Le Triomphe de l’Intérêt (Louis DE BOISSY)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 11 août 1730.
Personnages
MERCURE
L’HONNEUR
L’INTÉRÊT
LA BANQUEROUTE
FANCHON
MONSIEUR DAVID
MONSIEUR JACQUIN
MONSIEUR VETREBLEU
PHÈDRE.
HIPOLITE
TAPINOIS
ARLEQUIN
Le Théâtre représente un Palais de Financier.
Scène première
MERCURE
C’est ici le Palais que l’Intérêt habite ;
Cette idole du siècle à qui tout se soumet,
Qui fonde son pouvoir sur l’équité proscrite ;
De tant de passions le mobile secret ;
L’âme du monde, enfin, et la source maudite
De tout le mal qui s’y commet.
Que ces lambris dorés, et que ces murs durables ;
Que tous ces marbres que voilà
Ont écrasé de misérables,
Pour bien loger ce monstre-là !
Taisons-nous, le voici lui-même qui s’avance ;
Son aspect m’éblouit, et son air d’opulence
A je ne sais quoi d’imposant :
Je le méprise en son absence,
Mais je le respecte présent.
Scène II
MERCURE, L’INTÉRÊT
L’INTÉRÊT.
Salut au Dieu Mercure,
Et par quelle aventure
Vient-il aujourd’hui dans ces lieux ?
MERCURE.
Mes confrères les Dieux
(Je n’en excepte point le maître du tonnerre)
Sont à présent si vieux,
Qu’ils ne donnent plus nul emploi dans les Cieux,
Et j’en viens chercher sur la terre.
Vous gouvernez ses habitants ;
J’ai crû ne pouvoir pas mieux faire,
Que de venir chez vous exercer mes talents.
L’INTÉRÊT.
Une intriguant habile est toujours nécessaire ;
Il est par tout le bienvenu.
MERCURE.
Que l’intérêt est bien en France !
Je ne le vis jamais si gras ni si dodu ;
Et le voilà, ma foi, vêtu
En héros de finance.
L’INTÉRÊT.
Je n’ai point dans Paris de plus zélés sujets,
Ils ont bâti pour moi ce superbe palais.
Je ne saurais paraître avec plus de décence
Que sous l’habit et l’apparence
Des plus grands héros que je fais ;
Je le dois par raison et par reconnaissance.
Mais du Bourgogne exquis, dont j’ai bu largement,
La vapeur agréable
Me saisit en sortant de table.
Je vais, dans ce fauteuil, m’étendre doucement :
Cependant n’as-tu pas quelque conte à me dire ?
Inventes-en quelqu’un, et tu m’obligeras ;
Car tu me feras rire,
Ou tu m’endormiras.
MERCURE.
Je vais lancer sur vous quelque trait de satyre,
Et cela vous réveillera.
L’INTÉRÊT.
Oh ! Tu perds le respect, et je t’arrête-là.
Je suis un Dieu que le monde révère ;
On ne m’offre jamais que l’encens le plus doux.
MERCURE.
Mais j’ai l’honneur d’être votre confrère ;
Je suis Dieu comme vous.
L’INTÉRÊT.
D’accord ; mais un Dieu misérable
Ne vaut pas un mortel en fond.
MERCURE.
D’un financier qui sort de table,
Oh, que voilà bien le jargon !
L’INTÉRÊT.
Quoi qu’il en soit, je hais la médisance.
Si tu veux être bien reçu,
Tais-toi sur mon impertinence,
Et parles-moi de ma vertu.
MERCURE.
C’est m’ordonner de garder le silence,
Ou de mentir sur un sujet connu.
L’INTÉRÊT.
Eh ! Mens plutôt, pour te rendre agréable.
Il est doux de se voir flatté.
J’aime mieux un mensonge aimable,
Qu’une choquante vérité.
MERCURE.
Faisons donc votre éloge, ou faux, ou véritable :
Vous comptez tous les Rois au rang de vos sujets,
Et l’Univers est votre empire ;
Au gré de vos désirs vous savez le conduire :
Vous déclarez la guerre, et vous donnez la paix.
L’INTÉRÊT.
C’est parler comme je désire ;
On ne peut mieux louer.
MERCURE.
N’en soyez pas plus vain ;
Car mon encens critique
Fait moins votre panégyrique
Que le procès du genre-humain.
L’INTÉRÊT.
Eh ! Qu’importe, pourvu qu’il vante ma puissance ?
Elle est au plus haut point ; on n’écoute que moi,
Et tout, jusqu’au beau sexe, est fournis à ma loi.
L’Honneur, ce fier rival qu’on vit jadis en France
Arrêter mes efforts et m’imposer des fers,
N’est qu’un fantôme vain, détruit par l’opulence,
Et méconnu de l’Univers.
MERCURE.
Il n’est pas encore temps de chanter la Victoire ;
L’Honneur suivi de la Vertu,
Travaille à rétablir sa gloire :
En arrivant, moi-même je l’ai vu
Qui rassemblait ses troupes dispersées :
Quoiqu’il ait fort peu de sujets,
Craignez ses forces ramassées ;
Il portera le feu jusques dans ce Palais.
L’INTÉRÊT.
Je brave un effort inutile.
Eh ! Contre l’Intérêt, que peut le faible Honneur !
Il compte en vain sur sa valeur.
Tout m’obéit en cette ville ;
Je cours mettre sur pied mes bataillons nombreux :
Il ne lui reste plus que quelques malheureux
Qui respectent son ombre :
Qu’il vienne, il va se voir accabler sous le nombre,
Toi, cependant, ici, tu n’as qu’à recevoir
Les mortels qui viendront révérer mon pouvoir,
Et me demander quelque grâce :
Sers-moi de substitut, et remplis bien ma place.
Scène III
MERCURE, seul
S’il fait marcher tous ses soldats
En de telles alarmes,
Que de robes et de rabats
Nous verrons sous les armes !
Mais quel objet s’avance ? Ah ! Le joli tendron !
Interrogeons un peu cette aimable personne.
Scène IV
MERCURE, FANCHON
MERCURE.
Bonjour, ma petite mignonne ;
Peut-on savoir, s’il vous plaît, votre nom ?
FANCHON.
Fanchon est le nom qu’on me donne.
MERCURE.
Et votre état ?
FANCHON.
Grisette qui n’a rien,
Dont le talent fait tout le bien ;
En un mot, une brune
Qui veut faire fortune.
Je croi que vous m’entendez bien.
MERCURE.
En pareille conjoncture ?
Vous ne pouviez, sur ma foi,
Vous adresser mieux qu’à moi.
FANCHON.
Qui donc êtes-vous ?
MERCURE.
Mercure.
FANCHON.
Vous vous trompez, Seigneur ;
Je veux faire fortune en tour bien, tout honneur :
J’ai de l’ambition, mais j’y joins la sagesse ;
J’aspire au plus haut rang qu’on puisse souhaiter ;
Souvent on le peut acheter
Par quelques moments de faiblesse,
Mais, par le talent seul, je veux le mériter.
MERCURE.
Eh ! Quel est donc ce rang, où vous voulez monter ?
FANCHON.
Puisqu’il faut expliquer le désir qui me pressa,
Je brûle d’être Princesse.
MERCURE.
De théâtre, sans doute ?
FANCHON.
Oui. Voilà justement
L’objet de mon empressement.
MERCURE.
La belle, en ce cas-là, votre grandeur rapide
Sera l’ouvrage d’un moment.
Dans peu vous allez être Iphigénie, Armide,
Cléopâtre, Chimène, Hermione, Atalide,
Et, sous cent noms divers,
Remplir, tour-à-tour, sur la scène
Tous les Trônes de l’Univers :
Bourgeoise le matin, et le soir Souveraine.
FANCHON.
Pourvu que je sois Reine
Deux heures seulement,
Trois ou quatre fois la semaine,
Il ne manquera rien à mon contentement.
MERCURE.
Est-ce pour l’Opéra que penche la balance ?
Où les Acteurs Français ont ils la préférence,
Quel Théâtre verra briller votre talent ?
FANCHON.
Je veux me déclarer pour le plus opulent.
Comment l’intérêt nous éclaire,
Je viens lui parler sur cela ;
C’est un Conseiller nécessaire
Dont la lumière m’instruira.
MERCURE.
