Le Sergent Mathieu (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)
Comédie-vaudeville en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 3 décembre 1828.
Personnages
LE COMTE D’ESTÈVE, général de division
FERDINAND, lieutenant au 1er régiment de grenadiers à pied, neveu du général
MATHIEU, sergent
JACQUES MULOT, jeune paysan bourguignon, recrue
BÉCHU, caporal
DESNOYEL, soldat
L’ENGOURDI, soldat
MADAME DE LASALLE, parente du Comte d’Estève
ÉVELINE, jeune orpheline
LINA, parente de Madame de Lasalle
MARGOTON, cantinière
OFFICIERS
SOLDATS
CONSCRITS BOURGUIGNONS
CHŒURS
La Scène se passe en Allemagne.
ACTE I
Le théâtre représente une chaumière abandonnée, et presqu’entièrement ouverte sur le fond, où les murs n’offrent plus que la charpente.
Scène première
BÉCHU, MARGOTON, DESNOYEL, L’ENGOURDI, SOLDATS
Au lever du rideau, quelques soldats nettoient leurs armes ; d’autres jouent au loto. Près de la marmite, est l’Engourdi, qui fait la soupe. Margoton verse à boire à deux hussards qui la cajolent.
BÉCHU, tirant les boules.
Vingt-deux, les deux cocottes... quatre-vingt-dix, l’ancien des anciens... trente-un, jour sans pain, misère en l’russe...
DESNOYEL.
Quine, quine ; j’ai gagné.
MARGOTON.
Eh bien ! grenadiers, est-ce que vous ne pensez pas à chasser les brouillards du matin ?... Me voilà, moi.
BÉCHU.
Nous sommes à sèche.
L’ENGOURDI.
Et puis d’ailleurs, j’ai des peines de cœur.
BÉCHU.
Oui, son caniche a été blessé à la patte, et il ne peut plus faire l’exercice.
MARGOTON.
Ah ! grenadiers, pour des anciens, çà ne va pas du tout... Il vient d’arriver des conscrits qui boivent mieux que vous... il est vrai que c’est des Bourguignons...
On entend la ritournelle de l’air suivant.
Tenez, les v’là, les v’là, les v’là.
L’ENGOURDI.
Dites donc, Caporal, ont-ils des têtes... Dieu ! les bonnes têtes !
Scène II
LES MÊMES, JACQUES MULOT, CONSCRITS BOURGUIGNONS
Ils portent le sac sur le dos, et un bâton à la main. Ils sont encore habillés en paysans.
CHŒUR.
Air : Marche des Frères de Lait.
Tous les Bourguignons
Sont de bons
Lurons !
Et chacun d’eux, lorsque fa voix d’honneur l’appelle,
S’y montre fidèle,
Amis, répétons :
Vivent les Bourguignons !
Pendant que les recrues défilent sur l’ air précédent, les soldats ont pris les armes, et se sont mis en rang devant elles.
MULOT.
Bonjour, l’ z’anciens... Nous v’là,, nous. J’ sommes Bourguignons, j’arrivons du dépôt où c’ qu’on nous a déjà appris l’exercice, et à être beaux hommes... Pas vrai, les autres ?
BÉCHU.
Ah ! ah ! bon, j’ vois c’ que c’est. C’est l’ détachement d’ conscrits qu’on nous envoie du dépôt... Comment qu’ tu t’appelles, toi ?
MULOT.
Jacques Mulot, d’ mon nom... né natif de Clamecy, et pas faignant. L’ quartier-maître nous a dit, dit-il comme çà, en arrivant vous allez vous rendre au camp ; et là, on vous donn’ra sabres, fusils, gibernes, pompons... tout, quoi !... jusqu’à la soupe... Sans vous commander, Caporal...
BÉCHU.
Diable ! t’arrives juste au moment où l’on va s’ mettre à table... Il paraît que tu as un fameux nez, toi, monsieur Mulot.
MULOT.
Ah ! mon nez... mais oui, Caporal... J’ n’ai jamais eu à m’en plaindre.
BÉCHU.
Allons, tape là... T’es un bon enfant... tu paieras à boire.
MULOT.
À la bonne heure, au moins... J’ vois tout d’ suite que vous n’êtes pas fier... Quoique chef, vous buvez bien avec un conscrit... pourvu qu’çà soit lui qui paie.
L’ENGOURDI, qui vient de préparer la gamelle.
Gare la graisse !... Mettez vos serviettes... v’là l’ potage !...
TOUS.
À la gamelle ! à la gamelle !
Ils se rangent tous autour de la gamelle, et mangent la soupe.
BÉCHU, arrêtant Mulot.
Ne mange donc pas si vite, M. Mulot... Tu vas t’étrangler.
MULOT.
Ah ! oui, oui... c’est que, voyez-vous, l’ Bourguignon aime naturellement la soupe.
BÉCHU.
À propos d’ Bourguignon, qu’est-ce qu’il y a d’ nouveau dans ton pays ?
Il lui arrête le bras au moment où il porte sa cuiller à sa bouche.
MULOT.
Dame, pas grand’ chose... Il y a d’abord le vin, vu qu’on vient de faire la vendange... et puis les pères se plaignent, les mamans pleurent, les garçons partent, les filles rabourent la terre, et pensent à leurs amants quand elles n’ont plus rien à faire...
Dégageant son bras.
Mais, laissez-moi donc manger.
BÉCHU.
Comment, il n’y a pas quelqu’histoire ? quelque chanson ?...
MULOT.
Des histoires ?... il y a la vôtre, Français... Quant aux chansons, c’est comme les victoires, il yen a de nouvelles tous les jours !
BÉCHU.
Eh ! ben, nous te montrerons bientôt comment on se bat ici, Montre-nous comment on chante là-bas.
MULOT.
Ben volontiers... laissez-moi tant seulement avaler encore une cuillerée... M’y v’là, m’y v’là... écoutez, et attention au refrain.
Air nouveau de M. Doche.
MULOT.
Adieu, sensible Bourguignotte,
Je reviendrai dans cinq-six ans ;
Ne fais pas d’autre attachement,
Pendant que je battrai l’Urope !
Avec de la poudre à canon,
Je veux faire écrire ton nom ;
Il sera gravé sur mes bras,
Pour le porter dans les combats,
Sur l’air du tra, la, la,
Sur l’air du tra, la, la,
Sur l’air du tra deri, dera,
La, la.
Le chœur répète le refrain, en frappant sur la gamelle avec les cuillers.
Surtout qu’on me garde ma chambre ;
Un jour avec la grante armée,
Auprès de toi je reviendrai,
Lorsque j’aurai perdu mes membres,
Décoré de la croix d’honneur ;
Je viendrai faire ton bonheur,
Et serai fidèle et constant,
Comme le chien du régiment,
Sur l’air du tra, la, la, etc.
Le chœur répète le refrain ; même jeu.
BÉCHU.
Allons, touche là, Bourguignon. Tu chantes comme un linot de vignes, et j’ vois que dans queuqu’ temps, tu s’ras susceptible d’ figurer honorablement dans la compagnie du vieux sergent Mathieu.
MULOT.
Qu’est-c’ que c’est qu’ çà, l’ sergent Mathieu ?
BÉCHU.
C’ que c’est ? C’est une vieille moustache rousse qui a déchiré plus d’ cartouches que tu n’as bu de verres de vin... qui, pendant l’ combat, descend autant d’ennemis qu’il en secourt après la victoire... Enfin, c’est l’ plus ancien d’ nos grenadiers. Il chante comme un rossignol, et y s’ bat comme un démon. Il jure comme un renégat, et pompe comme le soleil. Mais tiens, justement, j’entends sa voix... Tu vas faire connaissance avec le vieux grognard de la compagnie.
Scène III
LES MÊMES, MATHIEU
MATHIEU, entrant.
Air connu.
J’suis l’sergent Mathieu ;
Oui, morbleu !
Que le grognard on nomme ;
J’commence à me faire vieux,
Sarpejeu !
Mais j’vaux encor mon homme,
Saprebleu !
Surtout quand j’ai bu l’rogome,
Ventrebleu !
Surtout quand j’ai bu l’rogome.
Bonjour les enfants... bonjour. Je viens vous annoncer que le Général fait sa ronde ; il y a de bonnes nouvelles. Il paraît que bientôt nous serons d’une fête en plein vent, où on s’enverra réciproquement des dragées ; ce qui n’empêche pas qu’il y aura plus d’enterrements que de baptêmes...
MULOT.
Dieu ? guernadier, que vous êtes joli... que vous me semblez beau ! Comme c’est beau un bel homme !
MATHIEU, à Béchu.
Qu’est-ce que c’est que çà ?
MULOT.
C’est moi que j’voudrais entrer dans les guernadiers... et lui aussi, là, le grand maigre qu’a pas l’air si bête que les autres.
MATHIEU.
Hein ! tu veux entrer chez nous, toi... Dis donc, mon gros, tu n’es pas dégoûté. Tu ne sais pas ce que c’est qu’ nos vieux grenadiers... Eh bien ! écoute, tu vas l’apprendre.
Air : Toi qui connais, etc.
Tout l’mond’ connaît les grenadiers d’la France,
L’Europ’ a vu ce fameux régiment...
Sans peur, jamais contr’ nous l’enn’mi nʼs’avance ;
Car nous l’menons toujours tambour battant.
Bien jeune encor je partis d’mon village,
Comme soldat de la réquisition ;
Toujours chantant je portais mon bagage,
Mangeant gaiement le pain de munition.
Nos bataillons, qu’on surnomme intrépides,
Sont envoyés dans un climat brûlant ;
C’est en Égypte au pied des Pyramides,
Que nous gravons le nom du régiment.
Sur des coussins, en dépit du Prophète,
Sablant le vin, au caravansérail,
On nous voyait, le soir d’un jour de fête,
Faire danser les vierges du sérail.
Pour conquérir les plaines d’Italie,
Le sort en vain nous oppose un rempart ;
Sur les rochers, traînant l’artillerie,
Nous gravissons bientôt le Saint-Bernard !
À nous guider, la Victoire s’attaché,
Je prends ma part de chaqu’ succès nouveau,
Corbleu !... conscrits, regardez ma moustache,
Et souv’nez-vous qu’ell’ dat’ de Marengo.
Au Carrousel, défilant la parade,
Nous fûm’s jour nommés soldats d’honneur ;
À mon bonnet l’on plaça c’te grenade,
Et c’te croix-là sentit battre mon cœur !
Bref, en tous lieux, nos armes se signalent,
Et nous buvons, chez les peuples battus,
À la santé des vaincus qui régalent,
À la mémoir’ d’nos frèr’s qui ne sont plus !
Tout l’ mond’ connaît les grenadiers d’la France ; etc.
MULOT.
Ô dieu ! sergent... êtes-vous heureux... j’donnerais tout c’ que j’possède, mon boursicot, mes z’hardes et ma seconde paire de souliers neufs pour savoir me battre et jurer comme vous... ô mille tonnerre !
MATHIEU.
