Le Tricorne enchanté (Théophile GAUTIER - Paul SIRAUDIN)

Bastonnade en un acte et en vers, mêlée d’un couplet.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 7 avril 1845.

 

Personnages

 

GÉRONTE

VALÈRE

FRONTIN

CHAMPAGNE

INEZ

MARINETTE

 

La scène se passe devant la maison de Géronte, sur une place publique.

 

 

Scène première

 

FRONTIN, MARINETTE

 

FRONTIN, entrant, à part.

Quoi ! Marinette ici !

MARINETTE, même jeu.

Frontin ! quelle rencontre !

FRONTIN, de même.

La coquine !

MARINETTE, de même.

Le drôle !

FRONTIN, de même.

Il faut que je me montre.

Elle m’a vu...

Haut.

Bonjour, Marinette.

MARINETTE.

Bonjour,

Frontin... Ce cher ami, le voilà de retour !

FRONTIN.

Oui, d’hier seulement... J’étais à la campagne,

Dans mes terres...

MARINETTE.

Et moi qui te croyais au bagne !

FRONTIN.

Tu me flattes !... Mais, toi, qui donc m’a raconté

Que, faute de château pour passer ton été,

– N’en rougis pas, la chose arrive aux plus honnêtes !...

Pendant six mois, tu pris l’air... aux Madelonnettes ?

MARINETTE.

D’où je sortis le jour que, par malentendu

Sans doute, en plein marché ton oncle fut pendu...

FRONTIN.

Hélas ! de compagnie avec monsieur ton père...

Quel brave homme ! Le ciel l’enviait à la terre,

Si bien qu’il a fallu le mettre entre les deux !

Hi hi ! hi ! hi !

MARINETTE.

Cessons des propos hasardeux.

À quoi bon rappeler de semblables vétilles ?

Chacun a ses malheurs, et si dans nos familles

Il s’est trouvé parfois de ces rares esprits,

Par des juges mesquins, méconnus, incompris,

Faut-il l’aller crier sur la place publique ?

Non, ce n’est pas ainsi qu’entre amis l’on s’explique !

FRONTIN.

C’est juste. Mais changeons d’entretien. Que fais-tu

Maintenant ?

MARINETTE.

Rien qui soit contraire à la vertu.

FRONTIN.

Ah bah !

MARINETTE.

De mes conseils j’aide une demoiselle

Charmante, sur qui pèse une affreuse tutelle.

FRONTIN.

Qui donc t’a procuré de bons certificats !

MARINETTE.

Insolent !

FRONTIN.

Là, tout doux ! Je fais le plus grand cas

De toi... je plaisantais.

MARINETTE.

Trêve de raillerie !

Sur quel pied, dans ce monde, est votre seigneurie ?

FRONTIN.

Je sers un gentilhomme amoureux, – l’animal !

J’ai très peu de profits ; mais j’ai beaucoup de mal.

Il faut tout faire ! Ah ! si le sort m’avait fait naître

Situé de façon à pouvoir être maître,

Je ne l’aurais pas pris pour valet, à coup sûr !

N’est pas valet qui veut ! C’est un métier fort dur :

On exige de nous tant de vertus... pratiques !

Bien des héros seraient de piètres domestiques ;

Les maîtres ! que feraient sans nous ces marauds-là ?

MARINETTE.

Mais si quelqu’un au tien allait dire cela...

FRONTIN.

Il n’en ferait que rire ; il m’aime. J’ai des vices...

MARINETTE.

Lesquels rendent aux siens de précieux services !

FRONTIN.

C’est vrai ! Je suis... adroit ; mais il est amoureux,

Et ces deux grands défauts se consolent entre eux !

MARINETTE.

C’est comme moi, Frontin ; si j’étais trop naïve,

De quoi donc servirais-je à mon Agnès craintive ?

FRONTIN.

Je m’en rapporte à toi pour faire ton devoir,

Marinette... À propos, je voudrais bien savoir

Pour quel motif tu viens. ces heures sauvages,

Mystérieusement rôder dans ces parages ?

MARINETTE.

Ainsi que toi, je suis dans la position,

Cher Frontin, de commettre une indiscrétion ;

– Je la commets. – Pourquoi venir ici, vieux drôle,

La toque sur les yeux, le manteau sur l’épaule ?

FRONTIN.

Réponds, je répondrai.

MARINETTE.

Tu sais qu’en demandant,

L’on n’obtient rien de moi. J’ai des mœurs...

FRONTIN.

Cependant,

Il n’en fut pas toujours ainsi...

MARINETTE.

Fat !

FRONTIN.

Oublieuse !

MARINETTE.

Impertinent !

FRONTIN.

Méchante !

MARINETTE.

Indiscret !

FRONTIN.

Curieuse !

MARINETTE.

Chut ! quelqu’un vient.

FRONTIN.

Eh ! c’est Champagne, le valet

De Géronte... A-t-il l’air d’un oison !

MARINETTE.

Est-il laid !

 

 

Scène II

 

FRONTIN, MARINETTE, CHAMPAGNE

 

FRONTIN.

Hé ! Champagne !

CHAMPAGNE.

Hé ! Frontin !

FRONTIN.

Dis-nous comment se porte

Monsieur Géronte ?

CHAMPAGNE.

Il va d’une admirable sorte !

À moins qu’on ne l’assomme, il ne mourra jamais.

MARINETTE.

Il est encor très vert...

CHAMPAGNE.

Un peu jaune.

MARINETTE.

Très frais...

CHAMPAGNE.

Oui, rempli de fraîcheurs !

MARINETTE.

Très ingambe.

CHAMPAGNE.

Sans doute,

Quand il a son bâton et qu’il n’a pas sa goutte.

MARINETTE.

Il est, ma foi, très bien, et je l’aimerais mieux

Qu’un tas de jeunes gens qui font les merveilleux.

FRONTIN.

À quoi s’occupe-t-il, ce digne maître ?

CHAMPAGNE.

Il grille,

Verrouille, cadenasse et clôture une fille

Fort jolie ; un jeune ange aux yeux perçants et doux,

Mademoiselle Inez, dont il est si jaloux,

Que pour elle il a fait, malgré sa ladrerie,

Des prodigalités...

FRONTIN.

Bah !

CHAMPAGNE.

De serrurerie !

MARINETTE.

C’est d’un homme prudent et d’un sage tuteur.

FRONTIN.

Et réussit-il ?

CHAMPAGNE.

Peu. Le côté séducteur

N’est pas son fort ! Il est, pour un objet si rare,

Trop vieux, trop laid, trop sot et surtout trop avare !

FRONTIN.

Le ciel évidemment ne l’avait pas formé

Pour jouir ici-bas du bonheur d’être aimé.

