Le Sacrifice (Alphonse DAUDET)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 11 février 1869.
Personnages
FRANQUEYROL
LE PÈRE JOURDEUIL
HENRI
MARGAROT
PIPETTE
NAMOUN
MADAME JOURDEUIL
LOUISE
ACTE I
Une salle à manger du rez-de-chaussée, très gaie, très claire ; meuble de chêne blanc. Au fond, porte entr’ouverte donnant sur la cuisine, où l’on voit reluire, par éclairs, le ventre rouge des poêlons et les fers-blancs frais étamés. Au-dessus de la porte du fond, une grosse médaille d’argent dans de grands lauriers dédorés. À gauche, au premier plan, une croisée au deuxième plan, dans le pan coupé, porte d’entrée sur une rue de village. Entre cette porte et la croisée, un petit poêle de faïence. À droite, un grand buffet à étagères chargé de faïences. Une table contre le mur. Le long des murs, médaillons, croquis, esquisses, tableautins.
Scène première
MADAME JOURDEUIL, LOUISE
Madame Jourdeuil est assise, lunettes au nez, près de la table, de droite. Elle a sur ses genoux un gros registre ouvert ; sur la table, à côté d’elle, des quittances, des factures. Louise, les manches retroussées un grand tablier blanc devant elle, sort de la cuisine, battant des œufs dans un plat à fleurs.
MADAME JOURDEUIL, les yeux dans son registre.
Six, douze, quinze, vingt-quatre.
LOUISE, s’approchant doucement.
Dis donc, maman.
MADAME JOURDEUIL.
Je pose quatre et je retiens deux.
LOUISE, plus haut.
Maman...
MADAME JOURDEUIL.
Et je retiens deux...
LOUISE, très fort.
Maman !
MADAME JOURDEUIL.
Hein ?
LOUISE.
Enfin, c’est heureux. Dis donc, maman, devine ce que ta fille est en train de faire ?
MADAME JOURDEUIL, sans regarder.
Quoi donc ? une omelette ?...
LOUISE.
Ah ! bien oui, une omelette ! fi donc !... une crème...
MADAME JOURDEUIL.
Une crème ? oh ! oh !
LOUISE.
Et une vraie, je t’en réponds. Flaire-moi cela ; hein ! quel parfum...
MADAME JOURDEUIL.
Exquis.
Retournant à son registre.
Je pose quatre. Je pose...
LOUISE.
C’est Henri qui va être étonné ! Lui qui dit toujours : « Pour les crèmes, il n’y a que maman. » Voyons, est-ce que tu as jamais rien fait d’aussi pur ?...
MADAME JOURDEUIL.
Moi ? jamais. Et je retiens deux.
LOUISE, éclatant de rire.
Encore !... Mais, maman, il y a une heure que tu retiens deux ; tu ne peux pourtant pas retenir deux comme cela toute la vie.
MADAME JOURDEUIL.
Allons, allons, fillette, laisse-moi faire mes comptes. Tu ne songes pas que c’est le trente et un aujourd’hui, petite malheureuse.
LOUISE.
Mais si, j’y songe ; j’y songe même plus que toi, que c’est le trente et un... Le trente et un juillet.
MADAME JOURDEUIL.
Ah mon Dieu ! quoi donc ? Tu me fais peur... Est-ce que nous avions quelque chose à payer ? Pourtant mon cahier d’échéances...
LOUISE.
Mais non... mais non... il ne s’agit point d’échéances. Est-ce que l’on fait de belles crèmes dans ce goût-là en l’honneur des jours d’échéance... Voyons, trente et un juillet, cette date ne te dit rien ?
MADAME JOURDEUIL.
Trente et un juillet...
LOUISE.
Il y a aujourd’hui six ans, Henri arrivait à Venise...
MADAME JOURDEUIL, tressaillant.
Ah !
LOUISE.
...Tombait à la mer en débarquant, et sans Pierre Franqueyrol...
MADAME JOURDEUIL.
C’est vrai, pourtant... C’était dans le mois de juillet. Brrr !... quel souvenir !
LOUISE.
Hein ! c’est un anniversaire qui compte, celui-là... Et comme ça tombe bien... juste un jeudi, le jour d’Henri. Aussi je me suis distinguée, va pour le dîner. Une crème, des croquettes, puis au dessert une surprise... oh ! mais une surprise !
MADAME JOURDEUIL, rêveuse.
Six ans !... Dire que sans ce brave Pierre, il y a six ans que je ne verrais plus mon fils.
