Les Conjectures (Louis-Benoît PICARD)
Comédie en trois actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Feydeau, le 20 octobre 1795.
Personnages
MICHEL, vieux soldat, cultivateur
RIGOLOT, voisin de Michel
PROSPER, jeune voyageur
JACQUES, voiturier
MARGUERITE, sœur de Michel
ROSE, fille de Michel
PAULINE, jeune villageoise
La scène est dans un village, chez Michel.
ACTE I
Il est cinq heures du soir en automne. Michel et Rigolot sont d’un côté du théâtre, assis à une table, et lisent des papiers publics. Rose et Marguerite sont de l’autre côté, et travaillent.
Scène première
RIGOLOT, MICHEL, MARGUERITE, ROSE
MICHEL.
Oh ! je l’ai toujours dit, Nicolas Rigolot
A du tact.
RIGOLOT.
J’en conviens, je ne suis pas un sot.
Mais des pièges nombreux qu’on a voulu me tendre,
Faut-il, mon cher Michel, en deux mots vous apprendre
Ce qui dans tous les temps a su me préserver ?
Un secret que j’ai seul : l’art de bien observer.
J’en ai fait, dès l’enfance, une profonde étude ;
Ajoutez-y, mon cher, cinquante ans d’habitude,
Et l’état de barbier que j’ai pris tout exprès,
Qui m’a fait voir partout les hommes de si près ;
Grâce auquel il n’est pas un hameau dans la France
Où je n’aie un visage au moins de connaissance :
Aussi, je suis bien loin d’en tirer vanité ;
Mais au plus haut degré mon talent est porté.
Songez donc qu’on ne peut pour moi farder sa mine,
Et que, tout en rasant quelqu’un, je l’examine.
Je le regarde en face et le connais bientôt.
ROSE.
Ah ! nous vous avons vu quelquefois en défaut.
MICHEL.
Vous êtes dangereux pour tous tant que nous sommes.
MARGUERITE.
Fort bien en les rasant vous connaissez les hommes.
Mais les femmes, voisin ?
RIGOLOT.
J’ai bien d’autres secrets.
Et par exemple, vous, tenez, je vous connais
Mieux que vous-même.
MARGUERITE.
Bon ! eh bien, mon caractère ?
Selon vous, quel est-il ?
RIGOLOT.
Faut-il être sincère ?
Votre plus grand défaut, c’est de n’en point avoir,
De penser le matin autrement que le soir.
« Ma femme (me disait votre époux, ce bon Charles)
« Est toujours de l’avis du dernier qui lui parle ;
« Pleine d’esprit d’ailleurs, de vertu, de bonté. »
MARGUERITE.
C’est assez mon portrait au fond. De mon côté,
À votre bon esprit, voisin, je rends hommage ;
Vous fûtes de tout temps l’oracle du village.
Mais à notre discours, enfin, pour revenir,
Avant de s’épouser il faut se convenir.
ROSE.
Oh ! sans doute ; aussi moi je suis bien avertie ;
Et dussé-je rester fille toute ma vie,
L’homme selon mon cœur obtiendra seul ma main.
MICHEL.
Mais cet homme, comment veux-tu qu’il soit enfin ?
ROSE.
Comment ?
MARGUERITE.
Oui.
ROSE.
Des dehors de l’homme qu’elle épouse
Mainte femme aujourd’hui se dit fort peu jalouse ;
Comme dans mon mari je veux voir mon amant,
Je suis plus difficile, et je dis franchement
Que je le veux bien fait, de bonne mine, aimable,
Surtout brûlant pour moi d’un amour véritable.
Qu’il soit soldat, marchand, artiste ou laboureur,
À sa profession je veux qu’il fasse honneur.
Son bien m’importe peu, le mien peut nous suffire.
De l’esprit... qu’il en ait assez pour se conduire ;
Mais que son cœur soit bon, sensible, généreux,
Et sa maison toujours ouverte aux malheureux.
Qu’à votre exemple enfin jamais il ne balance
À faire autant de bien qu’il est en sa puissance.
MICHEL.
Tu crois m’avoir gagné par ce beau compliment,
Mais point du tout. Je vais te parler franchement.
Tous les soirs nous traitons des objets d’importance,
Nous parlons politique, et commerce, et finance ;
Vous autres, vous parlez d’amours, de sentiments ;
Nous lisons des journaux, vous lisez des romans.
En hommes accomplis chaque roman abonde,
Mais ils sont, par malheur, fort rares dans le monde.
RIGOLOT.
Michel sur ce sujet vraiment parle à ravir.
On frappe à la porte.
Quelqu’un frappe, je crois.
ROSE.
Restez, je vais ouvrir.
Scène II
RIGOLOT, MICHEL, PROSPER, MARGUERITE, ROSE
ROSE, après avoir ouvert la porte.
C’est un jeune étranger.
Tous se lèvent, excepté Rigolot.
MARGUERITE.
De fort bonne tournure.
PROSPER, en voyageur, un paquet sur le dos au bout d’un bâton.
Ne vous dérangez pas pour moi, je vous conjure.
Ce n’est qu’un voyageur qui vous vient, sans façon,
Prier de lui montrer l’auberge du canton.
J’ai déjà traversé presque tout le village,
Je n’ai pas vu d’enseigne encor sur mon passage.
MICHEL.
Parbleu, je le crois bien, vous chercheriez longtemps ;
Cet endroit n’est peuplé que de bons paysans,
Et de quelques bourgeois vivant de leur fortune :
Nous n’avons point d’auberge ici.
PROSPER.
Comment ! pas une !
Eh bien ! un cabaret ; c’est assez bon pour moi.
MICHEL.
Chacun ne sait ici s’enivrer que chez soi.
Vous avez dans les bois un quart de lieue à faire
Sans trouver sur la route une seule chaumière.
PROSPER.
Un quart de lieue !
MICHEL.
Au moins.
PROSPER.
Ah diantre ! c’est fâcheux ;
La nuit devient obscure, il fait un temps affreux :
Permettez que chez vous jusqu’à demain je reste.
La proposition vous paraît un peu leste ;
Toujours d’aider autrui je me fis une loi ;
Me trompé-je en jugeant ici de vous par moi ?
MICHEL.
Me juger autrement serait me faire outrage.
Jeune homme, touchez là. Votre air, votre langage,
Tout en votre faveur a su me prévenir.
Ce que vous demandez, moi, j’allais vous l’offrir.
PROSPER, mettant son paquet sur la table.
Vraiment ! Eh bien, voyez, j’admire, quand j’y pense,
Comme les braves gens font bientôt connaissance,
Comme, sans se parler, ils s’entendent entr’eux.
Voilà ce qui s’appelle un accident heureux.
MARGUERITE, à Rose.
Ce jeune homme me plaît.
ROSE.
Sa franchise est aimable.
MARGUERITE.
Tu veux dans ton époux un dehors agréable ;
Que dis-tu du maintien de ce jeune étranger ?
ROSE.
Il est fort bien : c’est vous qui m’y faites songer.
PROSPER.
Je ne suis point surpris de votre caractère,
Brave homme, je le vois, vous avez fait la guerre ;
Tous les soldats sont francs.
MICHEL.
Vous avez bien raison.
À Rigolot.
Il a l’air doux, honnête.
RIGOLOT.
Il agit sans façon.
Mais laissez-moi, voisin, achever ma lecture,
Et puis analysant d’un coup d’œil sa figure,
Je vous dirai bientôt...
Il continue sa lecture.
PROSPER, à Michel.
Voilà probablement
Votre épouse ?
MICHEL.
Ma sœur, que j’aime tendrement.
MARGUERITE.
Et qui vous le rend bien.
PROSPER, montrant Rose.
Et voilà votre fille ?
MICHEL.
Oui.
PROSPER, montrant Rigolot.
Monsieur n’est-il pas aussi de la famille ?
RIGOLOT, interrompant sa lecture.
Qui ? moi, monsieur ?
PROSPER.
Vous-même.
RIGOLOT, à part.
Il est bien familier.
Haut
Je ne suis qu’un voisin.
Reprenant sa lecture.
« Paris. Un prisonnier
Il s’interrompt et regarde Prosper.
S’est enfui... » Diantre !
PROSPER.
Ah çà ! je me mets à mon aise.
Mais pour peu cependant que cela vous déplaise...
RIGOLOT, à Michel.
Voulez-vous le garder ? (ce que je blâme fort.)
Voisin, demandez-lui du moins son passeport.
PROSPER, cherchant dans sa poche.
Je n’en ai pas.
RIGOLOT.
Oh ! oh ! voici qui paraît louche.
PROSPER.
Je l’ai perdu.
ROSE, avec intérêt.
Vraiment ?
MARGUERITE.
Son accident me touche.
PROSPER.
Je me suis arrêté sur la route un moment,
Et je l’aurai laissé tomber probablement.
RIGOLOT, à part.
Tout cela ne vaut rien, si je puis m’y connaître.
PROSPER.
Ce défaut de papier va me nuire peut-être.
Mais non, vous m’avez l’air de fort honnêtes gens,
Et les honnêtes gens sont toujours confiants.
Vous voyez : j’ai de vous une idée assez bonne ;
Est-ce l’opinion que de moi je vous donne ?
Voudriez-vous savoir d’où je viens, qui je suis ?
Je me nomme Prosper, j’arrive de Paris,
Et je vais de ce pas à Limeuil, ma patrie,
À pied, autant par goût que par économie.
RIGOLOT.
Fort bien vous allez voir votre père ?
PROSPER.
Hélas ! non.
RIGOLOT.
Il est mort. Il s’agit de sa succession ?
Par moi, cette matière à fond est possédée.
PROSPER.
Non. En fort peu de temps elle fut liquidée.
MARGUERITE.
Vous allez donc former un établissement,
Un commerce ?
PROSPER.
Du tout, je ne suis pas marchand.
MARGUERITE.
Non ! pour votre plaisir vous faites donc la route ?
PROSPER.
Je reverrai ces lieux avec plaisir sans doute ;
Mais j’y suis appelé par la nécessité.
RIGOLOT.
Comment donc ?
PROSPER.
Vous poussez la curiosité
Un peu trop loin, je crois ; vous avez vos affaires,
J’ai les miennes aussi, qui vous sont étrangères.
S’il faut vous révéler, pour rester en ces lieux,
Mes secrets les plus chers, recevez mes adieux ;
Cet asile à ce prix n’a rien qui me convienne...
MICHEL, le retenant.
Cette indiscrétion, ami, n’est pas la mienne.
N’avez-vous pas besoin d’un asile ce soir ?
Il suffit, voilà tout ce que je veux savoir.
RIGOLOT.
Ah ! j’en étais bien sûr. Mais quelle étourderie !
PROSPER.
Digne vieillard ! Prosper est à vous pour la vie.
MARGUERITE.
Vous avez l’air bien las ?
PROSPER.
Mais, depuis ce matin,
Sans m’arrêter, je marche, et j’ai fait un chemin !...
ROSE.
Ah ! mon Dieu !
MARGUERITE.
Pauvre enfant ! est-il possible !
ROSE.
Eh ! vite,
Je m’en vais lui chercher du vin.
Elle sort.
Scène III
RIGOLOT, MICHEL, PROSPER, MARGUERITE
MARGUERITE.
Si tout de suite
Il voulait faire un somme, il n’est pas encor tard.
MICHEL.
Il serait au souper plus frais et plus gaillard.
PROSPER.
Mes amis, près de vous ma fatigue s’oublie.
MICHEL.
Le sommeil vous fera du bien, je le parie,
Et nous en resterons à table plus longtemps.
PROSPER.
Eh bien ! soit.
MARGUERITE.
Je cours mettre à son lit des draps blancs.
Elle sort.
Scène IV
RIGOLOT, PROSPER, MICHEL
PROSPER.
Ah çà ! réveillez-moi dans deux heures sans faute.
MICHEL.
Oui.
À Rigolot.
Voisin, pour m’aider à bien fêter notre hôte,
Soupez ce soir ici.