Eh bien dis donc, conscrit... j’crois que tu te formes déjà... Pour la peine, nous allons trinquer ensemble, ventrebleu !
MULOT.
C’est çà, mille carabines !
Roulement de tambour.
Scène IV
LES MÊMES, LE COMTE D’ESTÈVE, FERDINAND, AIDES-DE-CAMP, OFFICIERS
Le roulement cesse à un signe du Comte.
LE COMTE.
Grenadiers, je vous présente mon neveu Ferdinand de Lasalle, qui vient d’être nommé votre lieutenant.
FERDINAND, d’un air distrait.
J’espère, mes amis, que nous n’aurons qu’à nous louer les uns des autres.
LE COMTE, à Ferdinand, dont il a remarqué l’air pensif.
Ferdinand !... encore cet air triste... Songe à ta prétendue, à la jeune Lina.
FERDINAND.
Vous avez raison, mon oncle, et je remplirai mon de voir.
À part.
D’ailleurs, celle que j’aime ignore mon départ, et sans doute je suis oublié.
LE COMTE, à Ferdinand.
Allez prendre le commandement de votre compagnie, et veillez à ce que ces conscrits soient promptement incorporés dans un régiment de la division ; avant huit jours, je veux avoir en eux, des soldats.
MULOT, s’avançant.
Va, comme il est dit, Général.
À part.
Bon, çà va bien... j’ai parlé à un général... j’suis ami avec le sergent Mathieu, on va me faire marcher au pas... j’avancerai, c’est sûr.
LE COMTE, aux officiers.
Messieurs, continuez la visite des avant-postes.
Ferdinand sort et les conscrits défilent.
Scène V
LE COMTE D’ESTÈVE, MATHIEU
Le Comte s’assied sur un vieux tronc d’arbre, et prend sa pipe. Mathieu se tient debout auprès de lui.
LE COMTE.
Approche, mon vieux camarade, je n’ai pas oublié que nous avons été soldats ensemble, et je me réjouis de te voir sous les ordres de mon neveu.
MATHIEU.
Il paraît, mon Général, qu’il est amoureux, notr’ lieutenant... je m’y connais.
LE COMTE.
C’est même là le motif qui me l’a fait appeler près de moi, pour prévenir les suites d’une passion qui aurait pu compromettre son avenir. Mais parlons de toi... Depuis quelques temps tu sembles négliger ton ancien compagnon d’armes... tu viens rarement au quartier-général.
MATHIEU.
Le cœur y est toujours, mon Général, mais voyez-vous c’est la différence des uniformes... je jure trop... j’bois trop aussi. et un ami comme moi vous ferait du tort... aux yeux de votre état-major... Décidément... faut que je me corrige... et j’y parviendrai, ventrebleu ! alors je vous en ferai part... si vous voulez bien me le permettre.
LE COMTE.
Dans tous les cas, tu me retrouveras toujours.
MATHIEU.
J’y compte, mon général, car je vois bien que vous vous souvenez d’ notre ancienne amitié.
LE COMTE.
Quand j’aurais pu l’oublier, l’endroit où nous nous trouvons ; cette petite ville de Neumarck, que nous assiégeons en ce moment, ne me rappelleraient-ils pas nos premières larmes.
MATHIEU.
Oui, mille bombes, c’est ici que nous les avons faites ensemble ; sans compter nos premières conquêtes, individuellement parlant.
LE COMTE.
Ah ! oui... ces deux sœurs...
MATHIEU.
Deux jolis brins de fille, sarpejeu. Vous, c’était Lisbeth ; moi, c’était Christine ! Christine ! la belle blonde ! Dieu ! je J’ai t’y aimée, celle-là. Pauvre Christine, qu’elle était bonne et gentille. Il y a bientôt dix-sept ans de çà. Eh bien ! rien qu’en en parlant, çà m’ fait un effet, qu’il me semble que j’suis presqu’aussi bête que dans ce temps-là !
LE COMTE.
Cependant, tu en as aimé bien d’autres depuis.
MATHIEU.
Non, mon Général, çà été fini ; quand j’ rencontre une jolie file, jolie fille, je n’ dis pas... on est Français. Mon cœur a bien pu livrer quelqu’s petites escarmouches, mais jamais d’ batailles rangées.
LE COMTE.
Pourtant l’on m’a parlé d’une certaine Éveline...
MATHIEU.
Ma petite Éveline ! ah ! c’ n’est pas une amourette ; çà, c’est une histoire !
LE COMTE.
Que tu as jugé à propos de me cacher.
MATHIEU.
Et le moyen de vous la dire, puisque c’est justement à cette époque là que nous avons été séparés ; car vous devez vous rappeler qu’on vous envoya comme officier en Italie, sous les ordres du général Masséna ; et que moi, qui ne savais alors ni lire, ni écrire, j’ restai comme simple soldat à l’armée de Sambre et Meuse.
LE COMTE.
En effet, je me rappelle qu’à cette époque nous quittâmes Neumarck, et nous prîmes congé de nos belles.
MATHIEU.
Un jour donc, que nous étions las de poursuivre l’ennemi, nous venions d’ faire halte au coin d’un petit bois, quand quelques soldats de la compagnie viennent me dire qu’on avait trouvé tout près d’ là, étendu sur la neige, un petit enfant haut de çà... On l’apporte, c’était un petite fille, jolie comme un cœur ; père inconnu. Quant à la mère qui la nourrissait encore, ell’ venait d’ mourir de fatigue et de misère, dans une auberge abandonnée. La pauvre petite créature, si l’on n’avait eu pitié d’elle, allait rejoindre sa mère. Ma foi, je n’en fais ni un’ ni deux ; je l’adopte, je la sèvre, et tout en faisant l’ coup de feu, je l’emporte avec moi.
Air : Vaudeville de Madame Scaron.
En avant ?
En avant...
C’était la consigne ;
Toujours combattant,
Partout je portais mon enfant...
En avant,
À mon rang.
Je la t’nais en ligne
Comme un talisman,
Près du drapeau du régiment.
Ma capot’, sur le champ d’bataille,
Était son lit...
Au bivouac,
Au milieu de la mitraille,
Son berceau, c’était mon sac.
Criait-elle d’peur du tapage,
J’lui disais, en m’retournant ;
« Si l’ second rang est sage ?
« Il aura du nanan ! »
En avant, (bis.) etc.
LE COMTE.
Brave Mathieu ! je te reconnais là.
MATHIEU.
Merci, mon Général. Mais à cette époque le prince Charles nous gourmandait vivement ; je pouvais être fait prisonnier, et comme nous battions en retraite sur Neumarck, je pensai à confier mon précieux dépôt à Christine. J’arrive, par malheur, depuis quelques mois, Christine avait disparu, l’on ne savait ce qu’elle était devenue. Que faire ?... ma foi, je n’avais pas le choix des moyens ; j’enfouis à la hâte, dans un endroit secret, dans une vieille giberne, les papiers trouvés sur la pauvre mère, je n’emporte que ma petite orpheline, et en avant !
LE COMTE, se levant.
Mais cette enfant ! qu’est-elle devenue ?
MATHIEU.
Par bonheur pour elle, une riche dame, qui retournait à Paris, la prit sous sa protection, et l’emmena avec elle. Moi, dans ce temps, un fusil sur l’épaule, je voyageais d’un autre côté pour le compte de l’État ; impossible de revenir à Neumarck. Enfin, nous rentrons à Paris, nous traversons tambour battant le pont d’Austerlitz, qu’on venait de bâtir tout exprès pour çà. Je cours chez ma petite Éveline, et je la retrouve grandelette, dans un beau pensionnat, parlant sept ou huit langues : l’Italien, l’Anglais, l’Allemand ; jouant des instruments de toute espèce... et pas fière cependant. Tous les jours j’allais la voir à l’heure des récréations. Il lui passe par la tête de m’apprendre à lire, j’accepte ; pour recevoir mes leçons, je prenais mon petit professeur sur mes genoux, et enfin, si j’ai présentement quelqu’instruction et deux sardines sur la manche, c’est à elle que seule je le dois... et voilà !
LE COMTE.
Je conçois maintenant l’impatience que tu montres de voir ouvrir les portes de Neumarck.
MATHIEU.
C’est vrai, mon Général ; je n’envoie jamais un coup de fusil à l’ennemi, que ce ne soit à l’intention de ma petite fille adoptive !
Des coups de fusil et des cris aux armes se font entendre.
Scène VI
LE COMTE, MATHIEU, MULOT, CONSCRITS, quelques-uns ont une veste, un schako, ou un bonnet de police
LE COMTE.
D’où vient ce bruit ?
MATHIEU.
Mille z’yeux ! ce sont des conscrits qui reviennent en désordre.
Les arrêtant.
Où allez-vous, vous autres ?
MULOT, son fusil à la main, et tremblant.
Où nous allons ? dame, je ne sais pas, moi. Dites donc, les autres, où allons-nous ?
LE COMTE.
Vous prenez la fuite, je crois !
MULOT.
Non, Général, je puis vous jurer que ce n’était pas notre intention.
MATHIEU.
Tu trembles, poltron !
MULOT.
Non, non, sergent ; c’est que j’suis nerveux, et puis, que v’là les Autrichiens.
LE COMTE.
Je cours aux avant-postes. Sergent, ralliez ces hommes, et venez me rejoindre.
Il sort.
MATHIEU.
Mille tonnerres, conscrits, vous n’êtes pas encore des braves !
MULOT.
Dame, écoutez donc, sergent... le Général nous a donné huit jours pour çà, et il n’y a encore qu’une heure et demie que nous sommes incorporés.
MATHIEU.
Eh bien ! moi, je vous donne trois-quarts d’heure, et le premier qui bronchera, ventrebleu, je lui coupe les oreilles ! À vos rangs... Portez armes... croisez baïonnettes... en avant, marche !
Les conscrits, après avoir exécuté gauchement ces mouvements, sortent en courant. Mathieu les suit, la baïonnette ou bout du fusil, et fait hâter le pas aux trainards. Aussitôt après cette sortie, on entend, en dehors, des coups de fusil.
Scène VII
ÉVELINE, seule
Elle paraît quelques instants après le départ de Mathieu ; accablée par la fatigue, elle semble se traîner à peine. Son costume, par sa simplicité et son désordre, se ressent des suites d’un long voyage, Elle paraît à la porte de la cabane, et s’appuyant péniblement.
Secourez-moi... ayez pitié de moi... Personne ! Dieu, que la route est longue ! J’ai tant marché, tant souffert !...
Elle entre.
Je ne puis plus me soutenir. Le froid de la nuit... la fatigue... Ah ! je me meurs !...
Elle va pour s’asseoir sur un banc qui est devant elle, et tombe auprès, privée de sentiment.
Scène VIII
ÉVELINE, MATHIEU
MATHIEU traverse le fond du théâtre en dehors de la chaumière, et pose la crosse de son fusil à terre.
Plus personne. Mill’ z’ yeux ! quand on propose la partie, il faut la tenir, ou bien ne pas s’en mêler.
Apercevant Éveline étendue à terre
Qu’est-ce que c’est que çà ?
