Le Tambour nocturne (DESTOUCHES)
Comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois, à Bruxelles, sur le Grand Théâtre de la Monnaie, le 27 janvier 1761, et à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 16 octobre 1762.
Personnages
LE BARON
LA BARONNE, femme du Baron
LE MARQUIS, amant de la Baronne
LÉANDRE, autre amant de la Baronne
MADAME CATAU, femme de charge du château
MONSIEUR PINCÉ, intendant du Baron
LA RAMÉE, sommelier
MAÎTRE PIERRE, cocher
MAÎTRE NICOLAS, jardinier
La scène est dans un vieux château appartenant au Baron.
PRÉFACE
Je me garderai bien d’imiter ici la plupart des meilleurs écrivains anglais, principalement leur fameux Dryden, qui, après s’être enrichis aux dépens de nos auteurs, font une longue préface pour les critiquer et pour les tourner en ridicule ; ou prennent le parti de ne les point citer, pour ne faire nulle mention de ce qu’ils ont emprunté de leurs ouvrages.
Pour moi, j’avouerai franchement que celui-ci n’est point de mon invention, et que c’est plutôt une traduction libre, qu’une production de mon esprit. La plus grande part que j’y puisse prétendre, c’est d’y avoir fait beaucoup de changements pour le mettre en état de se soutenir sur notre théâtre, et de n’y point paraître trop étranger.
Malgré cette liberté que j’ai prise, et que j’ai pu prendre, je crains qu’on ne trouve encore dans cette comédie bien des traits, des actions et des incidents d’un goût peu conforme au nôtre. Je doute qu’on se prête facilement au caractère singulier de l’intendant, et à l’excessive ivrognerie des autres domestiques qui sont introduits sur la scène. J’ai francisé le petit-maître anglais, autant que je l’ai pu ; mais je sens qu’il n’a point encore la légère fatuité des nôtres.
Cependant, de toutes les pièces anglaises que j’ai lues, on que j’ai vu représenter sur les théâtres de Londres, celle-ci, sans contredit, approche le plus de nos comédies par la conduite et par les mœurs : elle est de feu monsieur Addison, l’un des plus beaux génies que l’Angleterre ait produits de nos jours, et l’homme de son pays qui avait le moins d’aversion pour le théâtre français. Il souhaitait même que les auteurs dramatiques, ses compatriotes, se défissent de leurs excessifs préjugés en leur faveur, et contre nous, afin d’imiter au moins notre exactitude et les bienséances que nous gardons sur la scène. Il voulut lui-même en donner l’exemple ; et ce fut à ce dessein qu’il fit une comédie, intitulée the Drumner, ou le Tambour, qui est l’original de celle que je donne au public-mais il n’osa la risquer de son vivant, et elle n’eut qu’un médiocre succès après sa mort. Il serait à souhaiter pour sa gloire et pour notre plaisir, qu’il eût fait choix d’un sujet moins trivial. Je suis persuadé néanmoins que sa pièce était digne d’un meilleur sort, quoiqu’elle eût des défauts essentiels, pour les spectateurs de son pays ; trop de simplicité et de régularité, et trop peu d’incidents ; trop de sagesse dans les mœurs, dans les principaux caractères et dans le dialogue : car il est presque impossible d’exprimer les énormes libertés que les auteurs comiques se donnent en Angleterre. Ils ignorent, ou plutôt ils méprisent les trois unités, et se moquent de nous, qui les observons si soigneusement. Loin de se borner à une seule action, trois ou quatre à peine leur suffisent ; à peine y distinguerez-vous la principale, souvent étouffée par les épisodiques, avec lesquelles elle n’a point ou presque point de rapport ni de liaison ; en sorte que les auteurs et les spectateurs aiment également à changer d’objet, et n’en trouvent aucun qui mérite de dominer, ni de les fixer, croyant que toute règle est une servitude à laquelle il serait ridicule de se soumettre. Non-seulement la scène change à tous les actes, mais souvent plusieurs fois dans le même acte ; d’où il s’ensuit que les décorateurs anglais sont encore plus en mouvement que les acteurs. Cependant on trouve dans ces comédies des choses excellentes : beaucoup d’esprit ; des caractères plaisants, bien soutenus, bien variés, et d’une vérité qui frappe ; les mœurs du pays si naturellement dépeintes, qu’il est impossible de les appliquer à d’autres nations ; un dialogue vif, agréable, énergique, élégant, très comique. La satire la plus piquante y domine ; elle y attaque tout, et ne respecte rien, pas même le beau sexe, qui souvent est l’objet de ses traits les plus effrénés. Le ridicule y est merveilleusement copié. Le vice n’y est que trop bien représenté ; mais on l’y représente comme une mode suivie par les gens d’esprit et de bon goût. C’est le bon air des principaux, personnages ; en un mot, nulle bienséance. La pudeur la moins austère y trouverait de quoi s’alarmer ; et c’est ce qui a toujours causé ma surprise, lorsque j’ai vu des dames vertueuses et modestes assister souvent à des pièces si licencieuses : tant il est vrai que tout n’est qu’habitude, et que la vertu même peut s’accoutumer à souffrir qu’on lui manque de respect, pourvu qu’elle ait la faible ressource d’en rougir sous un éventail.
On ne verra point ces libertés si blâmables dans la comédie que je donne au public. L’illustre monsieur Addison, qui en est le véritable auteur, était l’homme du monde qu’elles révoltaient le plus ; et si sa voix eût suffi pour rappeler les bienséances (il me l’a dit lui-même, et on le voit par ses écrits), le théâtre anglais en serait le plus scrupuleux observateur. Il faut même rendre justice aux meilleurs esprits d’Angleterre ; ils pensent aujourd’hui comme pensait monsieur Addison : et quelques-uns d’entre eux viennent de faire paraître une élégante et fidèle traduction des Œuvres de Molière, qu’ils ont ornée d’une préface très savante et très judicieuse, dans laquelle ils rendent toute la justice que nous rendrions nous-mêmes à ce grand homme, et saisissent l’occasion de s’élever avec toute la force et le courage possible, contre l’irrégularité et l’extrême licence du théâtre anglais, n’oubliant rien pour engager les auteurs qui s’y distinguent, à se réformer sur l’excellent modèle qu’ils leur présentent. Si ce généreux effort peut réussir, j’ose dire, à la louange de la nation anglaise, qu’elle est capable d’égaler, dans le dramatique, tous les plus célèbres auteurs anciens et modernes ; ce qu’il me serait très facile de prouver démonstrativement, si j’avais le loisir de traduire les Œuvres de Ben-Johnson, de Dryden et de Congrève.
ACTE I
Scène première
LA RAMÉE, MAÎTRE PIERRE, MAÎTRE NICOLAS, à table
LA RAMÉE.
Oh çà, mes amis, divertissons-nous. Madame est à la promenade, et ne reviendra que pour dîner ; car il fait le plus beau temps du monde. Madame Catau, notre gouvernante, est en visite chez sa commère. Notre vieux intendant n’est pas encore revenu de la ville. Il n’y a dans le château que nous et le revenant.
MAÎTRE NICOLAS.
Morgué ! sauf correction, monsieur de la Ramée, je crois que je boirions plus à notre aise à votre office, que dans cette antichambre. Tout le monde passe ici ; et quand je suis interrompu, le vin que j’avale ne fait que m’altérer.
LA RAMÉE, buvant.
Taisez vous, et buvez, monsieur le jardinier. C’est dans cet endroit-ci que l’Esprit bat le tambour ordinairement ; et je veux y boire à sa santé, afin qu’il me soit obligé de ma politesse, et qu’il ne vienne point faire le sabbat dans ma chambre.
MAÎTRE PIERRE.
Pardié ! c’est bien pensé. Vous êtes homme de tête, monsieur de la Ramée, et vous avez justement trouvé le moyen de gagner l’amitié du Revenant : je veux aussi être de ses amis. Allons, à sa santé ; Messieurs, je vous la porte.
Ils se lèvent tous trois, se découvrent, et se tiennent en posture de gens qui boivent une santé avec beaucoup de respect.
LA RAMÉE, le verre à la main.
Esprit qui nous lutines depuis quinze jours, et qui te plais à nous faire mourir de peur, nous te conjurons, mes camarades et moi, de nous laisser manger, boire et dormir en repos ; et nous te promettons, foi de gens d’honneur, de nous enivrer régulièrement tous les jours, en buvant à ta santé.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
À ta santé.
Après avoir bu, ils se couvrent et s’asseyent.
MAÎTRE PIERRE.
Tout cela est bel et bon. Je suis cocher, et je défie aucun de mes confrères d’aimer le vin plus que je l’aime. Mais, mordié ! je me lasse de boire à la santé du diable. Je veux demander mon congé à Madame. J’ai toujours servi des gens d’honneur, et je ne prétends pas perdre ma réputation, en servant dans un château où reviennent des Esprits.
LA RAMÉE, buvant.
Ma foi, maître Pierre, je suis de votre avis. J’ai envie aussi de me retirer, et de me faire cabaretier dans le village ; je m’enrichirai à traiter et à loger tous ceux qui viennent dans ce château pour en tendre l’Esprit.
MAÎTRE NICOLAS.
Si vous sortez tous deux, je vous suivrai, et j’épouserai tout de go la fille du gros Colas, qui aura trois bons quartiers de terre en mariage : je vivrai doucement avec elle. Ce n’est pas que Madame ne soit une bonne maîtresse ; mais, morgué ! tout franc, madame Catau la gâte. Allons, à sa santé, néanmoins.
LA RAMÉE, après avoir bu.
C’est une terrible peine que d’être sommelier dans une maison où il revient un Esprit : celui-ci fait un si grand tintamarre dans ma cave, que j’ai peur que cela ne fasse tourner tout notre vin.
MAÎTRE PIERRE, se versant une rasade.
Voilà pourquoi il faut nous dépêcher de le boire. Le diable d’Esprit a tant rabâté sur les tuiles, que j’ai cru que l’écurie me tomberait sur la tête. Croiriez-vous bien que je n’aurais jamais eu le courage d’aller au grenier quérir du foin, si la cuisinière n’y fût pas venue avec moi ?
MAÎTRE NICOLAS.
Vrai, comme je suis chrétien, je l’ai entendu cette nuit grimper comme un chat tout le long des rideaux de mon lit. Comment se peut-il faire, maître Pierre, qu’il ait entré dans ma chambre ? car j’avais bien fermé la porte et les fenêtres.
MAÎTRE PIERRE.
Ah ! pardié ! il se moque bien de ça ! s’il trouve la porte fermée, il se glisse par le trou de la serrure. Notre pauvre maîtresse est dans de grandes frayeurs ; elle croit que le Revenant est l’Esprit de son mari, qui a été tué à la dernière campagne de Flandre.
LA RAMÉE.
Elle a raison, maître Pierre : ce ne peut être que monsieur le Baron qui revienne ; il a toujours aimé la guerre. Vous souvenez-vous que quand il était petit, il n’y avait point d’instrument qui lui fit tant de plaisir que le tambour ?
MAÎTRE NICOLAS.
Mais je m’étonne qu’on n’ait jamais pu trouver son corps sur le champ de bataille.
LA RAMÉE.
Et comment l’aurait-on trouvé, nigaud ? n’est-il pas ici, dans le château ? Crois-tu qu’il pût battre le tambour, comme il fait toutes les nuits, s’il n’avait pas gardé ses bras et ses mains ?
MAÎTRE PIERRE.
Monsieur de la Ramée a raison. Notre maître revient en corps et en âme. Tenez, je crois l’avoir vu hier au soir dans mon grenier, qui faisait des caracoles sur un tas de foin.
MAÎTRE NICOLAS.
Et quelle figure avait-il ?
MAÎTRE PIERRE.
La figure d’un cheval blanc.
LA RAMÉE.
D’un cheval blanc ! Oh ! c’est notre maître, assurément.
MAÎTRE PIERRE.
Pour moi, j’aimerais autant mourir que de vivre comme je fais.
Il boit.
J’ai peur de mon ombre à présent, moi qui avais un courage de lion. Un de ces soirs, comme je m’en revenais de mon écurie sans lanterne, je me heurtai contre une poutre qui me fit trébucher. Le diable m’emporte si je ne crus que j’étais tombé sur l’Esprit.
LA RAMÉE.
Cela est aussi aisé que de tomber sur une puce. Tenez, maître Pierre, j’ai ouï dire au magister du village, qui est un homme fort savant, qu’un Esprit est si mince et si léger, qu’il danserait le passe-pied sur la pointe d’une aiguille.
MAÎTRE NICOLAS.
Oh ! tatigué, il faut que Madame cherche queuqu’un qui ait le pouvoir de chasser les Revenants. Il y a depuis quelques jours dans le village un sorcier qui, avec quatre paroles, vous les renvoie à tous les diables. Mais, attendez ; je crois que madame Catau, qui gronde si bien, y réussirait encore mieux que le sorcier. Je vais parier que si elle entreprend l’Esprit elle lui fera déserter le château.
MAÎTRE PIERRE.
Ma foi, c’est bien pensé. Si elle le querelle une fois, elle fera plus de bruit que son tambour.
LA RAMÉE.
Écoutez, mes amis, j’ai trouvé encore un meilleur moyen de faire peur à l’Esprit ; il faut que notre intendant lui parle en latin.
MAÎTRE NICOLAS.
Oui, s’il en avait le courage. Mordi ! si j’étais aussi savant que lui, et que je rencontrisse l’Esprit, je lui dirais bien son fait. Mais il se moque d’un bomme qui ne sait ni lire ni écrire.
LA RAMÉE.
Vous craquez toujours, maître Nicolas. Quand vous parleriez latin comme un Alexandre, vous n’oseriez jamais regarder l’Esprit en face ; et si vous l’osiez, il vous écorcherait tout vif pour faire un tambour de votre peau. Ah ! quel bruit est-ce que j’entends ? c’est lui-même.
On frappe.
MAÎTRE PIERRE, effrayé, et se cachant sous la table.
C’est le diable.
MAÎTRE NICOLAS, effrayé.
À peu près. C’est madame Catau.
Scène II
MADAME CATAU, LA RAMÉE, MAÎTRE PIERRE, MAÎTRE NICOLAS
MADAME CATAU.
Eh bien ! que font là ces ivrognes ? ils ne sont pas contents de boire jour et nuit ; il faut qu’ils viennent s’enivrer dans l’antichambre de Madame !
LA RAMÉE.
À votre santé, madame Catau.
MAÎTRE NICOLAS.
Et rasade.
MAÎTRE PIERRE.
Tope.
MADAME CATAU.
Quelle insolence ! quelle vie ! quel désordre ! Est-il temps, Messieurs les coquins, de faire ce train-là, dans le moment que des personnes de qualité arrivent au château ? Allez mettre le couvert, monsieur de la Ramée. Allez donner l’avoine à vos chevaux, maître Pierre. Pourquoi n’êtes-vous pas à votre jardin, maître Nicolas ?
MAÎTRE NICOLAS, buvant.
Doucement, madame Catau ; j’en suis sorti, parce que Madame s’y promène avec ce biau Monsieur de la cour, qui lui rend visite tous les jours. Morgué ! je ne suis pas sot, voyez-vous ! ils ont loué la beauté de mon jardin ; mais je me suis aperçu qu’ils le trouveraient encore plus biau, si le jardinier n’y était pas.
LA RAMÉE.
Et comme nous nous sommes trouvés tous trois de loisir, que pouvions-nous faire de mieux, que d’essayer, en buvant, si nous ne pourrions point nous donner du courage contre l’Esprit ?
MAÎTRE NICOLAS boit.
Car, voyez-vous, madame Catau, je sommes tous trois d’opinion qu’on n’a jamais plus de courage que quand on est ivre.
MAÎTRE PIERRE boit.
Il faut que vous sachiez, madame Catau, que je suis résolu de demander mon congé ; car j’étais au service de Monsieur pendant qu’il vivait ; et, puisqu’il est mort, m’est avis qu’il n’a plus besoin de cocher.
LA RAMÉE.
Tout franc, l’Esprit de mon maître a tort de tenir sa veuve dans de continuelles frayeurs, et de faire mourir de peur d’anciens domestiques qui l’ont servi fidèlement.
MAÎTRE NICOLAS, frappant sur la table.
Par la ventrebille ! je puis me vanter de lui avoir été tout dévoué tant qu’il a vécu ; mais je ne veux point être le jardinier d’un homme qui revient, à moins qu’il ne me rehausse mes gages.
MADAME CATAU.
Hom, les poltrons ! Ce sont eux qui, avec leurs contes impertinents, perdent ce château de réputation, et sont cause que mille gens y accourent de toutes parts. Les marauds s’effrayent sans raison, et inspirent leur frayeur à tous nos voisins.
MAÎTRE NICOLAS.
Je nous effrayons ! dit-elle : jarnigué ! je ne crains rien : entendez-vous, madame Catau !
MADAME CATAU.
Le maroufle ! voyez comme il fait le brave, parce qu’il est ivre.
MAÎTRE NICOLAS.
J’aurais peur d’un tambour, moi ! Eh ! morgué, il ne nous fera pas de mal. Il ne fera point répandre de sang, sur ma parole. C’est un vrai tambour de milice.
LA RAMÉE.
Au nom de Dieu, maître Nicolas, ne blasphémez point. Respectez l’Esprit et son tambour.
MAÎTRE PIERRE.
Vous avez tort, maître Nicolas, et vous serez cause qu’il nous arrivera quelque malheur.
MADAME CATAU, à part.
Bon. Voilà mes ivrognes aussi persuadés que je le souhaitais, qu’il revient un Esprit dans ce château.
MAÎTRE NICOLAS, se versant une rasade.
Par la testédié ! je me goberge de l’Esprit, encore une fois. Je suis dans mon fort, et avec cette arme-là, je ne craindrais pas le diable, s’il nie montrait ses cornes.
MAÎTRE PIERRE.
Ah ! maître Nicolas, vous vous perdez, mon ami.
MAÎTRE NICOLAS.
Oui, si le diable m’apparaissait à présent, je vous l’étrillerais, je vous le saboulerais, je vous le gratterais, je vous...
On bat le tambour, et maître Nicolas laisse tomber son verre.
Ah ! je suis mort. Miséricorde ! ayez pitié de moi, monsieur l’Esprit.
Ils se relèvent, courent autour de la table, et tombent.
LA RAMÉE.
Où courir ? où nous sauver ?
MAÎTRE PIERRE.
Allons nous cacher dans la cave.
Ils s’enfuient tous trois.
Scène III
MADAME CATAU, seule, après avoir ri de toute sa force
Les voilà disparus. Je puis maintenant risquer une petite conversation avec mon Esprit familier. Mais fermons toutes les portes, de peur de surprise. Léandre ! Léandre !
On bat le tambour.
Les ennemis sont en fuite. J’ai quelque chose à vous dire. Ouvrez et paraissez.
Scène IV
LÉANDRE, MADAME CATAU
Le mur s’ouvre, et Léandre paraît avec son tambour.
LÉANDRE.
Ma chère Catau, j’ai entendu une partie des discours qui se sont tenus ici. J’en ai ri de bon cœur, et je vois que tu as conduit cette intrigue avec tant d’adresse, que je t’embrasserais volontiers pour te remercier, si mon tambour ne m’en empêchait pas.
MADAME CATAU.
Voilà un Esprit bien gaillard ! Ma foi, plus je vous considère, plus vous me confirmez ce qu’on a toujours dit, que vous ressembliez à feu monsieur le Baron, comme si vous eussiez été son frère jumeau.
LÉANDRE.
Si je n’étais pas son frère, au moins étais-je son cousin. On se ressemble de plus loin, comme tu sais. D’ailleurs, la précaution que j’ai eue, de concert avec toi, de prendre un de ses habits, doit augmenter merveilleusement sa ressemblance. Mais n’admires-tu pas que le hasard veuille aussi que j’aie une cicatrice au front, comme mon cousin en avait une ?
MADAME CATAU.
Quand elle serait peinte d’après la sienne, elle ne serait pas mieux imitée.
LÉANDRE.
