Le Serrurier (Jean-François Alfred BAYARD - Alexis DECOMBEROUSSE - Louis-Émile VANDERBURCH)
Comédie en un acte, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 2 avril 1832.
Personnages
ROGER, serrurier
ADÉLAÏDE, sa femme
ADRIEN, avocat, leur fils
MODESTE RICART
PAULINE
BASCHET, vieux domestique
UN NOTAIRE
La scène se passe à Paris, dans la maison de feu Monsieur d’Hauterive
Le théâtre représente un salon. Porte au fond. Deux portes latérales aux angles de l’appartement. À droite de l’acteur une cheminée ; auprès, une table, et tout ce qui est nécessaire pour écrire À gauche une autre table.
Scène première
LE NOTAIRE, assis à la table à droite, ADRIEN et ADÉLAÏDE, assis auprès de lui, et écoutant la lecture qu’il fait du testament, puis BASCHET et PAULINE
LE NOTAIRE, achevant de lire.
« Car telle est ma volonté expresse... Révoquant, par ces présentes, tout testament antérieur.
« Fait à Paris, le 1er mars 1832.
« Signé : LOUIS D’HAUTERIVE. »
ADRIEN.
Il est bien en règle.
ADÉLAÏDE.
Ce bon M. d’Hauterive !
BASCHET, entrant.
Monsieur, il y a là une jeune demoiselle qui attend... Faut-il ?...
ADRIEN.
Sans doute ; faites entrer.
BASCHET, faisant entrer Pauline.
Entrez, mademoiselle, entrez.
ADRIEN, courant à elle.
Que vois-je ?... vous ici, vous, Pauline ?...
PAULINE.
Adrien !...
ADÉLAÏDE.
Que dit-il ?
ADRIEN, au notaire.
Pardon, monsieur le notaire, pardon ; continuez, de grâce... Je suis à vous.
Le notaire écrit pendant la scène.
Quel bonheur inespéré !... Vous à Paris !...
À Adélaïde, qui s’est approchée.
C’est Pauline, ma mère... Pauline dont je vous ai parlé si souvent !...
PAULINE.
Madame !...
ADÉLAÏDE.
Mademoiselle, que tu croyais à Marseille ?
ADRIEN.
En effet... j’ai peine à comprendre encore...
PAULINE.
Vous le savez, M. d’Hauterive est notre ami, notre soutien... Deux lettres que ma mère a reçues nous annonçaient qu’il était dans le plus grand danger... La dernière, surtout, la pressait de quitter Marseille ; et, quoique malade, elle se décida à partir pour Paris... Mais, forcées de nous arrêter souvent en route, nous ne sommes arrivées que ce matin... Ma mère est très souffrante ; elle n’a pu m’accompagner, et je viens, avec une vieille bonne, prévenir notre ami...
À Adrien, qui lui prend la main.
Qu’est-ce donc ? vous tremblez ! M. d’Hauterive...
ADRIEN.
Ah ! mademoiselle, il est trop tard.
BASCHET, qui est debout auprès de la cheminée.
Mon pauvre maître !...
PAULINE.
Que dites-vous ? il n’est plus !... Ah ! je le connaissais à peine... Mais il était si bon pour nous... Et ma pauvre mère...
ADÉLAÏDE.
Il faut qu’elle vienne ici, mademoiselle... Dans un hôtel garni, on n’est pas comme chez soi... au lieu que près de nous...
PAULINE.
Comment ! dans cette maison...
ADRIEN.
C’est la mienne... Par un testament que monsieur vient de nous lire à l’instant, M. d’Hauterive me laisse toute sa fortune.
BASCHET.
À vous, monsieur Adrien ?...
ADRIEN, à Pauline.
Air du vaudeville du Piège.
Vous avez perdu votre appui,
Mais pour vous il existe encore ;
Je veux mériter aujourd’hui
Sa confiance qui m’honore.
Ce devoir me sera bien doux :
Puisque ses biens sont mon partage,
L’amitié qu’il avait pour vous
Est une part de l’héritage.
BASCHET.
Ah çà et M. Modeste Ricart, son parent... son héritier collatéral, comme on disait...
ADRIEN.
Il n’a droit qu’à une rente.
BASCHET.
Dieu ! lui qui arrive tout exprès de Beaune pour hériter ; il se croyait déjà le maître de la maison... Il disait : Ma bibliothèque... mon salon... ma salle à manger... Et comme il me faisait aller ! Mon valet par-ci, mon valet par-là !
ADRIEN.
Heureusement tout est bien en règle... Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce testament...
ADÉLAÏDE.
C’est singulier, tu as toujours dit qu’il en existait un...
ADRIEN.
Oui, en effet... mais non pas celui-ci... Enfin, Pauline, vous le voyez, après tous les soins dont il m’entoura pendant sa vie, excellent homme ! il m’a choisi encore pour son héritier, moi, avocat obscur, fils d’un artisan...
BASCHET.
C’est égal... Ah ! c’est que monsieur vous aimait, et solidement... Je suis sûr que son plus grand regret a été de partir sans vous embrasser.
ADRIEN.
Oui, il avait un secret à me confier, à moi, à moi seul... et je n’étais pas là pour le recevoir... Je suis arrivé à Paris, trop tard, comme vous... Mais laissons là ces tristes souvenirs pour ne nous occuper que de vous, de votre mère... J’irai la voir, la consoler...
ADÉLAÏDE.
Et moi je veux la décider à venir ici... Nous y serons tous réunis, heureux, en famille...
PAULINE.
Que vous êtes bonne, madame !...
ADÉLAÏDE.
Pas plus qu’elle ne l’a été pour mon Adrien, lorsque, nommé substitut à Marseille, à la demande de M. d’Hauterive, qui, je crois, voulait le rapprocher de vous, il trouva, si loin de moi, les soins, la tendresse d’une mère... L’amitié de madame Gervais pour mon fils, je l’aurai pour vous, mademoiselle !
PAULINE.
Mon dieu ! combien je suis confuse d’un pareil accueil ! moi qui ne vous suis pas connue.
ADÉLAÏDE.
Pas connue ! si fait, mademoiselle ; il n’y a pas de jour qu’Adrien ne me fasse votre éloge.
ADRIEN.
Ma mère !
PAULINE, avec embarras.
Pardon !... il faut que je rejoigne ma mère, et que je lui annonce notre malheur, et vos bontés pour moi... Adieu, Adrien !
ADRIEN.
Pauline ! mais j’entends quelqu’un... Attendez... c’est mon père peut-être.
BASCHET.
Eh ! non, c’est l’héritier qui n’hérite pas.
Il la conduit jusqu’à la porte, pendant l’entrée de Modeste.
Scène II
LE NOTAIRE, ADRIEN, ADÉLAÏDE, BASCHET, PAULINE, MODESTE, vêtu dans le dernier goût, et un peu affecté
MODESTE, vers le fond.
Mon nom, mon nom, pourquoi faire ?... Ils ne me reconnaissent jamais... voilà qui est particulier ; il faut que je dise mon nom pour entrer chez moi...
En scène.
Je m’appelle Henri-Modeste Ricart, puisqu’on veut le savoir ; ayant mon domicile politique à Beaune, département de la Côte-d’Or, seul propriétaire, seul héritier mâle et direct. Ah !
À Baschet, qui rit.
Oui, mâle et direct... valet !
ADRIEN, avec empressement.
Monsieur Ricart... permettez...
BASCHET.
Il n’a pas seulement encore songé à prendre le deuil.
MODESTE, sans l’écouter.
Ah ! voilà le notaire ; je le reconnais... J’étais passé chez vous. Voyons, notaire, qu’est-ce que tout cela signifie ?
ADRIEN.
Cela signifie, monsieur, qu’il y a un testament.
MODESTE.
Qu’est-ce que c’est qu’un testament ? Il ne doit pas y avoir de testament... je n’en veux pas... J’hérite, je prends tout... Arrangez-vous du reste.
ADÉLAÏDE.
Monsieur est parent de M. d’Hauterive ?
Elle va s’asseoir auprès de la table à gauche.
ADRIEN.
Parent éloigné.
MODESTE.
Cousin, bonne femme, cousin issu de germain... C’est neveu à la mode de Bretagne ; et un neveu comme ça c’est un fils... et un fils est toujours héritier, n’est-ce pas, notaire ?... Le plus curieux, c’est que le testament donne tout à un ouvrier, à un serrurier, je ne sais quoi... à un homme de rien.