Il entre.
Une jeune fille ! Pauvre enfant ! Elle se sera égarée de sa route... et le froid... la faim, peut-être...
Il la relève, la place sur le banc, et lui frappe dans les mains.
Elle ne revient pas... Le remède universel... il n’y a que çà...
Il prend sa gourde, soulève la tête d’Éveline, pour la faire boire. Tout-à-coup, il laisse tomber la gourde, et recule, comme frappé de surprise et d’effroi.
Ah ! mon dieu !
ÉVELINE ouvre les yeux, et jette un regard inquiet autour d’elle, comme ne se rappelant plus ce qui vient de lui arriver ; puis apercevant Mathieu, elle pousse un cri, et se jette dans ses bras.
Vous !... c’est vous !...
MATHIEU.
Éveline... ma petite Éveline... c’est toi... c’est vous que je revois ! et dans quel état ! Allons, voyons, ne vous troublez donc pas comme çà.
Il se met à genoux devant elle comme en contemplation.
Donnez-moi vos mains, que je les réchauffe dans les miennes.
ÉVELINE.
Ah ! que votre vue me fait de bien ! elle semble m’avoir rendu toutes mes forces.
MATHIEU.
Tant mieux ! eh bien, regardez-moi tout à votre aise... Là, comme çà... çà ne me fait pas d’ mal non plus... Eh ben, çà va-t-il mieux ? Oh ! oui, car vous me souriez comme dans l’ temps, quand j’avais coupé mes moustaches, pour ne pas vous effrayer. Mais maintenant, que vous voilà un peu remise, dites-moi comment il se fait que vous vous trouviez en Allemagne, aux environs de Neumarck, si près des avant-postes ?
ÉVELINE.
Je vous cherchais.
MATHIEU.
Moi ?
ÉVELINE.
Quel autre ami ai-je maintenant sur la terre ?... Vous paraissez surpris ?... Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ?...
MATHIEU.
Non... Et cette dame généreuse qui vous a fait élever ?
ÉVELINE.
Elle est morte.
MATHIEU.
Morte ! mais ses héritiers ? sa famille ?...
ÉVELINE.
Je leur étais étrangère ; il m’ont chassée... Alors, sans ressources, sans appui, j’avais pourtant formé le projet de rester à Paris... Je travaillerai, me disais-je, et avec du courage...
MATHIEU.
Comment, il ne vous restait donc pas un ami ?
ÉVELINE.
Si, j’en avais un.
MATHIEU.
Ah ! et vous n’avez pas été le trouver ?
ÉVELINE.
Non ; je ne le devais pas.
MATHIEU.
Et pourquoi ?
ÉVELINE.
Parce qu’il m’aimait.
MATHIEU.
Il vous aimait ! et vous ?
ÉVELINE.
Je l’aimais aussi. J’avais d’abord jugé son cœur d’après le mien... mais je m’étais trompée... sa famille était riche, puissante, il m’offrit de l’or...
MATHIEU.
Et quelle a été votre réponse ?
ÉVELINE.
J’ai fui pour toujours, et je suis revenue auprès de vous.
MATHIEU.
Merci ; c’était le meilleur parti que vous pussiez prendre. Oser offrir de l’or... à vous !... Mille canons si j’avais été là !...
ÉVELINE.
Alors, j’invoquai la mémoire de ma bienfaitrice, le nom de mon père adoptif ; je priai le ciel de me protéger, et je me mis en route.
Air de la Robe et les Bottes.
Pensant à vous, j’entrepris ce voyage,
Je parcourus bien des pays nouveaux ;
Mais j’avais beau marcher avec courage,
Je ne pouvais rejoindre vos drapeaux !
MATHIEU.
Que voulez-vous ? courir, c’est notre histoire ;
D’l’enn’mi toujours le bagage est plié,
Et l’on n’peut pas attraper la victoire
Surtout quand on voyage à pied.
Mais maintenant, vous voilà auprès d’ moi, vous n’ manqu’rez de rien.
Scène IX
ÉVELINE, MATHIEU, MULOT, CONSCRITS, MARGOTON, puis LE COMTE D’ESTÈVE
MULOT, la main enveloppée dans un mouchoir, bas à Mathieu qui s’approche de lui.
Dites donc, Sergent, j’ai étrenné, comme vous pouvez voir... Hein ! pas manchot, le Bourguignon ?
MATHIEU, s’occupant d’Éveline.
C’est bon, t’as bien fait.
MULOT, lui pressant la main.
Sensible ! mon ancien.
MARGOTON.
À la fraîche... qui veut boire ?
Versant un petit verre qu’elle présente à Mathieu.
Allons, Sergent, vous ne re fusez jamais, vous.
MATHIEU.
Au diable ! enrayé de c’ côté-là, j’suis au régime des économies.
La prenant par le menton, et la faisant retourner.
Ainsi, demi-tour à gauche.
ÉVELINE, à part
Air : Vaudeville du premier Prix.
Qu’il est bon... malgré sa colère,
C’est pour moi qu’il se prive ainsi...
MARGOTON.
J’ vous f’rai crédit pour un petit verre.
MULOT.
Comment ? y r’fuse le riquiqui...
MATHIEU.
De mes regards, bien vît’ qu’on l’ôte.
MULOT.
Vivandière, passez-moi çà ;
C’est la beauté qu’a fait la faute,
C’est la gloire qui la boira !
Il avale le petit verre.
LE COMTE, entrant en scène.
Conscrits, je suis content de vous ; vous vous êtes conduits comme de vieux soldats... Ah ! te voilà, Mathieu ? mais quelle est donc cette jeune fille ?
MATHIEU.
Celle dont j’ vous parlais ce matin, mon Général, c’est ma petite Éveline ; elle s’est trouvée dans le malheur, et elle s’est rappelé son vieil ami...
LE COMTE.
Mademoiselle, votre confiance dans la loyauté militaire ne sera point trompée... Mais ici, vous ne seriez point en sûreté.
MATHIEU.
Dam’ mon Général, je ne peux pas la remettre dans mon havresac... vous voyez, que les dimensions n’y sont plus.
LE COMTE.
Un convoi escorté par quelques hommes va se rendre au village de Blanskernn, où demeure ma parente la comtesse. C’est à elle, si tu veux, que nous confierons Mademoiselle.
ÉVELINE, à Mathieu.
Quoi ! vous quitter... sitôt.
LE COMTE.
Rassurez-vous, Mademoiselle. Celui qui commandera l’escorte est digne de votre confiance ! c’est le lieutenant Ferdinand de Lasalle, mon neveu.
Il remonte le Théâtre pour donner des ordres à ce sujet.
ÉVELINE.
Ferdinand !... il est ici... Comment se fait-il ?
MATHIEU.
Eh bien !... qu’avez-vous donc ?
ÉVELINE.
Ferdinand ! au nom du ciel, que je puisse éviter sa présence.
MATHIEU.
Pourquoi çà ?
ÉVELINE.
C’est celui que je dois fuir !... de grâce !... Protégez moi !...
MATHIEU, avec colère.
Lui !... mille tonnerres !
Éveline recule effrayée.
Mais le voici... silence... je me charge de tout.
Scène X
LES MÊMES, FERDINAND
En voyant Ferdinand, Éveline fait un mouvement de crainte, Mathieu la rassure du regard.
FERDINAND.
Mon oncle, vos ordres sont exécutés.
MATHIEU, au Comte qui a redescendu la scène.
Pardon, mon Général, mais le Lieutenant ne peut accompagner Mademoiselle.
LE COMTE.
Pourquoi ?... Aurais-tu quelque défiance ?... Un autre officier conduira l’escorte.
MATHIEU.
Je vous remercie, mon Général... Peut-être qu’un jour vous me remercierez aussi !
LE COMTE, à Éveline.
Partez, Mademoiselle ; vous remettrez de ma part ce billet à madame de Lasalle, et vous recevrez d’elle un accueil digne de vous.
ÉVELINE, à Mathieu.
Adieu !... désormais, c’est votre souvenir seul qui remplira mon cœur.
Elle lui presse la main.
MATHIEU.
Bien... je suis content de vous ! adieu.
FERDINAND, reconnaissant Éveline, à part.
Ô ciel ! qu’ai-je vu.
MATHIEU, bas à Éveline.
Il vous a reconnu.
Il jette un regard sévère sur Ferdinand. Le général offre la main à Éveline et sort avec elle suivi de deux officiers. L’orchestre joue une marche en sourdine ; les soldats reprennent leurs armes et les déposent après la sortie. Éveline fait quelques signes d’adieu à Mathieu qui y répond.
Scène XI
FERDINAND, MATHIEU, SOLDATS
FERDINAND, pendant que Mathieu suit Éveline des yeux.
Je ne puis revenir de ma surprise. Éveline ici !... Quel heureux hasard m’a rapproché d’elle, dans ce camp : lorsque j’avais perdu pour toujours l’espérance de la revoir ! Malgré le dédain qu’elle affectait, j’ai lu dans ses regards que je n’étais point oublié. Ah ! sa présence a doublé mon amour... à tout prix, il faut que je la voie ! qu’elle sache tout ce que j’ai souffert loin d’elle.
MATHIEU, qui, pendant ce temps a allumé sa pipe et est venu s’asseoir à gauche sur un banc.
Là v’là partie !... maintenant je suis plus tranquille !...
FERDINAND.
Sergent !
MATHIEU.
Lieutenant !
FERDINAND.
Cette jeune fille... vous la connaissez donc ?
MATHIEU.
Qui... et vous aussi... je le sais.
FERDINAND.
Et quel motif peut donc l’attirer ici, dans ce camp !
MATHIEU.
Le malheur ! mais, c’est moi, moi seul, qu’elle y venait chercher ; moi, le sergent Mathieu... son ami, son père adoptif... son protecteur... Et, c’est à ce titre que j’ose ici vous demander votre parole d’officier, que désormais vous respecterez son repos.
FERDINAND.
Auriez-vous la prétention de m’imposer des ordres !
MATHIEU.
Non, Lieutenant... Mais j’ai le droit de vous parler ainsi. Celle que je vous conjure de respecter, c’est le ciel qui m’a chargé de veiller sur elle... j’en dois compte à Dieu et à ses parents !... si jamais on les retrouve. Elle ne possède rien, vous avez d’ la fortune, elle est sans famille et la vôtre est noble et fière. Elle ne sera jamais votre femme, voilà la volonté de votre oncle ; mais la jeune fille est sage aussi... À défaut de richesses elle a des vertus : elle ne sera jamais votre maîtresse ; voilà sa volonté, et la mienne.
FERDINAND.
Si l’on m’a calomnié auprès d’elle, je veux me justifier ; il faut que je la voie, que je lui parle.
MATHIEU.
Impossible.
FERDINAND.
Et qui m’en empêcherait ?
MATHIEU.
Moi !
FERDINAND.
Sergent ! oubliez-vous que je suis votre supérieur !
MATHIEU.
Non, je n’oublie rien, mon Lieutenant !... je vous dois obéissance, c’est vrai ! mais comme à mon officier seulement, et dans ce moment, il ne s’agit pas de service militaire ; je connais l’ordre.