Oh çà ! raisonnons un peu. Tout ceci va le mieux du monde ; mais que produira notre fourberie ? Comment pourrai-je faire des progrès sur le cœur de ta maîtresse, s’il faut que je demeure toujours invisible ?
MADAME CATAU.
Et dites-moi, je vous prie, quelle merveille avez-vous faite, lorsque vous lui avez rendu vos hommages ? Madame vous a écouté pendant quelques jours, parce qu’elle ne s’apercevait pas du dessein que vous aviez de vous faire aimer d’elle ; mais dès que vous lui avez fait votre déclaration en forme, elle vous a donné votre congé. Elle croit que vous l’avez pris pour toujours, et que vous êtes de retour à Paris.
LÉANDRE.
Je l’aime passionnément, je l’avoue. Mais le dépit m’aurait fait partir en effet, si ce petit fat de Marquis dont elle est obsédée, ne fût arrivé justement dans le temps qu’elle recevait mes adieux. La jalousie s’empara démon cœur, et je résolus sur-le-champ de mettre tout en usage pour le bannir d’auprès d’elle. C’est pour réussir dans ce dessein que j’ai pris le parti de faire l’Esprit.
MADAME CATAU.
Vous savez que, dès que vous m’eûtes communiqué votre idée, non-seulement je l’approuvai, mais même que je m’offris de la faire réussir. Cependant n’êtes-vous pas surpris, dites-moi, que je puisse me résoudre à tromper ma maîtresse, pour trois cents pistoles que vous m’avez promises ?
LÉANDRE.
À chaque instant tu me fais souvenir de cette promesse. Je te la confirme, à condition que tu m’aideras à parvenir au but où j’aspire.
MADAME CATAU.
Ma foi, quand j’y fais réflexion, c’est conscience de donner les mains à une pareille tromperie, pour une somme aussi modique que celle-là.
LÉANDRE.
Pas si modique.
MADAME CATAU.
Il me vient quelquefois des scrupules qui me forcent presque à exiger de vous que vous alliez jusqu’à quatre mille francs.
LÉANDRE.
Oh ! je te prie, ne sois pas si scrupuleuse.
MADAME CATAU.
Non, je ne pourrai résister à mes remords, si vous ne me donnez pas vingt pistoles d’avance.
LÉANDRE.
Eh bien ! les voilà. Cela mettra-t-il ta conscience en repos ?
MADAME CATAU.
Je la sens un peu soulagée.
LÉANDRE.
Dieu soit loué !
MADAME CATAU.
Écoutez, Monsieur, ce n’est pas pour me vanter, mais je défie mes plus grands ennemis de pouvoir dire que j’aie jamais servi personne sans m’être fait bien payer.
LÉANDRE.
Oh ! je te crois. Mais revenons à notre affaire. La Baronne est-elle bien persuadée que je sois l’Esprit de feu son mari ?
MADAME CATAU.
Au moins puis-je vous assurer que j’emploie toute mon adresse à l’en convaincre. Je lui dis à tout moment que son mari revient exprès, pour l’empêcher d’épouser le Marquis en secondes noces.
LÉANDRE.
Redouble tes efforts, je te prie, pour m’en délivrer au plus tôt ; car je commence à me lasser du personnage que je joue depuis quinze jours, et de courir toutes les nuits dans ce vieux château comme un vrai lutin. Je risque beaucoup.
MADAME CATAU.
Eh ! que risquez-vous ? Si quelqu’un s’avisait de vous suivre, n’avez-vous pas une retraite sûre en cet endroit ? Vous y êtes à l’abri de toutes les recherches. Il n’y a que moi dans la maison qui le connaisse, et ce n’est que par un pur hasard que je l’ai découvert, en cherchant une cache pour certaines nippes que j’escamotais, et que je voulais dérober à la vue des curieux. Il faut qu’autrefois on ait caché là de l’argent ; car, entre vous et moi, j’y ai trouvé quelques vieilles espèces, que j’ai converties en espèces courantes.
LÉANDRE.
Quoique cette retraite me paraisse fort sûre, je veux en sortir, dès que j’aurai chassé d’ici ce fade courtisan dont je suis jaloux, et que j’aurai mis ta maîtresse dans la nécessité de m’épouser. Je crois que tout intrépide qu’il affecte de paraître, il aura belle peur, quand il me verra sortir au travers du mur, sous la figure et les habits du défunt. Je suis résolu de faire mon apparition ce soir au plus tard.
MADAME CATAU.
Je vais tout préparer pour qu’elle ait son effet. Mais on frappe. Rentrez au plus vite.
Scène V
LA BARONNE, MADAME CATAU
MADAME CATAU.
Ah ! Madame, est-ce vous qui frappiez si fort ? Le cœur me bat. Vous m’avez fait une frayeur mortelle. J’ai cru que c’était l’Esprit qui jouait de son tambour.
LA BARONNE.
Je viens de faire quelques tours de jardin avec le Marquis. Il a employé toute son éloquence à me convaincre que l’histoire du tambour est un conte des plus ridicules.
MADAME CATAU.
C’est un petit impertinent de médire des Esprits. Ils pourraient bien se venger de lui. En vérité, Madame, je crois que ce sont ses fréquentes visites qui troublent le repos de feu monsieur votre mari, et qui l’obligent à revenir de l’autre monde.
LA BARONNE.
Je ne le saurais croire ; quoique après m’être moquée de la frayeur des autres, je commence à trembler moi-même.
MADAME CATAU.
Cependant ce n’est que depuis que le Marquis vient dans ce château, que ce maudit tambour nous fait tant de frayeur. Tant que Léandre vous a fait l’amour, on n’a pas entendu ici trotter une souris.
LA BARONNE, à part.
Elle revient toujours à son Léandre, et je m’aperçois qu’elle veut me prévenir en sa faveur ; mais elle n’y réussira pas.
Haut.
Il me semble que tu as bien du penchant pour Léandre.
MADAME CATAU.
C’est que je suis sûre qu’il vous convient, et vous l’auriez épousé en secondes noces, si vous eussiez voulu suivre mes conseils. Que lui manque-t-il pour vous plaire ? Il n’est ni fat, ni indiscret, ni présomptueux comme votre Marquis. Il joint à tous les agréments de la jeunesse, tout le phlegme et toute la solidité des vieillards. C’est un homme plein d’honneur et de sentiments, et qui vous aime de tout son cœur. Ah ! le pauvre garçon, qu’il m’a fait pleurer de fois, en m’exprimant la tendresse qu’il avait pour vous, et la douleur que vos mépris lui causaient ! Sur mon Dieu, il poussait des soupirs qu’on aurait entendus de deux cents pas. Enfin, je voudrais être aussi sûre de gagner trois cents pistoles que je suis sûre que vous feriez bien de vous marier avec lui.
LA BARONNE.
À te dire le vrai, je ne le haïssais point, et je l’ai considéré comme mon ami, jusqu’au moment où je me suis aperçue qu’il voulait être mon amant. L’excès de sa passion m’a révoltée contre lui.
MADAME CATAU.
Mais enfin le Marquis vous en conte aussi.
LA BARONNE.
Oui ; mais c’est avec un certain air d’indifférence, d’impolitesse, de confiance et de fatuité qui me réjouit. On dit que ce sont là les airs des jeunes gens de la cour. Il faut avouer qu’ils sont bien nouveaux pour moi, qui ne l’ai point fréquentée, et qui ne suis jamais sortie de la province. Ils me paraissent même impertinents ; et le plus aimable homme du monde qui me ferait l’amour sur ce ton-là, ne ferait pas en dix ans le moindre progrès sur mon cœur.
MADAME CATAU.
Mort de ma vie ! Madame, ne vous y jouez pas. Ce ton-là est à la mode ; et la mode la plus extravagante plaît aux femmes par sa nouveauté. Pour moi, si j’étais à votre place, je n’écouterais plus ce jeune godelureau, je le bannirais de céans, et j’y recevrais ceux qui m’aimeraient de bonne foi, et qui me le diraient d’une manière tendre et respectueuse.
LA BARONNE, à part.
Elle veut encore me parler de Léandre. Pour la punir, je vais feindre que j’ai quelques vues sur le Marquis.
MADAME CATAU.
Vous rêvez, Madame ?
LA BARONNE.
Oui, je songe que si je l’épousais, je pourrais bien le corriger de ses défauts.
MADAME CATAU.
Qui ? Léandre ?
LA BARONNE.
Laisse là ton Léandre. Je parle du Marquis.
MADAME CATAU.
Vous le corrigeriez de ses défauts ? Je vous garantis, moi, que vous le rendriez encore plus impertinent, si la chose est possible.
LA BARONNE.
Et pourquoi ?
MADAME CATAU.
Pourquoi ? Étant votre amant, il vous étale toutes ses imperfections ; il en fera gloire, quand il sera votre mari.
LA BARONNE.
J’avoue qu’il est un peu libre dans ses expressions.
MADAME CATAU.
Un peu libre ! dites qu’il est très grossier, très impoli.
LA BARONNE.
Tu traites d’impolitesse ce qui n’est qu’un excès de sincérité. Ce-que je blâme le plus en lui, c’est qu’il fait l’esprit fort.
MADAME CATAU.
Il fait l’impie bien plutôt. Un homme qui ne croit pas aux Esprits est un réprouvé.
LA BARONNE.
Je conviens de plus qu’il parle beaucoup, et qu’il dit fort peu de choses.
MADAME CATAU.
Au contraire, je trouve qu’il dit beaucoup de sottises.
LA BARONNE.
C’est le style des jeunes gens d’aujourd’hui ; et je me souviens que feu monsieur le Baron m’a dit mille fois que toutes les conversations du beau monde ne roulaient jamais que sur des médisances ou sur des fadaises. Veux-tu que je t’avoue ce qui me révolte contre le Marquis ? c’est qu’il est trop décisif.
MADAME CATAU.
Il l’est jusqu’à l’impudence, et ne cesse point de vous contredire.
LA BARONNE.
Oh ! s’il me contredit, c’est peur de m’ennuyer. Rien n’est si fastidieux qu’une conversation où l’on est toujours d’accord.
MADAME CATAU.
Fort bien. Vous citez ses défauts pour les justifier. Est-il possible qu’une femme raisonnable ait pu s’entêter d’un petit freluquet comme celui-là ?
LA BARONNE.
Mais je crois que tu le hais.
MADAME CATAU.
Mais je crois que vous l’aimez.
LA BARONNE.
Tais-toi, le voici qui vient.
Scène VI
LA BARONNE, LE MARQUIS, MADAME CATAU
LE MARQUIS.
Que j’étais impatient de vous revoir, ma chère veuve !
MADAME CATAU, à la Baronne.
Ma chère veuve ! Ce petit air de familiarité !
LA BARONNE.
Va, va, laisse-le dire ; c’est un air de cour.
LE MARQUIS.
Vous ne sauriez croire combien je me suis diverti, depuis que je vous ai quittée.
MADAME CATAU, à la Baronne.
Cela est obligeant pour vous. Est-ce encore là un air de cour ?
LE MARQUIS.
Vos domestiques ont converti mon valet de chambre. Il ne croyait point aux Esprits ; il en est présentement si effrayé, que je crois, Dieu me le pardonne ! que le coquin n’osera plus porter mes billets dès qu’il sera nuit.
LA BARONNE.
Ah, ciel ! que de jolies femmes vont se désespérer !
MADAME CATAU.
Vous croyez donc, Monsieur, que le tambour qui fait tant de bruit dans ce château n’est pas une chose effroyable ? Demandez à Madame ; elle l’a entendu elle-même.
LE MARQUIS, riant.
Ah, ah, ah, ah !
MADAME CATAU.
Mort de ma vie ! Monsieur, vous ne nous ferez pas croire que les oreilles nous cornent à tous tant que nous sommes ici.
LE MARQUIS, riant encore plus fort.
Ah, ah, ah, ah !
MADAME CATAU, à part.
Que j’appliquerais volontiers une bonne paire de soufflets sur ce visage-là !
À la Baronne.
Ce ris moqueur est fort respectueux, Madame, en vérité !
LA BARONNE.
Mais que direz-vous encore, quand je vous aurai protesté que, la nuit dernière, le bruit de ce tambour m’a réveillée ?
LE MARQUIS.
Chimère. Imagination.
LA BARONNE.
Mais une de mes femmes qui couche dans ma chambre, l’a entendu comme moi.
LE MARQUIS.
Vapeurs, vapeurs. L’oisiveté, l’ennui, la solitude vous inspirent des idées noires et des terreurs paniques. Je veux mourir, si le tambour est autre part que dans votre tête. Ce sont des vapeurs, vous dis-je ; et, si vous voulez me croire, j’ai un remède infaillible pour les guérir.
MADAME CATAU.
Ah ! le beau médecin de neige, avec ses remèdes ! J’ai entendu le tambour comme je vous entends. Est-ce que j’ai des vapeurs, moi ?
LE MARQUIS.
Pourquoi non ? Les vieilles filles y sont fort sujettes.
MADAME CATAU, en colère.
Si je suis fille, c’est que je le veux bien, entendez-vous ? Et je puis cesser de l’être, quand il me plaira.
LE MARQUIS.
Je le veux croire. Mais, dussiez-vous enrager, madame Catau, je vous dirai tout net que tout ce que l’on vient de me conter n’est que l’effet d’une imagination blessée. Petits esprits, petits esprits, qui donnent dans ces visions !
LA BARONNE.
Cela est aussi raisonnable que ce que vous me disiez tout à l’heure dans le jardin. Cette variété admirable de fleurs, de plantes, d’arbres, de fruits, sur laquelle je me récriais, vous paraissait indigne de votre attention. Ces chefs-d’œuvre de la nature, dont l’art ne peut approcher, sont, si l’on veut vous en croire, une production du hasard. Croyez-moi, monsieur le Marquis, défaites-vous de cette philosophie : outre qu’elle pourrait vous être fatale, je vous avertis qu’elle est très ridicule.
LE MARQUIS.
Comment donc ! mon adorable, je crois que vous prenez votre sérieux ?
LA BARONNE.
Je le prends toujours sur pareilles matières ; je suppose cependant que tout ce que vous m’avez dit là-dessus n’était que pour faire briller votre esprit. Je vous pardonne cette petite vanité ; mais n’y retournez plus. De grâce, où avez-vous puisé cette doctrine-là ? Elle me paraît bien étrange.
LE MARQUIS.
C’est votre innocence campagnarde qui vous la fait trouver telle. Si vous aviez vu le beau monde, vous ne seriez pas si scandalisée.
LA BARONNE.
Dès que vous dites une fadeur ou une mauvaise chose, vous citez toujours le beau monde pour vous justifier. Cela ne m’impose point, je vous en avertis. Mais avez-vous bien étudié ces matières, pour en parler si décisivement ?
LE MARQUIS.
Qui ? moi ? Non vraiment. Mon temps m’est trop précieux pour l’employer à de pareilles vétilles. Mais j’ai des amis qui étudient pour moi. Je fréquente quelquefois de beaux esprits qui m’assurent que nos ancêtres étaient de bonnes gens. Ils croyaient tout sans examiner. Nous examinons tout avant que de croire. Voilà la différence.
LA BARONNE.
Revenons aux Esprits. Vous ne croyez donc pas qu’il en revienne ?
LE MARQUIS.
Demandez-moi aussi, Madame, si je ne crois pas le conte de Peau-d’âne. Dieu me damne, c’est la même chose.
MADAME CATAU.
Eh ! Madame, n’écoutez point cet homme-là ; c’est un hérétique.
LE MARQUIS.
Vous voulez me persuader qu’il revient chez vous. Apparemment que l’Esprit prend son temps tous les soirs, après que vous m’avez renvoyé. Mais qu’il paraisse donc devant moi, cet animal-là ; je vous promets de lui donner les étrivières.
MADAME CATAU.
Quoi ! Madame, vous souffrez qu’il menace des étrivières l’Esprit de feu monsieur votre mari ?
LE MARQUIS.
Supposons un moment qu’il y ait des Esprits qui reviennent. Avez-vous la simplicité de croire que votre mari soit assez déraisonnable pour conserver des droits sur vous après sa mort ? N’est-il pas trop heureux de vous avoir possédée pendant qu’il a vécu ?
LA BARONNE, l’attendrissant.
Marquis, n’insultez point à sa mémoire. Je me flatte qu’il s’est tenu fort heureux de me posséder ; et je me tiens très malheureuse de ne le posséder plus.
LE MARQUIS.
Parbleu ! c’est bien fait de parler de la sorte. J’aime les bienséances.
LA BARONNE.
Je laisse ces bienséances aux dames de la cour. Pour moi, je ne joue point la comédie ; je parle toujours comme je pense ; et je vous jure que, si j’étais bien aise d’être veuve, je vous l’avouerais sans façon.
LE MARQUIS.
Quoi ! sérieusement, vous êtes fâchée d’être en liberté de vous remarier ?
LA BARONNE.
Je donnerais volontiers tout ce que je possède, pour n’avoir pas cette fatale liberté.
LE MARQUIS.
Ah, ah, ah, ah ! Je veux mourir, si ce n’est la peur de l’Esprit qui vous fait parler de la sorte.
LA BARONNE.
Puisse-t-il me tourmenter jusqu’à me faire mourir, si je ne parle pas sincèrement !
LE MARQUIS.
Ma foi, vous m’étonnez. Je connais bien des veuves à la cour et à Paris ; mais je n’en connais point qui soient fâchées de l’être, si ce n’est de l’être trop longtemps. Sur ce pied-là, ma chère veuve, vous avez donc juré de ne vous remarier jamais ?
LA BARONNE.
C’est une témérité que de faire de pareils serments.
MADAME CATAU, à part.
Ah ! je respire.
LA BARONNE.
Je connais trop la faiblesse de mon sexe pour m’exposer à être parjure ; mais si je pense toujours comme je fais, je vous proteste que je mourrai veuve du Baron.
LE MARQUIS.
Et moi, je vous proteste que vous ne le serez pas encore huit jours. Je vous ferai bientôt changer de sentiment.
LA BARONNE.
C’est ce qu’il faudra voir.
LE MARQUIS.
Votre cœur n’a qu’à se bien tenir.
MADAME CATAU, à part.
Le fat !
LE MARQUIS.
Je vais l’attaquer dans les formes.
MADAME CATAU, à part.
L’impertinent !
LE MARQUIS.
Je n’en ai point encore trouvé d’imprenable, et je me flatte que je n’échouerai pas devant le vôtre.
MADAME CATAU.
Nous verrons. A bien attaqué, bien défendu.
LA BARONNE.
J’entends un carrosse. Allons recevoir la compagnie.
ACTE II
Scène première
MONSIEUR PINCÉ, UN LAQUAIS
La scène représente l’appartement de la Baronne.
MONSIEUR PINCÉ, seul, assis devant une table sur laquelle il y a beaucoup de papiers.
N’ai-je rien oublié ? Non. Plus je relis mon mémoire, et plus je me persuade que la dépense de ce mois excède de beaucoup celle des mois précédents. Ce n’est pas ma faute, et j’ai trois raisons pour me justifier auprès de Madame. La première, c’est que j’ai ménagé autant qu’il m’a été possible. La seconde, c’est que l’Esprit attire ici, avec son tambour, une infinité de curieux que l’on régale. La troisième, c’est que... Qu’y a-t-il ?
UN LAQUAIS.
Monsieur, voici une lettre qu’une personne in connue vient d’apporter pour vous, et qu’on m’a recommandé de vous remettre en main propre.
MONSIEUR PINCÉ, mettant ses lunettes.
De qui peut être celte lettre ? Elle n’a point d’adresse.
LE LAQUAIS.
Non ; mais l’homme de qui je l’ai reçue, m’a assuré qu’elle était pour vous.
MONSIEUR PINCÉ.
Il y a là-dessous quelque mystère. Va-t’en, la Jonquille. Ouvrirai-je cette lettre avant que de relire mon mémoire, ou relirai-je mon mémoire avant que d’ouvrir cette lettre ? Je trouve plusieurs raisons pour et contre. D’un côté, l’ordre que Madame m’a envoyé de l’attendre ici, dans son appartement, et d’y préparer mes comptes. De l’autre, la curiosité qui me presse, et à laquelle je ne puis résister. Tout bien considéré, ma curiosité l’emporte. Ouvrons.