ADRIEN.
À moi, monsieur. On vous a dit vrai... Mon père est serrurier ; c’est le plus honnête homme que je connaisse, et je suis aussi fier d’être son fils, que si j’étais celui du premier gentilhomme de France.
MODESTE.
Ça se peut... mais c’est drôle !... Ainsi, monsieur, c’est vous qui espérez me dépouiller ?
ADRIEN.
Au contraire, je vous paierai exactement le legs que M. d’Hauterive vous a laissé.
MODESTE.
Un legs ! Je ne veux pas accepter un legs ; je veux accepter tout.
LE NOTAIRE.
Le paragraphe qui vous concerne est précis.
MODESTE, s’approchant du notaire.
Voyons donc, notaire, voyons donc votre paragraphe... précis.
LE NOTAIRE, lisant.
« Attendu que Modeste Ricart, mon seul héritier...
MODESTE.
Seul et unique...
LE NOTAIRE.
« Collatéral...
MODESTE.
Mâle et direct...
LE NOTAIRE.
« A déjà mangé la succession de tous nos parents...
MODESTE.
Six... J’ai mangé six successions.
LE NOTAIRE, continuant.
« Et que je lui ai déjà donné plus que je n’ai reçu de ma famille, en payant ses dettes plusieurs fois...
MODESTE.
Trois... Il les a payées trois fois.
LE NOTAIRE, continuant.
« Attendu que ce qui me reste est le fruit de mon travail et de mes économies, que je n’en dois compte à personne...
MODESTE.
Qu’à moi.
LE NOTAIRE, continuant.
« Et que Modeste Ricart n’attend ce que je lui laisserai que pour le dissiper...
MODESTE.
C’est possible.
LE NOTAIRE, continuant.
« Je lui lègue, comme un dernier bienfait, la somme de 50 000 fr...
MODESTE.
Je n’en veux pas.
LE NOTAIRE, continuant.
« Dont il ne touchera que la rente, jusqu’à sa trentième année. »
MODESTE.
Hein ! jusqu’à... Ah çà ! c’est une indignité ! c’est du délire ; c’est du véritable délire... Mais cela ne m’étonne pas... le pauvre cher homme ! c’était un original... un pur original.
ADRIEN.
Monsieur, vous devez plus de respect à la mémoire de celui que nous pleurons.
MODESTE.
Eh ! parbleu ! pleurez, mon cher monsieur, pleurez ; vous êtes payé pour ça, et moi je ne suis pas payé pour rire, j’espère... 50 000 fr. ! et en rente encore.
ADRIEN.
Vous les refusez ?
MODESTE.
Je ne dis pas ça... J’y tiendrai, faute de mieux... Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Mes créanciers ne s’en contenteront pas... Que diable, monsieur, j’ai de l’ordre et des dettes... et je comptais sur cet héritage... C’était le dernier... C’est dans cette confiance que j’ai mangé les autres !... Mais je le toucherai :
Air : Voilà la manière.
Oui, cet héritage,
Mon dernier espoir,
Sans aucun partage
Je prétends l’avoir.
Malgré nos besoins,
Les oncles vivants nous désolent,
Et c’est bien le moins
Qu’après leur mort ils nous consolent !
S’il faut qu’on nous prenne
Jusqu’aux testaments,
Ce n’est pas la peine
D’avoir des parents !
Mais nous verrons, et s’il y a eu captation...
ADRIEN, très vivement.
Captation !
Il le prend par le bras.
ADÉLAÏDE.
Adrien.
LE NOTAIRE.
Messieurs.
ADRIEN, avec un calme forcé.
Monsieur Ricart.
MODESTE.
Modeste Ricart.
ADRIEN.
M. d’Hauterive ne voulait laisser sa fortune et son nom qu’à quelqu’un qui en fût digne... et son choix est un honneur dont je suis fier... Pour vous, par ses premières dispositions, il ne vous avait rien laissé... rien du tout.
MODESTE.
C’était ridicule.
ADRIEN.
Je commence à croire qu’il avait raison... C’est moi, dépositaire de ce premier écrit, qui l’ai supplié de le révoquer... par pitié pour vous.
MODESTE.
Monsieur...
ADRIEN.
Plaît-il ?
MODESTE.
Ne me serrez donc pas si fort.
ADRIEN.
Ce que je voulais, l’a fait... mais vous ne le devez qu’à moi... à moi seul.
MODESTE.
Laissez donc...
ADRIEN.
En voulez-vous la preuve ?
MODESTE.
Eh ! qu’est-ce que ça me fait ? Ce que je veux, c’est l’héritage... et je l’aurai... Justement, je déjeune ce matin avec des amis, des avocats... Ah ! mon Dieu ! j’oubliais, je les ai tous invités à déjeuner ici... pour faire connaissance avec ma salle à manger.
ADRIEN.
J’ai dit à Baschet d’exécuter vos ordres... Allez, monsieur, faites comme chez vous.
MODESTE.
C’est bien...
Revenant auprès du notaire.
Ah ! notaire, pour consulter, j’ai besoin du testament.
Il veut le prendre.
LE NOTAIRE.
Non pas... mais en voilà une copie que monsieur m’avait demandée.
MODESTE.
Je la prends... Quel coup de foudre ! une si belle succession !...
À Baschet, qui se trouve derrière lui, à sa gauche.
Allons, valet, conduis-moi dans ma salle à manger.
Modeste et Baschet entrent dans le salon à gauche. Adrien conduit le notaire, et le fait entrer dans la chambre à droite.
ADRIEN, revenant.
Eh mais ! qu’avez-vous donc ma mère ?
ADÉLAÏDE.
Je ne sais... Les menaces de ce jeune homme... Ah ! si ton père eût été ici... lui si vif, si violent...
ADRIEN.
Soyez donc tranquille.
ADÉLAÏDE.
Chut !... c’est lui.
Scène III
ADRIEN, ROGER, ADÉLAÏDE
ROGER.
Ah ! Vous voilà, vous autres !... Bonjour, femme ! bonjour, garçon. Où en sont les affaires ?... J’arrive un peu tard... mais dame ! voyez-vous... j’avais promis de poser une grille moi-même en personne... et comme je me suis dit : Parce qu’on a un fils qui hérite, on n’est pas dispensé de tenir ses promesses, et de faire sa besogne, n’est-ce pas donc, mon Adrien ?... T’es gentil ce matin...
ADÉLAÏDE.
Heureusement, cela n’a pas empêché les affaires d’avancer... Le notaire est là.
ROGER.
Ah çà, te voilà donc chez toi !... Tout ça t’appartient... tout... les meubles, la maison... belle propriété !... Et comme c’est soigné...
Allant à une porte.
Fameuse serrure, tout de même... c’est pas de la pacotille !... Et les réparations, ça me regarde, je m’en charge... parce que pour toi, je serai toujours serrurier... Ça fera des mémoires de moins... Et moi, vois-tu, ça m’entretiendra la main... Hein ! veux-tu me donner ta pratique ?
ADRIEN.
N’êtes-vous pas chez vous ?
ROGER.
Pas du tout... chacun chez soi... Tu seras riche, et moi je vivrai des épargnes que je te destinais... Me voilà rentier !
ADÉLAÏDE.
Tu es donc décidé à vendre ?
ROGER.
Air de Préville et Taconnet.
À Adrien.
Il le faut bien... C’est là que j’ t’ai vu naître...
À Adélaïde.
C’est là qu’vingt ans tu me rendis heureux...
À c’t’ atelier où je régnais en maître,
C’ matin encore en faisant mes adieux,
J’avais l’ cœur gros et des larm’s dans les yeux.
D’puis si longtemps qu’ nous travaillons ensemble,
Moi, mon enclum’, ma forge, mes outils,
Qui m’ont sout’nu, qui nous ont enrichis,
En les quittant, voyez-vous, il me semble
Que je m’ sépare de tous nos vieux amis !
Mais puisque tu le veux et lui aussi... D’ailleurs, quand on est avocat, qu’on a un train de maison et vingt mille livres de rente, on ne se soucie pas...
ADRIEN.
Ah ! mon père ! y pensez-vous ? Moi, rougir de votre état !
ROGER.