Je le double ; et, dans cette affaire,
Mercure seul vous conduira,
Comme introducteur ordinaire
Des Princesses de l’Opéra ;
Il l’est également de toutes les Infantes !
Dont le Théâtre seul ne borne pas le gain ;
Ainsi, vous ne sauriez être en meilleure main :
La chose est des plus importantes,
Pesons-la mûrement. À tout prendre, je crois
Qu’à la troupe française il faut donner le choix ;
En voici les raisons pressantes :
Le Trône des Reines chantantes
Ne fut jamais rempli si dignement
Qu’il l’est présentement.
Qui peut le disputer à des voix si charmantes ?
Mais, sur le Théâtre français,
Les places sont vacantes,
Et les grands rôles n’y sont faits,
Que par les confidentes :
Le sérieux, autrefois si suivi,
Est à-peu-près joué comme on le joue ici.
FANCHON.
Je cède à des raisons qui font si convaincantes ;
Mon cœur pour les Français penche présentement,
Je veux, qu’en paraissant,
Le parterre m’adore, et la troupe me craigne.
MERCURE.
Profitez donc de l’interrègne ;
Saisissez cet heureux instant,
Et donnez une Reine au public qui l’attend.
FANCHON.
Si votre secours favorable
Secondait mon effort ;
Si j’obtenais un bien si désirable,
Je ne changerais pas mes jours contre le sort
D’une Princesse véritable.
D’une Actrice qui plaît
Je sens tout l’avantage ;
Je crois déjà goûter ce bonheur tel qu’il est ;
Et mon esprit s’en fait une flatteuse image.
Les honneurs, les plaisirs volent à mon passage ?
Le vieillard enchanté me comble de présents,
Et ne peut trop payer les pleurs que je répands,
Tandis que l’aimable jeunesse
Exalte par tout mes talens.
Dans cette favorable ivresse,
Je me vois dans les Cieux, je suis une déesse
Pour qui, de tous côtés, on fait fumer l’encens.
Au Théâtre (quelles délices !)
Sans cesse je reçois des applaudissements,
Dans les foyers des compliments ;
Et, sans oublier les coulisses
Où l’on me conte cent douceurs,
Vous êtes, me dit l’un, la Reine des Actrices,
Et vous enlevez tous les cœurs.
Ah ! Vous m’avez percé jusques au fond de l’âme,
Ajoute un autre tout en pleurs,
Fanchon, unique objet de mes vives ardeurs,
Vous m’attendrissez trop, finissez, je me pâme,
S’écrie un petit-maître en ces instants flatteurs.
Grands Dieux ! Quand elle songe à ce bonheur extrême,
Peut s’en faut que Fanchon ne se pâme elle-même.
MERCURE, à part.
Oh ! Dans la passion qu’elle entre vivement !
Elle est grande Actrice vraiment,
Et j’en augure bien, si cela continue.
FANCHON.
Ce n’est pas tout. Lorsque je sors delà,
On se dispute à qui m’aura :
Je suis en tous lieux bien reçue ;
Et, quand je passe dans la rue,
Chacun me montre au doigt ; c’est elle, la voilà :
Pour comble de bonheur, je vivrai dans l’histoire :
Après ma mort on me célébrera ;
Mille épitaphes on fera
Pour éterniser ma mémoire,
Tout Paris les récitera,
Ensuite on les imprimera.
Ah, quel plaisir ! Ah, que de gloire
Il semble que j’y suis déjà.
MERCURE.
Commencés par jouir des plaisirs de la vie,
Et ne vous pressez pas
De goûter ceux qu’une folle manie
Peut vous promettre au-delà du trépas.
Mais revenons au point qui guide ici vos pas,
Il faut bien des talens pont le voir applaudie :
C’est peu que d’avoir des appas ;
Le Théâtre demande une fille accomplie ;
Il faut à la figure, il faut à la beauté
Allier la Noblesse avec la liberté ;
Posséder, à la fois, mémoire, intelligence,
Voix, geste, sentiment, grâce, goût, vérité,
Don des larmes, vivacité,
L’éloquence des yeux et celle du silence.
FANCHON.
Il est encore un don par moi plus souhaité ;
C’est ce je ne sais quoi qui plaît sans qu’on y pense.
Plus puisant sur les cœurs que toute la science :
Ajoutez-y la qualité
Dont j’ai le plus besoin en cette extrémité.
MERCURE.
Quelle qualité donc ?
FANCHON.
C’est cette confiance
Qui sait faire valoir la médiocrité,
Et sans qui le talent meurt dans l’obscurité.
Il faut, dans une Actrice, une noble assurance.
MERCURE.
Et, dans les spectateurs, il faut de l’indulgence.
FANCHON.
C’est ce qui me soutient dans mon noble projet.
Je n’ai pas tous les dons peut-être qu’il faudrait,
Mais, pour les remplacer, je fuis assez hardie,
Sous le masque trompeur d’une humble modestie.
Pour peu que vous m’aidiez, vous et mes Partisans,
Allez, je saurai faire honneur à mes talens.
Un mérite commun que fuit la hardiesse,
Que soutient le manège, et qu’exalte l’adresse,
Brille avec plus d’éclat qu’un mérite accompli
Qui craint de se produire, et qui n’a point d’ami.
Mais, à propos d’ami, dans cette circonstance,
Comme par le besoin je me sens arrêter,
Il m’en faut un qui m’aide à débuter,
Et qui, par conséquent, nage dans l’opulence.
MERCURE.
Oh ! Sans aller plus loin, voici votre Héros ;
C’est un fameux caissier qui vient fort à propos ;
Il ne sait rien, et de tout il se pique :
C’est un original si grand,
Et si fou de la Musique,
Que souvent il parle en chantant
Sur le ton des Héros de l’Opéra comique.
FANCHON.
Je saurai lui répondre, de sur le même ton :
C’est mon premier métier, et j’entends ce jargon.
Scène V
MERCURE, FANCHON, MONSIEUR JACQUIN
MERCURE.
Est-ce Monsieur Jacquin qui paraît à ma vue ?
MONSIEUR JACQUIN.
C’est lui-même, Seigneur, c’est lui qui vous salue.
Je viens remercier
L’Intérêt qui m’a fait Caissier.
Air : Ah ! Qu’il fait bon-là !
Qu’avoir une caille
Est un bon métier !
Ah ! J’ai de l’espèce
Tant à manier,
Que je ne sais plus qu’en faire,
Laire
Lon lan la,
Que je ne sais plus qu’en faire.
Ah ! qu’il fait bon là !
MERCURE parodiant le refrain, et montrant Fanchon.
Voici pour vous en défaire.
Laire
Lon lon la,
Voici pour vous en défaire.
FANCHON, à part.
Ah ! Qu’il fait bon-là !
MONSIEUR JACQUIN.
Air : Tuton...
Ah ! Bonjour, brunette aux yeux doux ;
Des ce moment le voulez-vous
Que je vous entretienne ?
Tu tu,
Quel œil bien fendu !
Ton ton,
L’aimable bouchon !
Jamais un tendron
Ne parut si mignon !
Le joli chignon !
Tutaine,
Tuton,
Tutaine.
FANCHON.
Air : Ah ! Qu’il y va gaiement !
C’est débuter fort joliment.
Ah ! Qu’il y va gaiement !
MERCURE.
Monsieur vous croit déjà vraiment
Une Reine de coulisse.
Ah ! Qu’il y va, belle Actrice,
Ah ! Qu’il y va gaiement !
MONSIEUR JACQUIN.
Air : Qu’un mari soit pulmonique.
Vous aurez bon équipage
En femme du haut étage ;
Des bijoux, de l’or, en voilà,
Tira lire, lire liron fa,
Tira li, la ri ra liron fa,
J’en ai ma poche pleine
Tout le long de la semaine :
On vous en donnera,
Tira li, la liron fa,
Tira li, la liron fa.
MERCURE chante.
Allez, mignons de ruelles,
Rengainez votre jargon.
Il déclame.
Mais je parle l’argot du Théâtre lyrique,
C’est un mal qui se communique :
Pour quelques moments prêtons-nous
À cette espèce de manie.
Pour ne pas rompre l’harmonie,
Le sage doit parler le langage des fous.
Il reprend le chant.
Allez, mignons de ruelles,
Rengainez votre jargon.