RIGOLOT.
Qui ? Moi !
MICHEL.
Réunissons
Nos deux soupers en un ; nous politiquerons.
RIGOLOT, serrant la main de Michel.
J’accepte. Vous avez fait une inconséquence
Qui pourra devenir plus grave qu’on ne pense,
Et je veux être là pour donner mes avis.
Scène V
RIGOLOT, MICHEL, PROSPER, ROSE
ROSE, versant à boire à Prosper.
Tenez, buvez : pardon, c’est du vin du pays.
PROSPER, buvant.
Très bon.
À Michel.
Que vous avez une charmante fille !
Heureux celui qui doit compléter la famille !
RIGOLOT.
On a toujours raison avec un compliment.
Il n’est pas sot.
MICHEL.
Au moins il est poli.
RIGOLOT, ironiquement.
Charmant.
Scène VI
RIGOLOT, MICHEL, PROSPER, MARGUERITE, ROSE
MARGUERITE.
Entrez dans cette chambre, et dormez bien tranquille.
PROSPER.
Ah ! pouvais-je espérer un aussi doux asile ?
Parbleu ! je suis tombé chez de bien braves gens.
Je ne sais que répondre à des soins si touchants.
Cher papa, votre accueil a pour moi tant de charmes,
Que moi, qui pleure peu, je sens couler mes larmes.
MICHEL.
Mais si vous me trouviez dans un semblable cas,
Ce que je fais pour vous, ne le feriez-vous pas ?
PROSPER.
Ah ! je vous en réponds.
MARGUERITE, poussant Prosper du côté de sa chambre.
Pas tant de politesse,
Entrez.
Prosper entre dans la chambre.
Scène VII
RIGOLOT, MICHEL, MARGUERITE, ROSE
MARGUERITE, à Rose qui est restée toute pensive sur le bord du théâtre.
Eh bien ! à quoi rêves-tu donc, ma nièce ?
Nous avons là-dedans encore à tracasser.
ROSE, sortant de sa rêverie.
Ce jeune homme est vraiment fait pour intéresser.
Elles sortent ensemble.
Scène VIII
MICHEL, RIGOLOT
RIGOLOT.
Ah çà ! vous avez donc, voisin, perdu la tête ?
Vous souffrez que chez vous un voyageur s’arrête ?
MICHEL.
Et pourquoi pas, voisin ?
RIGOLOT.
Savez-vous ce que c’est
Que ce jeune homme ?
MICHEL.
Non. Qu’est-ce que cela fait ?
RIGOLOT.
Eh ! mais, a-t-on jamais raisonné de la sorte !
On demande qui frappe avant d’ouvrir sa porte.
Vous connaissez mon cœur, vous savez, mon voisin
Qu’autant que vous je suis compatissant, humain,
Quand je connais les gens.
MICHEL.
Voyez le beau mérite,
Ma foi, nous devrions rougir de la conduite.
Que nous tenons envers les pauvres voyageurs ;
Sur ce point je voudrais vraiment changer nos mœurs :
Qu’un étranger bien las dans un village arrive,
Et demande un abri, sa question naïve,
Au lieu de l’intérêt, inspire le soupçon ;
Personne ne lui croit de bonne intention.
Pourquoi donc le traiter avec cette injustice ?
Quand un homme nous vient demander un service,
Est-ce à nous, c’est à lui que nous devons songer.
Ce que j’ai fait ce soir pour ce jeune étranger,
Pour tous ceux qui viendront je prétends bien le faire,
Croyez-moi, mon voisin, adoptez ma manière,
Elle est bonne voyons dans chaque homme un ami,
Tant qu’il n’est pas prouvé qu’il soit notre ennemi.
RIGOLOT.
Tous ces beaux sentiments... dans mon cœur je les porte.
Je ne vous ai pas dit de le mettre à la porte ;
Car il n’est pas prouvé que ce jeune homme ait tort,
Sa figure prévient. Il est sans passeport.
Sur plus d’une demande il se tait ; mais il montre
Du sens dans ce qu’il dit, et le pour et le contre
Également ainsi se trouve balancé.
Mon sentiment sur lui sera bientôt fixé.
Hâtez, mon cher voisin, l’instant qui nous rassemble,
C’est là que je l’attends : nous souperons ensemble ;
Croyez qu’à ce coup d’œil il ne peut échapper.
Sans adieu, je m’en vais vous chercher mon souper.
Ils sortent ensemble, Michel éclairant Rigolot.
Scène IX
MARGUERITE, ROSE
Pendant la scène précédente, Rose et Marguerite ont traversé plusieurs fois le théâtre pour faire les apprêts du souper, et ont écouté la conversation ; elles se trouvent en scène au moment de la sortie de Michel et de Rigolot.
MARGUERITE.
Bien plutôt que mon frère il a perdu la tête.
ROSE.
Au moins autant que lui ce jeune homme est honnête.
MARGUERITE.
Il ne faut que le voir pour en juger ainsi.
ROSE.
N’est-il pas vrai qu’en lui tout paraît réuni ?
La grâce, la franchise, une voix si touchante...
MARGUERITE.
Je cherche en quel roman comme lui se présente,
Un soir, chez un guerrier, un héros, un amant ;
J’ai cru voir ce héros lui-même en le voyant.
ROSE.
À tous ces rêves-là sans donner trop de suite,
De ce qu’il est pourtant je voudrais être instruite.
MARGUERITE.
Bon ! à qui le dis-tu ? je brûle comme toi
De connaître Prosper, et d’avance je crois
Que l’éclaircissement tournerait à sa gloire.
ROSE.
Ah ! je suis, comme vous, bien portée à le croire.
MARGUERITE.
Par quel motif a-t-il abandonné Paris ?
ROSE.
Quelle raison le fait aller dans son pays ?
MARGUERITE.
Ah dame ! il va peut-être épouser sa maîtresse.
ROSE, vivement.
Quoi ! vous croyez, ma tante ?
MARGUERITE.
Et pourquoi pas ma nièce ?
ROSE.
Oh ! cela m’est égal.
MARGUERITE.
Nous pourrions être au fait,
Et tout d’un coup : il a laissé là son paquet.
ROSE.
En vérité ?
MARGUERITE.
Regarde.
ROSE.
Oui.
Elles s’approchent du paquet.
MARGUERITE.
Sans beaucoup de peines,
De tout, en un instant, nous nous verrions certaines.
ROSE.
Oui vraiment. Mais pour nous ce paquet est sacré.
MARGUERITE.
Oh ! d’y toucher aussi je vous empêcherai.
Pourtant nous ne voulons que son bien, et je gage
Que nous n’y trouverions rien qu’à son avantage.
ROSE, prenant le paquet.
Avec beaucoup de soin il n’est pas attaché.
MARGUERITE, le prenant à son tour.
Oh ! c’est qu’apparemment il n’a rien de caché.
ROSE.
Gardons-nous d’abuser de cette négligence.
MARGUERITE.
Prouvons qu’il n’a point mal placé sa confiance.
ROSE.
Vous dites bien, ma tante, il faut la mériter.
Elle reprend le paquet pour le poser sur la table ; en le posant, il en tombe un étui de mathématiques, un portrait dans une boîte, un crayon autour duquel est roulé un dessin.
Ah !
MARGUERITE, ramassant l’étui.
Du hasard au moins nous pouvons profiter.
ROSE, l’arrêtant.
Mais non, je ne crois pas...
MARGUERITE.
Qui le saura ?
ROSE.
Ma tante,
C’est vous...
MARGUERITE.
Autant que moi, le désir te tourmente,
Assez longtemps, je crois, nous avons résisté.
ROSE.
Mais point du tout.
MARGUERITE, ouvrant l’étui.
Allons, le sort en est jeté.
Les singuliers outils !
ROSE.
Ah ! c’est qu’il étudie
La physique sans doute, ou bien l’anatomie.
MARGUERITE.
C’est un chirurgien peut-être, un médecin.
ROSE.
C’est un savant, voilà ce qui paraît certain.
MARGUERITE, remettant les instruments dans l’étui.
Remarquons bien la place où chaque chose est prise.
Déroulant le dessin.
Un papier ! un dessin ! C’est une vieille église ;
Tiens.
ROSE.
C’est un château fort, plutôt. Il est bien fait
Au moins ce dessin-là.
MARGUERITE, ouvrant la boîte.
Très bien fait. Un portrait !
ROSE, avec beaucoup d’émotion.
De femme ?
MARGUERITE.
Non, d’un vieux et grave personnage.
ROSE, encore émue.
Tenez, n’en voyons pas, de grâce, davantage ;
Car ce que nous faisons est mal, en vérité.
MARGUERITE.
Tu crains que le portrait d’une jeune beauté
Ne succède au premier, pas vrai ? Je te pénètre :
Ce paquet en renferme un magasin peut-être.
Mais admirez pourtant quel malheur est le mien ;
Là ! le hasard nous sert et ne nous apprend rien.
ROSE.
C’est cruel.
MARGUERITE.
Très cruel : surtout pour toi, ma nièce.
ROSE.
Pour moi ! mais pourquoi donc ?
MARGUERITE.
Oh ! c’est qu’il t’intéresse
Très vivement. Sois franche.
ROSE.
Un homme que je vois
Et dont j’entends parler pour la première fois !
MARGUERITE.
Eh ! n’avons-nous pas lu qu’un coup de sympathie
Nous enflamme souvent pour toute notre vie ?
ROSE.
Ah ! tout cela, ma tante, est bon dans vos romans !
À babiller ici nous perdons notre temps ;
J’ai mainte chose à faire encore, je vous laisse.
Elle sort.
Scène X
MARGUERITE, seule
Je te suis. Du voisin je n’ai pas la finesse ;
Mais j’ai d’assez bons yeux, et j’oserais gager
Qu’elle va cette nuit rêver à l’étranger.
Elle va pour sortir ; elle aperçoit Rigolot qui entre, portant son souper couvert, et réfléchissant profondément.
Scène XI
RIGOLOT, MARGUERITE
RIGOLOT.
Je pense à ce jeune homme, à son étrange entrée,
Et puis à la nouvelle au journal insérée.
Quel est ce prisonnier qui s’est, dit-on, sauvé ?
Quel est ce voyageur dans ces lieux arrivé ?
Ah ! c’est sans doute lui que l’article regarde.
MARGUERITE.
Ah ! c’est vous ?
RIGOLOT.
Oui, moi-même.
MARGUERITE.
Eh ! mais, prenez donc garde,
Vous laissez refroidir, voisin, votre souper.
RIGOLOT.
De mon souper j’ai bien le temps de m’occuper.
Notre beau voyageur repose encore sans doute ?
MARGUERITE.
Eh vraiment, il a fait une assez longue routé.
RIGOLOT.
Allons, je ne veux pas déranger son sommeil ;
Mais il faudra qu’il parle enfin à son réveil.
MARGUERITE.
Eh quoi !... mon cher voisin, n’avez-vous pas de honte
D’avoir ainsi conçu des soupçons sur son compte ?
RIGOLOT.
Je ne suis pas, je crois, sujet à me tromper.
Je dis que l’homme à qui vous donnez à souper
De Michel et de vous peut entraîner la perte.
MARGUERITE.
Auriez-vous donc sur lui fait quelque découverte ?
RIGOLOT va poser son souper sur la table, et tire une gazette de sa poche.
Non, je ne suis qu’un sot ; mais lisez ce papier,
À l’article Paris, en bas.
MARGUERITE, lisant.
« Un prisonnier
« S’est enfui... »
RIGOLOT.
Non, je dis ; suis-je un fou ?
MARGUERITE, lisant.
« L’on invite
RIGOLOT.
« Tous les bons citoyens à donner sur sa fuite... »
RIGOLOT, reprenant son journal.
C’est bon, c’est bon, le reste est inutile. Eh bien ?
MARGUERITE.
Eh bien, vous penseriez...
RIGOLOT.
