Le Tuteur (DANCOURT)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 13 juillet 1695.
Personnages
MONSIEUR BERNARD, tuteur d’Angélique
LE CHEVALIER, oncle d’Angélique
DORANTE, amant d’Angélique, et cru peintre chez monsieur Bernard
L’OLIVE, valet de Dorante, et jardinier de monsieur Bernard
ANGÉLIQUE, nièce du chevalier
LISETTE, suivante d’Angélique
LUCAS, fermier de monsieur Bernard
MATHURINE
La Scène est dans la maison de campagne de monsieur Bernard.
Scène première
LUCAS, seul, tenant un papier à la main
Tatigué, que c’est grand dommage que je ne connaisse A ni B ! gros et grand comme je sis, c’est une honte que je ne sache pas encore lire. Ah ! que j’aurais de plaisir à défricher ce qu’il y a dans ce papier que je viens de trouver ! Il faut que ce soit quelque chose de beau ; car il était bien emmailloté, cachets par ici, cachets par ilà. Si c’était quelque bon contrat, quelque bonne lettre de change, que fait-on ? La fortune viant parfois en dormant ; alle m’en veut peut-être : pourquoi non ? je ne serais pas le premier manant qu’alle aurait fait grand seigneur ; ça se voit à chaque bout de champ, ça arrive tous les jours, et si parsonne ne crie miracle. Si on me voyait dans un beau carrosse, qu’est-ce qui croirait que j’ai été paysan ? je ne m’en souviendrais, morgué, peut-être pas moi-même.
Scène II
LUCAS, LISETTE
LISETTE.
Que fais-tu là, Lucas ?
LUCAS.
Je me promène, mademoiselle Lisette : comme j’avons soupé de bonne heure, en attendant qu’il soit tout à fait nuit, je suis bian aise de faire un peu de digestion.
LISETTE.
Mais tu parlais tout seul, je pense ?
LUCAS.
C’est que je songeais à faire fortune. Je ne sis pas un sot, non, tel que vous me voyez.
LISETTE.
Je le crois bien ; tu as la physionomie d’avoir de l’esprit.
LUCAS.
J’en ai comme un enragé ; mais, je ne sais pas lire, c’est ce qui me chagrine.
LISETTE.
Tu as raison, cela est chagrinant ; mais cela n’est pas trop nécessaire pour faire fortune.
LUCAS.
Morgué, si fait, et j’en aurais bon besoin à l’heure qu’il est.
LISETTE.
Comment donc, Lucas ?
LUCAS.
Acoutez : je sommes pour être mariés ensemble, car monsieur Bertrand, notre maître, dit qu’il le veut, je le veux bian itou. Quand vous ne le voudriais pas, vous, je sommes deux contre un ; à la pluralité des voix, je serons mari et femme, ne vous en déplaise.
LISETTE.
C’est une chose sûre ; mais, afin que les choses se fassent de bonne grâce, et que je le veuille bien aussi, c’est pour cela que tu veux faire fortune ?
LUCAS.
Tout justement, vous l’avez deviné ; j’aime à être riche, moi ; il m’est avis que ça est bian commode, mademoiselle Lisette.
LISETTE.
Tu as raison.
LUCAS.
Oh bian donc, comme je partagerons notre fortune, il n’y a point de danger de vous montrer ce que je vians de trouver.
LISETTE.
Qu’est-ce que c’est ?
LUCAS.
Motus, au moins.
LISETTE.
Est-ce quelque diamant ?
LUCAS.
Non.
LISETTE.
Une bourse pleine d’or ?
LUCAS.
Non.
LISETTE.
Quoi donc ?
LUCAS.
Un papier.
LISETTE.
Quel papier ?
LUCAS.
Un papier dont j’ai bonne opinion ; c’est tout dire. Le voilà. Tenez, il fait encore un tantinet jour ; vous savez lire, voyez ce que c’est, car je n’y entends goutte, oui. Mais, morgué, lisez donc tout haut ; point de trahison, au moins.
LISETTE lit.
« Madame votre mère m’est venue trouver. Vous avez fort bien fait de lui mander naturellement où vous êtes, le sujet qui vous y retient, et les moyens qu’il y a de vous rendre service. Je suivrai de près le valet de chambre qui vous porte ma lettre ; tâchez de plaire, puisque vous l’avez entrepris, et comptez qu’on n’épargnera rien pour vous rendre heureux. »
LE CHEVALIER D’ARTIMON.
D’Artimon ! C’est l’oncle d’Angélique.
LUCAS.
Il n’y a, morgué, pas là de quoi faire fortune : mais, tatigué, que les gens sont sots, d’empaqueter si bien si peu de chose !
LISETTE.
Où as-tu trouvé ce papier ?
LUCAS.
Auprès de la petite porte du jardin. Je n’aurais, pargué, pas pris la peine de le ramasser, si j’eusse cru que c’eût été si peu de chose. Vous en ferez votre profit, je vous le baille.
LISETTE.
Où vas-tu si vite ?
LUCAS.
Je n’ai pas le temps de m’amuser. Je m’en cours dire à monsieur Bernard queuque chose que j’ai vu ; car je lui dis tout, comme vous savez ; c’est ce qui fait que je sommes si bons amis.
Scène III
LISETTE, seule
Une lettre du Chevalier d’Artimon, qui ne s’adresse point à sa nièce ! Quelle autre correspondance peut-il avoir en ce pays-ci ? Ah ! vous voilà le plus à propos du monde.
Scène IV
ANGÉLIQUE, LISETTE
ANGÉLIQUE.
As-tu quelque chose à m’apprendre qui puisse me faire plaisir ?
LISETTE.
Cela se pourrait bien. Connaissez-vous l’écriture de votre oncle ?
ANGÉLIQUE.
De mon oncle le chevalier ? oui, Lisette.
LISETTE.
En est-ce là ? voyez.
ANGÉLIQUE.
Sans doute ; cette lettre est de lui. Donne : à qui s’adresse-t-elle ? où l’as-tu trouvée ? qui te l’a rendue ?
LISETTE.
Elle ne s’adresse à personne. C’est par hasard qu’elle est entre mes mains. Je ne sais ce qu’elle signifie ; mais le cœur me dit quelque chose de bon, et je me flatte que nous allons voir de la nouveauté dans nos affaires.
ANGÉLIQUE.
Non, Lisette : je suis née malheureuse, et je ne sache rien au monde qui puisse changer ma destinée.
LISETTE.
Mais dans le fonds, qu’est-ce qui vous manque ? Ce ne sont pas les soupirants, Dieu merci. Vous n’en avez que trop, peut-être, et je ne sais pas même s’il n’y en a point ici quelqu’un incognito, qui attend une occasion favorable pour se déclarer. Ce peintre et ce jardinier qui sont ici depuis quinze jours...
ANGÉLIQUE.
Que veux-tu dire ?
LISETTE.
Ces gens-là ne sont rien moins que ce qu’ils paraissent : je m’y connais, ce sont des amoureux en masque, sur ma parole.
ANGÉLIQUE.
Que tu es extravagante, Lisette, avec tes idées !
LISETTE.
Donnez-vous patience, nous aurons tout le temps d’éclaircir mes doutes, et selon toutes les apparences nous ne retournerons pas sitôt à Paris. Ce bizarre monsieur Bernard, que votre père, en mourant, s’avisa, pour nos péchés, de nommer votre tuteur en dépit de toute la famille, a ses raisons pour demeurer ici ; et, sous prétexte d’embellir sa maison de campagne, de faire peindre ses appartements, il vous cache aux yeux de tout le monde, et nous tient reléguées depuis six mois dans le fond d’un village, où il y a plus de cinq mois et trois semaines que je m’ennuie.
ANGÉLIQUE.
Ah, ma chère Lisette !
LISETTE.
J’entends. Vous vous ennuyez aussi, et de plus d’une manière, même. L’état de fille vous déplaît autant que le village, et franchement vous avez raison ; c’est une chose ennuyeuse. Mais enfin ce qui se trouve à Paris, se trouve en province. Il y a des épouseurs par tout pays, et si par hasard le peintre était ce que je m’imagine, je répondrais bien, moi, de faire passer vos chagrins avant qu’il fût peu.
