Les Boulingrin (Georges COURTELINE)
Vaudeville en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur la scène du Grand-Guignol, le 7 février 1898.
Personnages
DES RILLETTES
BOULINGRIN
MADAME BOULINGRIN
FÉLICIE
Le théâtre représente un salon.
Scène première
DES RILLETTES, FÉLICIE
DES RILLETTES, que vient d’introduire Félicie.
Ces Boulingrin que j’ai rencontrés l’autre jour à la table des Duclou et qui m’ont invité à venir de temps en temps prendre une tasse de thé chez eux, me paraissent de charmantes gens et je crois que je goûterai en leur compagnie infiniment de satisfaction.
FÉLICIE.
Si monsieur veut bien prendre la peine de s’asseoir ?... Je vais aller avertir mes maîtres.
DES RILLETTES.
Je vous remercie. – Ah !
FÉLICIE.
Monsieur ?
DES RILLETTES.
Comment vous appelez-vous, ma belle ?
FÉLICIE.
Je m’appelle Félicie, et vous ?... Oh ! ce n’est pas par indiscrétion, c’est pour savoir qui je dois annoncer.
DES RILLETTES.
Trop juste. Des Rillettes.
FÉLICIE, égayée.
Des Rillettes ?
DES RILLETTES.
Des Rillettes.
FÉLICIE.
Ma foi, j’ai connu pire que ça. Ainsi tenez, dans mon pays, à Saint-Casimir près Amboise, nous avions un voisin qui s’appelait Piédevache.
DES RILLETTES.
Oui ? Eh bien, allez donc informer de ma visite Madame et M. Boulingrin.
FÉLICIE.
J’y vais.
Fausse sortie.
DES RILLETTES.
Au fait, non. Un moment. Approchez un peu, que je vous parle.
Lui prenant le menton.
Vous n’êtes pas qu’une jolie fille, vous.
FÉLICIE, modeste.
Peuh...
DES RILLETTES.
Vous êtes aussi une fine mouche.
FÉLICIE.
Peuh...
DES RILLETTES.
De mon côté, j’ose prétendre que je ne suis pas un imbécile.
FÉLICIE.
Peuh... Pardon, je pensais à autre chose.
DES RILLETTES.
Je crois que nous pourrons nous entendre. Il y a longtemps que vous servez ici ?
FÉLICIE.
Bientôt deux ans.
DES RILLETTES.
À merveille ! Vous êtes la femme qu’il me faut.
FÉLICIE.
Vous voulez m’épouser ?
DES RILLETTES.
Ne faites pas la bête, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
FÉLICIE.
On peut se tromper. Excusez.
DES RILLETTES.
Félicie, écoutez-moi bien, et surtout répondez franchement. Si vous mentez, mon petit doigt me le dira. En revanche, si vous êtes sincère, je vous donnerai quarante sous.
FÉLICIE.
C’est trop.
DES RILLETTES.
Cela ne fait rien ; je vous les donnerai tout de même.
FÉLICIE.
En ce cas, allez-y. Questionnez.
DES RILLETTES.
Entre nous, Madame et M. Boulingrin sont de fort aimables personnes ?
FÉLICIE.
Je vous crois.
DES RILLETTES.
Je l’aurais parié ! Gens simples, n’est-ce pas ?
FÉLICIE.
Tout ce qu’il y a de plus.
DES RILLETTES.
Un peu popote ?
FÉLICIE.
Un peu beaucoup.
DES RILLETTES.
Très bien ! Ménage très uni, au surplus ?
FÉLICIE.
Uni ? Uni ? Mais c’est au point que j’en suis quelquefois gênée ! Jamais une discussion, toujours du même avis ! Deux tourtereaux, monsieur ! deux ramiers !
DES RILLETTES.
Allons, je constate que mon flair aura fait des siennes une fois de plus. Je vais être ici comme dans un bain de sirop de sucre. Voilà vos deux francs, mon petit chat.
FÉLICIE.
Ça ne vous gêne pas ?
DES RILLETTES.
Non.
FÉLICIE.
Alors... merci, monsieur.
DES RILLETTES, très grand seigneur.