Il se croise les jambes, et se remet1 à fumer.
FERDINAND, réprimant un mouvement de colère, à part.
Heureusement le hasard m’a fait savoir le lieu de sa retraite.
MATHIEU éteint sa pipe, et se couche, après avoir placé sous sa tête son havresac.
Final de M. Doche.
Maintenant elle est en sûr’té,
J’peux m’endormir avec tranquillité.
En attendant la première escarmouche,
Allons, allons, braves troupiers,
C’est assez brûler la cartouche.
Scène XII
LES MÊMES, MULOT, BÉCHU, CONSCRITS, SOLDATS qui sont entrés avec des bottes de paille
MULOT, étendant la paille.
Et l’on s’endort sur des lauriers ;
Comme on fait son lit, on se couche.
Il se couche.
Ah ! qu’il est doux de sommeiller,
Quand y a d’la plum’ dans l’oreiller.
BÉCHU, entrant.
Mon bras à ma patrie,
Mon cœur à mon amie !
MULOT.
Mourir gaiement, pour la gloire et l’amour,
C’est le devoir d’un vaillant troubadour.
CHŒUR.
Allons, silence ! vite, taisez-vous ;
Il en est temps, endormons-nous.
Se couchant.
Endormons-nous. (bis.)
FERDINAND qui, enveloppé dans son manteau, s’était jeté sur un banc.
Ils dorment tous !
Éloignons-nous.
Les vedettes veillent là bas,
Et cette nuit je ne crains pas
Qu’ici l’ennemi nous surprenne...
Puisqu’elle a fui, suivons ses pas,
Car il faut qu’elle m’appartienne...
Demain, avant le point du jour,
Au camp je serai de retour.
Il sort.
MULOT, assoupi.
Mon bras à ma patrie,
Mon cœur à mon amie !
Mourir gaîment pour la gloire et l’amour,
C’est le devoir d’un vaillant troubadour.
Quelques mesures en sourdine. On entend dans le lointain : qui vise ? et deux coups de fusil qui se répondent.
MATHIEU, se levant et se jetant sur son fusil.
Alerte ! aux armes ! Où est le lieutenant, il n’est pas à son poste ?
Tous se réveillent en tumulte, et saisissent leurs armes ; bruit de tambours, de trompettes, de mousqueterie. Le comte d’Estève paraît dans le fond, et se met à la tête des soldats.
ACTE II
Le Théâtre représente un riche salon ; portes latérales. Dans le fond, une galerie avec trois portes. On aperçoit la campagne, derrière la galerie.
Scène première
MATHIEU, seul
Au lever du rideau, il est étendu sur deux chaises, en travers de la porte de droite. L’orchestre joue en sourdine, pendant qu’il parle en rêvant.
Prisonnière ! non, ventrebleu ! rassurez-vous, ils n’avanceront pas. Grenadiers, en avant.
Il laisse aller son bras qu’il avait élevé, en faisant le geste de commander à des soldats. Il retombe dans un profond sommeil.
Scène II
MATHIEU, endormi, MADAME DE LASALLE, LINA
LINA, en entrant.
Ah ! mon dieu ! ma tante ! un soldat !
MADAME DE LASALLE.
Ne crains rien, Lina, et respecté son sommeil ; il a accompagné ici une jeune fille, qui m’a été recommandée par le Comte, mon beau-frère ; il veille encore sur elle.
LINA.
Comment, mais je ne serais pas rassurée du tout, d’être sous la garde d’un militaire. Mon défenseur me ferait trembler.
MADAME DE LASALLE
Tu vas cependant bientôt confier aussi à un soldat le destin de ta vie.
LINA.
Ah ! un soldat, qui porte des épaulettes, c’est autre chose ; un lieutenant, c’est plus rassurant.
MADAME DE LASALLE.
Oui, j’espère que tu n’auras jamais qu’à te louer de Ferdinand ! son union avec toi, ma chère Lina, était arrêtée par nous en France, avant la morte, était déjà mari.
LINA.
Vous n’aviez pas prévu alors que vous reviendriez sitôt vous fixer en Allemagne, votre patrie.
Scène III
MATHIEU, endormi, MADAME DE LASALLE, LINA, MULOT, est vêtu d’une capote très large
MULOT.
Pardon, excuse, Madame ; est-ce pas vous qu’êtes la bourgeoise ?
MADAME DE LASALLE.
Que me voulez-vous ?
MULOT.
C’est moi que j’suis Jacques Mulot, envoyé en estafette, pour vous annoncer que le Général sera ici dans queuqu’ temps, v’là la dépêche !
Il lui donne un papier cacheté.
LINA.
Le Général, ici ?
MULOT, bas à Lina, pendant que madame de Lasalle lit.
Mam’zelle ! Mam’zelle ! j’ai aussi queuqu’ chose à vous dire.
LINA.
Eh bien ! quoi ? parlez !
MULOT.
Oh ! non, rien ; c’est que j’ai chaud, et j’ voudrais savoir où c‘ que...
Il fait le geste de boire.
où c’ qu’est l’office ?
MADAME DE LASALLE.
Mais il ne me mande pas si le lieutenant Ferdinand l’accompagne.
MULOT.
Qui çà ? le lieutenant de guernadiers ? oh ! non, non, et par un’ bonne raison, c’est qu’hier soir il a désalté.
LINA.
Grand dieu ! entendez-vous, ma tante ?
MADAME DE LASALLE.
Ferdinand ! je ne puis le croire. Mais suis-moi ; rendons nous au-devant du Général, et nous connaîtrons la vérité.
Elle sort vivement avec Lina.
Scène IV
MATHIEU, dormant toujours, MULOT
MULOT.
Eh ! eh ! Mam’zelle ! Eh bien ! elles s’en vont sans me dire où c’ qu’est l’office. Quoiqu’ çà elles sont belles femmes, ces femmes-là ! Dame, sur un soldat français, la vue du sesque, çà vous... Ah ! çà, quand j’étais pour partir à l’armée, on me disait que les soldats ne faisaient que d’ se battre, de piller... de... On s’est bien battu jusqu’à présent, mais le reste... çà n’arrive pas. Oh ! elles sont bien belles femmes !
Il soupire.
et puis une figure...
Il aperçoit Mathieu.
Ah ! mon dieu ! qu’est-ce que c’est qu’ çà ? c’est aussi un’ figure, mais elle a des moustaches, celle-là, Eh ! c’est le fameux sergent qui m’a formé sous le rapport du beau langage et des jolies manières.
MATHIEU, se réveillant.
Mille pipes du diable !
MULOT.
C’est çà, c’est lui, ventrebleu.
MATHIEU.
Je crois que je dormais... où suis-je donc ? ah ! je me rappelle ! elle est là
À Mulot.
Comment c’est toi, conscrit ?
MULOT.
Je ne suis plus conscrit, militaire... je suis habillé... et largement, j’ose le dire... on m’a pris mesure sur une guérite. Mais dites donc, l’ancien, pourquoi donc que vous aviez établi votr’ lit de camp, là, sur deux chaises auprès de c’te porte ?
MATHIEU.
Ah ! çà... est-c’ que tu t’ crois déjà mon chef de file ? au lieu de faire les demandes, fais les réponses ! Tu r’viens du camp ? Le lieutenant, est-il rentré ?
MULOT.
Oui, Sergent ! mais il n’est rentré qu’après l’alerte de c’te nuit, et je crois que son compte n’est pas bon... il paraît qu’au bivouac c’est comme chez les parents trop sévères, il ne faut pas découcher.
MATHIEU.
Il a quitté son poste, et jamais le général ne pardonnʼra cette faute.
À part.
Mais la porte s’ouvre.
Haut.
Dis donc, conscrit, tu sais l’exercice ?
MULOT.
Je commence.
MATHIEU.
Eh bien ! en ce cas... quart de conversion à droite... et à l’écart.
MULOT.
Ah ! oui... je comprends... tenez, voilà l’ temps : la troisième position, les pieds en dehors, et partez du pied gauche.
Il se retire dans le fond, en exécutant ridiculement ce qu’il a indiqué.
Scène V
MATHIEU, MULOT, ÉVELINE
Pendant le commencement de cette scène, Mulot s’exerce à marcher au pas dans le fond.
MATHIEU.
Entrez... entrez, il n’y a plus personne... il n’y a que lui.
ÉVELINE.
Eh quoi ! vous étiez là ?
MATHIEU.
Et mille z’yeux, il le fallait bien, après les dangers que vous aviez courus ! Hier soir, quand l’ régiment fit halte dans cett p’tite ville de Blauskernn, j’appris qu’ vous étiez en sûreté ici, dans c’te chambre, j’accourus, mais vous étiez endormie... comm’ j’ n’avais pas l’ droit d’ mettre une sentinelle à votre porte, c’est moi qui ai fait la faction... là.
ÉVELINE.
Air : De la Vieille. (Pas de chagrin qui ne soit oublié.)
Quand je pleurais sur votre absence,
Quoi ? vous étiez si près de moi ?
MATHIEU.
Accourir pour votre défense,
C’était mon d’voir ; non, plus d’effroi,
Puisque le ciel, des vot’ enfance,
D’veiller sur vous me f’sait la loi.
Mais au sommeil, en vain voulant m’ soustraire
D’vant vous, d’mon corps j’avais fait un’ barrière,
Et j’répétais, en fermant la paupière : (bis.)
Ensemble.
N’approchez pas... sur ce dépôt sacré,
Jusqu’à la mort je veillerai. (bis.)
ÉVELINE.
Ah ! vous chérir est un devoir sacré,
Et toujours je m’en souviendrai.
MULOT, revenant.
Eh ! c’est la jeune particulière d’hier soir... j’ la r’connais... à sa figure.
MATHIEU.
Mais dites-moi donc comment j’ vous retrouve à Blauskernn... après tout ce qui s’est passé...
ÉVELINE.
Le convoi, auquel on m’avait confié, allait tomber entre les mains de l’ennemi ; le chef même était grièvement blessé, lorsqu’un autre officier arrivé précipitamment, ranime le courage des soldats, et parvient à nous sauver. Alors, sans m’adresser une parole, sans vouloir se faire connaître, il me protégea, se tint près de la voiture, fit ouvrir devant moi les portes de cette maison, s’élança sur son cheval, et disparut à mes yeux.
MATHIEU.
Qui diable çà pouvait-il être ?...
MULOT, à part.
Comme il me regarde donc.
Haut.
Ce n’est pas moi, sergent ! parole d’honneur !
ÉVELINE.
La nuit était obscure, et son manteau me dérobait une partie de ses traits.
MATHIEU.
Qui que çà soit, c’est un brave homme ; n’importe, vous ne voyagerez plus que sous mon escorte. Mais voici le Général. Allez rejoindre c’te brave dame, et ne la quittez pas jusqu’à j’ vous retrouve ici.
Éveline sort.
Scène VI
MATHIEU, MULOT, LE COMTE D’ÉSTÈVE, PLUSIEURS OFFICIERS
LE COMTE.
