Le Susceptible (Louis-Benoît PICARD)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois le 27 décembre 1804.
Personnages
DUBUISSON.
URBAIN, médecin
BOURVAL, négociant
JULES BOURVAL, son fils
FIERVILLE
MADAME FIERVILLE
ADÈLE, fille de Dubuisson
COMTOIS, domestique d’Urbain
La scène est à Paris, chez Urbain.
Le théâtre représente le cabinet de monsieur Urbain.
PRÉFACE
Je crois que le caractère est vrai, bien développé, bien entouré. Un homme brusque, franc, et presque grossier ; un autre, ne doutant de rien, toujours sûr de réussir, toujours content de lui-même et des autres ; sa femme assez intrigante, sans gêne, et gênant tout le monde ; un valet louche : voilà, je crois, de quoi bien faire ressortir toutes les nuances de la susceptibilité. Si vous montrez ensuite le susceptible se tourmentant lui-même, et tourmentant son ami, sa fille et son gendre futur, il me semble que vous aurez indiqué tous les dangers d’un pareil caractère. C’est ce que j’ait fait, et cependant la pièce n’eut qu’un très médiocre succès. C’est que ce caractère, en même temps qu’il est vrai, est plus souvent triste que comique. On peut rire dans la société de quelques traits de susceptibilité. Rassemblez-les sur un même homme, mettez cet homme au théâtre, et on sera plutôt tenté de le plaindre que d’en rire. Le susceptible, comme le musard, peut être un homme de mérite, un honnête homme, un bon homme. Je vais plus loin. Souvent il n’est susceptible que par suite d’une excessive sensibilité. On s’amuse de la faiblesse du musard, on s’afflige de celle du susceptible. Il est malheureux et il rend malheureux tous ceux qui lui sont attachés. C’est ce que je sentis en composant la pièce. Cependant comme il y a, je crois, de la vérité et quelques jolies scènes, peut-être mon Susceptible réussira-t-il plus à la lecture qu’à la représentation.
On m’a souvent reproché, comme je l’ai déjà dit, de ne mettre en scène que des bourgeois. Ici surtout le professeur du lycée d’Amiens et son ami le médecin indignèrent vivement je ne sais quel journaliste. Pourquoi fait-on ce reproche à Dancourt comme à moi, et ne le fait-on jamais à Molière dont presque tous les personnages ont des mœurs très bourgeoises ? C’est, je crois, parce que Molière n’indique que fort rarement la qualité, la profession de ses principaux personnages, tandis que dans les pièces de Dancourt et dans les miennes on voit toujours des financiers, des hommes de robe ou des marchands. Par-là nous rapetissons nos tableaux ; Molière agrandit les siens. Arnolphe, Orgon, Chrysale et tant d’autres sont représentés comme des chefs de famille, comme des maîtres de maison. Quelle profession ont-ils exercée ? en ont-ils jamais exercé une ? On n’en sait rien, et leurs mœurs et leurs ridicules peuvent s’appliquer à toutes les classes de la société. Il faut dire pourtant qu’aujourd’hui nous voyons bien moins que du temps de Molière de ces bourgeois aisés, sans état, et vivant de leur bien. Tout le monde s’occupe, ou veut avoir l’air de s’occuper. On court à la fortune, chacun veut être plus riche que ne le fut son père, et puis on veut être quelque chose. Il y avait bien de l’ambition dans toutes les têtes du temps de Molière ; mais elle était bornée pour chacun par son rang dans la société. Le grand seigneur tendait à devenir ministre ou maréchal de France. Le bourgeois visait à devenir marguillier de sa paroisse, syndic de sa communauté, échevin ou quartinier.
La scène qui fait le dénouement du Susceptible me paraît une bonne scène. C’est, je crois, une heureuse idée de présenter un homme susceptible et un homme bourru, finissant par s’entendre, grâce à leurs enfants. La fille du susceptible veille à ce que son père ne s’offense pas des discours du bourru, et le fils de celui-ci veille à ce que son père ne choque pas trop vivement le père de sa maîtresse.
On m’a reproché le caractère et les scènes de Bourval, comme rappelant le caractère et les scènes de Lisimon avec le comte de Tufière dans le Glorieux. La critique est juste ; mais avouons que, dans une comédie intitulée le Susceptible, l’idée de donner pour opposition au principal caractère un homme brusque et franc jusqu’à l’impolitesse était naturelle et nécessaire. Ceci me conduit à parler des rôles d’opposition. J’ai lu quelque part que Molière, poussé par le génie comique, n’avait pas pensé à présenter des oppositions à son caractère principal, que ces oppositions lui étaient venues pour ainsi dire de force. Soit : mais ce que notre grand auteur, objet de désespoir et d’admiration pour tous ceux qui feront des comédies, a dû à la seule inspiration de son génie, les autres peuvent chercher à l’acquérir par le travail et la réflexion. Je l’ai déjà dit, et tout notre théâtre le prouve : pour bien développer un caractère, il faut le mettre en opposition perpétuelle avec tout ce qui l’entoure, avec sa situation, avec les événements, avec ses passions ; et parmi ses oppositions, celle qui résulte du contraste des caractères me paraît une des meilleures. Si le caractère principal est bien choisi, il est à présumer que le caractère d’opposition viendra naturellement se présenter. Si cependant il ne se présente pas, il n’est pas défendu de le chercher. Il faut que ce caractère ne soit ni forcé, ni invraisemblable, ni mal amené. Dans le Glorieux, le rôle de Lisimon vient à merveille : il est tout naturel qu’un homme de qualité, pauvre et glorieux, recherche l’alliance d’un financier, et que ce financier recherche l’alliance de l’homme de qualité. Celui de Philinte ne me paraît ni aussi bien amené, ni aussi bien fait. Je trouve de l’exagération dans sa modestie et dans sa timidité, et c’est un hasard singulier que le Glorieux se trouve avoir précisément pour rival un homme d’un caractère diamétralement opposé au sien. Quand le caractère d’opposition ne vient pas naturellement et par la seule force de l’intrigue faire contraste avec le principal caractère, comme le fils dans l’Avare, comme Clitandre et Henriette dans les Femmes Savantes, je crois qu’il faut l’appliquer à un père, à un oncle, à un personnage exerçant une autorité ou un droit d’amitié sur un ou plusieurs des personnages principaux. Tels sont les frères de Molière dans beaucoup de ses comédies, et Baliveau dans la Métromanie. Souvent alors le caractère d’opposition se confond avec celui de l’homme raisonnable, qu’en style de théâtre on appelle le raisonneur ; mais souvent aussi ces deux caractères se divisent en plusieurs personnages. Je crois que lorsque le caractère principal est odieux, il est bon de donner au même personnage le caractère d’opposition et celui de l’homme raisonnable, comme a fait Molière dans le rôle de Cléante du Tartufe. On peut les diviser, quand le caractère principal n’exclut ni l’honneur ni la bonté. Dans les Femmes Savantes Clitandre et Henriette sont des caractères d’opposition. Ariste est l’homme raisonnable.
Ces règles, si toutefois ce que je viens d’écrire mérite d’être nommé ainsi, n’étaient point connues des premiers maîtres de l’art ; ils ne se les ont point prescrites ; mais leur génie les leur a fait deviner. C’est d’après leurs ouvrages que leurs successeurs ont réduit l’art en principes et en ont donné les préceptes. C’est à nous à profiter des inventions des premiers artistes, et des préceptes donnés par leurs successeurs. Le premier peintre n’avait pas appris à dessiner.
Scène première
DUBUISSON, URBAIN
DUBUISSON.
Non, je n’irai pas.
URBAIN.
Eh quoi ! chez Dorbel, notre ami commun, notre ancien camarade de classe ! Il sera enchanté de te voir.
DUBUISSON.
Oui, enchanté ! Ne sait-il pas que je suis à Paris ?
URBAIN.
Je lui ai dit que je t’attendais.
DUBUISSON.
Et il ne m’a pas invité ! Je n’irai pas. S’il était curieux que j’allasse dîner avec toi chez lui, j’aurais trouvé son billet hier en descendant de voiture. D’ailleurs il sait qu’il peut m’être utile. Il est en faveur, fort bien auprès du ministre. Si je me permets d’aller sans façon lui demander à dîner avec toi qui es formellement invité, que sait-on ? il trouvera peut-être ma démarche familière ; je le choquerai peut-être. Les honneurs changent les mœurs : c’est un vieux proverbe plein de vérité. Non, je n’irai pas. Demain je me présenterai pour rendre ma visite à l’ami du ministre. Si je retrouve mon ancien camarade, à la bonne heure : si je ne trouve qu’un protecteur, je m’en consolerai ; mais je ne le reverrai plus.
URBAIN.
Eh ! mon ami, Dorbel est, grâce au ciel, comme il l’était au collège, officieux, obligeant, bon ami. Il a fait son chemin dans les emplois, comme tu as fait le tien dans les lettres, comme je suis en train de faire le mien dans la médecine ; il te servira de tout son cœur, et se gardera bien de te protéger.
DUBUISSON.
C’est ce que nous verrons.
URBAIN.
Mais, ma foi, si je me réjouis qu’il n’ait rien perdu de son caractère, permets-moi de m’affliger que tu aies aussi bien conservé le tien.
DUBUISSON.
Comment, le mien ! il offre donc de grandes imperfections ! Suis-je un méchant, un lâche, un ingrat ?
URBAIN.
Eh bien ! ne voilà-t-il pas déjà que tu t’alarmes. Eh ! non, tu es le meilleur homme de la terre ; mais ombrageux, susceptible.
DUBUISSON.
Susceptible ! Ah ! je suis susceptible, moi ! Ils n’ont tous que ce mot-là à me dire.
URBAIN.
Eh ! mais, écoute donc il y a six ans que nous ne nous sommes vus ; mais dans le temps de ta pauvre femme, qui était vraiment une personne de mérite, ne l’ai-je pas vu jaloux, même de moi ?
DUBUISSON.
Jaloux ! non délicat, désirant éviter sur son compte jusqu’au plus léger propos des malins, je l’ai toujours estimée, et je la regrette sincèrement.