Laissez donc !... Jamais je n’ai moins regretté mon argent. Salut ! demeure calme et tranquille, asile de paix où je me propose de venir trois fois par semaine passer la soirée cet hiver, les pieds chauffés à des brasiers qui ne me coûteront que la fatigue de leur présenter mes semelles, et abreuvé de tasses de thé qui ne me coûteront que la peine de les boire. Oh ! agréable perspective ! rêve longtemps caressé ! vision cent fois douce à l’âme du pauvre pique-assiette qui, sentant la vieillesse prochaine et pensant avec Racan que l’instant est venu de faire la retraite, ne demande pas mieux que de la faire, à l’œil, sous le toit hospitalier d’autrui.
Cependant, depuis un instant, Félicie agacée mime le coup de rasoir, la joue caressée du revers de la main et le bout du nez pincé entre l’index et le pouce.
DES RILLETTES, se tournant vers elle qui interrompt brusquement sa mimique.
C’est que, voyez-vous, mon enfant, plus on avance dans la vie, plus on en voit l’inanité. Qu’est la volupté ? Un vain mot ! Qu’est le plaisir ? Une apparence ! Vous me direz que pour un vieux célibataire, la vie de café a bien ses charmes. C’est vrai, mais que d’inconvénients ! À la longue, ça devient monotone, onéreux, et puis il arrive un âge où...
FÉLICIE.
Oh !
DES RILLETTES.
Qu’est-ce qu’il y a ?
FÉLICIE.
J’ai oublié de refermer le robinet de la fontaine.
DES RILLETTES.
Petite bête ! Ça doit être du propre.
FÉLICIE.
Je me sauve. Je vous annoncerai en même temps.
Elle sort.
Scène II
DES RILLETTES, seul
Pas de cervelle, mais de l’esprit. Cette enfant ne me déplaît pas. L’appartement non plus, d’ailleurs. Ameublement bourgeois mais confortable, bourrelets aux fenêtres et sous les portes... La cheminée
Il s’accroupit devant l’âtre.
ronfle comme un sonneur et tire comme un maître d’armes.
Se laissant tomber dans un fauteuil.
Non, mais voyez donc ce ressort !... Des Rillettes, mon petit lapin, tu me parais avoir trouvé tes invalides, et tu seras ici, je te le répète, ni plus ni moins que dans un bain de sirop de sucre. Je te fais bien mes compliments. Du bruit ! Ce sont probablement M. et Madame Boulingrin.
Scène III
DES RILLETTES, LES BOULINGRIN
DES RILLETTES.
Madame et monsieur Boulingrin, je suis bien votre serviteur.
BOULINGRIN.
Eh ! bonjour, monsieur des Rillettes.
MADAME BOULINGRIN.
C’est fort aimable à vous d’être venu nous voir.
BOULINGRIN.
Vous tombez à propos.
DES RILLETTES.
Bah !
MADAME BOULINGRIN.
Comme marée en carême.
DES RILLETTES.
J’en suis bien aise.
MADAME BOULINGRIN.
Dites-moi, monsieur des Rillettes...
DES RILLETTES.
Madame ?...
BOULINGRIN, le tirant par le bras gauche.
Pardon ! moi d’abord.
MADAME BOULINGRIN, le tirant par le bras droit.
Non. Moi !
BOULINGRIN.
Non !
MADAME BOULINGRIN.
N’écoutez pas, monsieur des Rillettes. Mon mari ne dit que des bêtises.
BOULINGRIN.
Que des bêtises !...
MADAME BOULINGRIN.
Oui, que des bêtises.
BOULINGRIN.
Tu vas voir un peu, tout à l’heure, si je ne vais pas aller t’apprendre la politesse avec une bonne paire de claques. Espèce de grue !
MADAME BOULINGRIN.
Voyou !
BOULINGRIN.
Comment as-tu dit cela ?
MADAME BOULINGRIN.
J’ai dit : « Voyou. »
BOULINGRIN.
Tonnerre !... Et puis tu embêtes monsieur. Veux-tu bien le lâcher tout de suite !
MADAME BOULINGRIN.
Lâche-le toi-même.
BOULINGRIN.
Non. Toi !
MADAME BOULINGRIN.
Non !
DES RILLETTES, écartelé.
Oh !
MADAME BOULINGRIN.
Tu entends. Tu le fais crier.
DES RILLETTES.
Excusez-moi, madame et monsieur Boulingrin, mais je vois que vous êtes en affaires et je craindrais d’être importun.
BOULINGRIN.
Nullement.
MADAME BOULINGRIN.
Point du tout.
BOULINGRIN.
Au contraire.
DES RILLETTES.
Cependant...
BOULINGRIN.