ANGÉLIQUE.
Eh ! que me servirait-il qu’on m’aimât, et même de faire un choix ? Les injustes caprices de mon tuteur, qui refuse tous les partis qui se présentent, ne me permettent pas de me déterminer en faveur de quelqu’un.
LISETTE.
Eh, mort de ma vie ! votre tuteur ne fait que ce qu’il veut, ne savez-vous pas ce qu’il vous faut ? Il ne vous le donne point, c’est à vous de le prendre.
ANGÉLIQUE.
Ah ! que me conseilles-tu ? les mauvaises manières qu’il a pour moi ne me feront jamais sortir des égards que je me dois à moi-même ; et quelque passion que je puisse avoir, elle sera toujours soumise à la raison et à la bienséance.
LISETTE.
Et avec ces beaux sentiments-là, vous mourrez vieille fille ; cela est cruel. Monsieur Bernard, pour ne point rendre compte de votre bien, écartera tous les prétendants ; car enfin il n’a point eu jusqu’ici de bonnes raisons pour rebuter ceux qui vous ont demandée.
ANGÉLIQUE.
C’était des partis fort convenables, Lisette.
LISETTE.
Oui : mais cependant pourquoi a-t-il refusé ce jeune conseiller ? Parce qu’il est ignorant, dit-il. La grande merveille ! Eh, mort de ma vie ! si pour être de robe il fallait absolument être habile homme, la plupart des charges seraient à vendre.
ANGÉLIQUE.
Tu as raison. Eh ! qu’ai-je affaire aussi que mon mari soit savant, Lisette ?
LISETTE.
Bon ! c’est quelque chose de bien nécessaire pour le mariage que de la science ! Et voilà ce gros colonel qui vous aimait tant, par exemple ; on dit qu’il sait du latin, celui-là, du grec : que sais-je, moi ? il a tous les livres du monde dans la cervelle.
ANGÉLIQUE.
Oh ! cet homme-là ne me revenait point du tout, je te l’avoue.
LISETTE.
Ni à moi non plus, et cependant je vous aurais toujours conseillé de le prendre en attendant mieux. Mais le mauvais tuteur l’a-t-il voulu ? Il dit que c’est un homme qui ne s’attache qu’à l’étude, et qui ne songe point à son régiment. Le conseiller en sait trop peu pour un magistrat, et le colonel en sait trop pour un homme d’épée : ne voilà-t-il pas de bonnes chiennes de raisons ?
ANGÉLIQUE.
Tu me fais entrevoir des choses...
LISETTE.
Je vous fais entrevoir juste. Et comment a-t-il reçu la demande que lui fit, il y a quelque temps, la mère de ce riche marquis, dont les terres sont si proches d’ici ?
ANGÉLIQUE.
Je n’ai jamais vu ce marquis ; j’en ai ouï dire mille biens.
LISETTE.
Je ne le connais pas non plus que vous, et cependant je m’intéressais pour lui, parce que madame sa mère est si bonne personne, outre qu’il est presque toujours à la cour, et l’air de ce pays-là nous conviendrait assez, à ce qu’il me semble.
ANGÉLIQUE.
Je ne saurais pardonner à mon tuteur d’avoir rebuter celui-là, je te l’avoue.
LISETTE.
Il prétend encore avoir eu raison. Ce marquis, dit-il, est trop honnête homme. Il est franc, généreux, bon ami, sincère. C’est un courtisan qui ne sait pas son métier. Monsieur Bernard veut que tout le monde excelle comme lui dans ce qu’il se mêle de faire.
ANGÉLIQUE.
Comment donc, qu’on excelle comme lui ? que veux-tu dire ?
LISETTE.
Quoi ! vous ne voyez pas comme moi que sa conduite est admirable ?
ANGÉLIQUE.
En quoi admirable ?
LISETTE.
En ce qu’il ne vous marie point. Vous êtes jeune, belle et riche ; il est votre tuteur, il vous refuse à tout le monde, il vous garde pour lui, peut-être : n’est-ce pas faire le métier de tuteur à merveille ?
ANGÉLIQUE.
Si je croyais qu’il eût cette pensée, il n’y a rien au monde que je ne fusse capable de faire plutôt que d’être exposée...
LISETTE.
Paix, taisez-vous. Voici son espion, il ne faut rien dire devant ce maraud-là.
Scène V
ANGÉLIQUE, LISETTE, LUCAS
LUCAS.
Oh ! palsangué je vous trouve bian à point. Réjouissez-vous, mademoiselle, vous ne serez plus si fâchée.
ANGÉLIQUE.
Comment ?
LUCAS.
Réjouissez-vous, vous dis-je encore une fois : tout vient à point à qui peut attendre ; vous serez mariée à la fin.
ANGÉLIQUE, à Lisette.
Tes conjectures n’étaient pas justes, ma pauvre Lisette.
LISETTE.
Elle sera mariée ! qui te l’a dit ?
LUCAS.
Morgué je le sais bian : il n’y aura point de nenni pour cette fois-ci ; et sti qui la prend n’en aura pas le démenti, car j’y ons regardé.
ANGÉLIQUE.
Explique-toi donc, quel homme est-ce ?
LUCAS.
Oh ! palsangué, c’est une bonne affaire.
LISETTE.
Quelque jeune homme, peut-être ?
LUCAS.
Un jeune homme, fi ! Est-ce que ce serait une bonne affaire pour une fille qu’un jeune homme d’a c’t’heure ?
ANGÉLIQUE.
Est-ce quelque personne de qualité ?
LUCAS.
De qualité ? Dieu vous en garde. Ils avons toujours queuque ménage en ville, les gens de qualité ; et ils en sont plus soigneux que de celui de leurs femmes encore.
LISETTE.
Ne serait-ce point quelque financier ?
LUCAS.
Un financier ? Elle serait bian lotie ! Aujourd’hui madame, et demain rien peut-être.
ANGÉLIQUE.
Eh ! ne nous tiens pas davantage dans l’incertitude.
LUCAS.
Tatigué comme vous gobez ça. Je sis un porteux de bonnes nouvelles, moi, n’est-il pas vrai ?
LISETTE.
Eh ! de par tous les diantres, achève donc de la dire ta bonne nouvelle. Est-ce un parti avantageux enfin ?
LUCAS.
Oh ! pour sti-là, je vous en réponds. Eh ! pargué, tenez, velà monsieur ; qu’il vous le dise lui-même.
Scène VI
ANGÉLIQUE, LISETTE, LUCAS, MONSIEUR BERNARD
MONSIEUR BERNARD.
Ah ! c’est vous que je cherche, Angélique : j’allais monter à votre appartement, et je suis bien aise de vous rencontrer ici.
ANGÉLIQUE.
Souhaitez-vous quelque chose de moi, monsieur ?
MONSIEUR BERNARD.
Oui. Depuis le souper, on m’a appris des choses qui ont achevé de me faire prendre des résolutions dont vous serez bien aise, et j’ai de bonnes nouvelles à vous dire.
ANGÉLIQUE.
Me voilà prête à vous écouter.
MONSIEUR BERNARD.
On vous demande en mariage.
ANGÉLIQUE.
On m’a déjà demandée tant de fois inutilement, que cette nouvelle n’est pour moi ni surprenante ni agréable.
LISETTE.
Oh ! cette fois-ci ne sera pas comme les autres, et de la manière dont monsieur parle, je vois bien qu’il a de bonnes intentions.
MONSIEUR BERNARD.
Les meilleures du monde, Lisette : tu sais combien j’ai pris de soin pour ton éducation.
LISETTE.
Cela est vrai.
ANGÉLIQUE.
Je vous en suis bien redevable.
MONSIEUR BERNARD.
Depuis la mort de ses parents, je n’ai épargné aucune chose pour la rendre une personne accomplie.
LISETTE.
Et vous avez très bien réussi.
MONSIEUR BERNARD.
Il me semble qu’il ne manque plus à l’accomplissement de mon ouvrage que de la voir heureusement mariée.
LISETTE.
Vous avez raison ; il faut un bon mari pour couronner l’œuvre.
MONSIEUR BERNARD.
