Charlotte... mais par ordre supérieur !

Elle lui parle bas.

CHARLOTTE.

Très bien...

LOUISE.

Alors, tu vas venir ?

CHARLOTTE.

À l’instant... à moins que M. de Saint-Hérem n’ait encore quelque chose à me dire.

ROGER.

Oh ! je n’aurai pas le mauvais goût de vous retenir, madame ; car je devine...

CHARLOTTE.

Oh ! mon Dieu, monsieur, c’est tout simplement le duc d’Harcourt qui me fait demander si je suis visible.

ROGER.

Le duc d’Harcourt ?... Ah ! oui... oui... je sais... vous êtes sous sa protection immédiate... Que je ne vous retienne donc pas, madame... Moi-même... j’ai... je dois... il faut...

CHARLOTTE, faisant la révérence.

Monsieur...

ROGER.

Madame... je me retire... Je ne prendrai pas la liberté de me présenter de nouveau... il y aurait sans doute indiscrétion...

CHARLOTTE.

Nullement, monsieur !... et, toutes les fois que vous le voudrez, bien certainement, en qualité de compatriote, j’aurai grand plaisir à vous revoir.

Charlotte et Louise saluent et sortent.

 

 

Scène V

 

ROGER, seul

 

Eh bien, mais c’est encore heureux !... J’ai la permission de me présenter chez ma femme... qui n’est plus ma femme... Au bout du compte, ce bref fait admirablement mon affaire ! c’est tout ce que je désirais, moi ; c’est tout ce que je pouvais désirer... Me voilà libre... parfaitement libre... libre comme l’air...

 

 

Scène VI

 

ROGER, DUBOULOY, UN VALET

 

LE VALET, annonçant.

M. Dubouloy.

ROGER.

Ah ! justement...

DUBOULOY.

Te voilà, mon ami ! Je suis passé chez toi, et, comme je ne t’y ai point rencontré, j’ai pensé que je te retrouverais ici...

ROGER.

Mon cher, fais-moi tous les compliments... félicite-moi...

DUBOULOY, effrayé.

Ah ! mon Dieu... ce n’est pas la tienne... que le roi... ? Alors... alors, mon ami, c’est donc la mienne ?

ROGER.

Bah ! il n’est plus question de cela, et puis, d’ailleurs, maintenant, quand ce serait Charlotte que le roi aimerait, ça me serait parfaitement indifférent... absolument égal.

DUBOULOY.

Je ne comprends pas.

ROGER.

Mon ami, je suis libre... mademoiselle de Mérian n’est plus ma femme. Sur la demande de madame de Maintenon, le pape a cassé notre mariage...

DUBOULOY.

Oh ! le saint homme !... Mon cher Saint-Hérem, reçois toutes mes félicitations... Mais j’y pense, moi... le pape a cassé ton mariage, dis-tu ?

ROGER.

Oui.

DUBOULOY.

Alors... le mien... mon mariage à moi... comme on nous a mariés ensemble... on a dû nous démarier ensemble ?

ROGER.

Probablement !...

DUBOULOY.

Comment ! tu ne t’es pas informé de cela, égoïste ?...

ROGER.

Inutile !... ça ne fait pas de doute.

DUBOULOY.

En effet !... ce serait l’injustice des injustices... Ainsi, mon ami, nous sommes libres... ainsi, je suis toujours garçon... ainsi, je puis écrire à mon père que sa colère n’a plus de motifs. Ah ! voilà ce qui m’explique maintenant le côté politique du voyage de ces dames... leur changement de nom... Peste !... que madame des Ursins se tienne ferme, si c’est mademoiselle Louise Mauclair qui a l’honneur de plaire à Sa Majesté... À propos de Sa Majesté, tu as été chez elle ce matin ?

ROGER.

Ah ! mon Dieu, tu m’y fais penser... je l’avais parfaitement oublié.

DUBOULOY.

Diable !... le roi t’attendait à onze heures...

Regardant sa montre.

Et voilà qu’il va être midi...

ROGER.

Tu es sûr ?

DUBOULOY.

Je crois bien, c’est ma fameuse montre... Mon ami, elle ne s’est pas dérangée de dix minutes depuis le moment où tu m’as appelé parla fenêtre à Saint-Cyr...

ROGER.

Et toi, tu restes ?

DUBOULOY, s’établissant dans un fauteuil.

Oui, mon cher... oui, je reste... Je ne suis pas fâché, tu le comprends bien, d’avoir une explication avec mademoiselle Louise Mauclair, et d’apprendre de sa jolie bouche que nous sommes rendus à notre mutuelle liberté... Va donc chez le roi, mon ami, va, et tâche, par curiosité, de savoir celle que son cœur...

ROGER.

Oui, oui... et, comme nous sommes maintenant désintéressés dans la question... cela sera très amusant !...

DUBOULOY.

Oui, très amusant !

ROGER.

Au revoir, Dubouloy, au revoir.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

DUBOULOY, seul

 

Quelle chose étrange que la puissance d’un mot... libre !... qu’y a-t-il de si extraordinaire dans l’assemblage de quelques lettres, que cela change ainsi la face des choses ? C’est que véritablement je respire à cette heure avec une facilité qui m’étonne... Ah !...

 

 

Scène VIII

 

DUBOULOY, LOUISE

 

LOUISE.

Tiens ! c’est vous, monsieur Dubouloy !

DUBOULOY.

Mademoiselle...

LOUISE.

Enchantée de vous voir, monsieur Dubouloy... Ah ! c’est bien aimable à vous d’être venu nous faire une petite visite...