Oh ! non, je sais que tu es si bon pour nous, que tu nous aimes tant, et si l’un de nous deux a de l’orgueil, c’est moi !... Ce matin encore je m’arrêtais chez tous les voisins, à toutes les boutiques... Il fallait entendre comme ils faisaient ton éloge, comme ils me portaient envie... « Êtes-vous heureux, père Roger, qu’ils me disaient... Êtes-vous heureux d’avoir un fils si gentil, si avenant pour tout le monde... Vous lui avez donné de l’éducation ; ça vous a coûté cher, c’est vrai ; mais « aussi, comme ça lui a profité !... De l’esprit, et pas de vanité, des talents, et ce qui vaut mieux, du cœur, morbleu !... » Dame ! c’est qu’il y a de l’honneur là dedans ; c’est dans le sang.
Air de Une heure de Mariage.
C’t’ honneur que mon pèr’ m’a transmis,
Et qui fut son seul héritage,
J’ai su le transmettre à mon fils...
En rester là, ce s’rait dommage.
À présent, il doit t’arriver
Une femme bonne et gentille...
Et puis... un fils... pour conserver
Tout’s les vertus de la famille.
C’est-à-dire que, pour commencer par le commencement, il faut te marier... Moi d’abord, il me manque quelqu’un... il me semble que nous ne sommes pas au grand complet.
ADÉLAÏDE.
Eh bien, rassure-toi, nous avons vu tout à l’heure, ici, quelqu’un.
ROGER.
Bah ! et qui donc ?
ADÉLAÏDE.
Mademoiselle Pauline.
ROGER.
Comment ! cette demoiselle de Marseille dont tu nous parlais toujours ?
ADRIEN.
Elle est ici avec sa mère... Jugez de mon bonheur.
ROGER.
Et du mien donc...
ADRIEN.
En l’aimant, il me semble que j’obéis encore à mon bienfaiteur... Il avait deviné notre amour ; il prenait plaisir à l’encourager.
ROGER.
Brave homme ! il pensait à tout... C’était mon avocat, mon conseil...Il venait chez nous en ami... Quand je me rappelle comme il suivait ton éducation, tes progrès ! comme il t’aimait ! et tu le lui rendais bien !... Ah çà, elle est jolie, n’est-ce pas ?... Je m’en rapporte, tu t’y connais... absolument comme moi... et riche ?
ADRIEN.
Oh ! non, mon père.
ROGER.
Eh bien, qu’est-ce que ça fait ? tu feras comme moi... je n’y ai pas regardé. Lorsqu’à ton âge, déjà soutenu par mon travail, je rencontrai une pauvre jeune orpheline sans appui, sans autre bien qu’une gentillesse, une bonté qui me la faisaient chérir, je ne lui demandai pas : Êtes-vous riche ?... mais : Voulez-vous de moi ?... Elle y consentit... et ce fut à moi d’être fier... car elle tenait à une famille qui pouvait l’être... Elle avait reçu de l’éducation... elle avait le ton, les manières d’une belle demoiselle, et je n’étais qu’un ouvrier. Et si j’ai eu de l’ambition dans ma partie, si je suis devenu un mécanicien habile, estimé... c’est à elle que je le dois, à l’orgueil qu’elle m’a donné... Que Pauline te rende heureux comme moi, voilà tout ce que je te souhaite... Toi, de ton coté, sois toujours bon, confiant, pas soupçonneux... pas jaloux surtout... ça fait bien du mal... Je sais ce que c’est.
ADÉLAÏDE.
Oui, ton père a raison... Moi, j’ai connu quelqu’un que ça a rendu malheureux... Un brave homme, un peu vif, un peu colère, et qui n’est pas trop changé.
ROGER, à demi-voix.
Femme !...
ADÉLAÏDE, de même, lui serrant la main.
Sois tranquille, je ne le nommerai pas.
Haut.
Il était jaloux... jaloux !...
ROGER.
C’est vrai ; pour un mot, pour un rien, quoi !... il osait soupçonner la femme la plus douce, la plus... c’est-à-dire, elle était bien un petit brin coquette... et même, il n’y a pas encore bien longtemps...
ADÉLAÏDE, à demi-voix.
Roger !...
ROGER, de même.
Sois tranquille, je ne la nommerai pas.
Scène IV
ADRIEN, ROGER, ADÉLAÏDE, BASCHET
BASCHET, entrant vivement.
Monsieur, monsieur.
ROGER.
Qu’est-ce qu’il veut, ce grand escogriffe ?
BASCHET.
Ce grand... permettez...
ADRIEN.
Que veux-tu ?
BASCHET.
C’est ce papier que le notaire vous envoie.
ADRIEN.
Je sais ; la requête au garde des sceaux, pour joindre à mon nom celui de mon bienfaiteur.
Il s’assied pour lire le papier. Baschet passe à la gauche d’Adélaïde.
ROGER.
Ah ! oui ; une clause du testament... La drôle d’idée... c’est pourtant un joli nom que le mien, Roger... Mais M. Roger d’Hauterive, ça résonne mieux.
ADÉLAÏDE, à Baschet.
Et dites-moi, mon ami, que fait à présent cet héritier, ce collatéral ?
BASCHET.
M. Modeste ?... il déjeune, et ferme... toujours la bouche pleine... Il a trouvé justement du vin de son pays, et il le fête en compatriote... ce qui ne l’empêche pas de pester contre M. Adrien.
ROGER, avec colère.
Hein ! qui est-ce qui se permet ?... parler mal de mon Adrien !...
ADÉLAÏDE, le retenant.
Allons, te voilà parti !... toujours mauvaise tête !...
ROGER.
Toujours !... Tiens... parce que mon fils est riche, on l’insultera !... Non, morbleu ; je suis là... M. d’Hauterive lui a laissé son bien et son nom... Pourquoi ?... Je n’en sais rien... rien du tout... C’est égal, il a bien fait ça ne pouvait pas mieux tomber... Mais il ne faut pas croire que sans cette fortune mon Adrien aurait manqué... Depuis vingt-trois ans que je travaille, il n’y a pas de jour qui n’ait apporté quelque chose à l’épargne... à son intention !... Ça a grossi, ça a fait la pelote. Aujourd’hui, j’attends ici un confrère, un bon ouvrier, qui m’offre du fonds et de la maison 60000 fr. en bonnes valeurs... Tout ça était pour lui... Mille écus de rente ; et morbleu avec mille écus...
BASCHET.
On n’a pas de domestique.
ROGER.
Hein ! tu dis...
BASCHET, reculant.
Pardon...
À Adrien.
Le notaire attend.
ADRIEN.
C’est bien... j’y vais... Venez, ma mère, vous avez quelques ordres à donner... et puis il faut continuer l’inventaire.
ROGER.
Tiens, à quoi bon ?
ADRIEN.
Que sais-je... tout ici ne m’appartient peut-être pas ?
BASCHET, passant à la droite d’Adrien.
C’est juste ; monsieur, je vous préviens qu’il y a dans le cabinet de feu monsieur, un petit coffre qu’il a fait mettre de côté, pour une personne...
À demi-voix.
pour une femme, je crois.
ADRIEN.
C’est bien... c’est bien... voilà ce qu’on ne vous demande pas... Venez-vous, ma mère ?
À Roger.
Adieu.
Bas à Baschet, en sortant.
Je n’aime pas les bavards...
Il sort par le fond avec Adélaïde.
Scène V
ROGER, BASCHET
BASCHET, à part.
Ça n’est pas habitué à avoir des domestiques, ces gens-là...
ROGER.
Allons, de mieux en mieux ! une fortune, un mariage... que de bonheur pour mon Adrien !... et quand je pense qu’au lieu d’un enfant j’en aurai deux... Qu’est-ce que je dis donc ?... Et les petits-enfants... Ah ! d’abord, c’est qu’il m’en faut, j’y tiens, et j’en aurai... parce que les Roger... enfin, suffit.
À Baschet, qui le regarde.
Eh bien, mon vieux Baschet, qu’est-ce que tu dis ?
BASCHET.
Ma foi, monsieur, je dis comme ça que vous gagnez à être connu... Parce qu’au premier abord, on vous croirait un peu brusque, un peu dur.
ROGER.
Dame ! mon vieux, quand on a été toute sa vie face à face avec une enclume... Mais patience... je m’habituerai à être riche... Eh ! mon Dieu ! ça viendra peut-être trop vite. Pourvu que la fumée ne me porte pas à la tête !... Heureusement le serrurier serait toujours là.