Il met ses lunettes pour lire.
Ciel ! que vois-je ? En croirai-je mes yeux, ou plutôt en croirai-je mes lunettes ? c’est l’écriture de mon maître, de mon cher maître. Je ne puis retenir les larmes que la joie me fait répandre. Il faut que je baise cette lettre avant que de la lire.
Il baise plusieurs fois la lettre, il essuyé ses yeux, remet ses lunettes, et lit.
« Mon cher monsieur Pincé,
« Comme vous m’avez élevé dès ma plus tendre enfance, vous êtes celui de mes domestiques en qui j’ai le plus de confiance, et je vais vous en donner une preuve bien évidente. Je me flatte que vous serez charmé d’apprendre que je suis en vie, et que j’irai vous trouver dans une demi-heure. Le bruit qui a couru que j’avais été tué en Flandre l’année passée, a produit, ce me semble, quelque désordre dans ma famille. Je suis curieux de m’en éclaircir par moi-même, et c’est à quoi je veux travailler, de concert avec vous. Si un vieux homme portant une longue barbe blanche et un manteau noir, demande à vous parler, ne manquez pas de le faire entrer sur-le-champ. Il passe pour devin, et même pour sorcier, depuis quelques jours dans ce voisinage ; mais c’est votre maître et votre bon ami,
« LE BARON DE L’ARC. »
Je suis dans le dernier étonnement. Mais je puis croire, par plusieurs raisons, qu’en effet mon cher maître n’est point mort. Premièrement, parce que de semblables aventures arrivent souvent à des gens de guerre. Secondement, parce que la nouvelle de sa mort n’a jamais été bien avérée. Troisièmement, parce que cette lettre est écrite de sa main, et qu’il ne l’aurait pas écrite, s’il était mort. Quatrièmement...
Scène II
MONSIEUR PINCÉ, LA RAMÉE
LA RAMÉE.
Monsieur Pincé, il y a ici un vieux homme qui demande à vous parler. Il dit qu’il est un grand devin ; je n’ai pas de peine à le croire, car il a l’air d’un sorcier : c’est bien la plus vilaine et la plus horrible figure que j’aie jamais vue.
MONSIEUR PINCÉ.
Fais-le entrer.
LA RAMÉE.
Vous voulez le recevoir ?
MONSIEUR PINCÉ.
Assurément.
LA RAMÉE.
Ma foi, Monsieur, j’ai peur que vous ne vous en repentiez. Que sait-on ? S’il allait jeter quelque sort sur vous.
MONSIEUR PINCÉ.
Va, va, je le connais ; c’est un savant qui devine le passé, le présent et le futur : il a du crédit en enfer, mais il est bon homme. Va-t’en le chercher.
Après que la Ramée est sorti.
Quatrièmement donc, je crois qu’il est encore vivant, parce que...
Scène III
LE BARON, MONSIEUR PINCÉ, LA RAMÉE
LA RAMÉE.
Tenez, Monsieur, je vous amène la fleur des sorciers.
À part.
Quelle horrible barbe ! il faut qu’elle ait plus de cent ans.
Il sort.
LE BARON.
Oh çà, mon cher monsieur Pincé, avez-vous reçu ma lettre ?
MONSIEUR PINCÉ.
Oui, Monsieur, mais dans ce moment.
LE BARON.
Avant que nous entrions en matière, commencez par fermer la porte.
MONSIEUR PINCÉ, à part.
C’est sa voix.
LE BARON.
Nous voici dans l’appartement de ma femme. Est-elle sortie ?
MONSIEUR PINCÉ.
Depuis un quart d’heure elle est à la promenade.
LE BARON.
Tant mieux. Prenez ma baguette. Aidez-moi à ôter ce pesant manteau de dessus mes épaules.
MONSIEUR PINCÉ, à part.
C’est sa taille.
LE BARON.
Mettons mon nez, mon bonnet et ma longue barbe sur cette table.
MONSIEUR PINCÉ, après avoir mis ses lunettes pour l’examiner.
Ce sont ses traits, c’est lui-même.
LE BARON.
Me reconnaissez-vous ?
MONSIEUR PINCÉ.
Oui, je vous reconnais présentement, mon cher maître. Souffrez que je vous embrasse. Je vous jure que j’ai autant de joie de vous revoir, que j’en ressentis le jour que vous vîntes au monde. Hélas ! pourquoi votre nom s’est-il trouvé dans toutes les listes des officiers de distinction qui avaient été tués ?
LE BARON.
Je n’ai pas le loisir d’entrer dans de longs détails. Sachez seulement que dans le fort du combat je fus blessé et fait prisonnier, et que les ennemis, qui ne voulaient point m’échanger, par des raisons qu’il est inutile de vous dire, après avoir tenté mille moyens de me fixer chez eux, m’ont resserré si étroitement pendant dix-huit mois, qu’il m’a été impossible de donner de mes nouvelles. Heureusement pour moi on a fait la paix, et ils m’ont relâché. Mais ayant su qu’en France on me croyait mort, j’ai pris sur-le-champ la résolution de profiter de ce faux bruit pour pénétrer les sentiments de ma femme à mon égard, et pour découvrir par moi-même ce qui s’était passé chez moi pendant mon absence. Jusqu’à ce moment mon dessein a bien réussi ; je veux le poursuivre. Tout ce que je crains, c’est que la Baronne, qui se croit veuve, et qui est peut-être sur le point de se remarier, ne soit fâchée de me revoir. Le bruit de ma mort l’a-t-il bien affligée ?
MONSIEUR PINCÉ.
Excessivement.
LE BARON.
Combien de temps m’a-t-elle pleuré ?
MONSIEUR PINCÉ.
Pendant... trois grands jours.
LE BARON.
Peste soit du vieux fou ! pendant trois grands jours ! Mais vraiment cela est extraordinaire !
MONSIEUR PINCÉ.
Il faut que vous sachiez, Monsieur, qu’il y a deux sortes d’afflictions.
LE BARON, à part.
Cet animal-là est aussi pédant et aussi méthodique que jamais. Il faut lui passer ses divisions ; j’ai besoin de lui.
MONSIEUR PINCÉ.
Affliction de cœur, affliction de bienséance : la première est muette, la seconde est tumultueuse. À l’égard de Madame, on peut dire que son affliction a été de la première espèce.
LE BARON.
Oui, pendant trois jours ! Belle constance !
MONSIEUR PINCÉ.
Ses yeux furent noyés de pleurs... jusqu’au moment où le tailleur vint lui essayer ses habits de veuve. Dès qu’elle les vit, ses larmes tarirent, elle demeura muette et immobile, et la parole ne lui revint qu’après qu’on lui eut dit que le deuil lui seyait parfaitement. En effet, il lui allait à merveille.
LE BARON.
Il lui allait à merveille ! Et c’est ce qui la consola apparemment ?
MONSIEUR PINCÉ.
Ah ! Monsieur, point du tout. Il est vrai que, quand elle était seule, elle ne pleurait point ; mais, dès que quelqu’un lui rendait visite, elle versait un torrent de larmes.
LE BARON.
Elle me faisait trop d’honneur, de me pleurer en compagnie.
À part.
Il semble que ce diable de pédant affecte de me dire tout ce qui peut me désespérer,
Haut.
J’ai appris qu’il s’était présenté beaucoup de gens pour l’épouser en secondes noces. Qui peut avoir causé cela ?
MONSIEUR PINCÉ.
Elle n’a point d’enfants de vous, et elle a eu beaucoup de bien en mariage.
LE BARON, à part.
Il m’assomme.
MONSIEUR PINCÉ.
Le deuil redoublait sa beauté.
LE BARON, à part.
Je brûle.
MONSIEUR PINCÉ.
Et son air triste et langoureux avait quelque chose de si doux et de si attrayant, qu’il n’y avait pas moyen d’y résister.
LE BARON, à part.
Ventrebleu !
Haut.
Ce n’est pas là ce que je vous demande. De quelle manière s’est-elle comportée ?
MONSIEUR PINCÉ.
Comme une Pénélope.
LE BARON.
Je n’en doute pas ; car elle a eu autant d’amants que cette héroïne.
MONSIEUR PINCÉ.
Il est vrai que de jeunes gens fort aimables lui ont fait des propositions.
LE BARON.
De jeunes gens fort aimables ! Et les a-t-elle écoutées ces propositions ?
MONSIEUR PINCÉ.
Le plus gracieusement du monde.
LE BARON.
Je suis mort !
MONSIEUR PINCÉ.
Mais elle les a toutes rejetées.
LE BARON.
Ah ! je ressuscite. Cependant j’apprends que le marquis du Tour est fort assidu auprès d’elle depuis quelques jours. Est-ce qu’il a trouvé le moyen de s’attirer la préférence ?
MONSIEUR PINCÉ.
Hé, hé ! Il est jeune.
LE BARON.
Plairait-il à ma femme ?
MONSIEUR PINCÉ.
Il est vif.
LE BARON.
Vous êtes-vous aperçu qu’elle l’écoutât favorablement ?
MONSIEUR PINCÉ.
Il est toujours parfaitement bien mis.
LE BARON.
Il n’est pas possible qu’elle soit assez folle pour vouloir l’épouser ?
MONSIEUR PINCÉ.
Il est bien bâti, ce pendard-là.
LE BARON.
Ô femmes ! ô femmes ! voilà quelle est votre constance ; voilà le fond qu’il faut faire sur votre amour. Encore je lui pardonnerais, si elle me destinait un plus digne successeur ; mais le marquis du Tour ! mais le plus fat et le plus impertinent de tous les hommes ! Ingrate, infidèle ! est-ce ainsi que vous m’avez aimé ! Est-ce là l’honneur que vous faites à ma mémoire !
MONSIEUR PINCÉ.
Mon cher maître, vous ne faites pas réflexion qu’il y a dix-huit mois que vous êtes mort.
LE BARON, à part.
Que la peste t’étouffe, pédant insupportable !
MONSIEUR PINCÉ.
Et que pendant tout ce temps-là, elle n’a pas cessé de dire qu’elle ne trouverait jamais un homme tel que vous.
LE BARON.
Quoi ! sérieusement ?
MONSIEUR PINCÉ.
Rien n’est plus véritable.
LE BARON.
Il n’est donc pas possible qu’elle se soit coiffée du Marquis. Mais l’histoire d’un Esprit qui bat toutes les nuits du tambour dans ce château, mérite que je l’approfondisse, et elle peut même vous donner lieu de m’introduire auprès de votre maîtresse. Il faut que vous lui disiez que vous venez de parler à un fameux devin, qui se fait fort de découvrir par son art ce que demande l’Esprit qui revient ici, et même de le chasser de la maison.
MONSIEUR PINCÉ.
Je m’en vais rendre mes comptes à Madame, et je me servirai de cette occasion pour lui parler de votre personne, comme vous me l’ordonnez. Madame Catau, qui veut nous persuader que c’est vous qui revenez ici, sera bien surprise quand elle vous reverra. Ha, ha, ha, ha !
LE BARON.
Quoi ! c’est Catau qui fait courir ce bruit-là ? Allons, allons, il y a là-dessous quelque intrigue amoureuse.
MONSIEUR PINCÉ.
Ma foi, je l’ai toujours soupçonné. Hé, hé, hé, hé !
LE BARON.
Comme elle a toujours eu beaucoup d’ascendant sur l’esprit de sa maîtresse, elle est au fait de cette intrigue, sur ma parole. Il faut que vous tâchiez de la faire parler. Je sais que vous avez eu autrefois dessein de l’épouser, et qu’elle en était ravie. Je vous prie de recommencer à lui faire l’amour, et même des propositions.
MONSIEUR PINCÉ.
Elle a toujours écouté fort amiablement celles que je lui ai faites, hé, hé, hé ! et j’espère qu’elle ne sera pas moins complaisante aujourd’hui : car je vais lui parler d’un style pathétique.
LE BARON.
Venez m’enfermer dans votre chambre, où vous me rendrez compte de ce qui se passera.
MONSIEUR PINCÉ.
J’entends Madame ; allez m’y attendre, et je vous rejoins à l’instant.
Le Baron sort, après s’être rhabillé.
Scène IV
LA BARONNE, MONSIEUR PINCÉ
LA BARONNE.
Oh çà ! tandis que me voilà débarrassée des importuns, lisons un peu votre mémoire ; mais dépêchez-vous.
MONSIEUR PINCÉ.
Avec votre permission, Madame, une affaire pressée m’oblige à sortir ; mais j’aurai l’honneur de venir vous retrouver dans le moment.
LA BARONNE.
Allez, je vous attends.
Scène V
LA BARONNE, seule, dans un fauteuil
Les femmes qui ont été heureuses avec leur premier mari sont toujours les plus disposées à en prendre un second. Pour moi, qui aimais le mien de tout mon cœur, et qui le trouvais digne de toute ma tendresse, il faudra que je l’oublie absolument, avant que je puisse me résoudre à me remarier ; et je sens bien que je ne l’oublierai jamais. Il y a dix-huit mois que je suis veuve. Combien de prétendants de toute espèce se sont présentés pour m’épouser ! Ils m’estimaient, ils m’aimaient, ils m’adoraient ; mais mon bien leur paraissait encore plus adorable que moi ; c’était leur objet favori. Ils voulaient me persuader le contraire ; et ma délicatesse, qui pénétrait jusqu’au fond de leur cœur, y voyait l’intérêt bien plus vif que l’inclination. Pour ce qui est du Marquis, je le trouve plus sincère ; il m’avoue librement qu’il est au moins aussi touché de mon bien que de ma personne. Son impudence et sa vanité méritent châtiment. Pour le mieux punir, je veux animer sa passion par l’espoir ; et quand il se croira sur le point d’être heureux, le bannir de ma présence avec éclat et d’une manière qui puisse l’humilier. C’est une vengeance que je me dois ; et le plaisir que je vais me donner suspendra peut-être pendant quelque temps la juste douleur qui m’accable. Voici Catau, qui se flatte, de son côté, qu’elle disposera de moi ; je vais la désabuser peu à peu, et me divertira la mortifier.
Scène VI
LA BARONNE, MADAME CATAU
LA BARONNE.
Te voilà bien agitée. De quoi s’agit-il ?
MADAME CATAU.
Oh ! Madame, je suis dans une colère... Je ne saurais parler.
LA BARONNE.
Comment ! que t’est-il donc arrivé ?
MADAME CATAU.
Rien : mais ce que je viens de voir me met en fureur.
LA BARONNE.
Eh bien ! qu’as-tu vu ?
MADAME CATAU.
Votre impertinent de Marquis.
LA BARONNE.
Quoi ! sa vue t’agite à ce point ? Tu devrais, ce me semble, y être accoutumée.
MADAME CATAU.
Moi, Madame ! je ne m’accoutumerai jamais à cet original-là. Ce qu’il vient de faire mériterait cent nasardes.
LA BARONNE.
Et qu’a-t-il donc fait ? voyons.
MADAME CATAU.
Comment ! il se donne déjà des airs de maître. Il prend possession du château, il le visite depuis le haut jusqu’en bas ; il dispose de chaque appartement ; il s’empare de celui de feu monsieur votre mari, il le trouve même trop petit, et il prétend l’agrandir. Mais vous ne croiriez jamais jusqu’où va son impudence.
LA BARONNE.
Comment !
MADAME CATAU, pleurant.
Il m’a montré la chambre dans laquelle il veut, dit-il, consommer le mariage.
LA BARONNE, à part.
Voilà effectivement un impertinent monsieur.
MADAME CATAU.
En vérité, Madame, cela est insupportable.
LA BARONNE.
Il faut l’excuser ; c’est un jeune homme sans expérience, qui ne sent pas la conséquence des choses qu’il dit et qu’il fait. Ce serait dommage de l’abandonner à lui-même ; et je voudrais de tout mon cœur pouvoir le corriger de ses défauts.
MADAME CATAU.
Fi donc, Madame ! il ne mérite point que vous entrepreniez de le réformer ; ce serait un ouvrage sans fin. Il faut aller au fait, et l’envoyer promener. Vous rêvez ?
LA BARONNE.
Ne trouves-tu pas qu’au fond sa vivacité a quelque chose d’aimable ?
MADAME CATAU.
Moi ! je ne trouve en lui que ridicule et qu’impertinence.
LA BARONNE.
Oh çà ! parle-moi franchement. Crois-tu qu’il m’aime ?
MADAME CATAU.
Lui ! je vous garantis qu’il a le goût trop mauvais pour aimer autre chose que lui-même. Parlez-moi de Léandre, voilà l’homme qui vous aime.
LA BARONNE.
Tu as beau dire : quand le Marquis exprime sa passion, son discours a je ne sais quoi de naturel et de persuasif.
MADAME CATAU.
Oui, quand il exprime la passion qu’il a pour votre bien.
LA BARONNE.
Tous ses défauts ne viennent que des mauvaises compagnies qu’il a fréquentées.
MADAME CATAU.
Il fallait qu’elles fussent bien mauvaises, si elles l’étaient plus que la sienne.
LA BARONNE.
Tu es un peu trop vive contre lui. Pour moi, je ne puis m’empêcher de croire qu’une honnête femme le perfectionnerait.
MADAME CATAU.
Une honnête femme serait folle, si elle s’exposait à n’y pas réussir.
LA BARONNE.
Une autre fois nous traiterons ce sujet plus à fond. Voici monsieur Pincé, j’ai quelques ordres à lui donner. Laisse-nous.
Scène VII
LA BARONNE, MONSIEUR PINCÉ
MONSIEUR PINCÉ.
Avez-vous le loisir, Madame, d’écouter la lecture de mon mémoire ?
LA BARONNE.
En vérité, j’ai trop de choses dans la tête présentement pour vous donner beaucoup d’attention.
MONSIEUR PINCÉ.
Permettez du moins que je vous rende compte de ce qui a été dépensé ou consommé la semaine dernière : vous trouverez qu’elle monte un peu haut ; mais il y a de grandes dépenses à faire dans une maison où il revient des Esprits.
LA BARONNE.
Cependant je crois que les Esprits ne boivent ni ne mangent.
MONSIEUR PINCÉ met ses lunettes quand il lit, et les ôte toutes les fois qu’il parle et qu’il s’explique sur ses articles.
Premièrement, une pièce de vin blanc... Ce n’est pas l’Esprit qui l’a bu, mais cela revient au même ; car vos domestiques disent tous qu’ils n’auront jamais le courage de demeurer dans une maison où il revient, à moins qu’on ne leur donne le vin à discrétion. Ils se flattent que vous aurez la bonté d’y consentir, tant que ce maudit tambour fera du bruit dans le château.
LA BARONNE.
Fort bien. Si je leur accorde cela, je vous garantis qu’on ne les guérira jamais de la peur. Mais passons.
MONSIEUR PINCÉ.
Item. Viande de boucherie, huit cents livres.
LA BARONNE.
Huit cents livres ! Mais voilà une dissipation effroyable, monsieur Pincé.
MONSIEUR PINCÉ.
Ma foi, Madame, ce n’est pas trop pour régaler tant de gens que la curiosité attire céans. Après qu’ils ont entendu le tambour, on ne peut pas les renvoyer sans souper.
LA BARONNE.
En effet, cela serait incivil.
MONSIEUR PINCÉ.
Item. Deux quartauts de vin de Bourgogne... Ces gens-là ne peuvent pas souper sans boire.
LA BARONNE.
Il y aurait conscience. Il faut avouer, monsieur Pincé, que vous faites des commentaires merveilleux sur tous les articles de votre dépense.
MONSIEUR PINCÉ.
Item. Donné aux gens de monsieur le Marquis soixante bouteilles de vin nouveau... Cela s’est fait par votre ordre. Item. Une bouteille de ratafia à madame Catau.
LA BARONNE.
Oh ! pour cet article-là, c’est vous-même qui vous êtes donné l’ordre.
MONSIEUR PINCÉ.
Vous observerez, s’il vous plaît, Madame, qu’après avoir grondé tout le jour, elle a besoin de quelque liqueur qui lui restaure la poitrine. Le ratafia est un cordial innocent qui enflamme le zèle de madame Catau pour vos intérêts, et qui lui donne la force de crier, et de retenir vos domestiques dans le devoir. Hé, hé, hé ! Pardonnez-moi cette petite saillie de gaîté ; hé, hé, hé !