Au contraire, vous dis-je.
Lui avançant une chaise.
Tenez !
MADAME BOULINGRIN, même jeu.
C’est cela. Prenez un siège.
DES RILLETTES.
Merci.
BOULINGRIN.
Non. Pas celui-ci ; celui-là !
DES RILLETTES.
Mille grâces.
MADAME BOULINGRIN.
Non. Pas celui-là ; celui-ci.
BOULINGRIN.
Non.
MADAME BOULINGRIN.
Si.
BOULINGRIN.
Non.
MADAME BOULINGRIN.
Si.
BOULINGRIN.
Est-ce que ça va durer longtemps ? Vas-tu ficher la paix à M. des Rillettes ?
DES RILLETTES.
En vérité, je suis désolé.
MADAME BOULINGRIN.
Pourquoi donc ?
BOULINGRIN.
Il n’y a pas de quoi.
MADAME BOULINGRIN et BOULINGRIN, ensemble.
Asseyez-vous.
MADAME BOULINGRIN, qui a réussi à amener une chaise sous les fesses de des Rillettes.
Là !
BOULINGRIN, qui se précipite.
Pas sur celle-là, je vous dis !
Il enlève, d’un tour de main, la chaise avancée par sa femme, en sorte que des Rillettes, qui allait justement s’y asseoir, tombe, le derrière sur le plancher.
MADAME BOULINGRIN, triomphante.
Tu vois !
Pendant tout le couplet qui suit, madame Boulingrin, calme et exaspérante, s’obstine à répéter.
Imbécile ! Imbécile !
Tandis que.
BOULINGRIN, légitimement indigné.
Eh ! c’est de ta faute, aussi ! Pourquoi as-tu voulu le forcer à s’asseoir sur une chaise qui le répugnait ? Tu serais bien avancée, n’est-ce pas, s’il s’était cassé la figure ?... Imbécile ?... Imbécile toi-même ! Quel monstre de femme, mon Dieu ! Pourquoi faut-il que j’aie trouvé ça sur mon chemin ?
À des Rillettes.
Vous ne vous êtes pas blessé, j’espère ?
DES RILLETTES, qui se frotte mélancoliquement le fond de culotte.
Oh ! si peu que ce n’est pas la peine d’en parler.
BOULINGRIN.
Vous m’en voyez ravi. Approchez-vous du feu.
DES RILLETTES, à part.
Je suis fâché d’être venu.
MADAME BOULINGRIN, empressée.
Prenez ce coussin sous vos pieds.
DES RILLETTES.
Merci beaucoup.
BOULINGRIN, que la civilité de sa femme commence à agacer, et qui fourre un second coussin sous le premier.
Prenez également celui-ci.
DES RILLETTES.
Bien obligé.
MADAME BOULINGRIN, qui ne saurait, sans déchoir, accepter de son mari une leçon de courtoisie.
Et celui-là.
Elle glisse un troisième coussin sous les deux autres.
DES RILLETTES.
En vérité...
BOULINGRIN, armé d’un quatrième coussin.
Cet autre encore.
DES RILLETTES.
Non.
MADAME BOULINGRIN.
Ce petit tabouret.
DES RILLETTES, les genoux à la hauteur de l’œil.
De grâce.
BOULINGRIN.
Eh ! laisse-nous tranquilles avec ton tabouret !
Exaspéré, il envoie un coup de pied dans la pile de coussins échafaudée sous les semelles de des Rillettes. Les coussins s’écroulent, entraînant naturellement, dans leur chute, la chaise de des Rillettes, et des Rillettes avec.
Tu assommes M. des Rillettes.
DES RILLETTES, les quatre fers en l’air.
Quelle idée !
MADAME BOULINGRIN.
C’est toi qui le rases.
BOULINGRIN, avec autorité.
Allons, tais-toi !
MADAME BOULINGRIN.
Je me tairai si je veux.
BOULINGRIN.
Si tu veux ?
MADAME BOULINGRIN.
Oui, si je veux.
BOULINGRIN.
...de Dieu !
MADAME BOULINGRIN.
Et je ne veux pas, précisément.
BOULINGRIN.
C’est trop fort !... Coquine !
MADAME BOULINGRIN.
Cocu !
BOULINGRIN.
Gaupe !
MADAME BOULINGRIN.
Gouape !
BOULINGRIN.
Quelle existence !
MADAME BOULINGRIN.
Je te conseille de te plaindre.