Pour vaincre les plus cruelles ;
Voilà le sublime ton ;
C’est ainsi qu’on prend les belles,
Lon lan la,
Ô gué lon la.
FANCHON déclame.
Vous suivez trop, Seigneur, l’ardeur qui vous agite.
Telle que je parois, je pense noblement ;
Je veux un Protecteur, et non pas un Amant.
MERCURE, à part.
Ah ! La petite hypocrite !
MONSIEUR JACQUIN.
Bon ! Vous disputez sur les noms ?
MERCURE.
Mademoiselle a ses raisons :
Sur le point d’orner la scène
Dans le Faubourg saint Germain,
Elle doit parler en Reine,
Et, jusqu’au moindre terme, anoblir tout enfin
La présence d’un tiers gêne d’ailleurs son âme ;
Je vais vous laisser seul expliquer votre flamme.
Il s’en va.
Scène VI
MONSIEUR JACQUIN, FANCHON
MONSIEUR JACQUIN
Air : Je ne saurais.
S’il faut jouer une Pièce,
Ne la jouons qu’à huit clos :
La, vous serez ma Princesse,
Je serai votre Héros.
FANCHON.
Je ne saurais.
MONSIEUR JACQUIN.
Me soyez que ma maîtresse.
FANCHON.
J’en mourrais.
Elle continue
Air.
Je prétends de mon jeu faire admirer sans cesse
La beauté,
Et, joignant aux talents une exacte sage...
MONSIEUR JACQUIN.
La rareté !
FANCHON.
Exciter doublement, unique en mon espèce ;
La curiosité.
Elle déclame.
Oui, Fanchon au public veut plaire uniquement.
MONSIEUR JACQUIN.
Air : Dans nos Bois il y a un Hermite.
Rien qu’à lui seul ! Ah ! le pénible ouvrage,
Avec tant d’agrément !
FANCHON.
On peut, Monsieur, attirer son suffrage,
Et vivre sagement.
MONSIEUR JACQUIN.
Pour une Actrice, ah ! le sot personnage !
FANCHON.
Je veux être sage,
Moi,
Je veux être sage.
MONSIEUR JACQUIN.
Air.
Vous prendrez au moins des bijoux,
Dites, la belle, le voulez-vous ?
Je vous le demande à genoux.
Que je vous enrichisse ;
Dites, là belle, le voulez-vous
Que je vous fasse Actrice ?
FANCHON, déclamant.
Vous pouvez, en Héros qui soulage mes peines ;
Me verser vos faveurs sans attendre des miennes,
Vivement.
Et je les recevrai, mais d’un cœur, mais d’un front
Froidement.
Qui vous feront juger... de mon respect profond.
MONSIEUR JACQUIN.
Qu’elle déclame bien ! Que de feu ! Que de grâce !
Accordez-moi, ma Reine, encore une autre grâce !
Préférés l’Opéra ; j’idolâtre le chant,
Même sans m’y connaître.
Le Théâtre Français est d’ailleurs indigent.
FANCHON.
En ce cas, vous êtes le maître.
Car j’ai l’un et l’autre talent.
Me voilà prête à chanter sur le champ.
Air parodié : Carnaval et la Folie.
Qu’en ces lieux chacun chante,
Que l’écho chante avec nous.
Fanchon plaît, sa voix enchante,
Il n’est point de son plus doux.
Fiers Héros de Comédie,
Voyez-là d’un œil jaloux ;
Elle est, malgré l’harmonie,
Plus Actrice que vous tous.
MONSIEUR JACQUIN.
Ah ! Mon âme est ravie.
Il chante.
Air : Bacchus, laissés-moi soupirer. Du Carnaval et la Folie.
Pour vous, que je vais soupirer !
À vous, que je vais boire !
Vos talents forceront tous les yeux à pleurer ;
Ils sont trop sûrs d’emporter la victoire ;
Je cours dans tout Paris, je cours les célébrer :
Pour hâter nos plaisirs, je vais hâter leur gloire.
Pour vous, que je vais soupirer !
À vous, que je vais boire !
Il déclame.
Mais venez avec moi vous-même vous montrer ;
Un mot de votre bouche aura plus de puissance ;
Un seul regard de vos yeux séduisants,
Vous feront plus de Partisans,
Que ne fera mon éloquence.
FANCHON.
Eh ! Puis- je me montrer en cet état, Seigneur,
Sans ornement et sans parure,
Sans un seul Diamant qui brille en ma coiffure ?
Fanchon vous ferait déshonneur.
MONSIEUR JACQUIN.
Venez, Princesse fortunée ;
Des plus riches brillants vous allez être ornée,
Pour premier gage et pour garant certain
De mes ardeurs parfaites.
Prenez ce Diamant, qu’il pare votre main.
FANCHON.
Est-ce un présent que vous me faites ?
MONSIEUR JACQUIN.
Prenez toujours, prenez sans plus tarder.
FANCHON, à part.
Qu’il ne s’avise pas de le redemander.
Elle chante.
Air : Mariez, mariez-moi.
Menez Fanchon maintenant
Chez tous les gens d’importance,
Pour leur faire un compliment,
Et briguer leur indulgence ;
Promenez, promenez, promenez-la,
Faites bien de la dépense ;
Promenez, promenez, promenez-la,
Et chacun l’applaudira.
MONSIEUR JACQUIN répète.
Promenons, promenons-la,
Et chacun l’applaudira.
Scène VII
MERCURE, MONSIEUR JACQUIN, FANCHON
MERCURE.
Je vois à l’air dont vous quittez ces lieux,
Que vous êtes d’accord tous deux.
MONSIEUR JACQUIN.
Air : Le Tambourineur.
Malgré de justes alarmes,
Mon cœur lui rend les armes ;
Je vais assembler l’escadron,
Et pretin tin pretan tambouriner ses charmes,
Et pretin tin pretan tan
Rite rita plan,
Pretan tambouriner son nom.
MERCURE.
Air : Il était trois filles.
À la Débutante
Il faut du soutien ;
D’une brigue ardente
L’aide fait du bien :
Qu’on me la claque, claque,
Qu’on me la claque bien.
M. Jacquin et Fanchon sortent.
Scène VIII
MERCURE, MONSIEUR DAVID entrant d’un air effrayé, une cassette à la main
MERCURE.
Qui vous fait donc courir si vite ?
MONSIEUR DAVID.
C’est le pressant danger
Où l’Intérêt m’a su plonger ;
Et je viens dans le fond du palais qu’il habite,
Le prier de me protéger.
MERCURE.
Quel mortel êtes-vous ?
MONSIEUR DAVID.
Un habitant du monde,
Dont le nom est connu sur la terre et sur l’onde ;
Commerçant de profession,
Et Juif de nation.
Par une triste circonstance,
Je me vois riche et pauvre en même-temps ;
Riche de six cens mille francs.
Que dans ce coffre-là je tiens en ma puissance,
Et pauvre de trois millions
Que je n’ai pu payer à l’échéance,
Et qui font qu’aujourd’hui je crains les espions.
D’effroi, dans ce moment, je sens mon âme atteinte.
Ah ! Monsieur, en vous j’aperçois...
MERCURE.
Quoi ?
MONSIEUR DAVID.
Puis-je en bonne-foi...
MERCURE.
Quoi ? Parlez. Quoi ?
MONSIEUR DAVID.
Vous avouer ma crainte ?
Dites-moi...
MERCURE.
Quoi ? Morbleu ! Quoi, donc ? Expliques-toi,
Pour la troisième fois, quoi, quoi ?
MONSIEUR DAVID.
Excusez ma frayeur, et parlez-moi sans feinte :
Dites-moi quel est votre emploi ?
Vous m’observez Je vois...
Ah ! Porteur de contrainte
Vous êtes, je crois ?
MERCURE.
Moi !
Tu me fais trop d’honneur ; je ris de ta pensée.
Pour un bâton d’exempt
Prends-tu mon caducée ?
La peur te trouble en ce moment :
D’un alguazil ai-je bien la figure ?
Ouvres les yeux, je suis Mercure ;
Va, cesses d’avoir le frisson ;
Que mon nom te rassures :
Je protège tout fripon,
Ainsi je suis ton patron.
MONSIEUR DAVID.
Pardon je change de langage,
Et ce dernier discours rappelle mon courage.