CHAMPAGNE.

Personne n’a jamais aimé monsieur Géronte.

FRONTIN.

Pas même sa femme ?

CHAMPAGNE.

Elle ? allons donc !

FRONTIN.

À ce compte...

CHAMPAGNE.

Monsieur Géronte était, sois-en bien convaincu...

FRONTIN.

Ce qu’en terme polis on appelle... trompé !

CHAMPAGNE.

C’était moi qui portais des billets à madame.

Elle est morte ; que Dieu veuille prendre son âme !

L’heureux temps ! je buvais à tire-larigot,

Et du port des poulets je me fis un magot,

Lequel est dans les mains de Géronte, mon maître,

Qui voulant le garder, me garde aussi peut-être ;

Car, de nature, il est lent à rendre l’argent,

Bien qu’à le recevoir il soit fort diligent...

Au reste, il me nourrit plus mal qu’un chien de chasse,

De mes gages déduit les cannes qu’il me casse

Sur le dos, et m’habille avec de tels lambeaux

Que je fais d’épouvante envoler les corbeaux !

Quel sort ! Ah ! je suis né sous un astre bien chiche !

FRONTIN.

Si tu veux me servir, moi, je te ferai riche.

MARINETTE.

Et moi, je t’aimerai.

CHAMPAGNE.

Non... je suis vertueux.

Et ne donne les mains à rien de tortueux ;

Car, s’il en avait vent, le sieur Géronte est homme

À me mettre dehors en retenant ma somme !

FRONTIN.

Ainsi tu dis non ?

CHAMPAGNE.

Oui, je dis non.

FRONTIN, le battant.

Ah ! gredin !

Ah ! maroufle ! ah ! veillaque ! en veux-tu du gourdin ?

En voilà !

CHAMPAGNE.

Aie ! aie ! aie ! on me roue, on m’échine !

Marinette me pince, et Frontin m’assassine !

FRONTIN.

Entre dans mes projets : à tes yeux éblouis

Va rayonner soudain un rouleau de louis.

CHAMPAGNE.

Donne.

FRONTIN.

Sers-moi d’abord.

CHAMPAGNE.

Pour qui me prends-tu ?

FRONTIN.

Traître !

Tu veux rester honnête et fidèle à ton maître !

Tiens !...

Il le bat de nouveau.

 

 

Scène III

 

FRONTIN, MARINETTE, CHAMPAGNE, GÉRONTE

 

GÉRONTE.

Qu’est-ce ? On bat Champagne ?

FRONTIN.

Il l’a bien mérité ;

Et je voudrais l’avoir encor plus maltraité !

GÉRONTE.

Qu’a-t-il fait ?

FRONTIN.

Rien, monsieur, et c’est son plus grand crime ;

Un laquais fainéant est indigne d’estime ;

Car il est bien prouvé qu’on ne l’engage pas

Pour cracher dans les puits et se croiser les bras.

GÉRONTE.

Mon domestique, oisif ! ah ! le lâche courage !

Tu me frustres !

CHAMPAGNE.

Monsieur, j’ai fini mon ouvrage.

GÉRONTE.

Recommence-le !

FRONTIN.

Au lieu de garder la maison,

Il boit au cabaret à perdre la raison !

MARINETTE.

Voyez plutôt le vin illumine sa trogne,

Et sur son nez écrit en couleur rouge : Ivrogne !

CHAMPAGNE.

Si j’ai bu, les poissons dans la Seine sont gris.

GÉRONTE.

Est-ce pour te soûler, goinfre, que je t’ai pris ?

CHAMPAGNE.

Je suis à jeun.

FRONTIN, le poussant.

Le sol, à son pied qui chancelle,

Semble, par un gros temps, le pont d’une nacelle.

MARINETTE, même jeu.

Il ne danserait pas sur la corde, bien sûr !

FRONTIN, même jeu.

Pour t’appuyer, veux-tu que je t’apporte un mur ?

CHAMPAGNE.

Ne me pousse donc pas !

GÉRONTE.

Sac a vin ! brute immonde !

MARINETTE.

En cet affreux état pendant qu’il vagabonde,

Quelqu’un de ces blondins, hirondelles d’amour

Qui rasent les balcons sur le déclin du jour,

N’aurait qu’à pénétrer jusqu’à votre pupille !

FRONTIN.

Quelqu’un de ces gaillards, de morale facile,

N’aurait qu’à se glisser jusqu’à votre trésor !

GÉRONTE.

Ciel ! que dites-vous là ? Ma pupille ! mon or !

Les galants, les voleurs ! Ah ! j’en perdrai la tête !

Je te chasse, brigand !

CHAMPAGNE.

Monsieur, je vous répète

Que...

GÉRONTE.

Pas un mot de plus ou je t’assomme !

CHAMPAGNE.

Au moins,

Rendez-moi mon argent.

GÉRONTE.

Tu n’as pas de témoins :

Ton argent ? pour les frais de dépôt, je le garde.

Sors d’ici, scélérat !

Tous tombent sur Champagne.

CHAMPAGNE, se sauvant.

Au secours ! à la garde !

 

 

Scène IV

 

GÉRONTE, FRONTIN, MARINETTE

 

GÉRONTE.

Me voilà délivré de ce fieffé vaurien !

Il aura beau crier, je ne lui rendrai rien ;

Car comment a-t-il pu, même étant économe,

Moi ne le payant pas, amasser cette somme ?

FRONTIN.

Il vous a détroussé.

MARINETTE.

C’est limpide.

FRONTIN.

L’argent

Du drôle est vôtre. Un maître un peu moins indulgent

L’enverrait, sur la mer, écrire avec des plumes

De quinze pieds, coiffé, dans la crainte des rhumes,

D’un superbe bonnet du rouge le plus vif !

MARINETTE.

Vous tromper, c’est affreux ! Vous, si bon ! si naïf !

GÉRONTE.

Je suis assez vengé, si je n’ai rien à rendre,

Et j’aime autant qu’il aille ailleurs se faire pendre.

FRONTIN.

Très bien ! mais vous voilà sans valet maintenant.

GÉRONTE.

Sans valet, tu l’as dit. Ô revers surprenant !

Un homme comme moi sans valet ! Quelle honte !

FRONTIN.

De ses augustes mains, certes, monsieur Géronte

Ne peut pas, aux regards des voisins ébaubis,

Peindre en noir sa chaussure et battre ses habits.

GÉRONTE.

Non ; l’on ferait sur moi cent brocards, cent risées.

MARINETTE.

Qui suifera, le soir, vos boucles défrisées ?

GÉRONTE.

Dans quel gouffre de maux suis-je tombé, grand Dieu !