Major, remettez-moi les dépêches ; qu’on déroule devant moi ce plan de la citadelle de Neumarck.
Mathieu dépose son bonnet, ainsi que son fusil, et un genou en terre, tient le plan déroulé devant le Général.
LE COMTE, lisant à voix basse.
« Demain, l’armée se concentre sur Wagram ; vous marcherez sur Neumarck, et vous l’enlèverez, pour assurer notre aile droite. Si l’ennemi soupçonnait nos projets, il se tiendrait sur ses gardes. Entretenons sa sécurité.
Il s’approche du plan, et suit avec la pointe de son épée les différentes parties de la carte.
UN OFFICIER.
Général, nous venions chercher vos ordres ?
LE COMTE, préoccupé, et toujours dans la même attitude.
Oui, c’est de ce côté qu’il faut commencer l’attaque !
Haut.
Messieurs, voici l’ordre du jour aujourd’hui je donne bal à l’état-major !
Mouvement de surprise.
MATHIEU.
Un bal !
LE COMTE.
Que les officiers soient en grande tenue ; des invitations ont déjà été adressées à toutes les dames. Allez, Messieurs !
MULOT, à part.
Quand donc que j’ pourrai aussi me mettre en grand uni forme.
Se regardant dans la glace.
En attendant, j’ m’en vas faire rétrécir ma capote, parc’ que décidément elle m’est un peu aisée.
Il sort à la suite des officiers.
Scène VII
LE COMTE D’ESTÈVE, MATHIEU
Il a roulé le plan, et l’a rendu à un des officiers.
MATHIEU.
Mon Général, pardon d’ la question. Mais est-c’ que nous n’en finirons pas bientôt, d’entrer dans cette ville de Neumarck ?
LE COMTE.
Peut-être. Tu vois que nous nous en rapprochons déjà. Et tiens, d’ici, l’on aperçoit la citadelle.
MATHIEU, regardant par la fenêtre.
Oh ! mille z’yeux, j’ voudrais déjà y être.
LE COMTE.
Oh ! je comprends maintenant le motif qui te fait désirer si vivement... mais patience, mon ami ; j’espère qu’en attendant, ta chère Éveline sera un des ornements du bal que je donne ce soir. Ces dames s’occupent déjà de l’y présenter.
MATHIEU.
Elle n’ira pas.
LE COMTE.
Et pourquoi ?
MATHIEU.
J’ai décidé qu’elle ne me quitt’rait plus.
LE COMTE.
Eh bien ! vieil entêté, viens-y toi-même !⠀
MATHIEU, rehaussant sa cravate.
Comment, l’ sergent Mathieu ?
MATHIEU.
J’ai décidé qu’elle ne me quitt’rait plus.
LE COMTE.
Eh bien ! vieil entêté, viens-y toi-même !
MATHIEU, rehaussant sa cravate.
Comment, l’ sergent Mathieu ?
LE COMTE.
Pourquoi pas ? N’es-tu pas mon ami ?
MATHIEU.
Oh ! quant à c’qu’est d’çà... Mais c’est que... la tenue...
LE COMTE.
Air des Maris ont tort.
Va, mon ami, tu peux m’en croire,
Cet habit là peut te servir ;
Il fut ton compagnon de gloire,
Ton courage a su l’ennoblir ;
Cet uniforme est vieux, sans doute,
Mais au bal il doit te parer ;
Puisque l’ennemi le redoute,
Tes amis doivent l’honorer.
Tu sais danser ?
MATHIEU.
Un peu, et pour les pas d’été... et... les jetés battus, ainsi que les échappements de jarret... Je ne crains pas les plus forts de la jeune et d’ la vieille...
Même air.
J’ai vu d’fameus’ dans’ en Belgique ;
En Prus’ j’en vis souvent aussi :
Comme tout çà dansait sans musique
Quand nous donnions bal à l’ennemi
Depuis le Nord jusqu’au Midi.
Bref, au bruit du canon qui gronde,
J’ai vu tous les peuples valser ;
Quand on a fait danser tant d’monde,
Il m’semble qu’on doit savoir danser.
LE COMTE.
Eh bien ! viens donc alors ; par ce moyen tu ne quitteras pas ta protégée.
MATHIEU.
C’est juste !
Avec intention.
Ah çà ! Général, j’avais oublié d’ vous d’mander des nouvelles d’ votre neveu. Est-ce qu’il n’ s’ra pas au bal ?
LE COMTE.
Non ! Il est sous les murs de Neumarck ! j’espère qu’il s’y distinguera, et qu’en prononçant demain son arrêt, pour son infraction à la discipline militaire, j’aurai en même temps à le féliciter sur son courage.
Ritournelle de l’air suivant.
Mais ne pensons plus à cela. Va te préparer, voici toute la société.
MATHIEU.
Mon Général, j’n’ai qu’un mot à vous dire ; r’marquez-moi à la Poule et à la Trenitz.
Il sort en répétant.
Quand on a fait danser tant d’monde,
On finit par savoir danser.
Scène VIII
LE COMTE D’ESTÈVE, MADAME DE LASALLE, LINA, ÉVELINE, DAMES, OFFICIERS et NOTABLES en costume de bal
La nuit a paru. Les domestiques à la livrée allemande allument les lustres et les bougies. On entend le prélude de l’orchestre.
CHŒUR.
Air : Pour la marche qui va s’ouvrir.
Mes amis, le bal va s’ouvrir,
L’orchestre nous dit d’accourir.
Trop vite, hélas ! fuit le plaisir,
Empressons-nous de le saisir.
MADAME DE LASALLE, à Éveline.
Cette toilette vous sied à ravir ; mais pourquoi cet air de tristesse ?
ÉVELINE.
Non, je ne suis plus triste ; auprès de vous, il me semble que je suis plus heureuse.
LINA.
J’espère que vous nous resterez quelque temps encore, car, vous ne savez pas... On me marie, il y aura ici des fêtes brillantes comme à Paris. Quel plaisir ! c’est si gentil de se marier. Je vous présenterai à mon prétendu, le lieu tenant Ferdinand de Lasalle.
ÉVELINE, à part.
Ô ciel !
LINA.
Vous verrez comme il est bien.
Air.
Il aura son brillant costume.
Sa belle épée et son plumet ;
Moi j’aurai, selon la coutume.
La fleur d’orange à mon corset. (bis.)
Si vous aimez ! ah ! puissiez-vous vous même,
Bientôt connaître un bonheur aussi grand...
Avec fierté l’on se dit à soi-même :
Il est à moi ! c’est moi seule qu’il aime !
Ah ! vraiment,
C’est charmant !
Un jour de noce est un moment
Charmant.
CHŒUR.
Ah ! vraiment,
C’est charmant !
Un jour de bal ! ah ! c’est vraiment
Charmant !
Pendant cette Scène, le Général et Madame de Lasalle ont été recevoir les invités qui se sont assis avec cérémonie.
Scène IX
LES MÊMES, MATHIEU entre en se donnant un air distingué
MATHIEU.
Salut tout’ la société... c’est moi !
Mouvement général d’étonnement.
LE COMTE.
Mesdames, je vous présente mon ami, mon ancien compagnon d’armes, le sergent Mathieu !
UN VIEUX BARON ALLEMAND.
Comment, un sergent ici ?
MATHIEU.
Vous me confusionnez. Messieurs et Dames... certainement, j’suis bien l’ votre...
Bas au général.
Mill’ z’yeux, mon Général, vous avez là d’ jolis petits soldats sans moustaches, et si les hommes venaient à manquer, çà f’rait tout d’ même un’ fameuse compagnie d’ voltigeurs. Eh ! c’est ma p’tite Éveline !
ÉVELINE.
Eh bien ! vous ne vous approchez pas de moi ?
MATHIEU.
Si, Mam’zelle... c’est qu’en vous voyant comm’ çà, en grand’ tenue... y m’ semble que j’suis devant un’ Reine ou un’ Impératrice !
Les Dames entourent Mathieu avec intérêt.
Dire que mon havresac a été son berceau, ventre bleu !
Toutes reculent effrayées.
Pardon ! une absence linquœ ; je vous avais bien dit, mon Général, que j’ n’avais pas l’habitude d’ la bonne société.
Des domestiques promènent des plateaux de rafraichissement. Un aide-de-camp arrive, et parle bas au Général.
LE COMTE, à mi-voix.
Allez ! et que l’on me tienne au courant de tout ce qui se passe.
Musique du bal qui prélude.
Messieurs, que le bal commence.
Les cavaliers invitent leurs dames. Les uns vont dans les salons de droite, et les autres dans les salons de gauche. Le Général à Mathieu, en lui montrant la vieille baronne.
Mon ami, cette dame n’est pas priée, fais-moi le plaisir de l’inviter.
MATHIEU.
Qui çà ? l’ancienne... Mon Général, vous avez compté sur mon courage, je vous en remercie.
À la baronne.
Madame, aurais-je la valissance de danser la subséquente avec vous ?
La baronne lui donne la main, d’un air hautain, et il se place avec elle, à l’un des deux quadrilles qui se sont formés sur le théâtre, en deçà de la galerie. Les danses commencent.
CHŒUR.
Air : Chantons le Barcarolle.
Amis, livrons-nous à la danse,
Charmons ainsi notre loisir ;
Que chaque contredanse
Soit, pour nous, un nouveau plaisir.
Chantons, dansons, charmons notre loisir.
Scène X
LES MÊMES, FERDINAND entre, botté et en désordre, et traverse les quadrilles
FERDINAND.
Où est le Général ?... Ah ! vous voici, mon oncle ?
LE COMTE, le prenant à part sur le devant de la scène.
Eh bien, quelles nouvelles ?
FERDINAND.
Une partie de vos ordres est exécutée... Deux carrés d’infanterie ont pris position sous le bois de Neumarck... l’artillerie est arrivée, les échelles, les fascines, tout est préparé, et la ville de Neumarck...
LE COMTE.
Silence !
Aux danseurs qui se sont arrêtés à l’entrée de Ferdinand, et paraissent inquiets.
Eh bien ! Messieurs, que les danses continuent ; rien ne doit nous empêcher de vous livrer au plaisir.
L’orchestre joue le chœur précédent, et les danses reprennent Le Comte, pendant ce temps, cause à voix basse avec Ferdinand, et regarde la citadelle avec une lunette d’approche.
UN AIDE-DE-CAMP.
Général, un parlementaire arrive à l’instant de Neumarck...
LE COMTE.
Un parlementaire ? allons le recevoir dans les salons, et faisons lui tous les honneurs de cette fête.
Les danses cessent, et tout le monde commence à passer dans les salons. À Ferdinand.
Reste, j’aurai sans doute des ordres à te donner.
Il sort.
Scène XI
FERDINAND, puis bientôt ÉVELINE
FERDINAND.
Je n’ose me présenter aux yeux de ma tante... de Lina... si elle savait... Ô ciel ! qu’ai-je vu ?
Il remonte le théâtre.
Éveline !...
ÉVELINE, entrant.