Généreux protecteur de tous les intriguants,
Dieu fertile en expédients,
Dans mon pressant malheur, que votre esprit m’éclaire ;
Pour frustrer mes créanciers
Des trois quarts de leurs deniers,
Dites-moi comment faire ?
MERCURE.
Attendez, Mercure connaît
Une Dame dont l’art peut vous cirer d’affaire ;
Banqueroute est ion nom, et c est chez l’Intérêt
Que la Donzelle fait son séjour ordinaire.
Je vais vous présenter. La voici qui paraît.
MONSIEUR DAVID.
Ah ! Dans son négligé, que je la trouve belle !
Elle a certain attrait qui m’attire vers elle.
MERCURE.
Vous êtes faits pour vous aimer tous deux.
Scène IX
MERCURE, MONSIEUR DAVID, LA BANQUEROUTE
MERCURE.
De tout commerce frauduleux
Puissante Protectrice,
Prêtez votre secours propice,
À ce Juif malheureux,
Que poursuit la fureur des créanciers nombreux.
LA BANQUEROUTE.
Je le prends sous ma sauvegarde ;
Entre mes favoris fameux
J’ai toujours compté les Hébreux ;
Avec distinction toujours je les regarde.
À M. David.
Rassures-toi Mon nom fait la terreur :
Du créancier, que j’accable ;
Ma main prompte et secourable,
Enrichit le débiteur.
On ne sait jamais la toute
Que je prends pour le cacher,
Et je forme une redoute
Dont on ne peut approcher.
En ma personne, enfin, tu vois la Banqueroute,
Invisible en partant et brillante au retour,
Le fléau du commerce et l’appui tour-à-tour.
MONSIEUR DAVID.
Madame vous avez tellement l’art de plaire,
Et vos attraits sont si piquants,
Qu’à faire banqueroute ils invitent les gens :
Je la ferais encore, si j’avais à la faire,
En dépit des archers, en dépit des exempts
Qui pourraient me poursuivre ;
Et ce serait uniquement
Pour avoir, en disparaissant
Le plaisir de vous suivre.
MERCURE.
Je n’aurais jamais cru qu’un Juif fût si galant.
LA BANQUEROUTE.
Seigneur, il n’est pas surprenant
Qu’il trouve ma personne aimable ;
L’Intérêt, à ses yeux, doit me rendre agréable ;
Pour ses pareils c’est un fard excellent ;
Dès qu’on leur est utile, on leur plaît sûrement.
MONSIEUR DAVID.
Non, vous me plaisez par vous-même.
Pour vous prouver à quel point je vous aime,
Avec mon cœur, voilà tout mon argent.
LA BANQUEROUTE.
Va, tu ne risques rien en me le remettant.
Je ne suis pas de ces femmes traîtresses,
Qui mettent tous leurs soins et toutes leurs adresses
À ruiner les gens quelles ont enchaînés ;
Au contraire, Je mets mon art et mes finesses
À rétablir lé fort dés mortels ruinés ;
Loin de les dissiper, j’augmente leurs richesses :
Je sais bonne à l’user. Plus tu me connaîtras,
Plus je te paraîtrai digne de tes tendresses ;
Et, trop charmé d’avoir suivi mes pas,
Plus d’une sois à moi tu reviendras,
Pour entrer riche au port, il te faut trois naufrages ;
Le premier te remettra,
Le second t’engraissera ;
Le dernier, te mettant au dessus des otages,
À jamais t’enrichira.
MONSIEUR DAVID.
À vous, aveuglément, votre esclave se livre,
Et, jusqu’au bout du monde, il est prêt à vous suivre.
LA BANQUEROUTE.
Partons vite, le temps nous est cher aujourd’hui ;
Pour triompher, la fuite est nécessaire :
Il faut qu’un Contrat salutaire
T’assure les deniers d’autrui :
C’est-là le dernier trait de notre savoir faire ;
C’est mon chef-d’œuvre, enfin.
Comme l’astre éclatant qui brille sur la terre,
Tu vas, après l’orage et le tonnerre,
Reparaître ici plus serein.
MONSIEUR DAVID.
Après une telle assurance,
Et muni largement de ce riche métal,
Je vais partir plein d’espérance.
MERCURE.
Dieu vous garde de mal.
LA BANQUEROUTE chante.
Air.
Suis-moi sans autre forme ;
Emportons ces deniers.
Attendez-nous sous l’orme,
Messieurs les créanciers.
Elle sort avec M. David.
Scène X
MERCURE, PHÈDRE, HIPOLITE
PHÈDRE, d’un ton tragique.
Oui, Prince, je prétends rompre notre lien.
HIPOLITE.
Non ; pour y consentir, j’aime trop votre bien :
Je veux que l’Intérêt le confirme lui-même.
PHÈDRE.
Et je viens implorer sa puissance suprême,
HIPOLITE montrant Phèdre.
Conservez-moi ma femme et son bien précieux.
PHÈDRE.
Seigneur, délivrez-moi d’un époux odieux.
HIPOLYTE.
Elle m’a recherché.
PHÈDRE.
Seigneur, il m’a séduite.
HIPOLITE.
Écoutez ma défense.
PHÈDRE.
Approuvez ma poursuite.
MERCURE.
Parlez l’un après l’antre, ou taisez-vous tous deux.
PHÈDRE.
Rompez mon hyménée, il le faut, je le veux.
MERCURE.
Madame, vous parlez dans votre humeur hautaine
D’un ton bien absolu.
PHÈDRE.
Je parle en Souveraine,
En Princesse outragée, et qui vient aujourd’hui
Contre un indigne Époux implorer votre appui.
Soyez sensible aux pleurs d’une Reine douairière,
Qui du commandement descend à la prière.
Que mes cris éclatants, que ma vive douleur...
MERCURE, sur le même ton.
Vous me percez l’oreille en me fendant le cœur.
Finissez, grande Reine,
Finirez des hoquets qui me font trop de peine ;
Dites-moi vos raisons, et trêve de clameur.
PHÈDRE.
Puisque dans mes sanglots votre pitié m’arrête,
Et que les grands éclats vous ébranlent la tête,
Je vais, d’un ton plus doux, toucher le point fatal.
MERCURE.
Parlez, je vous entends ; voici mon tribunal.
PHÈDRE.
Jadis j’ai fait fleurir l’Empire dramatique.
MERCURE.
Votre règne est passé, point de panégyrique :
Venez au fait.
PHÈDRE.
Hé bien, ce petit Prince, ingrat,
Haï des Grands, du Peuple, et rebut de l’État
Vint s’offrir à mes yeux dans son sort déplorable
Et Phèdre lui tendit une main secourable.
Sur les cœurs généreux, que ne peut la pitié !
Je la poussai trop loin, je devins sa moitié.
Que dis-je ? Je le fis maître de ma richesse.
Ah ! Devais-je compter sur l’aveugle jeunesse ?
Dès que de nies trésors il se vit possesseur,
De mille objets nouveaux il fut l’adorateur ;
Mon cœur de son amour ne reçut plus de preuve,
Et, mon époux vivant, je me vis enfin veuve.
Avare de tendresse, il prodigue mon or ;
Pour se faire haïr, il le dissipe encor ;
Et, brillant dans un char comme dans un nuage,
Il excite les cris du public qu’il outrage :
Il a tant fait enfin, par tous ses vains éclats,
Qu’il s’est vu justement bannir de nos états.
Il est puni par-là de son ingratitude ;
Mais il mérite encore un châtiment plus rude.
Seigneur, que l’Intérêt rompe dans ce moment :
Un hymen que j’ai fait contre son sentiment !
D’un bien qu’il chérit seul, privez son avarices !
Oui, ma gloire le veut, comme votre justice ;
Je ne puis plus, sans honte, avouer pour mari
Un Infant malheureux que l’exil a flétri,
Et qui puisqu’à me plaindre il a forcé ma bouche,
N’a pas du moindre gage honoré notre couche.
MERCURE.
Qu’Hipolite réponde ainsi que défendeur.
HIPOLITE.
C’est ce qu’en peu de mots je vais faire, Seigneur.