MARINETTE.

Qui viendra, le matin, vous allumer du feu ?

GÉRONTE.

Je me sens affaissé... la tristesse me gagne ;

Ah ! Champagne, mon bon, mon fidèle Champagne,

Tu me manques !

FRONTIN.

Un sot !

MARINETTE.

Un ivrogne !

FRONTIN.

Un voleur !

GÉRONTE.

D’accord ; mais s’il volait, j’étais le receleur ;

Et désormais, le fruit de ses... économies,

Il le déposera dans des mains ennemies.

FRONTIN.

C’est vraiment douloureux ; mais, puisqu’il est chassé,

N’y pensez plus.

GÉRONTE.

Par qui sera-t-il remplacé ?

Hélas !

FRONTIN.

Par moi.

MARINETTE.

Par moi.

GÉRONTE.

Frontin ou Marinette ?

Quel choix embarrassant !

FRONTIN.

Monsieur, je suis honnête,

Actif, intelligent, mangeant peu, buvant moins.

MARINETTE.

Pour un maître, monsieur, j’ai mille petits soins :

Je bassine son lit, je chauffe ses pantoufles,

Je lui tiens son bougeoir, je lui fais...

FRONTIN.

Tu t’essouffles,

Ma chère ! Laisse-moi la parole un moment.

Si je m’offre, monsieur, c’est par pur dévouement ;

Je neveux rien de vous, rien, ou fort peu de chose :

Vingt écus !

GÉRONTE.

Ce garçon plaide fort bien sa cause.

Je te prends.

MARINETTE.

Quinze écus, et l’honneur d’être à vous,

De mes peines seront un loyer assez doux ;

Car je sers pour la gloire.

GÉRONTE.

Elle est, ma foi, gentille ;

J’aime sa bouche en cœur et son œil qui scintille.

Je te prends.

FRONTIN.

Dix écus, monsieur, me suffiront.

GÉRONTE.

Je te retiens.

MARINETTE.

Monsieur, ne soyez pas si prompt.

Je tiens plus, près d’un maître, aux égards qu’au salaire.

Donnez-moi cinq écus, et je fais votre affaire.

GÉRONTE.

C’est conclu, Marinette.

FRONTIN.

Une minute ; moi,

Je ne demande rien du tout !

GÉRONTE.

Alors, c’est toi

Que je choisis.

MARINETTE.

Je fais de plus grands avantages :

Au lieu de moi, c’est vous qui recevrez des gages,

Et je vous donnerai cent pistoles par an !

GÉRONTE.

Ce mode est le meilleur. Marinette, viens-t’en.

FRONTIN.

J’offre deux cents !

MARINETTE.

Trois cents !

FRONTIN.

Les profits !

MARINETTE.

La défroque.

GÉRONTE, à part.

Tant de zèle à la fin me paraît équivoque ;

Et quel but peut avoir un tel acharnement ?

MARINETTE.

Ne vous empêtrez pas d’un pareil garnement.

FRONTIN.

Par bonté d’âme il faut que je vous avertisse...

MARINETTE.

Vous allez, avec lui, prendre à votre service

Une collection de penchants dissolus.

FRONTIN.

Elle a tous les défauts, et quelques-uns de plus !

GÉRONTE.

Au fait, elle a bien l’air d’une franche coquine.

FRONTIN.

C’est sa seule franchise.

MARINETTE.

Et lui, voyez sa mine,

Son œil d’oiseau de proie et son teint basané :

C’est un coupe-jarret authentique et... signé !

GÉRONTE.

Marinette, Frontin, je vous crois l’un et l’autre ;

Et, sur chacun de vous, mon avis est le vôtre.

Mon choix, entre vous deux, hésite suspendu ;

Aussi, tout bien pesé, bien vu, bien entendu,

J’aime encor mieux Champagne, et vais à sa recherche

Dans le cabaret louche où d’ordinaire il perche.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MARINETTE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Diantre le vieil oison s’envole effarouché !

MARINETTE.

Frontin, ai-je été sotte !

FRONTIN.

Ai-je eu l’esprit bouché,

Marinette !

MARINETTE.

D’abord, j’aurais dû te comprendre.

FRONTIN.

Et nous nous sommes nui, faute de nous entendre !

MARINETTE.

J’ai défait ton ouvrage.

FRONTIN.

Et moi, détruit le tien.

MARINETTE.

Au lieu de nous prêter un mutuel soutien !

FRONTIN.

C’est trop de deux fripons pour la même partie.

MARINETTE.

Toujours par l’un des deux la dupe est avertie.

FRONTIN.

Jouons cartes sur table, et parlons sans détour.

Tu machinais ici pour des choses d’amour ?

MARINETTE.

Sans doute ; – comme toi ?

FRONTIN.

Tu venais pour l’amante ?

MARINETTE.

Oui ; – toi, pour l’amant ?

FRONTIN.

Oui.

MARINETTE

La rencontre est charmante !

FRONTIN.

Pour Inez ?

MARINETTE.

Pour Valère ?

FRONTIN.

Assez ! embrassons-nous !

Unissons nos moyens et concertons nos coups !

 

 

Scène VI

 

MARINETTE, FRONTIN, VALÈRE

 

FRONTIN.

Mais j’aperçois de loin venir monsieur Valère,

Mon nouveau maître.

MARINETTE.

Il a tout ce qu’il faut pour plaire,

Beauté, jeunesse...

FRONTIN.

Oui, tout, hormis l’essentiel :

L’argent.

À Valère.

Qu’apportez-vous ?

VALÈRE.

Pas un sol.

FRONTIN.

Terre et ciel !

À quoi vous sert d’avoir un onde ridicule ?

VALÈRE.

Sois plus respectueux pour Géronte.

FRONTIN.

Scrupule

Touchant ! Un oncle affreux qui vous laisse nourrir

Par les juifs, et s’entête à ne jamais mourir !

VALÈRE.

Il m’a déshérité.

FRONTIN.

C’est différent : qu’il vive !

VALÈRE.

Et toi, qu’as-tu fait ?

FRONTIN.

J’ai dans l’imaginative

Certain tour fort subtil, d’un effet assuré.

VALÈRE.

Raconte-moi la chose.

FRONTIN.

Oh non ! Je suis muré,

Le secret est beaucoup dans un tel stratagème,

Et vous ne saurez rien que par le succès même.

Inez paraît à son balcon.

 

 

Scène VII

 

MARINETTE, FRONTIN, VALÈRE, INEZ, au balcon

 

MARINETTE.

Monsieur, de ce côté, veuillez tourner les yeux ;

C’est Inez qui paraît.

VALÈRE.

Je vois s’ouvrir les cieux !