Je croyais retrouver ici... Il est sans doute dans ce salon...
Elle va pour passer dans l’autre salon.
FERDINAND, s’approchant d’elle.
Éveline !
ÉVELINE.
C’est vous, Monsieur ? J’avais cru que ma position méritait assez d’égards pour vous faire une loi d’éviter ma présence, surtout en ces lieux.
FERDINAND.
Il faut que je me justifie.
ÉVELINE.
Et le pourriez-vous, Monsieur ? Avez-vous donc oublié que votre conduite fut une offense envers moi ?
FERDINAND.
Ah ! je sens tous mes torts... Oui, j’étais indigne de vous, indigne de tant de vertus ; mais votre absence m’a fait connaître tout l’amour que j’avais pour vous.
ÉVELINE.
N’espérez plus me tromper... Votre devoir n’était pas le seul motif qui vous appelait en ce pays...
FERDINAND.
Je vous comprends. Il est vrai ; ma famille a cru pouvoir disposer de ma main, de mon cœur... mais ce cœur, il est à vous, à vous seule, pour jamais. C’est sur l’honneur que je l’atteste.
ÉVELINE.
Laissez-moi, laissez-moi rejoindre celui qui, seul, peut mériter ma confiance, qui doit veiller sur moi.
FERDINAND.
Je le vois ; ce n’est plus que de l’effroi, que du mépris que je vous inspire ! Vous refusez de croire à mon serment, pourtant, hier encore, l’excès de mon amour m’avait emporté jusqu’à l’oubli de mes devoirs ! Oui, j’avais suivi vos traces ; je voulais m’emparer de vous, vous forcer de me suivre à tout prix... j’arrive, un affreux danger vous menace, je m’élance au milieu des ennemis, et j’ai le bonheur de vous arracher de leurs mains !
ÉVELINE.
Quoi ! cet inconnu...
FERDINAND.
Oui, c’était moi. Alors, vous étiez en ma puissance ; seul, je pouvais disposer de votre sort... Eh bien ! celui que vous méprisez, vous entoura d’égards, de respects... Je ne pensais qu’à vos malheurs, qu’à vos vertus, et je ne vis plus en vous qu’un dépôt sacré que la victoire avait remis entre mes mains !
ÉVELINE.
Quelqu’un, dont je dois respecter les conseils, m’a ordonné de vous oublier et de vous fuir ; et je veux... je dois lui obéir.
Elle fait un mouvement pour sortir.
FERDINAND.
Je vous devine. Toujours cet homme !
Il se place devant elle.
Eh bien, non ! rien désormais ne pourra nous séparer ! Ce mariage qu’on prépare, je le romprai ; le rang, la fortune qu’on me promet, pour vous, je sacrifie tout ! mais il le faut, Éveline, des nœuds sacrés nous enchaîneront l’un à l’autre... Vous serez à moi !
Éveline a fait un mouvement d’effroi, et veut se retirer il la saisit par le bras, et l’arrête.
Scène XII
LES MÊMES, MATHIEU
Il a un sabre.
MATHIEU, à part.
J’ai assez d’ bal comm’ çà. Je vais battre en retraite... Mille bombes !... Qu’est-c’ que je vois là ?...
ÉVELINE, accourant à lui.
Ah ! de grâce, sauvez-moi !
MATHIEU.
Oui. Encore vous, mon lieutenant ?
À Éveline, avec sévérité.
Rentrez.
Éveline hésite.
Rentrez !
ÉVELINE.
Ah ! ne les perdons pas de vue.
Elle sort, et reparaît ensuite.
MATHIEU.
Mon lieutenant, vous abusez de votre position et de ma confiance ; hier, je vous avais déclaré qu’elle était sous ma protection, d’ quel droit venez-vous encore attenter à son repos ?
FERDINAND.
Et vous, de quel droit venez-vous me demander compte de mes actions ?
MATHIEU.
Air : Un page aimait la jeune Adèle.
Votre conduite et m’indigne et m’offense ;
Mais à vos pas toujours je m’attach’rai...
Car je le vois, la vertu, l’innocence,
Le malheur mêm’, pour vous rien n’est sacré.
FERDINAND.
Je saurais bien répondre à cette injure
Si vous étiez officier.
MATHIEU.
Par ma foi,
J’aurais déjà répondu, je vous jure,
Si vous étiez un soldat comme moi...
Vous oubliez la distance qui nous sépare, mais je saurai bien vous faire repentir de vos menaces. Rendez-vous à la garde du camp ; vous n’assisterez point à la prochaine affaire. Sortez !
MATHIEU.
Non, je reste !
FERDINAND.
Insolent !
MATHIEU.
Je devine le motif de cet ordre... Vous voulez m’éloigner d’elle... votre conduite est indigne d’un militaire... Je ne vous reconnais plus pour mon officier, et je refuse de vous obéir !
Trio de M. Doche.
FERDINAND.
Je ne puis retenir ma colère !
Lâche soldat ! obéis moi !
MATHIEU.
Non, non !
Lâche soldat !... m’insulter !
FERDINAND.
Téméraire !
Tu vas payer cher cet affront !
MATHIEU, à part.
Et je ne puis en obtenir raison !
Insulter une vieille moustache !
FERDINAND.
Sors à l’instant,
Ou je t’arrache
L’épaulette du régiment.
Téméraire !
Il fait un mouvement pour exécuter sa menace, Mathieu recule, tire son sabre. Éveline paraît, et se jette entr’eux.
ÉVELINE, avec un cri d’effroi.
Ah ! arrêtez ! qu’allez-vous faire ?
MATHIEU, s’arrêtant tout-à-coup.
Votre voix me désarme, et la raison m’éclaire.
Il jette son sabre au loin.
Trente ans de gloire à jamais sont perdus,
Je suis déshonoré ! je ne servirai plus.
Ensemble.
FERDINAND, à part.
Je sens que la colère
A troublé ma raison ;
Mais que pouvais-je faire,
Après un tel affront ?
MATHIEU, à part.
J’étouffe de colère !
Ah ! pour moi, quel affront !
Traiter de c’te manière
L’plus vieux du bataillon !
ÉVELINE.
Grand Dieu ! quelle colère !
Lui ! si brave, si bon !
Ô ciel ! que va-t-il faire
Après un tel affront ?
On entend l’orchestre du bal, et les danseurs reviennent former les quadrilles dans le salon et dans la galerie.
ÉVELINE.
On vient ! il est perdu !
FERDINAND.
Non, ne craignez rien pour lui.
Scène XIII
LES MÊMES, LE COMTE D’ESTÈVE, UN AIDE-DE-CAMP, UN PARLEMENTAIRE, MULOT, UN AUTRE SOLDAT, LES DANSEURS et DANSEUSES
Éveline se place devant Mathieu.
LE COMTE.
Monsieur le major, vous voyez que nous vous recevons à la française.
LE PARLEMENTAIRE.
Effectivement, on ne croirait pas que vous vous disposez à un assaut.
LE COMTE.
Nos soldats savent passer du bal à la victoire ; et je vous promets que si nous enlevons Neumarck, nous nous souviendrons de l’exemple donné par le grand Condé, à Lérida, et que nous entrerons dans votre ville, les violons en tête. Mais, que veniez-vous m’annoncer ?
LE PARLEMENTAIRE.
Que vos propositions ont été rejetées par le Gouverneur...
LE COMTE.
Eh bien, donc... la guerre !
LE PARLEMENTAIRE.
Vous semblez y être peu disposés.
LE COMTE.
Peut-être, monsieur le Parlementaire.
On entend un coup de canon.
Tenez ! voici le signal.
Aux danseurs.
Allons, Messieurs, aux armes !
Tous les officiers mettent l’épée à la main, et se précipitent sur le devant de la scène. Les dames témoignent leur sur prise et leur effroi.
LE PARLEMENTAIRE.
Qu’est-ce donc ?
LE COMTE.
Nos soldats attaquent le premier retranchement.
On entend le bruit du tambour.
Final de M. Doche.
CHŒUR.
Aux armes !
MATHIEU, à part.
Envers l’honneur s’rais-je donc parjure !
MULOT.
Tous deux, on nous attend là-bas.
LE COMTE.
Le tambour marque la mesure,
En avant donc, braves soldats !
CHŒUR.
Le tambour marque la mesure
En avant donc, braves soldats !
Le tambour marque la mesure,
Quittons le bal pour les combats.
LE COMTE, au parlementaire.
Le droit des gens qui vous protège
Est, ici, votre défenseur,
Et vous aurez, pendant le siège,
La sauvegarde de l’honneur.
Ensemble.
MATHIEU.
Plus tard, je veng’rai mon injure,
Mais mon pays réclam’ mon bras.
CHŒUR.
Le tambour marque la mesure,
En avant donc, braves soldats !
Le tambour marque la mesure,
Quittons le bal pour les combats.
Pendant les deux premiers vers, le comte rassure le parlementaire. Mulot présente à Mathieu son sabre ; celui-ci, ému par le bruit du canon, hésite d’abord, mais ne peut résister long. temps.
Les Officiers entourent le Général ; et se disposent à le suivre. En ce moment, un détachement de grenadiers défile dans le fond. En tête du peloton, sont les violons et les autres musiciens du bal, qui précèdent le tambour. Sur les dernières mesures du final, les soldats commencent à disparaître ; le Général et son état-major s’élancent vers le fond. Les dames agitent leurs mouchoirs.
ACTE III
Le Théâtre représente une partie de la ville de Neumarck dévastée ; à droite, un arbre abattu par un boulet, il n’en reste que le tronc. Dans le fond, on aperçoit les remparts.
Scène première
MATHIEU, MARGOTON, OFFICIERS, SOLDATS
Roulement de tambour. La tête d’un régiment de grenadiers venant de gauche à droite est sur le Théâtre, le reste est sensé dans la coulisse, quelques-uns sont blessés légère ment, et tous sont couverts de poussière.
MATHIEU, finissant l’appel et arrivant sur le théâtre.
Denis.
PREMIER SOLDAT.
Présent.
MATHIEU.
Morel.
DEUXIÈME SOLDAT.
Présent.
MATHIEU.
Baudru.
BÉCHU.
À l’ambulance.
MATHIEU.
Latour.
BÉCHU.
Mort au champ d’honneur.
Les soldats font le port d’armes, roulement de tambour.
MATHIEU.
Pauvre camarade !... c’est le douzième de la compagnie... Margoton ! approche ici, et verse à boire !... Eh ben...
MARGOTON, en s’essuyant les yeux.
C’est que je pense !... ils n’boiront plus la goutte.
MATHIEU.
Air : Des gens comme vous.
Nous étions tous là,
Quand on s’avança
Sous l’canon d’ la citadelle ;
Il nous épargna,
Mais il les frappa,
Que leur gloire soit éternelle !
Ils prennent leurs verres.
Ah ! puisqu’ils sont absents,
Amis, serrons les rangs ;
S’ils ont payé cher la victoire,
Eu leur honneur, payons à boire,
Tous ces vieux troupiers (bis.)
C’étaient des grenadiers.