Phèdre se plaint qu’étant pour elle sans tendresse,
Mon cœur dissipe ailleurs son bien et ma jeunesse ;
Mais elle doit s’en prendre à ses transports jaloux ;
Que dis-je ? A-t-elle crû qu’un héros tel que nous,
Jeune, et dans l’âge ardent où le plaisir l’appelle,
Passerait tristement tous ses jours auprès d’elle ?
Non, pour tant de constance, on a trop d’agréments.
À cent plaisirs divers je dois tous mes moments ;
Le Bal, le jeu, la table, en ont une partie.
Autrefois ma, fureur était la Comédie ;
De mes heures, toujours, elle avait la moitié.
MERCURE.
C’est-là de votre temps le plus mal employé.
HIPOLITE.
J’ai vécu, j’en conviens, en héros petit-maître ;
Mais, Seigneur, à mon âge est-ce un crime de l’être ?
On dit que dans un char tous les jours je parais :
Eh ! Pour marcher à pied les Infants sont-ils faits ?
Sont-ce-là des raisons pour rompre un hyménée,
L’ouvrage de son choix et de plus d’une année ?
Je suis, ajoute-t-il, un malheureux banni,
Indigne désormais d’être avec elle uni.
De quel front, et comment oses-t-elle le dire,
Elle, dont la fureur m’a seule fait proscrire ?
Et de quelque façon que m’ait banni l’État,
Le suis-je de son lit, pour l’être du Sénat ?
Elle s’en prend à moi, Reine sexagénaire,
De la douleur qu’elfe a de ne pas être mère.
Des miracles pareils, pour conclure en deux mots,
Sont réservés aux Dieux, et passent le héros.
Punissez-la, Seigneur, par un Arrêt sévère,
Et confirmez un nœud que vous m’avez fait faire.
À part, en donnant à Mercure une bourse pleine d’or.
Voilà pour augmenter la force de mes droits.
MERCURE, bas en la prenant.
Auprès de l’Intérêt ce moyen a du poids.
Haut.
Malgré la haute suffisance
D’Hipolite, Prince mineur,
Attendu qu’aujourd’hui son droit est le meilleur ;
L’Intérêt, qui pour lui fait pencher la balance,
Déclare l’hymen bon,
Comme étant fait de sa façon ;
D’avoir un héritier, lui-même le dispense :
Pour punir Phèdre en même-temps,
De n’avoir, à ton âge,
Écouté que l’amour volage,
Il la condamne à payer les dépens.
PHÈDRE.
Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ;
Pour garder un époux qui rit de mon affront,
Et dont je ne puis plus faite rougir le front ?
Mais, traître, ne crois pas qu’une injuste sentence
Arrête un seul moment le cours de ma vengeance.
J’irai porter ma plainte au bout de l’Univers ;
Je passerai les monts, traverserai les mers ;
Les ans retentiront de mes cris lamentables...
Mais, où vont m’égarer mes douleurs pitoyables ?
Ne portons pas si loin ma fureur aujourd’hui :
Courons à la chicane, implorons son appui ;
Qu’elle seconde enfin la rage qui m’anime,
Et m’ôte le fardeau d’un époux légitime.
Va, perfide, il sera beaucoup plus doux pour moi
De mourir en plaidant que de vivre avec toi.
HIPOLITE.
On m’assure mon bien, en m’assurant ma femme.
Je ne vous quitte point y Princesse de mon âme.
Il la suit.
Scène XI
MERCURE, seul
Pour défendre ses droits ;
Elle a recours à la chicane ;
Mais l’Intérêt est son organe,
Elle perdra deux fois.
Scène XII
MERCURE, MONSIEUR VENTREBLEU
MONSIEUR VENTREBLEU.
Êtes-vous l’Intérêt ?
MERCURE.
Je suis son substitut ;
Cela revient au même.
MONSIEUR VENTREBLEU.
Je vous dirai donc pour début ;
Que je suis las de ma misère extrême.
Ventrebleu, c’est mon nom, partisan de l’Honneur ;
J’ai suivi soixante ans son drapeau suborneur ;
J’ai lutté, pour lui seul, contre la voix commune :
À pied comme à cheval, pour défendre ses droits,
Je me suis battu tant de fois,
Qu’avec ce bras j’ai perdu ma fortune ?
Tandis que cent coquins dont j’étais la terreur,
Ont prospéré par leurs souplesses,
Et, qu’étant devenus enfants de la faveur,
Ils se sont élevés à force de bassesses.
Sur mon aveuglement affreux,
Ma raison, quoique tard, vient porter sa lumière.
Je renonce à l’Honneur, il ne fait que des gueux :
L’Intérêt est lui seul le patron des heureux,
Je me range sous sa bannière.
MERCURE.
Vous auriez dû vous y ranger plutôt.
Je suis pourtant charmé que vous soyez des nôtres ;
Mais on rira de voir un financier manchot.
MONSIEUR VENTREBLEU.
Corbleu ! Nous pillerons aussi-bien que les autres :
Mettez-moi vît à même, et, pour gagner du bien,
Vous allez voir si j’y vais de main morte.
Serrant la main de Mercure.
Je n’ai que celle-là, mais elle est assez forte ;
Ce qu’elle saura prendre, elle le tiendra bien.
MERCURE.
Ouf ! Vous m’estropiez !
MONSIEUR VENTREBLEU.
Bon ! Vous criez de rien ;
Et, pour un Dieu, vous, êtes bien sensible.
MERCURE.
Ah ! Monsieur Ventrebleu, vous serez sûrement
Un Receveur très excellent,
Car vous avez une patte terrible.
MONSIEUR VENTREBLEU.
À vingt ans c’était bien autre chose vraiment
Et, si mon cœur que rien n’a pu corrompre...
Mais, quel est ce fâcheux qui vient nous interrompre ?
Au diable l’importun, avec son air discret.
Scène XIII
MERCURE, MONSIEUR VENTREBLEU, MONSIEUR TAPINOIS
MONSIEUR TAPINOIS.
Je voudrais bien, Seigneur, vous parler en secret.
MERCURE, à M. Ventrebleu.
Pour un moment, éloignez-vous, de grâce.
MONSIEUR VENTREBLEU, à M. Tapinois.
Ventrebleu ! Soyez court ; je suis des plus pressés
J’ai soixante ans passés,
Et j’attends une place.
Scène XIV
MERCURE, MONSIEUR TAPINOIS
MONSIEUR TAPINOIS.
Seigneur, je tremble qu’en ces lieux
Quelqu’un ne nous écoute.
MERCURE.
Ne craignez rien ; quittez cet air mystérieux.
MONSIEUR TAPINOIS.
Je puis donc vous ouvrir mon cœur entier ?
MERCURE.
Sans doute.
MONSIEUR TAPINOIS.
Je viens incognito, Seigneur ; et, pour raison,
Aux regards curieux je veux cacher ma route.
J’aime à couvrir mon jeu : Tapinois est mon nom ;
Tout mon désir est de paroître
Honnête homme en public, sans me piquer de l’être ;
Et quoique je me dise esclave de l’Honneur,
De l’Intérêt, au fond, je fuis très serviteur :
Je vous en convaincrai par ce que je vais dire.
MERCURE.
Tous mes instants sont chers, hâtez-vous de m’instruire
MONSIEUR TAPINOIS.
Je suis premier commis
De Timante, homme en place ;
Il a grand nombre d’ennemis,
Il faudra qu’il succombe au coup qui le menace :
Sa conduite paraît justifier leurs cris.
Entre nous, il répand beaucoup plus qu’il n’amasse :
Son cœur ne songeant qu’à jouir,
Néglige l’Intérêt pour suivre le plaisir.
MERCURE.
C’est un monstre dans la finance.
MONSIEUR TAPINOIS.
Je puis vous dire ici, sans trop de confiance,
Que nul autre que moi ne peut lui succéder ;
J’ai seul la clef de toutes ses affaires,
Je puis seul tout raccommoder ;
Et, pour y réussir, j’ai de sûres lumières.
MERCURE.
Vous aurez, mon ami, ce que vous mérités,
Mais j’ai besoin de vos clartés ;
Je ne suis pas au fait.
MONSIEUR TAPINOIS.
Voici pour vous y mettre :
Cet écrit précieux que j’ose vous remettre,
Renferme exactement ce que vous souhaitez :
Qu’il serve à ma grandeur, mais sans me compromettre.