J’ai peut-être, selon son gré, un peu trop différé de le faire : et entre nous, Lisette, elle en a murmuré quelquefois.
ANGÉLIQUE.
Moi, monsieur !
LISETTE.
Oh ! pour cela oui, je vous l’avoue, nous en murmurions tout à l’heure encore.
ANGÉLIQUE.
Tu perds l’esprit, Lisette.
LISETTE.
Vous rougissez. Voilà une pudeur bien placée ! Eh ! allez, allez, en fait de mariage, les honnêtes filles ont toujours plus d’impatience que les autres.
MONSIEUR BERNARD.
Elle n’aura rien perdu pour attendre.
LISETTE.
Ses intérêts sont bien entre vos mains.
MONSIEUR BERNARD.
Aujourd’hui, tout me détermine à la marier incessamment, et j’ai été averti de bonne part qu’on forme des desseins contre son honneur.
ANGÉLIQUE.
Eh ! quels desseins, monsieur ?
MONSIEUR BERNARD.
On veut vous enlever l’une et l’autre.
ANGÉLIQUE.
Nous enlever !
MONSIEUR BERNARD.
Oui ; mais...
LISETTE.
Au remède, monsieur, vite au remède ; on ne peut trop se hâter de mettre l’honneur des filles à couvert des mauvaises intentions des hommes.
MONSIEUR BERNARD.
C’est aussi le parti que je prends.
LISETTE.
Vous êtes un homme de bon esprit.
MONSIEUR BERNARD.
Et, pour la dérober aux persécutions et aux poursuites d’une foule de prétendants qui ne lui conviennent point, j’ai résolu, dès demain ; d’en faire ma femme ; et j’ai pris pour cela...
ANGÉLIQUE.
Comment, monsieur ?
LISETTE, bas.
Mes conjectures n’étaient pas fausses.
MONSIEUR BERNARD.
Plaît-il ?
ANGÉLIQUE.
Vous avez fait dessein, dites-vous...
MONSIEUR BERNARD.
De vous épouser dès demain moi-même, et d’ôter ainsi tout espoir...
LISETTE, à part.
Oh ! si c’est pour cela, qu’il nous laisse enlever ; cela vaut beaucoup mieux.
MONSIEUR BERNARD.
Qu’avez-vous ? vous voilà toute je ne sais comment.
ANGÉLIQUE.
Je me trouve mal, monsieur. Viens auprès de moi, Lisette.
LISETTE.
Madame ! madame ! holà donc ! madame !
MONSIEUR BERNARD.
Ouais, voilà un mal qui lui prend bien brusquement.
LISETTE.
Il ne faut pas que cela vous étonne, monsieur ; elle est si fort outrée des mauvais desseins que l’on fait contre elle, que le moins qu’elle puisse faire, c’est de s’évanouir : je crois que j’en mourrais, moi, si j’étais à sa place.
MONSIEUR BERNARD.
Oh ! bien, bien, cela ne sera rien ; qu’elle prenne un peu de repos, je mettrai bon ordre à ce qui la chagrine.
LISETTE, bas.
Hom ! quel ordre, quel ordre ! Nous y mettrons un contrordre, nous autres.
Scène VII
MONSIEUR BERNARD, LUCAS
MONSIEUR BERNARD.
Ici, Lucas ; tu as un gros bon sens que j’ai toujours trouvé admirable.
LUCAS.
Mon bon sens et moi, je sommes à votre service.
MONSIEUR BERNARD.
Que penses-tu de l’évanouissement d’Angélique ?
LUCAS.
Morgué, je pense qu’alle ne vous aime point. Voyez-vous, alle serait bien aise d’être mariée, mais alle est fâchée que ce soit avec vous.
MONSIEUR BERNARD.
Elle n’en épousera pourtant point d’autre.
LUCAS.
Acoutez, monsieur, ne jurons de rian, et défions-nous de tout ; il se mitonne queuque manigance, à quoi il faut prendre garde.
MONSIEUR BERNARD.
Mais es-tu bien sûr de ce que tu m’as dit ?
LUCAS.
J’en sis, morgué, plus sûr que je ne sis sûr qui était mon père. Ne vous ai-je pas dit que votre jardinier va tous les soirs au bout de la saussaie ; qu’a-t-il affaire là ce jardinier ? Il y vient un grand homme à cheval.
MONSIEUR BERNARD.
Tous les soirs aussi ?
LUCAS.
Il y était il n’y a pas une bonne heure : le jardinier et li se promenont, ils parlont, ils gesticulont, ils se tourmentont, et puis ils se séparont : le monsieur à cheval galope d’un côté, et le jardinier trotte de l’autre : morgué, qu’est-ce que cela signifie ?
MONSIEUR BERNARD.
Tu as raison, il y a là-dessous quelque chose.
LUCAS.
S’il y a queuque chose ! je vous en réponds. Mais ce n’est pas tout. Mathurine, la servante des Trois-Rois, dit qu’ils avont cheuz eux du depuis quatre jours, trois ou quatre monsieux que votre jardinier connaît itou. Ils soupiont tout à l’heure ensemble, et ils parliont de vous, de mademoiselle Angélique ; et ils disiont qu’il la fallait ôter de vos pattes, et qu’ils la mettriont dans les pattes d’un autre. Que sais-je moi ? Mais bref, tant i a, ce sont vos affaires.
MONSIEUR BERNARD.
Et le peintre, sur quoi le soupçonnes-tu d’être de la partie ?
LUCAS.
Sur quoi ? sur ce que le jardinier et li sont bons amis : puisqu’ils s’aimont tant, il ne valont pas mieux l’un et l’autre.
MONSIEUR BERNARD.
Cela pourrait être ; il faut que j’approfondisse cette affaire.
LUCAS.
Et quand vous aurez approfondi, que ferez-vous ?
MONSIEUR BERNARD.
Je les chasserai.
LUCAS.
Eh ! morgué, chassez-les sans approfondissement ; faut-il tant de façons ? Je sommes cheux vous, j’y avons deux filles ; vous aimez l’une, vous voulez que j’aime l’autre ; je le veux bian, moi, pour vous faire plaisir, tout coup vaille. Acoutez, mettons tout le monde dehors, et ne demeurons que nous quatre ; je ne serons jaloux de parsonne, et je varrons beau jeu, ne vous boutez pas en peine.
MONSIEUR BERNARD.
Je veux, avant toutes choses, pénétrer ce mystère, te dis-je : je vais faire un tour dans le village, et tâcher de savoir qui sont ces gens qui logent aux Trois-Rois.
LUCAS.
Vous ne saurez que ce que je vous ai dit.
MONSIEUR BERNARD.
Pour toi, quand je serai dehors, prends soin de bien rôder partout, et d’observer exactement ce qui se passera dans le logis.
LUCAS.
Velà qui est bien, vous n’avez qu’à dire.
MONSIEUR BERNARD.
Le jardinier est-il rentré ?
LUCAS.
Il faut bien qu’il le soit, car le velà lui-même.
Scène VIII
MONSIEUR BERNARD, L’OLIVE, LUCAS
MONSIEUR BERNARD.
Approchez, monsieur le maraud, approchez.
L’OLIVE.
Avez-vous quelque ordre à me donner, monsieur ? me voilà prêt à vous obéir.
MONSIEUR BERNARD.
D’où venez-vous à l’heure qu’il est, coquin que vous êtes ?
L’OLIVE.
Je viens d’ici près, monsieur.
MONSIEUR BERNARD.
Vous êtes un pendard.
L’OLIVE.
Monsieur.
MONSIEUR BERNARD.
Un fripon.
L’OLIVE.
Monsieur.
MONSIEUR BERNARD.
Un ivrogne, qui ne bougez du cabaret.
L’OLIVE.
Ah, monsieur ! demandez ; je n’y ai pas mis les pieds depuis que j’ai l’honneur d’être à votre service.
MONSIEUR BERNARD.
Tu n’y a pas mis les pieds, infâme ? Qui sont ces gens avec qui tu viens de souper ?
L’OLIVE.
Oh ! pour cela, oui, monsieur, je vous l’avoue, ce sont de mes amis, des gens de qualité.
MONSIEUR BERNARD.