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
Dans ces salons où d’orgueil on suffoque,
J’ verrais sourire un voisin délicat,
D’un mot douteux, d’un’ parole équivoque,
Qui s’sentirait de mon premier état.
Tant mieux, morbleu ! car j’y tiens et pour cause ;
À voir le ton de plus d’un enrichi,
On a besoin que d’temps en temps quelqu’chose,
Vienn’ vous rapp’ler d’où vous êtes parti.
Mais je prendrai de bonnes... manières. Avec les conseils de mon fils... et de sa mère... elle s’y connaît ! Elle peut tenir le salon de son fils !
BASCHET.
C’est ça... On aidera monsieur... Moi, par exemple, qui ai toujours servi des gens comme il faut...
ROGER, un peu piqué.
Toi !...
BASCHET.
Oui, j’ai toujours servi...
ROGER.
J’entends bien... Alors, tu vas me servir... Je n’ai rien pris de la matinée... J’ai le gosier sec... donne-moi un verre de vin, mon vieux.
BASCHET.
Un verre de vin... Ah ! fi ! un bourgeois !
ROGER.
Comment ! est-ce que les bourgeois ne boivent pas, quand ils ont soif ?
BASCHET.
Ce n’est pas cela... On demande une bouteille... c’est plus honnête.
ROGER, s’asseyant.
Ah ! c’est juste... ça vaut mieux... va pour la bouteille... Une bouteille, s’il vous plaît.
BASCHET.
Très bien... voilà comme vous pouvez dire : « Baschet, montez du Mâcon... ou bien du Bordeaux. » Enfin ce qui vous fait plaisir... Je suis là pour faire ce que vous ordonnez.
ROGER.
Au fait, c’est très commode.
BASCHET.
Et supposez que je ne sois pas là... Vous sonnez.
Il lui montre une sonnette.
ROGER.
Parbleu ! je connais ça... J’en ai assez posé.
BASCHET.
C’est juste... J’arrive... Monsieur a appelé ?... monsieur désire-t-il du madère et un biscuit ?
ROGER.
Non, non... j’aimerais mieux une croûte de pain et du bourgogne.
BASCHET.
Très bien.
Scène VI
ROGER, BASCHET, MODESTE, sortant de l’appartement à gauche
Pendant cette scène, Baschet va et vient.
MODESTE, un papier à la main.
Adieu, vous autres, adieu !... Moi, j’ai de la peine à m’en aller... à quitter cette maison qui devait être à moi... Une maison où l’on déjeune si bien.
ROGER, bas à Baschet.
Qu’est-ce que c’est que ce mirliflore ?
BASCHET, de même.
M. Modeste, l’héritier manqué.
Il sort.
MODESTE.
Cinquante mille francs, c’est quelque chose, surtout quand on n’a rien !... Mais quand je pense que ce testament est bon... Ils me l’ont prouvé, les amis... Il sera bien difficile de le faire casser.
ROGER.
C’est vexant !
MODESTE.
Qu’est-ce qu’il dit celui-là ?
ROGER.
Je dis que c’est vexant.
MODESTE.
Je crois bien... Voir passer toute sa fortune... car c’est ma fortune... à un petit avocat qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam.
ROGER.
Monsieur, apprenez que...
MODESTE.
Allons donc... ça ne vous regarde pas, bonhomme.
ROGER.
Ça ne me regarde pas... c’est-à-dire...
MODESTE.
Et quand on sait le motif d’une pareille conduite...
ROGER.
Le motif !...
MODESTE.
Motif honteux, indécent... D’abord je tiens aux mœurs, je suis pour les mœurs... Ce n’est pas pour moi... oh ! mon Dieu ! mais pour les autres.
Baschet met un plateau avec une assiette, une bouteille et un verre sur la table, et sort.
ROGER.
Ah çà ! qu’est-ce qu’il a donc avec ses mœurs ?... Est-ce qu’on en manque ?
MODESTE.
Quelquefois, bonhomme !... Vous êtes du peuple, vous... Vous en avez... Le peuple en a toujours, c’est convenu... mais un avocat peut en manquer... Demandez...
ROGER.
Comment ! Adrien...
MODESTE.
Eh ! je ne parle pas d’Adrien... je parle du cousin d’Hauterive... Je le respecte ; certainement, je le respecte beaucoup... mais c’était un homme profondément immoral !... Quand ce ne serait que la cause du testament...
ROGER.
La cause !... C’est vrai que je ne la connais pas... et même je n’ai jamais pu comprendre... mais c’est égal, je suis sûr que c’était un honnête homme...
MODESTE.
Oh ! un honnête homme !... vous n’êtes pas du quartier.
ROGER.
Pas tout à fait.
MODESTE.
Ni moi non plus ; je suis de Beaune, département de la Côte-d’Or... Mais j’ai interrogé... Eh bien, allez demander des renseignements sur toute cette intrigue.
ROGER.
Une intrigue !... quelle intrigue ?
MODESTE.
Parbleu ! vous croyez peut-être qu’on va donner sa fortune au premier venu, pour le plaisir de dépouiller un parent... un héritier mâle et direct.
ROGER.
Mais enfin, monsieur, qu’est-ce donc ?
MODESTE.
C’est bien simple... On veut avantager un enfant hétérodoxe ; on dit c’est un étranger, c’est un simple étranger, parce qu’on ne peut pas dire le mot...
ROGER.
Quel mot ?
MODESTE.
Le Code est précis.
Air de l’Artiste.
La loi défend qu’on donne
À l’enfant naturel,
Les biens qu’elle abandonne
À l’étranger...
ROGER, stupéfait.
Ô ciel !
MODESTE.
Je vois votre surprise ;
Vous pensez, comme moi,
Que c’est une bêtise ;
C’est l’esprit de la loi...
Si c’est une bêtise,
C’est l’esprit de la loi.
Et si nous prouvons que cet étranger est un enfant naturel... qu’est-ce que je dis donc ?... un enfant adultérin... je pourrais même dire incestu...
ROGER, violemment.
N’achevez pas.
MODESTE.
Cela saute aux yeux tout de suite... Voilà le mystère... Demandez dans tout le quartier...
ROGER.
Dans tout le quartier !... Ils disent...
MODESTE.
Vous êtes donc bouché, brave homme... Ils disent que le cousin d’Hauterive vivait mal avec sa femme... qu’il avait des maîtresses... et que la mère du jeune homme...
ROGER, lui saisissant le bras.
Misérable !... pas un mot de plus...
MODESTE.
Ah çà ! ils me casseront les bras aujourd’hui, ces gens-là... Ils ont des mains... Mais...
ROGER.
Pas un mot... Ah ! c’est affreux ! c’est infâme !... Sors, va-t’en, ou je ne réponds pas de ma fureur...
Le retenant.
Mais non, écoute... Ce que tu m’as dit là, si tu oses le répéter... souviens-toi bien que tu ne mourras que de ma main.
MODESTE.
Qu’est-ce qu’il a donc ?... Qu’est-ce qui lui prend ?... Permettez...
ROGER.
Sors, te dis-je... Voici l’escalier... dépêche-toi... ou je te fais descendre par la fenêtre.
MODESTE.
Par exemple !
ROGER.
Va-t’en... Mais va-t’en donc.
Modeste sort.
Scène VII
ROGER, seul
Ah ! qu’il m’a fait de mal !... quelle sottise ! quel mensonge ! Car c’est un mensonge !... Mon Adrien !... à qui depuis vingt-trois ans j’ai consacré toutes les années, toutes les heures, tous les moments de ma vie... Lui que je nommais avec orgueil... mon fils ! mon sang !... Allons donc, je n’y crois pas ; j’ai eu tort de m’emporter... Parbleu ! ce jeune homme... il n’hérite pas... il enrage...
Il se verse à boire.
Oui, il enrage !...
Il boit.
Voilà tout... Et le conte qu’il débite...
Se levant.
À la bonne heure, mais ce conte, ce n’est pas lui qui l’a fait... c’est tout le quartier... Il me l’a dit... et si c’était vrai... si Adélaïde... Adélaïde...
Cherchant à se calmer.
Eh bien ! quoi ? que m’importe ?... Si elle a été coupable, je le saurai, je la quitterai... Tout sera fini... Mais, du moins, mon fils me restera pour me consoler... Mon fils...
Devenant rêveur.