URBAIN.
Je le crois ; car tes excellentes qualités t’empêchent de porter trop loin l’injustice de tes soupçons ; mais le défaut n’en existe pas moins, et te voilà déjà fâché contre Dorbel avant de l’avoir vu.
DUBUISSON.
Ah ! fort bien je serais assez déraisonnable pour me fâcher contre quelqu’un, parce qu’il ne m’invite pas à dîner. Dorbel a peut-être beaucoup de monde ; une personne de plus le gênerait : il est tout naturel que ce soit moi qu’il excepte ; un ami, et d’ailleurs un homme de province peu important ! Laissons cela. Je te l’ai dit hier. Mon voyage à Paris a deux objets : d’abord j’ai quelques droits, je pense, à cette place de professeur vacante dans un des lycées de Paris : je me consolerai si je ne l’obtiens pas, quelle que soit la personne que je me voie préférer. À mon âge, on est assez accoutumé aux injustices pour ne pas s’en désespérer, et je trouverais toute simple celle qu’on ferait à un petit professeur d’Amiens, comme moi, sans cabale, sans intrigue, et qui n’a pour lui que quelques études.
URBAIN.
Eh ! mon Dieu ! tu obtiendras la place ; et si tu voulais seulement venir dîner avec moi chez Dorbel...
DUBUISSON, se hâtant d’interrompre.
Le second objet de mon voyage est de marier ma fille, mon Adèle. Ce jeune Bourval, à qui je la destine, fils d’un marchand de Paris, est un de mes élèves. Il est venu passer quelques mois à Amiens ; il est plein d’égards, de politesse ; il aime ma fille, ma fille l’aime. Le père est plus riche que moi, cela me contrarie ; mais, dussé-je me gêner, je prétends bien ne pas rester en arrière avec lui pour la dot de ma fille unique. Je ne connais pas ce père ; je ne l’ai pas vu même pendant que je travaillais à l’éducation de son fils. Je lui ai écrit sous prétexte d’affaires de commerce dans lesquelles je me disais intéressé. Il m’a répondu en style de négociant ; mais depuis son retour le fils lui a parlé, et s’est hâté de me mander que son père approuvait son choix. Il ne reste donc plus qu’une petite formalité à remplir ; c’est qu’on me fasse en règle la demande de ma fille ; et j’aurais là-dessus un conseil à te demander. Depuis ce matin ma fille me tourmente... Ah ! la voici.
Scène II
ADÈLE, URBAIN, DUBUISSON
DUBUISSON.
Eh bien ! viens-tu encore me presser, me supplier ? Tiens, précisément j’allais en parler à Urbain. Veux-tu que nous le prenions pour juge ?
ADÈLE.
Soit ; j’en passerai volontiers par la décision de monsieur.
URBAIN.
De quoi s’agit-il donc ?
DUBUISSON.
Ces messieurs Bourval, père et fils, ignorent notre arrivée, et ma fille veut que je m’empresse de leur écrire que nous sommes d’hier au soir à Paris.
URBAIN.
Eh bien ! quel obstacle trouves-tu ?
DUBUISSON.
Mais, après l’amour du jeune homme pour ma fille, est-ce à moi de prévenir ce marchand ?
URBAIN.
Mais à qui donc ? Aimes-tu mieux que ce soit ta fille qui écrive ?
DUBUISSON.
Il ne s’agit pas de plaisanter. Est-il convenable que la demande n’ayant pas encore été faite par le père...
URBAIN.
Ce mariage n’est-il pas en effet le but de ton voyage ?
DUBUISSON.
Certes, malgré tout l’avantage que cette alliance peut m’offrir, je ne serais jamais venu à Paris, si je n’avais trouvé un prétexte dans cette place que je sollicite.
ADÈLE.
N’avez-vous pas déjà été en correspondance avec monsieur Bourval pour des affaires de commerce ?...
DUBUISSON.
Qui, elles-mêmes, n’étaient encore qu’un prétexte.
URBAIN.
Eh bien ! puisque tu aimes tant les prétextes, continue de t’en servir pour annoncer ton arrivée au jeune Bourval.
DUBUISSON.
Au jeune homme ? Ah ! par exemple...
ADÈLE.
Ce n’est pas à lui que je vous prie d’écrire, mon père.
URBAIN.
Et où diable vas-tu mettre de la réserve, des égards, de l’étiquette dans une affaire que toi-même tu regardes comme conclue. Allons, mets-toi là ; écris bien vite au père Bourval que tu es chez moi depuis hier avec ta fille.
DUBUISSON.
Avec ma fille ! En effet, il serait charmant de parler de ma fille dans cette lettre !
URBAIN.
Écris, te dis-je, ou j’écris pour toi, à ma tête.
DUBUISSON.
Toi ! non parbleu. J’aime mieux me résigner. Allons, j’écris.
Il s’assied et écrit.
URBAIN.
C’est cela, et d’après le portrait que vous m’en avez fait, le jeune Bourval sera bientôt ici.
ADÈLE.
Mais je le crois.
DUBUISSON, s’interrompant.
Je vous préviens au moins que c’est un billet de pure politesse.
URBAIN.
Tout ce que tu voudras, pourvu que tu écrives.
À Adèle.
Enfin nous l’avons décidé.
ADÈLE.
Oui, mais je tremble surtout à cause de ce monsieur Bourval auquel il écrit.
URBAIN.
Pourquoi donc cela ?
ADÈLE.
Je ne le connais pas ; mais s’il faut en croire son fils, c’est un fort honnête homme, un excellent cœur, mais sans façon, sans politesse même ; très prévenant, très affectueux, embrassant tout le monde à la première vue, mais très vif, très emporté, et n’épargnant pas les vérités aux gens dès que l’occasion se présente.
URBAIN.
Diable ! avec un homme comme votre père...
ADÈLE.
Jugez si j’ai sujet de craindre...
URBAIN.
Chut. Nous nous réunirons, nous nous entendrons pour faire en sorte qu’ils soient bons amis.
DUBUISSON, se levant.
Qu’est-ce que vous dites donc là tous les deux tout bas ?
URBAIN.
Nous parlions tout bas de peur de te déranger.
DUBUISSON.
Est-ce de moi que vous parliez ?
URBAIN.
Eh ! mon Dieu ! nous ne pensions pas à toi.
DUBUISSON.
En effet, je ne vaux pas la peine qu’on s’occupe de moi.
URBAIN.
As-tu fini ta lettre ?
DUBUISSON.
Oui ; je crois que c’est cela à peu près.
Lisant.
« Monsieur, une affaire relative à mon état m’amène à Paris. Vos lettres m’ont donné le désir de faire votre connaissance. Indiquez-moi, je vous prie, le jour où je pourrai me présenter chez vous. J’attends votre réponse. J’ai l’honneur d’être, etc. »
URBAIN.
C’est bien froid.
DUBUISSON.
Puis-je écrire autrement ?
ADÈLE, faisant des signes à Urbain.
Non ; c’est bien, c’est très bien.
URBAIN.
Allons, à la bonne heure ; mets l’adresse, et je vais sur-le-champ...
Il appelle.
Comtois !
DUBUISSON.
Eh non ! Tu peux avoir besoin de ton domestique ; je vais envoyer un commissionnaire.
URBAIN.
Allons donc ; à quoi servirait souvent un domestique, si l’on ne s’en servait pour ses amis ?
Il appelle.
Comtois !
Scène III
ADÈLE, DUBUISSON, COMTOIS, URBAIN
COMTOIS.
Il est louche.
Monsieur ?
URBAIN.
Vite, porte cette lettre à son adresse.
COMTOIS.
À son adresse ?
DUBUISSON.
Et n’oubliez pas de demander une réponse, mon ami.
COMTOIS.
Ah ! il y a une réponse ?
DUBUISSON.
Oui, une réponse : m’entendez-vous ?
COMTOIS.
Oui, monsieur.
DUBUISSON.
Eh bien ! qu’est-ce qu’il a donc, ce garçon-là ?
COMTOIS.
Oh ! mon Dieu ! rien du tout. J’y vais. C’est qu’il y a là, dans l’antichambre, une dame avec son mari, qui voudrait parler à monsieur.
URBAIN.
Qui donc ?
COMTOIS.
Une madame Fierville de Rouen.
URBAIN.
Madame Fierville !
COMTOIS.
Elle m’a dit qu’elle était la parente de monsieur.
URBAIN.
À ce qu’ils prétendent. Faites entrer.
Comtois sort.
Scène IV
ADÈLE, DUBUISSON, URBAIN
URBAIN.
Une franche provinciale, que j’ai eu le bonheur de sauver d’une assez forte maladie, et qui depuis s’est établie mon amie, m’accable de pots de confitures de Rouen, et, en échange, me charge de vingt commissions, et bavarde, bavarde ! sans gêne, et gênant tout le monde ; et son mari, homme à prétentions, soi-disant homme de lettres, s’imaginant que tout le monde est extasié devant ses ouvrages ! Que diable me veulent-ils ?
Scène V
ADÈLE, DUBUISSON, URBAIN, FIERVILLE, MADAME FIERVILLE
MADAME FIERVILLE.
Où est-il le cher docteur ? Le voilà ; que je l’embrasse. Vous êtes étonné, enchanté de me voir à Paris. Il m’aime tant ce cher docteur !
FIERVILLE.
Vous avez notre première visite, docteur. Nous descendons de voiture ; nous n’avons pas encore d’auberge : j’ai laissé mes malles à la messagerie. Nous étions si impatients d’embrasser notre cher Esculape.
URBAIN.
Je suis bien flatté...
MADAME FIERVILLE.
Nous aurons besoin de vous ; vous nous appuierez, vous nous soutiendrez. Il est si répandu ! si aimé ! Personne ne meurt entre ses mains.
DUBUISSON, à Urbain.
Nous te laissons, mon cher Urbain ; te voilà en affaires. J’ai moi-même à sortir dans la matinée.
MADAME FIERVILLE.
Monsieur est un de vos amis, à ce qu’il me paraît ; il sera le nôtre, il peut y compter.
FIERVILLE.