LOUISE.
C’est égal ! En voilà un, ce Pierre Franqueyrol ; s’il passe jamais par ici, c’est lui qui en aura une crème... Celle-ci ?... Oh ! celle-ci n’est rien à côté.
MADAME JOURDEUIL.
Bah ! qu’est-ce que tu veux qu’il vienne faire chez nous, cet enragé-là ? Il est toujours en mer, toujours en voyage. Il ne pourrait pas amener son bateau à Ville-d’Avray.
Reprenant son registre.
Je crois bien que nous ne le connaîtrons jamais.
LOUISE.
Singulier ami, tout de même, qu’un ami comme celui-là. On en parle tous les jours, on lui écrit, on l’adore, et on ne l’a jamais vu. C’est-à-dire que si M. Pierre venait à Paris, nous pourrions nous trouver dans la même rue, dans le même omnibus, sans nous en douter.
MADAME JOURDEUIL, distraite.
Mon Dieu, oui.
LOUISE.
J’ai souvent songé à cela. Bien souvent, dans la rue, en passant à côté d’un monsieur, il m’est arrivé de me dire : Pourtant, si c’était lui ! et tout de suite le cœur me battait. Est-ce que cela ne t’est jamais arrivé, à toi, dis, maman ? dis ? dis ?...
MADAME JOURDEUIL, dans son gros livre.
Oh ! je t’en supplie, ma petite enfant, laisse-moi finir ; ton frère va arriver, et tu sais que je tiens à ce qu’il trouve toujours tous nos comptes bien en règle.
LOUISE.
Ah çà ! Mais... Il y en avait donc bien long, cette fois-ci ?
Elle va poser la crème sur la table et revient vers sa mère.
Voyons, expliquez-vous, monsieur le ministre des finances, et tâchez de répondre aux in... aux inter... oui, c’est cela... aux interpellations de la Chambre.
MADAME JOURDEUIL.
Tu ris, toi... tu es bien heureuse.
LOUISE.
Mais non, maman, je ne ris pas. Je parle comme le journal de papa, un journal qui ne rit jamais.
S’appuyant sur le dossier du fauteuil.
Fais voir un peu ce vilain livre ?
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! ma pauvre Louise, je suis épouvantée. Tiens, regarde, nous avons encore plus dépensé ce mois-ci que le mois dernier.
LOUISE, regardant par-dessus l’épaule de sa mère.
Ce n’est pas étonnant, tout est si cher, à la campagne !... Et puis, ce mois-ci, j’ai fait venir beaucoup de musique.
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! ce n’est pas ta musique. C’est plutôt moi, avec ce maudit chapeau lilas que vous m’avez forcée d’acheter. Comme si j’avais besoin d’un chapeau lilas, je vous demande.
LOUISE.
Mais oui, mais oui, tu en avais besoin. Est-ce que tu pouvais offrir le pain bénit avec une méchante capote de l’an dernier ?... D’abord un chapeau lilas n’est pas une grosse affaire, après tout.
MADAME JOURDEUIL.
Enfin, les chiffres sont là... Plus nous allons, plus notre dépense augmente, et quand je songe que c’est notre pauvre Henri qui doit subvenir à tout...
LOUISE.
Ah çà ! d’où te viennent donc toutes ces vilaines idées aujourd’hui ?... Est-ce que c’est ce gros livre qui te les donne ? Prends garde, je vais dire à Henri de te le confisquer.
MADAME JOURDEUIL.
Je te le défends bien, par exemple ! Tu m’entends, Louise : Jamais un mot là-dessus à ton frère.
LOUISE, elle a repris sa crème et la bat avec animation.
Ah ! si Henri n’était pas riche, s’il se privait de manger pour nous donner du pain, je comprendrais tes inquiétudes, tes remords, et, certes, je les partagerais mais enfin, ce n’est pas le cas : mon frère a du succès
Baissant la voix.
et du talent, quoi qu’en dise papa. Sa peinture se vend bien. Il gagne beaucoup d’argent, alors quoi ?...
MADAME JOURDEUIL.
On a beau gagner de l’argent, c’est lourd, une famille, quand on est seul et qu’on porte tout.
LOUISE.