CHŒUR, SOLDATS, trinquant.
Tous ces vieux troupiers,
C’étaient des grenadiers.
MATHIEU.
Quand le laboureur,
Sur le champ d’honneur,
Un jour, conduira sa charrue,
Creusant ses sillons,
De nos bataillons,
Les armes frapperont la vue !
Triste, il s’arrêtera ;
Et tout bas, se dira,
Devant leurs sabr’s couverts de rouille ;
Leurs vieilles croix et leur dépouille :
Tous ces vieux troupiers, (bis.)
C’étaient des grenadiers.
CHŒUR, SOLDATS.
Tous ces vieux troupiers,
C’étaient des grenadiers.
Scène II
LES MÊMES, MADAME DE LASALLE, ÉVELINE, LINA, MULOT
MULOT.
Par ici, par ici, Mesdames ; le Général ne peut tarder à passer près de ces remparts.
MATHIEU.
Ma petite Éveline ! ici !
ÉVELINE.
Ah ! qu’il me tardait de vous revoir ; si vous saviez combien j’ai tremblé pour vos jours.
MULOT.
Rassurez-vous, Mam’zelle, il s’est couvert de gloire, et moi z’aussi !... Dieu ! j’en ai t’y cueilli, des lauriers !
LINA.
Ma tante, voici le Général !
MADAME DE LASALLE.
Calme tes craintes, Lina, j’espère qu’il ne sera pas inflexible.
MULOT.
Alors, moi, j’ n’ai plus qu’ faire ici. J’ vais r’joindre les camarades que j’ai laissé en train d’assiéger une bass’ cour.
Il sort.
Scène III
LES MÊMES, excepté MULOT, LE COMTE D’ESTÈVE, ÉTAT-MAJOR
LE COMTE, à Mathieu.
Sergent !... je sais que c’est toi qui, le premier a monté à l’assaut.
MATHIEU.
Votre neveu, qui nous commandait, ne m’avait pas encore vu au feu, et je voulais lui prouver que je n’étais pas un lâche soldat.
LE COMTE.
Mais que vois-je vous ici, Mesdames ?
MADAME DE LASALLE.
Oui, Général. Nous avons quitté Blauskernn, pour venir implorer une grâce de vous... Après une conduite aussi honorable, votre neveu, puni si sévèrement...
Mouvement de Mathieu.
ÉVELINE, à Mathieu.
Qu’avez-vous ? Songeriez-vous encore à cette querelle qui m’a tant affligée.
MATHIEU.
N’ me parlez pas d’ çà, Mam’zelle.
LINA.
Monsieur le Comte, avoir si peu d’indulgence pour mon mari !
Air : de la romance de Caleb.
Quand j’implore ici sa grâce,
Rendez-vous à mes vœux.
ÉVELINE, à Mathieu.
Oubliez son audace,
Et soyez généreux.
LINA, au Comte.
Il s’est couvert de gloire,
Montrez-vous indulgent...
ÉVELINE.
Le jour d’une victoire
On pardonne aisément.
LINA et ÉVELINE.
Le jour d’une victoire,
On pardonné aisément.
Ensemble.
MATHIEU.
D’ son insolence extrême,
Bientôt, il s’ra puni ;
Puissé-je, à l’instant même,
Me trouver devant lui !
LE COMTE.
Contre un neveu que j’aime,
Je sévis aujourd’hui ;
De ma rigueur extrême,
En secret, je gémi.
MADAME DE LASALLE.
Ah ! quel malheur extrême !
S’il doit être puni ;
Un neveu qui vous aime,
Le châtier ainsi !
LINA.
Punir celui que j’aime,
Ah ! c’est bien mal à lui !
Sa colère est extrême...
Qu’a donc fait mon mari ?
ÉVELINE.
Sa colère est extrême,
Malgré moi je frémi ;
Car je sens que je l’aime ;
Et je tremble pour lui.
LE COMTE.
Je suis fâché, Mesdames, que vous ayez quitté le séjour tranquille de Blauskernn, pour implorer de moi une grâce qu’il n’est plus en mon pouvoir de vous accorder.
Se tournant vers l’État-Major.
Messieurs, le lieutenant Ferdinand a manqué à son devoir ; il était absent des avant postes, quand l’ennemi nous surprit à l’improviste... Depuis, il s’est distingué à l’assaut de Neumarck, Mais cela ne pouvait racheter la faute qu’il avait commise... Une punition sévère l’attendait ; il l’a prévenue lui-même en m’offrant sa démission, mais en même temps il n’a supplié de ne point le forcer à quitter le régiment... Il vient d’y rentrer comme simple grenadier.
Aux soldats.
Et maintenant il n’est plus que votre camarade.
MATHIEU, à part.
Ah ! la vengeance me sera donc possible maintenant !
LINA.
C’est fini... il n’y a plus d’espoir.
LE COMTE.
Mesdames, vous ne pourriez, sans danger, regagner Blauskernn avant demain. Je vais vous accompagner à la maison-de-ville, où vous serez en sûreté.
MATHIEU, à Éveline.
Mam’zelle, vous me r’verrez bientôt, j’ vais prendre des informations relatives aux papiers...
ÉVELINE.
De ma mère ?...
MATHIEU.
Oui, oui.
LE COMTE, à son état-major.
Messieurs, continuez la visite des remparts.
Ils sortent sur la ritournelle de l’air suivant.
Scène IV
SOLDATS, MARGOTON, ensuite MULOT
Les soldats posent leurs armes en faisceau ; d’autres arrivent avec des provisions ; Margoton verse à boire, tableau animé.
CHŒUR DE SOLDATS, élevant en l’air leurs provisions.
Air : Contredanse de la Muette.
Ah ! vive la maraude !
On attrape et l’on prend sans choisir ;
Si l’affaire fut chaude,
Nous avons (bis.) de quoi nous rafraîchir.
BÉCHU.
Voilà ma part...
DESNOYEL.
Voilà la mienne.
L’ENGOURDI.
Moi, j’ai trouvé ce gibier-là.
MULOT entre, tenant à la main une cage où il y a un serin.
Moi, Caporal, malgré ma peine,
Je n’ai pu trouver que cela.
CHŒUR, se moquant de lui.
Ah ! vive la maraude !
On attrape et l’on prend sans choisir ; etc.
MULOT, allant aux soldats qui échangent leurs provisions.
Dites donc ! qu’est-ce qui veut être faisant avec moi...
Ils rient et le repoussent.
BÉCHU.
Prends donc ta volée, toi, avec ton serin.
MULOT.
Eh ben ! parole d’honneur, vous avez tort... Le serin est un manger très délicat ; pauvre petit animal, qu’est-ce que j’ ferai d’ toi... Oh ! je n’veux pas te manger ; çà me ferait trop de peine... Je te ferai empailler pour t’envoyer à la Bourguignotte avec deux cœurs enflammés ! et le bulletin de mes exploits. Oh Dieu ! sera-t-elle fière quand elle saura que j’ai pris une ville.
Air : De la Mauvaise langue.
La belle chose qu’un assaut
Voilà les profits de la guerre ;
Depuis trois jours, quand on est militaire,
Rien ne vaut (bis.) les plaisirs d’un assaut.
Dans la ville, après l’escalade,
Les plus malins arrivent les premiers ;
Chez le bourgeois, gratis on boit rasade,
Et souvent même on fait des prisonniers.
Les homm’s refusent de s’ rendre,
Et dis’nt plutôt périr !
Les femm’s dis’nt d’un air tendre :
Vaut mieux s’ rendr’ que d’ mourir.
La belle chose qu’un assaut ! etc.
Comm’ soldat, si l’on aime la gloire,
L’on n’haït pas non plus l’ gibier ;
On pass’ gaiment, quand on a la victoire
Du champ d’ bataille au poulailler.
J’suis brav’ pendant l’attaque,
Mais je conviens, qu’après,
J’ serais un vrai cosaque
Si j’ n’étais pas français !
La belle chose qu’un assaut ! etc.
BÉCHU.
Mais v’là l’ sergent Mathieu... Diable ! il n’entendrait peut-être pas raison sur les provisions illégitimes.
MULOT.
Vous croyez ? alors j’ vas donner la volée à mon butin.
BÉCHU.
Alerte, alerte !... Délogeons...
CHŒUR DE SOLDATS, à voix basse.
Et vive la maraude ! etc.
Il sort.
MULOT, cherchant sa cage.
Eh bien ! mon butin... Ousqu’est mon butin ?
On lui a enlevé sa cage, et à la place, il trouve une poule. Au moment où il va pour sortir, Mathieu entre, et le saisit par le bras.
Scène V
MULOT, MATHIEU
MATHIEU.
C’est toi, Mulot ?
MULOT, effrayé, cachant sa poule derrière sa capote.
Oui, Sergent.
Il cherche à couvrir sa poule avec sa capote. À part.
J’ crois qu’j’ai évu tort d’ la faire rétrécir.
MATHIEU.
Je sais que tu t’es conduit en brave.
MULOT.
Oui, Sergent ; et si le pan d’ l’habit d’un camarade n’ m’était point resté dans la main, j’ serais arrivé un des premiers à l’assaut.
MATHIEU.
Tu peux m’ rendre un service.
MULOT.
Oui, Sergent.
MATHIEU.
Va trouver le n’veu du Général...
MULOT.
Oui, Sergent.
MATHIEU.
Dis-lui que j’ l’attends ici... qu’ j’aurai des armes.
MULOT.
Des armes !
MATHIEU.
Oui ; j’ l’attends ici... à deux heures.
MULOT.
À deux heures ; oui, Sergent.
À part.
Dieu ! a-t-il l’air méchant ! Il ne jure plus... il n’est pas dans son assiette ordinaire.
Haut.
J’y vas, Sergent, j’y vas.
MATHIEU.
Un instant ; encore un mot.
MULOT.
Présent.
MATHIEU.
Tu iras trouver c’te jeune orpheline que tu as vue près de moi. Tu lui diras que j’ veux lui parler sans retard... Tu m’entends ? Surtout, sois discret, ou corbleu !...
MULOT.
Oui, Sergent.
À part.
Il a juré, çà va mieux.
Il sort.
Scène VI
MATHIEU, seul
Maintenant qu’il n’est plus que soldat, j’ connais le moyen d’ rendre tout égal entre nous. Il aura ma vie, ou j’aurai la sienne ! Mais, avant de disposer de mes jours, il faut songer à assurer le sort de celle qui doit me survivre. Cette lettre au Général, où je l’instruis de tout, lui assure une protection après moi. Peut-être, est-ce lui qui est destiné à la remettre entre les bras de sa famille... car, sans doute, je vais bientôt connaître le secret de sa naissance. Enfin, j’suis à Neumarck, et d’après les indications que j’ viens de r’cevoir, ce doit être de c’ côté du rempart que j’ai caché, dans le temps, ces papiers qui doivent me faire con naître les parents d’Éveline... Voyons, c’était auprès d’un arbrisseau... isolé, en face d’une vieille fontaine... Cherchons.
Il fait quelques pas au fond du théâtre.