LA BARONNE.
Hum ! monsieur Pincé, vous avez toujours de bonnes raisons pour justifier madame Catau. Je prévois qu’à la fin vos vieilles amours aboutiront au mariage.
MONSIEUR PINCÉ.
Hé, hé, hé... Item. Douze livres de chandelles aux domestiques ; c’était pour brûler pendant la nuit.
LA BARONNE.
Pendant la nuit ! Comment ! ces canailles-là ne peuvent plus dormir sans lumière ? En vérité, cela devient trop violent. Quel remède apporter à ce désordre-là ? je vous demande conseil.
MONSIEUR PINCÉ.
Madame, il y a deux choses à faire pour y remédier. 1°. C’est de ne plus régaler les personnes du voisinage, que la curiosité attire céans tous les soirs. 2°. C’est de chasser d’ici cet Esprit invisible et son tambour.
LA BARONNE.
Voilà une division fort savante, mais je n’en suis pas plus avancée.
MONSIEUR PINCÉ.
Ayez la bonté de m’écouter.
LA BARONNE.
Et vous, ayez pitié de moi, et ne m’ennuyez point par un long discours.
MONSIEUR PINCÉ.
Je serai bref. Il est arrivé ici depuis peu un rare personnage, qui a une mine très vénérable, et une barbe blanche qui lui descend jusqu’à la ceinture : le peuple l’appelle astrologue, magicien, nécromancien, sorcier, devin, diseur de bonne aventure...
LA BARONNE.
Laissons là ses titres. À quoi voulez-vous venir ?
MONSIEUR PINCÉ.
Encore une fois, Madame, ayez la bonté de m’écouter. Or cet homme prétend être fort profond dans les sciences occultes : le bruit que notre Tambour noctambule fait ici, l’y a attiré ; et il se vante, non-seulement de parler aux Esprits, mais même d’avoir l’art de les chasser des maisons où ils reviennent.
LA BARONNE.
De bonne foi, me croyez-vous assez simple pour donner dans de pareilles charlataneries ? cela ne peut être d’aucune utilité.
MONSIEUR PINCÉ.
Cela ne peut nous faire aucun mal.
LA BARONNE.
Je suis sûre que vous-même vous n’ajoutez pas foi aux discours de ce prétendu devin.
MONSIEUR PINCÉ.
Je ne voudrais pas les garantir ; mais je ne vois aucun danger à en faire l’expérience. Essayez cet homme-là : s’il réussit, nous voilà délivres de l’Esprit ; s’il ne réussit point, nous ne laisserons pas de publier qu’il l’a chassé, et ce bruit suffira pour nous défendre de cette affluence de curieux qui nous assassinent, et qui nous jettent dans une dépense excessive. Ainsi, de manière ou d’autre, ce que je vous propose ne peut tourner qu’à votre avantage.
LA BARONNE.
Oh ! pour cette fois-ci, vous parlez raison, et vous me persuadez. Mais où est ce magicien, ou ce devin, comme il vous plaira ? Je ne sais ce que cela signifie : mais je sens tout d’un coup une vive impatience de le voir. Je crois que je m’en trouverai bien.
MONSIEUR PINCÉ, riant.
Je le crois aussi, hi, hi, hi. Je viens de lui parler ; il est sorti pour un moment, et doit venir me trouver dans ma chambre, où je vais l’attendre. Vous noterez, s’il vous plaît, qu’il n’exige de vous aucune récompense, qu’après que son entreprise aura réussi.
LA BARONNE.
Voilà une circonstance qui me rend presque aussi crédule que vous. Je commence à me flatter que je pourrai faire un bon usage de cet homme-là. Je vous assure que, s’il est aussi habile qu’il se vante de l’être, je lui rendrai bien le plaisir qu’il me fera. Allez, et me l’amenez au plus tôt. Je vais faire deux, ou trois tours dans mon petit jardin, et vous me trouverez ici.
MONSIEUR PINCÉ.
Je pars, ma très honorée Dame, pour mettre vos ordres en exécution.
ACTE III
Scène première
MADAME CATAU, seule
Ouais ! que veux dire ceci ? je m’aperçois que Madame ne m’écoute plus, ou que, si elle m’écoute, elle se moque de tout ce que je lui dis. Mes insinuations, mes conseils, mes prières, mes reproches, ne produisent aucun effet sur son esprit. Elle se cache de moi. Je ne gouverne plus, et ma faveur est sur son déclin. Je ne veux pourtant point me rebuter : il faut payer d’effronterie, et pousser mon entreprise jusqu’au bout. Ou je gagnerai mille écus, ou je ne les gagnerai point : si je les gagne, ma fortune est faite ; si je ne les gagne point, j’ai une autre corde à mon arc pour mon établissement. Il y a longtemps que notre vieux Intendant me fait les doux yeux : il s’est refroidi depuis quelques années ; je veux réchauffer sa passion, et m’assurer de lui. Il a fait sa main, je n’ai pas mal fait la mienne ; et si nous joignons ensemble les fruits de notre industrie, nous formerons une bonne maison. Enfin, de manière ou d’autre, je suis résolue de faire une fin. Il y a trop longtemps que je suis fille, et il me faut un mari pour m’ôter ce titre ennuyeux.
Scène II
LE MARQUIS, MADAME CATAU
LE MARQUIS.
Voici l’occasion que je cherche depuis longtemps : je te trouve seule, et je veux profiter du moment. Allons, embrassons-nous pour nous réconcilier.
MADAME CATAU.
Ah ! vraiment, j’ai des affaires bien plus pressées.
LE MARQUIS.
Ou je t’embrasserai, ou tu m’embrasseras ; choisis.
MADAME CATAU.
Ni l’un, ni l’autre, Ah ! fi donc, point de jeux de main, monsieur le Marquis.
LE MARQUIS.
Parbleu ! tu fais autant de façons que si tu n’avais que quinze ans. Je vais gager que tu es trop sage pour l’être toujours.
MADAME CATAU.
Et moi, je vais gager... que vous serez toujours aussi fou que vous l’êtes. Laissez-moi, je vais chercher notre Intendant ; Madame le demande.
LE MARQUIS.
Je viens de le rencontrer à deux pas d’ici ; il se promène avec un vieux rocantin qui a la barbe plus longue que ma chevelure : apparemment c’est encore quelque domestique de la maison ; car, excepté ta maîtresse, on ne voit ici que de vieilles faces. Cela soit dit sans te fâcher, ma pauvre Catau : tu n’es plus jeune, mais tu es encore bien piquante.
MADAME CATAU, à part.
Quel est le dessein de cet homme-là ? je crois qu’il veut me gagner, pour que je le serve auprès de ma maîtresse. S’il me paye bien, nous verrons.
LE MARQUIS.
Oh çà ! ma bonne, parle-moi sincèrement. Pourquoi n’es-tu pas de mes amies ?
MADAME CATAU.
Eh ! mais... c’est parce que j’aime ma maîtresse.
LE MARQUIS.
Réponse obligeante. Mais quelle mouche te pique ? Vois-tu quelque chose d’irrégulier dans ma personne ? Ai-je quelque défaut qui te choque ?
MADAME CATAU.
Croyez-moi, n’excitez point ma sincérité ; vous n’y trouveriez pas votre compte.
LE MARQUIS.
Allons, allons, mon enfant, point de mauvaise humeur. Je veux te faire plaisir ; et, pour te le prouver...
Il met ses gants dans sa poche.
MADAME CATAU, à part.
Je crois qu’il va me donner de l’argent.
LE MARQUIS.
Il faut que je t’applique un baiser sur chaque joue.
MADAME CATAU.
Je suis votre servante. Si vous ne payez qu’en cette monnaie là, vous pouvez garder vos espèces.
LE MARQUIS.
Tu as beau faire la prude, j’en passerai mon envie.
Il la baise.
Ah ! l’appétissante créature que madame Catau ! Sur mon honneur, si je ne craignais de fâcher ta maîtresse, je deviendrais amoureux de toi.
MADAME CATAU.
Fort bien, Monsieur, divertissez-vous à mes dépens.
LE MARQUIS.
Dieu me damne, si je plaisante ! Le beau bras ! la belle main ! Ah ! je baiserai tout cela assurément.
MADAME CATAU, à part.
Cet homme-là est plus dangereux que je ne croyais. Si je n’y prends garde, il s’emparera de ma maîtresse.
LE MARQUIS.
Oh çà ! ma chère Catau, j’ai une proposition à te faire.
MADAME CATAU, à part.
Il me fait des propositions ! mais cela devient sérieux.
Elle prend un air gracieux.
Eh bien ! monsieur le Marquis, de quoi s’agit-il ?
LE MARQUIS.
Mon enfant, il s’agit de te donner un mari.
MADAME CATAU.
À moi ?
LE MARQUIS.
À toi-même. Veux-tu le prendre de ma main ? C’est un hardi compère, un vert galant, un homme tel qu’il te le faut ; tu en seras contente.
MADAME CATAU, à part.
Voilà une proposition bien séduisante.
Haut.
Peut-on savoir qui est celui dont vous me parlez ?
LE MARQUIS.
Ah ! c’est un gentilhomme de mes amis.
MADAME CATAU, d’un air vif.
Un gentilhomme de vos amis ?
LE MARQUIS.
Oui, vraiment. Je ne lui trouve qu’un défaut.
MADAME CATAU.
Qui est ?
LE MARQUIS.
Qui est, qu’il n’a que vingt-cinq ans. Cela te dégoûtera peut-être.
MADAME CATAU.
Oh ! l’âge n’y fait rien, pourvu que d’ailleurs il soit bien sage, bien élevé...
LE MARQUIS.
Comment, bien élevé ! je ne connais personne qui ait de plus belles manières. Il peut passer vingt-quatre heures à table ; il joue tous les jeux en perfection ; il prend une livre de tabac par jour ; il jure de la meilleure grâce du monde. Ah ! ma chère, si tu le voyais, ton cœur serait bien malade !
MADAME CATAU, d’un air sérieux.
Eh ! comment, s’il vous plaît, s’appelle cet aimable gentilhomme qui est tant de vos amis ?
LE MARQUIS.
Il s’appelle monsieur de la Fleur.
MADAME CATAU.
Votre valet de chambre ?
LE MARQUIS.
Justement.
MADAME CATAU.
Voilà un gentilhomme de grande condition ! Mais passons là-dessus. A-t-il beaucoup de bien ?
LE MARQUIS.
Pas un sou.
MADAME CATAU.
Allez vous promener avec votre gentilhomme.
À part.
J’étais bien folle d’écouter cet homme-là.
LE MARQUIS.
Mais j’y suppléerai.
MADAME CATAU.
Ah ! c’est une autre affaire. Que lui donnerez-vous ?
LE MARQUIS.
Je lui ferai sa fortune.
MADAME CATAU.
Et de quelle manière ?
LE MARQUIS.
Rien de plus aisé. Dès que j’aurai épousé ta maîtresse, je chasserai d’ici ce vieux fou d’Intendant qui me déplaît fort, et je donnerai sa place au gentilhomme que je te propose.
MADAME CATAU.
Ne pouvez-vous faire que cela pour lui ?
LE MARQUIS.
N’est-ce pas beaucoup ?
MADAME CATAU, lui faisant une profonde révérence.
Je vous donne le bonsoir.
LE MARQUIS.
Mais écoute donc.
MADAME CATAU.
Mes baisemains à votre gentilhomme.
Elle sort.
Scène III
LE MARQUIS, seul
Ces vieilles filles sont diantrement dégourdies. Il n’y a pas moyen de les amadouer ; et je vois que j’aurai bien de la peine à gagner celle-ci.
Scène IV
LA BARONNE, LE MARQUIS
LA BARONNE.
Ah ! Marquis, je suis bien aise de vous trouver ici. Je m’en vais vous donner un petit régal, qui ne peut manquer d’être agréable à un esprit fort comme vous.
À part.
Je veux mettre ce petit suffisant aux prises avec le devin ; je crois que cela sera réjouissant.
LE MARQUIS, à part.
Elle me cherche, elle me suit partout, elle m’aime à la folie.
Haut.
Expliquez-vous, ma belle veuve. De quoi s’agit-il ?
LA BARONNE.
Vous savez, ou vous ne savez pas, qu’il y a ici un homme des plus extraordinaires, qui entreprend de nous délivrer de l’Esprit dont nous sommes si tourmentés dans ce château ; il se pique d’être profond dans l’astrologie, de posséder à fond les sciences les plus occultes ; et mon Intendant est persuadé même, qu’il entre un peu de sorcellerie dans les connaissances de cet homme-là.
LE MARQUIS.
Ma foi, votre Intendant n’est pas sorcier, lui, puisqu’il croit cela ; mais, quand le verrons-nous, cet astrologue, ce devin, ce sorcier ?
LA BARONNE.
Il sera ici dans un moment ; je viens de l’apercevoir. En vérité, c’est une étrange figure !
LE MARQUIS.
Oh ! puisque sa figure est si étrange, il n’y a pas moyen de douter que ce ne soit un homme merveilleux. Je vais bien me divertir à ses dépens. Vous verrez comme je le ballotterai, ce grand magicien.
LA BARONNE.
Ne vous y jouez pas, si vous m’en croyez.
LE MARQUIS.
Parbleu ! vous moquez-vous de moi ? Croyez-vous, de bonne foi, que je donne comme vous dans les préjugés du vulgaire ? Je suis honteux, en vérité, qu’une femme de votre mérite puisse croire aux sorciers et aux devins ; mais c’est le faible des femmes de donner dans ces charlataneries. La faiblesse de votre sexe vous rend excusable.
LA BARONNE, le contrefaisant.
Et la force du vôtre vous rend présomptueux. Je vous avoue que je serais charmée, si l’homme que vous allez voir rabattait un peu votre confiance. Vous croyez être plus sage que tout le reste du monde.
LE MARQUIS.
Ma foi, je ne me trompe pas beaucoup. Mais supposé que je me trompe, j’ai du moins cela de bon par-devers moi, que je ne crains ni les sorciers ni les esprits.
LA BARONNE.
C’est ce que je veux éprouver aujourd’hui. Nous verrons si vous êtes si intrépide. Le sorcier va venir, et je vous retiens ce soir à souper, pour que vous entendiez l’Esprit.
LE MARQUIS.
Parbleu ! je vous rendrai bon compte.de l’un et de l’autre, je vous en réponds. Voici déjà votre docteur, qui, je crois, a plus de barbe que de science. Il vient avec le bon homme aux trois raisons.
Scène V
LA BARONNE, LE BARON, LE MARQUIS, MONSIEUR PINCÉ
MONSIEUR PINCÉ.
Madame, j’ai trois raisons pour introduire ce grand homme auprès de vous. La première, parce que vous me l’avez ordonné ; la seconde, parce qu’il meurt d’envie de vous rendre service ; et la troisième, parce que je suis persuadé qu’il en a le pouvoir.
LE MARQUIS.
Bon homme, vous avez oublié la quatrième raison.
MONSIEUR PINCÉ.
Quelle est-elle ?
LE MARQUIS.
La voici. C’est que vous radotez.
MONSIEUR PINCÉ.
Nous verrons en bref, monsieur le Marquis, qui radote le plus, de vous ou de moi.
Au Baron.
Je vous laisse avec cette belle personne ; c’est la dame du château.
LE BARON.
Cela suffit.
Monsieur Pincé sort, et le Baron se tient dans le fond du théâtre, et se promène en parlant, et en regardant de temps en temps la Baronne.
Scène VI
LE BARON, LA BARONNE, LE MARQUIS
LE BARON, à part.
Le plaisir de la revoir me met hors de moi, et je répandrais des larmes de joie, si je n’étais pas indigné de trouver cet impertinent auprès d’elle.
LA BARONNE, au Marquis.
Il se promène, il nous regarde, il parle entre ses dents, il ne nous dit mot ; abordez-le, monsieur le Marquis, vous qui êtes accoutumé à converser avec les savants.
LE MARQUIS.
Bon homme, approche-toi. Encore ; encore. On dit que tu es profond dans l’astrologie. Il faut voir cela ; te voici devant un homme qui jugera bientôt de ta capacité. Que sais-tu ?
LE BARON, grossissant sa voix.
Je sais que vous ne savez rien.
LA BARONNE, au Marquis.
Que dites-vous de ce début ? il me réjouit. Ha, ha, ha, ha !
LE MARQUIS.
Patience, rira bien qui rira le dernier. Parbleu ! voilà une figure bien hétéroclite. Mon doux ami, tu n’as point l’air d’un habitant de ce monde, et je gage qu’il n’y a pas longtemps que tu es descendu de la lune. Sans doute que tu as parcouru toutes les planètes. Quelles nouvelles dit-on dans le zodiaque ?
LE BARON.
Des nouvelles qui doivent effrayer un faux brave. Mars vient d’entrer dans sa maison, et va bientôt s’y montrer dans son plus pompeux appareil.
LE MARQUIS.
Explique-moi ce galimatias, père barbe-grise.
LE BARON.
L’entrée de Mars dans sa maison, signifie que ce château va bientôt avoir un maître, devant qui les petits-maîtres disparaîtront.
LE MARQUIS.
Il n’est pas si ignorant que je le croyais. L’entendez-vous, ma belle veuve ? Selon lui, tous les astres prédisent que je serai bientôt votre mari, et que je ferai disparaître tous mes rivaux.
LA BARONNE.
Les astres pourraient bien avoir pris le change. Mais apparemment que vous n’interprétez pas bien leurs prédictions.
LE MARQUIS.
Je ne les interprète pas bien ? Vous allez voir. Dis-moi un peu, vieux sorcier, ce Mars si terrible dont tu viens de nous annoncer l’entrée, ne ressemble-t-il pas à un jeune seigneur... hé ! là... que l’on appelle le marquis du Tour.
LE BARON.
Il ne lui ressemble pas plus... que vous me ressemblez.
LA BARONNE.
Je vous le disais bien, que vous n’entendiez pas le langage des astres.
LE BARON.
Mais en revanche, Vénus ressemble tout-à-fait à Madame.
LA BARONNE, au Marquis.
Vous voyez que les astrologues ont de la politesse.
LE MARQUIS.
Docteur, un petit mot à l’écart. Ces deux planètes que tu vois ici, seront bientôt en conjonction. J’ai lu cela dans les astres, moi qui te parle.
LE BARON, à part.
Maugrebleu de l’impertinent ! il me met en fureur, et peu s’en faut que je n’éclate.
Haut.
Madame, j’ai ouï dire qu’on entendait toutes les nuits un grand bruit dans ce château.
LA BARONNE.
On vous a dit vrai ; et l’on m’a dit aussi que vous vous vantiez de le faire cesser. J’avoue que cela m’a donné un grand empressement de vous voir ; je ne m’en repens point ; et, sans vouloir vous flatter, je trouve que votre aspect inspire de la vénération pour votre personne, et de la confiance en votre art. Je crois qu’il y a longtemps que vous le pratiquez ; car vous avez l’air d’être bien vieux.
LE BARON.
Mon air vous trompe. Quel âge me donneriez-vous bien ?
LE MARQUIS.
Parbleu ! je te crois au moins le frère cadet de Mathusalem. En conscience, n’es-tu pas ne quelques mois avant le déluge ?
LA BARONNE.
Monsieur le Marquis fait le plaisant ; mais pour moi, je vous parle sérieusement. Je vous donnerais trois siècles, et je suis persuadée que vous avez des enfants de vos petits-enfants, qui ont la barbe aussi longue que la vôtre.
LE BARON.
Ha, ha, ha, ha ! La mine est bien trompeuse, ma belle Dame, et je vous conseille de ne juger jamais par là. Tel que vous nie voyez, je n’ai eu que trente ans le dernier jour d’avril. Mais l’étude des sciences occultes a cela de particulier, qu’elle fait croître la barbe à vue d’œil.
LA BARONNE.
Vous êtes bien heureux, monsieur le Marquis, de n’avoir pas donné dans les sciences occultes.
LE BARON.