À des Rillettes.
Un fainéant doublé d’un escroc, qui ne fait œuvre de ses dix doigts et se saoule avec l’argent de ma dot : les économies de mon vieux père !
BOULINGRIN, au comble de la joie.
Ton père !...
À des Rillettes.
Dix ans de travaux forcés pour faux en écritures de commerce.
MADAME BOULINGRIN.
En tout cas, on ne l’a pas fourré à Saint-Lazare pour excitation de mineure à la débauche, comme la mère d’un imbécile que je connais.
BOULINGRIN, à des Rillettes.
Vous l’entendez ?
DES RILLETTES.
Ne trouvez-vous pas que le temps s’est étrangement rafraîchi depuis une quinzaine de jours ?
BOULINGRIN, à sa femme.
Ne me force pas à révéler en l’infection de quel cloaque je t’ai pêchée de mes propres mains.
MADAME BOULINGRIN.
Pêchée !... Tu ne manques pas d’audace et je serais curieuse de savoir lequel de nous a péché l’autre !
BOULINGRIN.
Ernestine !
MADAME BOULINGRIN, formidable.
Silence, ou je dis tout !!!
BOULINGRIN, trépignant.
Ah !... Ah !... Ah !...
DES RILLETTES, avide de concilier.
Du calme !... Madame a raison.
BOULINGRIN, qui bondit.
Raison ?
DES RILLETTES, doux et souriant.
Oui.
BOULINGRIN.
Raison !
DES RILLETTES.
Mais...
BOULINGRIN.
Raison !... Ah ça ! monsieur des Rillettes, vous voulez donc que je vous extermine ?
DES RILLETTES.
En aucune façon, monsieur. Je vous prie même de n’en rien faire.
BOULINGRIN.
Certes, je puis le dire à voix haute : au cours de ma longue carrière, j’ai entendu bien des crétins proférer des extravagances. Ça ne fait rien, je veux que mon visage se couvre de pommes de terre si j’ai jamais, au grand jamais, ouï la pareille insanité !
DES RILLETTES.
Ah ! mais pardon !
BOULINGRIN.
Raison !
DES RILLETTES.
Voulez-vous me permettre ?
BOULINGRIN.
Raison !
DES RILLETTES.
Écoutez-moi.
BOULINGRIN, hors de lui.
Une trique ! Qu’on m’apporte une trique ! Je veux casser les reins à M. des Rillettes, car la patience a des limites et, à la fin, ceci passe la permission. Comment ! Voilà une bougresse, fille de voleurs, voleuse elle-même, qui me fait tourner en bourrique, m’écorche, me larde, me fait cuire à petit feu, et c’est elle qui a raison !... une gueuse qui me suce le sang, me ronge le cerveau, le poumon, les reins, les pieds, le foie, la rate, l’œsophage, le pancréas, le péritoine et l’intestin, et c’est elle qui a raison !
DES RILLETTES.
Voyons...
MADAME BOULINGRIN.
Ne faites pas attention, il est fou.
BOULINGRIN.
Raison !... Vous dites qu’elle a raison parce que vous parlez sans savoir, comme une vieille bête que vous êtes.
DES RILLETTES, assez sec.
Trop aimable.
BOULINGRIN.
...Mais si vous étiez à ma place, vous changeriez d’opinion. Oui, ah ! je voudrais bien vous y voir ! Vous en feriez une, de bouillotte, si on vous mettait à la broche avec une gousse d’ail dans le derrière, et qu’on vous foute ensuite à roter devant le feu, depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre.
DES RILLETTES.
Comment ! à roter devant le feu !...
BOULINGRIN, se reprenant.
À rôtir... Je ne sais plus ce que je dis.
MADAME BOULINGRIN.
Il est fou à lier.
BOULINGRIN.
Fou à lier ?... Gueuse ! Scélérate ! Plaie de ma vie !
Saisissant des Rillettes par un bouton de sa redingote et le secouant comme un prunier.
Mais monsieur, jusqu’à mon manger !... où elle fourre de la mort aux rats, histoire de me ficher la colique !
Le bouton saute.
MADAME BOULINGRIN.
Quel toupet !
Saisissant des Rillettes par un second bouton, qui saute comme le premier.
C’est lui, au contraire, qui met des bouchons dans le vin, afin de le rendre imbuvable !
BOULINGRIN.
Menteuse !
MADAME BOULINGRIN.