FRONTIN.

Des cieux ! – Une fenêtre à carreaux vert-bouteille !

VALÈRE.

L’Aurore resplendit souriante et vermeille...

FRONTIN.

L’Aurore se met donc au balcon, ce matin ?

VALÈRE.

Faisant pâlir la rose à l’éclat de son teint !

FRONTIN.

Pardon, monsieur. – Ce style est trop métaphorique,  

Et vous perdez le temps en fleurs de rhétorique :

L’occasion est femme, et ne nous attend pas...

Marinette, aux aguets cours te mettre là-bas,

– Au pied du mur, je vais faire la courte échelle,

Afin de vous hausser jusques à votre belle.

VALÈRE.

Comment payer...

FRONTIN.

Plus tard, quand vous serez en fonds !

VALÈRE.

Frontin, ô mon sauveur !

FRONTIN.

Allons, vite grimpons !

Une ! deux !

VALÈRE, sur le dos de Frontin.

M’y voilà !

FRONTIN.

Tenez-vous au balustre.

VALÈRE, à Inez.

Pour s’élever à vous, il faudrait être illustre,

Inez, être le fils des rois ou des héros !

FRONTIN.

Il suffit d’un Frontin, qui vous prête son dos...

VALÈRE.

Je sens tout mon néant et toute ma misère !

Je n’ai rien, je le sais, qui soit fait pour vous plaire ;

Mais vos yeux, à la fois charmants et meurtriers,

Ont des traits à percer les plus durs boucliers.

Ne vous offensez pas des soupirs qui s’échappent

Du sein des malheureux que, par mégarde, ils frappent ;

Ne vous offensez pas d’un téméraire espoir,

Et ce cœur tout à vous, daignez le recevoir !

INEZ.

Le pardon est aisé, quand l’offense est si douce !

VALÈRE.

Croyez que mon amour...

À Frontin.

Diantre quelle secousse !

J’ai failli choir !

FRONTIN.

Monsieur, vous pesez comme un plomb...

Achevez, et, pour Dieu, ne soyez pas si long !

INEZ.

Valère, je vous crois ; Valère, je vous aime ;

Je vous l’avoue ici beaucoup trop vite même ;

Mais la gêne où je vis excuse cet aveu,

Qu’une autre moins gardée eût fait attendre un peu.

Ces vieux barbons jaloux, avec toutes leurs grilles,

À ces extrémités forcent d’honnêtes filles !

VALÈRE.

Votre franchise, Inez, augmente mon respect.

MARINETTE.

Garde à vous, un objet monstrueux et suspect

S’avance à l’horizon.

FRONTIN.

Vite qu’Inez se penche ;

Dressez-vous et baisez le bout de sa main blanche.

MARINETTE.

C’est Géronte !

FRONTIN.

Abrégeons.

INEZ.

Adieu, Valère, adieu !

FRONTIN.

Nous autres, maintenant, changeons d’air et de lieu !

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

GÉRONTE, seul

 

Quel est donc le fossé, quelle est donc la muraille

Où gît, cuvant son vin, cette brave canaille ?

Ô Champagne ! es-tu mort ? As-tu pris pour cercueil

Un tonneau défoncé de Brie ou d’Argenteuil ?

Modèle des valets, perle des domestiques,

Qui passais en vertus les esclaves antiques,

Que le ciel avait fait uniquement pour moi,

Par qui te remplacer, comment vivre sans toi ?

– Parbleu ! si j’essayais de me servir moi-même !

Ce serait la façon de trancher le problème.

Je me commanderais et je m’obéirais ;

Je m’aurais sous la main, et quand je me voudrais,

Je n’aurais pas besoin de me pendre aux sonnettes.

Nul ne sait mieux que moi que j’ai des mœurs honnêtes !

Que je me suis toujours conduit loyalement ;

Ainsi donc je m’accepte avec empressement.

Ah ! messieurs les blondins, si celui-là me trompe,

Vous le pourrez aller crier à son de trompe !

J’empocherai votre or, et me le remettrai :

Vos billets pleins de musc, c’est moi qui les lirai...

D’ailleurs, je prends demain, qu’on me loue ou me blâme,

Mademoiselle Inez, ma pupille, pour femme.

Elle me soignera dans mes quintes de toux,

Et, près d’elle couché, je me rirai de vous,

Les Amadis transis, les coureurs de fortune,

Gelant sous le balcon par un beau clair de lune !

Et quand j’apercevrai mon coquin de neveu,

De deux ou trois seaux d’eau j’arroserai son feu...

 

 

Scène IX

 

GÉRONTE, VALÈRE

 

GÉRONTE.

Eh quoi ! c’est vous encor ?

VALÈRE.

Mon oncle, je l’avoue,

C’est moi.

GÉRONTE.

Vos pieds prendront racine dans la boue ;

Au même endroit planté vous restez trop longtemps,

Mon cher, et vous aurez des feuilles au printemps !

VALÈRE.

Je venais pour...

GÉRONTE.

C’est bien ; allez-vous-en !

VALÈRE.

De grâce !

GÉRONTE.

Pas de grâce !

VALÈRE.

Mon oncle ! ah ! que je vous embrasse !

GÉRONTE.

Non ! non ! quel embrasseur que monsieur mon neveu !

VALÈRE.

Mon oncle, il faut qu’ici je vous fasse un aveu...

GÉRONTE.

Je refuse l’ouïe à tout aveu !

VALÈRE.

Mon oncle !...

GÉRONTE.

Au beau milieu du nez qu’il me pousse un furoncle,

Si j’écoute jamais rien de ce que tu dis !...

Je t’ai déshérité ; de plus, je te maudis !...

VALÈRE.

J’aime...

GÉRONTE.

Jeune indécent, quel mot cru ! Sur ma nuque

Vos impudicités font rougir ma perruque !

VALÈRE.

Oui, j’aime Inez...

GÉRONTE.

Assez ! Si je vous vois encor

Dans ces lieux... Regardez ce jonc à pomme d’or !

Valère s’éloigne. Entre Frontin, qui échange avec lui un signe d’intelligence.

VALÈRE.

Mon oncle, vous avez des façons violentes.

GÉRONTE.

Décampe... j’ai les mains de colère tremblantes.

VALÈRE.

Calmez-vous... je m’en vais... Maintenant mon destin

Dépend de l’heureux sort des ruses de Frontin.

 

 

Scène X

 

GÉRONTE, FRONTIN

 

FRONTIN, à part.

Décidément Géronte est un oncle farouche.

Vieillard dénaturé, puisque rien ne te touche,

Je m’en vais te donner une bonne leçon,

Et te servir tout chaud un plat de ma façon...