Oui sans doute.
MADAME FIERVILLE
Une très jolie personne.
FIERVILLE.
Charmante.
URBAIN, à Fierville et à sa femme.
Pardon, je suis à vous dans l’instant.
À Dubuisson.
Ah çà, je t’emmène chez Dorbel.
DUBUISSON.
Non parbleu !
URBAIN.
Allons, allons ; d’ici à l’heure du dîner j’aurai le temps de te décider. Il serait affreux que tu eusses l’air de lui en vouloir.
DUBUISSON.
Mais je ne lui en veux pas. Ne va pas t’aviser de lui dire que je lui en veux ! Je dînerai ici tranquillement avec ma fille, à moins que cela ne te gêne, et si tu veux bien le permettre.
URBAIN.
Comment ! si je veux bien le permettre ! Mais regarde-toi comme chez toi, je t’en prie.
MADAME FIERVILLE.
Comme il est tout feu pour ses amis !
URBAIN.
Toute ma maison est à ton service : j’en userais de même si j’allais chez toi. Un ami de trente ans !
MADAME FIERVILLE.
Il n’y a pas si long-temps que nous le connaissons.
FIERVILLE.
Mais nous l’aimons autant que monsieur, j’en réponds.
URBAIN.
Je t’en prie, ne te gêne pas. Si l’appartement que je t’ai donné ne te convient pas, j’en ai d’autres.
MADAME FIERVILLE.
C’est charmant d’être si bien logé !
FIERVILLE.
Et dans Paris encore !
DUBUISSON.
Je suis content de celui que tu m’as offert, mon cher Urbain. Non, je ne suis pas susceptible, ombrageux ; mais je me fais gloire d’être sensible à l’amitié : la tienne me touche jusqu’aux larmes, et tu sais bien que l’homme qui te parle n’est pas un ingrat.
Il sort.
URBAIN.
Brave homme !
À part.
Quel dommage !...
ADÈLE, à Urbain.
Pardonnez-lui son travers ; il l’efface par tant d’autres qualités.
Elle sort ; Urbain la reconduit jusqu’à la porte de son appartement.
Scène VI
URBAIN, MADAME FIERVILLE, FIERVILLE
MADAME FIERVILLE.
C’est touchant, une amitié comme celle-là !
FIERVILLE.
Oui, c’est dramatique, élégiaque, véritablement.
MADAME FIERVILLE, à son mari.
Tu vois bien, mon ami, que nous avons eu une très bonne idée, et que nous ne commettrons pas d’indiscrétion.
URBAIN.
Bien sensible, mon cher parent, à votre empressement ; mais vous savez qu’un médecin n’est pas maître de son temps voilà justement l’heure de mes visites.
MADAME FIERVILLE.
Eh, mon Dieu ! nous ne le savons que trop. Faites vos visites ; que nous ne vous gênions pas.
URBAIN.
Nous nous reverrons ; vous reviendrez : vous me ferez dire où vous logez, et j’aurai l’honneur moi-même...
MADAME FIERVILLE.
C’est que... Ma foi, docteur, vous savez que je suis franche, et l’amitié qui existe entre nous m’autorise à m’expliquer.
FIERVILLE.
Ce n’est pas notre faute, si, dans votre voyage Rouen, vous n’avez pas logé chez nous.
MADAME FIERVILLE.
On est si mal et si chèrement dans ces hôtels garnis de Paris !
FIERVILLE.
Et comme nous sommes parents...
MADAME FIERVILLE.
Et que nous venons de vous entendre dire que vous aviez d’autres appartements que celui que vous avez donné à ce monsieur...
URBAIN.
Eh bien ?
FIERVILLE.
Eh bien ! nous venons sans façon vous prier de vouloir bien nous loger.
MADAME FIERVILLE.
Pour les cinq ou six jours que nous devons passer à Paris.
URBAIN.
C’est beaucoup d’honneur que vous me faites, assurément ; mais...
FIERVILLE.
Fi donc de l’honneur ! Nous vous faisons plaisir, n’est-ce pas ? et cela vaut beaucoup mieux.
URBAIN.
Si vous m’aviez prévenu d’avance...
MADAME FIERVILLE.
Je le voulais, moi.
FIERVILLE.
C’est moi qui en ai empêché ma femme ; j’ai voulu vous ménager une surprise agréable.
URBAIN.
Je ne sais si l’appartement que je pourrais vous donner vous conviendra.
MADAME FIERVILLE.
Eh ! mon Dieu ! une chambre, un petit cabinet, c’est tout ce qu’il nous faut.
FIERVILLE.
Nous ne voulons pas seulement le voir.
MADAME FIERVILLE.
Nous nous en rapportons absolument à vous.
FIERVILLE.
Faites vos affaires ; allez voir vos malades : nous, nous allons chercher nos effets.
URBAIN.
Permettez-moi de vous faire observer...
MADAME FIERVILLE.
Point de façons, surtout entre parents, entre amis : vous dînez en ville ; eh bien ! nous dînerons tranquillement avec ce monsieur, votre ami de trente ans, et sa fille.
FIERVILLE.
Il paraît fort aimable cet homme-là.
URBAIN.
Oui, il pousse la crainte d’être indiscret jusqu’au scrupule.
FIERVILLE.
Il a raison : voilà comme il faut être.
MADAME FIERVILLE.
Et au premier moment que nous aurons de libre, nous vous raconterons ce qui nous amène à Paris.
FIERVILLE.
Il est temps que je fasse quelque chose, je m’ennuie de manger mon bien et mon talent en pure perte.
MADAME FIERVILLE.
Il vient tout exprès pour obtenir une place.
FIERVILLE.
Une place tout-à-fait dans mes goûts, une véritable place d’homme de lettres.
MADAME FIERVILLE.
Vous pourrez nous être très utile. On dit qu’à Paris c’est la femme surtout qui doit solliciter pour le mari. Vous me direz à quelles portes il faut frapper, quelles gens il faut voir ; vous me présenterez, vous me conduirez. Mais, adieu, adieu ; vous êtes pressé, et nous aussi. Nous ne tarderons pas à revenir.
FIERVILLE.
Restez donc, mon cher cousin ; n’allez-vous pas nous reconduire ? Restez donc, je vous en prie ; nous sommes de la maison.
Il sort avec sa femme.
Scène VII
URBAIN, seul
Eh bien ! c’est fort agréable : mais a-t-on jamais vu des gens s’établir chez les autres avec cette aisance, cette tyrannie, et ne pas me laisser seulement un mot à placer pour accepter ou pour refuser !
Scène VIII
DUBUISSON, URBAIN
URBAIN.
Ah ! te voilà : tu sors ?
DUBUISSON.
Oui : j’ai des lettres de recommandation pour plusieurs personnes, une surtout pour une madame de Florange, la parente du ministre. Combien cela me coûte d’aller chez des gens que je ne connais pas ! mais enfin, puisqu’il le faut...
URBAIN.
Oui, plains-toi, je te le conseille. Qu’est-ce que cela auprès de ce qui m’arrive ?
DUBUISSON.
Qu’est-ce donc ? Tu parais tout soucieux.
URBAIN.
Non mais c’est fort aimable. Ainsi donc, on ne sera plus maître chez soi.
DUBUISSON.
Plaît-il ?
URBAIN.
S’il fallait loger tous ceux qu’on connaît...
DUBUISSON.
Ah ! ah !
URBAIN.
En province, vous avez des maisons entières ; vous logez toute votre famille à Paris, il n’en est pas de même.
DUBUISSON.
Serait-ce pour moi que tu parlerais ainsi ?
URBAIN.
Comment ! pour toi !
DUBUISSON.
Pour qui donc ?
URBAIN.
Eh vraiment ! pour ce monsieur Fierville et sa femme.
DUBUISSON.
À quel propos ?
URBAIN.
Ne les voilà-t-il pas qui s’installent chez moi sans m’en prévenir, sans me demander mon consentement !
DUBUISSON.
Vraiment ?
URBAIN.
Parce qu’ils sont mes parents, et qu’ils se disent mes amis...
DUBUISSON.
Je conçois que cela doit te donner de l’humeur : mais il me semble que ce n’est pas devant moi que tu devrais la faire paraître.
URBAIN.
Pourquoi donc cela ?
DUBUISSON.
Il fallait me dire plus tôt qu’il ne te convenait pas de loger des étrangers.
URBAIN.
Je ne t’entends pas.
DUBUISSON.
Au fait ; c’est toi qui m’as offert un appartement chez toi.
URBAIN.
Oui ; mais je ne l’ai pas offert à cette madame Fierville.
DUBUISSON.
Écoute donc, mon ami, je suis arrivé d’hier ; mais, si tu le veux, je ne t’aurai pas gêné plus d’un jour.
URBAIN.
Comment donc ?
DUBUISSON.
Nous n’en serons pas moins bons amis ; mais que ne me disais-tu ?...
URBAIN.
Et que t’aurais-je dit ?
DUBUISSON.
Notre déménagement sera bientôt fait.
URBAIN.
Comment, ton déménagement !
DUBUISSON.
Qu’on loge un ami chez soi, c’est tout simple ; mais deux à la fois ! l’un avec sa fille, l’autre avec sa femme ! c’est trop ; et comme il est tout simple aussi que les parents aient la préférence, je cède la place à monsieur et madame Fierville, et je m’en vas.
URBAIN.
Te moques-tu de moi ? perds-tu la tête ? Il ne sera donc plus permis à tes amis d’avoir un peu d’humeur contre quelqu’un sans que tu prennes la chose pour toi ! T’ai-je parlé de toi ? t’ai-je dit un mot qui pût te faire croire que tu me gênais ? encore tout à l’heure ne te donnais-je pas le choix dans mes appartements ?
DUBUISSON.
Eh, mon Dieu ! comme tu t’emportes ! comme tu te fâches pour un mot ! On ne peut donc plus te parler.
URBAIN.
C’est bien à toi qu’il convient de me faire ce reproche ! mais tu resteras, ou, pour le coup, je me fâche avec toi, et tout de bon.
DUBUISSON.
Allons, allons, apaise-toi, je resterai.