Oh ! je vous promets que l’étude ne lui fera jamais croître la barbe.
LE MARQUIS.
Tu crois donc, vieux bouquin, que je ne suis qu’un ignorant, parce que je n’ai pas le menton aussi touffu que le tien ? Apprends de moi, vieux Nostradamus, que la science ne se mesure pas à la barbe. Tu jugerais mieux de moi, si tu te connaissais en physionomie ; mais je vois que tu n’y entends rien.
LE BARON.
Je vais vous prouver le contraire. Avec votre permission, Madame, que je lui dise un mot en particulier.
LA BARONNE, se tirant à l’écart.
Oh ! volontiers.
LE MARQUIS.
Eh bien ! quel est le grand mystère que tu vas m’apprendre ?
LE BARON.
Le voici ; mais jurez-moi que vous ne le révélerez point.
LE MARQUIS.
Je t’en donne ma parole d’honneur.
LE BARON.
Eh bien donc ! selon toutes les règles de la physionomie, vous êtes un fat. Que cela soit secret entre nous.
LE MARQUIS.
Tu me payeras cette impertinence.
LA BARONNE.
Oh ! je vous prie, Marquis, confiez-moi ce qu’il vous a dit à l’oreille.
LE MARQUIS.
Ce n’est qu’un petit compliment qu’il m’a fait sur les traits de mon visage : il ne me siérait pas de vous le répéter.
LA BARONNE, au Baron.
Pouvez-vous prédire par la physionomie ce qui doit arriver aux personnes que vous voyez ?
LE BARON.
C’est mon fort.
LA BARONNE.
Oh ! si cela est, je vous prie d’examiner celle de monsieur le Marquis, et de me dire sa destinée.
LE BARON.
Premièrement, je juge par ses traits, et je vois à votre air en même temps (car je vous examine tous deux attentivement) qu’il a grande opinion de lui-même, et que vous en avez une très médiocre ; qu’il s’aime beaucoup, et que vous ne l’aimez guère.
LE MARQUIS, à la Baronne.
Vous voyez bien que cet homme-là n’est qu’un ignorant.
LA BARONNE.
Moi ! je crois qu’il est sorcier. Poursuivez, Docteur.
LE BARON.
Il sera furieusement traversé dans ses amours, et cela tout au plus tôt.
LE MARQUIS.
Autre impertinence.
LE BARON.
J’ose l’assurer de plus, et je l’en convaincrai, qu’il n’habitera jamais dans la maison de la baronne de l’Arc.
LE MARQUIS, le prenant par sa barbe.
Dis-moi un peu, vieux Merlin, ton impudence n’a-t-elle jamais excité personne à te traîner par la barbe ?
LA BARONNE.
Doucement, monsieur le Marquis ; vous vous fâchez, et devant moi ! Vous voulez m’épouser, et vous n’avez pas le courage de vous laisser dire votre bonne aventure !
LE BARON.
Qu’il se fâche s’il veut, j’ai de quoi lui répondre : cela ne m’empêchera pas de lui prédire qu’il mourra dans peu.
LE MARQUIS.
Pousse, pousse, mon ami : tu es en sûreté maintenant ; j’ai du respect pour les dames. Dieu me damne, ses contes me font rire : ha, ha, ha !
Il rit d’un ris forcé.
LA BARONNE.
Il mourra dans peu, dites-vous ? et de quel genre de mort ?
LE BARON.
Il mourra de peur.
LE MARQUIS, voulant tirer l’épée.
Moi, faquin, je mourrai de peur ! Un homme tel que moi mourir de peur ! Il faut que je fasse luire le soleil au travers du corps de cet astrologue.
LA BARONNE.
Arrêtez. N’avez-vous point de honte de vouloir tuer un vieillard désarmé ?
LE MARQUIS.
Lui, vieillard ! Le faquin dit qu’il n’a que trente ans. Je veux vous faire voir que je ne suis pas si peureux qu’il le dit.
LE BARON.
Ce n’est pas devant les dames qu’il faut se piquer d’être courageux. Nous nous trouverons ailleurs, et je te ferai voir que ma main sait manier autre chose qu’une baguette.
LE MARQUIS, éclatant de rire.
Ha, ha, ha, ha !
LA BARONNE.
Ne vous échauffez pas non plus, monsieur le Docteur : vous êtes ici pour faire preuve de votre art, et non de votre valeur : ou, si vous voulez me convaincre que vous avez du courage, trouvez-vous à neuf heures dans mon antichambre : c’est à cette heure-là que l’Esprit commence son vacarme, et se fait entendre dans tous les coins de ce château.
LE BARON.
Je ne manquerai pas à l’assignation.
LE MARQUIS.
Nous verrons ; et je t’avertis que, si tu n’exécutes pas ce que tu t’es vanté de pouvoir faire, tu seras berné comme Sancho-Pança. Je te promets que nous te renverrons au firmament.
LE BARON.
Je vais préparer mes conjurations. Mais écoutez, Madame, ce que mon art m’autorise à vous dire. Si vous voulez être heureuse, traitez ce petit compagnon avec tout le mépris qu’il mérite.
LE MARQUIS, voulant se jeter sur lui.
Oh ! je n’y puis plus tenir.
LA BARONNE, poussant le Baron dehors, après s’être mise au-devant de lui.
Retirez-vous.
Scène VII
LA BARONNE, LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Voilà le plus audacieux faquin que j’aie vu de ma vie.
LA BARONNE.
Pour moi, je le trouve réjouissant. Je vous garantis que ce n’est pas un sot.
LE MARQUIS.
Il en a pourtant bien la mine. Mais quelque bonne opinion que vous ayez de lui, vous ne croyez pas qu’il soit sorcier ?
LA BARONNE.
En vérité, je ne sais qu’en penser. Quoi qu’il en soit, je suis résolue à me servir de lui. Quand une maladie est désespérée, on met en usage les remèdes même auxquels on n’a point de foi.
Scène VIII
LA BARONNE, LE MARQUIS, MADAME CATAU
MADAME CATAU.
Madame, le café est prêt. Voulez-vous le prendre ici, ou dans le grand salon ?
LA BARONNE.
Oh ! dans le grand salon, avec la compagnie. Venez-en prendre avec moi, cela dissipera votre mauvaise humeur ; ensuite nous ferons un quadrille jusqu’à l’heure de la promenade.
Scène IX
MADAME CATAU, seule
Il faut que je donne mes dernières instructions à l’Esprit, afin que son apparition produise ce soir l’effet qu’il désire, et que je puisse toucher mes mille écus. Si je les embourse une fois, ce sera un surcroît de charmes que j’acquerrai ; je ferai briller ma somme aux yeux de notre Intendant : Dieu sait comme il prendra feu ! et je serai bientôt madame Pincé. Madame Pincé ! le joli nom ! Je meurs d’impatience de le porter.
Scène X
MONSIEUR PINCÉ, MADAME CATAU
MONSIEUR PINCÉ.
Peut-être que je me présente mal à propos, madame Catau.
MADAME CATAU.
Ah ! monsieur Pincé, vos visites sont toujours de saison.
MONSIEUR PINCÉ.
Tout le monde prend du café dans le grand salon : il faut bien que nous prenions quelque chose aussi vous et moi. J’apporte deux biscuits et une petite bouteille de vin de Saint-Laurent, qui, je crois, sera délicieuse.
MADAME CATAU.
Quelle politesse ! Asseyez-vous, je vous prie. Je vais chercher deux de mes petits verres à ratafia.
Elle apporte deux grands verres.
Allons, à la santé de Madame ; je vous la porte.
MONSIEUR PINCÉ.
Je vous fais raison... et en réitérant, à votre santé, madame Catau.
MADAME CATAU.
À la vôtre, monsieur Pincé. Voilà une liqueur excellente ; je vous prie de m’en acheter une petite provision, et de la faire passer sur l’article du café.
MONSIEUR PINCÉ.
Je vous le promets.
MADAME CATAU.
Je ne voudrais pas que mon nom parût sur vos mémoires.
MONSIEUR PINCÉ.
Il n’y paraît pas souvent, quoiqu’il soit écrit dans le registre de mon cœur. Ha, ha, ha, ha !
MADAME CATAU.
Ha, ha, ha, ha ! Vos plaisanteries ont je ne sais quoi de si doux, de si gracieux !
MONSIEUR PINCÉ.
À propos de registre, je viens de parcourir tous les miens, et je trouve que vous me devez quelque chose.
MADAME CATAU, d’un air sérieux.
Moi ! Et qu’est-ce que je vous dois ?
MONSIEUR PINCÉ.
Vous me devez votre cœur, en échange du mien que je vous ai donné. Hé, hé, hé, hé ! C’est une ancienne dette. Quand voulez-vous l’acquitter ?
MADAME CATAU.
En vérité, vous êtes le plus galant créancier que je connaisse.
MONSIEUR PINCÉ.
Trêve de compliments. Je ne me paie point de paroles, madame Catau. Il faut me payer en espèces.
MADAME CATAU, faisant des minauderies.
Fi donc, monsieur Pincé ! vous me faites rougir. À vos inclinations.
MONSIEUR PINCÉ.
De tout mon cœur. C’est à votre santé, madame Catau. Combien y a-t-il, madame Catau, que mon cœur a échoué contre l’écueil de vos grâces ? Attendez... je pense que ce fut le sixième janvier mil sept cent vingt. Il y a seize ans que nous nous connaissons ; par conséquent il y a seize ans que je vous aime.
MADAME CATAU.
Dites plutôt, monsieur Pincé, qu’il y a seize ans que vous vous moquez de moi. Vous êtes si cauteleux, si rusés, vous autres hommes ! vous aimez à vous divertir de la simplicité de notre sexe, et à flatter de pauvres innocentes qui ont la faiblesse de vous croire.
MONSIEUR PINCÉ.
Je veux vous montrer une petite bagatelle, dont j’aurais grande envie de vous faire présent, si vous la jugiez digne d’être acceptée.
MADAME CATAU.
Oui, monsieur Pincé est la politesse même.
MONSIEUR PINCÉ.
C’est une bagatelle, vous dis-je, qui ne mérite pas de vous être présentée ; mais...
MADAME CATAU.
Oh ! je vous prie, ne me tenez pas plus longtemps en suspens.
MONSIEUR PINCÉ.
C’est un petit dé d’argent.
MADAME CATAU.
Je l’ai toujours bien dit, qu’il n’y avait point d’amant plus généreux, ni plus magnifique que vous. Donnez.
MONSIEUR PINCÉ.
Avec votre permission, que je le mette moi-même à votre doigt.
MADAME CATAU.
C’est là le comble de la politesse.
MONSIEUR PINCÉ.
Ah ! le joli petit mignon de doigt ! il faut que je prenne la liberté de le baiser.
MADAME CATAU, feignant de résister.
Fi donc ! fi donc ! arrêtez-vous, monsieur Pincé. Vous me jetez dans un désordre, dans une confusion...
MONSIEUR PINCÉ.
Ce doigt-là n’est pas le doigt de la paresse ; il porte les glorieuses blessures de l’aiguille.
MADAME CATAU.
Ah ! ne serrez pas si fort. Je vous prie, rendez-moi mon doigt.
MONSIEUR PINCÉ.
Ce doigt du milieu, madame Catau, a un joli voisin ; je crois qu’une bague nuptiale lui siérait bien.
MADAME CATAU.
Que vous êtes badin ! Je crois, comme vous, que la bague dont vous parlez ne le défigurerait point.
En soupirant.
Mais où la trouver ?
MONSIEUR PINCÉ.
Puisqu’il faut parler catégoriquement, madame Catau, le dé que je vous donne n’est que le précurseur de la bague nuptiale que je vous destine. Je m’imagine que le dé et la bague figureront ensemble à merveille : ils formeront un double emblème. Le dé vous fera souvenir qu’il faut que vous soyez une bonne ménagère ; et la bague, qu’il faut que vous soyez une bonne femme.
MADAME CATAU.
Oui, oui, riez ; moquez-vous de moi.
MONSIEUR PINCÉ.
Sur ma foi, je vous parle sérieusement.
MADAME CATAU.
Sérieusement ! Et je croyais que vous m’aviez oubliée.
MONSIEUR PINCÉ.
Moi ! j’oublierais plutôt la table de multiplication.
MADAME CATAU.
Je puis me vanter que j’ai toujours pris votre parti devant Madame.
MONSIEUR PINCÉ.
Je le sais, et cela «st écrit aussi dans mes registres.
MADAME CATAU, d’un air ingénu et embarrassé.
Car j’ai toujours considéré vos intérêts... comme les miens propres.
MONSIEUR PINCÉ.
Il n’y a que vos rigueurs qui puissent empêcher... qu’ils ne deviennent communs.
MADAME CATAU, à part.
Cela est fort. Battons le fer pendant qu’il est chaud.
Haut.
En vérité, monsieur Pincé, il n’ya pas moyen de vous être cruelle : vous avez un style persuasif, des manières insinuantes, un ton enchanteur... Pour moi, je n’ai pas la force d’y tenir.
MONSIEUR PINCÉ, se levant arec transport.
Comment dites-vous cela ? Répétez, je vous en conjure.
MADAME CATAU.
Je vois bien que j’en ai trop dit ; mais je ne m’en repens pas, puisque je vous aime.
MONSIEUR PINCÉ.
Ah ! je suis enchanté.
MADAME CATAU.
Non, je ne puis plus vous cacher la passion que j’ai pour vous.
MONSIEUR PINCÉ.
Je suis ravi, transporté, extasié. Vous êtes la somme totale de mon bonheur. J’en perdrai l’esprit. Le respect ne peut plus me retenir. Il faut... que je boive rasade à votre santé. Mais que votre maîtresse se dépêche donc de prendre un mari ; sans quoi nous lui donnerons un petit intendant, avant qu’elle se soit fait un héritier. Dites-moi, mon bel ange, n’est-elle pas résolue d’épouser le Marquis ?
MADAME CATAU.
Elle, l’épouser, mon cœur ! Dieu nous en garde ! Non, non ; j’ai un meilleur parti pour elle.
MONSIEUR PINCÉ.
Mais, ma princesse, est-ce que ce tambour qui nous effraie toutes les nuits, ne lui fait pas perdre le dessein de se remarier ?
MADAME CATAU.
Chut ! si nous savons bien tirer profit de ce tambour, il nous vaudra mille écus tout au moins.
MONSIEUR PINCÉ.
Et comment cela, mon cher cœur ?
MADAME CATAU.
Puisque nous sommes présentement mari et femme... je veux dire comme mari et femme, mon devoir m’oblige à ne vous rien cacher.
MONSIEUR PINCÉ.
Vous avez raison, m’amour. Vous et moi nous ne faisons plus qu’un. Ainsi, biens, personnes, secrets, tout doit être commun entre nous.
MADAME CATAU.
Je vais vous révéler le mystère. Mais j’entends du bruit. Quelqu’un peut nous écouter ici. Venez avec moi sous le berceau, et je satisferai votre curiosité.
ACTE IV
Le théâtre représente l’antichambre de la Baronne.
Scène première
MONSIEUR PINCÉ, LA RAMÉE
MONSIEUR PINCÉ.
Oh çà ! la Ramée, j’ai des ordres à te donner, mon enfant ; c’est pourquoi je te recommande d’être attentif.
LA RAMÉE, à part.
Attentif ! qu’entend-il par là ?
Haut.
Oh ! je vous réponds que je le serai.
À part.
Je crois qu’il veut dire qu’il ne faut pas que je boive ce soir.
MONSIEUR PINCÉ.
Tu sais que je t’ai toujours exhorté à mettre de l’ordre, de l’arrangement dans ce qui te concerne. Je voudrais que tes couteaux, tes fourchettes, tes cuillers, ton linge, ta vaisselle, tes verres, fussent rangés bien méthodiquement.
LA RAMÉE.
Mes verres rangés méthodiquement t ! Ah ! monsieur Pincé, vous parlez d’une manière là... si extravagante, si agréable, si je ne sais comment, que cela donne envie de recevoir vos ordres.
MONSIEUR PINCÉ.
L’ordre et l’arrangement rendent toutes choses faciles. Par leur moyen, il n’y a dans une maison ni confusion, ni perplexité.
LA RAMÉE.
Perplexité ! comme il parle ! Je l’écouterais tout un jour.
MONSIEUR PINCÉ.
Que cela te soit dit pour une bonne fois. Maintenant il s’agit de savoir si ton linge de table, ton buffet, enfin toutes les choses qui sont confiées à ton administration, sont assez proprement et méthodiquement préparées, pour donner ce soir un festin.
LA RAMÉE.
Tout cela sera prêt dans un quart d’heure, si vous me l’ordonnez. Mais dites-moi, s’il vous plaît, est-ce pour le devin qu’on va préparer le festin dont vous me parlez ?
MONSIEUR PINCÉ.
C’est pour le devin, et ce n’est pas pour le devin.
LA RAMÉE.
Écoutez, monsieur Pincé, si c’est pour le devin, j’ai un bon avis à vous donner. Comme il est sorcier, les diables le régalent souvent au sabbat. Son palais est accoutumé à leurs ragoûts. Nous aurons de la peine à les imiter. Pour moi, je crois que le meilleur moyen d’y réussir, c’est de mettre un peu de soufre dans les sauces qu’on fera pour lui.
MONSIEUR PINCÉ.
Ce sorcier, mon enfant, est une créature compliquée, un animal amphibie, une personne de deux espèces ; mais il boit et mange comme un autre homme.
LA RAMÉE.
Selon ce que vous dites, il devrait boire et manger comme deux.
MONSIEUR PINCÉ.
Ta réflexion n’est pas inepte.
LA RAMÉE, à part.
Inepte ! je crois qu’il parle latin.
MONSIEUR PINCÉ.
Car l’homme dont il s’agit, est un homme double. Hé, hé, hé, hé !
LA RAMÉE.
Un homme double ! N’est-ce point ce qu’on appelle un hermaphrodite ?
MONSIEUR PINCÉ.
Il est marié, et il n’est pas marié ; il a une longue barbe, et il n’a point de barbe ; il est vieux, et il est jeune.
LA RAMÉE.
Mordié ! que cela est beau ! Un homme vieux et jeune ! Comment accommodez-vous cela, monsieur Pincé ?
MONSIEUR PINCÉ.
N’as-tu jamais ouï dire que le serpent rajeunit en dépouillant sa vieille peau ?
LA RAMÉE.
Oui, j’ai entendu dire cela.
MONSIEUR PINCÉ.
Eh bien ! il en sera de même de l’homme dont nous parlons.
LA RAMÉE.
Je le croirais bien ; ce n’est pas merveille qu’un sorcier ressemble à un serpent.
MONSIEUR PINCÉ.
Tiens, mon pauvre la Ramée, quand il aura quitté sa houppelande de devin, il paraîtra aussi beau et aussi magnifique qu’aucun jeune seigneur que tu aies vu.
LA RAMÉE.
Et soupera-t-il avec sa houppelande ?
MONSIEUR PINCÉ.
C’est ce que le temps nous apprendra.
LA RAMÉE.
Ma foi, je n’ai pas la tête assez bonne pour y fourrer tant de belles choses. Il y a un quart d’heure que vous me parlez ; le diable m’emporte si j’ai compris un mot à tout ce que vous avez dit.
MONSIEUR PINCÉ.
Ce n’est pas mon intention non plus que tu le comprennes. Mais revenons à notre affaire. Mets le couvert dans le grand salon. Que tes bouteilles, tes carafes et tes verres soient bien lavés et en bel ordre. Dis au cuisinier et à la cuisinière de préparer un grand et magnifique souper, et prends soin que tous les gens de livrée mettent leurs habits neufs.
LA RAMÉE.
Ah ! présentement j’entends tout ce que vous dites. Mais quand vous parlez sans vous faire entendre, cela est bien plus joli, plus divertissant.
MONSIEUR PINCÉ.
Va, va, je t’expliquerai bientôt tout ce que je t’ai dit, et tu le comprendras facilement. St, st, écoute. Ne manque pas d’avertir Susanne de mettre deux oreillers sur le chevet du lit de Madame.
LA RAMÉE.
Deux oreillers ! Est-ce qu’elle est devenue double aussi ?