Que Timante ignore à jamais
Que sa chute est l’ouvrage
D’un homme qui sous lui fit son apprentissage ;
Et qu’on a vu chargé de ses bienfaits.
Ce secret doit relier dans une nuit profonde ;
S’il parvenait au jour
Je serais, dans le monde,
Déshonoré sans retour.
MERCURE.
J’admire, à due vrai, votre délicatesse.
MONSIEUR TAPINOIS.
Que voulez-vous ?’ Soit raison ou faiblesse,
Je peux paraître tel que j’ai toujours paru.
L’estime des hommes m’eu chère ;
Je les trompe bien mieux en étant bien reçu :
Et le masque de la vertu,
Pour avoir cette estime, est toujours nécessaire :
Je la perdrais bientôt, si j’en étais connu.
Permettez donc que je vous concilie
Avec le rigoureux Honneur.
Vous êtes sur de posséder le cœur,
Il n’a que les dehors que je lui sacrifie :
Souffrez, encore un coup, ce partage aujourd’hui,
Je vous servirai mieux en feignant d’être à lui.
MERCURE, à part.
Sans nuire à l’Intérêt, je veux punir ce traître,
Et le priver du prix de sa noirceur.
J’ai l’hypocrisie en horreur :
Lorsque je l’aurai fait connaître
Dans le camp de l’Honneur,
Le fourbe démasqué n’osera plus paraître ;
Il sera forcé d’être
Fripon à découvert,
Et d’avouer, pour son unique maître,
Ce même Intérêt qui le perd :
Et, pour augmenter sa souffrance,
Dans ce même moment,
Je vais, au poste qu’il attend,
Placer un autre en sa présence.
MONSIEUR TAPINOIS.
J’attends le prix de mon aveu,
Et mon impatience est grande.
Comptez, en m’exauçant, sur une double offrande.
Scène XV
MERCURE, MONSIEUR TAPINOIS, MONSIEUR VENTREBLEU
MERCURE.
Holà, hé ! Monsieur Ventrebleu,
Approchez.
MONSIEUR VENTREBLEU.
Me voilà.
MERCURE.
Répondez à Mercure ;
Mais soyez vrai ; ceci n’est pas un jeu.
Vous sentez-vous l’âme bien dure ?
MONSIEUR VENTREBLEU.
Comme du fer morbleu !
Voulez-vous que j’en fasse un ferment effroyable ?
MERCURE.
Oui. Jurez-moi d’avoir un cœur impitoyable,
Et de n’ouvrir jamais la main,
Que pour piller le misérable.
MONSIEUR VENTREBLEU.
Je jure, ventrebleu ! par mon nom redoutable,
D’avoir un cœur de bronze, avec un bras d’airain,
Et sans relâche enfin,
De voler comme un diable,
La nuit, le jour, le soir et le matin.
MERCURE.
Après un tel serment, venez que je vous rende
Heureux à ses dépens.
Vous possédez tous les talents,
Toutes les vertus que demande
L’emploi qu’il vient d’ôter à ton patron,
Et qu’il croit mériter par cette trahison.
MONSIEUR TAPINOIS.
De mon zèle pour vous, est-ce la récompense ?
Dieu cruel ! Dieu trompeur !
Vous m’enlevez le prix qu’attendait mon labeur,
Pour le donner à l’ignorance.
MERCURE.
Va, sors ; tu peux te retirer,
Présentement que j’ai su pénétrer
Et démasquer le fond de ton âme traîtresse.
De protéger un fripon déclaré,
Mercure a sou vent la faiblesse ;
Mais il est ennemi juré
De tout maraud de ton espèce
Qui veut avoir l’habileté
De voiler sa scélératesse
Sous l’habit de la probité.
MONSIEUR TAPINOIS.
Ah ! Je cours, de ce pas, me noyer ou me pendre.
MONSIEUR VENTREBLEU.
Le voilà bien puni de m’avoir fait attendre.
Serviteur. Je cours vite exercer mon emploi :
Le temps m’est cher, j’en ai peu devant moi
Pour bien mettre à -profit cette heureuse aventure.
Je veux, tout calculé, je veux, tout rabattu,
Qu’un an ou deux de pillage et d’usure,
Réparent pleinement l’injure
Et le tort que m’ont fait soixante ans de vertu.
Scène XVI
MERCURE, ARLEQUIN
ARLEQUIN, entrant d’un air effronté.
Cette salle est assez jolie ;
Et voilà bien du logement.
MERCURE.
Vous entrez, mon ami, bien familièrement.
ARLEQUIN.
Oh ! Je suis sans cérémonie.
MERCURE.
Eh ! Qui vous a conduit dans cet appartement ?
ARLEQUIN.
Le hasard en partie,
Puis, d’un autre côté,
La curiosité.
Comme je passais dans la rue,
Cet Hôtel m’a frappé la vue ;
J’y suis entré, sans autre compliment,
Pour voir si le dedans, par sa magnificence,
Répondait bien à l’apparence.
MERCURE.
Eh ! Qu’en pense Monsieur ? Quel est son jugement ?
ARLEQUIN.
Eh ! Mais j’en fuis assez content.
MERCURE.
Je fais cas d’un suffrage aussi grand que le vôtre.
Mais quel homme êtes-vous ?
ARLEQUIN.
Un homme comme un autre.
Je bois, je mange, et je dors bien ;
Je ris de peu de chose, et n’ai souci de rien.
MERCURE.
Sa conversation me paraît singulière,
Et les discours naïfs commencent à me plaire :
Je veux l’enrôler parmi nous ;
Et, sur ses sentiments, il faut que je le fonde.
Haut.
Votre nom ?
ARLEQUIN.
Arlequin.
MERCURE.
Quel métier avez-vous ?
ARLEQUIN.
Aucun.
MERCURE.
Que faites-vous, dites-moi, dans le monde ?
ARLEQUIN.
Rien.
MERCURE.
De quoi vivez-vous ?
ARLEQUIN.
De peu.
MERCURE.
Il est laconique, parbleu.
Vos facultés ?
ARLEQUIN.
Une petite rente.
MERCURE.
Vous nourrit-elle ?
ARLEQUIN.
Arlequin s’en contente.
MERCURE.
Je prétends l’augmenter, et vous rendre opulent.
Apprenez que je suis Mercure :
Je puis vous enrichir, et dans un seul moment.
ARLEQUIN.
Vous n’en ferez rien, je vous jure ;
Je me trouve fort bien d’être comme je suis ;
Je fais ce que je veux, je veux ce que je puis ;
Pour de la joie...
MERCURE.
Hé bien ?
ARLEQUIN.
J’en ai ma fourniture,
Et de la bonne, et de la pure,
Sans nul mélange de chagrin,
Car je la tiens de la première main.
MERCURE.
Au sein de l’indigence, eh ! qui vous la procure ?
ARLEQUIN.
Belle demande ! La nature.
Elle m’a bâti de façon,
Que tout me fait plaisir, et rien ne m’inquiète.
Je me passe de peu dans ma condition,
Et je jouis d’une santé parfaite :
Je puis me dire le garçon
De la meilleure pâte, en un mot, qu’elle ait faite.
MERCURE.
Je le veux ; mais, malgré des dons si précieux,
N’est-il rien ici-bas que votre cœur souhaite ?
ARLEQUIN.
Non. Mon défaut n’est pas d’être envieux.
MERCURE.
Quoi ! Vous ne Tentez pas qu’il manque quelque chose
Au bonheur de vos jours, tout grand qu’il vous paraît ?
Votre cœur insensible au bien qu’on lui propose,
Ne connaît donc pas l’Intérêt ?
ARLEQUIN.
J’ignore quel animal c’est.
MERCURE.
Du monde presqu’entier il est le Dieu, le Maître ;
Et vous êtes le seul dont il n’est pas connu.
ARLEQUIN.
Soit animal ou Dieu, je ne l’ai jamais vû.
MERCURE.
Il est honteux à vous de ne la pas connaître :
C’est son art merveilleux qui, sans crime aujourd’hui,
Sait faire, dans vos mains, passer le bien d’autrui :
Les trésors, les grandeurs, c’est lui qui les dispense ;
Il préside au Palais,
Il gouverne dans la Finance :
Il est le Père des Procès,
Et les malheurs publics augmentent sa puissance.
ARLEQUIN.
Fi, c’est un vilain Dieu dont je n’ai pis besoin.