URBAIN.
Quant à ce monsieur Fierville, il faudra bien qu’il reste aussi, puisque j’ai le malheur d’être logé assez commodément pour le recevoir. Et puis, ne les voilà-t-il pas qui me parlent de sollicitations, de démarches ! Il faudra bien que je m’emploie en effet pour lui, quand ce ne serait que pour m’en débarrasser. Mais tout mon temps, tous mes soins sont d’abord pour toi. Va voir les personnes auxquelles tu es recommandé : moi je vais faire mes visites. Tiens, voilà Comtois qui te rapporte la réponse de monsieur Bourval. Aller s’imaginer que c’est pour lui que je parle ! parbleu ! c’est bien mal me connaître.
Il sort.
DUBUISSON.
Oh ! il a beau dire, il y avait d’abord quelque chose pour moi.
Scène IX
COMTOIS, DUBUISSON
DUBUISSON.
Eh bien ! mon ami, avez-vous trouvé monsieur Bourval ?
COMTOIS.
Oui, monsieur, et voilà sa réponse.
DUBUISSON.
Ah ! bon ! donnez... Ce garçon-là a une singulière figure. Eh ! mais, ce n’est pas l’écriture de monsieur Bourval.
COMTOIS.
Non, monsieur, c’est un de ses commis qu’il a prié d’écrire à sa place.
DUBUISSON.
Ah ! un de ses commis... N’importe, lisons.
Scène X
COMTOIS, DUBUISSON, ADÈLE
ADÈLE.
Vous n’êtes pas encore sorti, mon père ?
DUBUISSON.
Non vraiment, et il faut que je reste. Voilà une réponse de monsieur Bourval.
ADÈLE.
De monsieur Bourval !
DUBUISSON.
Oui, qui me fait instruire par un de ses commis qu’il va venir me voir ce matin même.
ADÈLE.
Eh bien ! mon père, vous devez être flatté de cet empressement.
DUBUISSON.
Ah ! oui, très flatté...
À Comtois.
Avez-vous encore quelque chose à nous dire ?
COMTOIS.
Ah ! mon Dieu, monsieur, rien, si ce n’est qu’il y avait dans le cabinet de monsieur Bourval un jeune homme en robe de chambre qui travaillait.
ADÈLE.
Son fils, peut-être ?
COMTOIS.
Son fils précisément. Car aussitôt que monsieur Bourval a dit, après avoir lu votre billet, qu’il allait venir vous voir ; voilà le jeune homme qui s’écrie : Mademoiselle Dubuisson à Paris ! chez monsieur Urbain ! oh ! j’y serai avant vous, mon père. Et c’est lui qui a dit au père, qui ne voulait me donner de réponse que verbalement, qu’il était plus honnête qu’il vous écrivît.
DUBUISSON.
Ah ! il ne voulait pas même me faire écrire !
ADÈLE.
Eh ! mais, qu’avez-vous donc, mon père ?
DUBUISSON.
Moi, rien... Mais dis-moi donc pourquoi ce domestique m’en veut ?
ADÈLE.
Comment, il vous en veut ! Et sur quoi jugez-vous...
DUBUISSON.
Je ne sais ; mais depuis ce matin il a l’air de me regarder de travers.
ADÈLE.
Eh ! mon père, ne voyez-vous pas qu’il a le malheur d’être louche.
DUBUISSON, lui donnant de l’argent.
Louche ! tenez, mon ami, acceptez cela pour boire à ma santé.
COMTOIS.
Oh ! mon Dieu ! monsieur, cela n’en vaut pas la peine.
DUBUISSON.
Comment ! cela n’en vaut pas la peine. Eh ! quoi donc, s’il vous plaît ?
COMTOIS.
Ne vous fâchez pas, monsieur, je prends pour ne pas vous désobliger.
Il sort.
Scène XI
DUBUISSON, ADÈLE
DUBUISSON.
Tu as bien fait de m’avertir ; pauvre garçon ! j’allais le chagriner.
ADÈLE.
Vos humeurs contre les gens ont-elles souvent plus de fondement ? Et ce monsieur que vous boudiez dans la diligence, parce qu’il avait pris la place du fond, et qui, un moment après, vous en demanda pardon, en vous apprenant qu’il ne pouvait supporter la voiture autrement ; et votre confrère le professeur de mathématiques, contre lequel vous vous fâchiez déjà l’autre jour, parce que vous croyez qu’il vous menaçait, lorsqu’il vous tendait la main avec amitié.
DUBUISSON.
Eh bien ! j’en conviendrai avec toi, oui, j’ai tort ; mais que veux-tu ? c’est plus fort que moi ; par exemple je ne me fâche jamais contre toi.
ADÈLE.
Plus rarement que contre les autres au moins ; mais vous qui vous sentez naturellement de la bienveillance pour tout le monde, pourquoi ne pas présumer les mêmes sentiments dans les autres ?
DUBUISSON.
C’est vrai ; cela vaudrait beaucoup mieux. Allons, je suivrai tes conseils, ma fille, je me vaincrai, je me corrigerai. Tu verras ; mais n’est-ce pas Jules que j’entends ?
ADÈLE.
Lui-même.
Scène XII
DUBUISSON, ADÈLE, JULES
JULES.
Ah ! mademoiselle, j’accours, je précède mon père ; quel heureux voyage ! quel heureux augure je me permets d’en tirer !
ADÈLE.
Saluez donc mon père, Jules.
DUBUISSON.
Pourquoi donc cela ? N’est-il pas tout simple qu’un jeune amant ne voie d’abord que sa maîtresse et ne s’aperçoive pas seulement que le père est là.
JULES.
Pardon, cent fois pardon ! mon cher professeur.
DUBUISSON.
Eh ! non, c’est une plaisanterie. Bonjour, mon cher élève.
JULES.
Je n’osais me flatter que vous vinssiez à Paris.
DUBUISSON.
Mon voyage a un motif assez important. Il s’agit d’obtenir une place à laquelle je crois avoir quelques droits.
JULES.
Ce voyage n’a-t-il pas encore un autre but ?
DUBUISSON.
Lequel donc ?
JULES.
Eh ! mais, ne devinez-vous pas ?
DUBUISSON.
Eh bien, oui, mon ami ; je vous connais depuis votre enfance. Je vous aime, je vous estime. Je suis trop franc pour ne pas vous dire que vous me convenez sous tous les rapports, et si en effet monsieur votre père désire ce mariage...
JULES.
Et pouvez-vous douter que ce mariage ne soit en effet l’objet de tous ses vœux ?
DUBUISSON.
Je ne le sais que par vous. Il ne m’en a jamais rien témoigné dans ses lettres.
JULES.
Ses lettres ne roulaient que sur des affaires, et un négociant ne sait guère parler d’autre chose dans sa correspondance.
DUBUISSON.
Oui ; il a beaucoup d’affaires, monsieur votre père. Il n’avait pas même le temps de répondre à mon billet, et c’est vous qui lui avez fait sentir qu’il valait mieux écrire que de répondre verbalement.
JULES.
Il est vrai.
DUBUISSON.
Une réponse verbale eût peut-être été aussi honnête qu’un mot d’écrit par un commis.
ADÈLE.
Ah ! voilà donc ce qui vous fâche.
DUBUISSON.
Ce qui me fâche, moi ! mais non. J’aurais été flatté de recevoir un mot de la main de monsieur votre père ; mais il s’en faut que je sois piqué. Non, je ne le suis pas, et vous n’avez que faire de sourire à mes paroles, ma fille.
ADÈLE.
Eh ! mon Dieu ! mon père, si je souris, c’est bien involontairement ; car la manière même dont vous dites que vous n’êtes pas piqué me fait craindre...
DUBUISSON.
Vous fait craindre... quoi, s’il vous plaît ? Eh bien ! que signifient ces signes d’intelligence que vous vous faites ?
JULES.
Je m’en vais me hâter de vous l’expliquer, mon cher professeur. Vous allez voir mon père ; et mademoiselle et moi, nous voudrions vous prévenir... C’est un très galant homme, un excellent père ; mais il n’a pas tout-à-fait cette politesse, ces manières délicates...
DUBUISSON.
Eh bien ! quoi ! c’est un homme sans façon ; tant mieux, ce sont les gens que je préfère : ne semble-t-il pas que je ne puisse pas vivre avec ceux qui disent franchement ce qu’ils ont dans le cœur ?
ADÈLE.
Nous ne disons pas cela ; nous savons au contraire...
Scène XIII
DUBUISSON, ADÈLE, JULES, BOURVAL
BOURVAL, en dehors.
Que le diable les emporte ces maudits fiacres ; vous n’en trouverez pas un sur cent qui ait de la monnaie.
JULES.
C’est mon père.
BOURVAL, entrant.
Là, peut-on faire un pas dans ce Paris sans être impitoyablement rançonné ? Est-ce à monsieur Dubuisson que j’ai l’avantage de parler ? Oui, c’est bien lui. Voilà mon fripon de fils qui m’a précédé, et voilà sans doute l’aimable objet...
À son fils.
Tu ne m’avais pas trompé, coquin ; jolie, très jolie.
À Dubuisson.
Commençons par nous embrasser, mon cher.
DUBUISSON.
Monsieur...
BOURVAL.
Avec votre permission, je prends un fauteuil. Je suis si las d’être perpétuellement debout dans mon magasin quant à vous autres, restez debout, si vous voulez. Liberté, libertas, c’est tout ce que je sais de latin.
DUBUISSON.
Monsieur...
BOURVAL.
Eh ! non, ne vous gênez pas ; vous voyez que je ne me gêne pas, moi. C’est la manière de votre serviteur Guillaume Bourval, l’honnête homme qui vous parle. Ah çà, père, où en sommes-nous ? Mais d’abord j’ai une querelle à vous faire.
DUBUISSON.
Une querelle à moi ?
JULES.
Mais, mon père...
BOURVAL.
Mais, mon père, mon père... laisse-moi parler, fils ; oui, une grande querelle : pourquoi diable êtes-vous venu vous loger chez ce bon homme de médecin que j’estime infiniment d’ailleurs ? c’est chez moi qu’il fallait venir.