Haut et s’avançant.

Monsieur, qu’avez-vous donc ? vous avez l’air tout chose !

GÉRONTE.

J’étrangle de colère.

FRONTIN.

Et le pourquoi ?

GÉRONTE.

La cause

Qui peut faire passer de l’écarlate au bleu

Un oncle modéré, quelle est-elle ?

FRONTIN.

Un neveu.

GÉRONTE.

Sous prétexte qu’il est un peu fils de mon frère,

Ce Valère maudit me damne et m’exaspère.

FRONTIN.

Heureux, trois fois heureux, qui n’a pas de parents !

GÉRONTE.

Sous le balcon d’Inez tous les jours je le prends,

Brassant quelque projet, dressant quelque machine...

FRONTIN.

La tulipe se plaît aux vases de la Chine,

La marguerite aux prés, la violette aux bois,

L’iris au bord des eaux, la giroflée aux toits ;

Mais la fleur qui le mieux vient sous une fenêtre,

C’est un amant ; Inez l’a remarqué, peut-être.

GÉRONTE.

Je saurai nettoyer et sarcler le terrain...

Mais, Frontin, couvre-toi ; tu prendras le serein,

Si tu restes ainsi sans chapeau dans la rue.

FRONTIN.

Si je mets mon chapeau, j’échappe à votre vue,

Je m’éclipse...

GÉRONTE.

Comment ?

FRONTIN.

Je disparais tout vif !

GÉRONTE.

Que me chantes-tu là ?

FRONTIN.

Rien que de positif.

Avec attention examinez ce feutre.

GÉRONTE.

Il est d’un poil douteux et d’une teinte neutre.

FRONTIN.

Dites qu’il est déteint, bossué, crasseux, gras ;

Que le soleil, la pluie et les ans l’ont fait ras ;

J’en conviens. Mais jamais sur la terre où nous sommes,

Depuis les temps anciens que se coiffent les hommes,

Bien qu’il soit déformé, sans ganse et tout roussi,

Il n’exista chapeau pareil à celui-ci !

GÉRONTE.

J’en ai vu d’aussi laids, mais non pas de plus sales !

FRONTIN.

D’où pensez-vous qu’il vienne ?

GÉRONTE.

Eh ! des piliers des Halles !

FRONTIN.

Fi donc c’est le chapeau de Fortunatus.

GÉRONTE.

Ça ?

FRONTIN.

Ça ! le chapeau qui rend invisible. Il passa

Dans mes mains par un tas de hasards incroyables,

D’événements trop vrais pour être vraisemblables.

GÉRONTE.

Quand on a ce chapeau sur la tête, dis-tu,

Personne ne vous voit ?

FRONTIN.

Oui, telle est sa vertu.

GÉRONTE.

J’ai confiance en toi... Mais je ne puis te croire ;

Un tel prodige veut une preuve notoire.

FRONTIN.

Vous l’aurez.

GÉRONTE.

Sur-le-champ ?

FRONTIN.

Tenez, regardez-bien...

GÉRONTE.

Oui... oui...

FRONTIN, passant derrière Géronte, et le tenant par la basque de son habit.

Le tour est fait. – Que voyez-vous ? Plus rien.

GÉRONTE.

Où donc est-il passé ? C’est incompréhensible !

FRONTIN, même jeu.

Nulle part ; je suis là, devant vous, invisible.

GÉRONTE.

Il faut que je te trouve absolument.

FRONTIN, même jeu.

Cherchez,

Gros homme !

GÉRONTE.

Je n’ai pas pourtant les yeux bouchés.

FRONTIN, même jeu.

Je le lui donne en cent. Je le tiens par la basque

De son habit ! Monsieur, vous courez comme un Basque,

Ménagez-vous.

GÉRONTE.

Prodige étrange à concevoir !

Il est là qui me parle et je ne puis le voir !

Où donc es-tu, Frontin ? À gauche ?

FRONTIN, même jeu.

Non, à droite.

GÉRONTE.

Par ici ?

FRONTIN, même jeu.

Non, par là. – Va, marche : je t’emboîte !

GÉRONTE.

Ouf ! je suis tout en nage !

FRONTIN.

Êtes-vous satisfait ?

Êtes-vous convaincu pleinement ?

GÉRONTE.

Tout à fait.

FRONTIN.

Or ça, reparaissons.

Il passe devant Géronte.

GÉRONTE.

Je te vois à merveille.

FRONTIN.

Pardieu !

GÉRONTE.

C’est étonnant. Je ne sais si je veille

Ou si je dors. – Veux-tu me donner ce chapeau ?

FRONTIN.

Je voudrais bien, monsieur, vous en faire cadeau ;

Mais, vraiment, je ne puis... Ce chapeau c’est mon gîte,

Ma cave, ma cuisine...

GÉRONTE.

Il te sert de marmite ?

Je ne suis plus surpris alors qu’il soit si gras !

Fait-il de bon bouillon ?

FRONTIN.

Vous ne comprenez pas.

Quand l’heure du dîner me carillonne au ventre,

J’enfonce mon castor jusqu’au sourcil, et j’entre

Chez quelque rôtisseur, invisible pour tous.

Là, parmi les poulets, colorés de tons roux,

J’avise le plus blond, je le prends et le mange

Les pieds sur les chenets, où nul ne me dérange.

Puis, au bouchon voisin, pour arroser mon rôt,

Je sable du meilleur, sans payer mon écot.

GÉRONTE.

C’est merveilleux !

FRONTIN.

J’en use avec la friperie

Comme avec la taverne et la rôtisserie.

Demandez-moi mes yeux, demandez-moi ma peau,

Ma femme, mes enfants, mais non pas mon chapeau.

GÉRONTE.

De ce feutre coiffé, qu’il me serait facile

De savoir ce que font Valère et ma pupille !

FRONTIN.

Pour un tuteur hors d’âge, amoureux et jaloux,

Ce moyen est plus sûr que grilles et verrous,

Avec un tel trésor, plus de ruse possible ;

Devant le criminel vous surgissez, terrible,

Au moment périlleux, sans que l’on sache d’où,

Comme un diable à ressort qui jaillit d’un joujou !

GÉRONTE.

Je te l’achète.

FRONTIN.

Non. – Vous êtes trop avare !

Ce feutre me fait roi de France et de Navarre,

Et vous m’en offririez des prix déshonorants.

GÉRONTE.

Cent écus, est-ce assez ?

FRONTIN.

C’est peu... mais je les prends.

GÉRONTE.

Je voudrais bien avant de te donner la bourse,

Essayer...

FRONTIN.

Comment donc !

GÉRONTE, à part, mettant le chapeau.