MERCURE.
Ah ! C’est l’Honneur qui vous arrête ;
C’est lui, j’en suis certain.
ARLEQUIN.
L’Honneur ! C’est encore une bête
Que ne connaît pas Arlequin.
MERCURE.
Mais, puisqu’il ne veut pas que l’intérêt l’éclaire,
Il faut bien que l’Honneur le guide en son chemin ;
C’est par l’une ou l’autre lumière
Que se conduit le genre humain.
L’Intérêt cependant a toujours l’affluence,
En voici la raison :
C’est lui qui donne l’opulence,
L’Honneur ne donne qu’un vain nom.
ARLEQUIN.
L’un ni l’autre jamais n’aura ma confiance ;
Ils sont tous deux sujets à caution :
L’Intérêt est Normand, et l’Honneur est Gascon.
MERCURE.
L’Univers, toutefois, marche sous leurs bannières.
ARLEQUIN.
Oh ! Moi, je ne suis pas si sot ;
Je ne m’engage point : je ne suis neutre, en un mot.
MERCURE.
Pourquoi vous écarter des routes ordinaires ?
ARLEQUIN.
Oh ! Vous me mettriez, morbleu ! dans des colères...
À quoi votre Intérêt ou l’Honneur m’est-il bon ?
À moi qui fuis l’embarras des affaires,
Et qui crains le bruir du canon ?
MERCURE.
Mais, qui vous conduit dans la vie ?
ARLEQUIN.
Un guide sûr.
MERCURE.
Qui donc ?
ARLEQUIN.
Ma fantaisie.
MERCURE.
Elle ne suffit pas pour remplir tous vos vœux :
C’est l’Intérêt qui peut lui seul vous rendre heureux.
ARLEQUIN.
C’est de la drogue, si, que vous me voulez vendre ;
Il ôte le sommeil, donne des soins fâcheux.
Je n’ai que faire d’apprendre
À devenir malheureux.
Allez, portez ailleurs ce poison dangereux.
MERCURE.
Si vous étiez des nôtres,
Vous auriez carrosse.
ARLEQUIN.
Oh ! J’aime à marcher à pied.
MERCURE.
Votre bonheur serait d’un chacun envié.
ARLEQUIN.
Mes sentiments, en tout, sont différents des vôtres ;
L’opinion d’autrui ne me fait rien, à moi :
On est heureux pour soi,
Et non pas pour les autres.
MERCURE.
Vous boiriez de bon vin.
ARLEQUIN.
Comment avez-vous dit ?
MERCURE.
Je dis que vous boiriez du vin par excellence.
ARLEQUIN.
Cela mérite qu’on y pense.
MERCURE.
Et vous auriez, sans contredit,
Des mets exquis en abondance.
ARLEQUIN.
Vous me réveillez l’appétit.
MERCURE.
Pour de jolis tendrons, il n’en est point en France
Qui ne vous fît la cour.
ARLEQUIN.
Adieu.
MERCURE.
Arrêtés donc.
ARLEQUIN.
Non, non, je me retire :
Si je restais, Monsieur le Dieu,
Vous êtes un fripon qui pourries me séduire,
Il s’enfuit.
MERCURE, seul.
Il a raison, et je l’admire ;
De la nature, en lui, je connais le pouvoir ;
C’est là, de sa façon, un parfait Philosophe ;
Un sage de la bonne étoffe,
Qui l’est sans s’en apercevoir,
Et qui n’est point gâté par le savoir.
Scène XVII
MERCURE, MONSIEUR JACQUIN, FANCHON
FANCHON.
Air : Non, non, il n’est pas de si joli nom
Non, non,
J’estime trop un si beau don,
Pour vouloir jamais le rendre ;
Non, non,
J’estime trop un si beau don,
Pour en rendre un seul teston.
MONSIEUR JACQUIN récite.
Je l’ai donné pour le reprendre.
FANCHON.
Et moi, je l’ai pris tout de bon :
J’aimerais cent fois mieux le vendre,
Et vous connaissez mal Fanchon.
MONSIEUR JACQUIN.
Je veux que l’intérêt en décide aujourd’hui.
FANCHON.
Très volontiers ; je m’en rapporte à lui.
MERCURE.
Quel est donc le sujet de votre brouillerie ?
MONSIEUR JACQUIN.
C’est un objet de rien, une badinerie.
Il chante.
Air : Est ce que sa, etc.
Deux cens mille francs seulement,
Que me coûte la belle.
FANCHON.
Pour un riche Caissier, vraiment,
C’est une bagatelle.
MERCURE.
Dis à quel jeu
As-tu, morbleu !
Gagné somme si grande ?
Parles, Fanchon,
Répons-moi donc.
FANCHON.
Est-ce que ça se demande ?
Elle déclame.
Il m’a, partout Paris, triolée à son gré.
Ah ! Bon Dieu, quel martyre !
Et, dans, une Maison dès qu’il était entré,
Il commençait par me dire :
Air : Perroquet mignon.
Aimable Fanchon.
Chante une Chanson ;
De ces bijoux je te fais don,
Pour prix de ta peine.
J’ai tant chanté,
Répété
La mi ré,
Que j’en suis hors d’haleine.
MERCURE.
C’est tant mieux pour toi,
Chanteuse du Roi.
MONSIEUR JACQUIN déclame.
Ah ! Je suis si fort en colère,
Que je ne me sens plus la force de chanter.
Je l’ai fait pour la satisfaire,
Pour engager les gens à la voir débuter :
La friponne, à présent qu’elle est sûre de plaire,
Et qu’elle tient tous nos bijoux,
Badine, et se moque de nous.
FANCHON.
En un mot, pour lui complaire,
J’en ai dit de toutes façons.
Elle chante.
Air : Il se fait une grande fête.
Des Cantates, des Ariettes,
Grands airs de Phaéton,
Vaudevilles, Chansonnettes,
Sans compter le Cotillon,
Le cotillon,
Turlurette,
Le cotillon,
Turluron.
Elle déclame.
Seigneur, n’ai-je pas bien gagné tous les présents.
Et les largesses qu’il m’a faites ?
MERCURE.
Vous avez à profit su mettre les instants.
MONSIEUR JACQUIN.
Quoique Mademoiselle en dise,
Il n’est pas là de marchandise
Pour deux cens mille francs.
FANCHON.
Je vais vous prouver le contraire,
Et sans perdre de temps.
MERCURE.
Voyons ; c’est un calcul très curieux à faire.
FANCHON.
Mettons cent mille francs d’abord,
Tant en récitatifs, qu’en fines ariettes :
Duo, trio.
MONSIEUR JACQUIN.
Chansons, sornettes.
MERCURE, à part.
Le compte est un peu fort.
FANCHON.
Plus, pour un faux vernis de réputation
Que m’a donné votre ardeur indiscrète,
Cent mille francs de réparation ;
À moi qui de tout teins ai fait profession
D’une sagesse très parfaite.
MONSIEUR JACQUIN.
La réputation de cette Dame-là.
Cent mille francs !
MERCURE, à part.
Il est vrai, c’est la vendre
Ce qu’elle vaut, et par-delà.
MONSIEUR JACQUIN.
J’enrage de l’entendre.
Le magasin de l’Opéra
Tout entier ne vaut pas cela.
Mais il faut, sans délai, tenir votre promesse,
Et, de toute votre tendresse,
Payer mes libéralités,
Ou rendre les bijoux que je vous ai prêtés.
FANCHON, déclamant.
Apprenez en ce jour, que lorsqu’une Princesse,
Qu’une Héroïne, enfin, telle que moi, s’abaisse
Jusques à recevoir les présents d’un caissier.
Il doit bénir son sort, et l’en remercier.
MONSIEUR JACQUIN.
Air : Quand le péril est agréable.
Je vous rends grâce, dulcinée,
D’avoir bien voulu vous donner
La peine de me ruiner
Dans une après-dînée.
FANCHON.
Ruine-t-on un homme comme lui ?
MONSIEUR JACQUIN.
Ne croyez pas que mon cœur aujourd’hui
Soit la dupe du vôtre.
MERCURE.
Oh ! Vous avez toit l’un et l’autre ;
À Fanchon.
Il chante.
Air.
Vous, de montrer du dégoût
Dans la conjoncture ;
À Jacquin.