DUBOULOY, saluant.

Mademoiselle...

LOUISE.

Asseyons-nous donc, je vous prie.

DUBOULOY.

Avec grand plaisir.

LOUISE.

Enfin, vous voilà donc !

DUBOULOY.

Comment donc, mademoiselle ! mais vous deviez bien vous douter qu’en apprenant votre présence inattendue à Madrid, je m’empresserais...

LOUISE.

De partir pour la France... Je connais vos habitudes, monsieur Dubouloy.

DUBOULOY.

Oui, je comprends, vous faites allusion... Mais les circonstances étant changées...

À part.

Elle ne répond rien...

Haut.

Les positions n’étant plus les mêmes...

À part.

Elle ne répond ! rien encore...

Haut.

Vous comprenez que je n’avais plus de motifs... C’est un beau pays que l’Espagne, n’est-ce pas, mademoiselle ?

LOUISE.

Mais oui, du moins jusqu’ici il m’a paru charmant ; des cavaliers pleins de galanterie, des femmes délicieuses.

DUBOULOY.

Oh ! les femmes, les femmes ! voyez-vous, ne parlons pas des Espagnoles devant les Françaises... Moi, ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas une Espagnole, fût-elle de Séville ou de Cadix, fût-elle Navarraise ou Grenadine, qui puisse faire oublier nos ravissantes Françaises ; il n’y a que les Françaises mademoiselle, il n’y a que les Françaises !

LOUISE.

Mais je ne vous reconnais plus, monsieur Dubouloy ; vous êtes d’une galanterie...

DUBOULOY.

Vous m’avez si peu vu... Mais, je l’espère, maintenant, mademoiselle, nous nous verrons davantage, si vous restez à Madrid surtout. Restez-vous à Madrid ?

LOUISE.

Mais oui !... le roi a été très bon pour nous.

DUBOULOY.

Le roi !... quel charmant cavalier, n’est-ce pas ? C’est l’homme le plus élégant, le plus poli du royaume.

LOUISE.

Et le plus galant, j’en suis certaine.

DUBOULOY.

Ah ! il a été avec vous... ?

LOUISE.

D’une galanterie charmante.

DUBOULOY.

Il est ainsi près de toutes les jolies femmes... Vous ne devez donc pas vous étonner, mademoiselle.

LOUISE.

Ah çà ! monsieur Dubouloy, je vous demande bien pardon, mais je remarque que, depuis le commencement de notre conversation, vous commettez l’erreur de m’appeler mademoiselle.

DUBOULOY.

Je commets l’erreur, dites-vous ?

LOUISE.

Sans doute.... ? Est-ce que vous auriez oublié, par hasard... ?

DUBOULOY.

Quoi ?

LOUISE.

Certaine nuit de la Bastille, pendant laquelle vous m’avez fait l’honneur de me prendre pour femme ?

DUBOULOY.

Et vous, mademoiselle, est-ce que vous auriez oublié certain bref arrivé de Rome ?

LOUISE.

Quel bref ?

DUBOULOY.

Le bref du pape.

LOUISE.

Quel pape ?

DUBOULOY.

Eh bien, mais... le pape... le saint-père... Sa Sainteté... Il n’y a qu’un pape, enfin...

LOUISE.

Ah ! oui...

DUBOULOY.

Allons donc !

LOUISE.

Le bref qui casse le mariage de M. de Saint-Hérem et de mademoiselle de Mérian ?

DUBOULOY.

Oui.

LOUISE.

Mais quel rapport ?

DUBOULOY.

Comment ! quel rapport ?...

LOUISE.

Sans doute ; cela ne nous regarde pas, nous.

DUBOULOY.

Comment, cela ne nous regarde pas ?

LOUISE.

Non.

DUBOULOY.

Nous ne sommes pas compris dans le même bref ?

LOUISE.

Non.

DUBOULOY.

On n’a pas fait la même demande pour nous que pour eux ?

LOUISE.

Oh ! si fait...

DUBOULOY.

Ah !...

À part.

Elle me fait des peurs !...

Haut.

Eh bien ?

LOUISE.

Eh bien, le pape a répondu que ces ruptures-là étaient bonnes pour des gens de noblesse qui pouvaient avoir des causes graves... des motifs sérieux de briser une union mal assortie, soit comme position, soit comme caractère... mais que, des causes pareilles, des motifs semblables n’existant pas pour nous autres gens de finance... notre mariage...

DUBOULOY.

Notre mariage ?...

LOUISE.

Notre mariage était maintenu.

DUBOULOY.

Notre mariage est maintenu !...

Prenant son chapeau.

Mademoiselle, vous comprenez que, du moment que c’est à madame Dubouloy que j’ai l’honneur de parler...

LOUISE.

Eh bien, monsieur ?

DUBOULOY.

Cela change entièrement notre position respective... Souffrez donc que je prenne congé de vous...

 

 

Scène IX

 

DUBOULOY, LOUISE, ROGER

 

ROGER, entrant.

Eh bien, mon ami ?

DUBOULOY.

Sacrifié, mon cher, sacrifié comme toujours !...

ROGER.

Ton mariage tient ?

DUBOULOY.

Oh ! mon Dieu, oui... Et toi, as-tu vu Sa Majesté ?

ROGER.

Oui.

DUBOULOY.

Et as-tu quelque idée de celle... ?

ROGER.

Mon cher Dubouloy, je crois que c’est fort heureux que madame de Saint-Hérem ne soit plus ma femme.

