Le Tombeau du Turenne (Jean-Nicolas BOUILLY - Hector CHAUSSIER - Jean-Guillaume-Antoine CUVELIER)
Sous-titre : l'armée du Rhin à Saspach
Fait historique en un acte, mêlé de vaudevilles, pantomimes, danses et évolutions militaires et terminé par de nouvelles évolutions d’infanterie et de cavalerie.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 8 janvier 1799.
Personnages
FRANCŒUR, très vieux militaire
EMMA, sa fille aînée
STENNY, sa fille cadette
ALBERT, meunier, amant de Stenny
HERMANN, hussard, amant d’Emma
GÉNÉRAL FRANÇAIS
AIDE-DE-CAMP
DEUX FACTIONNAIRES
ARMÉE FRANÇAISE
VILLAGEOIS
VILLAGEOISES
Le Théâtre représente des montagnes ; dans le fond, à mi côte, du côté du village, sur la gauche, on aperçoit les débris d’un moulin tombé en ruines ; à côté du moulin est une cabane ; à droite, sur l’avant-scène, est un vieux chêne, la moitié est encore verte, et l’autre moitié est morte et renversée sur la terre ; au milieu, est le monument couvert par un grand manteau d’armes, qui s’ouvre en face du public ; deux sentinelles gardent ce monument.
Scène première
FRANCŒUR
Il sort de chez lui, plongé dans une profonde rêverie, s’approche du monument, cherche à le voir ; le factionnaire le fait retirer avec brusquerie. D’un ton pénétré.
On m’éloigne ! on me repousse ! ce n’est pas ainsi que je faisais, lorsque j’étais gardien du monument élevé ici, à la gloire du grand Turenne. Me traiter de cette manière ! moi, petit-fils du premier sapeur de son régiment, de son vieux frère d’armes, de son ami enfin ; car, ce grand homme savait honorer le mérite partout où il le trouvait : ainsi donc, j’aurai passé l’hiver de ma vie, à garder ce monument si cher aux Français, pour le voir détruire a mes yeux, et remplacer aujourd’hui, je ne sais comment ? par je ne sais quoi ? à la gloire de je ne sais qui ?...
Air : Fidèle Époux, franc militaire.
Tandis que servant la patrie,
Le guerrier bravait les hasards ;
Les Vandales, d’un bras impie,
Out ravagé le champ des arts.
La vertu n’a pu trouver grâce
Dans leurs cœurs fermés au remords ;
Ils ont, dans leur coupable audace, } Bis.
Troublé jusqu’aux cendres des morts. }
Quand je me fâcherai, il n’en sera ni plus ni moins ; il faut bien consentir à ce qu’on ne peut empêcher ; heureusement il me reste, pour me consoler, deux filles pauvres, à la vérité, mais vertueuses, mais gentilles ; et puis j’ai sauvé mon trésor... j’ai conservé ce boulet, encore teint du sang de Turenne, de cet homme qui savait si bien ménager celui des autres ; en voilà des reliques, ce sont les véritables.
Air : Femmes, voulez-vous éprouver !
Chacun a sa religion,
Je respecte celle d’un autre ;
Aussi, dans mon opinion,
J’entends qu’on respecte la nôtre.
Celui-ci veut Saint Nicolas,
Celui-là, Saint Claude ou Saint Blaise ;
Mais le Patron des bons soldats,
C’est Turenne, ne vous déplaise.
Scène II
FRANCŒUR, STENNY, EMMA, sortant de la maison, et examinant leur père
STENNY.
Eh bien ! mon père, vous voilà bien joyeux, ce matin ?
FRANCŒUR, brusquement.
Pas du tout, mademoiselle, je suis en colère.
EMMA.
En colère ! mon père, et contre qui ?
FRANCŒUR.
Contre tout le monde.
EMMA.
Mon père, vous voyez toujours tout en noir.
FRANCŒUR.
Je te conseille de parler, toi ; tu avais un amant, ce brave Hermann, à qui je voulais te marier, le fils de mon vieux camarade que je regrette tous les jours : eh bien ! depuis six mois qu’il est parti pour l’armée, on n’en a pas de nouvelles.