Vous, de n’avoir pas, surtout,
Mis à profit, jusqu’au bout,
La bonne aventure,
Ô gué !
La bonne aventure.
FANCHON.
Air : Que je regrette mon amant !
Que je dois peu le regretter !
L’Intérêt me l’avait fait prendre,
La raison me le fait quitter,
Vieux, jaloux, grossier et peu tendre,
Jacquin m’aimait si sottement,
Qu’il m’ennuyait infiniment.
Jacquin m’aimait, le disait, me parlait, me suivait,
Me lorgnait, me donnait si sottement,
Qu’il m’ennuyait infiniment.
MERCURE, à M. Jacquin
Pour vous, à ce retour vous deviez vous attendre ;
Et je ne vous plains nullement.
Il chante.
Air : Il faut que je file.
Quand un gros richard s’allume,
Pour quelque tendron charmant,
Il doit savoir la coutume,
Et la subir doucement ;
Il faut qu’on le plume,
Plume,
Qu’on le plume à tout moment.
MONSIEUR JACQUIN.
Oui ; mais je dois crier, je pense,
Alors qu’avec la plume on m’arrache la peau.
C’est contre un excès si nouveau,
Que vous devez, Seigneur juger en diligence.
FANCHON.
Oui, décidez, s’il vous plaît,
Sûr organe de l’Intérêt.
MERCURE.
Je vais donc prononcer. Silence.
Ayant, égard à l’état de Fanchon,
Dont les appas font toute la fortune ;
En même-temps, faisant attention
À la richesse peu commune
Du vieux galant de cette brune,
Je lui défens la restitution ;
Son droit incontestable, est la possession.
Tout Caissier doit donner, et ne jamais reprendre :
Toute fille à talent, en toute occasion,
Doit recevoir, et ne doit jamais rendre ;
Ce qu’on lui, prête, est réputé pour don.
FANCHON chante.
Ah ! Quelle joie !
MONSIEUR JACQUIN chante.
Air : On dit qu’amour est si charmant.
Ah ! Quel ennui !
Devais-je m’adresser à lui ?
FANCHON.
Ah ! Devant Mercure, l’appui,
De la galanterie,
Aurais-je pu perdre aujourd’hui,
Moi qui fuis si jolie ?
MONSIEUR JACQUIN.
Air : Philis, un autre amant t’engage.
Que je regrette mes, largesses !
C’est payer bien cher des chansons.
Quand je t’ai prêté mes richesses,
Que n’as-tu fait plus de façons ?
Tu les prenais de si bon cœur, cruelle !
Quand je me rappelle,
Que tu tiens mon or le plus pur,
Cela m’est bien dur.
Air : Eh, dru, dru, dru.
Mais je n’ai pas encore perdu ;
Je puis tout entreprendre :
Je vais, car je suis un cossu,
Pour te faire tout rendre,
Eh, dru, dru, dru,
Faire pleuvoir l’écu.
FANCHON
Et moi, je vais tout vendre.
Ils sortent.
Scène XVIII
MERCURE, seul
Fort bien ; c’est peu que leur talent fertile,
Sur le Théâtre amuse les esprits,
Il donne encore des scènes dans la Ville,
Qui, doublement, divertissent Paris.
Quel bruit soudain se fait entendre ?
Sans doute en son Palais l’Intérêt vient se rendre :
Le son de la trompette et le bruit du tambour,
Annoncent son retour.
Il vient ; devant ses pas marche la Renommée.
Je ris de voir ce spectacle nouveau,
D’argent et de butin une troupe affamée,
Des soldats en rabat, des soldats en manteau,
Et le chef d’un bureau ;
Le digne Général d’une pareille année !
Scène XIX
MERCURE, L’INTÉRÊT suivi de ses Troupes
L’INTÉRÊT.
Entrez tous en bon ordre, avancez, compagnons !
Mercure voit nos bataillons :
En voilà de tout sexe, en voilà de tout âge,
En voilà de tous les états ;
Ne sont-ils pas en brillant équipage ?
Réponds-moi, qu’en dis-tu ?
MERCURE.
Je gage,
À voir tous ces braves soldats,
Qu’ils sont bons aux combats,
Mais qu’ils excellent au pillage.
Surtout, je crois que vous ne manquez pas,
Parmi ce nouveau Militaire,
D’Inspecteur ni de Commissaire.
Mais j’entends l’ennemi qui s’avance à grands pas :
Courage ; ranimez votre vertu guerrière.
L’INTÉRÊT.
Il me vient une idée, elle est digne de moi ;
Sous un tel artifice, il fendra qu’il succombe,
Pour ranger les sujets de l’Honneur sous ma loi ;
Ces armes feront plus que grenade ni bombe.
Mais il vient, je le vois.
Scène XX
LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, L’HONNEUR accompagné de ses Soldats
L’HONNEUR, apercevant l’Intérêt.
De ma juste fureur rien ne peut te défendre,
Monstre ; nous allons t’étouffer
Dans ton Palais réduit en cendre.
L’INTÉRÊT.
Sans répandue de sang, moi, je veux triompher :
D’un seul mot, à l’instant, je m’en vais te confondre,
Tu n’auras rien à me répondre.
Qu’on tire ce rideau ; qu’on étale à leurs yeux
Les immenses trésors que renferment ces lieux.
Aux Soldats de l’Honneur.
Aveugles partisans d’un rival qui m’outrage,
Connaissez votre erreur à ce coup d’œil brillant.
On voit, au fond du Théâtre, couler des fleuves d’or et d’argent, et des monceaux de perles et de diamants.
Contemplez ce riche partage,
Et voyez le prix éclatant
Que je destine à ceux qui me rendront hommage,
Dites à votre Honneur qu’il vous en montre autant.
Tous les Suivant de l’Honneur passent du côté de l’Intérêt.
L’HONNEUR.
Ciel ! Tout fuit mes drapeaux, pour suivre cet infâme !
À peine au triste Honneur reste-t-il une femme !
Allons, arrachons-nous de ce profane lieu,
Et disons à la terre un éternel adieu.
Ils sortent.
L’INTÉRÊT.
Mes fidèles Sujets prenez part à ma gloire,
Célébrer mon triomphe et chantez ma victoire.
Air.
Chantons la puissance suprême
De l’Intérêt, maître de l’Univers ;
Il asservit la terre, il enchaîne les mers ;
Il triomphe de l’amour même :
Les Mortels et les Dieux sont soumis à ses fers.
Chantons la suprême puissance
De l’Intérêt, maître de l’Univers.
C’est l’Intérêt, c’est sa puissance
Qui fait fleurir chaque métier ;
Les arts et la science
Lui doivent la naissance.
Il instruit le marchand et l’artisan grossier ;
Il guide l’homme de finance ;
Il inspire l’auteur, il arme le guerrier ;
Et l’Avocat, sans lui, garderait le silence.
Vaudeville
En toute sorte d’affaire
Qui veut se rendre vainqueur,
Doit, peur arme nécessaire,
Employer l’or séducteur.
On ne choisit plus pour guide
La Justice ni l’Honneur,
C’est l’Intérêt qui décide.
Probité, vertu sévère,
Ne sont plus qu’un vain jargon.
À se rendre nécessaire,
Il faut mettre sa raison
On laisse l’Honneur rigide,
On avance le fripon ;
C’est l’Intérêt qui décide.
Pour gagner d’une fillette
La tendresse promptement,
Au lieu de conter fleurette,
Il faut compter de l’argent :
Les soins d’un amour timide
Ne touchent plus maintenant,
C’est l’Intérêt qui décide.
Le mérite et la tendresse
Du plus charmant Cavalier,
N’ont jamais pu de Lucrèce
Désarmer le cœur aider ;
Mais cette beauté rigide
S’adoucit pour un Caissier ;
C’est l’Intérêt qui décide.
Un Seigneur, d’une brunette
Est prêt d’orner son sérail ;
On convient, la chose est faite ;
Il la croit dans son bercail :
Un gros Abbé qu’amour guide,
Se présente, on rompt le bail ;
C’est l’Intérêt qui décide.
Messieurs, de votre suffrage
Tout notre bonheur dépend :
Si vous trouvez cet ouvrage
Digne d’applaudissement,
Pour témoignage solide,
Apportez-nous votre argent ;
C’est l’Intérêt qui décide.