Moi, je ne pense rien ;
Mais quand de tous côtés on cherche dans la France
Un fugitif, il est, je crois, de la prudence,
Se s’informer un peu des gens que l’on reçoit ;
Pour le salut public, pour le sien on le doit.
MARGUERITE.
Sans doute : mais comment ?...
RIGOLOT.
Ce prisonnier doit être
De son âge à-peu-près ; car c’est par la fenêtre
Qu’il se sera sauvé sûrement. Or il faut
Un homme leste encor pour faire un pareil saut.
Ou peut-être enfermé dans une citadelle,
Il aura su se faire une espèce d’échelle.
Quoi qu’il en soit, il faut examiner le fait.
Sur bien moins que cela toute autre jugerait ;
Mais, moi, pour prononcer, je veux des preuves claires.
Il reprend son souper.
Je rentre. N’allez pas vous forger des chimères
Sur tout ce que je viens de vous dire pourtant.
Je suis sûr, mais très sûr, en y réfléchissant,
Que ce jeune homme n’est qu’un passant ordinaire,
Et qui voyage ainsi par goût ou pour affaire...
Mais pourquoi diantre a-t-il perdu son passeport ?
Il sort.
Scène XII
MARGUERITE, seule
Par exemple, le trait me paraît un peu fort.
Aller s’imaginer !... Eh ! mais, dans nos lectures,
Nous avons vu, ma foi, bien d’autres aventures.
Si ce que l’on soupçonne était vrai cependant,
Le retenir ici ne serait pas prudent.
Eh ! les hardes par nous dans son paquet trouvées
Ne sont-elles donc pas des preuves achevées ?
Scène XIII
MICHEL, MARGUERITE
MICHEL.
Ah ! ah ! je vous cherchais.
MARGUERITE.
Je vous cherchais aussi.
Eh bien, notre étranger n’est-il pas accompli ?
Oh ! vous vous connaissez en hommes, je l’avoue.
Votre discernement mérite qu’on le loue.
MICHEL.
Que voulez-vous donc dire avec ce ton railleur ?
MARGUERITE.
Que vous allez d’ici chasser ce beau monsieur.
MICHEL.
Le chasser ! pourquoi donc ?
MARGUERITE.
Eh ! mais, si l’on vous prouve
Qu’on peut vous rechercher, si chez vous on le trouve,
Et que d’une prison il vient de s’évader,
Consentez-vous encor, mon frère, à le garder ?
MICHEL.
Quel conte en l’air, ma sœur, venez-vous donc me faire ?
MARGUERITE.
En effet, il n’est pas un prisonnier de guerre !
Ne voilà pas le plan du fort dont il a fui !
Le journal ment sans doute ! ils ne sont pas à lui,
Ces outils singuliers que je cherche à connaître !
Il n’a pas attaché ses draps à sa fenêtre !
Vous dites bien, ce sont des contes que je fais.
Mais à ma nièce il faut révéler ces secrets.
Il ne pourra jamais démentir l’évidence.
Elle sort.
Scène XIV
MICHEL, seul
Eh ! mais, elle vous parle avec une assurance...
Je ne croirai jamais un tel événement.
Scène XV
MICHEL, RIGOLOT
MICHEL.
Ah ! voisin, savez-vous le bruit que l’on répand ?...
Cet étranger à qui nous donnons un asile,
Ma sœur prétend que c’est... Je vous le donne en mille.
RIGOLOT.
Quoi donc ?
MICHEL.
Un prisonnier, récemment échappé.
RIGOLOT.
Là ! mon instinct encor ne m’a donc pas trompé ?
Scène XVI
MICHEL, RIGOLOT, MARGUERITE, ROSE
ROSE.
Ce que ma tante dit, serait-il vrai, mon père ?
Ce jeune homme serait un prisonnier de guerre ?
MARGUERITE.
Eh ! oui, par sa fenêtre, hier il a sauté ;
Voilà le fait, voilà comme on me l’a conté.
RIGOLOT.
Je comprends, d’une corde il s’est fait une échelle...
MARGUERITE.
Sans doute enfin voyez ce plan de citadelle,
Et puis ces instruments qui me sont inconnus.
RIGOLOT.
On ne peut plus douter après les avoir vus :
C’est un ingénieur, je gage ; à sa sortie
Il aura procédé par la géométrie.
MICHEL.
Vous croyez qu’il aurait...
RIGOLOT.
Apprenez que de tout
L’algèbre et le dessin peuvent venir à bout.
ROSE.
Et quand cela serait, respectons sa misère ;
Plus d’un Français, hélas ! est prisonnier de guerre.
Eh bien ! traitons Prosper dans sa captivité
Comme nous voudrions qu’un Français fût traité.
RIGOLOT.
Doucement ; tout dépend d’une sage conduite.
Un méchant homme irait dénoncer tout de suite...
MICHEL.
Je ne livrerai point l’homme que j’ai reçu.
RIGOLOT.
Ah ! je n’en doute pas, votre cœur m’est connu ;
Mais sur l’humanité, que la raison l’emporte,
Voisin, hâtez-vous donc de le mettre à la porte...
ROSE.
Ce pauvre malheureux !
MARGUERITE.
Il s’éveille, je crois.
MICHEL.
Qui ? moi ! le renvoyer ! il a compté sur moi.
RIGOLOT.
Laissez-moi lui parler, je sais comment m’y prendre.
Scène XVII
MICHEL, RIGOLOT, PROSPER, MARGUERITE, ROSE
PROSPER.
Peut-être pour souper je vous ai fait attendre ?
Ma foi, j’avais besoin d’un instant de repos.
Enfin, grâce à vos soins, me voilà frais, dispos,
Et, quand il vous plaira, nous nous mettrons à table.
Vous voyez, je vous parle en ami véritable.
RIGOLOT.
Ainsi vous dites donc que vous n’êtes plus las ?
PROSPER.
Ah, mon Dieu ! plus du tout.
RIGOLOT.
C’est charmant : en ce cas
Ne pourriez-vous ce soir...
Il lui fait signe de sortir en lui montrant la porte.
PROSPER.
Vous voulez que je sorte ?
RIGOLOT.
C’est ça.
PROSPER.
Si vous m’aviez tantôt fermé la porte,
Passe : je m’en serais à l’instant consolé ;
Mais vous me retenez, je suis presque accablé
D’attentions, d’égards, de soins, de prévenance ;
Déjà mon âme s’ouvre à la douce espérance
De compter ici-bas quelques amis de plus,
Et puis, vous me chassez !
RIGOLOT.
Nous sommes bien confus ;
Mais l’on peut nous chercher chicane par la suite.
PROSPER.
Pourquoi ?
RIGOLOT.
N’êtes-vous pas un prisonnier en fuite ?
PROSPER.
Plaît-il ? un prisonnier ?
RIGOLOT.
Voyez-vous, il rougit.
PROSPER.
Ah çà ! vous plaisantez, ou vous perdez l’esprit.
D’où peut donc vous venir cette bizarre idée ?
RIGOLOT.
Sur des faits bien constants sachez qu’elle est fondée.
PROSPER.
Ils ne sont pas, je crois, faciles à prouver.
RIGOLOT.
Oh ! parmi vos effets, ce qu’on vient de trouver...
PROSPER.
Quoi ! mon paquet ouvert ! De quel droit, je vous prie ?
MICHEL.
De quel droit en effet ? C’est une perfidie.
ROSE, à Marguerite, à part.
Ma tante, il a raison.
RIGOLOT.
De quel droit ? C’est du fait
Qu’il s’agit, non du droit.
PROSPER.
N’avez-vous en effet
Que pour en abuser, surpris ma confiance ?
Oui, sans doute, indigné d’une pareille offense,
Je devrais vous quitter... mais, je sens que mon cœur
Vous excuse, et conserve encor l’espoir flatteur
De former avec vous une amitié durable.
À Michel, en regardant Rose.
Vous m’avez l’air vraiment d’être un homme estimable.
Non, vous ne portez point un cœur dur, méfiant,
Et je veux vous laisser des regrets en partant.
Quelle preuve avez-vous du fait dont on m’accuse ?
J’aurai bientôt détruit l’erreur qui vous abuse,
Et vous me chasserez après si vous voulez.
Voyons, me voilà prêt à répondre ; parlez.
MICHEL, à Rigolot.
Il a, pour un coupable, une grande assurance.
RIGOLOT.
Mon Dieu, ne crions pas encore à l’innocence.
À Prosper.
J’accepte le défi. Sans partialité
Produisons chaque preuve ; et de votre côté,
À la preuve produite opposez vos répliques.
À quoi bon cet étui ?
PROSPER.
Mais, aux mathématiques.
RIGOLOT.
Je sais. Vous êtes donc...
PROSPER.
Peintre ; et dix fois par jour
L’équerre et le compas me servent tour à tour.
RIGOLOT.
Mais, ce dessin ?
PROSPER.
Eh bien !
RIGOLOT.
C’est une forteresse ;
C’est celle dont hier vous avez eu l’adresse
De sortir.
MICHEL.
C’est ainsi, quand on en veut aux gens,
Qu’à la plus simple chose on donne un mauvais sens.
PROSPER.
J’étais loin, en traçant tantôt ce paysage,
De craindre qu’il portât contre moi témoignage.
RIGOLOT.
Eh ! mais, vous nous cachez votre état, vos projets ;
Comment sur vous aussi n’être pas inquiets !
MARGUERITE.
Pour nous tranquilliser, ne sauriez-vous nous dire
Pourquoi vous voyagez ? Nous ne pouvons vous nuire ;
Nous nous tairons d’ailleurs.
ROSE, vivement.
Oh ! je vous le promets.
RIGOLOT.
Allons, révélez-nous franchement vos secrets :
Un honnête homme gagne à se faire connaître.
Que sait-on ? mes conseils vous serviront peut-être ;
Vous pouvez vous fier à Michel comme à moi.
Mais sa fille et sa sœur vous gênent ; je conçois,
Vous craignez leur malice ou bien leur médisance.
PROSPER.
Non : je ne parlerais pas plus en leur absence.
Je pourrais vous forger quelque conte à plaisir ;
Mais je sais bien me taire, et ne sais pas mentir.
Ne me pressez donc pas, de Grace, davantage :
Je veux, je dois cacher le but de mon voyage.
Mais le signalement du prisonnier enfui
Est sans doute partout. Vous me prenez pour lui.
Dans ce village il est quelque juge peut-être :
Devant ce juge, moi, je demande à paraître.
Sur mon compte bientôt vous serez rassurés.
MICHEL, qui pendant toute la scène a témoigné son impatience, à Rigolot.
Serai-je maître ici ?
À Prosper.
Chez moi vous resterez.
Ne poussez pas plus loin cette odieuse enquête.
Elle me fait rougir. J’aime à vous croire honnête
Mais, qui que vous soyez, j’ai dû vous recueillir ;
Et qui que vous soyez, je dois vous retenir.
MARGUERITE.
Mais quel est-il enfin ?
ROSE.
Que nous importe ? il reste.
MARGUERITE.
Pour moi, j’en suis ravie aussi, je le proteste.
PROSPER, prenant la main de Michel.
Vous faites là, brave homme, une bonne action.
RIGOLOT, ayant l’air de se décider.
Bien, Michel, je me range à votre opinion.
Chacun doit se mêler de ce qui le regarde.
À Marguerite.
Ma voisine, entre nous, vous êtes trop bavarde ;
Et je ne sais pourquoi je fus si complaisant,
Que de le soupçonner avec vous un instant.
C’est que vous tous aussi, vous êtes si crédules !
MICHEL.
C’est ma sœur qui répand ces contes ridicules.
MARGUERITE.
C’est d’après Rigolot que je parlais, vraiment.
RIGOLOT.
Oui, j’en conviens ; mais, moi, je parlais vaguement.
PROSPER.
Ainsi c’est un ruisseau qui retourne à sa source,
Grossi de tous les flots rencontrés dans sa course.
MICHEL.
Pour deviner les gens, vous avez de bons yeux,
Mon voisin ; mais, malgré ce talent précieux,
Attendez pour parler que les choses soient sûres.