DUBUISSON.
Monsieur, c’est une très aimable querelle que vous me faites là ; mais il me semble qu’aux termes où nous en sommes...
BOURVAL.
Et c’est précisément parce que nous en sommes là qu’il fallait venir chez moi. Voyons, voilà deux jeunes gens qui s’aiment vous avez joliment élevé mon fils ; oh ! je vous rends justice, et quoique votre fortune ne soit pas tout-à-fait égale à la mienne...
DUBUISSON.
Comment ! monsieur, vous me reprochez ma fortune ?
BOURVAL.
Et pas du tout ; laissez-moi donc parler, si vous voulez m’entendre.
DUBUISSON.
Eh bien ! monsieur, parlez.
BOURVAL.
Je dis que je suis plus riche que vous, ce n’est pas votre faute ; mais je ne suis pas si savant que vous, c’est la faute de mon père. Bref, mon fils et votre fille s’aiment depuis un an ; votre fille vous l’a confié, mon fils m’en a parlé ; il n’y a que les pères qui ne se sont encore rien dit ; mais c’est votre faute. Vous vous avisez de m’écrire pour me parler d’affaires de commerce auxquelles, par parenthèse, vous n’entendez rien. Moi j’ai la malice de vous répondre simplement sur ce que vous me mandez, sans faire semblant de m’apercevoir que vous n’entamez la correspondance sur un sujet étranger que pour en venir au sujet principal, le mariage de nos enfants.
DUBUISSON.
Comment ! monsieur, vous croyez que je ne vous écrivais que pour en venir à proposer ma fille à votre fils ?
BOURVAL.
Pas tout-à-fait ; mais laissez-moi donc dire. Pour m’amener à demander votre fille en mariage pour mon fils. Hem ! j’ai deviné, n’est-ce pas ? car voilà déjà que vous rougissez comme une jeune fille.
DUBUISSON.
Je rougis... Mais en effet, monsieur, vos discours sont si singuliers !
BOURVAL.
Ma foi, je ne sais pas choisir mes phrases pour dire ce que je veux dire ; mais c’est égal. Nous ne nous sommes rien dit par lettres, c’est fort bien ; mais maintenant que nous voilà en présence, parlons. Voulez-vous donner votre fille à mon fils ?
DUBUISSON.
Monsieur...
ADÈLE.
Le voilà qui fait la demande. Vous devez être content ?
DUBUISSON.
Oh oui ! très content.
JULES.
Eh ! mais, mon père, ce n’est pas tout-à-fait comme cela que je vous avais prié de parler à monsieur.
BOURVAL.
Qu’est-ce que tu dis, toi ? prétends-tu apprendre à parler à ton père ? À quoi bon aller s’embarrasser dans des phrases où je m’embrouille toujours. Monsieur, voulez-vous me faire l’honneur ?... Monsieur, serais-je assez heureux pour espérer... Eh ! que diable ! moi je vais au fait. Vous vous honorerez tous les deux, vous vous rendrez mutuellement heureux, et tant pis pour qui se choque de mon discours. Ainsi c’est convenu ; je demande votre fille, vous me l’accordez, n’est-ce pas ? je n’ai pas besoin d’attendre votre réponse. Venons à la dot. J’associe mon fils à mon commerce ; je lui donne le bien de sa mère, quarante mille francs par anticipation sur ma fortune : si peu que vous donniez à votre fille, je m’en contenterai ; mais enfin que lui donnez-vous ?
DUBUISSON.
J’admire la promptitude avec laquelle vous expédiez les choses, monsieur : et quand il s’agit du bonheur de nos enfants, vous avez l’air d’en faire un marché.
BOURVAL.
Point du tout, le bonheur se trouve dans la convenance des deux époux. Vous connaissez mon fils pour un bon sujet ; moi je sais que mademoiselle est une bonne fille, c’est d’accord cela. Il faut bien en venir aux affaires d’intérêt. Qu’est-ce que vous me parlez de marché ? tout n’est-il pas marché dans ce monde ? Voyons, que donnez-vous à votre fille ?
DUBUISSON.
Ma foi, monsieur, je n’ai rien à répondre à des demandes faites de la sorte.
BOURVAL.
Comment ! vous n’avez rien à répondre ! Ah ! fort bien, je vous offense ; mon fils me l’avait bien dit que vous étiez susceptible, épiloguant sur un mot.
DUBUISSON.
Ah ! monsieur votre fils s’était donné la peine de vous faire mon portrait. Je lui en ai de grandes obligations.
JULES.
Eh ! mais, mon père, vous me perdez.
BOURVAL.
Comment ! je te perds ! Eh ! parbleu ! pourquoi laisserais-je ignorer à monsieur que je connais ses défauts ?
ADÈLE.
C’est que vous conviendrez que, sans être taxé de trop de susceptibilité, on peut se choquer de la manière dont vous vous exprimez.
BOURVAL.
Eh bien ! à la bonne heure, ma belle enfant, je n’en disconviens pas, chacun a ses défauts, je suis brusque, bourru, sans éducation ; vous l’aviez peut-être dit à votre père, comme mon fils m’avait dit qu’il était ombrageux.
ADÈLE.
Monsieur, je ne me serais pas permis...
BOURVAL.
Allons, vous le lui aviez dit, n’est-il pas vrai ? ne me le cachez pas, je ne vous en voudrai pas ; mais cela ne m’empêche pas d’être un bon homme, et d’avoir ma dose de bon sens ; et comme je ne me soucie pas de me refondre pour monsieur votre père, je suis loin d’exiger qu’il se refonde pour moi ; qu’il me passe mes boutades, mes brusqueries, mes grosses vérités, je lui passerai ses étiquettes, ses épilogues, ses petites bouderies, ses petites moues... tenez, comme celle qu’il nous fait à présent.
DUBUISSON.
Moi ? je ne boude pas.
BOURVAL.
Si fait, vous boudez. Pour vivre ensemble, il faut être mutuellement indulgent ; et vous qui êtes savant, vous devez savoir cela ?
ADÈLE.
Ah ! mon père, voilà ce que vous m’avez répété bien souvent.
DUBUISSON.
Oui, sans doute, monsieur ; l’indulgence réciproque est d’une nécessité indispensable dans la société ; et, quoique monsieur Jules ait jugé à propos de m’annoncer à son père comme un susceptible, je me flatte de ne l’être pas encore assez pour me formaliser de quelques mots ; mais c’est le fond des choses sur lequel j’avoue sans crainte que je suis très délicat.
BOURVAL.
Eh bien ! est-ce que je vous aurais choqué, par aventure, sur le fond des choses ?
DUBUISSON.
La manière dont vous exaltez votre fortune, et dont vous rabaissez la mienne...
BOURVAL.
Ma foi, écoutez donc, il y a bien des pères à ma place qui ne seraient pas si faciles. Un professeur, certainement, jouit d’une grande considération, et c’est une belle chose que la considération ; mais qu’est-ce que cela pèse dans le commerce ? Enfin, vous venez à Paris pour solliciter une place ; combien y a-t-il de gens qui vous diraient : Monsieur, je ne donnerai mon fils à votre fille qu’autant que vous aurez obtenu ladite place.
DUBUISSON.
Permettez-moi de vous dire, monsieur...
BOURVAL.
Eh bien ! quoi ? achevez donc ; mais avec quel diable d’homme m’as-tu mis là en présence, mon fils ? Je m’épuise en politesses pour lui faire sentir que, malgré ma fortune, je me tiens heureux de devenir le beau-père de sa fille, et il me cherche querelle parce que je lui dis des choses honnêtes.
DUBUISSON.
Fort bien, monsieur, votre fortune, et toujours votre fortune ! et vous avez l’air de me faire une grâce en me demandant ma fille. En vérité, je vous admire, Adèle, d’écouter tranquillement de semblables expressions.
ADÈLE.
Mais, mon père...
BOURVAL.
Eh bien ! vous voyez s’il est possible de le toucher sans qu’il se croie égratigné. Oh ! ma foi, je quitte la partie. Écoutez, je suis venu vous voir, je vous ai demandé votre fille, je ne m’en dédis pas ; mais morbleu ! je me pique aussi, il me semble que, quand j’ai fait les premiers pas, vous pouvez faire les autres. Vous savez mon adresse. Quand vous voudrez me faire réponse, je vous attends, et vous me trouverez chez moi. Allons, toi qui as été son élève, fais à ton tour son éducation ; je te jure que, si ce n’était l’intérêt qu’inspire la jeune demoiselle qui n’a dit que des choses raisonnables, tandis que son père déraisonnait, j’enverrais ce mariage-là à tous les diables. Adieu, mademoiselle ; comme je le disais tout à l’heure, chacun a ses défauts dans ce bas monde ; mais, sur ma parole, j’aime encore mieux le mien que celui de monsieur votre père ; et, si c’est à l’étude qu’on doit ce joli petit caractère, ma foi, serviteur à la science, et... je suis le vôtre de tout mon cœur.
Il sort.
Scène XIV
DUBUISSON, ADÈLE, JULES
DUBUISSON.
Vous avez bien fait de me prévenir qu’il était franc, monsieur votre père.
JULES.
Monsieur, je vous demande pardon pour lui, pour moi.
DUBUISSON.
Pardon ! vous vous moquez. Vous avez dit que j’étais un homme susceptible, insociable ; c’est peut-être vrai il est riche, il voudrait marier avantageusement son fils ; rien n’est plus naturel. Je ne vous blâme pas, je ne vous en veux ni à l’un, ni à l’autre.
JULES.
Oui, en rappelant à mon père toutes les obligations que je vous ai, j’ai cru devoir le prévenir de votre sensibilité peut-être excessive, comme j’ai cru devoir vous prévenir vous-même de sa brusque franchise ; mais un mot indiscret qui m’est échappé sur votre caractère doit-il me faire perdre tous mes droits à votre estime ? J’en appelle à votre cœur, monsieur Dubuisson ; réfléchissez, et vous rendrez justice à mon père et à moi.
Il sort.
Scène XV
DUBUISSON, ADÈLE
DUBUISSON.