Des gens de qualité de tes amis ?
L’OLIVE.
Oui, monsieur : ils auront l’honneur de vous venir faire la révérence pour voir vos parterres, vos potagers, vos espaliers, vos palissades ; ce sont des illustres, des jardiniers de la cour qui voyagent par curiosité.
Monsieur Bernard, lui donne des coups de bâton.
Ah ! ah ! ah ! monsieur !
MONSIEUR BERNARD.
Tiens, porte cela de ma part à tes jardiniers de la cour.
Scène IX
LUCAS, L’OLIVE
LUCAS.
Ah, ah, ah, palsangué, ça est tout à fait drôle ! À qui en a-t-il donc, de vous rosser comme ça, sans dire gare ? queu caprice est ça, monsieur le jardinier ?
L’OLIVE.
Parbleu, je ne sais pas, mais je l’enverrais au diable, moi, avec ses caprices.
LUCAS.
Est-ce que vous prenez ça sérieusement ? Il ne vous a baillé que queuques coups de bâton ; velà une belle bagatelle ! ce sont de petites humeurs qui li prenont comme ça parfois, et il faut un peu excuser les défauts des parsonnes.
L’OLIVE.
Maugrebleu de ses défauts ! Mais, baste, j’ai aussi des défauts à peu près pareils ; et si les siens le reprennent encore, les miens me prendront à coup sûr, et nos défauts auront querelle ensemble.
LUCAS.
Vous jouez de malheur, d’être tombé le premier sous sa patte. Il a du chagrin, il est amoureux.
L’OLIVE.
Lui amoureux ! Eh ! de qui amoureux ?
LUCAS.
De mademoiselle Angélique.
L’OLIVE.
Et depuis quand ?
LUCAS.
Pargué, depuis toujours ; mais il ne lui a dit que depuis tout à l’heure.
L’OLIVE.
Eh bien ?
LUCAS.
Eh bian... Ne jasez pas, au moins.
L’OLIVE.
Non, non, ne craignez rien.
LUCAS.
Il ne la veut marier avec personne, parce qu’il veut qu’alle se marie avec li ; mais elle ne l’aime pas.
L’OLIVE.
Non ?
LUCAS.
Non voirement ; c’est ce qui le met de mauvaise humeur. Il la battrait si alle était sa femme : en attendant qu’alle la devienne, afin que les coups qu’alle mérite ne soyont pas perdus, il les baille au premier venu ; c’est sa manière. Oh ! pour ça, c’est un plaisant homme.
L’OLIVE.
Je ne trouve point cela plaisant, moi, et je n’ai que faire...
LUCAS.
Acoutez ; pour les coups de bâton d’aujourd’hui, vous pourriais bian y avoir un tantinet votre part à ce que je m’imagine.
L’OLIVE.
Comment donc ?
LUCAS.
Allons, allons, boutez la main à la conscience, je dis tout ce que je sais ; vos bons amis les jardiniers de la cour, hem ?
L’OLIVE.
Eh bien ?
LUCAS.
Ce sont eux qui vous avons procuré cette aubaine-là ; je vous conseille de les en remercier. Serviteur, monsieur le jardinier.
Scène X
L’OLIVE, seul
Voilà un maroufle qui se moque de moi : la mine est éventée ; quel parti prendre ? Il n’y a point à balancer.
Scène XI
DORANTE, L’OLIVE
DORANTE.
Trouverai-je l’occasion de me déclarer ; et quand je l’aurai trouvée, aurai-je assez de bonheur pour persuader Angélique ?
L’OLIVE.
Ma foi, monsieur, il faut vous dépêcher de le faire, si vous voulez y réussir.
DORANTE.
Ah ! te voilà, mon pauvre l’Olive !
L’OLIVE.
N’êtes-vous point las de ce déguisement, monsieur ? n’est-il pas temps que vous cessiez d’être peintre, et que vous redeveniez ce que vous êtes ?
DORANTE.
Eh ! paix, paix, l’Olive ; as-tu résolu de tout perdre ?
L’OLIVE.
Eh, morbleu ! tout est déjà perdu : monsieur Bernard vient de me donner cent coups de bâtons, afin que vous le sachiez.
DORANTE.
À toi ?
L’OLIVE.
À moi-même.
DORANTE.
Eh ! paix, paix, parlons bas.
L’OLIVE.
On ne nous écoute point.
DORANTE.
Il n’importe. Et pourquoi t’a-t-il maltraité ?
L’OLIVE.
Il faut qu’il soupçonne quelque chose, ou que ce soit par manière de conversation : son gros coquin de fermier dit que c’est sa coutume, pour se désennuyer ; il rosse tantôt l’un, tantôt l’autre : votre tour viendra peut être, c’est ce qui me console ; mais, monsieur, j’ai bien autre chose à vous apprendre.
DORANTE.
Quoi ?
L’OLIVE.
Vous ne regardez ce monsieur Bernard que comme le tuteur d’Angélique ?
DORANTE.
Eh bien ?
L’OLIVE.
Il est votre rival, je vous en avertis.
DORANTE.
Mon rival ! que me dis-tu là ?
L’OLIVE.
Ne vous alarmez point ; Angélique le hait en perfection, et la crainte qu’elle a d’être à lui la déterminera plus facilement à se donner à vous.
DORANTE.
Ah, mon pauvre l’Olive ! je tremble à lui découvrir qui je suis, ce que je sens pour elle ; et je crains qu’elle ne s’effarouche en apprenant le dessein que j’ai formé.
L’OLIVE.
Qu’elle ne s’effarouche ? La crainte est bonne : et allez, allez, monsieur, les filles d’aujourd’hui sont des animaux bien apprivoisés ; elles ne s’effarouchent point qu’on les aime, et nous vivons dans un siècle fort aguerri.
DORANTE.
Non, l’Olive, attendons pour me déclarer que le chevalier d’Artimon son oncle, soit arrivé : si j’en crois la lettre que son valet de chambre m’a rendue hier soir, il ne doit point tarder.
L’OLIVE.
Il ne doit point tarder, mais il tardera peut-être. Croyez-moi, monsieur, il y a quatre ou cinq de mes camarades dans le village qui n’attendent que vos ordres pour entrer en action ; vous attendez, vous, le consentement de votre maîtresse ; il faut le demander pour l’obtenir.
DORANTE.
Mais enfin...
L’OLIVE.
Mais enfin, il faut venir au fait, et tout au plus vite ; nous n’avons point de temps à perdre : nous travaillons ici depuis quinze jours l’un et l’autre, moi à gâter le jardin de monsieur Bernard, et vous à défigurer ses plafonds et ses cheminées ; car vous êtes un très mauvais peintre, et je ne suis pas un bon jardinier, moi, sans contredit ; la fourberie sera découverte avant terme, si nous ne nous hâtons d’en profiter. Voici la suivante, laissez-moi un peu causer avec elle ; j’irai dans un moment vous rendre compte de la conversation.
DORANTE.
Ne lui donne pas trop à connaître...
L’OLIVE.
Laissez-moi faire, je ne gâterai rien.
Scène XII
L’OLIVE, LISETTE
LISETTE.
Il faut absolument que je démêle ce que je soupçonne. Monsieur Bernard, monsieur Bernard, votre extravagante passion nous fera faire quelque extravagance.
L’OLIVE.
Je suis votre très humble serviteur, mademoiselle Lisette.
LISETTE.
Je suis votre servante, monsieur le jardinier.
L’OLIVE.
Vous me semblez avoir l’esprit occupé de quelque affaire importante, mademoiselle Lisette.
LISETTE.
Oui, j’ai quelque chose en mouvement dans la cervelle, je vous l’avoue.
L’OLIVE.
J’ai aussi la tête embarrassée de quelques petites bagatelles.
LISETTE.
Ne pourrait-on point savoir le sujet de votre embarras ?
L’OLIVE.
Refuseriez-vous de m’apprendre la cause de votre mouvement ?
LISETTE.
C’est notre monsieur Bernard qui me chagrine.
L’OLIVE.
Cela est heureux, c’est aussi lui à qui j’en veux justement.
LISETTE.
Il forme de petits projets que je renverserai, s’il m’est possible.