DUBOULOY.

Eh bien, c’est au moins une consolation pour moi... Adieu, mon ami...

À Louise.

Adieu, mademoiselle.

LOUISE.

Madame...

DUBOULOY.

Madame !...

LOUISE.

Au revoir, monsieur...

Dubouloy sort.

 

 

Scène X

 

LOUISE, ROGER

 

ROGER.

Madame... de grâce... pourrais-je parler à madame de Saint-Hérem ?

LOUISE.

À mademoiselle de Mérian, voulez-vous dire.

ROGER.

C’est vrai, j’oubliais...

LOUISE.

Impossible en ce moment ; elle est occupée.

ROGER, à part.

Elle attend le roi !

LOUISE.

Mais dites-moi ce que vous avez à lui faire savoir.

ROGER.

Non... C’est à elle-même, à elle seule.

LOUISE.

Alors, plus tard... ce soir... demain...

ROGER.

C’est que, d’ici à demain, il peut arriver...

LOUISE.

Quoi ?

ROGER.

Tel événement...

LOUISE.

Que voulez-vous qui nous arrive, placées directement, comme nous le sommes, sous la protection de Sa Majesté ?

ROGER.

Eh bien, justement, ma chère madame Dubouloy, c’est cette protection qui m’inquiète.

LOUISE.

De la jalousie, vicomte ?

ROGER.

De la jalousie !... moi !... et comment ? Pourquoi serais-je jaloux ?... Mais, vous le comprenez, je ne puis oublier qu’elle a porté mon nom !

LOUISE.

Il est un peu tard pour vous en souvenir.

ROGER.

Cependant, il me semble...

LOUISE.

Vous vous inquiétez de ce qui peut arriver à une femme que vous avez quittée, sans vous demander si ce mariage à la Bastille n’avait pas été prévenu, préparé par une autre qu’elle ?

ROGER.

Par une autre qu’elle ?... Achevez.

LOUISE.

Ne se peut-il pas enfin qu’une autre que Charlotte ait tout dit, tout révélé à madame de Maintenon ?

ROGER, vivement.

C’est vous !

LOUISE.

Hélas !... oui, moi-même, monsieur ; Charlotte ignorait tout, je vous le jure...

ROGER.

Mais convenez à voire tour que, si j’ai eu des torts envers madame de Saint-Hérem, elle a bien pris sa revanche... À qui dois-je la confiscation de mes biens ? à qui dois-je que la terre de France me soit interdite ?

LOUISE.

Mais tout cela vous est rendu, monsieur... Le duc d’Harcourt est chargé de vous le signifier aujourd’hui même. Oui... votre exil est radié ! Le séquestre mis sur vos biens est anéanti... Et à qui devez-vous tout cela ?

ROGER.

À qui je le dois ?

LOUISE.

À elle, monsieur, à elle.

ROGER, étonné.

À Charlotte ?

LOUISE.

Oui, à Charlotte, ingrat que vous êtes !... à elle seule ! Elle a été trouver le roi, et elle a supplié ; et ce que personne n’eût obtenu de Sa Majesté, à force de démarches, de sollicitations, de prières, elle l’a obtenu.

ROGER.

Vous comprenez, madame, que, si ce que vous me dites là est vrai, c’est une raison de plus pour que je désire lui parler sans retard.

LOUISE.

Malheureusement, comme je vous l’ai dit, monsieur le vicomte, dans ce moment la chose est impossible.

ROGER.

Impossible ! Et pourquoi cela ?

LOUISE.

Parce que Charlotte attend quelqu’un.

ROGER.

Mais je vous dis que c’est précisément cette personne qu’il ne faut pas qu’elle reçoive. Je vous dis que, si elle la reçoit, elle est perdue.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, ROGER, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE, s’avançant.

Perdre, monsieur ! que voulez-vous dire ?

ROGER.

Ah ! c’est vous, madame, enfin ! Le hasard permet que je vous voie.

À Louise.

Ma chère madame Dubouloy, au nom du ciel ! veillez à ce qu’on ne nous dérange pas. Il y va de son bonheur, du mien, du vôtre peut-être ; allez, allez.

CHARLOTTE.

Va, Louise.

Louise sort.

ROGER, à Charlotte.

Oui, madame, oui, comme vous entriez, je le disais à votre amie, on veut vous perdre.

CHARLOTTE.

Me perdre, moi ?

ROGER.

Il y a un complot contre vous, contre votre honneur.

CHARLOTTE.

Contre mon honneur, un complot ?

ROGER.

Le roi va venir, n’est-ce pas ?

CHARLOTTE.

Ah ! monsieur, qui a pu vous faire supposer...

ROGER.

Le roi vous aime...

CHARLOTTE.

Vous croyez ?...

ROGER.

J’en suis sûr ; mais, puisque vous semblez l’ignorer, madame, je vais vous dévoiler le but de cette mission : vous êtes destinée à remplacer madame des Ursins dans le cœur de Sa Majesté Philippe V.

CHARLOTTE.

Monsieur...

ROGER.

C’est la pure vérité ; je la sais de source certaine...

CHARLOTTE.

Au fait, les femmes ont joué un grand rôle dans le siècle qui vient de s’écouler ; et plus d’une fois les puissances européennes se sont émues en apprenant qu’un roi avait change de maîtresse.

ROGER.

Oui ; mais, madame, songez-y !... quels étaient les rôles de ces femmes ?

CHARLOTTE.