MONSIEUR PINCÉ.
Fais ce que je te dis. Mais j’entends la voix de madame Catau. Je crois qu’elle gronde la cuisinière.
LA RAMÉE.
Je m’en vais donc ; car j’aurai bientôt mon tour. Oh ! pour celle-là, elle parle bon français ; on ne perd pas un mot de tout ce qu’elle dit.
Scène II
MONSIEUR PINCÉ, seul
De la manière dont tout se dispose, je crois que nous serons délivrés ce soir de l’Esprit ; Ah ! madame Catau, madame Catau, vous êtes bien aimable, mais vous êtes bien friponne ! Quand je fais réflexion à votre caractère, je trouve vingt raisons pour vous ôter mon cœur, et je n’en trouve que deux pour vous le laisser. La première raison qui m’engage à vous l’ôter, c’est que... Mais la voici. L’aimable friponne ! Quand je la vois, les deux raisons qui m’invitent à lui laisser mon cœur, étouffent les vingt raisons qui me pressent de le retirer. Dieu veuille que je ne sois pas assez fou pour lui tenir les promesses que je lui ai faites, afin de la faire donner dans le panneau que je lui tendais !
Scène III
MADAME CATAU, MONSIEUR PINCÉ
MADAME CATAU, entre en rêvant.
Ah ! c’est vous, monsieur Pincé ?
MONSIEUR PINCÉ.
C’est moi-même. Quelle raison vous conduit ici, ma gentille tourterelle ?
MADAME CATAU.
J’y viens pour avoir un mot de conversation avec mon Esprit. Il est derrière ce lambris. Auriez-vous jamais soupçonné qu’il y eût ici une ouverture ?
MONSIEUR PINCÉ.
Non, ma foi. Elle est si artistement pratiquée, qu’il est impossible de l’apercevoir. Mais je ne comprends pas comment votre Esprit peut se tenir entre le mur et le lambris.
MADAME CATAU.
Ce n’est pas là non plus qu’il se tient. Il est dans un petit cabinet pratiqué dans l’épaisseur du mur, et qui a deux ouvertures imperceptibles, l’une dans un souterrain qui va gagner la cave, et l’autre dans cette antichambre au travers de la boiserie. Tout cela s’ouvre et se ferme dans un clin d’œil, par le moyen d’un ressort qui n’est connu que de moi et de l’Esprit. C’est une invention merveilleuse.
MONSIEUR PINCÉ.
Mais écoutez donc, ma poule ; n’allez pas lui dire au moins que vous m’avez fait confidence du mystère.
MADAME CATAU.
Eh ! fi donc ! Me croyez-vous assez sotte pour publier ce qui se passe entre vous et moi ?
MONSIEUR PINCÉ.
Mais votre Esprit n’entend-il point ce que nous disons ?
MADAME CATAU.
Il n’entend point ce qui se dit ici, à moins que l’on ne crie bien fort ; et même en ce cas-là, il ne peut attraper que quelques paroles de temps en temps. J’en ai fait moi-même l’expérience.
MONSIEUR PINCÉ.
J’ai quelques ordres à donner. Il faut que je vous quitte. Adieu, mon étoile polaire.
MADAME CATAU.
Adieu, ma boussole.
MONSIEUR PINCÉ.
Adieu, ma Vénus.
MADAME CATAU.
Adieu, mon Adonis.
À part.
Oh ! je le tiens ; et quand j’aurai les mille écus...
Scène IV
LÉANDRE, MADAME CATAU
On entend frapper trois coups sur le tambour.
MADAME CATAU.
Ah, ah ! le tambour a frappé trois fois. C’est le signal dont Léandre est convenu avec moi, quand il aurait envie de me parler.
Le tambour bat encore trois coups.
Je vous entends, je vous entends. Sortez, monsieur le renard, sortez de votre tanière, et laissez-y votre tambour.
La porte secrète s’ouvre, et Léandre paraît.
LÉANDRE.
Eh bien ! ma chère Catau, quelles nouvelles y a-t-il dans le monde ?
MADAME CATAU.
Je vous avertis que, si vous ne prenez garde à vous, vous serez conjuré et chassé ce soir.
LÉANDRE.
Je me doutais bien qu’on avait formé cette entreprise : car je me suis tenu tout le jour aux écoutes, et j’ai entendu certains mots qui m’ont fait soupçonner que quelque charlatan se faisait fort de me bannir du château.
MADAME CATAU.
Vraiment ! il y a ici un devin qui se pique même d’être sorcier, et qui promet à Madame de la délivrer de vous. Il prépare des conjurations terribles.
LÉANDRE.
Laisse-moi faire, je te réponds que je le conjurerai lui-même, et qu’il sera bien hardi, si je ne le fais pas mourir de peur. Ce n’est pas lui qui m’inquiète, c’est le Marquis. Dans le cas où je me trouve, ce petit fat, qui est toujours auprès de ta maîtresse, est plus à craindre pour moi que vingt sorciers.
MADAME CATAU.
À vous dire le vrai, il pousse vigoureusement sa pointe. Ses impertinences ont fait plus de progrès en deux jours, que votre modestie et votre discrétion n’en ont fait en deux mois.
LÉANDRE.
Aussi, suis-je bien résolu de changer mon attaque, si une fois tu peux me procurer une autre entrevue.
MADAME CATAU.
Vous avez raison. Trêve de profondes révérences et de compliments respectueux. Tout cela n’est propre qu’à faire l’amour au travers d’une grille.
LÉANDRE.
Il faut que je t’embrasse, ma chère enfant, pour te remercier du bon avis.
MADAME CATAU.
Ah ! voilà qui va bien. Je commence à avoir meilleure opinion de vous. Que ne vous émancipez-vous comme cela avec Madame ?
LÉANDRE.
J’ai toujours cru, mon enfant, que ta maîtresse voulait qu’on fût respectueux.
MADAME CATAU.
Au fond, cela est vrai. Mais croyez-moi, Monsieur, il n’y a pas, après tout, tant de différence que vous croyez, entre une femme et une femme. Vous voyez que le Marquis avance ses affaires, et que son effronterie fait tout son mérite.
LÉANDRE.
Il a trop de présomption et d’amour-propre pour être capable d’aimer ; et j’avoue qu’un homme aussi amoureux que moi, fait l’amour bien sottement. C’est pourquoi je veux réformer ma méthode.
MADAME CATAU.
Vous ferez bien, ou vous échouerez auprès de toutes les veuves du monde. Mais, là, supposons un moment que je sois Madame ; et voyons comment vous êtes résolu de vous y prendre, pour faire plus de progrès sur son cœur.
LÉANDRE.
Je crains que nous n’ayons pas le temps de jouer cette comédie.
MADAME CATAU.
Elle sera bientôt finie, si vous jouez bien votre rôle.
LÉANDRE, d’un air de petit-maître.
Essayons donc. Ah ! ma chère madame Cat... la Baronne, veux-je dire, que je suis charmé de vous voir !
MADAME CATAU.
Ce début n’est point mal. Mais vous ne m’avez point baisé la main.
LÉANDRE lui baise la main.
Ah ! je te demande pardon.
MADAME CATAU.
Cela fait merveille. Encore, encore.
LÉANDRE, lui baisant la main de temps en temps.
M’avez-vous condamné, mon adorable, à languir toujours inutilement pour vos charmes ? Ne mettrez-vous aucune fin à mes souffrances ? Je suis enchanté de votre mérite ; j’idolâtre vos perfections. Je brûle, je languis, je me meurs, je suis mort.
MADAME CATAU.
Cela tire un peu sur le fade. Pour faire passer ce discours, joignez-y quelques petites gesticulations. Démenez-vous un peu.
LÉANDRE, l’embrassant.
Ma princesse, ma reine, mon incomparable... Est-ce comme cela ?
MADAME CATAU.
Oui, voilà le vrai jargon. Je vous jure qu’un peu de fatuité auprès des femmes relève bien le mérite d’un honnête homme. Continuez.
LÉANDRE, vivement.
Dans quels transports, dans quelle extase me jettent vos beautés ! Où suis-je ? Je me perds dans l’admiration. Ma raison me dit que vous êtes la plus par faite créature du monde ; et quand elle m’en a convaincu, je sens qu’elle s’égare, qu’elle s’évanouit, et qu’elle m’abandonne à l’excès de ma passion.
MADAME CATAU.
Admirablement bien. Cela frise le galimatias ; mais c’est le langage de l’amour, et les femmes l’entendent parfaitement.
LÉANDRE, d’un ton langoureux et un peu déclamé.
Quand me ferez-vous goûter les fruits d’un amour mutuel ? quand serai-je avec vous couché sur un vert gazon, le long d’un clair ruisseau, dont l’agréable murmure se mêlant aux chants des doux rossignols...
MADAME CATAU.
Ah ! ne nous voilà pas mal avec vos rossignols ! Ce n’est pas de l’impertinence poétique qu’il faut en amour, c’est de l’impertinence de petit-maître. Tenez, voilà comme le Marquis s’y prend, et cela vaut bien mieux... Oh çà, ma chère veuve, quand viendrons-nous à la conclusion ? Je me meurs, je vous en avertis, et je ne crois pas que vous receviez mes visites pour m’assassiner. Parbleu ! le sérieux vous défigure bien ! Allons donc, vous faites la provinciale ! Oh ! quand vous serez ma femme, je vous donnerai le bon air. À propos de cela, quand nous marierons-nous ? Vous rougissez ! Bon, cela veut dire que ce sera bientôt, et je prends toujours un baiser d’avance... Voyez quelle différence il y a de ce style-là au vôtre. Cependant voilà le fin de la galanterie. Voilà ce qui fait les hommes à bonnes fortunes.
LÉANDRE.
Oh ! s’il ne tient qu’à cela, je le deviendrai, et je vais attendre, avec impatience, le moment de mettre tes leçons en usage.
MADAME CATAU.
Ce sera bientôt, si vous savez profiter de l’occasion. Ma maîtresse doit se rendre ici dans un moment avec le Marquis, et le sorcier y viendra à neuf heures pour vous conjurer.
LÉANDRE.
Je les régalerai l’un et l’autre d’un plat de mon métier.
MADAME CATAU.
Préparez-vous. Un bon averti en vaut deux. Profitez bien de mes avis, et faites-moi gagner mille écus.
LÉANDRE.
C’est comme si tu les avais.
MADAME CATAU.
Rentrez dans votre gîte. Je vais disposer tout pour vous seconder.
Léandre rentre, et madame Catau sort.
Scène V
MONSIEUR PINCÉ, seul
Il n’y a plus personne. Je venais pour savoir ce qui s’est passé entre madame Catau et son invisible associé ; mais ils se sont éclipsés.
Scène VI
LE MARQUIS, MONSIEUR PINCÉ
LE MARQUIS, d’un air important et de maître.
Eh ! bon homme Pincé ?
MONSIEUR PINCÉ, à part.
Bon homme Pincé ! Je ne croyais pas que nous fussions si familiers ensemble. Je ne suis pas accoutumé à être traité de la sorte, pas même par Madame.
LE MARQUIS.
Mon ami, il faut que tu me fasses un plaisir.
MONSIEUR PINCÉ, d’un air refrogné.
Quel est-il ?
LE MARQUIS.
Va me chercher le papier terrier de cette baronnie, afin que j’en examine un peu les revenus.
MONSIEUR PINCÉ, d’un air fort étonné.
Le papier terrier !
LE MARQUIS, le contrefaisant.
Oui, le papier terrier. Ne m’entends-tu pas ?
MONSIEUR PINCÉ.
Est-ce que vous avez dessein d’acquérir la baronnie de l’Arc ?
LE MARQUIS.
Tu l’as deviné, vieux fou.
MONSIEUR PINCÉ.
C’est une baronnie très considérable.
LE MARQUIS.
Aussi la mets-je à fort haut prix, puisque je vais donner ma personne en échange.
MONSIEUR PINCÉ.
Apparemment, monsieur le Marquis, que votre personne est tout votre bien ? Hen, hen, hen, hen.
LE MARQUIS.
Je crois que ce faquin veut me plaisanter. Écoute, vieux Pincé, si tu veux que je te conserve dans ton emploi, apprends d’avance à me respecter.
MONSIEUR PINCÉ, à part.
Voilà un insolent personnage !
LE MARQUIS.
Tu es riche comme un juif, et je compte que tu me prêteras une vingtaine de mille francs, ou je te ferai rendre gorge.
MONSIEUR PINCÉ, à part.
Quelle impudence !
LE MARQUIS.
Oui, si tu te comportes bien à mon égard, j’aurai de la bonté pour toi, et... je te ferai l’honneur de t’emprunter de l’argent.
MONSIEUR PINCÉ, à part.
Je ne puis m’empêcher de rire, quand je songe à quel point ce jeune fou va se trouver loin de son compte. Je veux un peu me divertir à ses dépens.
Haut.
De sorte donc, monsieur le Marquis, que vous me promettez d’avoir bien de la bonté pour moi.
LE MARQUIS.
Combien me donneras-tu pour être mon intendant ?
MONSIEUR PINCÉ.
Eh, mais ! si je vous offrais deux mille écus ?...
LE MARQUIS.
Fi donc ! ce n’est pas assez.
MONSIEUR PINCÉ.
C’est pourtant plus que je ne vous donnerai. Hé, hé, hé, hé. Je m’en vais vous en dire deux raisons.
LE MARQUIS.
Écoutons.
MONSIEUR PINCÉ.
La première, c’est que vous n’êtes point encore mon maître, ni le mari de Madame. La seconde, c’est que vous ne le serez jamais. Hé, hé, hé. Je vous baise les mains.
Il sort.
LE MARQUIS, seul.
Ce fripon-là est aussi insolent que le Devin. Je veux être un maraud, s’ils ne s’entendent.
Scène VII
LA BARONNE, LE MARQUIS
LA BARONNE.
Ah ! vous êtes ici, et tout seul ! Vous autres esprits forts, vous aimez bien la solitude !
LE MARQUIS.
Je n’étais pas seul. Je viens de parler à votre Intendant. C’est une figure grotesque ; il a l’air d’un vieux cuistre. Comment pouvez-vous vous accommoder de sa conversation ?
LA BARONNE.
Je ne l’ai point pour sa conversation, mais pour prendre soin de mes affaires. Au reste, il a plus d’esprit que vous ne pensez, je vous en avertis.
LE MARQUIS.
Tout ce qu’il vous plaira ; mais sa personne a l’honneur de me déplaire ; il faudra lui donner son congé. Cet homme-là vous pille.
LA BARONNE.
Vous lui faites tort ; il a toujours eu la réputation d’un honnête homme.
LE MARQUIS.
Vous croyez cela, parce qu’il est dévot.
LA BARONNE.
Auriez-vous meilleure opinion d’un impie ?
LE MARQUIS.
Vous êtes bien aimable ; mais vous êtes bien simple. Il faut donc être dévot pour vous plaire ?
LA BARONNE.
Vous faites l’esprit fort ; mais prenez garde à vous, et songez que le Devin vous a prédit que vous ne vivriez pas longtemps.
LE MARQUIS.
Ah, ah, ab, ah !
LA BARONNE.
En vérité, voilà une réponse bien spirituelle !
LE MARQUIS, lui baisant la main.
En vérité, vous êtes trop charmante.
LA BARONNE, à part.
Je meurs de peur que ce petit fat ne m’aime tout de bon.
LE MARQUIS.
Changeons de conversation, et venons à l’essentiel. Dites-moi un peu, ma chère veuve, votre terre est-elle bien boisée ?
LA BARONNE, à part.
Quelle impertinente question !
LE MARQUIS.
À propos, je viens de voir ici une prodigieuse quantité de vieille vaisselle d’argent.
LA BARONNE.
Vous avez le coup d’œil admirable.
LE MARQUIS.
Rien ne m’échappe. Entre autres, j’ai remarqué une cuvette dont on ferait un beau carrosse.
LA BARONNE.
Mais cela est fort bien pensé.
LE MARQUIS.
Savez-vous en quoi je changerai les six grandes soucoupes qui sont sur votre buffet ? en un bel attelage de six chevaux.
LA BARONNE.
Les jolies métamorphoses que vous feriez dans ma maison !
À part.
Il faut que je me divertisse un peu de son impertinence.
LE MARQUIS.
Que voulez-vous faire aussi de vos trois services de vermeil doré ? cela n’est plus à la mode. Nous mangerons dans des assiettes de la Chine, mon enfant, dans des assiettes de la Chine.
LA BARONNE.
Je vous trouve des dispositions merveilleuses pour le ménage. En peu de temps vous avez fait l’inventaire de tous mes meubles.
LE MARQUIS.
Votre sommelier m’a montré une large écuelle d’or, avec son couvercle ; c’est une magnifique pièce.
LA BARONNE.
N’est-il pas vrai ?
LE MARQUIS.
Assurément... Pour vous prouver à quel point je vous aime...
LA BARONNE.
Eh bien ?
LE MARQUIS.
Je la vendrai, et de l’argent qui en proviendra, j’achèterai une boucle de diamants dont je vous ferai présent.
LA BARONNE.
Mais, mais, en vérité, cela est trop généreux. J’ai pourtant une petite prière à vous faire.
LE MARQUIS.
Ah ! volontiers.
LA BARONNE.
C’est de ne point disposer de mes effets avant que d’être en possession de ma personne.
LE MARQUIS.
Eh ! mon Dieu ! cela ne peut me manquer.
LA BARONNE.
Je vois que vous avez pris grande affection pour mes meubles.
LE MARQUIS.
C’est que j’aime tout ce qui vous appartient.
LA BARONNE.
Je le crois sans que vous en juriez.
LE MARQUIS.
Comment donc ! vous devenez sérieuse ! c’est le moyen de devenir ennuyeuse, prenez-y garde. Je vous l’ai déjà dit, le sérieux dérange tous vos traits.
LA BARONNE.
Croyez-moi, Marquis, quand on parle de mariage, c’est un sujet bien sérieux.
LE MARQUIS.
C’est pourquoi nous devons le brusquer.
LA BARONNE.
Le brusquer ! Il n’y a que dix-huit mois que je suis veuve.
LE MARQUIS.
N’est-ce pas assez ? Permettez-moi, ma chère, de vous faire une question. Le Baron de l’Arc n’est-il pas aussi bien mort à présent, que s’il y avait dix ans qu’il eût été tué ?
LA BARONNE, à part.
Ah ! cruel souvenir !
Haut.
J’avoue ce que vous dites ; mais la bienséance !
LE MARQUIS.
Croyez-vous que dans dix ans vous serez plus réellement veuve que vous ne l’êtes aujourd’hui ?
LA BARONNE.
Non ; mais si je me remariais à présent, le monde dirait que je n’aimais point mon premier mari.
LE MARQUIS.
Mais il conviendrait que vous êtes folle de votre second ; il avouerait même que vous n’auriez pas tort.
LA BARONNE.
Nous pensons bien différemment ; car je suis persuadée que si je vous épousais, le monde aurait très mauvaise opinion de moi.
LE MARQUIS.
Oui, le monde de campagne, mais non pas le beau monde. Eh, morbleu ! il y a telles veuves à Paris et à la cour dont on connaît les seconds maris avant que leurs premiers soient défunts. Ha, ha, ha, ha !
LA BARONNE.
Vous faites bien de rire ; car vous croyez avoir dit une belle chose. De bonne foi, Marquis, pensez-vous que ce discours soit d’un homme d’esprit, ou d’un mauvais plaisant ?
LE MARQUIS.
Quelle naïveté ! Et quelle différence trouvez-vous entre un mauvais plaisant, et un homme d’esprit ? Voyons.
LA BARONNE.
Celle qu’il y aurait entre vous et le seul homme que j’aie aimé de ma vie, s’il vivait encore. Certainement il avait de l’esprit : comme vous, il avait vécu dans le grand monde ; mais il était trop honnête homme pour plaisanter aux dépens des femmes, surtout en leur présence.
LE MARQUIS.
Je crois que vous avez des vapeurs. N’entendez-vous point déjà le tambour ? Ha, ha, ha !
LA BARONNE.
Si vous vous étiez trouvé ici hier au soir à l’heure qu’il est, vous n’auriez pas été si plaisant que vous l’êtes.