EMMA.
Hélas !
Air : Je te perds, fugitive espérance
Premier couplet.
Il est mort en servant sa patrie,
Cet amant qui reçut tout mes vœux ;
Je le sens, vaut mieux perdre la vie,
Que cesser d’aimer et d’être deux.
II.
Il brûlait d’une flamme si pure,
Me payait d’un si tendre retour ;
À son père.
Ce n’est plus qu’auprès de la nature,
Que je peux oublier mon amour.
STENNY, vivement.
Ne vas-tu pas te désoler ? il n’est pas dit que ton amant soit mort, on a tant de besogne à présent dans le métier de soldat, qu’on ne trouve pas toujours le temps d’écrire à si maîtresse ; aussi, moi je n’ai pas voulu d’un militaire, j’aime mieux mon bon Albert, il est un peu bête, j’en conviens, mais pour faire un mari, il ne faut pas tant d’esprit ; et puis, ce qui m’a déterminée, ce sont les soins qu’il prend de vous, mon père.
FRANCŒUR.
Il est vrai qu’Albert possède un bon cœur, et sans lui, mes enfants, je ne sais, en vérité, ce que nous serions devenus. Après trente ans de service et plusieurs blessures, j’avais obtenu pour récompense, une modique solde attachée à la garde du monument élevé au grand Turenne ; mais le monument a été détruit, et j’ai tout perdu... heureusement, Albert, propriétaire d’un bon moulin, à quatre lieues d’ici, a redoublé de travail, pour subvenir à nos besoins.
EMMA.
Quel plaisir il avait à nous apporter, dans ces temps difficiles, cet aliment si nécessaire, que l’opulence même ne pouvait alors se procurer.
STENNY.
Je gage qu’il y a beaucoup de gens d’esprit qui n’en auraient pas fait autant ?
FRANCŒUR.
Aujourd’hui même, ce brave garçon est notre seule ressource, notre unique soutien, mais il n’est encore que ton amant, et quand il sera ton époux, peut-être qu’alors...
STENNY.
Ah ! mon père, soyez sûr qu’il vous aimera toujours autant que je vous aime, et Stenny ne changera jamais.
EMMA.
Emma vous jure de ne pas abandonner votre vieillesse.
FRANCŒUR.
autre ne voudrait pas faire ce que pour moi vous faites, mes enfants.
Scène III
FRANCŒUR, STENNY, EMMA, ALBERT accourt tout essoufflé
STENNY.
Mais, que vois-je ? Albert !
EMMA.
Comme il accourt !
FRANCŒUR.
Le proverbe l’a dit, l’amour donne des ailes.
ALBERT, hors d’haleine.
Enfin, me v’là.
STENNY.
Et mon dieu ! quel air effaré.
Albert veut parler, il reste suffoqué.
FRANCŒUR.
Qu’as tu donc, mon garçon ?
Albert, idem.
EMMA.
Vous serait-il arrivé quelque chose ?
Albert, idem.
STENNY.
Mais répondez donc ?
ALBERT.
Ah ! si vous saviez, les Autrichiens...
FRANCŒUR.
Est-ce qu’ils seraient revenus ?
ALBERT.
Non dieu, oui.
FRANCŒUR.
Je vais chercher ma carabine.
ALBERT.
Ah ! bien oui, votre carabine, il est bien temps.
EMMA.
Juste ciel !
STENNY.
Ils seraient ici ?
ALBERT.
Mon dieu, non.
FRANCŒUR.
Explique-toi.
ALBERT.
Qui se serait imaginé ça ?
STENNY.
Eh ! quoi donc ?
ALBERT.
Il y a de quoi perdre la tête.
FRANCŒUR.
Parle, ventrebleu !
ALBERT.
Chut ! chut ! je m’en vais vous conter ça.
Air : Si j’ons jamais une campagne.
Pour monter mon petit ménage,
Je m’étais fait un joli plan,
Et je suivais ce joli plan.
Pour monter mon petit ménage.