Eh bien ! à la bonne heure, il est aussi franc que son père, et il ne déplaît pas.
ADÈLE.
N’est-ce pas, mon père ?
DUBUISSON.
Que diable ! je ne suis pas déraisonnable.
ADÈLE.
Ainsi vous oubliez la manière dont monsieur Bourval vous a parlé, et vous consentez à me marier à son fils ?
DUBUISSON.
Eh ! mon Dieu ! pour ma part, il n’y aura jamais d’obstacle ; mais il en met lui-même.
ADÈLE.
Comment donc ?
DUBUISSON.
N’est-il pas clair qu’en me parlant de cette place que je sollicite, il m’a mis dans la nécessité de ne reparler de l’union projetée que si je parviens à l’obtenir ?
ADÈLE.
Il vous a dit que d’autres à sa place pourraient penser et agir ainsi.
DUBUISSON.
Je suis fâché pour toi, ma fille, que tu ne veuilles pas voir les choses comme elles sont ; mais moi qui suis habitué à entendre ce qu’on veut dire plutôt que ce qu’on dit...
Tirant une lettre cachetée de sa poche.
Allons, ce n’était pas assez de la répugnance naturelle que j’éprouve à solliciter, il fallait encore que j’y fusse forcé par les conditions que m’impose cet homme brusque et incivil. Allons donc porter cette lettre à madame Florange. Il est assez singulier qu’on m’ait donné une lettre de recommandation toute cachetée, ce n’est pas l’usage.
ADÈLE.
Eh quoi ! penseriez-vous qu’elle fût dirigée contre vous ?
DUBUISSON.
Fi donc ! Mais cette précaution ne m’autorise-t-elle pas à croire que c’est une de ces froides recommandations...
Scène XVI
ADÈLE, DUBUISSON, FIERVILLE
FIERVILLE, en rentrant.
Entendez-vous ? laissez tous ces paquets dans l’antichambre jusqu’à ce que nous sachions dans quel appartement nous logeons. Ah ! monsieur, votre serviteur. Le cher docteur est sorti : ah ! diable ! tant pis. Ma femme, qui m’a laissé pour des courses essentielles, doit venir le prendre dans un quart d’heure pour aller chez un de ses amis intimes, de qui dépend la place que je veux avoir. Ah ! monsieur, on est bien malheureux d’avoir à solliciter dans ce pays-ci.
DUBUISSON.
Pourrait-on, sans indiscrétion, demander à monsieur quelle est la place qu’il sollicite ?
FIERVILLE.
Ah ! mon Dieu ! à vous, l’ami du cher Urbain, logé chez lui ! je me garderai bien d’en faire un mystère ; une place de professeur vacante dans un des lycées de Paris.
DUBUISSON.
Une place de professeur !
ADÈLE.
Que dit-il ?
FIERVILLE.
On y a quelques droits, comme vous pouvez penser. J’ai beaucoup cultivé mon esprit, j’ai fait quelques vers français ; en confidence même, j’ai jadis ébauché une tragédie nous avons d’ailleurs une certaine traduction... Je me suis peu occupé de l’éducation jusqu’ici, si ce n’est en théorie ; mais comme il ne s’agit pas d’apprendre à lire à des marmots, mais d’enseigner à des jeunes gens, qui seront des hommes tout à l’heure, l’éloquence, les belles-lettres, on peut, sans se flatter, demander, obtenir et exercer dignement un tel emploi. Qu’en pensez-vous, monsieur ?
DUBUISSON.
Moi, monsieur ! puisque vous vous en sentez capable...
FIERVILLE,
Très capable, mon cher ; mais le mérite ne suffit pas il faut des protections, des connaissances ; et avec l’appui du cher Urbain...
DUBUISSON.
Urbain vous a donc promis son appui ?
FIERVILLE.
Oui sans doute depuis que j’ai l’avantage de le connaître, il n’a cessé de me faire des offres de service.
DUBUISSON.
Eh bien ! ma fille ?
FIERVILLE.
Je n’ai pas encore eu le temps de lui dire ce que je désirais ; mais je suis sûr de lui.
ADÈLE, à son père.
Vous voyez que monsieur Urbain ne sait pas même qu’il sollicite la même place que vous.
FIERVILLE.
Mais où est-il donc ? J’ai moi-même quelques courses à faire ; il me tarde de le prévenir. Ah ! le voici. Vous le voyez, tout me réussit. Ah ! je suis né heureux, véritablement.
Scène XVII
ADÈLE, DUBUISSON, URBAIN, FIERVILLE
FIERVILLE.
Quel bonheur que vous rentriez, docteur ! Nous n’avons pas eu le temps de nous expliquer. Savez-vous quelle est la place que j’ambitionne ? celle de professeur dans un des lycées de Paris.
URBAIN.
Vous, professeur !
FIERVILLE.
Oui, moi c’est précisément ce qui me convient avec ma petite fortune, n’est-ce pas ? Cela m’arrondira, cela m’occupera. Ne trouvez-vous pas que c’est supérieurement calculé ?
URBAIN.
Supérieurement calculé, en effet.
FIERVILLE.
J’étais sûr de votre approbation. On m’a dit que la place dépendait surtout d’un certain monsieur Dorbel, avec lequel vous êtes intimement lié.
URBAIN.
Précisément je sors de chez lui.
FIERVILLE.
Que je suis donc fâché de ne pas vous en avoir parlé plus tôt vous lui en auriez déjà touché quelques mots.
URBAIN.
Consolez-vous ; je ne l’ai pas trouvé.
FIERVILLE.
Ah ! bon ! Eh bien ! dans un quart d’heure ma femme vient vous prendre ; vous allez ensemble chez ce monsieur Dorbel, et là, ma foi, je m’en rapporte à vous : parlez-lui de moi comme vous voudrez, avec franchise ; je sais d’avance tout le mal que vous pourrez lui dire.
URBAIN, à Dubuisson.
Eh bien ! il ne manque pas de confiance en lui-même.
DUBUISSON.
Ni en toi, à ce qu’il me paraît.
FIERVILLE.
On m’a dit que j’avais un concurrent.
URBAIN.
Il est vrai.
FIERVILLE.
Un certain professeur d’Amiens : on croit même qu’il est à Paris.
URBAIN.
Oui, il y est.
FIERVILLE.
Ah ! vous le saviez : un homme de routine, un homme de métier.
URBAIN.
Eh ! mais, c’est quelque chose que d’avoir exercé un état.
FIERVILLE.
Oui, aux yeux de quelques sots ; mais aux vôtres et aux miens... Et quand on a autant de titres que moi...
URBAIN.
Et quels sont donc ces titres ?
DUBUISSON.
Monsieur a déjà daigné me les apprendre, et tu les connais sans doute aussi bien que moi.
URBAIN.
Ma foi, je les cherche...
DUBUISSON.
N’y a-t-il pas d’abord une traduction ?
URBAIN.
Ah ! oui ; elle a été bien critiquée dans les journaux.
FIERVILLE.
Cabale, envie, calomnie : le plus grand succès. Il n’en reste plus chez mon libraire.
URBAIN.
Oui, vous en avez fait beaucoup de cadeaux. J’en ai reçu un exemplaire.
FIERVILLE.
Parbleu ! je n’ai pas oublié la lettre charmante que vous m’avez écrite en remerciement.
DUBUISSON.
Où tu en faisais sans doute le plus grand éloge ?
URBAIN.
Il s’y mêlait un peu de critique.
FIERVILLE.
Et voilà les éloges flatteurs : ce mélange de critique annonce la franchise de la louange.
DUBUISSON.
N’y a-t-il pas aussi une tragédie ?
FIERVILLE.
Vous rappelez-vous la lecture que je vous en fis ?
URBAIN.
Elle fut fort gaie, la lecture.
FIERVILLE.
Oui ; il y avait de jeunes femmes, de jeunes auteurs ; mais comme ma femme sanglotait au dénouement !
DUBUISSON.
Enfin, une profonde théorie sur l’éducation ?
URBAIN.
Il y a bien des gens qui regardent ces profondes théories comme la science de ceux qui n’en ont pas.
FIERVILLE.
Ce n’est pas vous vous savez bien que la théorie... Souvenez-vous des entretiens graves et sérieux que nous eûmes ensemble à Rouen ; comme vous étiez enthousiasmé des idées lumineuses que je vous développai !
URBAIN.
Enthousiasmé, dites-vous ?
FIERVILLE.
Oui, oui, enthousiasmé ; et, tenez, vous l’êtes encore. Ainsi c’est convenu ; vous attendez ma femme. Moi, je cours me présenter chez les personnes qu’elle n’aura pu voir. Ma foi, docteur, je suis fier de votre estime ; mais avouez aussi qu’il est bien flatteur, quand on s’emploie pour quelqu’un, que ce quelqu’un ne soit pas tout-à-fait indigne de l’intérêt qu’on lui témoigne et du bien qu’on en peut dire.
Il sort.
Scène XVIII
ADÈLE, DUBUISSON, URBAIN
URBAIN, riant.
Eh bien ! as-tu jamais vu un homme plus content de lui-même et des autres ?
DUBUISSON.
Tu n’étais donc pas sincère dans les compliments que tu lui as faits.
ADÈLE.
Eh ! mais, où avez-vous donc vu, mon père, que monsieur Urbain lui eût adressé des compliments ?
DUBUISSON.
Enfin, il sort enchanté de toi.
URBAIN.
Parce qu’il veut bien l’être.
DUBUISSON.
Tu ne l’appuieras donc pas ?
URBAIN.
Il te sied bien de me faire une pareille question, quand tu es sur les rangs pour la même place.
DUBUISSON.
Eh ! mais, écoute donc, je ne veux pas te gêner : si tu crois que monsieur Fierville ait plus de mérite et plus de droits que moi... Je n’ai point fait de tragédie.
URBAIN.
Mais tu comptes des élèves qui font honneur à leur maître.
DUBUISSON.
Je n’ai point fait cadeau de mes traductions.
URBAIN.
Mais ton libraire les a vendues.
ADÈLE.
Mon père, vous m’aviez promis... Vous affligez monsieur Urbain.