Mon fils... Et ce M. d’Hauterive aussi l’appelait son fils... Oui, je me souviens, c’était son fils... son enfant chéri... il ne pouvait le quitter... il était là... toujours là... Et plus tard, comme il jouissait de ses succès, de ses triomphes !... comme il l’aimait ! Ah ! pas autant que moi... C’est impossible... Moi seul j’avais un cœur de père... Et le cœur ne se trompe pas... Non, non, chassons ces idées... elles sont affreuses.
Il s’assied auprès de la table à gauche.
Scène VIII
BASCHET, ROGER
BASCHET.
Eh bien, monsieur Roger, où en sommes-nous ? La bouteille...
ROGER, avec distraction.
La bouteille... Ah ! oui.
BASCHET.
Il m’avait semblé entendre...
ROGER.
Quoi donc ? j’étais seul... Verse-moi boire.
BASCHET.
Avec plaisir... C’est du Beaune tout pur.
ROGER.
Merci, mon vieux... Belle couleur...
Repoussant son verre.
Ah ! je n’ai plus soif...
BASCHET.
C’est singulier... il est excellent... M. d’Hauterive n’en buvait jamais d’autre... Et je crois que c’est ce qui le rajeunissait.
ROGER, le regardant.
Ah ! M. d’Hauterive...
BASCHET.
Dame ! c’était un joyeux compère qui aimait le bon vin, et les jolies femmes...
ROGER.
Les jolies femmes ?
BASCHET.
Il les adorait.
ROGER, s’efforçant de sourire.
Oui, je me souviens, il y a longtemps que tu es à son service.
BASCHET.
Nous avons vieilli ensemble.
ROGER.
Il te parlait souvent de mon fils ?
BASCHET.
Oh ! toujours... il l’aimait tant.
ROGER.
Oui... il l’aimait.
BASCHET.
Comme son propre enfant...
Mouvement de Roger.
Et c’était bien naturel.
ROGER, se levant.
Comment ?
BASCHET.
Son mariage avait été si malheureux... pas d’enfant et une femme dont il s’était séparé... Avec ça qu’il n’avait qu’un parent, ce M. Modeste, qui ne venait jamais à Paris que lorsqu’il n’avait pas le sou... Aussi, monsieur, pour se consoler, se cherchait une famille ailleurs... chez vous, par exemple... Votre fils était le sien... ou c’est tout comme... et la preuve, c’est cet héritage.
ROGER, avec inquiétude.
Cet héritage ?... Qu’est-ce que tu en penses, toi ? Qu’est-ce qu’on t’en a dit ?
BASCHET.
Tiens, que monsieur était libre... qu’il pouvait disposer de son bien, et qu’il a eu raison de se choisir pour héritier un brave jeune homme qui fera honneur à sa fortune.
ROGER, avec joie.
C’est vrai... Voilà ce qu’il a pensé... C’était un honnête avocat ?... Il en avait le droit, n’est-ce pas ? et puis, quand on n’a pas d’enfant à soi...
BASCHET.
Eh ! eh ! je n’en aurais pas répondu !... et je croyais bien que quelque jour... Écoutez donc, le défunt n’a pas toujours eu cinquante-six ans et la goutte.
ROGER.
En effet, on dit que dans son temps il avait eu quelques intrigues.
BASCHET, d’un air mystérieux.
Beaucoup... beaucoup d’intrigues... Et tenez...
Air : Voulant par ses œuvres complètes.
Souvent dans cett’ chambre discrète
Il s’enfermait pour travailler.
Mais l’amour y v’nait en cachette...
Montrant une petite porte à droite.
Témoin ce petit escalier.
C’est par là, vous pouvez m’en croire,
Que plus d’une belle, en procès,
A passé... pour payer des frais
Qui n’étaient pas sur le mémoire.
ROGER, se rapprochant.
Oui... il te contait cela à toi ?... Il te faisait ses confidences... il te disait...
BASCHET.
Exactement rien... Il était très cachottier... pas bavard du tout... ce qui m’a toujours étonné, parce qu’un avocat...
ROGER.
À la bonne heure... mais un domestique adroit et intelligent... finit toujours par apprendre... avec de l’esprit...
BASCHET.
Vous êtes trop bon... Aussi je savais bien à peu près quand ces dames... Il y en avait une surtout, qui datait de mon temps. Il y a près de vingt ans...
ROGER.
Une maîtresse ?
BASCHET.
Oui...
ROGER, vivement.
Tu l’as vue ?
BASCHET.
Jamais... Mais la vieille Catherine m’a dit que c’était...
ROGER, vivement.
Une grande dame !...
BASCHET.
Non, au contraire.
ROGER.
La femme d’un avocat... C’est tout simple... Entre confrères...
BASCHET.
Du tout, du tout... Une petite bourgeoise...
ROGER.
Bah !
BASCHET.
Il y avait du mystère... Vous concevez... une femme mariée.
ROGER.
Une femme mariée !...
BASCHET.
Charmante... On l’avait sacrifiée...
ROGER, se détournant avec émotion.
Ah !
BASCHET.
Il paraît que c’était un amour... solide, qui a tenu jusqu’à la fin... Et même... comme je vous disais... je n’aurais pas répondu des suites... Parce qu’un jour que monsieur était triste, rêveur... ça lui arrivait souvent... il laissa échapper quelques mots que je n’écoutais pas... mais que j’entendais fort bien... « Un enfant ! qu’il disait ; un enfant ! et ne pouvoir le reconnaître !... »
ROGER.
Hein !
BASCHET.
« Ne pouvoir lui laisser mon nom. Mais peut-être... »
ROGER, avec impatience.
Peut-être !... Eh bien... parle donc, achève.
BASCHET.
Voilà tout... Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc ?
ROGER, se contraignant.
Moi ? rien... Qu’est-ce que j’aurais ? que veux-tu que j’aie ?... Je n’ai rien... Laisse-moi...
Montrant la table.
Emporte tout cela...
À part.
C’est fini !... Femme, enfant, bonheur... plus rien.
Il fond en larmes.
BASCHET, l’observant.
C’est étonnant ! le voilà tout bouleversé.
Scène IX
ROGER, ADRIEN, BASCHET
ADRIEN.
Baschet.
BASCHET.
Monsieur.
ROGER.
C’est lui !
Il se détourne.
ADRIEN.
Voyez... on a besoin de vous pour quelques renseignements...
BASCHET.
J’y vais, monsieur.
Il sort.
ADRIEN, venant à son père.
C’est à propos de ce coffret sur lequel il se trouve une carte avec ces mots : « Pour remettre « à sa mère. »
ROGER, se ranimant.
Ah !
ADRIEN.
La mère de qui ? Le notaire interroge, nous le saurons. Mais, venez, mon père, il nous faut aussi votre signature.
ROGER.
Ma signature ?... Et pourquoi ?
ADRIEN.
Eh oui, sur la requête au garde des sceaux, pour ajouter à mon nom celui de M. d’Hauterive.
ROGER, avec violence.
Son nom !... jamais !
ADRIEN.
Mais les termes du testament...
ROGER.
Jamais !... Ce dernier coup me manquait encore ! Maintenant, plus de doute... Ils veulent me faire signer !... à moi, à moi-même... ma honte et mon déshonneur... Jamais !... ne l’espérez pas.
ADRIEN.
Mais ce nom qui s’ajoute au vôtre est honorable...
ROGER.
Et le mien !
Air : Un page aimait la jeune Adèle.
Ce nom dont je suis fier encore,
Rougiriez-vous de le porter ?...
Depuis vingt ans ma probité l’honore ;
Avec orgueil je l’entends répéter !
Pour m’ennoblir il suffit qu’on me nomme !
Et croyez-moi, l’on a beau le prôner,
L’ nom qui s’ajoute au nom d’un honnête homme,
R’çoit plus d’honneur qu’il ne peut en donner...
ADRIEN.
Grand Dieu ! qu’avez-vous ?... Ce langage... vos traits sont altérés... Vous souffrez ?...
ROGER.
Je souffre... Adrien... va-t’en... Laisse-moi ; ta vue me fait mal...
ADRIEN.
Qu’est-ce donc ? Quel secret me cachez-vous ? Est-ce une injure à punir ? un malheur à réparer ? Parlez... Tout est à vous... mes jours, ma fortune...
ROGER.
Ta fortune ! non, non... Elle me fait horreur.
ADRIEN.
Mon père !
ROGER.
Ton père ! malheureux ! ton père... Si je ne l’étais pas.
ADRIEN, reculant d’effroi.
Ciel !... que dites-vous ?