L’OLIVE.
Il m’a donné quelques coups de bâton, dont j’espère que je mourrai quitte.
LISETTE.
Il vous a donné des coups de bâton, monsieur ?
L’OLIVE.
Oui, mademoiselle : je ne suis pas glorieux, comme vous voyez.
LISETTE.
Vous n’êtes pas glorieux, mais vous êtes vindicatif peut-être.
L’OLIVE.
Oh ! pour cela, oui, comme tous les diables ; et s’il ne tient, pour vous le persuader qu’à faire pièce à monsieur Bernard, vous n’avez qu’à parler, je suis votre homme.
LISETTE.
Si l’on pouvait vous confier un secret.
L’OLIVE.
Pour gage de ma discrétion, je vous en confierai un autre.
LISETTE.
Je m’intéresse pour une petite personne qui mérite bien que l’on fasse quelque chose pour elle.
L’OLIVE.
Je rends service à un honnête homme qui n’est pas ingrat de ce qu’on fait pour lui.
LISETTE.
Ah ! je vous entends.
L’OLIVE.
Comment ?
LISETTE.
Regardez-moi un peu en face.
L’OLIVE.
Ma physionomie vous plaît-elle ?
LISETTE.
Vous n’êtes pas jardinier, monsieur le jardinier.
L’OLIVE.
Vous devinez la moitié des choses.
LISETTE.
Et le peintre n’est pas peintre, sur ma parole.
L’OLIVE.
Vous savez tout mon secret, dites-moi le vôtre.
LISETTE.
N’avez-vous pas l’esprit de le deviner ?
L’OLIVE.
Oh ! que si fait : la petite personne pour qui vous vous intéressez est Angélique ?
LISETTE.
Justement.
L’OLIVE.
Elle est amoureuse de quelqu’un.
LISETTE.
Non pas encore ; mais elle hait monsieur Bernard.
L’OLIVE.
C’est une grande disposition pour en aimer un autre.
LISETTE.
Ce monsieur Bernard veut l’épouser, malgré qu’elle en ait.
L’OLIVE.
Voilà d’heureuses conjonctures ; et si vous voulez lui faire entendre que le peintre est mon maître, homme de condition, amoureux d’elle à la folie...
LISETTE.
Eh bien ?
L’OLIVE.
Je crois que nous n’aurions pas de peine à faire ce mariage-là ; qu’en dis-tu ?
LISETTE.
Il s’en fait de plus difficiles.
L’OLIVE.
N’est-il pas vrai ? et le nôtre ne sera pas malaisé à conclure, je pense.
LISETTE.
Oh que non ! quand les parties sont une fois d’accord, les affaires sont bientôt terminées.
L’OLIVE.
Touche donc là. Sans façon, ma chère : ce sont de bonnes filles que ces Lisettes ; je n’en ai jamais trouvé qui n’aient dit oui.
LISETTE.
Voici Angélique : va chercher ton maître, et l’amène ici ; il ne faut point que les choses languissent.
L’OLIVE.
J’y cours, et je te le livre tout à l’heure. Ah ! qu’on est heureux en amour de trouver des filles si expéditives.
Scène XIII
ANGÉLIQUE, LISETTE
ANGÉLIQUE.
Pourquoi me laisses-tu seule, Lisette ? dans l’accablement où je suis, tu m’abandonnes à mes chagrins ; et depuis que tu es sortie de ma chambre, j’ai fait les plus cruelles réflexions.
LISETTE.
Et je viens de faire, moi, la rencontre la plus heureuse.
ANGÉLIQUE.
Tu causais avec le jardinier ; que te disait-il ?
LISETTE.
Vivat, madame ! la fortune et l’amour sont pour la jeunesse, et le tuteur est pris pour dupe.
ANGÉLIQUE.
Comment ?
LISETTE.
Je m’en étais toujours bien doutée, que le peintre était un faux peintre.
ANGÉLIQUE.
En as-tu quelque certitude ?
LISETTE.
C’est un de vos amants, qui s’est déguisé pour s’introduire auprès de vous.
ANGÉLIQUE.
Que me dis-tu ?
LISETTE.
Je vous dis vrai.
ANGÉLIQUE.
Un de mes amants ? Il y a quinze jours qu’il est ici, il ne m’a point encore parlé : qu’il est indolent ou timide ! et dans l’extrémité où je me trouve, que j’ai peu de secours à attendre d’une tendresse comme la sienne !
LISETTE.
Oui ? vous aimez la vivacité dans un amant ? vous avez le goût bon, et le peintre en aura, ne vous mettez point en peine. Le voici.
Scène XIV
DORANTE, L’OLIVE, ANGÉLIQUE, LISETTE
ANGÉLIQUE.
Ah, Lisette ! que sa présence me cause de trouble ! je n’ai jamais senti ce que je sens.
LISETTE.
Ce sont les effets de la sympathie. Allons, mort de ma vie ! il ne faut pas être rebelle à la destinée.
L’OLIVE.
Eh ! allons donc, monsieur, ferme, courage.
DORANTE.
Je tremble, l’Olive.
L’OLIVE.
Ira-t-il ?
LISETTE.
Il n’ose vous aborder.
ANGÉLIQUE.
Qu’osera-t-il donc entreprendre pour me prouver l’amour que tu me dis qu’il a pour moi ?
DORANTE.
J’oserai tout, belle Angélique, si vous souffrez que je vous aime, et si vous me permettez d’espérer.
L’OLIVE.
Ah ! le voilà en mouvement, Dieu merci !
DORANTE.
Je ne vous adore, il est vrai, que depuis deux mois, parce qu’il n’y a que deux mois que j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois de ma vie. J’ai fait parler à votre tuteur ma mère elle-même...
LISETTE.
Madame, c’est le marquis dont nous parlions encore aujourd’hui. Oh ! par ma foi, monsieur Bernard, nous nous marierons, mais vous ne signerez point au contrat.
DORANTE.
Oui, c’est moi, charmante Angélique, qui brûle d’unir ma destinée à la vôtre.
ANGÉLIQUE.
Si vous êtes le marquis, monsieur, j’ai reçu tant de témoignage de tendresse de madame votre mère, quand elle vint ici...
L’OLIVE.
Je me donne au diable, madame, la mère est aussi folle de vous que le fils, qui l’est beaucoup.
LISETTE.
Ah, madame ! par reconnaissance pour l’une, vous ne pouvez vous dispenser d’aimer l’autre.
DORANTE.
Je ne demande point, adorable Angélique, que, pour vous délivrer des persécutions d’un tuteur bizarre, vous vous jetiez aveuglément entre mes bras, moins par tendresse, peut-être, que par désespoir : c’est l’amour qui me fait faire le personnage que je fais ici ; mais l’aveu de votre famille l’autorisera sans doute. Votre oncle le chevalier...
LISETTE.
Eh vite, eh vite, éloignez-vous, j’entends tousser de loin ce gros coquin de Lucas ; il vient de ce côté-ci, peut-être : il ne faut pas qu’il nous trouve ensemble.
ANGÉLIQUE.
Ah, Lisette !
L’OLIVE.
Sauvons-nous, monsieur.
DORANTE.
Un mot avant que je vous quitte.
ANGÉLIQUE.
Que voulez-vous que je vous dise ?
LISETTE.
Eh ! retirez-vous : la nuit s’avance à grand pas ; quand elle sera tout à fait obscure, revenez ici dans le même endroit ; vous nous y trouverez l’une et l’autre.
DORANTE.
Que je vais attendre ce moment avec impatience !
L’OLIVE.
Nous voyagerons, monsieur, apparemment, et la partie sera carrée ; elles sont à nous, sur ma parole.
Scène XV
ANGÉLIQUE, LISETTE
LISETTE.
Eh bien ! que dites-vous de tout ceci ? votre cœur est plus agité que le mien, je gage.
ANGÉLIQUE.
Mon cœur est agité, je te l’avoue, et mon esprit embarrassé.
LISETTE.
Il faut pourtant se hâter de prendre parti ; et voici une aventure qu’il faut brusquer, si vous voulez la conduire à bonne fin.
ANGÉLIQUE.
Mais comment la finir sans consentir à un enlèvement ?