Je mens ? C’est bien simple.
Elle sort.
Scène IV
BOULINGRIN, DES RILLETTES
BOULINGRIN.
C’est ça ! File, que je ne te revoie plus !... que je n’entende plus parler de toi !
DES RILLETTES, à part.
Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?... Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Fuyons avec célérité.
BOULINGRIN, s’approchant de lui.
Monsieur des Rillettes ?
DES RILLETTES.
Monsieur ?
BOULINGRIN.
J’ai des excuses à vous faire. Je crains de m’être laissé aller à un fâcheux emportement et de ne pas vous avoir traité avec les égards voulus.
DES RILLETTES, jouant la surprise.
Quand cela ? Où ?
BOULINGRIN.
Tout à l’heure. Ici.
DES RILLETTES.
Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous avez été, au contraire, d’une correction irréprochable, et je suis touché au plus haut point de votre excellent accueil.
Boulingrin, souriant et confus, lui serre chaleureusement la main.
Adieu.
BOULINGRIN.
Quoi ! déjà !
DES RILLETTES.
Hélas, oui. Je suis appelé au-dehors par une affaire des plus pressantes, et je dois prendre congé de vous.
BOULINGRIN.
Vous plaisantez.
DES RILLETTES.
Du tout.
BOULINGRIN.
Allons, vous allez accepter un rafraîchissement.
DES RILLETTES.
N’en croyez rien.
BOULINGRIN.
Si fait, si fait, nous ne nous quitterons pas sans avoir bu un coup et choqué le verre à notre bonne amitié.
Geste de des Rillettes.
N’insistez pas, vous me blesseriez.
Il sonne.
Je croirais que vous avez de la rancune contre moi.
À la bonne qui apparaît.
Allez me chercher une bouteille de Champagne.
FÉLICIE.
Bien, m’sieu.
Elle sort.
DES RILLETTES, consentant à capituler.
Enfin !...
BOULINGRIN, ravi.
Ah !
DES RILLETTES.
J’accepte votre invitation pour ne pas vous désobliger, mais j’entends ne plus être mêlé à vos dissensions intestines. Elles sont sans intérêt pour moi et me mettent dans des positions fausses, – sans parler des boutons de mon habit qui y restent, et de mes fesses, qui s’en ressentent.
BOULINGRIN.
Marché conclu.
DES RILLETTES, la main tendue.
Tope ?
BOULINGRIN, tapant.
Tope !
DES RILLETTES.
En ce cas, asseyons-nous.
Ils prennent chacun une chaise, s’installant l’un près de l’autre, et, souriants, se contemplent un instant en silence. À la fin.
BOULINGRIN, avec enjouement.
J’ai idée, monsieur des Rillettes, que nous allons faire, à nous deux, une solide paire d’amis.
DES RILLETTES.
C’est aussi mon avis.
BOULINGRIN.
Vous m’êtes fort sympathique.
Geste discret de des Rillettes.
Je vous le dis comme je le pense. Sans doute, j’apprécie vivement l’agrément de votre causerie, pleine d’aperçus ingénieux, fertile en piquantes anecdotes et en mots à l’emporte-pièce, mais une chose surtout me plaît en vous : le parfum de franchise, de droiture, qui émane de votre personne. Gageons que la sincérité est votre vertu dominante ?
DES RILLETTES, modeste, mais juste.
Forcé d’en convenir.
BOULINGRIN.
À merveille ! Nous allons l’établir sur l’heure. Donnez-moi votre parole d’honneur de répondre sans ambages, sans détours et sans faux-fuyants, à la question que je vais vous poser.
DES RILLETTES.
Je vous la donne.
BOULINGRIN.
Bien. Dites-moi. Tout de bon, là, le cœur sur la main, croyez-vous que depuis la naissance du monde on vit jamais rien de comparable, comme ignominie, comme horreur, comme infamie, comme abjection, à la figure de ma femme ?
DES RILLETTES, se levant.
Ça recommence !
BOULINGRIN, le forçant à se rasseoir.
Ah ! vous en convenez !
DES RILLETTES.
Permettez.
BOULINGRIN.
Et encore, si ce n’était que sa figure ! Mais il y a pis que cela, monsieur, il y a sa mauvaise foi sans nom, sa bassesse d’âme sans exemple. Tenez, un détail dans le tas. Nous faisons lit commun, n’est-ce pas !
DES RILLETTES, impatienté.
Eh ! que diable !...