PROSPER, à part.
Le voisin Rigolot aime les conjectures ;
Fort bien suivant son goût je m’en vais le servir.
À Rigolot.
Cher barbier, il faudrait plus longtemps réfléchir
Et ne pas vous fier à la simple apparence ;
Elle trompe souvent beaucoup plus qu’on ne pense ;
Et par exemple ici...
RIGOLOT, avec un air étonné.
Quoi ?
PROSPER.
C’est sur son auteur
Que retombent toujours les suites de l’erreur.
RIGOLOT.
Quel ton grave !
PROSPER.
À propos, mon cher, dans le village
N’a-t-on pas vu ce soir passer un équipage,
Des chevaux, des valets ?
RIGOLOT.
Je n’ai rien vu.
MARGUERITE.
Ni moi.
PROSPER.
Ils tardent bien.
RIGOLOT.
Comment ?
PROSPER.
Quelques troupes, je crois,
Passent par cet endroit pour gagner la frontière.
RIGOLOT.
Mais une compagnie y logea tout entière...
PROSPER.
Quel jour ?
MICHEL.
Hier. J’avais, pour ma part, deux soldats,
Et je leur ai conté, ma foi, tous mes combats.
J’aime tant à causer avec mes jeunes frères !
PROSPER.
Ce sont des braves gens que tous ces militaires.
RIGOLOT.
Ah ! oui. De je ne sais quel officier absent
Tous ceux d’hier faisaient l’éloge à chaque instant.
PROSPER.
Je le crois, ils ont tous de si bons cœurs.
RIGOLOT, à part.
Oh, diable !
PROSPER.
Laissons cela.
MICHEL.
Sans doute allons nous mettre à table,
Voilà le plus pressé.
RIGOLOT.
Fort bien, mais en soupant
Examinons ; ceci me paraît important.
Il sort avec Michel.
PROSPER, à part.
Ce vieillard est si franc, sa fille si jolie !
Toi pour qui je voyage, un moment je t’oublie ;
Pardon. Te trouverai-je encor dans mon pays ?
Hélas ! pour me chercher tu marches vers Paris
Peut-être, quand vers toi j’accours moi-même.
ROSE.
Qu’est-ce ? J’aperçois dans vos yeux des marques de tristesse.
PROSPER.
Pardon, Rose.
MARGUERITE.
Allons donc, on vous attend tous deux.
ROSE.
Eh ! mais, il était là pensif et sérieux.
MARGUERITE.
Et pourquoi donc ?
PROSPER.
Pour rien ; allons souper, ma tante.
MARGUERITE.
Sa tante ; en vérité, ce jeune homme m’enchante.
ACTE II
Scène première
MARGUERITE, RIGOLOT
RIGOLOT, une serviette à sa boutonnière.
Chère voisine !
MARGUERITE.
Eh bien ?
RIGOLOT.
Pour causer avec vous,
Je quitte le souper. Il est clair entre nous
Que ce Prosper n’est pas le prisonnier en fuite...
Mais ne serait-il pas l’officier de mérite
Dont ces soldats faisaient un éloge si beau ?
MARGUERITE.
Oui, cherchez-nous encor quelque conte nouveau ;
Mais cette fois du moins vous n’aurez pas la gloire,
Comme l’autre, voisin, de nous en faire accroire.
RIGOLOT.
Oh ! parce qu’une fois je me suis trop pressé ;
N’allez-vous pas déjà me traiter d’insensé ?
N’est-ce rien, s’il vous plaît, que ces mots d’équipage,
De troupes dont il semble attendre le passage ?
Avez-vous, comme moi, saisi sa question ?
Puis à se taire après son affectation ?
MARGUERITE.
Ce jeune homme serait ce brave militaire !
RIGOLOT.
Et pourquoi pas, voisine ?
MARGUERITE.
Eh ! mais, alors, mon frère
Par sa protection pourrait bien s’avancer.
Il faut auprès de lui chercher à le placer.
RIGOLOT.
Ah ! ne voilà-t-il pas que votre esprit travaille...
Et quand vous l’auriez vu sur le champ de bataille...
Je le rejoins. Ceci cache un mystère en soi,
Ou je ne suis qu’un sot. Or, entre un sot et moi,
Ma voisine, je puis sans trop de confiance
Dire qu’il est encore un peu de différence.
Il sort.
Scène II
MARGUERITE, seule
Impossible ! Pour Rose il soupire tout bas.
Or, un riche officier pourrait-il ?... Pourquoi pas ?
Mon frère est honnête homme, et sa fille est jolie :
À de si braves gens trop heureux qui s’allie.
Scène III
ROSE, MARGUERITE
MARGUERITE.
C’est toi, ma nièce ? enfin nous tenons son secret.
ROSE.
D’après ce qu’il a dit en soupant, en effet
Son état se devine, et me voilà certaine
Que c’est un militaire.
MARGUERITE.
Au moins un capitaine.
ROSE.
J’oserais bien gager que c’est un colonel.
MARGUERITE.
De je ne sais quel siège il parlait à Michel...
ROSE.
En homme qui de près avait vu l’escalade.
MARGUERITE.
Il est mieux que cela. C’est un chef de brigade,
Ou je suis bien trompée.
ROSE.
On nous blâmait pourtant
De l’aimer, quand d’ailleurs c’est un homme charmant.
MARGUERITE.
On n’a pas plus d’esprit, de tact, de connaissances.
ROSE.
Comme avec le barbier il a parlé finances !
MARGUERITE.
Dans la tactique il est profondément versé.
ROSE.
Il parlait à mon père en soldat exercé.
MARGUERITE.
Puis avec moi causant des détails du ménage...
ROSE.
Il s’est trouvé parler à chacun son langage.
MARGUERITE.
Avec toi seulement, ma chère, il se taisait.
ROSE.
Oui.
MARGUERITE.
Mais en se taisant, comme il te regardait !
ROSE.
Ah ! moi, je ne crois pas beaucoup à sa gaîté,
Je l’ai vu là tantôt, il semblait agité.
MARGUERITE.
C’était d’amour pour toi.
ROSE.
Son âme était pensive.
MARGUERITE.
C’est qu’il sait allier à la gaîté naïve
La sensibilité...
ROSE.
Voilà nos gens enfin.
Scène IV
RIGOLOT, PROSPER, MARGUERITE, ROSE
RIGOLOT, à Prosper.
Général, vous voulez vous déguiser en vain ;
Les hommes comme vous, de talent, de courage,
Ont un je ne sais quoi dans leur air, leur langage,
Qui les trahit... Enfin vous êtes découvert.
MARGUERITE, à Rose.
Général, voyez-vous ! le général Prosper,
J’ai lu plus d’une fois ce nom dans la gazette.
ROSE.
Quoi ! si jeune, il serait...
MARGUERITE.
Et sa jeunesse est faite,
Je crois, pour lui donner encor bien plus de prix.
RIGOLOT.
Confiez-vous à nous comme à de vrais amis,
Général.
PROSPER.
Si par moi la chose est confirmée,
Si je dis que je suis un général d’armée,
Cela vous fera donc un grand plaisir ?
RIGOLOT.
Eh ! mais,
Pourriez-vous en douter ? Combien j’apprécierais,
Pour ma part, un secret d’une telle importance :
Ne vous obstinez pas à garder le silence.
PROSPER.
Je suis donc général, puisque vous le voulez.
RIGOLOT.
Soyez sûr du secret que vous nous révélez ;
Des murs de ce logis ne craignez pas qu’il sorte.
PROSPER.
C’est comme je l’entends.
RIGOLOT.
Je sens comme il importe
De cacher ce voyage, à pied, seul, sans éclat ;
Peut-être s’agit-il du salut de l’état ;
Une opération savante et militaire
Vous occupe sans doute, et ces dames, j’espère,
Se tairont. N’est-ce pas ? Pour Michel, il suffit,
J’en réponds, c’est qu’il a quelque tact dans l’esprit.
PROSPER.
Oh diantre ! on s’aperçoit qu’un homme de mérite,
Tel que vous, le dirige en toute sa conduite.
RIGOLOT.
Oh ! ce nom ne convient qu’à vous, et vos pareils ;
Mais il s’est assez bien trouvé de mes conseils,
D’accord.
MARGUERITE.
Le général se connaît en grands hommes,
Et vous êtes du nombre.
Scène V
RIGOLOT, PROSPER, MARGUERITE, ROSE, MICHEL entre et écoute
MARGUERITE.
Or, puisqu’enfin nous sommes
Assez favorisés du ciel pour posséder
Un hôte précieux, j’oserai demander
À notre général une grâce légère.
PROSPER.
Et quelle grâce, encore, expliquez-vous ?
MARGUERITE.
Mon frère
Est digne d’occuper quelque poste, je crois.
MICHEL.
Eh ! mais, que voulez-vous que l’on fasse de moi ?
MARGUERITE.
Comment ! ce que je veux ? mais je veux qu’on vous fasse
Commandant, gouverneur de quelque forte place.
PROSPER.
Un soldat tel que vous, brave et loyal guerrier,
Tout général serait heureux de l’employer.
RIGOLOT.
Vous n’avez pas la moindre idée en politique.
Nous étions occupés de la chose publique,
Mais vous ne pensez, vous, qu’à vos seuls intérêts.
Auprès du général faites comme je fais.
J’ai bien une demande à faire pour mon compte,
Mais de l’importuner, moi, j’aurais vraiment honte.
PROSPER.
Et pourquoi donc ? parlez.
RIGOLOT.
J’ai peu d’ambition ;
Cependant, comme il faut saisir l’occasion...
Je ne veux point pour moi qu’on déplace personne ;
Mais par votre moyen, s’il se peut, qu’on me donne
D’officier de santé quelque poste vacant...
PROSPER.
D’officier de santé, cher barbier ! c’est vraiment
Ce qui vous conviendrait ; car il serait dommage
Qu’un homme comme vous restât dans un village.
RIGOLOT.
Oh ! si je croyais être utile, assurément
Je n’hésiterais pas... mais pour finir gaîment
Cette heureuse soirée, acceptez, je vous prie,
Mon général, un doigt d’une vieille eau-de-vie
Que pour mes vrais amis je réserve avec soin.
PROSPER.
Bien dit.
RIGOLOT.
Pour la chercher, je n’irai pas bien loin.
PROSPER.
Allez, cher Rigolot.
RIGOLOT.
Je vous ferai connaître,
En buvant, certain plan... qui vous plaira peut-être.
Il sort.
Scène VI
PROSPER, MARGUERITE, ROSE, MICHEL
PROSPER.
Eh bien ! peut-on jouer son rôle mieux que moi ?
Le docteur Rigolot est dans la bonne foi.
Me voilà général.
MARGUERITE.
Comment ? C’est une fable ?
PROSPER.
Très fort. Auriez-vous cru la chose véritable ?
MARGUERITE.
Non pas : mais je doutais.
ROSE.
Quoi ! c’est faux ? Ah ! tant mieux.
Simple artiste, il en est plus aimable à mes yeux.
PROSPER.
De deviner les gens notre homme a la manie ;
Moi, j’ai voulu donner carrière à son génie.
Si du peintre il était l’ennemi déclaré,
Il est du général l’admirateur outré.
Mais je croirais manquer à la reconnaissance,
Si je ne vous mettais, vous, dans la confidence.
MICHEL.
Au diable ce barbier, qui deux fois dans un jour...
Mais vous lui jouez là, sur mon âme, un bon tour ;
À rire à ses dépens aussi je me prépare.
MARGUERITE.
C’est bien fait, moquez-vous de cet esprit bizarre.
Mais enfin à Limeuil qu’allez-vous donc chercher ?
MICHEL.
Ne vous a-t-il pas dit qu’il voulait le cacher ?
ROSE.
Et notre hôte eut raison tantôt de ne rien dire,
Lorsque de ses projets nous voulions nous instruire,
Car cela nous était alors indifférent.
Je crois qu’il n’en est plus de même maintenant.