Je ne me trompe pas... la voilà... Ces maisons... sans doute, elles ont été construites depuis... et cet arbre, brisé par un boulet... serait-ce ?... Oui, c’est là.
Musique en sourdine pendant ce qui suit.
Avec la pointe de mon sabre ... je puis... soulever cette pierre.
Il soulève une pierre.
Rien... ô ciel ! quelqu’un aurait-il découvert ?... cherchons encore... Ah ! la voilà !...
Il tire une vieille giberne.
Ma main tremble... et malgré moi... j’éprouve un senti ment pénible.
Air des Scythes.
J’vais donc enfin connaître ce mystère !
Dans un instant tout doit être éclairci !
Ah ! puiss’ Év’line au moins r’trouver un père,
Puisqu’ell’ va peut être aujourd’hui
Perdre à jamais son seul ami.
M’séparer d’elle est un instant qu’je r’doute ;
Mais si je la vois heureuse en la quittant,
J’pourrai, sans r’gret, prendre ma feuill’ de route,
Et r’joindr’ là haut les vieux du régiment.
Autrefois, je n’ai pu lire ces papiers, mais maintenant, grâce à elle... Voyons,
Il ouvre les papiers.
qu’est-c’ que c’est qu’ çà ?... Est-ce que je ne sais plus lire ?... Corbleu ! j’ crois bien, c’est d’ l’allemand !... impossible d’en dé chiffrer un mot. Courons vite chercher quelqu’un du pays, qui m’expliquera tout çà.
Il va pour sortir ; Éveline paraît, suivie de Margoton.
Scène VII
MATHIEU, ÉVELINE, MARGOTON
ÉVELINE, à Margoton.
Merci. Maintenant, vous pouvez vous retirer, je suis avec lui.
Margoton sort.
MATHIEU, à part.
C’est elle !
ÉVELINE.
On m’a dit que vous étiez ici... que vous aviez à me parler. Eh bien, quelles nouvelles ? dois-je espérer ?
MATHIEU.
Oui, Mam’zell’ ; voici les papiers de votre mère.
ÉVELINE.
De ma mère ! Ah ! donnez ! donnez !
MATHIEU.
Ils sont écrits en Allemand, vous savez c’te langue ; tenez, placez-vous là, sur ce banc, et lisez à haute voix, j’écoute !
ÉVELINE.
C’est une écriture de femme... la sienne sans doute.
MATHIEU, à part.
Mill’ z’yeux ! j’étouffe !
Haut.
Lisez ! lisez !
Musique en sourdine.
ÉVELINE, lisant.
« C’est sur le point de quitter la vie... mourante de fatigue et de douleur, que j’ai tracé ces derniers mots. Née d’une famille honnête, mon cœur ne s’était jamais donné, lorsqu’un soldat de l’armée française reçut l’hospitalité dans la maison de mon père ; il jura de m’aimer toujours ! s’il m’a trompée, je lui pardonne. »
MATHIEU, avec émotion.
Après... après, Mam’zelle...
ÉVELINE, continuant.
« Nous venions d’être unis secrètement, lorsque son de voir le força de s’éloigner. Mon père découvrit tout ; il me chassa, et je partis avec mon enfant, pour rejoindre celui qui avait reçu ma foi... Mais bientôt le froid, la fatigue... Oh ! qui que vous soyez, ayez pitié de mon enfant. »
S’interrompant pour essuyer une larme.
Pauvre mère !
MATHIEU.
Eh bien ! Mam’zell’, achevez donc !
ÉVELINE.
C’est que je sens là quelque chose qui m’empêche de distinguer.
Elle continue.
« Les soldats de la France ne sont pas loin de cette auberge abandonnée. Ils protégeront la fille d’un de leurs frères d’armes. Celui que je cherchais était le plus brave de son régiment ; il servait dans les » volontaires d’Alsace ! »
MATHIEU, avec la plus vive émotion.
Ah ! le nom... le nom de la pauvre mère !
ÉVELINE.
Christine Muller.
MATHIEU.
Christine Muller ! grand dieu !
À Éveline.
Viens, viens, chère enfant.
ÉVELINE.
Comment ?
MATHIEU.
Oui, oui, je suis ton père !
Il presse les papiers sur ses lèvres.
Air : De la Vieille.
Oui, ma Christine fat ta mère,
Jadis, le sort m’en sépara ;
Mais un jour, le ciel, à ton père,
Comme un te confia,
C’ n’est donc pas un’ main étrangère
Oui, sur ton enfance, veille,
Et des dangers te préserva.
Ah ! je craignais qu’un’ nouvelle famille
N’ vint m’enlever cell’ que j’app’lais ma fille ;
Mais maintenant, l’espoir dans mon cœur brille,
Qui, de mes bras, peut arracher ma fille ?
Étendant les mains sur sa tête, et levant les yeux au ciel.
Ensemble.
Je n’ai plus peur... sur ce dépôt sacré,
Jusqu’à la mort, je veillerai.
ÉVELINE.
Ah ! vous chérir, est un devoir sacré,
Et toujours, je m’en souviendrai.
Mon père !
MATHIEU.
Ah ! que je suis heureux ! c’est le plus grand bonheur que j’aie ressenti de ma vie, et ce bonheur là, il durera toujours.
ÉVELINE.
Toujours !
On entend sonner deux heures.
MATHIEU, à part.
Ô ciel ! quel souvenir...
ÉVELINE.
Qu’avez-vous ?
MATHIEU.
Rien... rien !
Scène VIII
MATHIEU, ÉVELINE, MARGOTON, MULOT
MULOT, bas à Mathieu.
Dites donc, Sergent ; on m’a dit de vous dire qu’on était là !...
MATHIEU.
Tais-toi !
ÉVELINE.
Mon ami ! mon père ! vous me cachez quelque chose !
MATHIEU.
Non, non. Va rejoindre l’ général ; dis-lui que tu es ma fille... Remets-lui ces papiers avec cette lettre, mais dans le cas seulement, où dans une heure je ne serais pas de retour près d’ toi.
ÉVELINE, avec surprise.
Vous ne m’accompagnez pas ?
MATHIEU.
Non, mon devoir me r’tient ici... Va, va...
Éveline se retire lentement, et en le regardant avec surprise.
Éveline, tu ne viens pas m’embrasser avant de me quitter ?
Éveline se jette dans ses bras.
Adieu !
ÉVELINE.
Adieu !
Elle sort.
Scène IX
MATHIEU, MULOT, FERDINAND, OFFICIERS
Ferdinand est en simple grenadier.
MATHIEU, à Mulot.
Dis-lui que j’ l’attends !
À part.
Renoncer à la vie ! quand tout semblait devoir m’y attacher...
FERDINAND, en entrant.
Me voici, Monsieur...
MATHIEU.
Deux mots suffiront. Hier, vous étiez mon supérieur, vous m’avez insulté, j’ai été forcé de dévorer mon injure ; maintenant vous allez m’en rendre raison.
FERDINAND.
Air : Comme il m’aimait.
Je suis soldat, (bis.)
Comment réparer mon offense ?
Parlez... je suis prêt au combat.
MATHIEU.
On doit être égaux quand on s’ bat,
Mais, pour assurer ma vengeance,
Entre nous, j’ détruis la distance ;
Arrachant ses galons.
Je suis soldat. (bis.)
MULOT, à part.
Ils vont s’ battre.
FERDINAND.
Je suis prêt !
MATHIEU, à Mulot qui va se retirer.
Reste, j’ai besoin de toi.
MULOT, à part.
Il a besoin d’ moi...
MATHIEU.
J’ai été prévôt quinze ans ; à l’épée ou au sabre, j’aurais l’avantage ; nous nous battrons au pistolet ; une seule arme sera chargée ; et celui à qui le sort la donnera, tirera sans hésite.
FERDINAND.
J’y consens !
MATHIEU, à Mulot.
Soldat ! approche cette caisse !
Mulot apporte une caisse de tambour au milieu de la scène.
Tu as des cartouches ! déchire-les, et donnes-en les balles.
MULOT.
Oui, Sergent !
À part, en mettant dans son schako les balles qu’il retire des cartouches.
Je n’ sais pas pourquoi, j’ai plus peur qu’à l’assaut.
MATHIEU, prenant une poignée de balles, et étendant la main fermée devant Ferdinand.
J’attends ! Monsieur, parlez !
FERDINAND.
Impair !
MATHIEU, laissant tomber les balles sur la caisse.
Sept ! j’ai perdu. Cette arme vous appartient, usez de vos droits !
Bruit de tambour.
FERDINAND.
Ô ciel ! le général !
Mathieu cache le pistolet.
Scène X
LES MÊMES, LE COMTE D’ESTÈVE, LINA, MADAME DE LASALLE, ÉVELINE, SOLDATS
ÉVELINE.
Les voilà, M. le Comte, de grâce !
LE COMTE, à voix basse.
Silence, Mademoiselle !
Haut.
Mes braves compagnons d’armes ! votre séjour à Neumarck ne sera pas de longue durée ; notre division va rejoindre l’armée dans les plaines de Wagram ! j’espère que tous, nous nous y retrouverons.
S’avançant près de Ferdinand et de Mathieu.
Si quelqu’un de vous nourrissait dans son cœur des projets de haine et de vengeance, je lui dirais : souvenez vous que vos jours n’appartiennent qu’à la patrie.
FERDINAND.
Oui, Général, nous nous rappellerons tous ce devoir sacré ; et si un jeune insensé, n’écoutant que ses passions, avait offensé un vieux soldat qu’il devait respecter, après avoir fait d’avance le sacrifice de sa vie, il s’estimerait heureux que le sort lui eut donné le moyen de réparer sa faute. Il s’approcherait de lui, et lui tendant la main, il lui dirait : « En présence de son Général, je fais des excuses au plus brave et au plus loyal soldat4de l’armée. »
Mathieu fait un geste d’hésitation.
LE COMTE, le regardant fixement.
Le vieux soldat devrait alors oublier tout ce qui s’est passé, et tendre la main à celui qui répare si noblement ses torts.
MATHIEU, tendant la main.
La voilà, Général !
LE COMTE, saisissant la main de Ferdinand, et l’unissant à celle de Mathieu.
Sur le drapeau de votre régiment, l’honneur est satisfait.
À Ferdinand.
Soldat, obéissez toujours à votre Lieutenant.
MATHIEU.
Quoi ! mon Général...
LE COMTE.
Oui, tu vas honorer ce nouveau grade ; et vous, Monsieur, songez à reconquérir le vôtre dans les plaines de Wagram.
Final de M. Doche.
CHŒUR GÉNÉRAL.
Puisque la gloire nous appelle,
Par des succès répondons-lui ;
La victoire est toujours fidèle
Lorsque, sans peur, on marche à l’ennemi.
Pendant ce chœur, Lina a conduit Éveline près de Ferdinand, et les unit. Mathieu presse dans ses bras Ferdinand et Éveline ; embrasse sa fille, et va reprendre son rang. Roulement, etc. À un ordre du Général, tout le monde se met en marche.