BOULINGRIN.
Sapristi, laissez-moi donc parler. Vous vous expliquerez tout à l’heure. Donc, nous faisons lit commun. Moi, je couche au bord, elle dans le fond. Ça l’embête. Très bien ; qu’est-ce qu’elle fait ? Elle m’envoie des coups de pied dans les jambes toute la nuit ! Comme ceci.
Il lance un coup de pied dans le tibia de des Rillettes.
DES RILLETTES, hurlant.
Oh !
BOULINGRIN.
Hein ? Quelle sale bête !... Ou alors, elle me tire les cheveux ! Comme cela.
DES RILLETTES, rugissant.
Ah !
BOULINGRIN.
N’est-ce pas, monsieur, que ça fait mal ?... Bien mieux ! Quelquefois, le matin, est-ce qu’elle ne m’envoie pas des gifles à tour de bras, sous prétexte de s’étirer ? Parfaitement ! Tenez, voilà comment elle fait.
Il bâille bruyamment, et, dans le même temps, jouant la comédie d’une personne qui s’étire les membres au réveil, il envoie une gifle énorme à des Rillettes.
Vous croyez que c’est agréable ?
DES RILLETTES.
Non ! Non ! Et, en voilà assez ! Et je ne suis pas venu dans le monde pour qu’on m’y fasse subir des mauvais traitements ! Et si, au grand jamais, je remets les pieds chez vous...
À ce moment.
MADAME BOULINGRIN,
qui est entrée en coup de vent, un verre de vin à la main.
Buvez.
Scène V
DES RILLETTES, LES BOULINGRIN
DES RILLETTES, sursautant.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
MADAME BOULINGRIN.
Buvez !
BOULINGRIN.
Comment ! Tu n’es pas encore morte !
MADAME BOULINGRIN.
Zut, toi ! Mais buvez donc, monsieur. Je vous dis que ça sent le bouchon !
BOULINGRIN.
Mauvaise gale ! Tu ne l’emporteras pas en paradis !
Il sort.
Scène VI
DES RILLETTES, MADAME BOULINGRIN
MADAME BOULINGRIN.
Bonjour ! Quel débarras !
DES RILLETTES, à part.
Quel monde !
MADAME BOULINGRIN.
À la fin, allez-vous boire, vous ?
DES RILLETTES.
Sérieusement, j’aime autant pas.
MADAME BOULINGRIN, étonnée.
Ce n’est pas sale ; c’est mon verre.
DES RILLETTES.
Je ne vous dis pas le contraire, mais je suis forcé de me retirer.
MADAME BOULINGRIN.
Comme ça ? Tout de suite ?
DES RILLETTES.
À l’instant même. – Qu’est-ce que j’ai fait de mon chapeau ?
Il se coiffe, puis saluant jusqu’à terre.
Madame...
MADAME BOULINGRIN.
Écoutez, monsieur des Rillettes, voulez-vous me rendre un service ?
DES RILLETTES.
Très volontiers.
MADAME BOULINGRIN.
Bien. Enlevez-moi.
DES RILLETTES.
Vous dites ?
MADAME BOULINGRIN.
Je dis : « Enlevez-moi. »
DES RILLETTES, suffoqué.
Ça, par exemple, c’est le bouquet ! Vous voulez que je vous enlève ?
MADAME BOULINGRIN.
Je vous en prie.
DES RILLETTES.
Eh ! Je ne peux pas !
MADAME BOULINGRIN.
Pourquoi donc ?
DES RILLETTES.
J’ai un vieux collage, ça me ferait avoir des histoires.
MADAME BOULINGRIN.
Vous refusez ?
DES RILLETTES.
À mon grand regret ; mais enfin soyez raisonnable...
MADAME BOULINGRIN.
Vous refusez ?
DES RILLETTES.
Puisque je vous dis...
MADAME BOULINGRIN.
Eh bien ! je vous préviens d’une chose : c’est que vous allez être la cause de grands malheurs.
DES RILLETTES.
Moi ?
MADAME BOULINGRIN.
Vous. Oh ! inutile de faire les grands bras. Avant – vous entendez ? – avant qu’il soit l’âge d’un petit cochon, il y aura, à cette place, un cadavre !!! Puisse le sang qui aura coulé par votre faute ne pas retomber sur votre tête !
DES RILLETTES, les poings aux tempes.