Pour monter non petit ménage,
Primo, j’ vois de l’argent comptant ;
Et j’réservais c’t argent comptant,
Pour monter mon petit ménage.
Pour monter mon petit ménage,
J’avais les robes de ma grand maman,
J’gardais les robes de ma grand maman,
Pour monter mon petit ménage ;
De plus, j’avais un beau corset,
De plus, j’avais habit d’droguet,
De plus, j’avais joli gilet,
De plus, j’avais un grand buffet,
De plus, j’avais un petit coffret,
De plus, j’avais un bon soufflet,
De plus j’avais un tabouret,
De plus, j’avais un trébuchet,
De plus, j’avais un filet,
Un grand pistolet,
Un petit briquet,
Un loto complet,
Un sac de millet,
Un très bon mulet, (Bis.)
Un jeune poulet, (Bis.)
Un vieux sansonnet, (Bis.)
Un sac de duvet,
Un charmant rouet,
Un joli plumet,
Un grand gobelet, (Bis.)
Un petit baquet, (Bis.)
Nichet, tranchet, chenet,
Louchet, piquet, treguet,
Chevet, maillet,
Mais cette nuit les Autrichiens,
Ont visité mon petit ménage ;
Et v’là que ces maudits vauriens
Se sont partagé mon petit ménage,
Tout mon ménage, (Ter.)
Adieu donc, mon petit ménage.
STENNY.
Comment, tout ces vilains Autrichiens t’on tout emporté ?
ALBERT.
Tout.
FRANCŒUR.
N’avais-je pas raison de me plaindre du sort qui me poursuit ?...
STENNY.
Que fait le superflu ? le nécessaire nous reste ; n’a-t-il pas toujours son moulin ?...
ALBERT.
Ah ben oui, mon moulin, ça fait une jolie ressource.
EMMA.
Qu’est-ce encore ?
ALBERT.
Air : Vous m’ordonnez de la brûler.
Ce moulin faisait tout mon bien,
Hélas ! quelle disgrâce !
Sachez qu’il ne m’en reste rien,
Non, plus rien que la place.
Le malheur comble mon destin,
Ma perte est consommée ;
Et j’ai vu jusqu’à mon moulin, } Bis.
S’exhaler en fumée. }
STENNY.
Quoi, ton moulin est brulé ?
ALBERT.
Juste ! les Autrichiens y ont mis le feu en se retirant.
FRANCŒUR.
Trouvez-vous encore que tout ça va bien ?
ALBERT.
Oui, je le disais moi, lorsque j’avais bon vent et des sacs au moulin ; mais à présent, le vent a beau souffler, ce n’est plus pour moi.
FRANCŒUR.
Allons, notre malheur est à son comble ; plus de mariage... plus de noce... tout est fini pour nous.
Francœur veut rentrer dans la maison, ses enfants et Albert veulent le retenir, il les repousse avec une espèce de dureté ; et soutenu par Emma, il rentre dans sa cabane.
Scène IV
STENNY et ALBERT, tristes
ALBERT.
Eh bien, Stenny.
STENNY.
Eh bien, Albert.
ALBERT.
Nous voilà donc ruinés tout-à-fait.
STENNY.
Ruinés ; ce n’est rien, mais séparés pour toujours.
ALBERT.
Pour toujours ?
STENNY.
Mon père l’a dit.
ALBERT.
Et quand une fois il a lâché le grand mot, c’est une sentence.
STENNY.
Il a le cœur d’un bon père, mais la tête d’un vieux soldat.
ALBERT.
Au bout de tout ça, ton père peut ben nous empêcher de nous marier ; mais nous empêcher de nous aimer, je dis que c’est une autre paire de manches.
STENNY.
Sans doute, moi, je t’aimerai toujours.
ALBERT.
Et moi donc.
Air : L’autre jour la p’tite Isabelle.
Tu verras que lorsqu’une fois j’aime,
La constance devient mon fort,
Et que j’t’aimerai toujours de même
D’mon vivant comme après ma mort ;
Mais en attendant qu’elle arrive,
Apprend, quelle est, dans cet instant
L’expectative (Bis.)