Bah ! petite mère, nous ne pesons pas bien gros, toi et moi ; d’ailleurs, si la charge est trop lourde pour un seul, il fallait rester à Paris ; moi, j’aurais porté quelque chose. J’avais mes diplômes, j’aurais donné des leçons, mais ici c’est impossible. Les paysans de Ville-d’Avray ne me trouveraient pas assez huppée pour leurs demoiselles. Il leur faut les premiers pensionnats de Paris, le Sacré-Cœur, les Oiseaux... Tiens, encore ce matin, la mère Gogue, notre laitière, me disait tranquillement : « J’ons envie d’envoyer Phrasie aux Moigneaux !... » Que veux-tu que je fasse de mes diplômes, avec ces Moigneaux-là !
MADAME JOURDEUIL, souriant.
Je vois que tu lui tiens rancune, à ce pauvre Ville-d’Avray.
LOUISE.
Moi ?... pas du tout ; seulement, je continue à me demander ce que nous y sommes venus faire.
MADAME JOURDEUIL.
Mais, mon enfant, tu le sais bien, c’est pour ton père. Il avait besoin de la campagne pour sa santé, pour son travail.
LOUISE.
Pour sa santé, peut-être, mais pour son travail... Je ne sais pas, moi ;
Bas.
mais il me semble que mon père ne fait guère plus de peinture ici qu’à Paris.
MADAME JOURDEUIL.
Hé ! ma fille, ton père est un grand artiste. Ces hommes-là ne sont pas à la tâche comme des manœuvres. Pour travailler, il leur faut l’inspiration, qu’est-ce que tu veux ?
LOUISE, souriant.
Henri est un grand artiste, lui aussi, mais s’il faisait comme mon père, s’il passait tout son temps chez les marchands de bric-à-brac de Versailles à chercher des assiettes à fleurs et des moutardiers Louis XV, je ne sais pas ce que nous deviendrions.
MADAME JOURDEUIL, très émue.
Voilà de mauvaises paroles, Louise, et qui me font beaucoup de peine. Ce n’est pas ainsi que tu devrais parler de ton père. Pauvre homme ! Lui qui est si bon, qui nous aime tant... non ! Vrai...
LOUISE, posant sa crème et s’agenouillant près de sa mère.
Tiens ! je suis bête... gronde-moi... que veux-tu ? quand je te vois de l’ennui, je deviens méchante.
Bruit de roues, grelots, bouquin d’omnibus.
Ah ! l’omnibus, Henri n’est pas loin.
Elle se relève.
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! mon Dieu ! et mes yeux qui sont tout rouges...
LOUISE.
Tu as ton livre, cache-toi derrière.
MADAME JOURDEUIL, reprenant son registre.
Tu as raison.
LOUISE.
Du reste, attends, je vais faire une habile diversion avec ma crème.
Elle va chercher son plat. On sonne.
Entre donc ! la clef est sur la porte.
On entend grincer la clef dans la serrure, maladroitement.
MADAME JOURDEUIL, dans son registre.
Et je retiens deux.
LOUISE, tendant son plat victorieusement vers la porte qui s’ouvre.
Qu’est-ce que c’est que ça, Henri ?
Scène II
MADAME JOURDEUIL, LOUISE, FRANQUEYROL, brun, hâlé, tenue de voyage, accent provençal
FRANQUEYROL, très gravement et regardant la crème.
Ça !... c’est une crème, mademoiselle.
LOUISE, stupéfaite.
Mais, monsieur...
FRANQUEYROL, tenant le plat.
Prenez garde ! l’assiette va chavirer.
MADAME JOURDEUIL, ôtant ses lunettes.
Qui est là, donc ?
LOUISE, faisant un pas en arrière.
Mais vous vous trompez, monsieur ; qui demandez-vous ?
FRANQUEYROL.
Oh ! non, je ne me trompe pas, mademoiselle Louise. Je vous connais bien, et cette bonne dame là-bas, qui me regarde en ouvrant de grands yeux, je la connais bien aussi. Bonjour, maman.
Louise commence à deviner.
MADAME JOURDEUIL, saluant avec embarras.
Bon... jour... monsieur.
FRANQUEYROL.
Appelez-moi donc votre enfant, comme dans vos lettres.
LOUISE, très fort.
Maman, c’est M. Pierre.
Elle se sauve dans la cuisine avec sa crème.
MADAME JOURDEUIL.
Monsieur Pierre !
FRANQUEYROL, s’avançant.
Eh ! pardieu, oui ! c’est M. Pierre. C’est ce forban de Pierre Franqueyrol qui vient du bout du monde, tout exprès pour vous embrasser, seulement je vois bien que vous le trouvez trop noir.
MADAME JOURDEUIL.
Voulez-vous vous taire, méchant garçon,
Ouvrant ses bras.
et venir là tout de suite ?