Les uns, grands pour l’orgueil ; les autres, tristes pour le cœur ; les autres, dangereux pour la vie... Madame de Montespan, mademoiselle de la Vallière, Gabrielle d’Estrées.

ROGER.

Vous oubliez madame d’Étampes, qui a failli perdre la France...

CHARLOTTE.

Vous oubliez Agnès Sorel, qui l’a sauvée !

ROGER.

Ainsi, madame, il paraît que vous n’êtes pas trop effrayée du rôle que madame de Maintenon vous a donné à apprendre, et que M. le duc d’Harcourt est chargé de vous faire répéter !... Cela fait honneur à voire courage, car beaucoup de femmes, à votre place, s’en épouvanteraient.

CHARLOTTE.

Je comprends, monsieur... il y a dans le monde des êtres privilégiés, qui ont des parents, une famille... des femmes heureuses, qui ont un mari qu’elles aiment et qui les aime, des enfants qui les appellent leur mère... des frères qui les appellent leur sœur... un père et une mère qui les appellent leur fille... À celles-là, monsieur, de grands devoirs sont imposés ; à elles l’obligation de conserver intact un nom qu’elles doivent rendre pur... À celles-là la crainte de faire partager leur honte à ceux qui ont fait leur gloire ! Mais il en est d’autres, vous l’oubliez, monsieur, à qui Dieu a pris leur famille, à qui un caprice a enlevé leur mari, qui n’ont plus ni le nom qu’elles ont reçu de leurs ancêtres, ni le nom qu’elles devaient transmettre à leurs fils ! il est de malheureuses créatures, enfin, abandonnées, seules au monde, et ne devant compte à personne ni de leur vertu, ni de leur honte, ni de leur élévation, ni de leur abaissement : celles-là, monsieur, quand une nation jette les yeux sur elles, croyant par elles obtenir un grand résultat, celles-là doivent bénir le sort qu’on les ait jugées bonnes encore à quelque chose, et qu’on ne les ait pas oubliées dans la nuit de leur malheur, comme des êtres inutiles, inférieurs et méprisés.

ROGER.

Ah ! je comprends alors, madame, pourquoi ces vives sollicitations en ma faveur, pourquoi cette hâte de briser une union qu’on avait eu tant d’empressement à former ? Mais faites-y attention, madame, il y a des gens qui ne souffriront jamais que la femme qu’ils ont aimée, que la femme qui a porté leur nom... Et tenez, tenez, moi, par exemple...

CHARLOTTE.

Vous, monsieur ?

ROGER.

Moi, je vous le déclare, tant que je vivrai, madame, tant que j’aurai une voix pour protester contre une pareille infamie... tant que j’aurai un bras pour porter une épée... je vous le déclare, mademoiselle de Mérian ne sera pas la maîtresse de Philippe V, dussé-je...

CHARLOTTE.

Quoi ?

ROGER.

Dussé-je la tuer !... J’ai dit, madame.

LE VALET, annonçant.

M. le comte de Mauléon !

CHARLOTTE, au Valet.

À l’instant ! à l’instant !

ROGER.

Le roi !... Vous m’avez dit qu’il ne devait pas venir !

CHARLOTTE.

Je vous ai dit que je ne l’attendais pas.

ROGER.

Vous m’avez dit qu’il n’était pas amoureux de vous.

CHARLOTTE.

Je vous ai dit que rien ne me portait à le croire.

ROGER.

C’est bien ! nous verrons quelle cause l’amène.

CHARLOTTE.

Vous savez, monsieur, qu’il est contre les règles de l’étiquette qu’un étranger...

ROGER.

C’est juste. J’oubliais encore que je n’ai plus le droit... Je le retire donc, madame ; mais vous êtes prévenue... je veille sur vous... je ne vous perds pas des yeux... songez-y bien !... et, si vous ne m’aimez plus, du moins, comme je ne veux pas de sentiments intermédiaires, j’aurai soin que vous me haïssiez ! Adieu ! madame, adieu !

Il sort.

CHARLOTTE, seule.

Il m’aime ! il m’aime ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis heureuse !

 

 

Scène XII

 

LE ROI, CHARLOTTE

 

LE ROI.

Vous avez eu la bonté de permettre au comte de Mauléon de se présenter chez vous, madame ; et vous voyez qu’il profite avec reconnaissance, et surtout avec empressement, de la permission.

CHARLOTTE.

Sire...

LE ROI.

On a véritablement raison de dire que les nuits sont les jours des femmes... Vous nous avez fait l’honneur de passer une nuit presque entière à notre petite fête, et je vous retrouve, après cette nuit sans sommeil, plus fraîche, plus ravissante que jamais.

CHARLOTTE.

Ah ! c’est que te bonheur est un fard magique... et que rien n’éclaire le visage comme un cœur joyeux.

LE ROI.

Vous êtes donc heureuse, madame ?

CHARLOTTE.

Oui, sire, oui, bien heureuse.

LE ROI.

C’est un miracle tout nouveau à la cour d’Espagne, madame, que cette joie et que cette gaieté... Ne la perdez pas, madame, car elle vous va à ravir, et je ne vous ai jamais vue si belle...

CHARLOTTE.

Votre Majesté n’a pas eu le temps de faire de longues études sur les variations de mon visage ; car, si je ne me trompe, j’ai eu l’honneur de lui être présentée hier pour la première fois.

LE ROI.

Oui, vous m’avez été présentée hier pour la première fois, c’est vrai ; mais, moi, je vous connaissais depuis longtemps, madame.

CHARLOTTE.