D’ton amant ;
En parlant très vite.
J’irai travailler en journée, j’gagn’rai de l’argent que je n’dépenserai pas, j’l’amasserai précieusement et bientôt mon moulin :
S’ra rebâti,
Je gage qu’au bout de l’année,
Je serai ton petit mari.
Ils dansent ensemble.
Scène V
STENNY, ALBERT, HERMANN
HERMANN, qui les observait.
Allons, courage ! courage ! il paraît que tout va bien ici.
ALBERT.
Tiens, c’est mon cousin Hermann.
STENNY, criant.
C’est lui même, ma sœur ! ma sœur ! il n’est pas mort.
HERMANN, l’arrêtant.
Silence, petite sœur, laissez-moi le plaisir de la surprendre.
ALBERT.
Ah j’dis, cousin, que tu la surprendras fièrement, car elle ne comptait plus sur toi.
HERMANN.
Est-ce qu’elle serait mariée ?
ALBERT.
Ah ben oui, mariée, il s’agit ben de noces.
HERMANN.
Est-ce qu’elle m’aurait oublié ?
STENNY.
Oh que non.
ALBERT.
Malheureusement elle t’aime toujours.
HERMANN.
Malheureusement. Que voulez-vous dire.
ALBERT.
Tu ne sais donc pas... les Autrichiens qui étaient ici, qui sont revenus, qui n’y sont plus, ils ont tout pris, mes habits de noce, ma tasse d’argent, ma farine, mon sac de 1200 francs, qui était la dot de ma future, écus !... enfin tout jusqu’à mon moulin qui était là bas sur les hauteurs.
HERMANN.
Ton moulin.
ALBERT.
Ils ont tout emporté, et ce qu’il y a de pis, sur le dos de mos vieux mulet, tu sais bien que j’ai hérité de ma grand tante ; la pauvre bête !... mais à propos d’ça, d’où viens-tu donc qu’il y a si longtemps qu’on n’a entendu parler de toi.
HERMANN.
J’ai couru bien des dangers, c’est le sort des armes, mais aussi j’ai acquis beaucoup de gloire, en un mot je reviens de l’armée d’Italie. J’avais échappé à plusieurs combats, la campagne s’avançait et j’avais déjà la promesse d’un congé qui m’aurait ramené près de vous, lorsqu’on beau jour à un certain pont où le diable avait ramassé tout le feu de l’enfer, notre Général saisit un drapeau... et comme dit un de nos soldats poètes.
À la tête de la colonne
Le Général s’élance avec fierté ;
Le tambour bat, la trompe sonne ;
Le cri de guerre est répété
Par les échos du fleuve épouvante ;
en avant, nos grenadiers font rage,
Peu de file, pif, pan, c’est un bruit, un tapage :
Au grand galop, nous autres nous chargeons,
Bravant le feu de la mousqueterie,
Bravant les bombes, les canons ;
Rien n’arrête noire furie.
À l’exemple de nos soldats,
Je repérais gaiement le chant de la victoire ;
Mais un obus vient arrêter mes pas,
Et je tombe au sein de la gloire.
J’étais souffrant,
J’étais mourant,
Dans la poussière,
Quand une bonne vivandière
Me soulevant entre ses bras,
Vient m’arracher des postes du trépas.
Sa main a pansé ma blessure ;
Je renais par ses soins touchants.
Il est encore dans la nature
Des êtres bons et bienfaisants.
Mais le plaisir de vous parler de la guerre me fait oublier celui de l’amour, Emma est sans doute auprès de son père ?
STENNY.
Qui ne consentira pas plus à votre mariage qu’au vôtre.
HERMANN.
Laissez-moi faire, je vais arranger tout cela.
Il entre dans la cabane.
Scène VI
ALBERT, STENNY
ALBERT.
Bon, bon. Arrange, arrange... ces militaires s’imaginent qu’on emporte une fille comme un bastion ?...
STENNY.
Comme ma sœur va être contente de le revoir.
ALBERT.
Oui, un amant estropié, ça fait un joli mari...
STENNY.