DUBUISSON.
Je l’afflige !... Ce n’est pas mon intention. Allons, je suis un fou : pardonne-moi, mon ami. Va, je compte sur toi, je dois y compter. Je vais chez cette madame Florange. Au fait, ce monsieur Fierville avec sa traduction, sa tragédie, sa théorie, ferait un professeur d’une singulière espèce ; et, tout homme de routine et de métier que je puisse être, je rends trop justice à ton discernement et surtout à ton amitié, pour craindre que tu balances entre nous. Sans adieu, mon cher Urbain.
Il sort.
Scène XIX
ADÈLE, URBAIN
URBAIN.
S’il était toujours comme cela encore.
ADÈLE.
Vous ne savez pas ce qu’il y a de plus malheureux : monsieur Bourval est venu.
URBAIN.
Et votre père s’est piqué dès le premier mot.
ADÈLE.
Et maintenant mon père soutient que monsieur Bourval ne me trouve pas assez riche pour son fils. Jugez dans quel embarras nous nous trouvons ; mais voici monsieur Jules.
Scène XX
ADÈLE, URBAIN, JULES
URBAIN.
Le fils de monsieur Bourval ! bien, jeune homme, vous arrivez au moment où l’on vous désirait.
ADÈLE, à Jules.
C’est monsieur Urbain, le maître de cette maison.
URBAIN.
Oui, monsieur, Urbain, l’ami intime de son père, médecin de profession, et qui voudrais bien m’établir celui de mon pauvre ami ; car il en a besoin, et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il ne veut pas convenir qu’il est malade. Il s’agit de bien nous concerter tous les trois pour le rendre, en dépit de lui-même, aussi heureux qu’il lui est possible de l’être. Où en êtes-vous avec monsieur votre père ?
JULES.
Eh ! monsieur, mon père ne pense déjà plus à ce qui s’est passé ; vous le savez, ces caractères violents s’apaisent aussi aisément qu’ils s’emportent. Je vous réponds de le ramener dans un instant.
URBAIN.
Écoutez, c’est moi qui me charge de solliciter pour Dubuisson auprès de Dorbel. Quant à la réconciliation entre vos parents, cela vous regarde. Allons, mademoiselle, servez-vous de l’aimable ascendant que votre douceur, votre tendresse vous donnent quelquefois sur votre père ; tâchez de le rendre raisonnable, au moins pour un moment : c’est difficile ; mais ce qui est plus facile peut-être, c’est d’obtenir de monsieur Bourval qu’il tempère ses vivacités, ses emportements ; que, jusqu’à la signature du contrat, il soit poli, complaisant, affable pour monsieur Dubuisson.
JULES.
Eh ! mon Dieu ! je vous réponds que mon père y mettra toute la bonne volonté possible ; mais tiendra-t-il tout ce qu’il se promettra à lui-même ? c’est ce que je n’oserais garantir...
ADÈLE.
Eh bien ! monsieur Jules, nous ne les quitterons pas ; nous interpréterons mutuellement ce qu’ils se diront.
JULES.
Je cours chercher mon père, et je suis là pour veiller à ce qu’il ne lui échappe pas un seul mot qui ne soit dicté par le désir de plaire au vôtre.
Il sort.
Scène XXI
ADÈLE, URBAIN
ADÈLE.
Et moi je suis là pour veiller sur le mien, afin qu’il ne se fâche ni trop fort, ni trop aisément.
URBAIN.
Et moi, avant que cette madame Fierville vienne me relancer, je m’empresse de courir chez Dorbel pour lui parler de notre ami commun.
Il va pour sortir, madame Fierville l’arrête.
Scène XXII
ADÈLE, URBAIN, MADAME FIERVILLE
MADAME FIERVILLE.
Me voilà, je vous ai fait attendre ; car mon mari vous a sans doute prévenu que j’allais venir vous prendre. Eh ! vite, eh ! vite, partons.
URBAIN, à part.
Allons, je n’ai pas pu l’éviter.
MADAME FIERVILLE.
J’ai une voiture en bas. Dorbel nous attend. Je lui ai fait demander un rendez-vous en votre nom. J’ai bien fait, n’est-ce pas, et il n’y a pas d’indiscrétion ?
URBAIN.
Mais je voudrais vous dire...
MADAME FIERVILLE.
Vous me direz tout cela en route, et moi je vous conterai de mon côté tout ce que j’ai déjà fait. J’ai vu vingt personnes, j’ai laissé mon nom dans vingt maisons. J’ai joliment arrangé le professeur d’Amiens qui s’avise d’être notre concurrent.
URBAIN.
Mais cependant, madame, il me semble...
MADAME FIERVILLE.
Eh ! non, en pareil cas, il faut abimer ses rivaux. On le dit honnête homme, eh bien ! quand monsieur Fierville sera placé, je suis capable de le servir à mon tour ; mais il faut commencer par songer à soi, n’est-il pas vrai ?
URBAIN.
Oui, c’est assez le principe du jour.
MADAME FIERVILLE.
Et de tous les temps. Ne nous faisons pas plus méchants que ne l’étaient nos pères. Ils nous valaient, et nous les valons. J’ai vu madame Florange, la parente du ministre, une femme charmante, et, par parenthèse, j’y ai laissé le père de mademoiselle, et je lui ai recommandé mon mari ; on ne saurait avoir trop d’amis.
URBAIN.
Ah ! çà, madame, si vous me permettez de parler à mon tour...
MADAME FIERVILLE.
Qui sans doute, chez Dorbel, je vous laisserai parler, je me tairai, mais ici, impossible : allons, allons, partons.
URBAIN.
Allons, madame, puisque vous le voulez absolument...
À part.
Ma foi tant pis pour elle, ce n’est pas ma faute.
MADAME FIERVILLE.
Sans adieu, ma belle demoiselle, nous ne tarderons pas à revenir. Si vous voyez monsieur votre père avant moi, demandez-lui ce qu’il a fait pour mon mari. Recommandez-le lui de nouveau : dites-lui que, puisqu’il est l’ami du cher docteur depuis trente ans, il ne peut pas se dispenser d’être le nôtre, entendez-vous. Adieu, adieu. Donnez-moi la main, docteur, et partons.
URBAIN.
Eh bien ! madame, partons.
Il sort avec madame Fierville.
Scène XXIII
ADÈLE, seule
Elle l’emmène. Allons, il faut convenir que le mari et la femme sont bien faits l’un pour l’autre : là, venir loger chez quelqu’un malgré lui, s’obstiner à croire qu’on est enchanté de leur mérite, quand on leur dit précisément le contraire, et enlever pour ainsi dire les personnes... Ces gens-là feront leur chemin. Mais j’entends mon père, je crois : allons, essayons au moins de le décider à bien recevoir monsieur Bourval.
Scène XXIV
ADÈLE, DUBUISSON
DUBUISSON.
Je ne me suis pas trompé ; c’est bien lui.
ADÈLE.
Déjà de retour, mon père ?
DUBUISSON.
Oui, ma fille, déjà.
ADÈLE.
Vous n’avez donc pas trouvé madame Florange ?
DUBUISSON.
Elle était chez elle.
ADÈLE.
Vous l’avez vue ?
DUBUISSON.
Oui, je l’ai vue.
ADÈLE.
Elle vous a bien reçu ?
DUBUISSON.
Parfaitement bien.
ADÈLE.
Vous voilà donc bien content ?
DUBUISSON.
Mais je crois que j’ai sujet de l’être ; car cette madame Florange a sans doute tout le crédit qu’elle s’imagine ! Les compliments qu’elle m’a adressés ne sont pas ce qu’on appelle de l’eau bénite de cour. Cependant, ce monsieur Fierville...
ADÈLE.
Est-ce que vous en avez parlé à madame Florange ?
DUBUISSON.
Crois-tu que je sois capable de chercher à nuire à mes rivaux ? Tous mes efforts tendent à ce qu’on dise du bien de moi, et je regarderai toujours comme un mauvais moyen de m’avancer, de dire du mal des autres. Ce n’est pas là ce qui m’inquiète.
ADÈLE.
Quoi donc, en ce cas ?
DUBUISSON.
Oh ! je me garderai bien de dire un mot sur Urbain devant toi. C’est ton protégé ; mais, comme je rentrais, je viens de le rencontrer en voiture avec madame Fierville j’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’en faire remarquer ; il a détourné la tête : c’était sans dessein ; il ne m’aura pas vu, et ce n’est pas de moi qu’ils parlaient ; mais enfin sais-tu où ils vont ensemble ?
ADÈLE.
Chez monsieur Dorbel.
DUBUISSON.
Chez Dorbel, dis-tu ?
ADÈLE.
Oui, cette femme l’emmène chez Dorbel pour solliciter en faveur de son mari.
DUBUISSON.
Eh bien ! j’avais tort.
ADÈLE.
Ah ! c’en est trop, mon père. Permettez-moi de vous le dire, il est affreux à vous de soupçonner un ami comme monsieur Urbain : cette femme ne lui a pas laissé le temps de placer une parole. J’ai vu monsieur Urbain souffrir d’aller avec madame Fierville pour solliciter contre elle ; et si vous croyez non-seulement qu’il puisse dire un mot qui vous nuise, mais même qu’il ne vous serve pas avec toute la chaleur, toute l’éloquence dont il est capable, soupçonnez donc aussi votre fille ; car l’amitié de monsieur Urbain pour vous égale presque la tendresse que je vous porte.
DUBUISSON.
Eh ! là, là, mon enfant, calme-toi ; allons, j’ai tort, j’ai toujours tort. Ah ! si ce monsieur Bourval ne faisait pas de cette place une condition de ton mariage !
ADÈLE.
Mais vous vous trompez ; et puisque nous en sommes sur cet article, n’avez-vous pas été un peu trop difficile, un peu trop exigeant avec lui ?
DUBUISSON.
C’est possible.
ADÈLE.
Écoutez son fils, malgré le serment que le père avait fait de vous attendre chez lui, va le ramener.
DUBUISSON.
Le ramener ! je n’en crois rien.
ADÈLE.