FRANQUEYROL, sautant au cou.
Hé ! allons donc !
Se retournant.
Et vous, mademoiselle... Là, quand je vous disais qu’on me trouvait trop noir.
MADAME JOURDEUIL, remontant.
Tu l’entends, fillette.
LOUISE, par la porte entr’ouverte, on la voit dans la cuisine quitter dare dare son tablier et rabaisser ses manches.
Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, il serait noir comme l’oncle Tom, que cela ne m’empêcherait pas de l’embrasser.
Elle accourt.
Et de bon cœur, encore.
FRANQUEYROL.
À la bonne heure !
Il l’embrasse à pleines joues.
MADAME JOURDEUIL.
À nous deux, maintenant.
Elle le fait asseoir.
Mettez-vous là que je vous voie, que je vous regarde bien à mon aise.
FRANQUEYROL, riant.
Faites... maman... ne vous gênez pas.
MADAME JOURDEUIL.
Ainsi, c’est vous, vous voilà... voilà l’homme à qui je dois d’avoir encore mon enfant.
FRANQUEYROL.
Boun Diou ! Qu’est-ce que vous allez chercher là... mais c’est de l’histoire antédiluvienne.
LOUISE, gravement.
Trente et un juillet mil huit cent soixante, juste six ans aujourd’hui.
FRANQUEYROL.
Té ! cette rencontre, d’arriver ce jour-là... Ma foi !... tant pis ! j’ai l’air de l’avoir fait exprès... c’est prétentieux...
MADAME JOURDEUIL lui a pris les mains, le regarde attentivement, et parle à demi-voix, comme à elle-même.
Quand mon enfant allait mourir, voilà la main qui l’a arraché de l’eau ; voilà les yeux qui l’ont veillé pendant un mois, anxieux, toujours ouverts comme les yeux d’une mère.
Très émue.
Ah ! écoutez, je suis bien contente de vous voir.
Elle veut porter la main de Franqueyrol à ses lèvres.
FRANQUEYROL, très ému, se lève brusquement et retire sa main.
Et moi aussi, cap de Diou ! je suis content de vous voir ; mais est-ce que nous n’avons rien de mieux à nous conter que cet ancien récit de sauvetage ? D’abord, vous saurez, pour votre gouverne, qu’en vous tirant votre garçon de l’eau, c’est encore moi qui ai fait la meilleure affaire. Toutes les chances à la fois : je suis fou de peinture, je repêche un grand peintre ; je n’avais pas d’amis, je m’en suis fait un. Je n’avais plus de maman, j’en ai retrouvé une, et du bon coin encore. Vous voyez que ce n’est pas vous qui devez parler de reconnaissance.
MADAME JOURDEUIL, tournée vers Louise.
Hein ! le brave enfant ! Je voudrais qu’Henri fût là pour l’entendre.
FRANQUEYROL.
Té ! mais, au fait, pourquoi n’est-il pas là, cet Henri ?
LOUISE
Nous l’attendons.
FRANQUEYROL.
Comment ! Il n’est pas encore arrivé ?
MADAME JOURDEUIL.
Mais non, cela m’étonne ; il vient toujours par ce train.
LOUISE, à la fenêtre.
Oh ! il ne peut pas tarder.
FRANQUEYROL.
Et M. Jourdeuil ? Je ne le vois pas. Est-ce qu’il est à Paris, lui aussi ?
MADAME JOURDEUIL, très vite.
Mais non, mais non... il est ici... Ah ! mon Dieu ! et nous qui ne pensons pas... Vraiment, je crois que vous nous avez rendues folles ; va donc vite voir à l’atelier, Louise...
LOUISE, sans bouger de la fenêtre.
Oui, mère.
MADAME JOURDEUIL.
Mon pauvre Jourdeuil ! va-t-il être heureux, lui qui désire tant vous connaître !...
FRANQUEYROL.
Et moi, donc.
LOUISE, s’arrachant de la fenêtre.
C’est ennuyeux. Henri ne vient pas.
À Franqueyrol.
Est-ce que vous l’avez vu aujourd’hui, monsieur ?
FRANQUEYROL.
Mais non, mademoiselle, j’arrive, moi, j’arrive... Il n’y a pas trois heures que je suis à Paris, et j’en ai bien passé deux à courir après ce scélérat sans pouvoir mettre la main dessus. D’abord, je suis allé rue Saint-Georges.
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! il n’est plus là depuis deux mois.