Qu’importe ? il a bien servi sa patrie ; cette blessure est une marque de sa bravoure, ma sœur dont l’en aimer davantage.
ALBERT.
S’il ne vous faut que ce petit agrément-là pour vous plaire, mademoiselle, vous pouvez bien compter qu’assurément je n’irai pas le chercher.
Scène VII
ALBERT, STENNY, LE GÉNÉRAL, accompagné de son aide de camp
LE GÉNÉRAL, à Stenny et Albert qui veulent rentrer dans la cabane.
En quoi ! vous me fuyez ?
STENNY, reculant.
Bien au contraire...
LE GÉNÉRAL.
Approchez, approchez, j’ai besoin de causer avec vous.
ALBERT, bas à Stenny.
Allons-nous-en, c’est peut-être pour m’enrôler.
STENNY.
N’aie pas peur, il verra bien que tu es poltron.
LE GÉNÉRAL.
Dites-moi, mes bons amis ; n’est-ce pas dans ce village que s’est retiré un jeune volontaire de Strasbourg, blessé à l’armée d’Italie.
ALBERT, à Stenny.
Il veut parler d’Hermann.
LE GÉNÉRAL.
Hermann ! justement, c’est son nom,
ALBERT, au Général.
C’est mon cousin.
STENNY, à Albert.
Tais-toi donc ; il veut peut-être le faire repartir.
LE GÉNÉRAL.
Je vous en félicite, vous avez là un brave homme pour parent.
ALBERT.
Je sommes tous bâtis comme ça dans notre famille.
LE GÉNÉRAL.
Dites-moi encore, cette cabane n’est-elle pas la demeure du vieux Francœur, ancien gardien du monument de Turenne ?
ALBERT, montrant Stenny.
C’est son père, qui devait être le mien, car vous saurez que je devais épouser sa fille que v’là, sans ce beau moulin que vous avez peut-être vu tourner en passant sur la hauteur, et qui a été brûlé cette nuit.
LE GÉNÉRAL, à son aide de-camp.
Ah c’est l’homme du moulin, je ne suis pas fâché de le trouver ici... et vous vous nommez ?...
ALBERT.
Sûrement que je me nomme.
LE GÉNÉRAL.
Albert, n’est-ce pas ?
ALBERT, haut.
Oui, de père en fils ;
Bas à Stenny.
il sait mon nom, nous sommes perdus, c’est un espion.
LE GÉNÉRAL.
Faites-moi le plaisir d’aller dire à Hermann et Francœur, que le Général en chef de l’armée du Rhin, désire les entretenir un moment.
STENNY, avec étonnement.
Le Général en chef de l’armée du Rhin, j’y cours ! j’y cours.
ALBERT.
Certainement, monsei... mon Général,, que je suis trop flatté du respect qui fait que je suis prêt à aller partout ou vous m’ordonnerez, c’est-à-dire... cependant que je vais les avertir. Oui, Général, v’là qu’j’y cours avec ma petite Stenny, mais où donc est-elle ? elle est déjà partie ?
Appelant.
Eh ! Stenny ! Hermann ! Francœur !
Il entre dans la cabane.
Scène VIII
LE GÉNÉRAL, L’AIDE-DE-CAMP
LE GÉNÉRAL à part.
Vous allez faire avancer sur-le-champ les différents détachements qui sont commandés pour assister à cette fête.
L’aide de camp sort.
Scène IX
LE GÉNÉRAL, seul
Le voilà donc enfin arrivé ce jour glorieux où je vais venger la mémoire d’un grand homme, outragée par l’ignorance la plus barbare et relever ce monument respectable que des mains sacrilèges avaient osé profaner. Ô Turenne ! Si j’ai fait quelques pas heureux dans la carrière que tu as illustrée, je les dois à ton exemple et au souvenir de tes vertus gravé dans mon cœur dès ma plus tendre enfance, ce n’est pas uniquement par un vain Cénotaphe que je veux honorer ta mémoire, c’est en t’offrant les hommages de la France entière et en répandant autour de ton image les fleurs de la bienfaisance. Tout le monde ignore encore le motif de la fête que je prépare ; combien je vais faire de jaloux parmi mes frères d’armes, lorsqu’ils sauront que j’ai prévenu ce que leur eût dicté comme à moi leur respect pour le modèle de toutes les vertus militaires.