ROGER.
Maintenant ce n’est plus un mystère... C’est tout simple, il t’aimait tant lui... Et ces biens qu’il te laisse... ce nom qu’il t’ordonne de porter.
ADRIEN, se jetant dans ses bras.
Mon père ! quelle affreuse pensée ! Oh ! ne parlez pas ainsi... Croyez-en votre cœur... celui de votre fils.
ROGER.
Mon fils !... Répète encore... mon fils... Ah ! je ne puis renoncer à ce nom qui faisait ma gloire et mon bonheur... J’étais fier de le prononcer... Mon fils...
Il l’embrasse.
Oui, tu le seras toujours... Rien ne pourra nous séparer... Quittons ces lieux, où tant de regards me feraient rougir... Viens avec moi, partons !
ADRIEN.
Et ma mère ?
ROGER, le repoussant avec colère.
Ta mère... ah ! jamais !... qu’elle tremble, au contraire !
ADRIEN.
Grand Dieu !
BASCHET, entrant.
Monsieur.
Il porte un petit coffre.
ADRIEN.
Que cherchez-vous ici ?
BASCHET.
C’est ce petit coffre que le notaire vous envoie, en attendant qu’on le réclame.
ADRIEN.
C’est bien ; portez-le dans ma chambre.
ROGER.
Non... là...
À demi-voix.
Ce coffret, c’est pour elle... Je veux savoir ce qu’il contient.
BASCHET, le posant sur la table.
Est-il intéressé !
ADRIEN.
Ce qu’il contient, mon père ?...
ROGER.
Je le veux... entends-tu ?
ADRIEN.
Mais il est fermé.
ROGER.
Je l’ouvrirai.
ADRIEN.
Y pensez-vous ?
BASCHET.
Mon Dieu ! c’est bien simple... La garde, qui a tout vu, m’a dit que c’étaient des lettres... un portrait de femme...
ADRIEN.
Taisez-vous...
BASCHET.
Et même que...
ADRIEN.
Taisez-vous donc, ou je vous chasse... Mon père, songez-y bien... c’est contre l’honneur !... Trahir un secret, qui n’est ni le vôtre, ni le mien !... Les derniers vœux d’un mourant sont sacrés.
ROGER.
Je l’ouvrirai, te dis-je... Mes outils sont ici, à deux pas. Je saurai tout... je veux confondre, accabler la coupable... et, la preuve de son crime à la main, lui dire...
Scène X
ROGER, ADRIEN, BASCHET, ADÉLAÏDE, sortant de la chambre à gauche
ADÉLAÏDE.
Eh bien... vous ne venez pas ?
ROGER, hors de lui.
Enfin, c’est elle ; je puis...
ADRIEN, le poussant vers la porte.
Ah ! de grâce !...
ROGER.
Non, laisse-moi... Je veux...
ADRIEN.
Un domestique... Mon père... Ah ! sortez.
ADÉLAÏDE, avec surprise.
Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?
ROGER, toujours poussé par Adrien.
Je reviens... Je saurai tout.
ADRIEN.
Mon père !...
Il a poussé jusqu’à la porte Roger, qui sort dans le plus grand trouble.
BASCHET, les observant.
Il y a quelque chose... c’est sûr !...
Adrien lui montre la porte de gauche. Il sort.
Scène XI
ADÉLAÏDE, ADRIEN
Adrien regarde sa mère, et se cache la tête dans ses mains.
ADÉLAÏDE.
Qu’est-ce que cela signifie ?... Je ne puis comprendre...
ADRIEN.
Oh ! c’est horrible !
ADÉLAÏDE.
Mon ami, apprends-moi donc... Oh ! mon Dieu ! comme tu es pâle...
Elle lui prend la main.
Tu trembles... Adrien !... Que s’est-il donc passé ?... Ton père était ici, avec toi... En sortant, il me jetait des regards menaçants.
ADRIEN.
Ah ! oui ; il souffre... Il est bien malheureux.
ADÉLAÏDE.
Lui ! Où est-il ? Je cours le rejoindre.
ADRIEN, la retenant.
Gardez-vous-en bien... Il faut le fuir, au contraire.
ADÉLAÏDE.
Et pourquoi ?... Ton père...
ADRIEN.
Vous m’avez dit... car c’est de lui que vous parliez... vous m’avez dit qu’il était violent... jaloux.
ADÉLAÏDE.
Jaloux !... Oh ! oui...Il l’a été... Il m’a fait verser bien des larmes...
ADRIEN.
Eh bien, ma mère, s’il l’était encore ?
ADÉLAÏDE.
Jaloux !... Et de quoi ? grand Dieu !
ADRIEN.
Du passé, peut-être.
ADÉLAÏDE.
Que dis-tu ?
ADRIEN.
Je ne sais quelles idées perfides on a jetées autour de lui. Mais il accuse...
ADÉLAÏDE.
Qui ? moi ?... Adrien, tu n’oses lever les yeux... Il m’accuse, et toi aussi.
ADRIEN.
Jamais, jamais... Coupable, vous... Oh ! non... je ne le pense pas... Je ne l’ai jamais pensé, ma mère. La conduite de toute votre vie... le respect de tous ceux qui vous connaissent... et en ce moment encore, ce calme... ce regard indigné !... Ah ! je verrai mon père... Et cette fortune qui a fait notre malheur... dussé-je y renoncer...
ADÉLAÏDE.
Air de Téniers.
Ciel ! que dis-tu ? Je ne puis te comprendre...
Cette fortune... Achève donc !
ADRIEN.
Hélas !
Je ne le puis !
ADÉLAÏDE.
Mais pourquoi t’en défendre ?
Parle !...
ADRIEN.
Jamais ! ne m’interrogez pas !
Non ! c’est encor le secret de mon père,
Et ce soupçon... qui vient le déchirer...
Quand il s’agit de l’honneur d’une mère,
Au cœur d’un fils ne peut jamais entrer !
ADÉLAÏDE.
C’en est trop ! Je veux tout savoir... je l’exige... Dis-moi...
ADRIEN.
Rien, ma mère... rien.
ADÉLAÏDE.
Adrien.
ADRIEN.
Non... Plutôt mourir... Adieu.
Il va sortir.
ADÉLAÏDE.
Tu sors.
ADRIEN, se retournant.
Adieu.
ADÉLAÏDE.
Mon fils.
ADRIEN, se jetant dans ses bras.
Ma mère.
Sortant précipitamment.
Oh ! non, non, c’est impossible !
Scène XII
ROGER, ADÉLAÏDE
ADÉLAÏDE, seule.
Je ne puis m’expliquer ce trouble, ces larmes... Quoi ! Roger, après vingt-quatre ans de bonheur... Ah ! c’est lui.
ROGER, entrant dans le plus grand trouble, des outils à la main, sans la voir.
Me voilà !... Je reviens... Je saurai enfin...
Il la voit et s’arrête.
Vous, ici !
ADÉLAÏDE.
Roger.
ROGER.
Que faisiez-vous là... seule, près de ce coffret ?... Vous l’avez ouvert ?
Il passe à gauche près du coffret.
ADÉLAÏDE.
Moi ? et pourquoi donc ?... En ai-je le droit ?... Voyez le scellé.
ROGER.
Oui. C’est à moi... à moi seul. Je l’ouvrirai... je saurai.
ADÉLAÏDE.
Roger, mon ami... quels sont ces soupçons, ces chagrins ?... Je veux les connaître, les calmer...
ROGER.
Vous !... Laissez-moi, sortez.
ADÉLAÏDE.
Ne puis-je lire dans le cœur de mon mari, de mon fils ?... Ne suis-je plus de la famille ?
ROGER.
De la famille ?... Ah ! si fait, vous en êtes... Vous y avez porté le trouble, le désespoir, la honte.
ADÉLAÏDE.
Moi ? Oh ! tu ne le crois pas... Quels regards ! tu me fais peur.
ROGER, avec amertume.
Adélaïde... Vous étiez belle ; un air distingué... Quand vous sortiez, tous les regards étaient pour vous...
ADÉLAÏDE.
Je ne m’en apercevais pas.
ROGER.
Oh ! je sais bien... Les femmes ne s’en aperçoivent jamais, les maris non plus... ordinairement. On s’attachait à vos pas !...
ADÉLAÏDE.
Pouvais-je l’empêcher ?
ROGER, avec colère.