LISETTE.
Ce ne sera pas un enlèvement, le ciel nous en préserve ! il faudra faire la chose par manière de promenade.
ANGÉLIQUE.
Mais la médisance...
LISETTE.
Bon ! bon ! c’est une bonne carogne que la médisance ; elle est elle-même si fort décriée, que personne ne s’embarrasse de ce qu’elle peut dire.
ANGÉLIQUE.
Quel éclat ferait mon tuteur !
Scène XVI
ANGÉLIQUE, LISETTE, MONSIEUR BERNARD, LUCAS
MONSIEUR BERNARD.
Qui va là ?
LISETTE.
Le voilà, madame ; nous sommes perdues.
ANGÉLIQUE.
Crois-tu qu’il nous ait écoutées ?
MONSIEUR BERNARD.
Qui va là, encore une fois ?
LUCAS, entrant de l’autre côté du théâtre.
Palsangué, qui va là, toi-même ?
MONSIEUR BERNARD.
Lucas ?
LUCAS.
Monsieur ?
MONSIEUR BERNARD.
Est-ce toi ?
LUCAS.
Et voirement oui ; qui pourrait-ce être ? Vous m’avez baillé ordre de rôder partout, et je rôde, comme vous voyez, mais je ne trouve rien.
LISETTE.
Nous avons bien fait de les renvoyer.
ANGÉLIQUE.
La nuit devient noire, ils vont revenir ; comment ferons-nous ?
MONSIEUR BERNARD.
Hem ! que murmures-tu entre les dents ?
LUCAS.
Tatigué, comme vous vous gaussez ! c’est vous qui jasez tout seul, je pense.
MONSIEUR BERNARD.
Tu rêves ; je n’ai pas parlé.
LUCAS.
Tout de bon ?
MONSIEUR BERNARD.
Non vraiment.
LUCAS.
Oh bian ! morgué, je sommes donc ici plus de deux ; il y a de la trahison, prenons garde à nous.
LISETTE.
Il faut les éviter ; sauvons-nous.
LUCAS.
Morgué je tiens queuque chose que je ne laisserai pas aller.
ANGÉLIQUE.
Doucement, Lucas.
MONSIEUR BERNARD.
Je pense que c’est la voix d’Angélique.
ANGÉLIQUE.
Oui, monsieur, c’est moi qui me promène avec Lisette.
MONSIEUR BERNARD.
Ah, ah !
LUCAS.
Les mâles se sont envolés, monsieur ; je n’avons déniché que les femelles.
MONSIEUR BERNARD.
Vous êtes aujourd’hui bien tard dans le jardin ?
LISETTE.
Pour dissiper un grand mal de tête qui lui est resté de son évanouissement de tantôt, je lui ai conseillé de faire un tour de promenade.
MONSIEUR BERNARD.
C’est fort bien fait : mais l’heure de la promenade est un peu passée ; l’humidité de la nuit pourrait vous incommoder, rentrons.
ANGÉLIQUE.
L’air me fait du bien, au contraire, et je continuerai, s’il vous plaît, de me promener avec Lisette.
MONSIEUR BERNARD.
Non, non : puisque vous voulez vous promener, je ne vous quitterai point ; je suis ce soir aussi dans le goût de la promenade : allons, venez.
ANGÉLIQUE.
Lisette ?
LISETTE.
On trouvera moyen de s’en débarrasser.
LUCAS.
Où êtes-vous donc, mademoiselle Lisette, que je nous promenions itou par ensemble ?
Scène XVII
DORANTE, L’OLIVE
DORANTE.
L’Olive ?
L’OLIVE.
Monsieur ?
DORANTE.
N’as-tu point entendu marcher ? Ce sont elles, sans doute.
L’OLIVE.
Non, monsieur, je n’ai rien entendu : il n’y a encore personne ; nous revenons de trop bonne heure ; et quoique la nuit soit des plus obscures, elle ne l’est point assez à ma fantaisie.
DORANTE.
Que veux-tu : les moments me durent des siècles, absent d’Angélique ; et je ne puis me rendre trop tôt dans un lieu où elle doit être, où je lui ai parlé de mon amour pour la première fois, et où j’espère la trouver sensible à ce que je souffre pour elle.
L’OLIVE.
Cela est bien tendre ; mais, dites-moi un peu, monsieur, si, par aventure, les belles consentent au voyage, cette affaire-ci me paraît d’une nature à mériter que la justice s’en mêle.
DORANTE.
Cela peut arriver : elle s’en mêlera, sans doute.
L’OLIVE.
Tant pis ; je voudrais bien que cela se fît sans elle.
DORANTE.
Pourquoi ?
L’OLIVE.
Elle est tracassière, la justice ; elle fera des informations, des poursuites.
DORANTE.
Nous nous tirerons bien d’affaires ; cela s’accommodera.
L’OLIVE.
Oui, cela s’accommodera pour vous ; mais je serai peut-être pendu par accommodement, moi ; ce sera un des articles : ce monsieur Bernard m’en veut diablement.
DORANTE.
Je te réponds de tout, ne te mets pas en peine. Angélique ne vient pas encore !
L’OLIVE.
Elle ne viendra peut-être pas, monsieur : si c’était une baie qu’elle nous eût donnée ?
DORANTE.
Paix, paix, j’entends quelqu’un.
Scène XVIII
DORANTE, L’OLIVE, ANGÉLIQUE, LISETTE, MONSIEUR BERNARD, LUCAS
ANGÉLIQUE, en rentrant dans le fond du théâtre.
Nous revenons insensiblement au même endroit où vous nous avez trouvées.
DORANTE.
La voici, l’Olive.
MONSIEUR BERNARD.
Cette allée sombre vous plaît apparemment mieux qu’une autre.
DORANTE.
L’Olive ?
L’OLIVE.
Oui, c’est elle, vous avez raison ; mais elle est en compagnie : retirons-nous, monsieur, la place est prise.
Angélique s’avance d’un côté avec monsieur Bernard qui la tient sous le bras, et Lisette de l’autre côté s’avance de même avec Lucas ; de manière que Dorante et l’Olive, qui continuent de parler, se trouvent au milieu d’elles, et monsieur Bernard et Lucas sans les deux côtés du théâtre.
MONSIEUR BERNARD.
Mais, mignonne, n’êtes-vous point lasse de vous promener, et ne serions-nous pas mieux dans la maison ?
ANGÉLIQUE.
Vous ne vous plaisez qu’à me contraindre.
LISETTE.
Elle a raison ; un peu de complaisance une fois en votre vie : y a-t-il du mal à se promener ?
Ici Lisette, en approchant de l’Olive qu’elle ne voit point, étend sa main, et le prend par le collet, et dans le même temps Angélique rencontre la main de Dorante, qu’elle prend.
L’OLIVE, à voix très basse.
Je suis pris, monsieur.
DORANTE.
Et moi aussi.
LISETTE.
Est-ce toi ?
L’OLIVE.
Moi-même.
LISETTE.
Paix.
ANGÉLIQUE.
Ne faites point de bruit.
MONSIEUR BERNARD.
Hem ? comment ? quoi ? que dites-vous ?
ANGÉLIQUE.
Je dis, monsieur, que si vous voulez rentrer absolument, nous achèverons, Lisette et moi, notre caprice de promenade.
MONSIEUR BERNARD.
Non, je ne suis point pressé, mignonne, et je ne rentrerai qu’avec vous.
ANGÉLIQUE.
Quelle peine !
LISETTE.
Va te coucher, Lucas, et emmène monsieur.
LUCAS.
Oh ! non, tatigué, je ne m’irai coucher qu’avec toi.
LISETTE.
Avec moi ? parle donc eh ! maroufle !
MONSIEUR BERNARD.
Mais, mignonne, cette passion de vous promener ainsi toute la nuit me paraît bien nouvelle et bien extraordinaire ; j’ai peine à croire qu’elle soit sans fondement, je vous l’avoue.
ANGÉLIQUE.
Et moi, monsieur, je vous avoue naturellement que vous voyez juste. Ce peintre que vous avez ici depuis quinze jours...
DORANTE.
Ah, madame ! vous me perdez.
MONSIEUR BERNARD.