Je vais prendre ma course,

Et j’aurai le chapeau sans qu’il m’en coûte un sou !

Il ne me verra pas.

FRONTIN, à part.

J’ai compris, vieux filou !

Haut.

Ah ! monsieur, c’est très mal de frustrer un pauvre homme !

Une telle action me renverse et m’assomme ;

C’est affreux... Il ne peut encore être bien loin ;

Afin de le trouver, bâtonnons chaque coin ;

Tapons, faisons des bleus sur le dos de l’espace ;

Dans notre moulinet il faudra bien qu’il passe !

Frappons à tout hasard... Pan ! pan ! pan... pif ! paf ! pouf

En long, en large, en haut, en bas, en travers...

GÉRONTE.

Ouf !...

Ah ! la cuisse ! ah ! le bras ! ah ! le dos ! ah ! l’épaule !

FRONTIN.

Je m’escrimerai tant du bout de cette gaule,

Que je l’attraperai. – Si je ne le vois pas,

Je l’entends qui renifle et geint à chaque pas...

À part.

D’un revers de bâton faisons cesser le charme.

Il fait tomber le chapeau.

GÉRONTE, à part.

Je suis tigré, zébré !

FRONTIN.

Ça, déposons notre arme.

Votre éclipse m’avait vraiment inquiété ;

Je vous cherchais partout. Vous aurais-je heurté ?

GÉRONTE.

Nullement.

FRONTIN.

J’aurais pu vous faire quelque bosse.

GÉRONTE, à part.

Je suis dur. Je payerai quelqu’un pour qu’il te rosse,

Assassin !

FRONTIN, lui présentant le chapeau.

Achevons promptement le marché.

Nous sommes confiants... Quand vous aurez lâché,

Je lâcherai.

GÉRONTE, lui donnant une bourse.

C’est fait.

FRONTIN.

Heureux mortel ! Le monde

Est à vous maintenant, moins cette bourse ronde.

Il l’empoche.

Vous êtes comme l’air : vous entrez en tout lieu ;

Homme ! vous possédez la science d’un dieu !

Rien ne vous est caché, vous lisez dans les âmes,

Et, ce que nul n’a fait, vous connaissez les femmes...

Marinette à propos se dirige vers nous ;

Disparaissez, je vais la confesser sur vous.

Géronte se coiffe du chapeau.

 

 

Scène XI

 

GÉRONTE, FRONTIN, MARINETTE

 

FRONTIN.

Qu’as-tu donc, mon enfant ?

MARINETTE, feignant de ne pas voir Géronte.

Je n’ai rien.

FRONTIN.

Si ; ta mine,

Est lugubre, aujourd’hui, comme un enterrement ;

On dirait que tu viens de perdre ton amant.

MARINETTE, même jeu.

Pour le perdre, il faudrait l’avoir eu... Je suis sage,

Et n’admets que soupirs tendant au mariage,

Frontin !

GÉRONTE, à part.

Où diable va se nicher la vertu ?

FRONTIN.

Mais alors, d’où te vient cet air morne, abattu ?

MARINETTE, même jeu.

D’une toute autre cause. À me flatter trop prompte,

J’avais l’espoir de plaire au bon monsieur Géronte,

Et d’entrer, pour tout faire, en service chez lui...

Tu sais le résultat, et j’en ai de l’ennui.

GÉRONTE, même jeu.

Je suis vraiment fâché de ne l’avoir pas prise.

MARINETTE, même jeu.

Maintenant, il est seul. Qui le coiffe et le frise ?

Qui lui met sa cravate et lui cherche ses gants ?

Moi, j’aurais eu pour lui tous ces soins fatigants,

Et je l’aurais choyé comme une fille un père !

GÉRONTE, même jeu.

Ce que je n’ai pas fait, je puis encor le faire.

MARINETTE.

C’est un homme si doux, si poli, si charmant !

FRONTIN.

Je ne partage pas du tout ton sentiment.

Un vieux...

GÉRONTE, bas à Frontin.

Comment !

FRONTIN.

Laid, sot...

GÉRONTE, même jeu..

Gredin !

FRONTIN.

Acariâtre...

GÉRONTE, de même.

Bandit !

FRONTIN.

Crasseux !...

GÉRONTE, de même.

Je vais te battre comme un plâtre,

Si...

FRONTIN, bas à Géronte.

C’est pour l’éprouver, monsieur ; tenez-vous coi !

Tu le trouves donc bien ?

MARINETTE.

Il a je ne sais quoi

De franc, d’épanoui, qui me plaît et m’enchante.

Ah ! que de le servir j’aurais été contente !

GÉRONTE, à part.

Quel bon cœur ! Je me sens le coin de l’œil mouillé,

Et, par l’émotion, j’ai le nez chatouillé.

Il éternue.

MARINETTE.

J’entends éternuer, et je ne vois personne !

GÉRONTE.

C’est moi qui...

MARINETTE.

Mais quelle est cette voix qui résonne ?

Un fantôme, un esprit...

GÉRONTE.

Eh ! non ; c’est moi.

MARINETTE.

Qui donc ?

GÉRONTE.

Géronte.

MARINETTE.

Et votre corps, où donc est-il ?

FRONTIN, décoiffant Géronte.

Pardon !

Monsieur, vous oubliez que pour être visible

Il faut vous décoiffer.

MARINETTE.

Ah ! quelle peur horrible.

Monsieur, vous m’avez faite.

GÉRONTE.

Allons, rassure-toi ;

Je vais en quatre mots dissiper ton effroi :

Ce chapeau, qu’il suffit d’ôter et de remettre,

Me fait à volonté paraître et disparaître !

MARINETTE, à part.

Feignons d’être timide et jouons l’embarras.

GÉRONTE.

La place que tu veux, mon enfant, tu l’auras.

MARINETTE.

Vous étiez là, monsieur ? Vous m’avez entendue ?...

Le trouble... la pudeur... Ah ! je suis confondue !

GÉRONTE.

Ton dévouement pour moi s’est fait connaître ainsi.

FRONTIN.

Pendant que nous voilà, si nous tentions aussi,

Avec ce talisman, une autre expérience,

Pour savoir ce qu’Inez sur votre compte pense ?

GÉRONTE.

Pourquoi faire, Frontin ? Je ne suis pas aimé !

FRONTIN.

Si, vous l’êtes. Le cœur est un livre fermé ;

Il faut qu’il soit ouvert pour qu’on y puisse lire.

MARINETTE.

Voulez-vous qu’une femme aille d’abord vous dire

Les feux dont en secret elle brûle pour vous ?

GÉRONTE.

Mais elle m’a vingt fois refusé pour époux !

FRONTIN.

Et vous vous arrêtez à de telles vétilles ?