Une amitié réelle entre vous deux commence ;
Or l’amitié jamais ne va sans confiance.
MARGUERITE.
C’est cela. Nous avons droit à votre secret.
La curiosité tantôt nous excitait,
D’accord. Mais à présent, c’est l’amitié, l’estime.
ROSE.
Oui, c’est un intérêt bien tendre qui m’anime...
Qui nous anime tous. Au moins, assurez-nous
Que ce secret n’a rien de dangereux pour vous.
Si de votre bonheur nous avons l’assurance,
Nous vous pardonnerons de garder le silence.
PROSPER.
Que ce tendre intérêt est fait pour me toucher !
Dans le vôtre mon cœur demande à s’épancher.
Ne m’interrogez plus, je céderais peut-être.
J’aurais parlé déjà, si j’en étais le maître.
C’est le secret d’autrui ; je dois le respecter.
Sur moi cessez d’ailleurs de vous inquiéter ;
Mon voyage pour moi n’a rien que d’honorable.
ROSE.
J’aime cette réserve.
MARGUERITE.
Elle est fort estimable ;
Mais vos secrets longtemps seront-ils ignorés ?
PROSPER.
Pardon, voilà de moi tout ce que vous saurez.
MICHEL.
Bien ! Garder un secret, c’est la seule science
Qui doive nous gagner partout la confiance...
Touchez là, mon ami, votre discrétion
Me donne encor de vous meilleure opinion...
ROSE.
Chut ! Rigolot revient.
Scène VII
PROSPER, MARGUERITE, ROSE, MICHEL, RIGOLOT
RIGOLOT, portant une bouteille et une carte de géographie roulée.
Jusqu’au fond de ma cave
Il verse à boire à Prosper et à Michel.
Il m’a fallu chercher. Goûtez cela, mon brave.
PROSPER, après avoir goûté.
Excellente, ma foi !
RIGOLOT.
Peste ! j’en étais sûr.
Je suis tout essoufflé. C’est du Cognac tout pur.
Permettez, général, qu’on boive à votre gloire.
Puisse sous vos drapeaux se fixer la victoire !
PROSPER.
Mais aidé des conseils du docteur Rigolot,
Je serais bien certain...
RIGOLOT.
Allons donc.
MICHEL, à part.
Pauvre sot.
RIGOLOT, déroulant la carte de géographie.
Or maintenant causons, et que je vous détaille
Une combinaison sur certaine bataille...
Je vois loin quelquefois.
MICHEL.
C’est ce que je disais.
Il voit si loin, si loin, qu’il ne voit rien de près.
Par exemple, à présent, voyez-vous qu’on vous raille ?
RIGOLOT.
Plaît-il ?
MICHEL.
Voisin, serrez votre plan de bataille ;
Peut-être une autre fois le placerez-vous mieux ?
RIGOLOT.
Comment ?
PROSPER.
Je ne suis pas un homme ambitieux.
D’officier-général le titre magnifique
M’était donné par vous. Je vous le rends ; j’abdique.
RIGOLOT.
Mais je ne conçois pas...
MICHEL.
Artiste, ou général,
Vous êtes un brave homme, et c’est le principal.
PROSPER.
Un carrosse public, je crois, par ici passe...
MARGUERITE.
Demain, et l’on est sûr d’y trouver de la place.
PROSPER.
Eh bien ! pour arpenter demain un petit champ
Il vous fallait quelqu’un, disiez-vous en soupant.
Je sais lever un plan. Deux ou trois ans d’étude
De ces petits travaux m’ont donné l’habitude ;
Employez, pour demain, mes cordeaux, mon compas.
Ce travail envers vous ne m’acquittera pas...
Mais qu’il me sera doux d’être un moment utile
À l’homme à qui je dois ce généreux asile !
MICHEL.
Soit.
RIGOLOT.
Vous étiez pressé ?
PROSPER.
Demain soir je prendrai
Ce carrosse public, et je regagnerai
Un temps qu’il s’en faudra beaucoup que je regrette,
Je reviendrai bientôt revoir cette retraite.
Pourquoi suis-je forcé de hâter mon départ ?
Mais je ne pense pas qu’il se fait déjà tard.
Cher barbier, je vous fais mon humble révérence,
Enchanté d’avoir fait avec vous connaissance.
MICHEL.
Bonsoir, Prosper. Je vois que nous serons amis ;
En vous parlant, je crois que je parle à mon fils.
PROSPER.
Quel nom vous me donnez ! Ah ! dans cette demeure,
Que ne m’est-il permis...
MICHEL.
À demain de bonne heure.
Prosper sort.
Scène VIII
RIGOLOT, MICHEL, MARGUERITE, ROSE
MICHEL.
Eh bien ! qu’est-ce, voisin, vous voilà tout confus !
RIGOLOT.
Observe qui voudra, je ne m’en mêle plus.
MARGUERITE.
Vous ferez aussi bien, si vous voulez m’en croire.
MICHEL.
Pourquoi donc ? il y va, voisin, de votre gloire.
Vous vous êtes déjà ce soir trompé deux fois ;
Parbleu ! vous pouvez bien pousser jusques à trois.
RIGOLOT.
À mes dépens encore il n’est pas temps qu’on glose ;
Il n’est pas général, mais il est quelque chose ;
Et si je voulais bien... Bonsoir, mon cher voisin,
Je vous en donnerai des nouvelles demain.
Mes études auront une plus sûre base ;
Demain je saurai tout, si c’est moi qui le rase.
Il sort avec Michel.
Scène IX
MARGUERITE, ROSE
MARGUERITE.
Avec tout son esprit, le barbier n’est qu’un sot,
Quant à moi sur cela je ne dis qu’un seul mot.
Prosper, quelque pressé qu’il soit dans son voyage,
Pourra ne pas quitter demain notre village.
Oh ! moi, je n’ai sur lui qu’un soupçon, grâce au ciel,
Mais beaucoup mieux fondé, beaucoup plus naturel
Que tous ceux du barbier.
ROSE.
Quel est-il ?
MARGUERITE.
C’est qu’il t’aime.
ROSE.
Bon !
MARGUERITE.
Et que tu n’es pas loin de l’aimer toi-même.
ROSE.
L’aimer, ma tante ! moi ! Quand on le soupçonnait,
Nous avons pris à lui, tous, le même intérêt.
MARGUERITE.
Dans le fond de ton cœur mieux que toi je sais lire ;
Conviens qu’en ses discours un charme heureux respire.
De l’amant dont tantôt tu faisais le portrait
Je crois que chez Prosper tu trouves plus d’un trait.
ROSE.
Eh bien ! oui, je l’avoue ; et si son caractère...
Je rougis de l’aveu que je m’en vais vous faire.
MARGUERITE.
À ta meilleure amie ose tout découvrir.
ROSE.
Ma tante, gardez-vous surtout de me trahir.
Oui, d’une émotion qui m’était inconnue
Je me sentis frappée à sa première vue.
Prosper est honnête homme, ou du moins je le crois ;
J’en suis certaine même : il est digne de moi.
Mais a-t-il pu rester insensible ? À cet âge !
Au milieu de Paris ! Que dis-je ? ce voyage,
Quelque tendre penchant n’en est-il pas l’objet ?
Oui, l’amour seul le guide, et voilà son secret.
MARGUERITE.
Eh ! non, il n’est pour rien, dit-il, en cette affaire.
ROSE.
Pourquoi donc, en ce cas, nous en faire un mystère ?
MARGUERITE.
Va, livre-toi sans crainte à ce naissant amour,
Ma nièce ; il est payé du plus tendre retour.
Je m’y connais un peu : ce jeune homme t’adore.
Scène X
MARGUERITE, ROSE, MICHEL
MICHEL.
Rose ! Rose ! ma sœur !
ROSE.
Et qu’est-ce donc encore ?
MICHEL.
Vous allez le savoir, mes chers enfants ; ce soir,
Une jeune personne encore à recevoir,
Une bonne action pour nous encore à faire,
J’allais chez Rigolot reprendre ma lumière ;
Je trouve en mon chemin la voisine Babet
Avec une étrangère ; elle nous l’amenait.
« Michel (lui disait-elle) est humain, charitable ;
« Sa maison offre un gîte aussi sûr qu’agréable.
« Enfin, tous les passants qui s’arrêtent ici,
« C’est lui qui les reçoit. – Voisine, grand merci,
« Je m’applaudis qu’ainsi ma maison soit connue, »
Lui dis-je. « Et quant à vous, soyez la bien venue. »
Pour vous en prévenir, moi, j’ai pris les devants.
C’est une jeune femme, elle n’a pas vingt ans ;
Sans guide, dans le bois elle s’est égarée.
Ce n’est qu’en me voyant qu’elle s’est rassurée.
Elle est tout près d’ici qui respire un moment ;
Mais elle n’est pas seule ; elle porte un enfant,
Son fils qu’elle nourrit.
ROSE.
Vraiment ?
MICHEL.
Elle est charmante,
Et cet enfant la rend encore intéressante.
ROSE.
Je cours au devant d’elle.
MARGUERITE.
Et moi donc quel bonheur !
Une femme ! un enfant ! un jeune voyageur !
MICHEL.
Eh ! sans doute, allez donc...
Marguerite et Rose sortent en courant.
Scène XI
MICHEL, seul
C’est qu’elle est fort jolie,
Elle a dans ses discours un ton de modestie,
Puis, dans ses traits, un air d’abandon, de langueur,
Ma foi, son seul aspect m’a touché jusqu’au cœur.
Scène XII
MICHEL, ROSE, PAULINE
ROSE, amenant Pauline.
Entrez, ma chère enfant.
MICHEL.
Elle est toute tremblante.
PAULINE.
Mon fils ?...
ROSE.
Ne craignez rien, il est avec ma tante.
PAULINE.
Puisque de me garder vous avez la bonté,
Voici tous mes papiers ; en toute sûreté
À la pauvre Pauline on peut donner asile.
MICHEL.
Eh ! votre passeport, ma chère, est inutile.
Serrez tous ces papiers ; ils sont fort bons, je crois,
Vous pouvez les garder pour d’autres que pour moi.
PAULINE.
Mais mon fils ?...
Scène XIII
MICHEL, ROSE, PAULINE, MARGUERITE, portant un petit berceau d’enfant
MARGUERITE.
Le voilà. Déjà mère à votre âge !
MICHEL.
Vous êtes, en effet, de bonne heure en ménage :
Cela me fait plaisir. Allons, dans peu de temps
Vous verrez les enfants de vos petits-enfants.
PAULINE.
Eh mon Dieu ! nous allons vous causer une peine !
MICHEL.
Point. Obliger les gens, jamais cela ne gêne.
ROSE.
Quand vous le voudriez, nous ne souffririons pas
Que plus loin, cette nuit, vous fissiez un seul pas.
MARGUERITE.
Croyez-vous donc qu’on n’ait point de sang dans les veines ?
Oh ! de qui que ce soit je ne puis voir les peines,
Dieu merci, sans le plaindre et sans le secourir,
Nous voudrions avoir un lit à vous offrir.
Une chambre en ces lieux de tout temps fut gardée
Aux pauvres voyageurs : on vous a précédée ;
C’est un jeune étranger qui l’occupe, sans quoi...
ROSE.
Eh ! mais, sur un fauteuil je serai fort bien, moi ;
Et ma chambre et mon lit, tout est à vous.
MICHEL.
Bien, Rose.
PAULINE.
Je n’accepterai pas ce que l’on me propose.
ROSE.
Ai-je fait un chemin pénible comme vous ?
Eh mon Dieu ! mon sommeil n’en sera pas moins doux.
MARGUERITE, examinant l’enfant.
De sa mère déjà c’est le portrait fidèle.
PAULINE.
Puisse-t-il être un jour moins infortuné qu’elle !
MICHEL.
Vous pleurez, mon enfant, vous avez des chagrins.
Croyez que de bon cœur, ma chère, je vous plains.
MARGUERITE, à part, trouvant un portrait sur l’enfant et le reconnaissant.