Eh bien ! ce peintre, qu’a-t-il fait ?
ANGÉLIQUE.
Il a eu aujourd’hui l’audace de me dire qu’il est amoureux de moi.
LUCAS.
Morgué, je vous l’avais bian dit, monsieur, que le jardinier et li c’étaient deux fripons.
ANGÉLIQUE.
Je suis bien malheureuse, ma pauvre Lisette, d’être exposée...
LISETTE.
Hem, que vous êtes bonne, madame ! C’est par ordre de monsieur que tout cela se fait ; il veut nous éprouver, et cela n’est ni beau ni honnête, de soupçonner de pauvres innocentes comme nous, et de faire sonder notre pudeur par un peintre, et par un maraud de jardinier.
L’OLIVE.
Hom, masque !
MONSIEUR BERNARD.
Quoi ! le peintre et je jardinier ?
ANGÉLIQUE.
Ils ont eu la hardiesse de nous demander à Lisette et à moi un rendez-vous cette nuit.
MONSIEUR BERNARD.
Un rendez-vous ?
LISETTE.
Oui vraiment, un rendez-vous ; et nous avons eu la faiblesse de leur accorder la chose, monsieur.
MONSIEUR BERNARD.
Vous leur avez donné le rendez-vous ?
ANGÉLIQUE.
Oui, monsieur.
MONSIEUR BERNARD.
Comment, oui !
LISETTE.
Que voulez-vous ; les filles sont curieuses, on est bien aise de voir jusqu’où des coquins comme cela pousseront las choses. Voici l’heure à peu près, monsieur ; si vous vouliez, nous irions par curiosité encore.
MONSIEUR BERNARD.
Qu’est-ce à dire, par curiosité ?
LUCAS.
Tatigué, que cette Lisette est curieuse ! je n’aime pas ça.
ANGÉLIQUE.
Pour moi, monsieur, je ne veux pas être la dupe de cette affaire, s’il vous plaît ; je démêlerai l’aventure, et vous me vengerez de ces insolents.
LISETTE.
Mort de ma vie ! il les faut faire expirer sous le bâton, madame.
L’OLIVE.
Si tu ne me laisses aller, je crierai.
ANGÉLIQUE.
Ou je saurai bien me venger de vous, s’il est vrai, comme je le pense, que ce soit vous, qui par soupçon de ma conduite, me fassiez faire cette mauvaise plaisanterie.
MONSIEUR BERNARD.
Moi ! je ne sais ce que c’est, je vous jure.
LUCAS.
Ni moi non plus, la peste m’étouffe.
ANGÉLIQUE.
Voulez-vous me le bien persuader ?
MONSIEUR BERNARD.
Oh ! de tout mon cœur.
ANGÉLIQUE.
Le rendez-vous est au coin du parterre, sous ces marronniers d’Inde ; il faut que vous y alliez à ma place.
MONSIEUR BERNARD.
Oui, j’irai, je vous en réponds.
ANGÉLIQUE.
Et nous irons tout de ce pas, Lisette et moi, nous cacher derrière la palissade pour entendre la conversation, et savoir ce que nous devons croire.
MONSIEUR BERNARD.
Oh ! je le veux bien. Vous me rendez justice.
LISETTE.
Il faut donc que Lucas prenne aussi ma place, madame.
LUCAS.
Volontiers. Morgué, que ce sera drôle !
MONSIEUR BERNARD.
Ne perdons point de temps ; allons, viens, Lucas.
ANGÉLIQUE.
Non, monsieur, ce n’est point ainsi qu’il faut y aller.
MONSIEUR BERNARD.
Comment donc ?
ANGÉLIQUE.
Il faut prendre des habits de femmes pour les mieux tromper.
MONSIEUR BERNARD.
Qu’en avons-nous affaire ? on n’y voit goutte.
LUCAS.
On n’y voit goutte, mais on tâte ; monsieur, ça est bian pensé, des habits de femmes.
MONSIEUR BERNARD.
Eh bien ! soit : voyons la fin de tout cela.
ANGÉLIQUE.
Vous trouverez un déshabillé pour vous et une coiffure sur ma toilette.
LISETTE.
Et pour l’ajustement de Lucas, vous le prendrez dans ma garde-robe.
LUCAS.
Pargué, je n’avons pas besoin de tant de parure.
ANGÉLIQUE.
Allez vite, et revenez de même.
LUCAS.
Ne vous boutez pas en peine, je serons bientôt fagotés. Morgué, que j’allons rire !
Scène XIX
ANGÉLIQUE, DORANTE, LISETTE, L’OLIVE
LISETTE.
Maintenant, monsieur le jardinier...
L’OLIVE.
La peste, que tu as la serre bonne !
ANGÉLIQUE.
Je ne tiens pas mal aussi ce qui me tombe en partage, et, quelques efforts que vous ayez faits pour m’échapper...
DORANTE.
Je fais tout mon bonheur d’être auprès de vous ; mais le commencement de notre conversation...
L’OLIVE.
Je me donne au diable, j’ai eu belle peur ; j’ai cru d’abord que vous étiez traîtresse, madame.
ANGÉLIQUE.
Cette conversation s’est terminée plus heureusement que vous ne pensiez.
DORANTE.
Elle vous a débarrassée de vos surveillants, nous sommes seuls, charmante Angélique ; quelles résolutions sont les vôtres ?
ANGÉLIQUE.
Que vous alliez tout au plus vite au rendez-vous que l’on vient de vous procurer.
DORANTE.
Ah ! de grâce, parlons sérieusement, je vous prie.
LISETTE.
On vous parle sérieusement aussi. Il y faut aller.
L’OLIVE.
Pour moi, je ne demande pas mieux.
DORANTE.
Adorable Angélique, profitons d’une occasion si favorable. Il s’agit de me désespérer, ou de vous déterminer à une fuite.
ANGÉLIQUE.
Non ; pour le parti de la fuite, ne vous attendez point que je le prenne. Ménageons votre fortune et ma réputation, une affaire d’éclat perdrait l’une et l’autre ; écrivez à votre famille, j’attends des nouvelles de la mienne.
DORANTE.
Et que deviendrai-je, en attendant, moi, madame ?
ANGÉLIQUE.
Vous me dites que vous m’aimez, vous aurez le temps de me le persuader.
DORANTE.
Après ce que vous avez dit à votre tuteur, il ne faut pas que le jour me retrouve chez lui ni dans le village.
LISETTE.
Au contraire, allez au rendez-vous, vous dis-je, et trouvez les moyens de mériter sa confiance.
DORANTE.
Sa confiance, madame !
LISETTE.
Oui, sa confiance. Vous avez de l’esprit et de l’amour, et vous ne comprenez pas ce qu’on vous conseille ?
L’OLIVE.
Il faut que j’aie plus d’esprit que mon maître, assurément ; car je comprends la chose à merveille, moi.
DORANTE.
Mais expliquez-vous donc ?
L’OLIVE.
Je vous expliquerai tout, suivez-moi seulement.
DORANTE.
Je vous obéis aveuglément, madame ; quel prix recevrai-je de ma soumission ?
LISETTE.
Eh, mort de ma vie ! dépêchez-vous ; on vous dira cela quand vous serez revenu.
Scène XX
ANGÉLIQUE, LISETTE
ANGÉLIQUE.
La plaisanterie devient peut-être un peu trop forte, Lisette ; et monsieur Bernard...
LISETTE.
Eh ! allez, allez, madame, c’est un bon homme qui le mérite bien. Comment ! on ne saurait se défaire de ce petit importun-là ?
ANGÉLIQUE.
L’imagination du rendez-vous m’est venue bien à propos pour nous en débarrasser.
LISETTE.
Avouez que je ne vous ai pas mal secondée : nous sommes vives, nous autres dans l’occasion ; nos soupirants en ont tremblé.
ANGÉLIQUE.
Cette aventure produira des effets admirables, Lisette.
LISETTE.
Assurément : le tuteur, convaincu de notre bonne foi, ne sera plus défiant, et nous serons un peu moins gênées. Par ma foi, voilà une jolie manière de guérir les soupçons d’un jaloux.
MONSIEUR BERNARD et LUCAS, derrière le théâtre.