Le véritable sens du non des jeunes filles,

C’est oui !

MARINETTE.

Monsieur, je suis de l’avis de Frontin :

Mademoiselle Inez vous aime, c’est certain.

GÉRONTE.

Prends ma clef, Marinette ; ouvre, entre et fais en sorte,

Sous un prétexte en l’air, que ma pupille sorte.

Marinette entre dans la maison.

 

 

Scène XII

 

GÉRONTE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Grâce à votre chapeau, triomphant et vainqueur,

Vous lirez votre nom dans ce cher petit cœur.

GÉRONTE.

Je tremble d’y trouver Valère en toutes lettres !

FRONTIN.

Les femmes n’aiment pas ces frêles petits-maîtres...

Mais les voici... Mettez vite votre chapeau.

 

 

Scène XIII

 

GÉRONTE, FRONTIN, INEZ, MARINETTE

 

MARINETTE, à Inez.

Faisons deux ou trois tours dehors. Il fait si beau !

INEZ.

Je le veux bien ; je sors si rarement.

MARINETTE.

Valère

Est peut-être par là.

INEZ.

Lui ! s’il voulait me plaire,

Il devrait bien cesser ses importunités ;

Il est pour ses soupirs assez d’autres beautés.

MARINETTE.

J’avais jusqu’à présent pensé, mademoiselle,

Que vous récompensiez son feu d’une étincelle ?

INEZ.

Je faisais à ses soins un accueil assez doux.

Faut-il se gendarmer et se mettre en courroux,

Pour les efforts que fait à nous être agréable

Un jeune homme galant et de figure aimable ?

GÉRONTE, à lui-même.

Certainement !

FRONTIN, bas.

Monsieur, ne criez pas si fort.

INEZ.

Il me plaisait assez.

GÉRONTE, à Frontin.

Soutiens-moi, je suis mort !

INEZ.

Mais, depuis, j’ai bien vu que ses galanteries

N’étaient que faux semblants et pures tromperies.

GÉRONTE, à part.

Je renais !

INEZ.

J’ai compris, en le connaissant mieux,

Que c’était à mon bien qu’il faisait les doux yeux.

FRONTIN, bas à Géronte.

Que vous avais-je dit ?

MARINETTE.

Fi ! l’âme intéressée !

INEZ.

Et vers un autre amour j’ai tourné ma pensée.

Un homme...

FRONTIN, de même.

Écoutez-bien.

GÉRONTE.

J’écoute.

INEZ.

D’âge mûr...

FRONTIN.

C’est vous.

GÉRONTE.

Tais-toi !

INEZ.

Brûlait pour moi d’un feu plus pur.

MARINETTE.

Son nom ?

INEZ.

Je n’ose pas...

GÉRONTE.

Le cramoisi me monte

À la figure !

MARINETTE.

Allons...

GÉRONTE.

Je frissonne.

INEZ.

Géronte !

GÉRONTE.

Je suis au paradis ! aux anges !

FRONTIN.

Est-ce clair ?

Cent écus... Trouvez-vous que mon chapeau soit cher ?

GÉRONTE.

Frontin ! mon seul ami !

FRONTIN, à part.

Je vais dire à mon maître

Que pour jouer son rôle il est temps de paraître.

INEZ.

Géronte, mon tuteur, qui sera mon mari,

Et qui, seul, maintenant règne en mon cœur guéri.

GÉRONTE.

Pauvre petit bouchon, va !

MARINETTE.

La chose est certaine,

On ne sait pas aimer avant la soixantaine.

Où l’aurait-on appris ? au collège ?

GÉRONTE.

Bien dit,

Ma fille ! Qui vient là ? C’est Valère ! Ah ! bandit !

FRONTIN.

Calmez-vous...

GÉRONTE.

Mais il va parler à ma pupille !

FRONTIN.

Eh bien ?

GÉRONTE.

Comment ! eh bien ? Tu m’échauffes la bile !

FRONTIN.

Vous parlez en tuteur, et vous êtes l’amant ;

Les rôles sont changés !

 

 

Scène XIV

 

GÉRONTE, FRONTIN, INEZ, MARINETTE, VALÈRE

 

INEZ.

Valère, en ce moment,

Ici !

VALÈRE, feignant de ne pas voir Géronte, pendant toute la scène.

Rassurez-vous ; je ne suis plus le même ;

Je ne viens pas vous dire, Inez, que je vous aime :

Mon cœur est revenu de ces frivolités.

INEZ.

En me parlant ainsi, monsieur, vous m’enchantez.

VALÈRE.

Je ne veux pas lutter contre un oncle adorable...

INEZ.

Adoré !

FRONTIN, à Géronte.

Vous voyez.

VALÈRE.

Mille fois préférable

À son neveu...

GÉRONTE.

C’est vrai.

VALÈRE.

Qui n’a que ses vingt ans...

MARINETTE.

Mérite qui décroît et passe avec le temps.

GÉRONTE, à Frontin.

Cette fille a du sens.

FRONTIN, à Géronte.

Continuons l’épreuve.

VALÈRE.

Vous épousez Géronte ?

INEZ.

Oui.

VALÈRE.

Je sais une veuve,

Belle de deux maisons et de cent mille francs ;

Quels yeux à ses appas seraient indifférents !

INEZ.

C’est un fort bon parti : faites ce mariage.

GÉRONTE.

Le monde va finir ; mon neveu devient sage !

VALÈRE.

Cet hymen m’enrichit, et j’en veux profiter,

Comme tout bon neveu le doit, pour acquitter,

Sans y jeter les yeux, les comptes de tutelle

De mon oncle.

GÉRONTE.

C’est grand !

INEZ.

Une femme peut-elle

Abandonner ses biens à l’époux de son choix ?

VALÈRE.

Assurément.

INEZ.

Je cède à Géronte mes droits.

GÉRONTE.

Ah ! quel beau trait !

FRONTIN.

Fort beau !

INEZ.

Mes deux fermes en Brie,

Mes terres au soleil, tant en bois qu’en prairie,

Mes rentes, ma maison sur le pont Saint-Michel,

Mes nippes, mes bijoux...

GÉRONTE.

Poursuis, ange du ciel !

INEZ.

J’en veux faire présent à Géronte.

VALÈRE.

J’approuve

Ce dessein.

GÉRONTE.

Cher neveu !

INEZ.

Si mon tuteur me trouve

Digne d’être sa femme, ayant déjà mon bien,

Alors à mon bonheur il ne manquera rien.

GÉRONTE.

Quelle délicatesse !

INEZ.

Et je serai bien sûre,

Étant pauvre, que c’est par affection pure.

GÉRONTE.