LE MARQUIS.
À l’heure qu’il est, dites-vous ? Voici donc le temps où il fait son vacarme ? Tant mieux ; asseyons-nous ici pour avoir le plaisir de l’entendre.
LA BARONNE.
Volontiers, pourvu que vous me promettiez d’être sérieux et de ne rien dire qui puisse offenser l’Esprit.
LE MARQUIS.
Moi, l’offenser ! Ah ! j’ai trop de respect pour messieurs les Esprits. Attendez ; il me semble que j’entends le vôtre.
LA BARONNE.
Mon Dieu, ne faites pas le brave d’avance ; il en sera temps quand le tambour battra. Gardez le silence, et, encore une fois, soyez sérieux.
LE MARQUIS, riant à gorge déployée.
Sérieux ! Ha, ha, ha, ha !
LA BARONNE, à part.
Je ne puis plus tenir aux impertinences de cet homme-là. Il est temps que je le chasse de chez moi.
LE MARQUIS.
J’ai cru que les preuves que je vous ai alléguées pendant que nous prenions notre café vous avaient absolument désabusée des Esprits. Mais je vois bien qu’il faut que je vous dise encore que c’est une absurdité, une ignorance stupide que de croire qu’ils reviennent ; je vous le garantis sur mon honneur. Pour moi, grâce à mes réflexions et à mes lumières, je me suis mis au-dessus de toutes les fadaises qu’on publie sur cela.
LA BARONNE.
Pour moi, il faut enfin que je vous déclare que votre présomption est insupportable.
LE MARQUIS, fort haut.
Vapeurs, vapeurs. Mais je m’ennuie. Holà ! monsieur l’Esprit, dépêchez-vous donc de nous régaler.
Le tambour bat de loin.
Ah ! ah ! qu’est-ce que ce bruit-là ?
Le tambour bat plus fort.
Ma foi, ceci devient sérieux, en effet.
Le tambour redouble son bruit.
LA BARONNE.
Ciel ! il n’a jamais fait tant de bruit.
LE MARQUIS, d’un ton entrecoupé.
Il faut avouer que ce bruit a quelque chose d’horrible.
À part.
Je ne sais plus qu’en penser.
LA BARONNE.
Vous vous levez ! Où allez-vous ? Ne me laissez pas.
LE MARQUIS.
Je n’ai garde. Il faut voir la fin de tout ceci.
Le tambour bat encore plus fort.
LA BARONNE.
Il approche de plus en plus. L’Esprit s’est fâché de vos discours.
LE MARQUIS.
Il a tort. Je parfois contre ma pensée. Ces Esprits sont bien formalistes.
Le tambour bat furieusement.
LA BARONNE.
Ah ! bon Dieu ! il approche encore. On croirait qu’il va passer au travers du mur.
LE MARQUIS, à part.
De quoi diable me suis-je avisé de plaisanter sur son sujet ?
Scène VIII
LA BARONNE, LE MARQUIS, LÉANDRE
Le mur s’ouvre, et Léandre paraît.
LA BARONNE.
Ciel ! que vois-je ?
LE MARQUIS.
Je frémis.
LA BARONNE.
C’est lui-même, c’est le Baron, c’est mon mari.
Elle s’évanouit.
LE MARQUIS.
Je voudrais être hors d’ici pour mille pistoles.
Léandre s’avance vers lui en battant le tambour.
Je vous demande pardon. Je ne médirai jamais des Esprits. Ah ! c’est le pauvre défunt Baron ! Au nom de notre ancienne connaissance, ne prenez pas sérieusement ce que j’ai dit. Ayez pitié de ma jeunesse ; je suis un étourdi, un faux brave, un fat.
Léandre lui fait signe de sortir.
Eh oui ! de tout mon cœur, si j’en ai la force.
Il marche et il chancelle à chaque coup que Léandre donne sur son tambour.
LÉANDRE.
Le fat est décampé, sans avoir eu le courage de secourir sa maîtresse. Je suis bien trompé, s’il remet jamais le pied dans ce château. Je n’ai plus affaire qu’au Devin, et je me flatte qu’il ne sera pas plus difficile de le mettre en fuite ; après quoi, je serai le maître du champ de bataille. Mais on vient ; il faut que je me retire malgré moi.
Scène IX
LA BARONNE, évanouie, MADAME CATAU, PLUSIEURS DOMESTIQUES
MADAME CATAU.
Ô ma pauvre maîtresse ! Ce maudit tambour l’a fait évanouir. Au secours, au secours. Attendez que je lui coupe son lacet. Elle respire ; emportez-la sous le vestibule ; l’air la fera bientôt revenir.
On emporte la Baronne.
Je joue là un cruel tour il ma maîtresse ; mais c’est pour son bien, et je l’ai délivrée de l’impertinent qui l’obsédait. Dieu veuille que nous ayons le même succès avec le Devin ! J’aurai mille écus ; j’épouserai l’Intendant, et je serai madame à mon tour.
ACTE V
Le théâtre représente encore l’antichambre de la Baronne.
Plusieurs Domestiques, en habit de livrée, entrent deux à deux. Ensuite marche le Sommelier, portant deux grands flambeaux d’argent ; il est suivi de maître Nicolas, qui porte une table, et de maître Pierre, qui porte un large fauteuil. Le Baron entre le dernier en habit de devin ; il fait signe aux Laquais de se retirer, et ils sortent.
Scène première
LE BARON, LA RAMÉE, MAÎTRE PIERRE, MAÎTRE NICOLAS
LA RAMÉE, faisant une profonde révérence.
Monseigneur le sorcier, nous avons ordre de monsieur l’Intendant de vous obéir en tout ce que vous nous commanderez, comme si vous étiez notre maître.
LE BARON, gravement.
Voilà qui est bien.
MAÎTRE NICOLAS.
Monseigneur, où votre sorcellerie veut-elle que je pose la table ?
LE BARON.
Ici, maître Nicolas.
MAÎTRE NICOLAS, à part.
Maître Nicolas ! Il a deviné mon nom.
MAÎTRE PIERRE.
Très révérend Seigneur, je vous ai apporté le plus large fauteuil qui soit dans le château. C’est celui dans lequel notre Bailli préside, quand il tient ses assises.
LE BARON.
Place-le de ce côté-ci, vis-à-vis de la table.
LA RAMÉE.
Vous plaît-il, monsieur le Devin, d’avoir besoin de quelque autre chose ?
LE BARON, toujours gravement.
Il me faut du papier, une plume et de l’encre.
LA RAMÉE.
Madame a du papier de deuil, qui me paraît tout propre à faire des conjurations ; car il est noir par les bords. Voulez-vous aussi qu’on vous donne une plume de corbeau ?
LE BARON.
C’est justement ce qu’il me faut.
LA RAMÉE.
Maître Pierre, allez chercher l’écritoire, le papier et la plume ; vous trouverez tout cela dans le grand cabinet.
MAÎTRE PIERRE, au jardinier.
Nicolas, viens avec moi, je te prie ; j’ai peur. Tu sais que je t’accompagnai hier au jardin, quand la cuisinière te demanda une poignée de persil.
LA RAMÉE, les arrêtant.
Comment, mes amis ! voulez-vous me laisser ici tout seul avec le Devin ?
MAÎTRE NICOLAS.
Eh bien ! allons tous trois ensemble chercher la plume, l’encre et le papier.
Scène II
LE BARON, seul
Il n’y a rien, à ce que je vois, qui forme de plus étroites liaisons, que la peur. Ces trois idiots sont ligués ensemble contre l’Esprit. Dieu sait quels effets une pareille union peut produire chez moi. Mais voici la triple alliance qui revient. Qui aurait jamais cru que ces coquins trouveraient le moyen de se mettre tous trois en besogne, pour m’apporter une écritoire et du papier ?
Scène III
LE BARON, LA RAMÉE, MAÎTRE PIERRE, MAÎTRE NICOLAS
Maître Nicolas entre gravement portant une feuille de papier ; le Cocher de même, portant une écritoire ; et le Sommelier une plume.
MAÎTRE NICOLAS.
Monsieur, voilà du papier.
MAÎTRE PIERRE.
Monsieur, voilà une écritoire.
LA RAMÉE.
Monsieur, voilà une plume de corbeau. Vous pouvez maintenant écrire à monsieur Lucifer. Au reste, c’est ici l’endroit où l’on entend le plus souvent le tambour ; et il faut que le Revenant ait fait son nid dans ce vieux mur. Si vous pouviez le dénicher !
LE BARON.
C’est à quoi je vais travailler.
MAÎTRE NICOLAS, au cocher.
Pour un sorcier il me paraît bon homme.
LA RAMÉE, à part.
Je m’en vais profiter de l’occasion pour découvrir celui qui m’a volé une pièce de ma vaisselle. Puisque Madame le paie, il me semble qu’on peut lui faire une ou deux questions par-dessus le marché. Monsieur, je voudrais bien vous dire un petit mot à l’oreille.
LE BARON, à part.
Je vois que ces innocents veulent me questionner. Tant mieux. Je ferai peut-être par là quelque découverte.
Haut.
Parle. Éloignez-vous.
LA RAMÉE.
Monsieur, je crois que vous savez aussi bien que moi que j’ai perdu, la semaine dernière, une de mes fourchettes d’argent.
LE BARON.
Oh ! vraiment oui, je le sais.
LA RAMÉE, à part.
Cet homme-là sait tout.
LE BARON.
Sur cette fourchette d’argent, il y avait des armes.
LA RAMÉE, à part.
Cela est étonnant !
LE BARON.
Trois têtes de paon, et l’écusson soutenu de deux licornes.
LA RAMÉE.
Cela est vrai. Je suis dans l’admiration ! Que me conseillez-vous de faire pour la retrouver ?
LE BARON.
Écoute. Il faut...
LA RAMÉE.
Oui, Monsieur.
LE BARON.
Que pendant quinze jours et quinze nuits...
LA RAMÉE.
Je n’y manquerai pas.
LE BARON.
Tu ne boives que de l’eau.
LA RAMÉE.
Que de l’eau, ventre saint-gris !
LE BARON.
Si tu bois une seule goutte de vin, avant les quinze jours expirés, tu ne retrouveras jamais ta fourchette.
LA RAMÉE.
Oh ! j’aime mieux la perdre, et en acheter une autre.
MAÎTRE PIERRE, à maître Nicolas.
Vois-tu comme le Devin lui parle tout bas. Il y a quelque anguille sous roche.
MAÎTRE NICOLAS.
Morgue ! je gage qu’ils parlent de la petite Nicole.
MAÎTRE PIERRE.
À propos de la petite Nicole, il faut que je consulte le Devin sur un de mes chevaux qui est malade ; il me donnera de meilleurs avis que notre maréchal.
MAÎTRE NICOLAS, à la Ramée.
Eh bien ! que dites-vous de cet homme-là ?
LA RAMÉE.
Je suis émerveillé. Il n’y a rien qu’il ne sache.
MAÎTRE PIERRE, au Baron.
Monsieur, peut-on, sans vous offenser, vous faire une petite question ?
LE BARON.
Parle.
MAÎTRE PIERRE.
J’ai un pauvre cheval dans mon écurie qui est ensorcelé.
LE BARON.
Un cheval bay.
MAÎTRE PIERRE, à part.
Comment diable peut-il savoir cela ?
LE BARON.
Qui a été acheté d’un maquignon appelé Maraudin.
MAÎTRE PIERRE.
Il l’a deviné. Le grand homme !
LE BARON.
Et qui prend six ans.
MAÎTRE PIERRE.
Justement. Cet homme-là est un démon. Or, je voudrais savoir présentement si c’est la bonne femme Jaquette, ou la vieille Mathurine qui l’a ensorcelé. Vous savez qu’elles vont au sabbat.
LE BARON.
Ce n’est ni l’une ni l’autre.
MAÎTRE PIERRE.
Ni l’une ni l’autre ! Ah ! c’est donc la bonne femme Macée ; car elle est la plus vieille du village. Je m’en étais, mordié ! bien douté.
MAÎTRE NICOLAS.
As-tu fini, Pierre ?
MAÎTRE PIERRE.
Oui. Il te dira tout ce que tu voudras.
MAÎTRE NICOLAS.
Monsieur le Docteur...
LE BARON.
Encore !
MAÎTRE NICOLAS.
Je vous prie, ne refusez pas de m’écouter un petit moment.
LE BARON.
Dépêche-toi donc.
MAÎTRE NICOLAS.
Vous savez, Monsieur, que le sommelier et moi, je sommes tous deux amoureux, sauf correction, d’une jeune drôlesse qui n’est pas mariée.
LE BARON.
D’une fille.
MAÎTRE NICOLAS, à part.
Comment peut-il savoir cela ?
LE BARON.
Poursuis.
MAÎTRE NICOLAS.
Or, cette jeune fille est accouchée tout d’un coup de deux enfants.
LE BARON.
Jumeaux.
MAÎTRE NICOLAS, à part.
Ça est prodigieux, comme il devine !
LE BARON.
Après ?
MAÎTRE NICOLAS.
Et parce qu’alle avait accoutumé, ne vous déplaise, de venir queuquefois le soir batifoler avec moi dans mon jardin, elle a eu l’effronterie de dire que ces deux enfants...
LE BARON.
Étaient de toi.
MAÎTRE NICOLAS, à part.
Pargué ! v’là un homme bian savant !
LE BARON.
Est-ce tout ?
MAÎTRE NICOLAS, se grattant la tête.
Sauf votre respect, mon bon Monsieur, je serais curieux de savoir si effectivement ces deux petits innocents sont de mon estoc ?
LE BARON, le faisant tourner plusieurs fois autour de sa baguette.
Il faut voir. Viens, tourne. Encore. Vite.
MAÎTRE PIERRE, à la Ramée.
Regardez, regardez, maître Nicolas. Que diantre fait-il là ? Je crois qu’il court le garou.
LE BARON.
Ces deux enfants, dis-tu, sont jumeaux ?
MAÎTRE NICOLAS.
Oui. Suis-je leur père à tous deux ?
LE BARON.
Il n’y en a qu’un qui soit de toi.
MAÎTRE NICOLAS.
Cependant madame Catau veut que je les élève tous deux. Elle prend toujours le parti du sommelier.
LE BARON.
C’est qu’il a la clef de la cave.
MAÎTRE NICOLAS.
Comme il a deviné cela sans rêver ! Ah ! si mon pauvre maître était encore en vie, il lui ferait bien payer la moitié des frais.
LE BARON.
Feu monsieur le Baron était donc un bon maître ?
MAÎTRE NICOLAS.
S’il était bon maître ? Il n’y en aura jamais un si bon. Demandez à mes camarades.
LE BARON.
Dites-moi, mes enfants, aimiez-vous bien monsieur le Baron ?
LA RAMÉE, sanglotant.
Ah ! Monsieur, tout le monde l’aimait.
MAÎTRE PIERRE, pleurant.
Quand la nouvelle de sa mort vint dans le pays, chacun se mit à pleurer, hommes, femmes, petits enfants.
MAÎTRE NICOLAS, pleurant.
C’était le meilleur voisin !
MAÎTRE PIERRE, pleurant.
C’était le meilleur ami !
LA RAMÉE, pleurant.
C’était le meilleur mari !
MAÎTRE NICOLAS.
On l’appelait le soutien des veuves.
MAÎTRE PIERRE.
L’appui des orphelins.
LA RAMÉE.
Le père des pauvres. Ah ! ma pauvre maîtresse ! Elle a bien perdu, aussi-bien que nous.
LE BARON.
Fut-elle affligée de la mort du Baron ?
LA RAMÉE.
Elle en a pensé mourir de douleur, et je suis sûr qu’elle le regrettera toute sa vie. Nous le pleurons tous les jours avec elle.
LE BARON, à part, et attendri.
Voilà la plus belle oraison funèbre que l’on me fera jamais. Ces pauvres gens me fendent le cœur. Je meurs d’impatience de redevenir leur maître, pour les récompenser comme ils méritent.
Scène IV
LE BARON, MONSIEUR PINCÉ, MAÎTRE NICOLAS, MAÎTRE PIERRE, LA RAMÉE
MONSIEUR PINCÉ.
Avez-vous fourni à monsieur le Devin toutes les choses dont il avait besoin ?
LA RAMÉE.
Oui, Monsieur.
MONSIEUR PINCÉ.
Cela étant, retirez-vous.
Scène V
LE BARON, MONSIEUR PINCÉ
LE BARON.
Pouvons-nous parler ici en sûreté ?
MONSIEUR PINCÉ.
Oui, Monsieur, car l’Esprit n’est pas dans sa niche ; il en est sorti par l’issue de derrière, pour aller battre le tambour dans la cave, et dans plusieurs souterrains du château qui y aboutissent : il lui faut au moins un quart d’heure pour faire sa tournée, et il se fera entendre ici à son retour.
LE BARON.
Autant que j’en puis juger, monsieur Pincé, il n’y a rien de répréhensible dans la conduite de ma femme ; cependant il me reste de certains doutes, de petits scrupules très fâcheux pour un homme qui aime aussi délicatement que moi. Je veux profiter de mon déguisement et de l’erreur où elle est pour m’éclaircir à fond ; et il est de son intérêt comme du mien, que je ne me découvre à elle qu’après que je me serai satisfait. Comment se porte-t-elle depuis son évanouissement ?
MONSIEUR PINCÉ.
J’ai lu quelque part dans un bon auteur, qu’il faut qu’une veuve...
LE BARON.
Je vous demande des nouvelles de ma femme, et non point de cet auteur-là. Encore un fois, comment se porte-t-elle ? car j’en suis fort en peine.
MONSIEUR PINCÉ.
Elle est assez bien remise de sa frayeur. Madame Catau l’a fort rassurée, et je lui ai fait concevoir de grandes espérances du pouvoir de votre art.
LE BARON.
En effet, je suis sûr de réussir depuis que vous avez eu l’adresse de tirer le secret de Catau. Je n’aurais jamais cru Léandre capable d’une entreprise si odieuse. Le traître veut tromper ma femme, mais...
MONSIEUR PINCÉ.
Vous n’avez pas lieu de vous plaindre de lui. Souvenez-vous, s’il vous plaît, que vous êtes mort, et qu’ainsi vous n’avez plus de droit sur Madame ; car la mort éteint la possession : c’est une maxime établie par la loi Quod hanc.
LE BARON.
La peste soit de votre érudition ! Qu’est devenu le Marquis ?
MONSIEUR PINCÉ.
Il s’est sauvé à perte d’haleine ; et quand il a été à deux cents pas du château, il a envoyé chercher sa chaise ; il a sauté dedans, et l’a fait partir avec tant de vitesse, qu’on l’a perdue de vue en un moment.
LE BARON.
L’aventure est plaisante ; en un seul jour ma femme aura eu trois prétendants qui se seront succédés l’un à l’autre. Léandre a chassé le Marquis, et je ferai déguerpir Léandre.
MONSIEUR PINCÉ.
C’est comme un clou qui chasse l’autre. Ha, ha, ha, ha ! Pardonnez-moi cette petite saillie de gaieté.
LE BARON, à part.
Fut-il jamais pédant plus impertinent que celui-ci ? mais je l’excuse, parce qu’il est bon homme et qu’il me sert d’affection.
Haut.
Je veux me venger de la trahison de Léandre, en le chassant d’ici d’une manière qui le couvre de honte, et qui lui donne un ridicule pour tout le reste de sa vie. Souvenez-vous, monsieur Pincé, que vous avez bien des choses à faire ; il ne me reste que le temps de vous les récapituler. Ce que je vous recommande principalement, c’est la diligence.
MONSIEUR PINCÉ.
Dans toutes les affaires, il n’y a rien de si essentiel que la diligence.
LE BARON.
Écoutez-moi.
MONSIEUR PINCÉ.
La diligence est l’âme des affaires ; car...
LE BARON.
Écoutez-moi, vous dis-je.
MONSIEUR PINCÉ.
Sénèque a judicieusement observé qu’elle produit quatre bons effets. Le premier...
LE BARON.
Vous ne voulez donc pas m’écouter ? Il va me faire une énumération des bons effets de la diligence, quand il est question de la mettre en pratique.