Ah ! ah ! que vois-je, ô ciel ! Voici bien autre chose ;
Ne nous trahissons pas, et surtout devant Rose.
Remettant le portrait à Pauline.
Tenez, sur votre enfant j’ai trouvé ce bijou.
PAULINE, le mettant dans sa poche.
En jouant il l’aura détaché de son cou.
MICHEL.
Peut-on vous demander où vous allez, ma chère ?
PAULINE.
Hélas ! pour soutenir et l’enfant et la mère,
Il me faut à mon fils donner un compagnon,
Et je vais à Paris chercher un nourrisson.
MICHEL.
Si loin ! mais oubliez tout ce qui vous chagrine :
Songez à votre enfant, songez à vous, Pauline.
Vous avez aujourd’hui fait beaucoup de chemin,
Peut-être ; vous devez être lasse, avoir faim.
Venez vous reposer. Vous verrez que nous sommes
Vraiment de bonnes gens.
PAULINE.
Il est donc chez les hommes
Encor quelque pitié. Je respire.
MICHEL.
Du cœur ! Mon enfant.
On n’est pas toujours dans le malheur.
Votre sort peut changer.
ROSE.
Ah ! sa voix est si tendre,
Que sans émotion je ne saurais l’entendre.
Rose sort avec Pauline, qui emporte son enfant.
MICHEL, les suivant.
Comment ! deux voyageurs, en un jour ! par ma foi,
Michel, cette aventure est heureuse pour toi.
Scène XIV
MARGUERITE, seule
Je ne puis revenir de ma surprise extrême ;
Car enfin ce portrait, c’est Prosper, c’est lui-même.
Le portrait de Prosper au cou de cet enfant !...
Que peut signifier ce rapport étonnant ?
Je le cherche, et n’y puis rien concevoir encore ;
Taisons-nous, il est tard ce soir ; mais dès l’aurore
Éveillons-nous demain, et courons aussitôt
Consulter là-dessus le voisin Rigolot.
Elle emporte la lumière qui est sur la table.
ACTE III
Scène première
RIGOLOT, MARGUERITE
MARGUERITE.
Le portrait de Prosper, vous dis-je, j’en suis sûre :
Je l’ai bien reconnu. Qu’en pouvons-nous conclure ?
Pour moi, de ce rapport, voisin, je perds l’esprit,
Et je n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit.
RIGOLOT.
Quant à moi, je n’y vois qu’une chose fort claire ;
Prosper est le mari de la jeune étrangère ;
C’est évident.
MARGUERITE.
Comment ?
RIGOLOT.
Ce sont les deux époux,
J’en réponds. La petite est fort bien, dites-vous ?
Un amour mutuel a fait leur mariage.
Elle est triste, elle pleure ? ils font mauvais ménage.
Trop souvent de l’amour l’hymen éteint les feux.
L’époux a précédé sa femme dans ces lieux :
Pour un nouvel objet monsieur quitte madame,
Ou bien c’est un galant qui lui souffle sa femme.
Ne les connaissant pas je ne puis prononcer :
Mais ils sont tous les deux faits pour intéresser.
C’est sans doute le ciel ici qui les envoie ;
À les concilier, il faut que je m’emploie.
MARGUERITE.
Oui, c’est un vrai service à leur rendre.
RIGOLOT.
Mon Dieu !
Ce raccommodement nous coûtera bien peu.
Entre époux, vous savez, souvent on se querelle...
MARGUERITE.
Oui, je sais, pour un rien, pour une bagatelle ;
Je l’ai trop bien appris avec feu mon mari.
Je sens ce qu’il valait depuis qu’il est parti ;
Et tant qu’il a vécu, l’on eût dit que la haine...
RIGOLOT.
Mais dans ces lieux au moins évitons une scène ;
De leurs premiers transports redoutons les effets,
Et de se rencontrer surtout empêchons-les,
Car cela ne ferait que hâter leur divorce :
C’est à se désirer qu’il faut que je les force.
MARGUERITE.
Oui, mais sans nuls délais, moi, je vais tout conter
À Michel, à sa fille.
RIGOLOT.
Et pourquoi vous hâter ?
MARGUERITE.
Pauvre Rose ! il s’en faut si peu qu’elle ne l’aime.
RIGOLOT.
Qu’elle ne l’aime ! qui ? ce jeune homme ?
MARGUERITE.
Lui-même.
RIGOLOT.
Je m’en doutais. Eh ! mais, en soupant, ce Prosper
Lui lançait des regards très expressifs hier.
MARGUERITE.
Sans doute.
RIGOLOT.
Eh bien ! voyez s’il est rien qui m’échappe.
MARGUERITE.
Presqu’autant qu’elle, hélas ! un pareil coup me frappe :
Pour ce Prosper aussi j’avais de l’amitié.
Il la courtise, et c’est un homme marié !
Ah ! je vois là-dessous une scélératesse
Dont je veux garantir, au même instant, ma nièce.
RIGOLOT.
Qu’allez-vous faire ? ô ciel ! Allons plus doucement,
Et ne la prévenons qu’avec ménagement.
Il faut un homme adroit et prudent, qui se garde
De rien précipiter... et cela me regarde.
Si Michel eût fermé sa porte hier... Le voici.
Scène II
MICHEL, RIGOLOT, MARGUERITE
MICHEL.
Ah, c’est vous, mon voisin ! De si bonne heure ici !
RIGOLOT.
Et c’est votre intérêt, mon voisin, qui m’éveille.
MICHEL.
Ah ! je vois ; en dormant vous aurez fait merveille :
Un songe, comme hier je vous le prédisais,
Vous aura de Prosper révélé les secrets.
RIGOLOT, gravement.
J’ai souvent souhaité qu’un père de famille,
Ayant à diriger et lui-même et sa fille,
Ou son fils, de prudence eût double portion.
MICHEL.
Voilà le premier point, sans doute, d’un sermon.
MARGUERITE.
Mon Dieu ! vous n’avez pas si grand sujet de rire,
Mon frère.
MICHEL.
Et pourquoi donc ? Qu’avez-vous à me dire ?
RIGOLOT.
Homme trop confiant, vous le saurez bientôt.
Scène III
MICHEL, RIGOLOT, MARGUERITE, ROSE
ROSE.
Ah, mon père, bonjour. C’est vous, cher Rigolot ?
Nos voyageurs n’ont point encor paru, ma tante ;
Convenez avec moi que la femme est charmante.
Que le jeune homme... Enfin, qu’ils sont intéressants.
RIGOLOT, gravement.
Ma fille, il est fort beau d’accueillir les passants ;
Mais que je crains pour vous, vous voyant si sensible !
La pitié trop souvent cache un piège terrible.
J’ai par elle, en mon temps, séduit plus d’un tendron ;
Aux femmes, comme à Dieu, j’en demande pardon.
MICHEL.
Fort bien. Sermon au père et sermon à la fille ;
Vous en ferez, j’espère, à toute la famille.
Préparez-vous, ma sœur ; car voilà votre tour.
RIGOLOT, à Rose qui rit.
Oui, riez ; savez-vous ce que c’est que l’amour ?
ROSE.
Eh ! mais, à vous entendre, on me croirait coupable
De quelque sentiment qui serait condamnable.
MICHEL.
Or çà ! nous direz-vous...
RIGOLOT.
Vous le voulez ?
MICHEL.
Parbleu !
RIGOLOT.
J’y consens.
ROSE.
Voyons donc.
RIGOLOT, à Rose.
Éloignez-vous un peu.
ROSE.
Moi, que cela regarde ?
RIGOLOT.
Eh mon Dieu. ! laissez faire :
J’ai deux mots en secret à dire à votre père.
MARGUERITE.
Tiens, les hommes, vois-tu, le meilleur n’en vaut rien.
Elles se retirent toutes deux au fond du théâtre.
RIGOLOT, mystérieusement.
Cet étranger, par vous hier reçu si bien,
Il aime votre fille, et votre fille l’aime.
MICHEL.
Plaît-il ?
RIGOLOT.
Suffit pour moi ce n’est plus un problème.
MICHEL.
Et quand cela serait, voyons.
RIGOLOT.
Oh ! pour le coup
Votre sang-froid est fait pour me pousser à bout.
Mais vous lui donnerez peut-être votre fille,
Sans connaître son bien, ses mœurs, ni sa famille.
MICHEL.
Il n’est pas temps d’aller aux informations,
Il ne m’a pas fait part de ses intentions.
RIGOLOT.
Et sans aller plus loin, moi, je vous certifie
Qu’il ne vous convient pas.
MICHEL.
Fort bien. Votre folie
Va briller de nouveau.
RIGOLOT.
Du tout. Écoutez-moi :
Ce jeune homme est un peintre, il l’a dit, je le crois.
Dans le canton d’ailleurs qu’il reste ou bien qu’il passe,
C’est ce dont aujourd’hui fort peu je m’embarrasse.
Mais il est marié, marié, dis-je ; à qui ?
À la jeune personne arrivée après lui.
MICHEL.
Mon voisin, j’ai mon champ à labourer. J’ai honte
D’avoir tardé ; pourquoi ? pour écouter un conte !
Sans adieu.
RIGOLOT.
Permettez.
MICHEL.
Eh ! laissez donc : ma sœur,
Vous direz, je vous prie, à notre voyageur,
À Rose.
Que je l’attends là-bas. Embrasse-moi, ma chère ;
Laisse jaser le monde, et ne crois que ton père.
Il sort.
Scène IV
RIGOLOT, MARGUERITE, ROSE
RIGOLOT, à Michel qui sort.
Fort bien ! je suis un fou qui parle sans savoir.
Tirant Marguerite à part.
Je vous suis. Empêchez les époux de se voir.
Du portrait découvert ne dites rien à Rose.
Je reviens ; mais je veux, avant toute autre chose,
Prouver au bon Michel qu’on sait ce que l’on dit.
Il sort.
Scène V
MARGUERITE, ROSE
ROSE.
Ma tante !
MARGUERITE.
Eh bien, ma chère ?
ROSE.
A-t-il perdu l’esprit ?
MARGUERITE.
Hélas !
ROSE.
Plus que le sien votre ton m’épouvante...
MARGUERITE.
Pour ce jeune homme on craint ta passion naissante.
ROSE.
Hier, je ne pouvais jamais l’aimer trop tôt,
Selon vous.
MARGUERITE.
J’avais tort ; j’ai su par Rigolot...
ROSE.
Quoi ?
MARGUERITE.
Je dois le cacher.
ROSE.
Tenez, un tel langage
Me le ferait aimer encore davantage...
Si je l’aimais.
MARGUERITE.
Allons, tu l’aimes en effet ;
Et s’il en aime une autre ! hem !
ROSE.
Comment ?... Il paraît.
C’est un point que l’on peut éclaircir tout de suite :
Je vais l’interroger.
Scène VI
MARGUERITE, ROSE, PROSPER
MARGUERITE, à part.
Renvoyons-le bien vite ;
Si sa femme survient, tout est perdu, grands dieux !
À Prosper.
Ah ! vous voilà !
PROSPER.
Pardon, je suis un paresseux.
MARGUERITE.
Mon frère vous attend. C’est pour cet arpentage.
Son champ se trouve à gauche en sortant du village.
ROSE.
Comme vous le pressez !
PROSPER.
Je pars. Un mot. Hier
Vous parliez toutes deux d’un goût qui vous est cher.
ROSE.
La lecture.
PROSPER, tirant un livre de sa poche.
Ce goût, Rose, je le partage :
Sans un livre sur moi jamais je ne voyage.
Sans doute, celui-ci de vous est bien connu.
C’est Paul et Virginie.
ROSE.
Oh ! déjà je l’ai lu,
Mais je le relirai volontiers.
MARGUERITE, prenant le livre.
Moi de même.
Donnez donc, et partez.
PROSPER.
Ah ! ce Paul, comme il aime !
On ne peut retenir ses pleurs en le lisant.
ROSE.
Peut-être vous avez éprouvé ce qu’il sent.