FRANQUEYROL, souriant.
Je l’ai bien vu. De la rue Saint-Georges, j’ai couru rue de l’Ouest, au nouveau domicile : personne...
LOUISE.
Pas même Namoun ?
FRANQUEYROL.
Namoun ?
LOUISE.
Oui, son domestique, un petit Arabe.
FRANQUEYROL.
Comment ! c’est son domestique, ce bédouin que j’ai trouvé roulé dans son burnous au travers de l’escalier... Eh ben !... il est gentil... Croiriez-vous que le drôle m’a entendu demander son maître à toutes les sonnettes de la maison, et qu’il n’a pas même tourné la tête de mon côté ?
MADAME JOURDEUIL.
C’est bien de lui.
FRANQUEYROL.
Heureusement que je me suis souvenu d’un certain dîner du jeudi dont on me parlait beaucoup dans les lettres, sans quoi je serais encore à courir.
MADAME JOURDEUIL.
Vraiment, je ne sais pas pourquoi Henri s’obstine à garder ce Namoun ; il ne veut rien faire, il n’est bon à rien, il reste couché tout le jour. Avec cela, un charabia.
FRANQUEYROL.
Ah oui, le sabir... bono... macach bono, bezeff.
LOUISE.
Tiens ! vous le savez.
FRANQUEYROL.
Ce n’est pas difficile. Depuis la conquête de l’Algérie, toutes les cuisinières parlent cette langue-là.
LOUISE, naïvement.
Les cuisinières ?... pourquoi ?
FRANQUEYROL.
Oh ! parce que... parce que... pour rien, au fait.
À part.
Tu es bête, Franqueyrol.
MADAME JOURDEUIL.
Enfin, ce drôle-là n’a rien pour lui... il est gourmand, sournois, et mauvais, ah !...
LOUISE.
Mais non, maman, c’est une idée... Namoun n’est pas méchant... Parce qu’une fois tu lui as vu faire une grimace dans le dos de papa ! voyons, c’est un enfant, et puis papa le taquine toujours.
FRANQUEYROL.
Oh ! oh !... Je vois qu’il ne fait pas bon attaquer Namoun devant mademoiselle Louise.
LOUISE.
C’est vrai, je l’aime beaucoup. C’est si touchant, si vous saviez, l’histoire de ce petit homme. Figurez-vous qu’il est arrivé à Paris il y a deux ans, derrière un bataillon de turcos dans lequel son frère Lakdar était tambour. Il faut vous dire que pour Namoun, ce Lakdar, tambour Lakdar, comme il l’appelle, c’était une adoration... Plus que la mère, plus que le père, plus que tout... Malheureusement, après six mois de Paris, voilà tambour Lakdar qui meurt de la poitrine. Pensez quel désespoir ! Il ne manquait pas d’autres tambours au bataillon, mais pour Namoun, il n’y avait qu’un tambour au monde, tambour Lakdar... Si bien, qu’au bout de quelque temps, quand les turcos sont partis et qu’ils ont parlé d’emmener Namoun avec eux, l’enfant s’y est obstinément refusé, et comme il avait peur qu’on l’emmenât de force, la veille du départ, il s’est sauvé de la caserne, et ses camarades sont partis sans lui... Deux jours après, des amis d’Henri, traversant Le Père-Lachaise, trouvaient accroupi dans l’herbe, près d’une tombe, un petit Arabe aux trois quarts mort de faim et de froid ; c’était Namoun, qui tenait compagnie à son frère Lakdar dans le grand cimetière des Roumis.
FRANQUEYROL, se détournant pour cacher une larme.
Ah ! je suis bête, décidément...
LOUISE, s’adressant à lui.
Maintenant, dites du mal de Namoun, si vous voulez ; moi, je suis prête à tout lui pardonner à cause de son tambour Lakdar... Dam !... c’est peut-être parce que j’en ai un tambour, moi aussi. Vous comprenez... Tambour Henri.
MADAME JOURDEUIL.
Est-elle sotte, cette petite fille, de vous faire pleurer comme cela quand on est bien content !
LOUISE.
Là ! là ! j’ai fini.
Décrochant un chapeau de paille pendu à la muraille.
Je vais chercher mon père.
MADAME JOURDEUIL.
Ah mon Dieu ! c’est vrai, le pauvre homme ; cours vite.
FRANQUEYROL.
Si vous voulez que j’y aille, mademoiselle ?
LOUISE, sans bouger de place.
Oh ! non ! c’est inutile... l’atelier est à deux pas.