Scène X
LE GÉNÉRAL, FRANCŒUR, HERMANN, STENNY, ALBERT, EMMA
ALBERT, entraînant Francœur.
Quand je vous dis que c’est le général lui-même qui vous demande, tenez le voilà.
LE GÉNÉRAL.
Bon vieillard, on dit que c’est vous qui étiez le gardien de l’ancien monument.
FRANCŒUR.
Oui, général.
LE GÉNÉRAL.
Cette garde ne vous avait-elle pas été confiée pour prix de vos services militaires ?
FRANCŒUR.
Oui, général.
LE GÉNÉRAL.
Et vous avez deux filles ?
FRANCŒUR.
Oui, général.
LE GÉNÉRAL.
Que vous allez marier à ces deux jeunes gens.
FRANCŒUR.
Non, général.
ALBERT.
C’était son projet autrefois, mais il nous est arrivé tant de choses, d’abord vous saurez.
LE GÉNÉRAL.
Je sais tout,
À Francœur.
on m’a assuré que je pour fois retrouver dans ce village ce boulet...
ALBERT.
Celui qui a tué Turenne ! C’est Francœur qui l’a...
FRANCŒUR.
Oui : mais rien ne peut m’en séparer, il fut ramassé par mon aïeul sur le champ de bataille, mon père la gardé toute sa vie ; j’ai hérité de leur amour pour le grand Turenne, je conserverai ce boulet, et quand je mourrai, c’est la tête appuyée dessus que je veux rendre le dernier soupir.
LE GÉNÉRAL.
Comment, vous refuseriez de remettre entre mes mains ce dépôt précieux.
FRANCŒUR.
Qu’appelez-vous un dépôt, c’est mon héritage, c’est le seul bien qui me reste.
ALBERT.
Ne dites pas ça, songez donc que c’est le général...
FRANCŒUR.
Eh que m’importe ? j’ai versé mon sang pour ma patrie je suis prêt à le verser encore, mais le sacrifice qu’on me demande est trop au-dessus de mes forces.
LE GÉNÉRAL.
Viens, brave homme, viens dans mes bras, tes sentiments te rendent digne de tout ce que je veux faire pour toi.
Il l’embrasse.
Tiens, regarde.
Il s’approche et découvre le sur lequel on lit.
À LA GLOIRE DU GRAND TURENNE.
FRANCŒUR.
Que vois-je ? à la gloire du grand Turenne !
Il court embrasser le monument.
LE GÉNÉRAL.
C’est là que je désire déposer le boulet que je te demande et c’est à toi-même que j’en confie la garde.
FRANCŒUR.
Ah ! vous venez d’embellir les derniers moments de ma vie ; quand on sait honorer comme vous la mémoire des grands bommes, on est fait pour le devenir.
LE GÉNÉRAL.
Modérez ce transport, écoutez-moi, pendant que nous sommes encore seuls. Je veux que ce beau jour ramène le bonheur dans le sein de votre famille. Je marie vos enfants aujourd’hui.
ALBERT.
Je ne demanderais pas mieux, si les Autrichiens en brûlant mon moulin n’avaient pas emporté mes habits de noces.
LE GÉNÉRAL.
Ton moulin, je le ferai rétablir : il est du devoir d’un général de réparer, autant qu’il le peut, les malheurs de la guerre. Quand à toi, brave Hermann, lis cette lettre.
Il lui donne la lettre.
elle t’annonce que ton bataillon témoin de ta bravoure ayant appris que tu es hors d’état de rejoindre et voulant te donner une preuve de son estime, m’a chargé de te remettre trois jours de sa paie qui serviront de dot à cette aimable fille.
EMMA.
Qu’entends-je.
HERMANN.
Mes bons frères d’armes, je les reconnais bien là.
FRANCŒUR.