Un jeune artiste a-t-il à peindre quelque belle,
Il s’enflamme aisément, je crois, pour son modèle.
MARGUERITE, à part.
Voyons ce qu’il dira.
PROSPER.
Pour connaître l’amour
Je sens que je suis né ; mais jusques à ce jour
J’ai cherché vainement une amante, une femme
Qui me convînt.
ROSE.
Vraiment !
MARGUERITE, à part.
Ah ! le mensonge infâme !
PROSPER.
Oui, mon cœur était libre hier en arrivant.
ROSE.
Il le sera sans doute encore en nous quittant.
PROSPER.
Ah, Rose !
ROSE.
Eh bien, Prosper !
MARGUERITE.
Partez.
PROSPER.
Je me retire.
J’aurais pourtant encor bien des choses à dire ;
Mais près de vous j’éprouve un trouble, un embarras...
Et quand je resterais, je ne les dirais pas.
ROSE.
Avant votre départ on vous verra, j’espère ?
PROSPER.
Oh, sans doute !... Je vais rejoindre votre père.
Scène VII
MARGUERITE, ROSE
ROSE.
De ce court entretien, mon cœur avait besoin ;
Il n’a jamais aimé !
MARGUERITE.
Bon ! le voilà bien loin.
Je tremblais qu’il ne vît cette jeune étrangère.
Respirons.
ROSE.
Et pourquoi ?
MARGUERITE.
Pourquoi ? c’est mon affaire.
Le perfide ! Fut-on jamais plus effronté !
Si jeune, il ment avec une intrépidité !
ROSE.
Sur quoi pensez-vous donc enfin qu’il en impose ?
MARGUERITE.
Ah ! je juge autrement que toi, ma chère Rose,
D’après ce que je sais... mais non, je ne sais rien :
Taisons-nous, j’aperçois Pauline.
Scène VIII
MARGUERITE, ROSE, PAULINE
MARGUERITE.
Qu’elle est bien !
Les charmes, la douleur de la pauvre victime,
De Prosper à mes yeux doublent encor le crime.
ROSE.
Que parlez-vous de crime ? en honneur on s’y perd.
MARGUERITE, à part.
Le portrait à son cou ! ciel ! tout est découvert.
Empêchons, s’il se peut, qu’il ne soit vu de Rose.
PAULINE.
Excusez, je rougis des peines que je cause ;
Mais avez-vous daigné...
MARGUERITE.
Vous m’avez dit. Je sais.
Un homme de chez vous chargé de vos effets,
Ce matin même doit passer par ce village,
Et j’ai chargé quelqu’un de guetter son passage.
ROSE, apercevant le portrait suspendu au cou de Pauline.
Ainsi vous attendrez... Ô ciel ! que vois-je ?
MARGUERITE, à Rose.
Paix.
À Pauline.
Vous nous ferez plaisir.
À Rose.
Chut !
ROSE, à part.
Je le reconnais.
MARGUERITE, à Rose.
Gardez sur ce portrait le plus profond silence.
À Pauline.
Croyez que l’on chérit ici votre présence.
À Rose.
Devant elle surtout n’allez pas vous trahir.
À Pauline.
Plût à Dieu que longtemps on pût vous retenir !
À Rose.
On veut les empêcher de se voir, et pour cause.
À Pauline.
Comment va ce matin votre enfant ?
PAULINE.
Il repose.
MARGUERITE.
Pauvre enfant ! n’est-ce pas qu’en vos cruels tourments
Il vous console ?
PAULINE.
Ah ! oui, chaque jour je le sens.
Dans le malheur surtout il est doux d’être mère.
MARGUERITE.
Ma nièce aura bientôt cette douceur, j’espère.
Vous sentez bien qu’elle a beaucoup de soupirants.
PAULINE.
Ne vous fiez pas trop, ma chère, à leurs serments ;
Car dans ce monde, hélas ! on dirait que nous sommes
Pour servir de jouet à la plupart des hommes.
Les fautes viennent d’eux, et la honte est pour nous...
Pardon si vivement je m’explique avec vous ;
Je pensais au malheur d’une bien tendre amie,
Qui fut par un ingrat indignement trahie.
MARGUERITE.
Avec vous de bon cœur je la plains.
ROSE.
Ce portrait
Que vous portez...
MARGUERITE, à Rose.
Paix donc !
ROSE.
Il me semble bien fait.
PAULINE.
Ce portrait m’est bien cher.
ROSE.
Je le crois ; c’est sans doute
Votre époux ?
PAULINE, à part.
Mon époux ? Pour mentir qu’il en coûte !
ROSE.
Le père de l’enfant...
PAULINE.
Le père ? hélas !
ROSE.
Eh bien ?
PAULINE.
Non... Oui... Pardon, il faut quitter cet entretien.
J’entends, je crois, mon fils qui s’éveille et qui pleure ;
Excusez, je m’en vais revenir tout à l’heure.
Scène IX
MARGUERITE, ROSE
MARGUERITE.
Voilà tout le secret. Eh bien ! avais-je tort ?
J’espère qu’à présent tu le hais aussi fort...
ROSE.
Ciel ! à qui se fier désormais ?
MARGUERITE.
À personne.
Délaisser une femme et si belle et si bonne !
Scène X
MARGUERITE, ROSE, RIGOLOT
MARGUERITE.
Ah ! voisin, elle vient de convenir ici
Que le portrait était celui de son mari.
RIGOLOT.
Eh bien ! de mes avis sentez-vous la justesse ?
J’avais tort de vouloir guider votre jeunesse.
ROSE.
Est-ce bien son époux ? elle a dit oui d’un ton
Bien faible, et qui voulait peut-être dire non.
MARGUERITE.
De la vérité pure elle avait le langage.
ROSE.
Si le portrait enfin n’est pas le sien.
MARGUERITE.
J’enrage ;
Le portrait est frappant.
ROSE.
À peu de chose près.
Deux hommes, tous les jours, ont même air, mêmes traits.
RIGOLOT.
Bien. À douter du fait, soyez ingénieuse,
Et votre passion n’en est que moins douteuse.
Il existe un rapport entre elle et ce Prosper.
ROSE.
Mais quel rapport ? voilà ce qui n’est pas fort clair ;
Cher barbier, c’est à vous de me tirer de peine,
Car je ne puis rester plus longtemps incertaine ;
Soit curiosité, soit un autre intérêt,
Je veux absolument savoir ce qu’il en est.
Scène XI
MARGUERITE, ROSE, RIGOLOT, JACQUES
JACQUES, portant un paquet.
Est-ce-ici, s’il vous plaît, que se trouve une fille ?...
Une femme plutôt, jeune et d’ailleurs gentille ?
MARGUERITE.
Avec un enfant ?
JACQUES.
Oui.
MARGUERITE.
Vous êtes sûrement
Cet honnête garçon qu’elle attend ?
JACQUES.
Justement.
MARGUERITE.
Je vais vous la chercher.
À Rigolot.
Sans rien faire paraître,
Causez avec cet homme, il est instruit peut-être.
Scène XII
RIGOLOT, ROSE, JACQUES
RIGOLOT, à part, à Rose.
C’est un garçon tout simple, et de qui l’on pourrait,
Si l’on s’y prenait bien, savoir ce qu’on voudrait.
ROSE.
Et qui vous fait de lui tirer un tel augure.
RIGOLOT.
Qui ? moi ? Parbleu, j’ai lu cela sur sa figure.
S’approchant de Jacques.
Vous êtes du pays de cet objet charmant ?
JACQUES.
De Limeuil.
ROSE.
De Limeuil ?
RIGOLOT.
De Limeuil, justement ;
Voyez-vous ?
ROSE.
Elle a l’air d’une bonne personne.
JACQUES.
Hélas ! la pauvre enfant, elle n’est que trop bonne.
J’ai beaucoup lu jadis, moi. Je fus sacristain.
Les bons cœurs sont chanceux, dit l’orateur latin.
RIGOLOT.
Diable ! vous savez donc le latin, mon confrère ?
JACQUES.
Le latin ? j’y suis Grec.
RIGOLOT.
Je possédais Homère
Assez bien autrefois. Abax, Comptoir, Damier.
JACQUES.
Dominus vobiscum. Je ne suis qu’un roulier,
Mais j’étais né pour être un jour maître d’école.
RIGOLOT.
Ah ! vous êtes versé dans l’art de la parole.
JACQUES.
Chut ! c’est elle.
Scène XIII
RIGOLOT, ROSE, JACQUES, MARGUERITE, PAULINE
RIGOLOT.
Elle est bien, très bien ; de la candeur
Dans les traits : mais souvent c’est un signe trompeur.
À Jacques.
Parlez, nous vous laissons.
Rigolot, Rose et Marguerite se retirent dans le fond.
PAULINE.
C’est vous, Jacques ?
JACQUES.
Moi-même.
PAULINE.
Combien je suis sensible à votre zèle extrême !
JACQUES, posant le paquet sur une table.
Voilà tous vos effets.
PAULINE, voulant le payer.
Prenez ceci. Pardon.
C’est bien peu, mais je suis si pauvre !
JACQUES.
Laissez donc.
Je ne veux rien de vous. Comment donc ! mon bagage
Ne passe pas exprès pour vous par ce village.
Cela fût-il d’ailleurs, je serais trop content
De vous rendre service ; ainsi donc, mon enfant,
Serrez cela. Bonjour ; faites un bon voyage.
PAULINE.
De grâce encore un mot. De moi dans le village
Dit-on beaucoup de mal ?
JACQUES.
Tous les honnêtes gens
Vous plaignent, et bientôt, je l’espère, aux méchants
Nous serons assez forts pour imposer silence ;
Et l’on vous reverra dans le pays, je pense.
PAULINE.
Oh ! non, jamais !
JACQUES.
Pourquoi ?
PAULINE.
Pourrais-je revenir
Sans honte dans les lieux où j’eus tant à rougir ?
Mais ici, mon ami, tâchez, je vous conjure,
De bien cacher à tous ma fatale aventure.
JACQUES.
À qui le dites-vous ? Dans ma profession,
La première vertu, c’est la discrétion.
Et Jacques est un garçon intelligent et sage.
PAULINE.
Adieu donc, adieu, Jacques.
Elle s’éloigne et s’assied toute pensive.
JACQUES.
Adieu, prenez courage.
À part.
Sortons. En vérité, je suis prêt à pleurer.
Il va pour sortir.
ROSE, poussant Rigolot au-devant de Jacques.
Mais retenez-le donc.
RIGOLOT, à demi-voix à Jacques.
Pourriez-vous demeurer
Un instant ?
JACQUES, très haut.
Et pourquoi ?
RIGOLOT.
Plus bas. Cette étrangère,
Quelle est-elle, entre nous ?
JACQUES.
Ce n’est pas votre affaire,
Je crois.
RIGOLOT.
Non, j’en conviens. C’est donc un grand secret ?
JACQUES.
Vous êtes curieux, et moi je suis discret.
Vale.
Scène XIV
RIGOLOT, MARGUERITE, PAULINE
ROSE, à Rigolot.
Que savez-vous ?
RIGOLOT.
Je n’ai pu pénétrer...
À revoir son époux il faut la préparer.
Approchant de Pauline.
Eh bien ! toujours livrée à la mélancolie ?
Égayez-vous un peu. Que diable dans la vie
On éprouve souvent de plus fortes douleurs !
PAULINE.
Eh quoi ! connaissez-vous le sujet de mes pleurs ?
RIGOLOT, faisant à Rose et à Marguerite un signe d’intelligence.
Dans ses moindres détails.
PAULINE.
Dieu ! m’aurait-on trahie ?
C’est Jacques apparemment.
RIGOLOT, faisant le même signe.
Eh ! qui donc, je vous prie ?
PAULINE.
Le malheureux ! Mais quoi ! vous savez qui je suis,
Et ne m’accablez pas de tout votre mépris.
RIGOLOT.
En philosophe instruit des faiblesses humaines,
Loin de vous mépriser, je pleure sur vos peines.
PAULINE.