Vous me connaissiez, sire ?

LE ROI.

Des yeux et du cœur seulement, c’est vrai ; je vous avais remarquée à Saint-Cyr, pendant les représentations d’Esther.

CHARLOTTE.

Ainsi, au bal, hier... ?

LE ROI.

Oui, quand vous vous croyiez inconnue, et que, dans la confiance de votre incognito, vous vous livriez à tout l’abandon de votre esprit, à toute la richesse de votre imagination, sous votre masque, je suivais toutes les expressions de votre visage, tous les mouvements de votre physionomie ; vous pensiez que votre parole seule arrivait jusqu’à moi. Détrompez-vous, madame, à travers le velours devenu inutile, je vous voyais comme je vous vois à présent.

CHARLOTTE.

Mais savez-vous, sire, que c’est une véritable trahison ?

LE ROI.

Que voulez-vous ! nous autres pauvres rois, il faut bien que nous prenions l’habitude de lire sous les masques tout ce qui nous approche, nous trompe, ou cherche à nous tromper ; et quand, à travers le masque, nous sommes arrivés à lire sur le visage, reste encore le visage, qui nous empêche de lire dans le cœur.

CHARLOTTE.

Pardon, sire, mais il me semble...

LE ROI.

Ah ! puisque vous êtes si heureuse, madame, laissez-moi me plaindre de mon malheur ; puisque vous êtes si joyeuse, laissez-moi vous dire un peu ma tristesse.

CHARLOTTE.

Vous triste, vous malheureux, sire ?

LE ROI.

Oui, bien triste, bien malheureux, je vous le jure, car n’est-ce pas le comble du malheur pour un jeune prince à l’esprit aventureux, au cœur aimant, à l’âme ardente, d’être enfermé sans cesse dans le cercle étroit et glacé de la politique, d’être entouré de vieux conseillers au cœur éteint, qui combattent, compriment, étouffent tout ce qu’il y a de jeune dans son âme ; de n’avoir jamais un espoir qui puisse devenir une volonté ; de s’entendre répondre à chaque désir qu’on exprime : « Sire, la France veut ! » ou : « Sire, l’Autriche ne veut pas ! » Voilà pourtant où j’en suis, avec cette ombre de puissance qu’on m’a faite. Oh ! croyez-moi, madame, il n’y a qu’une royauté réelle, incontestable, despotique, une royauté de droit divin : c’est celle de la beauté, de la grâce et de l’esprit. Cette royauté, madame, c’est la vôtre.

Lui prenant la main.

Permettez donc que votre plus humble sujet vous rende hommage et se déclare à tout jamais votre féal et fidèle serviteur.

CHARLOTTE.

Sire...

LE ROI.

Aussi, jugez de mon bonheur, madame, lorsque je vous ai vue, m’apportant sur cette terre d’Espagne, où je suis exilé, un reflet de ma jeunesse passée, un parfum de ma patrie perdue. J’ai couru à vous, comme un voyageur égaré court à la lumière. Cette lumière, c’était une flamme ardente, et cette flamme m’a atteint, m’a saisi, m’a dévoré... Je vous aime, madame !

CHARLOTTE, à part.

Ciel !

LE ROI.

Je vous aime... Oh ! lorsqu’une telle parole est sortie de la bouche, après avoir été si longtemps renfermée dans le cœur, il faut qu’elle soit entendue, il faut qu’on y réponde. Eh ! madame, qu’y a-t-il donc de si effrayant dans ces trois mots ?

CHARLOTTE.

Il y a d’effrayant, sire, que je ne puis y répondre sans crime... Sire, je suis mariée...

LE ROI.

Oui ; mais votre mari est absent, éloigné, à l’autre bout du monde.

CHARLOTTE.

Mon mari est ici, à cette cour, près de vous.

LE ROI.

Votre mari ici, à cette cour ?

CHARLOTTE.

C’est votre favori, votre ami le plus dévoué !

LE ROI.

Saint-Hérem ?

CHARLOTTE.

Oui, sire.

LE ROI.

Vous seriez la femme de Saint-Hérem... cette jeune fille qu’il a enlevée à Saini-Cyr... puis abandonnée ?

CHARLOTTE.

Hélas !

LE ROI.

Mais, puisqu’il vous a si indignement traitée, c’est qu’il ne vous aime pas !

CHARLOTTE.

Détrompez-vous, sire, il m’aime ; l’orgueil seul l’avait éloigné de moi, la jalousie l’en a rapproché, et tout à l’heure, cette joie, ce bonheur que Votre Majesté lisait sur mon visage... eh bien, ce bonheur, cette joie, me venaient de la certitude d’être aimée.

LE ROI.

Ah ! je serai donc trompé par tout ce qui m’entoure, trahi par tout ce qui m’approche ! il n’y aura donc pas un bonheur qui devienne une réalité, pas une félicité qui ne s’évanouisse comme une ombre ! Mais faites-y attention, madame ! que Saint-Hérem y réfléchisse !... peut-être réclamerai-je mes droits et mes prérogatives... peut-être me souviendrai-je enfin que cette royauté qu’on m’a imposée comme un éternel fardeau, me donne au moins le droit, quand je désire, de dire : « Je veux ! »

CHARLOTTE.

Oh ! sire ! sire ! écoutez moi donc. Vous n’avez été trahi, vous n’avez été trompé par personne. C’est madame de Maintenon qui, me voyant si malheureuse, si désespérée, m’a fait partir pour Madrid en me recommandant à M. le duc d’Harcourt. Pour que son projet réussit, le secret le plus profond devait être gardé. Jugez donc ce qu’elle dirait, si elle allait apprendre que j’ai eu le malheur de vous plaire ; elle dirait que c’est moi qui, par ma coquetterie...