Va, je t’épouserai, sois tranquille.

FRONTIN.

Comment

Reconnaître jamais un pareil dévouement ?

INEZ.

Faut-il faire un écrit ?

VALÈRE.

Pour qu’elle soit exacte,

De la donation on dresse un petit acte.

Chez un notaire avec deux témoins pour signer,

Marinette et Frontin vont nous accompagner.

GÉRONTE.

Si l’on faisait venir le notaire ?

FRONTIN.

Non certes.

On n’instrumente pas sur une place ouverte.

GÉRONTE.

Au théâtre pourtant cela se passe ainsi.

FRONTIN.

Mais nous ne jouons pas la comédie ici.

Ils sortent.

 

 

Scène XV

 

GÉRONTE, puis CHAMPAGNE

 

GÉRONTE.

Frontin avait raison : c’est moi qu’elle préfère ;

L’oncle bat le neveu ! Géronte bat Valère !

Ils me donnent leurs biens ! Grâce à ce vieux chapeau,

Le monde m’apparaît sous un jour tout nouveau !

CHAMPAGNE, ivre et chantant.

Quand, sous la treille,
Une bouteille,
Blonde ou vermeille,
M’a fait asseoir,
Ma foi, j’ignore
Si c’est l’aurore
Qui la colore,
Ou bien le soir.

GÉRONTE, mettant son chapeau.

Il est comme une grive au temps de la vendange.

Très soûl.

CHAMPAGNE.

Bonjour, monsieur.

GÉRONTE.

Hein ! Bonjour ? C’est étrange ?

Faquin, tu me vois donc !

CHAMPAGNE.

Pardieu, si je vous vois !

GÉRONTE.

Pourtant, je suis couvert.

CHAMPAGNE.

Je vous verrais deux fois

Plutôt qu’une, ayant bu ; tout homme ivre voit double,

C’est un fait avéré.

GÉRONTE.

Ce qu’il a dit me trouble.

CHAMPAGNE.

Dieu n’a fait qu’un soleil, et le vin en fait deux...

Heuh !

GÉRONTE.

Je ne me suis pas assez méfié d’eux !

Tu ne peux pas me voir, car je suis invisible,

En vertu d’un chapeau magique.

CHAMPAGNE.

C’est possible ;

Mais voici votre dos...

Il lui donne un coup.

Ai-je bien attrapé ?

GÉRONTE.

Très bien.

CHAMPAGNE.

Votre gros ventre...

GÉRONTE.

Oh !

CHAMPAGNE.

Me suis-je trompé ?

GÉRONTE.

Non pas.

CHAMPAGNE.

Ce coup de pied, ce n’est pas votre tête

Qui le reçoit ?

GÉRONTE.

Oh ! non ! Grands dieux ! ai-je été bête !

Je suis dupé, volé, joué comme un enfant !

CHAMPAGNE, à part.

Qu’a-t-il donc à pousser des soupirs d’éléphant ?

GÉRONTE.

On m’a pris cent écus ! on m’a pris ma pupille !

À l’assassin ! au feu !

 

 

Scène XVI

 

GÉRONTE, CHAMPAGNE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Quel vacarme inutile !

Ils ne sont pas perdus ! Tiens, Champagne ! À propos,

Devant un homme gris il fallait deux chapeaux ;

J’aurais dû vous le dire. Il vous a vu, sans doute ?

GÉRONTE.

Puisse le ciel, croulant, t’écraser sous sa voûte !

Filou, galérien, faussaire, empoisonneur !

FRONTIN.

Que de titres, monsieur, vous me faites honneur !

Inez revient avec Valère et Marinette.

Tenez !

 

 

Scène XVII

 

GÉRONTE, CHAMPAGNE, FRONTIN, INEZ, VALÈRE, MARINETTE

 

GÉRONTE.

D’où sortez-vous ?

MARINETTE.

D’un endroit fort honnête.

VALÈRE.

Nous avons fait dresser, chez le tabellion,

Un acte en bonne forme.

GÉRONTE.

Oui ? la donation ?

VALÈRE.

Non pas ; mais un contrat...

GÉRONTE.

Comment !...

VALÈRE.

De mariage,

Entre madame et moi !

GÉRONTE.

J’éclaterai de rage !

VALÈRE.

Nous avons réfléchi que l’amour et l’hymen

Peuvent marcher ensemble en se donnant la main.

GÉRONTE.

C’était moi qu’elle aimait.

MARINETTE.

Femme souvent varie,

A dit un roi de France, et bien fou qui s’y fie !

FRONTIN.

Faites le mouvement de bénir les époux...

GÉRONTE.

Si tu railles encor, je t’éreinte de coups !

MARINETTE.

Valère est si gentil !

GÉRONTE.

Gourgandine ! carogne !

CHAMPAGNE.

Monsieur, reprenez-moi.

GÉRONTE.

Que me veut cet ivrogne ?

Des calottes ? J’en ai !

Il le soufflette.

CHAMPAGNE.

Ma place ou mon argent !

GÉRONTE.

Je t’ai ramassé nu comme un petit saint Jean,

Et t’ai payé fort mal des gages très minimes ?

Commentas-tu gagné cet argent ? Par quels crimes ?

CHAMPAGNE.

Monsieur, c’était du temps que vous étiez... cocu.

GÉRONTE.

Je te reprends !

CHAMPAGNE.

Oh ! si madame avait vécu !

GÉRONTE.

Tais-toi !

MARINETTE.

Ne soyez pas un oncle coriace !

À ce couple charmant, de bon cœur, faites grâce !

GÉRONTE.

Jamais !

INEZ.

Mon cher tuteur, nous vous aimerons bien.

GÉRONTE.

Point !

FRONTIN.

En faveur du but, oubliez le moyen.

VALÈRE.

Mon oncle !

GÉRONTE.

Mon neveu, vous êtes un fier drôle ;

Mais je suis un Géronte, il faut jouer mon rôle...

Je pardonne !

TOUS.

Merci.

FRONTIN.

Fais ton rôle à ton tour,

Public, pardonne-nous... sois oncle...pour un jour.

Accorde tes bravos à cette comédie ;

En tout temps et partout elle fut applaudie :

C’est l’oncle et le valet, la pupille et l’amant ;

Le sujet qui fera rire éternellement !

Oiseaux de gais babil et de brillant plumage,

Nous différons des geais et des merles en cage.

Les auteurs font pour nous de la prose et des vers,

Mais sans être sifflés nous apprenons nos airs.

Bien que nous n’ayons point pris le nom de Molière,

Ne va pas nous traiter de façon cavalière :

Tu nous connais déjà, nous sommes vieux amis,

Et tu peux nous claquer sans être compromis.

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