Quelle grandeur d’âme ! Ah je vois que je m’étais trompé, il est des hommes sensibles qui savent réparer les fautes des méchants, et quand on croit qu’il n’existe plus de vertus c’est qu’on ne se donne pas la peine de les chercher.
Toute la famille tombe aux pieds du général : on entend dans le lointain une marche militaire.
LE GÉNÉRAL, les relevant.
L’armée s’avance, relevez-vous, mes amis, c’est au nom de Turenne que je vous prie d’accepter ces faibles dons, et vous savez que ce grand homme n’aimait pas qu’on publiât ses bienfaits.
Scène XI
LE GÉNÉRAL, FRANCŒUR, HERMANN, STENNY, ALBERT, EMMA, TOUTE L’ARMÉE
L’armée défile en colonne ; tandis qu’elle passe sur le devant du théâtre, on enlève le manteau d’armes, et le monument se trouve à découvert ; lorsqu’elle la débordé, les troupes se mettent en bataille.
LE GÉNÉRAL.
Braves soldats, c’est ici que le grand Turenne passa dans un instant de la victoire à l’immortalité ; pendant plus d’un siècle, ce coin de terre fut l’objet de la vénération publique et particulière ; pas un voyageur, pas un français surtout, ni passent sans y offrir le tribut respectueux qu’on doit à la vertu. L’agriculteur lui-même honorant la mémoire de celui qui le protégea tant de fois, n’osa porter la cognée sur ces arbres antiques, et jamais le soc de la charrue n’entrouvrit le sein de cette terre consacrée à l’héroïsme. Des mains barbares ont profité du moment où vous portiez au loin vos armes victorieuses, pour renverser un monument que l’admiration avait élevé. C’est aux Français triomphants qu’il appartient aujourd’hui de rétablir ce que l’ignorance a détruit. Persuadé que j’étais l’interprète de l’armée entière, j’ai fait en votre nom relever ce monument qui doit porter à la postérité le souvenir des hauts faits de Turenne, et cette idée consolante, que les Français toujours eux-mêmes, out su conserver au milieu du tumulte des armes leurs mœurs héréditaires et le respect impérissable que l’on doit aux grands hommes.
Inauguration du monument. Consécration du boulet, au bruit du canon et des tambours.
Vaudeville.
Air : Après de pénibles combats.
FRANCŒUR.
Le voilà, ce boulet sacré,
Qui d’un héros trancha la vie
À des héros je le confie ;
Par eux, il sera révéré.
Au Général.
Vous qui savez de ce grand capitaine,
Suivre les pas, aux champs de la valeur ;
C’est à vous, qu’appartient l’honneur } Bis.
De venger le nom de Turenne. }
HERMANN.
Jeunes Français, braves guerriers,
Vous qui voulez que la victoire,
Un jour consacre votre gloire
En vous couronnant de lauriers.
Et vous, Soldats, qu’une blessure enchaine
Avec regret, dans un triste repos ;
Pour vous consoler de vos maux, } Bis.
Pensez au Tombeau de Turenne. }
ALBERT.
Autrefois, vrai, j’avais grand peur,
Maintenant, c’est toute autre chose ;
Quelle étrange métamorphose !
Je crois que j’ai de la valeur.
Que dans ces lieux, le plus grand poltron vienne,
Il sentira, je gage, ainsi que moi,
Qu’on devient brave malgré soi, } Bis.
Auprès du Tombeau de Turenne. }
EMMA, au Public.
Vous tous, que l’on voit abhorrer
Les maux causés par l’ignorance ;
C’est votre seule intelligence,
Qui, seule peut les réparer.
Laissez, laissez, la vengeance et la haine ;
Dans cet accord, soyez tous de moitié,
Et pour vous jurer amitié, } Bis.
Venez au Tombeau de Turenne. }
On apporte une couronne de lauriers, que Francœur divise en deux, et dont il présente une moitié au Général, en déposant l’autre moitié sur le cénotaphe ; le général refuse la couronne, et ne l’accepte ensuite que pour en faire hommage à l’armée entière, en l’attachant à la lame du drapeau.