Mais c’est à devenir fou ! Mais qu’est-ce que je vous ai fait ? Mais ça devient odieux, à la fin ?
MADAME BOULINGRIN.
Ah ! c’est qu’il ne faut pas, non plus, tirer trop fort sur la ficelle, ou alors tout casse, tant pis ! Voilà dix ans que j’y mets de la bonne volonté ; ça ne peut pas durer toute la vie. Vous comprenez que j’en ai assez.
DES RILLETTES.
Sans doute ; mais... ça m’est égal.
MADAME BOULINGRIN, non sans quelque ironie.
C’est tout naturel, parbleu ! Qu’est-ce que ça peut vous faire à vous ? Ce n’est pas vous qui tenez la queue de la poêle et qui payez les pots cassés. Alors vous tranchez la question avec le désintéressement d’un bon gros diable de pourceau confit dans son égoïsme. Trop commode ! Il est probable que vous changeriez de langage si vous étiez, pieds et poings liés, livré à la fureur d’une brute sanguinaire qui vous traiterait en esclave et vous battrait comme un tapis. Car il me bat. Vous ne le croyez pas ?
DES RILLETTES, battant prudemment en retraite.
Si ! si ! si !
MADAME BOULINGRIN, marchant lentement sur lui.
Non seulement, entendez-vous bien, il me meurtrit de bourrades au point de m’en défoncer les côtes, mais il me pince, qui plus est !... à m’en faire hurler, le misérable !... et
Pinçant des Rillettes qui proteste.
pas comme ceci, ce ne serait rien... non ; entre l’os de l’index et la deuxième phalange du pouce ! Comme ça.
Elle joint l’exemple à la démonstration, en sorte que des Rillettes, le bras comme dans un engrenage, se répand en clameurs douloureuses.
Vous voyez ; ça forme l’étau.
DES RILLETTES.
Ah ! Eh ! Oh ! Hi !
À ce moment, rentre Boulingrin, une assiette de soupe à la main.
Scène VII
DES RILLETTES, LES BOULINGRIN
BOULINGRIN, à des Rillettes.
Goûtez !
DES RILLETTES, sursautant.
Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?
BOULINGRIN.
C’est de la mort aux rats. Goûtez ! Goûtez donc, tonnerre de Dieu ! Ça va vous fiche la colique.
DES RILLETTES.
Je m’en rapporte à vous.
MADAME BOULINGRIN, à son mari.
Canaille !... Je n’en aurai pas le démenti ! – Buvez !
DES RILLETTES, menacé du verre de vin.
Non !
BOULINGRIN.
Goûtez ça !
DES RILLETTES, menacé d’une cuillerée de soupe.
Jamais.
MADAME BOULINGRIN.
Je vous promets que ça empeste !
BOULINGRIN.
Je vous jure que c’est du poison !
Ils se sont emparés de des Rillettes, et, de force, chacun d’eux, avide d’avoir raison, ils lui ingurgitent du potage mélangé avec du vin, cependant que l’infortuné, les dents obstinément serrées, oppose une héroïque défense.
MADAME BOULINGRIN.
Est-il bête !
BOULINGRIN.
C’est curieux, cette obstination ! Puisque je vous dis que vous êtes fichu d’en claquer !
MADAME BOULINGRIN, à son mari.
Dis donc, quand tu auras fini de gaver M. des Rillettes !... Est-ce que tu le prends pour une volaille ?
BOULINGRIN.
Et toi, le prends-tu pour une éponge ?
MADAME BOULINGRIN.
Saleté !
BOULINGRIN.
Gueuse !
MADAME BOULINGRIN.
Peste !
BOULINGRIN.
Choléra !... Et puis, tiens !
De sa main lancée avec violence, il envoie à madame Boulingrin le contenu de son assiette.
DES RILLETTES, qui a tout reçu.
Oh !
BOULINGRIN, s’excusant.
Pardon ! simple inadvertance.
MADAME BOULINGRIN, folle de rage.
Goujat ! Ignoble personnage ! Tiens !
DES RILLETTES, ruisselant d’eau rougie.
Ah !
MADAME BOULINGRIN.
Excusez. C’est bien sans l’avoir fait exprès. Là-dessus, nous allons en finir. C’est toi qui l’auras voulu.
Elle tire de sa poche un revolver.
BOULINGRIN, terrifié.
À moi ! Au secours !
Il se réfugie derrière des Rillettes.
MADAME BOULINGRIN.
Tu vas mourir !