Je l’ai bien empêché, moi !... Et tous ces gens qui venaient chez vous... que vous reteniez... Oh ! ils étaient aimables ! et moi je n’étais qu’un pauvre ouvrier... toujours au travail pour vous faire vivre... pour payer votre toilette.
ADÉLAÏDE.
Roger !
ROGER.
Un homme sans éducation vous faisait rougir... vous, élevée comme une belle demoiselle.
ADÉLAÏDE.
Ah ! mon ami... tais-toi... tais-toi... Pourquoi ces souvenirs ? Pourquoi me rappeler que ta jalousie a troublé si souvent notre ménage ?
ROGER.
Ma jalousie ! J’avais tort, n’est-ce pas ? Mais oui, j’avais tort... Ceux que j’accusais, que je détestais... ce n’étaient pas eux ; c’était un autre... un autre... Ah ! l’infâme !
ADÉLAÏDE.
Je ne te comprends pas.
ROGER.
Je sais tout... J’ai tout découvert ; ils m’ont tout dit... Et tout à l’heure, quand je revenais, à travers ce quartier et les gens qui l’habitent, il m’a semblé les voir... Je les ai vus... ils étaient tous sur leurs portes... ils regardaient... Oh ! c’était moi... Ils causaient entre eux... En souriant... ils me montraient du doigt... Oh ! oui, j’en suis sûr... Ils avaient l’air de dire avec mépris : « Le voilà, c’est lui, le père de ce jeune homme qui hérite... C’est-à-dire son père... son père...
Étouffant ses sanglots.
C’est le prix de sa honte. »
ADÉLAÏDE.
Que dis-tu ?... La honte, à toi !
ROGER.
Oui, c’est là mon supplice !... Rougir !... Non pas devant vous !... C’est à vous à rougir devant moi.
ADÉLAÏDE.
Je ne crains rien... Songes-y donc... Ton fils...
ROGER.
Mon fils !... Il ne l’est pas.
ADÉLAÏDE.
Insensé.
ROGER.
Laissez-moi, sortez... Je veux être seul.
ADÉLAÏDE.
Moi, sortir !... Te laisser ! lorsque d’injustes, d’horribles soupçons...
ROGER.
Quand je vous dis que je veux être seul... Entendez-vous, seul... À l’instant... Je le veux !
ADÉLAÏDE.
Mon ami !
ROGER, la prenant par le bras.
Sortez.
ADÉLAÏDE.
Roger, vous me faites mal.
ROGER.
Mais sortez donc !
ADÉLAÏDE.
Je m’en vais... je m’en vais... Ah ! vous n’aviez pas encore porté la main sur moi...
Elle va jusqu’à la porte de gauche ; elle se retourne d’un air suppliant. Roger lui fait signe impérieusement de sortir. Elle sort.
Scène XIII
ROGER, seul
Elle pleure ; elle est malheureuse ! Malheureuse !... Ah ! cent fois moins que moi. Et pourtant je ne suis pas coupable... Coupable ! Oh ! oui, elle l’est... Les preuves sont là. Il faut que je sache... que j’ouvre...
Il s’approche du coffret, ses outils à la main. Il met un instrument dans la serrure.
Comme la main me tremble... Que vais-je faire ? trouver là peut-être ce qui doit m’enlever ma dernière espérance... Je devrais plutôt... Mais si j’y renonce, le soupçon en sera-t-il moins là, dans ma poitrine, qu’il brûle, qu’il déchire... Je souffre tant... je perds la raison... Je suis fou ! Ah ! je ne puis vivre ainsi... prolonger ce supplice, ces tortures !... Non, non... ouvrons... Un coup de couteau, tout de suite, bien dans le milieu du cœur !... Ouvrons !... Et quand je devrais briser cette cassette.
Il cherche à forcer la serrure. Adrien paraît.
Elle résiste... Eh bien !...
Il prend son marteau.
Scène XIV
ROGER, ADRIEN
ADRIEN, s’élançant, et jetant sur la table des papiers qu’il tient à la main.
Grand Dieu ! que faites-vous ? arrêtez !
ROGER.
Que voulez-vous ? va-t’en, va-t’en !
ADRIEN, mettant la main sur le coffret.
Non, je ne le souffrirai pas... Mon père, je vous en supplie.
ROGER.
Va-t’en !... je ne te connais plus ! je ne me connais plus moi-même... Laisse... laisse donc...
ADRIEN, arrachant le coffret.
Jamais... Je vous sauve l’honneur... C’est un crime.
ROGER, levant son marteau sur Adrien.
Misérable !
ADRIEN, se précipitant à son cou.
Mon père !
Roger laisse échapper son marteau.
Scène XV
ROGER, ADRIEN, BASCHET
BASCHET, entrant.
Monsieur.
ADRIEN, se remettant.
Ah !
ROGER, accablé, à part.
Malheureux ! quelle pensée j’ai eue là.
ADRIEN.
Qu’est-ce ?... que me voulez-vous ?
BASCHET, les observant, tout tremblant.
Le notaire vous prie de parapher les papiers qu’il vous a remis... Il les prendra avant de partir... parce qu’il en a besoin pour le testament.
ROGER, vivement.
Le testament !
ADRIEN, lui remettant un papier.
Le voilà, mon père.
ROGER, l’arrachant.
Le testament ! Donne, donne...
À demi-voix.
Ah ! il m’a déshonoré... vous n’en jouirez pas ! non...
Il le déchire.
BASCHET.
Ah ! mon Dieu ! comme il y va !... Mais, monsieur, c’est le testament de M. d’Hauterive... le seul et unique... Il n’y a plus de titres.
ROGER, jetant les morceaux au feu.
Non, il n’y en a plus... Et cette fortune qui me faisait rougir... Ah ! je suis content !...
ADRIEN, lui prenant la main.
Vous avez bien fait, mon père... Je ne regrette rien, si vous me rendez votre tendresse...
BASCHET.
Oh ! les drôles de gens que le peuple.
Pauline paraît à la porte du fond.
Tiens, la demoiselle de ce matin.
ADRIEN.
Pauline !...
Mouvement de Roger. D’un air suppliant.
Ah ! mon père ! de grâce, calmez-vous.
BASCHET, à part.
Le testament déchiré !... v’là l’héritier qui hérite... Eh ! vite, je cours le trouver...
Il sort.
Scène XVI
ROGER, ADRIEN, PAULINE
PAULINE.
Monsieur Adrien, c’est moi... Je reviens en ces lieux... Ma mère, frappée de la triste nouvelle que je lui ai portée, m’a dit aussitôt, en me donnant cette lettre : « Va, mon enfant ; cet écrit doit être remis à son adresse, par toi, par toi-même ; et c’est à vous. »
ADRIEN.
À moi... Qu’est-ce ?
PAULINE.
Je l’ignore... Voyez.
ADRIEN, prenant la lettre.
Qu’est-ce donc ?... À moi ? Oui, à moi... C’est de M. d’Hauterive.
ROGER, avançant la main.
De monsieur...
ADRIEN.
Tenez, mon père.
ROGER, la prenant.
Une lettre... C’est peut-être...
Il va pour l’ouvrir, et s’arrête.
Mais non, non... Elle est pour toi... Lis toi-même.
PAULINE, à Roger.
J’ai tout dit à ma mère... vos offres, vos bontés pour moi... Si vous saviez quelle reconnaissance...
ADRIEN.
Oh ! à présent...
ROGER, regardant Adrien.
Eh bien, ces secrets ?... Tu trembles.
ADRIEN, ouvrant la lettre.
Moi, non...
Lisant.
« Adrien, mon ami, mon fils... »
Sur l’invitation d’Adrien, Pauline remonte la scène, et va s’asseoir au fond.
ROGER.
Son...
Adrien le regarde d’un air suppliant.
ADRIEN, lisant.
« Si je meurs avant d’avoir pu épancher mon cœur dans le tien... cette lettre t’apprendra le secret de toute ma vie, et des vœux dont mon testament ne t’aura dit que la moitié. »
ROGER.
Ah ! continue.
ADRIEN, lisant.
« J’ai un enfant... un enfant qu’il ne m’est pas permis de reconnaître... »
ROGER, d’une voix terrible.
Achève donc !
ADRIEN.
Je ne puis, mon père... Je vous en prie.
ROGER, arrachant la lettre.