S’il vient, ne trouverez-vous pas dans cette démarche la preuve qu’il reconnaît ses torts : promettez-moi qu’alors vous lui passerez quelques brusqueries.
DUBUISSON.
Soit ; mais il ne viendra pas.
ADÈLE.
Il viendra, car le voici.
DUBUISSON.
Pas possible !... C’est vrai.
Scène XXV
ADÈLE, DUBUISSON, BOURVAL, JULES
BOURVAL.
Eh bien ! c’est encore moi ; me voilà revenu.
À Jules.
Tu vas voir, je vais être honnête et galant avec lui comme avec une jolie femme.
Haut.
Tenez, monsieur Dubuisson, vous m’avez mal jugé si vous avez cru que je n’étais pas un bon homme, et que je dédaignais votre alliance.
À Jules.
Est-ce bien ?
JULES.
À merveille.
DUBUISSON.
Monsieur, je sens assurément tout ce que votre démarche a d’honnête pour moi.
À sa fille.
Eh bien ! à la bonne heure, le voilà raisonnable.
ADÈLE.
N’est-ce pas ?
BOURVAL.
Non, le diable m’emporte ! Je suis fâché de m’être mis en colère contre vous ; j’aurais dû en rire.
JULES, à son père.
Paix donc !
BOURVAL.
Je vous demande pardon ; je n’aurais pas dû en rire, parce qu’enfin, comme on le sait, et, comme je vous le répète encore, personne n’est parfait dans ce monde, et que la perfection est une chose si éloignée de l’humanité... Eh bien ! achève donc, toi, fils ; ne vois-tu pas que je m’embrouille ?
JULES.
Monsieur, mon père vient exprès pour vous dire qu’une alliance avec vous est le plus cher de ses désirs ; qu’il n’a jamais pensé à faire valoir sa fortune.
BOURVAL.
Jamais ; c’est la vérité.
JULES.
Que, soit que vous ayez la place, soit que vous ne l’ayez pas, il n’en sera pas moins jaloux de m’obtenir la main de votre fille.
BOURVAL.
Oui, il suffit que vous la méritiez ; je suis riche, vous êtes savant ; j’ai gagné de l’argent, vous avez bien élevé mon fils ; partant, nous ne nous devons rien ; que mon argent soit pour votre fille un faible acquittement de ce que vous avez fait pour mon fils. N’est-ce pas, que cela n’est pas mal dit ? Par conséquent, je donne une dot ; que vous en donniez une, ou que vous n’en donniez pas, il n’en faut pas moins marier ces chers enfants, puisque la tête leur en tourne à tous les deux.
DUBUISSON.
Ma fille m’a fait connaître qu’elle distinguait monsieur votre fils, et, quoique la tête ne lui en tourne pas...
ADÈLE.
Je ne rougis pas d’un sentiment que vous-même avez approuvé ; voilà ce que monsieur a voulu dire, mon père.
BOURVAL.
Oui, précisément ; voilà ce que j’ai voulu dire : ne vous formalisez pas.
DUBUISSON.
Qui ? moi, monsieur, me formaliser quand vous me comblez de politesses, et quand je vois à travers vos expressions la bonté de votre cœur.
BOURVAL.
Monsieur, c’est vous qui me comblez...
À son fils.
Comment donc ! mais il est charmant.
DUBUISSON.
Quant à la dot, je vous crois trop raisonnable pour me faire l’injure de croire...
BOURVAL.
Eh ! non ; il n’y a pas d’injure... il n’y a pas de mal à n’être pas riche.
JULES, à son père.
Mon père...
BOURVAL.
Eh ! laisse donc ; c’est un compliment que je veux lui faire.
ADÈLE.
Mon père veut dire que s’il n’est pas en état de donner une dot aussi forte que vous, sa fortune lui permet de m’en donner une, et qu’il compte assez sur votre délicatesse pour croire que vous ne la refuserez pas.
BOURVAL.
Parbleu ! il n’y a pas de délicatesse à cela. Une dot ! cela ne se refuse pas, et cela ne nuit jamais dans un ménage ; n’est-ce pas, mes enfants ?
ADÈLE.
Il est vrai.
BOURVAL.
Ah çà, maintenant, convenons d’une chose : je suis brusque, impoli, vous êtes susceptible, exigeant... Non, vous n’êtes pas susceptible, mais délicat, un peu fier, n’est-ce pas ? Cela tient à l’amour-propre. Voulez-vous qu’avec mon gros bon sens je vous donne un conseil qui ne part pas d’un imbécile ? Traitons nos affaires par nos enfants. Mon fils a de l’esprit, votre fille n’est pas sotte que mon fils vous explique ce que je veux vous dire, et vous ne vous en choquerez pas ; que votre fille me dise ce qui vous pique, et je vous mettrai la chose au net. Hem ! est-ce convenu ?
DUBUISSON.
Eh bien ! soit.
Scène XXVI
ADÈLE, DUBUISSON, BOURVAL, JULES, FIERVILLE
FIERVILLE.
Félicitez-moi, félicitez-moi, cher docteur. Ah ! il n’est pas là. Mais c’est égal, j’aurai la place.
DUBUISSON.
Vous l’aurez !
FIERVILLE.
C’est sûr ; je quitte le ministre, le ministre lui-même : il m’a fort bien reçu. On ne voulait pas me laisser entrer ; mais j’ai forcé la porte : il ne m’a dit qu’un mot ; il était fort occupé, car il me priait d’abord de le laisser tranquille ; mais quand je lui ai expliqué mon affaire, quand je lui ai dit que sa parente, madame Florange, et monsieur Dorbel, son ami, lui parleraient en ma faveur : La place est promise à quelqu’un qui a fait ses preuves, me dit-il de la manière la plus affable, et en me reconduisant presque jusqu’à la porte. Oh ! c’est un homme charmant, en vérité ; je suis enchanté de sa réception.
DUBUISSON.
J’en étais sûr.
BOURVAL, à Adèle.
Qu’est-ce que c’est donc que cet original-là ?
ADÈLE, bas à Bourval.
Un étourdi qui sollicite précisément la même place que mon père.
BOURVAL.
Oui-da. Monsieur Dubuisson, cela ne change rien à nos conventions : qui que ce soit qui l’emporte de vous ou de monsieur, nous n’en marierons pas moins nos enfants.
FIERVILLE.
Comment ! qu’est-ce ? Expliquez-moi : monsieur serait-il mon compétiteur, par aventure ?
Scène XXVII
JULES, ADÈLE, BOURVAL, DUBUISSON, URBAIN, MADAME FIERVILLE, FIERVILLE
MADAME FIERVILLE.
C’est une trahison ! c’est une perfidie !
URBAIN.
Mais, madame...
MADAME FIERVILLE.
Non ; c’est abominable ; je le dirai tout haut. Écoutez tous le joli trait que vient de me faire monsieur Urbain : Monsieur se laisse mener par moi chez Dorbel pour solliciter en notre faveur ; et là, en ma présence, monsieur demande, obtient la place pour un autre que mon mari.
FIERVILLE.
Ah ! mon Dieu !
MADAME FIERVILLE.
Et quand je lui reproche sa conduite : C’est votre faute, me dit-il ; si vous m’aviez laissé le temps de vous le dire, vous sauriez qu’un autre avait avant vous des droits à cette place et à mon estime. Et pour qui, s’il vous plaît, monsieur se montre-t-il si prodigue des devoirs de l’amitié ? C’est pour ce professeur du lycée d’Amiens, dont je vous parlais avec tant de mépris.
DUBUISSON.
Avec mépris, madame...
FIERVILLE.
Eh ! mais, c’est monsieur, ma bonne amie : je viens de m’en douter tout à l’heure.
MADAME FIERVILLE.
Pas possible !
DUBUISSON.
Mais, au lieu de m’affliger de votre mépris, j’aime bien mieux me féliciter de devoir tout à mon ami.
URBAIN.
Tu ne me dois rien : Dorbel n’a pas plus oublié que moi notre ancienne amitié ; ton nom seul avait suffi pour le décider ; et avant même que je lui eusse parlé de toi, tu avais la place.
À Fierville.
Mon cher parent, pourquoi vouloir commencer un état aux dépens de ceux qui y ont consacré toute leur vie ? Avec votre fortune, vos talents aimables, ne pouvez-vous donc mener une vie heureuse et indépendante ?
FIERVILLE.
Écoute donc, ma femme, quand nous nous désolerons... Ne sais-je pas au fond du cœur que je mérite la place ? Cela me suffit, et je pardonne au docteur.
MADAME FIERVILLE.
Cependant, mon ami, il est bien désagréable...
FIERVILLE.
Eh ! non ; voyons toujours les choses du bon côté : me voilà rendu tout-à-fait au commerce des muses.
BOURVAL.
Joli commerce ! puisse-t-il vous prospérer comme le mien m’a réussi ! Et vous, tâchez de prendre votre bonheur avec résignation, comme monsieur prend son malheur avec joie.
URBAIN.
J’espère qu’à présent tu ne te refuseras pas à venir dîner avec moi chez Dorbel.
DUBUISSON.
Non sans doute.
URBAIN.
Si cependant tu faisais encore quelques difficultés, voici un billet d’invitation qu’il m’a chargé de te remettre. Tu verras qu’il attend aussi monsieur Bourval et son fils. Vous viendrez ?
BOURVAL.
Parbleu ! il me tarde de le voir et de le remercier ce brave homme. Un petit mot encore, monsieur Dubuisson. Qu’un subalterne, qu’un homme malheureux, trahi dans sa confiance, se fâche et s’inquiète au premier mot qu’on lui dit, il faut le plaindre et lui pardonner ; mais que cela vous arrive à vous, heureux père, heureux ami, jouissant d’une honnête fortune et de l’estime générale, morbleu ! permettez-nous d’en rire.
DUBUISSON.
Soit, riez, mais riez tout bas.
URBAIN.
Oui, qu’il ne s’en aperçoive pas ; mais qu’il s’aperçoive sans cesse qu’il est aimé, chéri, estimé : voilà l’ordonnance que je vous donne pour lui, et peut-être parviendrons-nous à le guérir.