Haie ! haie ! haie ! à l’aide !
ANGÉLIQUE.
J’entends du bruit, Lisette.
LISETTE.
Oui, madame, on applique le remède, il faut lui donner le temps d’opérer ; rentrons dans le logis.
MONSIEUR BERNARD.
Au secours ! au secours !
LUCAS.
À l’aide ! à l’aide !
Scène XXI
DORANTE, MONSIEUR BERNARD, ANGÉLIQUE, L’OLIVE, LUCAS, LISETTE
DORANTE.
Vous prétendez en vain m’échapper, je veux vous mener moi-même à monsieur Bernard, et le rendre témoin de votre trahison. Comment malheureuse ! vous trompez un si honnête homme ? Ah, perfide !
MONSIEUR BERNARD.
Voilà un brave garçon ; je ne l’aurais pas cru.
LUCAS.
Eh ! je suis tout moulu de coups ; miséricorde !
L’OLIVE.
Oh ! tu as beau fuir, tu ne m’échapperas pas. Trahir un si bon maître que le tien, carogne de Lisette !
LUCAS.
Oh, tatigué ! tenez-vous donc. Si c’est Lisette à qui vous en voulez, je ne suis pas elle, je suis Lucas.
L’OLIVE.
Comment, Lucas !
LUCAS.
Oui, palsangué, regardez-y plutôt : voici tout à propos de la lumière.
Scène XXII
DORANTE, LUCAS, MONSIEUR BERNARD, MATHURINE, ANGÉLIQUE, LISETTE, L’OLIVE
MATHURINE, avec un flambeau.
Eh ! quel bruit est-ce là ? à qui en avez-vous donc ? quel bruit vous faites !
DORANTE.
Lucas en habit de femme ! que veut dire ceci ?
LUCAS.
Ça veut dire que je croyons vous attraper, et que je sommes attrapés, nous. C’est notre monsieur qui est la damoiselle que vous avez si bian époustée.
DORANTE.
Quoi ! monsieur ?
MONSIEUR BERNARD.
Oui, mon cher enfant, c’est moi-même.
DORANTE.
Je suis au désespoir, monsieur, des coups de bâton...
MONSIEUR BERNARD.
Ne me faites point d’excuses, je te prie, ne me fais point d’excuses : je suis ravi d’avoir ce témoignage de ton zèle et de ton affection.
DORANTE.
Monsieur...
L’OLIVE.
Si vous voulez encore quelques preuves de la mienne, monsieur, vous n’avez qu’à dire.
MONSIEUR BERNARD.
Oh ! non, non, diable. Eh bien ! Lucas, te voilà avec tes soupçons : tu es détrompé maintenant, dis, n’est-il pas vrai ?
LUCAS.
Détrompé ! non, mais je sis battu.
MONSIEUR BERNARD.
Approchez. Où êtes-vous, Angélique ? venez embrasser cet honnête garçon-là : voilà la perle des domestiques. Eh bien ! étais-je d’intelligence avec eux ? qu’en dites-vous ? vous me rendez justice à l’heure qu’il est.
ANGÉLIQUE.
Oh ! pour cela, oui, monsieur, je vous en réponds ; et voici mon oncle le chevalier qui vient d’arriver, qui vous la rendra bien davantage encore.
MONSIEUR BERNARD.
Votre oncle ? Et que vient-il faire ici à l’heure qu’il est ?
ANGÉLIQUE.
Nous ne tarderons pas à l’apprendre : c’est quelque affaire pressée, apparemment.
DORANTE.
Le chevalier me tient parole ; tout va bien, l’Olive.
LUCAS.
Morgué, monsieur, ne nous montrons pas comme ça, on se gausserait de nous.
Scène XXIII
MONSIEUR BERNARD, LE CHEVALIER, ANGÉLIQUE, DORANTE, L’OLIVE, LISETTE, LUCAS
LISETTE.
Tenez, monsieur, c’est monsieur Bernard à qui vous en voulez, le voilà en déshabillé de campagne.
LE CHEVALIER.
Monsieur Bernard !
MONSIEUR BERNARD.
Oui, monsieur, c’est moi-même. Il faut vous dire...
LE CHEVALIER.
Dans un tel équipage ! Donnez-vous le bal ici, monsieur ? Ma nièce, y en a-t-il quelqu’un dans le village ?
MONSIEUR BERNARD.
Ce n’est point une mascarade, monsieur ; je vais vous expliquer...
LISETTE.
Le pauvre homme a perdu l’esprit depuis quelque temps : il nous le faut veiller toutes les nuits.
MONSIEUR BERNARD.
Comment, insolente ?
L’OLIVE.
Il ne courre encore que dans le jardin ; mais il courra bientôt les champs, si je ne me trompe.
LE CHEVALIER.
Ah ! te voilà, l’Olive ?
L’OLIVE.
Vous voyez, monsieur ; chacun a sa folie dans cette maison-ci, la mienne est d’être jardinier.
LE CHEVALIER.
Je sais l’aventure.
LISETTE.
Et voilà aussi un autre fou de votre connaissance, qui s’est mis dans la tête...
LE CHEVALIER.
Je connais sa folie ; je viens ici pour la guérir : et quelle figure est-ce encore là ?
LISETTE.
C’est le fermier de monsieur Bernard, qui a la même folie que son maître : ils ont tous deux la rage d’être femmes.
LUCAS.
Morgué, ça n’est pas vrai ; je ne veux pas être femme, c’est une trop méchante engeance, et j’aimerais mieux être loup-garou.
MONSIEUR BERNARD.
Ouais ! tout ceci commence à me déplaire ; qu’est-ce donc que cela signifie ?
LE CHEVALIER.
Vous êtes-là, ma nièce, en bien mauvaise compagnie.
ANGÉLIQUE.
Je m’y déplais beaucoup, mon oncle, je vous l’avoue.
LE CHEVALIER.
Je le crois bien : ce sont les petites-maisons que cette maison-ci ; il faut en sortir au plus vite.
MONSIEUR BERNARD.
On se moque de moi, je pense.
ANGÉLIQUE.
Pour le peintre et le jardinier, ce sont des espèces de fous assez agréables. Si vous voulez bien, mon oncle, nous les emmènerons avec nous.
LE CHEVALIER.
Volontiers, ma nièce.
L’OLIVE.
Nous divertirons ces dames dans le voyage, monsieur.
LE CHEVALIER.
J’ai là mon carrosse ; allons, venez.
MONSIEUR BERNARD.
L’on prétend ainsi malgré moi...
LE CHEVALIER.
Doucement, s’il vous plaît, monsieur Bernard : votre folie me paraît dangereuse, vous demeurerez tout seul : mais je vous ferai garder à vue, en attendant qu’on vous enferme, ou que votre bon sens vous revienne.
MONSIEUR BERNARD.
Quoi ! Angélique...
ANGÉLIQUE.
Adieu, monsieur ; je suis bien fâchée de votre accident ; nous nous reverrons quand vous serez plus sage.
MONSIEUR BERNARD.
Ma pauvre lisette, empêche que...
LISETTE.
Jusqu’au revoir. Monsieur, quand sa folie le prendra, recommandez qu’on ne le batte point ; il vient d’en avoir assez, je vous assure.
MONSIEUR BERNARD.
Quoi ! tout le monde m’abandonne !
DORANTE.
Vous êtes persuadé de mon zèle et de ma fidélité, monsieur ; je vais suivre votre maîtresse, et je vous promets de l’entretenir toute ma vie dans les bons sentiments qu’elle pour vous.
MONSIEUR BERNARD.
Hom, je crève !
L’OLIVE.
Je laisse votre jardin en bon état. Souvenez-vous quelquefois de moi, je vous prie : ne donnez jamais de coups de bâton à vos jardiniers ; ces marauds-là savent les rendre.
MONSIEUR BERNARD.
Ah, mon pauvre Lucas ! je perds Angélique, que deviendrai-je ?
LUCAS.
Bon ! palsangué, que voulez-vous faire ? Ils ont beau dire, je sommes pas fous ; je sommes les sots ; et si j’avions épousé ces deux carognes-là, je l’aurions été bian davantage.