Donne !... « Un enfant qu’il ne m’est pas permis de reconnaître, et qui n’a d’espoir qu’en moi. Je t’ai choisi, comme l’ami le plus sûr que le ciel m’ait donné, pour m’aider à tromper une loi cruelle... Je te lègue ma fortune... comme un dépôt sacré que tu remettras à ma fille. » À sa fille !
ADRIEN.
Grand Dieu !
ROGER, d’une voix étouffée par la joie et les sanglots.
« À ma fille, à ma Pauline... Et si j’ai bien lu dans ton cœur... si vous avez tous les deux quelque amitié pour moi, cette fortune, vous la partagerez. Ma Pauline, et... et... »
Laissant échapper la lettre, et comme ivre de bonheur.
Pauline... sa fille... ta femme... Adrien ! mon enfant, mon fils !
ADRIEN, se jetant dans ses bras.
Mon père !...
ROGER, l’embrassant.
Mon fils... Ah ! je n’en puis plus... Le bonheur... il est là... il m’étouffe... il me tue... Mon fils !...
Il tombe dans un fauteuil auprès de la table.
Scène XVII
ROGER, ADRIEN, PAULINE, ADÉLAÏDE
ADÉLAÏDE, accourant avec effroi.
Qu’ai-je entendu ? D’où viennent ces cris ?
ROGER.
Adélaïde ! Ah ! pardonne ! j’étais un fou, un insensé !... J’étais si malheureux !
ADÉLAÏDE.
Explique-toi... Ce coffret...
ROGER.
Ce coffret... Si tu savais... Il est pour...
Mouvement d’Adrien.
Mais non, c’est fini ; n’en parlons plus... Ne songeons qu’au bonheur d’être réunis tous... tous en famille... Tiens, femme, voilà ta fille.
PAULINE, avec joie.
Moi !
ROGER.
Ma femme, mon fils, mes enfants, venez, venez... Ne me quittez pas !
Il les presse dans ses bras.
Scène XVIII
ROGER, ADRIEN, PAULINE, ADÉLAÏDE, MODESTE, BASCHET
MODESTE, entrant d’un air triomphant.
Ah me revoilà !
ADRIEN.
Ciel !
MODESTE.
Bien, mon vieux Baschet, bien... Ce soir, j’ai dix personnes à dîner, entendez-vous ; dix personnes... J’hérite, et je veux qu’on fête avec du champagne ma prise de possession.
ROGER, à Modeste, voulant aller à lui.
Comment, c’est encore vous ?
Adrien l’arrête.
MODESTE, reculant.
Oui, c’est moi qui viens dans ma maison, dans ma salle à manger... Car je suis héritier mâle et direct... Mâle et...
ROGER.
Laissez donc...
MODESTE.
Vous en doutez... C’est pourtant vrai... à moins que le testament... Montrez-moi le testament...
ADRIEN.
Il sait tout.
ROGER.
Le testament... Oui, je me rappelle... Ah ! qu’ai-je fait ?
MODESTE.
C’est donc vous qui avez déchiré ?... Il n’y a pas de mal, brave homme.
ADÉLAÏDE et PAULINE.
Déchiré !...
ROGER.
Il n’est que trop vrai... Déchiré, brûlé !...
À Modeste.
Mais si vous aviez l’audace, l’infamie d’abuser...
MODESTE, à Baschet.
Mon domestique, tu ne recevras des ordres que de moi, propriétaire, seul et légitime.
ROGER.
J’ai bien envie de l’assommer.
ADÉLAÏDE, le retenant.
Roger !...
ROGER.
Et quand je pense que c’est moi qui suis cause... Cette jeune fille... sa fortune... son bonheur qui t’était confié... tout est perdu.
ADRIEN.
Tout peut se réparer...
À Modeste.
Monsieur, l’on vous a dit vrai... le testament est déchiré... Mais vous l’avez vu, vous l’avez tenu, vous en avez la copie, vous l’avez consulté ; il était en règle, positif, inattaquable...
MODESTE.
C’est vrai ; rien n’y manquait... Mais il n’existe plus heureusement.
ADRIEN.
Monsieur, pour un honnête homme, pour vous sans doute, il existe encore ; et je vous estime assez pour croire que vous le reconnaîtrez.
ROGER.
Oui, oui, vous le reconnaîtrez !
MODESTE.
Du tout !
ADRIEN.
Si fait !
MODESTE.
Je vous donne ma parole d’honneur que non.
ADRIEN.
Mais enfin...
Se contraignant.
Je vous le demande en grâce !... Ce matin, ce testament pouvait être anéanti... Ce coup n’eût frappé que moi. Je n’en aurais pas murmuré. Mais ce n’est plus de mon bonheur qu’il s’agit... c’est d’un autre qui m’est plus cher que la vie !...
MODESTE.
Pardon, mon cher, j’ai du monde à dîner...
ROGER.
Allons, c’est trop s’humilier... Viens, mon garçon, viens. Mes torts, c’est à moi de les réparer. On m’offre de la maison et de l’établissement, 60 000 francs... C’est mille écus de rente... Prenez-les, faute de mieux... Mais vous me pardonnez, n’est-ce pas ?
ADRIEN.
Ah ! mon père, c’en est trop.
À Modeste.
Monsieur, pour la dernière fois, déclarez au bas de la copie qu’on vous a remise que pour vous l’acte existe... Déclarez-le, et je vous cède, je vous abandonne le quart de la succession.
MODESTE.
Allons donc !
ADRIEN.
La moitié.
MODESTE.
Mon Dieu, monsieur, vous iriez aux trois quarts... Voilà comme je suis. J’ai tout, n’est-ce pas ?... eh bien, je prends tout.
Il fait un mouvement pour sortir.
Je garde tout.
ADRIEN.
Eh bien, monsieur, puisque vous m’y forcez, vous n’aurez rien.
MODESTE.
Hein ? plaît-il ?
ROGER.
Que dit-il ?
ADRIEN.
Vous n’aurez rien... Les premières volontés de M. d’Hauterive... ce testament que j’avais fait révoquer par cet acte qui n’existe plus... c’est à moi qu’il l’avait envoyé... Il est entre mes mains... je le ferai valoir... Le voici...
Il le tire de sa poche, et le montre.
MODESTE.
Ah çà, monsieur, pas de bêtise.
ADRIEN.
Lisez... Je suis seul légataire... Et à vous, rien... rien.
ROGER.
À la bonne heure.
MODESTE.
Quoi ! pas même les 50 000 francs ?
ADRIEN.
Cela dépend de vous... de la déclaration que je vous demande... Vous ne voulez pas ?... Songez-y... Une fois entre les mains du notaire...
Appelant.
Baschet...
ROGER.
Envoie... envoie.
MODESTE.
Eh ! non... que diable...
À Baschet.
Domestique, retire-toi.
ADRIEN.
C’est un service, je l’avoue... Pour le reconnaître, et pour vous prouver que je n’ai jamais eu l’intention de vous dépouiller, je double votre legs.
MODESTE, à part.
Ah ! il double...
À Adrien.
Permettez...
ADRIEN.
Ah ! vous hésitez... Baschet, remettez au notaire...
MODESTE.
Eh non, j’accepte...
À part.
Est-il entêté !...
Haut, après avoir écrit.
Tenez, la voilà, votre déclaration... Êtes-vous content, égoïste ?...
ROGER, s’élançant sur lui.
Hein ?... qu’est-ce qu’il a dit ?...
ADÉLAÏDE.
Mon ami !
ADRIEN.
Mon père !...
MODESTE.
Son père !... Ce rustre à qui ce matin...
ROGER.
Oui, son père... son père, entendez-vous bien ? Ce sont vos confidences, vos mensonges, qui ont mis le trouble parmi nous... Ce que vous venez de faire est bien, très bien... Je suis content de vous... Mais si vous les répétiez, s’il en transpirait un mot, un seul mot... vous voyez cette main...
MODESTE.
Je la connais.
ROGER.
Suffit... je m’entends... Et comme j’ai eu l’honneur de vous dire... vous ne sortiriez de cette maison que par là.
Il montre la fenêtre.
MODESTE.
Par la fenêtre... Merci. Mais j’aime autant sortir par...
Il montre la porte, et sort.
ROGER, revenant entre Adélaïde et Adrien.
Et vous, oubliez le passé... Ma fille, mon Adrien, passons le contrat... Vous ne demandez pas mieux, je le vois... Et moi, qui sais tout ce qu’on souffre à se croire sans famille, il me tarde de voir la mienne s’augmenter.