Ah ! je suis en effet bien digne de pitié.
Pour mieux me perdre, hélas ! rien ne fut oublié.
Sans parents, sans amis, au sortir de l’enfance,
En lui seul j’avais mis toute mon espérance.
RIGOLOT.
Eh bien ! j’en étais sûr. Le petit scélérat !
Voilà comme ils sont tous. Vous le fuyez, l’ingrat ?
PAULINE.
Non, c’est lui qui me fuit.
RIGOLOT.
Eh ! oui, c’est cela même.
Et vous le détestez ?
PAULINE.
Non, malgré moi je l’aime.
RIGOLOT.
Ah ! je connais l’amour. Allons, consolez-vous.
Je le ramènerai bientôt à vos genoux.
PAULINE.
Qui ?
RIGOLOT.
Lui. Le cœur est bon, si la tête est légère.
Je veux lui rappeler à propos qu’il est père.
PAULINE.
Où le trouver ?
RIGOLOT.
Il n’est pas loin.
PAULINE.
Comment ?
RIGOLOT.
Suffit
Que celui qui vous parle a, dit-on, quelque esprit,
Connaît le cœur humain et raisonne avec force.
Il n’a pas encor fait proclamer son divorce ?
PAULINE.
Son divorce ! Jamais fûmes-nous mariés ?
RIGOLOT.
Vous n’êtes pas sa femme ?
PAULINE.
Eh quoi ! vous l’ignoriez ?
RIGOLOT.
Ah ! je vois ce que c’est ; c’est une aventurière.
PAULINE.
Qu’entends-je ! j’en mourrai !
ROSE, à Rigolot vivement.
Voulez-vous bien vous taire ?
Respectez son malheur, au lieu de l’insulter.
MARGUERITE.
Pourquoi donc à ce point, voisin, vous emporter ?
À condamner les gens je ne suis pas si prompte.
PAULINE.
Dans le sein de mon fils allons cacher ma honte.
Elle sort.
Scène XV
RIGOLOT, MARGUERITE, ROSE
RIGOLOT, à Rose.
Il voulait vous tromper, je vous l’avais bien dit.
Sans doute elle a de lui promesse par écrit.
C’est un grand libertin ; pourtant je compte en faire
Un honnête homme : il a fort peu de caractère.
ROSE.
Non, il n’est pas cruel et fourbe à cet excès.
Elle sort.
MARGUERITE.
Eh ! non, il n’oserait, et le ciel tout exprès
Pour toi l’a fait meilleur que le reste des hommes.
Scène XVI
MARGUERITE, RIGOLOT
RIGOLOT.
Quand l’amour nous assiège, aveugles que nous sommes !
MARGUERITE.
Quel homme, juste ciel ! mon pauvre frère, hélas !
À de telles horreurs, voisin, ne croira pas.
RIGOLOT.
Et plus tôt que plus tard pourtant il faut l’instruire.
MARGUERITE.
Sans doute ; de ce pas je m’en vais tout lui dire.
Vous l’avez bien jugé quand on lui fit accueil ;
Comme il est pénétrant, voisin, votre coup d’œil !
Elle sort.
Scène XVII
RIGOLOT, seul
Cet homme à deviner m’a donné de la peine.
Que de perversité dans la nature humaine !
À son âge, Prosper est un fourbe effronté !
Que sera-t-il au mien ? Ma perspicacité
Est rare ; mais avoir percé cette infamie,
Il faut en convenir, c’est un trait de génie...
Si de tous les talents que j’ai reçus du ciel,
Comme lui, j’avais fait un emploi criminel,
Moi, j’étais homme à mettre en feu toute l’Europe.
Scène XVIII
RIGOLOT, PROSPER
PROSPER, qui a entendu les deux derniers vers.
Bien ! Je n’aurais pas mieux tiré votre horoscope.
RIGOLOT.
Ah ! c’est vous ?
PROSPER.
Qu’est-ce donc ? vous me boudez, je crois,
Mon cher ?
RIGOLOT, gravement.
Plus de colloque entre le vice et moi.
PROSPER.
Ah ! j’ai donc ce matin du penchant pour le vice ?
RIGOLOT.
On vous connaît enfin, et l’on vous rend justice,
Entendez-vous.
PROSPER.
Très bien ; voilà du sérieux.
RIGOLOT.
Cessez de plaisanter, baissez plutôt les yeux.
Scène XIX
RIGOLOT, PROSPER, ROSE
PROSPER, à Rose qui entre.
C’est vous, Rose ? Michel cause avec votre tante.
Il est vraiment trop bon : avec excès il vante
Un secours que je suis heureux de lui prêter.
En ces lieux plus longtemps que ne puis-je rester !
Le ciel m’en est témoin ; oui, ma plus chère envie
Est de pouvoir ici passer toute ma vie.
ROSE.
L’imposteur ! m’affirmer qu’il n’a jamais aimé.
À de pareils serments il est accoutumé.
PROSPER.
Comment ?
ROSE.
Peut-on plus loin pousser la perfidie ?
PROSPER.
Et qui donc, près de vous, n’a noirci, je vous prie ?
ROSE.
Celle que vous avez séduite, elle est ici.
RIGOLOT.
Elle est ici.
PROSPER.
Comment ?
RIGOLOT.
Et votre enfant aussi,
Père dénaturé.
PROSPER.
C’est une raillerie ;
Vous jouez-vous de moi ? rêvez-vous, je vous prie ?
Tour-à-tour prisonnier, général, séducteur,
Que sais-je ? en vérité, c’est beaucoup trop d’honneur.
Cher barbier, permettez que je vous remercie
Des titres glorieux dont on me gratifie :
Vous avez, sur mon âme, un esprit inventif ;
Tout cela vient de vous.
RIGOLOT.
Oui, mon zèle excessif
Pour mes amis m’a fait découvrir vos manèges ;
Et si j’ai le bonheur de les sauver des pièges
Que vous avez si bien préparés sous leurs pas,
Du peu d’esprit que j’ai je ferai très grand cas.
Scène XX
RIGOLOT, PROSPER, MICHEL, MARGUERITE, ROSE
MICHEL.
Prosper, depuis une heure, au moins, ma sœur me conte
Tous les nouveaux soupçons qu’on a sur votre compte.
PROSPER.
Et vous êtes bien loin d’y croire, vous ?
MICHEL.
Ma foi,
Je ne puis pas vous dire encore que j’y crois ;
Mais de ce que j’apprends mon âme est alarmée.
Rose, dit-on, vous aime, et de vous est aimée ;
Soit mais d’une bassesse on vous prétend auteur ;
Je n’ai vu dans Prosper qu’un simple voyageur.
Maintenant, voulez-vous mériter mon estime ?
Prouvez que c’est à tort qu’on vous impute un crime ;
Vous me ferez plaisir.
PROSPER.
Je suis digne de vous.
J’aime Rose, Michel ; mon espoir le plus doux
Serait qu’à cet amour elle daignât répondre.
Quant au reste, le ciel puisse-t-il me confondre,
S’il est un mot de vrai dans tout ce qu’on a dit !
Jusqu’à présent, je crois, mon démenti suffit.
Quand on aura prouvé les faits dont on m’accuse,
Je répondrai.
RIGOLOT.
Fort bien, le voilà sans excuse.
Marguerite, amenez sa victime à ses yeux.
Non, je vais la chercher : à paraître en ces lieux
Il faut qu’un homme adroit, tel que moi, la décide.
MARGUERITE.
Venez cher Rigolot, et vous, tremblez, perfide !
Rigolot et Marguerite sortent.
Scène XXI
MICHEL, PROSPER, ROSE
PROSPER.
Allez, je vous attends.
ROSE.
Réparez tous vos torts,
Tous les honnêtes gens vous aimeront alors.
PROSPER.
J’ai beaucoup de défauts, sans doute, et dans ma vie
J’ai déjà fait et mainte et mainte étourderie ;
Mais pour tromper, jamais je ne fus assez bas :
Si je l’avais été, je ne dormirais pas,
Que je n’eusse, aussi bien qu’un homme en est capable,
Réparé tous les maux dont je serais coupable.
Scène XXII
RIGOLOT, PROSPER, MICHEL, MARGUERITE, ROSE, PAULINE
RIGOLOT, amenant Pauline.
Venez, ma chère enfant, venez, n’ayez pas peur.
À Prosper.
Voyez, et rougissez !
PAULINE.
Ciel ! mon frère !
PROSPER.
Sa sœur !
MARGUERITE.
Ma sœur !
RIGOLOT.
Oh ! oh !
ROSE.
Sa sœur !
MICHEL.
Avais-je tort de dire
Qu’il était innocent ?
ROSE.
C’est sa sœur ; je respire.
PAULINE.
Ah, mon frère ! à tes pieds vois ta sœur qui gémit.
Je n’ose te parler ; mais tiens, prends cet écrit,
Mon frère, il t’apprendra ma funeste aventure.
PROSPER.
Je sais tout. Mais, au nom du ciel, je t’en conjure,
Ce secret doit rester entre nous parle bas.
PAULINE.
Devant ces braves gens je ne me cache pas ;
Ils savent tout, et même ils ont daigné me plaindre.
Tu pleures. Ah ! combien j’avais tort de te craindre !
Et cependant j’allais vers toi dans ma douleur,
Mon frère.
PROSPER.
Et moi, j’allais te consoler, ma sœur.
Eh bien ! connaissez-vous enfin mon innocence ?
Et sentez-vous pourquoi je gardais le silence ?
Ah ! crois que si plus tôt j’avais su tes malheurs,
Ma Pauline, j’aurais déjà séché tes pleurs.
J’ai vainement écrit à ma cruelle tante :
Mais enfin je sais tout, je te sais innocente.
Et qui m’a tout appris ? Belval, ton séducteur.
PAULINE.
Dieu !
PROSPER.
Lui-même. Rempli de remords, de douleur,
De sa victime il est venu trouver le frère ;
Pour réparer sa faute il est prêt à tout faire.
Il dit qu’il t’a trompée avec indignité.
Ma sœur, dans l’abandon et dans la pauvreté !
À sa peine je puis, je dois porter remède ;
À la hâte je vends tout ce que je possède ;
Prends ce léger secours, bien léger en effet.
Il lui remet une bourse.
C’est tout ce que je peux, ma sœur, et chacun sait
Qu’un mobilier d’artiste est toujours fort modeste.
PAULINE.
Quoi ! tu t’es dépouillé ?
PROSPER.
Non, mon pinceau me reste,
Et du sort, avec lui, je puis braver les coups.
Mais ce n’est pas assez, il te faut un époux.
Ma sœur, dis un seul mot. Belval fut bien coupable,
Tu peux encor de lui faire un homme estimable.
Je te l’ai dit, il est venu pour m’implorer ;
En t’épousant, ma sœur, il peut tout réparer.
Cet homme est-il encor digne de ta tendresse ?
C’est à toi d’en juger ; je t’en laisse maîtresse,
Tu peux le refuser, car je n’ai rien promis.
PAULINE.
Et comment refuser le père de mon fils ?
PROSPER.
Bien, ma sœur !
MARGUERITE, à Rose.
De ceci, que penses-tu, ma chère ?
ROSE.
Qu’il sera bon mari, puisqu’il est si bon frère.
MICHEL, à Rigolot.
Or çà, nous voilà tous à vous accoutumés ;
Affirmez-nous toujours ce que vous présumez,
Voisin ; conjecturez avec nous à votre aise.
PROSPER.
On sait que vous parlez toujours par hypothèse ;
On ne vous croira pas.
RIGOLOT.
Suis-je donc un menteur ?
MICHEL.
Non, vous êtes sujet à donner dans l’erreur.
RIGOLOT.
D’accord, je me trompais ; la chose est fort possible.
Je suis fin, clairvoyant, mais non pas infaillible.
MICHEL.
Mon voisin Rigolot, retenez désormais,
Vous qui croyez si bien analyser les traits,
Qui sur le front des gens cherchez leurs aventures,
Que rien n’est si trompeur que l’art des conjectures.