LE ROI.

Oh ! tenez, ne me parlez pas de madame de Maintenon... Elle a déjà assez tournante le duc d’Anjou, sans qu’elle poursuive encore Philippe V. À Versailles, son despotisme me pesait ; à Madrid, il m’est insupportable. Et, grâce au ciel ! à Madrid, Je puis le secouer. Oui, madame, oui. On m’a mis un sceptre à la main, dût-il me sécher le bras ! on m’a mis une couronne sur la tête, dût-elle me brûler le front ! on m’a fait roi, enfin, roi malgré moi. Eh bien, puisque je le suis, je veux l’être... je le serai !

CHARLOTTE.

Mais M. de Saint-Hérem...

LE ROI.

Oui, jaloux... n’est-ce pas ?... Eh bien, moi aussi, je suis jaloux.

CHARLOTTE.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu !

LE ROI.

Qu’il prenne garde !

LOUISE, entrant.

Charlotte... Pardon, sire... Charlotte, M. de Saint-Hérem est là dans l’antichambre ; il veut entrer, il insiste, il menace.

CHARLOTTE, à part.

Ils se rencontrent, il est perdu !

LE ROI.

M. de Saint-Hérem veut entrer quand le roi... ?

CHARLOTTE.

Sire, je suis chez moi. C’est donc à moi de faire respecter ma maison et les personnes qui s’y trouvent.

LE ROI.

Mais...

CHARLOTTE, à un Valet qui paraît au fond.

Dites à M. de Saint-Hérem qu’il n’est pas mon mari, que je ne veux pas le recevoir, que je ne le connais pas.

LE ROI.

Oh ! madame, que de reconnaissance !... que je suis heureux !...

CHARLOTTE.

Oui ; mais, sire, sire, au nom du ciel, retirez-vous !

LE ROI.

Je vous reverrai ?...

CHARLOTTE.

Ah ! sire !... mais vous ne devinez pas que, toute libre que je suis, la présence de certaine personne à Madrid serait pour moi un reproche.

LE ROI.

Oui, vous avez raison, Saint-Hérem doit partir.

CHARLOTTE.

Un exil ?

LE ROI.

Oh ! non ! une mission.

CHARLOTTE.

Une mission ?

À part.

Quelle idée !... si j’osais...

Haut.

Oui, sire, oui, une mission hors d’Espagne.

LE ROI.

Oh ! il partira ce soir, ce soir, pour la Hollande.

CHARLOTTE.

Mais, sans doute, il faut une décision du conseil, la signature d’un ministre ?

LE ROI, regardant autour de lui.

Il faut, madame... il faut une plume, du papier, voilà tout.

CHARLOTTE, lui montrant une table.

Sire !

LE ROI, écrivant.

Oh ! Dieu merci, madame, il n’en est pas de nous comme de ces pauvres rois d’Angleterre, obligés de tout soumettre à leur parlement, et dont les ordres sont impuissants s’ils ne sont contresignés d’un secrétaire d’État. Oh ! non ! madame ! non ! devant ce papier, toutes les portes s’ouvriront, et quiconque le lira, ne le lira que le chapeau à la main ; car il est signé du roi.

CHARLOTTE.

Maintenant, donnez-moi cet ordre, sire.

LE ROI.

Pourquoi cet ordre à vous ?

CHARLOTTE.

Vous ne comprenez pas ? M. de Saint-Hérem peut se présenter de nouveau chez moi ; il peut, comme ce matin, essayer de forcer la porte. Cet ordre contient pour lui l’injonction de partir à l’instant même ?

LE ROI.

À l’instant ! Et, dès qu’il se sera éloigné, dès qu’il aura quitté Madrid...

CHARLOTTE.

Vous saurez, sire, quels étaient mes véritables sentiments, et j’espère que vous ne m’en estimerez pas moins pour les avoir si longtemps renfermés dans mon cœur.

Saluant.

Maintenant, Votre Majesté permet... ?

LE ROI.

Vous me quittez ?

CHARLOTTE.

M. de Saint-Hérem est toujours en Espagne, sire.

Elle rentre. Au même moment, Saint-Hérem reparaît.

LE ROI.

Oh ! je suis le plus heureux des hommes !

 

 

Scène XIII

 

LE ROI, ROGER, DUBOULOY

 

ROGER.

À nous deux maintenant !

DUBOULOY.

Que veux-tu faire ?

ROGER.

Il y a une voiture dans la ruelle. Entres-y par ce balcon.

DUBOULOY.

Comment ?

ROGER.

Tu frapperas trois coups dans ta main pour m’avertir, et, si je réussis... ce soir, nous enlevons Charlotte.

DUBOULOY.

Mais...

ROGER.

Silence ! Le roi !

Dubouloy disparaît.

 

 

Scène XIV

 

LE ROI, ROGER

 

LE ROI, se retournant.

Saint-Hérem !

ROGER.

Oui, sire, lui-même.

LE ROI, à part.

Elle avait raison ; car il s’est bien hâté de revenir.

Haut.

Vous venez à propos, monsieur, j’allais vous faire chercher.

ROGER.

Je suis heureux que le hasard épargne à Votre Majesté une si grande peine. Me voici, sire. Parlez, j’écoute. Que désirez-vous de moi ?

LE ROI.