MONSIEUR PINCÉ.
Mais, Monsieur, si vous vouliez m’entendre...
LE BARON, en colère.
Tu ne te tairas pas ?
MONSIEUR PINCÉ.
Je suis muet.
LE BARON.
Vous aurez soin, premièrement, de mettre dans la chambre qui joint celle-ci, ma perruque, mon chapeau, mon épée, et un de mes habits rouges ; et pendant que je serai occupé à conjurer l’Esprit, vous ne manquerez pas d’aller trouver ma femme, pour la préparer à me revoir : vous lui conterez toute l’histoire, sans en oublier la moindre circonstance, afin que la surprise ne lui cause pas un second évanouissement.
MONSIEUR PINCÉ.
Soit fait ainsi qu’il est requis. Mais il est bon de vous avertir, Monsieur, que, depuis l’apparition de l’Esprit, Madame souhaite ardemment de vous parler encore, avant que vous entrepreniez de le conjurer.
LE BARON.
Je vais l’attendre ici avec impatience. Je puis lui parler désormais, sans crainte d’être interrompu par le Marquis. Je me flatte que vous n’avez fait aucune confidence à Catau sur ce qui me concerne.
MONSIEUR PINCÉ.
Je n’ai eu garde. Madame Catau est femme ; par conséquent une infinité de raisons m’ont empêché de lui révéler notre secret. Je ne vous en dirai présentement que six. La première...
LE BARON.
Paix. Je crois que voici la Baronne. C’est elle-même.
Scène VI
LA BARONNE, LE BARON, MADAME CATAU, MONSIEUR PINCÉ
La Baronne entre appuyée sur Catau.
LE BARON, à part.
Que j’ai de plaisir à la revoir ! que je suis impatient de l’embrasser ! Si je puis me convaincre que ma mémoire lui soit encore précieuse, je pourrai dire qu’en effet je ressuscite aujourd’hui : mais il faut que je suspende les mouvements de ma tendresse, et que je reprenne la gravité du personnage que je joue.
Il se promène, et fait plusieurs cercles en l’air avec sa baguette.
LA BARONNE, à monsieur Pincé.
En vérité, cet homme-là est surprenant ; tous mes domestiques m’ont dit la même chose : ils m’assurent qu’il a connaissance de tout ce qui s’est passé de plus secret dans ma maison.
Au Baron.
Très illustre et savant personnage, puis-je avoir un moment de conversation avec vous ?
LE BARON.
Asseyons-nous.
Monsieur Pincé sort.
Parlez. Attendez que je tâte votre pouls.
LA BARONNE.
Quelle découverte pouvez-vous faire par ce moyen ?
LE BARON.
Votre pouls m’a déjà révélé un secret qui va vous étonner.
LA BARONNE.
Quel est ce secret, je vous prie ?
LE BARON.
Dans un quart d’heure vous aurez un mari.
MADAME CATAU, à part.
Bon. Ce sera Léandre. Je commence à croire qu’il y a du vrai dans ce qu’il prédit.
LA BARONNE.
Ah, ciel ! vous voulez dire apparemment que feu monsieur le Baron m’apparaîtra une seconde fois.
LE BARON.
Rassurez-vous, Madame, vous n’aurez plus d’apparitions. Le mari dont je vous parle sera vivant, et de chair et d’os comme je le suis.
MADAME CATAU, à part.
Il parle de mon homme, à coup sûr.
LA BARONNE.
Vous me faites une prédiction qui ne s’accomplira point ; c’est ce que je vous prédis, moi. J’ai trop aimé mon premier mari, pour en pouvoir prendre un second.
LE BARON.
Et moi, je vous assure qu’il n’est pas possible que vous ayez plus aimé le premier, que vous aimerez le second.
MADAME CATAU, à part.
C’est assurément monsieur Pincé qui lui fait dire tout cela pour Léandre. J’aurai les mille écus.
LA BARONNE.
Ne me tenez plus ce langage, ou je perdrai toute la confiance que j’avais en vous. Si vous aviez connu feu monsieur le baron de l’Arc...
LE BARON.
Je l’ai connu comme je me connais moi-même. Le premier jour qu’il vous déclara sa passion, je le vis près de vous, dans votre appartement à tenture de damas rouge, lorsque madame votre mère, sous prétexte d’aller recevoir une visite, vous laissa tête à tête avec lui.
LA BARONNE, à part.
Il m’étonne !
Haut.
Poursuivez, je vous prie. Rappelez-moi ces heureux moments.
LE BARON.
D’abord vous fîtes rouler la conversation sur l’état de fille ; vous soutîntes qu’il était cent fois plus heureux que celui d’une personne mariée. Le Baron réfuta vivement ce discours, et vous ne vous obstinâtes pas longtemps à défendre votre thèse. Le Baron, charmé de cette docilité, baisa une de vos belles mains avec transport, et il pensa mourir de joie quand vous lui dîtes que, malgré les idées que vous vous étiez faites, vous ne laisseriez pas d’obéir aux volontés de votre mère.
LA BARONNE, à part.
Il n’omet pas une seule circonstance.
LE BARON.
Venons présentement à la première nuit de vos noces.
LA BARONNE.
Non, non ; cela n’est point nécessaire.
LE BARON.
Je vous vis ; vous étiez en robe de chambre de satin des Indes. Il fut impossible de vous faire sortir de votre cabinet : le Baron y vint lui-même ; il se jeta tendrement à vos genoux : vous ne voulûtes ni le regarder ni l’écouter. Voyant que la soumission ne lui réussissait pas, il entreprit de vous enlever : vous vous défendîtes, mais il fut le plus fort. Vous vous laissâtes entraîner : ensuite, vous voyant seule avec lui, sans secours et à sa merci, vous pâlîtes, vous rougîtes, vous pleurâtes, vous sourîtes, et enfin...
LA BARONNE.
En voilà assez, en voilà assez.
MADAME CATAU.
Ma foi, monsieur le sorcier, vous faites de jolies descriptions : je crois que vous avez été un bon compagnon dans votre jeune âge.
LE BARON.
Vous souvient-il, madame Catau, que le Baron vous fit un présent de trente pistoles, parce que vous aviez parlé en sa faveur ?
MADAME CATAU, à part.
La peste soit du babillard.
Haut.
Mais, Monsieur, vous deviez bien ajouter que je refusai de les prendre.
LE BARON.
Oui, par cérémonie : mais, à la seconde sommation, vous les mîtes dans votre bourse.
MADAME CATAU, à part.
Ce diable-là va parler des mille écus que Léandre m’a promis, si je n’y prends garde.
Haut.
Permettez-moi de vous dire qu’un homme qui devine tout ne doit pas être indiscret.
LA BARONNE.
Plus je vous écoute, Monsieur, plus j’admire l’étendue de votre art ; c’est pourquoi je vous prie de faire en sorte que la seconde apparition de mon mari soit moins terrible que la première ; car l’Esprit qui revient céans ressemble si fort à monsieur le Baron, que je ne doute plus que ce ne soit lui qui revient. De grâce, si quelque chose trouble son repos, tâchez de le savoir de lui, et ne manquez pas de me le redire, afin que j’y mette ordre.
LE BARON.
Je ne puis y réussir, à moins que vous ne me déclariez bien sincèrement si, depuis qu’il est mort, vous n’avez point engagé votre cœur à quelque autre. N’avez-vous pas reçu plusieurs amants ? n’avez-vous pas écouté leurs protestations depuis son trépas ? Gardez-vous de m’imposer, je ne pourrais rien faire pour vous.
LA BARONNE.
J’ai reçu bien des visites par bienséance, mais j’ai congédié tous les amants.
LE BARON.
Mais le marquis du Tour est venu très souvent ici ; vous l’avez écouté longtemps : ne vous plaisait-il pas ?
À part.
Je meurs de peur d’en apprendre plus que je ne veux.
LA BARONNE.
Le Marquis m’avait été fort recommandé...
LE BARON, à part.
Ah, morbleu !
LA BARONNE.
Par des personnes d’un haut rang.
LE BARON, à part.
Je tremble.
LA BARONNE.
Il a de la naissance.
LE BARON, à part.
J’enrage.
LA BARONNE.
Et il doit être un jour puissamment riche.
LE BARON, à part.
Je n’y puis plus tenir, et j’ai peur de me découvrir avant qu’il en soit temps.
Haut.
Madame... cela suffit. Vous pouvez présentement vous retirer. Il faut que je sois seul.
LA BARONNE.
Je prie le ciel de seconder votre entreprise.
LE BARON.
Et je le conjure d’exaucer tous vos vœux.
MADAME CATAU, en s’en allant.
Dieu veuille que Léandre se tire des pâtes de cet homme-là ! Je commence à l’appréhender furieusement.
Scène VII
LE BARON, seul, assis dans un fauteuil vis-à-vis la table
Respirons maintenant. Je n’ai jamais eu tant de plaisir en ma vie, que j’en viens d’avoir. Pour rendre mon bonheur parfait, il faut que je me venge de Léandre. Abrégeons la cérémonie.
Fort haut.
Esprit qui tourmente cette maison, je t’ordonne de paraître, et de venir me dire ce que tu demandes.
Il se met dans le fauteuil, et trace des lignes sur le papier.
Scène VIII
LE BARON, LÉANDRE
Le mur s’ouvre, et Léandre paraît vêtu d’un habit semblable à celui du Baron, et battant son tambour.
LE BARON, continuant de tirer des lignes sans le regarder.
Je te prie, monsieur l’Esprit, ne fais point tant de bruit. Je suis occupé.
Léandre s’avance en battant le tambour.
Voilà une fort belle marche. Recommence-la.
Léandre recommence, et s’approche encore.
Parbleu ! tu as bien la démarche d’un Esprit ! On ne peut rien voir de plus majestueux.
Léandre s’avance encore, et demeure comme immobile, les yeux fixés sur le Baron.
Comme l’impudent me regarde ! Il joue son rôle à merveille. Je veux être un maraud, s’il ne l’a répété plus d’une heure chez madame Catau.
Léandre frappe quelques coups par intervalles.
Va, va, mon pauvre Léandre, tire le rideau, la farce est jouée.
LÉANDRE, à part.
Léandre ! Ah ! morbleu, je suis découvert ! La friponne de Catau m’a trahi.
LE BARON.
Écoutez, Léandre. Foi de grand astrologue, les mille écus que vous avez promis à madame Catau ne vous mettront point en possession de la Baronne.
LÉANDRE, à part.
Je n’en puis plus douter ; la coquine lui a tout dit.
LE BARON.
Permettez-moi de vous donner un bon avis. Décampez au plus vite ; sinon je prévois, par mon art, qu’on va casser bras et jambes à monsieur l’Esprit, et le faire expirer sous le bâton.
LÉANDRE.
Écoute, bon homme, je vois que tu as tout su par madame Catau.
LE BARON.
Je ne sais rien par elle ; c’est par le pouvoir de mon art, que j’ai découvert ta fourberie.
LÉANDRE.
Par le pouvoir de ton art ! Ne me fais point de pareils contes. Vois-tu, mon bon homme, tu es un fripon aussi-bien que moi. Accordons-nous ensemble. Si tu y consens, tu gagneras vingt louis d’or.
LE BARON.
Je ne suis point un homme mercenaire, et je méprise ton or.
LÉANDRE.
Je t’en donnerai trente.
LE BARON.
Hors d’ici, et tout au plus vite ; sinon je vais produire à tes yeux la plus terrible apparition !
LÉANDRE.
Va te promener avec tes apparitions. Tu me prends pour un autre. Les charlatans ne m’effraient point.
LE BARON.
Laisse-moi sortir pour un moment, et je m’en vais te prouver le pouvoir de mon art.
LÉANDRE.
Si tu veux faire quelque tour de passe-passe, ne peux-tu pas les faire en ma présence ?
LE BARON, d’un ton encore plus grave.
Le Génie qui m’inspire, et d’où procède ma puissance, veut me parler en secret, et nos mystères ne doivent point éclater aux yeux d’un profane comme toi.
LÉANDRE.
Je suis tout ce que tu voudras. Mais si je perce au travers de ta fourberie, veux-tu me promettre d’être de mes amis ?
LE BARON.
Je reviens tout à l’heure ; attends-moi si tu l’oses.
LÉANDRE.
Je t’attends.
LE BARON.
Tremble.
Scène IX
LÉANDRE, seul
Voilà un vieux coquin qui prend un ton bien tragique. Son jargon et son extérieur pourraient étonner tout autre que moi. Mais je l’ai flairé d’abord. Il ne m’imposera pas. Je n’aurais jamais cru que cette malheureuse, à qui je me suis confié, eût été capable de me trahir si indignement. Je commence à être bien las de mon tambour. Cependant il m’a procuré le plaisir de me délivrer d’un rival très dangereux, et je n’aurai pas le chagrin de le voir possesseur de ma charmante veuve. Mais, toute réflexion faite, ma situation devient violente, si je ne fais pas taire ce faux devin. Je veux le gagner, à quelque prix que ce soit. Dans les occasions essentielles, c’est ménager l’argent que de le prodiguer. J’entends du bruit ; c’est apparemment mon homme qui revient.
Scène X
LE BARON, LÉANDRE
LÉANDRE.
Que vois-je ! juste ciel, en croirai-je mes yeux ? Ils m’abusent... Ils ne me trompent pas ; c’est lui-même ; c’est le baron de l’Arc.
Il laisse tomber son tambour.
LE BARON, dans ses habits ordinaires.
Eh bien ! le devin t’a-t-il trompé ? L’apparition n’est-elle pas terrible ? Ne trembles-tu pas, indigne ami, mauvais parent ? Oses-tu soutenir ma vue, après avoir entrepris de séduire ma femme ? Fuis, malheureux, fuis, ou je te traiterai comme tu le mérites.
LÉANDRE.
Soit que tu sois mort, soit que tu sois vivant, ce ne sont point tes menaces qui m’épouvantent ; mais je meurs de honte, et je voudrais pouvoir me cacher dans les entrailles de la terre.
Il s’enfuit.
Scène XI
LE BARON, seul
Sa confusion me venge assez. Il part désespéré de l’indigne supercherie qu’il a voulu faire. Tous mes ennemis disparaissent, et me voilà maître du champ de bataille. Ce tambour est la marque de ma victoire, et je veux le placer, comme un trophée, sur la cheminée de ma grande salle. Mais j’entends Catau ; il faut que je lui fasse autant de peur qu’elle en a causé à la pauvre Baronne.
Scène XII
MADAME CATAU, LE BARON se cache le visage avec ses deux mains, comme un homme qui rêve profondément
MADAME CATAU.
Oui, c’est Léandre que je vois. Sur ma conscience, il a fait prendre la fuite au Devin. Léandre, Léandre, je vous fais mon compliment sur votre victoire. Allons, mes mille écus. Vous ne me regardez point. Êtes-vous devenu muet ?
Elle le tire par la manche, et il se découvre.
LE BARON.
Que veux-tu ?
MADAME CATAU, voulant s’enfuir.
Ah ! c’est mon maître !
LE BARON, l’arrêtant.
Doucement, madame Catau ; ne courez pas si fort.
MADAME CATAU, se laissant tomber de frayeur.
Les jambes me manquent ; je perds la respiration ; je n’en puis plus.
LE BARON.
Tu croyais tromper ta maîtresse, en lui faisant croire que je revenais ; mais tu ne la trompais pas. Me voici ; me reconnais-tu ?
MADAME CATAU.
Hélas ! oui, mon cher maître, je vous reconnais. Vous revenez sans doute pour me punir de mes mensonges et de ma perfidie.
LE BARON.
Tu l’as dit, malheureuse ! je reviens pour te tordre le cou.
Il la prend par la tête.
MADAME CATAU, faisant un grand cri.
Ah !... suis-je morte ou vivante ? Je n’en sais plus rien.
LE BARON.
Lève-toi, et me suis, ou je t’emporterai.
MADAME CATAU.
En paradis ou en enfer ? Je n’ai pas la force de vous suivre. Je me meurs.
LE BARON, à part.
Ceci pourrait aller trop loin.
Haut.
Où est ta maîtresse ?
MADAME CATAU.
Hélas ! je n’en sais rien. Je ne sais où je suis moi-même. Elle est... je ne puis parler.
LE BARON.
Tu es donc bien malade ?
MADAME CATAU.
Elle est... avec l’Intendant
LE BARON.
Tant mieux. Il l’aura sans doute prévenue, et ma vue ne l’effrayera point.
Scène XIII
LE BARON, LA BARONNE, MONSIEUR PINCÉ, MADAME CATAU
LA BARONNE, accourant.
Où est-il, où est-il ? que j’aille me jeter entre ses bras. Ah ! le voici lui-même. Quel bonheur de vous revoir ! Est-il possible que je vous possède encore ? Est-ce bien vous ? J’ai peine à croire mes yeux. Je suis si charmée, si transportée, que je ne puis exprimer ma joie.
LE BARON.
Oui, je respire encore pour vous estimer, pour vous chérir, et pour vous aimer mille fois plus que moi-même.
MADAME CATAU, se relevant promptement.
Madame, ne l’embrassez pas ; il va vous tordre le cou. C’est un revenant.
LA BARONNE.
Que veut dire cette folle ? Penses-tu m’abuser encore ?
LE BARON.
Non ; elle vous parle de bonne foi présentement. Elle me croit revenu de l’autre monde ; et, pour la châtier de sa fourberie, je me suis un peu diverti à l’effrayer. C’est l’unique vengeance que je veuille tirer d’elle.
MADAME CATAU.
Monsieur Pincé, ne raille-t-il point, quand il dit qu’il n’est pas mort ?
MONSIEUR PINCÉ.
Non, mon ange, il dit vrai par trois raisons, qui sont...
LA BARONNE.
Comment avez-vous pu avoir la cruauté de différer si longtemps mon bonheur ? Vous m’avez dérobé des moments précieux, que je regretterai toute ma vie.
LE BARON.
Je ne vous ai trompé que pour rendre notre félicité plus parfaite. Elle ne pouvait l’être, si j’eusse conservé des soupçons ; et les apparences m’en faisaient naître. Je me suis éclairci par moi-même ; et ce qui semblait vous accuser, n’a servi qu’à prouver votre constance. La mort même n’a pu détruire votre amour.
LA BARONNE.
Et l’absence n’a fait qu’augmenter votre tendresse. Veuille le ciel que je puisse faire votre bonheur jusqu’au dernier instant de ma vie !
LE BARON.
Que tout se ressente ici de la joie dont je suis pénétré. Je veux célébrer ce jour comme un second mariage que nous contractons vous et moi. Que mes domestiques se réjouissent ; qu’on appelle tous mes voisins, et que toutes mes caves soient ouvertes. Monsieur Pincé, vous venez de me servir avec tant d’adresse, de zèle et de succès, que je dois mettre en usage le moyen qui me semble le plus propre à vous témoigner ma reconnaissance. Je sais que vous aimez Catau, mais qu’elle n’a pas assez de bien pour vous. Épousez-là, je lui pardonne, et je m’engage à lui donner les mille écus que mon perfide cousin lui avait promis. Je ne veux pas qu’il y ait aujourd’hui, chez moi, une seule personne qui ait sujet de s’affliger.
MADAME CATAU, se jetant à ses genoux.
Ah ! mon cher maître, vous êtes toujours le même. Je prie le ciel que vous ne mouriez plus.
LA BARONNE.
Non-seulement je lui pardonne aussi, mais je regarde ce que vous faites pour elle comme une nouvelle marque de la tendresse dont vous m’honorez.
MADAME CATAU, à monsieur Pincé.
Mon cœur, vous qui êtes éloquent, remerciez-les pour nous deux.
MONSIEUR PINCÉ, leur faisant une profonde révérence, après avoir toussé et craché.
Monsieur et Madame,
Le présent que vous me faites est de deux espèces : la première, c’est une femme vertueuse ; la seconde, c’est une femme dotée de votre main. Ainsi, ma reconnaissance doit éclater en deux manières : en premier lieu, par mon très humble remercîment ; et en second lieu, par les vœux que je fais pour que vous trouviez cette nuit aussi délicieuse que la première nuit de vos noces.