DES RILLETTES, à Boulingrin qui s’est fait de lui un paravent.
Ah non, eh !... Lâchez-moi ! Pas de blagues !
BOULINGRIN, au comble de l’effroi.
Ne bougez pas, bon sang de bonsoir !
MADAME BOULINGRIN, ajustant.
Ôtez-vous, monsieur des Rillettes !
BOULINGRIN.
Non ! Non !
MADAME BOULINGRIN.
Ôtez-vous de là ! Je tire.
BOULINGRIN.
Restez ! Je suis un homme perdu. Je la connais, elle est capable de tout ! Protégez-moi, monsieur des Rillettes ! C’est à ma vie qu’elle en a !... Ah ! la misérable ! la gueuse ! Au secours ! Au secours !
MADAME BOULINGRIN.
Ah ! c’est comme ça ? Vous ne voulez pas vous retirer ? Eh bien ! tant pis pour vous si vous y laissez votre peau ! Il faut que ça finisse ! Il faut que ça finisse ! La mesure est comble ! Gare l’obus !
DES RILLETTES.
Monsieur Boulingrin, par pitié !... Madame Boulingrin, je vous en prie !... je ne veux pas mourir encore !... Quelle sale inspiration j’ai eue de venir passer la soirée !...
Tumulte. Les trois personnages hurlent à l’unisson.
BOULINGRIN, brusquement.
Oh ! Quelle idée !...
Il souffle la lampe.
Vise-moi donc, maintenant !...
Nuit complète sur la scène, de même que dans la salle, et, du sein de ces ténèbres profondes, surgissent, en hurlements, les phrases suivantes.
LA VOIX DE BOULINGRIN.
Ah ! tu voulais m’assassiner ?... Pif !
Bruit d’une gifle.
LA VOIX DE DES RILLETTES.
Oh !
LA VOIX DE MADAME BOULINGRIN.
À mon tour... Paf !
LA VOIX DE DES RILLETTES.
Ah !
Tumulte nocturne. On entend : « Canaille ! Crapule ! Poison ! Escroc ! » et le bruit de quatre nouvelles gifles, que l’infortuné des Rillettes reçoit, non sans protestation, les unes après les autres.
LA VOIX DE MADAME BOULINGRIN.
Et puis, feu !
Coup de pistolet.
LA VOIX DE DES RILLETTES, éploré.
Une balle dans le gras !!!
LA VOIX DE BOULINGRIN.
Ah ! tu tires ? Eh bien, je casse la glace !
LA VOIX DE MADAME BOULINGRIN.
Ah ! tu casses la glace ? Eh bien ! je casse la pendule !
LA VOIX DE BOULINGRIN.
Ah ! tu casses la pendule ? Eh bien ! je casse tout.
Des meubles culbutés s’écroulent.
LA VOIX DE MADAME BOULINGRIN.
Ah ! Tu casses tout ? Eh bien je mets le feu !
Galopades, hurlements.
LA VOIX DE DES RILLETTES.
Faites donc attention, nom de Dieu ! Vous me marchez sur la figure !
LA VOIX DE BOULINGRIN.
Chamelle !
LA VOIX DE MADAME BOULINGRIN.
Enfant de coquine !
LA VOIX DE BOULINGRIN.
Fille de voleur !
LA VOIX DE MADAME BOULINGRIN.
Gredin !
Des Rillettes soupire douloureusement et geint. Soudain, par les portes ouvertes, du fond et des côtés, c’est la lueur rouge de l’incendie. La scène s’éclaire d’une teinte de sang.
DES RILLETTES, affolé.
L’incendie !!! Au feu ! Au feu !
Il se précipite vers le fond ; mais, juste comme il va sortir, survient Félicie, un seau d’eau à la main, accourue pour porter secours.
FÉLICIE.
Le feu ?... Voilà !
Elle lance le contenu de son seau à toute volée.
DES RILLETTES, inondé des pieds à la tête.
Charmante soirée !
La scène s’achève dans le vacarme assourdissant d’une maison livrée à des fous, cependant qu’au dehors la pompe, qui se rapproche au grand galop de son attelage, meugle lugubrement deux notes, toujours les mêmes. Puis.
BOULINGRIN, brusquement apparu sur le seuil de la pièce et qui se détache en noir sur la clarté d’un feu de Bengale.
Ne vous en allez pas, monsieur des Rillettes. Vous allez boire un verre de Champagne.