Vous m’avez plus d’une fois exprimé le regret de ne m’être agréable que comme compagnon de plaisir... Un roi n’est pas toujours maître de sa volonté ; il me fallait une occasion, une circonstance... Cette mission que vous sollicitiez hier encore, je vous l’accorde maintenant.

ROGER.

Maintenant, sire, il est trop tard.

LE ROI.

Trop tard ?

ROGER.

Oui, et je la refuse.

LE ROI.

Comment ! quand vous-même, hier, au bal... ?

ROGER.

C’est que j’ai pénétré certain secret qui, pour le moment, sire, me force de rester à Madrid.

LE ROI.

Et ce secret, quel est-il ? peut-on le savoir ?

ROGER.

Oh ! parfaitement, sire.

LE ROI.

Dites-le donc, monsieur.

ROGER.

C’est qu’un grand seigneur... un très grand seigneur de la cour du roi Philippe V aime la même femme que moi. Vous voyez que j’aurais fait un mauvais diplomate, puisque je joue à jeu découvert.

LE ROI.

Et la femme aimée par ce grand seigneur, quelle est-elle ?

ROGER.

Celle qui fut la mienne, sire.

LE ROI.

Et que vous avez si cruellement abandonnée, monsieur. Ce grand seigneur, vous le voyez bien, ne fait donc que réparer votre injustice.

ROGER.

C’est un soin dont je me charge moi-même ; c’est plus que cela, sire, c’est un droit que je réclame et que je saurai défendre, fût-ce même...

LE ROI.

Achevez...

ROGER.

Même contre vous, sire.

LE ROI.

Monsieur, savez-vous que vous manquez au respect que vous devez à votre roi ?

ROGER.

Sire, je suis né en France, et je ne reconnais d’autre maître que Sa Majesté le roi Louis XIV.

LE ROI.

Mais vous êtes en Espagne, monsieur, vous êtes à Madrid dans mon royaume, ne l’oubliez pas.

ROGER.

Alors, sire, je suis votre hôte, et c’est vous qui, en abusant de votre pouvoir, manquez à l’hospitalité que vous m’avez offerte.

LE ROI.

Sortez, monsieur, sortez !

ROGER.

Sire, votre aïeul Henri IV aurait dit : « Sortons. »

LE ROI.

C’est bien, monsieur ! Dans un quart d’heure, vous aurez quitté Madrid, et, dans trois jours, l’Espagne.

ROGER.

Et si je refuse d’obéir à cet ordre ?

LE ROI.

Dans vingt minutes, vous serez conduit à la forteresse.

Il sort.

ROGER.

Eh bien, Votre Majesté saura où me faire arrêter, alors ; je reste ici ; j’attends.

 

 

Scène XV

 

ROGER, puis CHARLOTTE

 

ROGER.

Oui, oui, ici, sous ses yeux ; nous verrons jusqu’où elle poussera l’indifférence ! nous verrons...

Charlotte paraît.

Ah ! venez, madame, venez.

CHARLOTTE.

Ah ! monsieur, vous voilà, enfin !

ROGER.

Oui, me voilà ; mais soyez heureuse. Je ne vous lasserai plus de mes instances, je ne vous fatiguerai plus de mes poursuites : vous allez être débarrassée de moi.

CHARLOTTE.

Débarrassée de vous ?... Oh ! mais attendez donc avant de m’accuser.

ROGER.

Oh ! madame, votre esprit a mesuré d’un coup toutes les difficultés. Le mariage vous liait : brisé ; le mari vous importunait : chassé... La même ville, le même royaume ne pouvaient voir votre élévation et sa honte : exilé !...

CHARLOTTE.

Mais non, ce n’est point un exil, c’est une mission.

ROGER.

Que j’ai refusée, madame.

CHARLOTTE.

Malheureux !

ROGER.

Oh ! mais attendez... ce n’est pas tout. Alors, le roi a insisté, et, moi, j’ai provoqué, j’ai insulté le roi !

CHARLOTTE.

Provoqué, insulté le roi ! Alors, monsieur, sans perdre un instant, une minute, une seconde, il faut partir.

ROGER.

Fuir ? quitter Madrid ?... Vous quitter ?

CHARLOTTE.

Non ; mais fuir ensemble.

ROGER.

Que dites-vous ?...

CHARLOTTE.

Je dis que c’est moi, monsieur, qui, pour mettre vos jours à l’abri, ai sollicité cette mission du roi ; je dis que, vous une fois hors d’Espagne, nulle puissance humaine ne m’eût retenue et que j’eusse été vous rejoindre, fût-ce au bout du monde ! Je dis que cette rupture était une feinte, ce bref de Rome un mensonge, mon indifférence un calcul. Je suis toujours votre femme, je vous aime, je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais que vous, et, comme le devoir d’une femme qui aime son mari est de le suivre partout, même en exil, je suis prête à vous suivre. Prenez-moi donc, monsieur, et emmenez-moi où vous voudrez. Me voilà, monsieur, me voilà !

ROGER.

Oh ! laissez-moi vous demander pardon à genoux !... Maintenant, vienne le roi, je l’attends, je le brave : je suis aimé ! je suis aimé !...

CHARLOTTE.

Oh ! j’espère qu’il pardonnera. Une plus longue dissimulation m’était impossible. Je lui ai écrit, je lui ai tout avoué ; j’ai fait un appel à son cœur, à sa générosité. Comme il sortait d’ici, ma lettre lui a été remise...

 

 

Scène XVI

 

ROGER, CHARLOTTE, DUBOULOY

 

DUBOULOY, entrant par la fenêtre.

Eh bien, mon ami, tu es donc sourd ? Depuis une heure, je fais le signal convenu, et tu ne réponds pas.

ROGER.

Oh ! Dubouloy ! elle m’aime !... elle m’aime !... elle m’a toujours aimé !

DUBOULOY.

Alors, il paraît que l’enlèvement se fera sans difficulté.

CHARLOTTE.

Comment ?

ROGER.

Oui, j’avais pénétré ici dans l’intention de vous enlever. Une voiture est là, dans la ruelle.

CHARLOTTE.

Alors, alors, partons...

 

 

Scène XVII

 

ROGER, CHARLOTTE, DUBOULOY, LOUISE

 

LOUISE.

Charlotte ! Charlotte ! oh ! mon Dieu !

CHARLOTTE.

Qu’as-tu ?

LOUISE.

Des aiguazils, des soldats, toutes les issues gardées...

CHARLOTTE.

Que faire ?... Fuyons !

DUBOULOY, indiquant la fenêtre.

Par ici...

ROGER.

Il n’est plus temps !

 

 

Scène XVIII

 

ROGER, CHARLOTTE, DUBOULOY, LOUISE, UN OFFICIER, SOLDATS

 

L’OFFICIER.

Lequel de vous deux, messieurs, est le vicomte de Saint-Hérem ?

ROGER.

C’est moi, monsieur.

L’OFFICIER.

J’ai reçu l’ordre de m’assurer de votre personne.

ROGER.

Il suffit.

CHARLOTTE, à l’Officier.

Un instant, monsieur, attendez ; de qui est l’ordre que vous avez ?

L’OFFICIER.

De l’alcade mayor, madame.

CHARLOTTE.

Cet ordre est nul ; en voici un de Sa Majesté, qui prescrit à M. de Saint-Hérem de partir sur-le-champ pour La Haye.

L’OFFICIER.

Il m’est enjoint, madame, de retirer cet ordre de vos mains,

Mouvement général.

et de vous remettre celui-ci.

CHARLOTTE.

Du roi !

Elle lit.

« Après avoir trahi tous ses devoirs d’époux, après avoir manqué au respect qu’il devait à une tête couronnée, M. de Saint-Hérem peut et doit s’attendre à une justice prompte et à une punition terrible ! »

S’interrompant.

Ah ! mon Dieu ! « Mais le châtiment atteindrait une personne qui, elle aussi, fut offensée par lui, et cependant a demandé sa grâce ; pour elle, pour elle seule, qu’il soit donc fait comme elle le désire ; mais que M. et madame de Saint-Hérem quittent à l’instant même l’Espagne, et que l’officier chargé de cet ordre les conduise jusqu’à la frontière... L’ami oublie, le roi pardonne ! – Moi, le roi. » Oh ! je le savais bien !...

À l’officier.

Nous vous suivons, monsieur, nous partons... Viens, Louise, viens.

DUBOULOY.

Un instant, un instant. La voiture ne contient que trois places ; ainsi, madame...

LOUISE.

J’en suis vraiment désolée ! Moi aussi, j’avais hâte de remettre moi-même à votre père...

DUBOULOY.

À mon père ?

LOUISE.

Ce brevet que, sur mes instances, le duc d’Harcourt...

DUBOULOY.

Un brevet ?

LOUISE.

Un brevet de baron.

DUBOULOY.

Un brevet de baron pour moi ?

LOUISE.

Pour vous !... mais puisque...

Elle s’apprête à le déchirer.

DUBOULOY.

Diable ! c’est bien différent !... attendez...

LOUISE.

Il n’y a place que pour trois ?

DUBOULOY.

Je peux monter sur le siège.

 

 

POST-SCRIPTUM

 

Si la pièce qu’on vient de lire a soulevé des critiques, au moins tout le monde s’est trouvé d’accord pour constater l’admirable ensemble avec lequel elle a été jouée au Théâtre-Français, qui reste, quoi qu’on en dise, pour la tragédie et la comédie, le premier théâtre du monde.

Il est impossible de déployer plus de dignité, plus d’âme, plus d’aristocratie que ne l’a fait ma ravissante comtesse de Saint-Hérem ; il est impossible d’éparpiller plus de grâce, d’esprit et de gentillesse que ne l’a fait ma jolie baronne Dubouloy. Ce n’est pas ainsi qu’étaient faites les pensionnaires de madame de Maintenon ? Tant pis pour elles ! voilà tout ce que je puis dire.

Quant à Firmin, il y a longtemps que, pour la première fois, je lui ai adressé mes remerciements. Ma reconnaissance pour lui date de Henri III ; il y a juste quatorze ans de cela, et, en quatorze ans, comme chacun le sait, les intérêts dou-blent le capital.

Merci aussi à Régnier, si franc, si jovial, si entêté ! Il a fait, du rôle de Dubouloy, le rôle dangereux de l’ouvrage, un type charmant de gentilhomme bourgeois et de bourgeois gentilhomme. Au reste, le public a pris l’avance sur moi, et je ne lui traduis ici que ses applaudissements de chaque soir.

Mais le rôle véritablement sacrifié, le rôle qu’un comédien seul pouvait sauver, c’est celui de Philippe V. Brindeau s’en était chargé avec un peu de crainte, et l’a joué avec beaucoup de talent. Il en résulte que, de mauvais qu’il était, le rôle est devenu bon.

 

28 juillet 1843.

 

Alex. DUMAS

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