MADAME JOURDEUIL.
Eh bien ! va donc !
LOUISE.
Oui, mais c’est que...
Elle montre la cuisine.
MADAME JOURDEUIL.
Quoi ?...
Louise dit un mot à voix basse.
Hein ?...
Louise répète son mot très bas.
Plaît-il ?...
LOUISE, impatientée, très haut.
Mes croquettes, là !... mes croquettes qui sont sur le feu, si elles brûlent.
MADAME JOURDEUIL.
C’est bon, c’est bon, je m’en charge.
FRANQUEYROL.
Je crois bien, que nous nous en chargeons... Merci ! laisser brûler des croquettes.
LOUISE.
Alors, je puis m’en aller tranquille.
MADAME JOURDEUIL.
Oui, oui.
LOUISE, revenant.
Ah ! tu sais, maman, défense de regarder dans le buffet.
MADAME JOURDEUIL
Mais va-t’en donc !
LOUISE.
C’est là qu’est la surprise.
Elle se sauve en riant.
Scène III
FRANQUEYROL, MADAME JOURDEUIL
FRANQUEYROL.
C’est joli, du rire de seize ans... on dirait qu’on secoue des perles.
MADAME JOURDEUIL.
Vous la trouvez gentille, n’est-ce pas ?
FRANQUEYROL.
Et vous ?
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! moi, je ne compte pas, je suis la maman.
FRANQUEYROL, vivement.
Est-ce que mademoiselle Louise est Parisienne ?
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! du Paris pur sang... du Paris de la rue Montmartre, comme son frère.
FRANQUEYROL.
Ah ça ! qu’est-ce qu’on m’avait donc dit ?... Je croyais qu’en fait de jeunes filles, on ne trouvait plus à Paris, à l’heure qu’il est, que de jolis petits monstres, tout en crin et en acier, de gentils agents de change à chignons, très secs, très froids, très ergoteurs, et spécialement dressés pour le Parisien d’aujourd’hui. Mais ce n’est pas vrai, cap de Diou ! ce n’est pas vrai. Les Parisiens ne l’ont pas encore exproprié, ce type divin de la femme enfant, avec son rire clair et ses yeux limpides. Il y a encore des petites filles à Paris, n’est-ce pas, maman ?
MADAME JOURDEUIL.
Oui, sans doute ; pourtant, il ne faut pas croire qu’à Paris toutes les demoiselles soient comme Louise... Il y en a d’autres.
FRANQUEYROL, souriant.
Vraiment ?
MADAME JOURDEUIL.
D’ailleurs, vous savez, moi, je suis comme toutes les mères ; je ne vois rien d’aussi beau que les miens... Cet Henri, hein ? quel cœur ! quelle nature !...
FRANQUEYROL.
Et quel talent !
MADAME JOURDEUIL.
Il a du talent ?
FRANQUEYROL.
S’il en a, le bandit ; mais il y a six ans, quand je l’ai connu, ce n’était qu’un enfant encore, et c’était déjà presque un maître.
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! dam, il tient cela de son père ! Vous savez que M. Jourdeuil a été une célébrité a son époque ; en 1825, nous avons eu une médaille.
Elle montre les lauriers académiques du panneau.
Et c’était bien plus difficile alors que maintenant.
FRANQUEYROL, à part.
Ça doit être du père Jourdeuil, cette pensée-là.
MADAME JOURDEUIL.
Malheureusement, depuis, les années sont venues, la maladie, les chagrins, les pertes d’argent ; Jourdeuil était si bon, tout le monde l’a exploité. En avons-nous nourri, des camarades d’atelier ! J’en avais toujours quatre ou cinq à la maison. Comme il me disait quelquefois : « Que veux-tu, ma femme, je suis né les mains ouvertes, jamais je ne pourrai les fermer. » Pauvre homme, il a bien fallu qu’il les fermât, cependant. Un beau jour, son meilleur ami, un nommé Pipette, dont il avait répondu pour une somme très forte, a disparu subitement, la veille de l’échéance. Mon mari a payé sans rien dire, mais ç’a été pour lui un coup terrible, et il ne s’en est jamais bien relevé.
FRANQUEYROL.
Pourtant, les succès de son fils doivent l’avoir remonté maintenant.
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! sans doute. Au fond, il en est très fier. Mais c’est égal.
Bas, regardant autour d’elle.
Ne lui en parlez pas trop ; vous comprenez, quand on est vieux, on est toujours un peu triste de voir le succès s’en aller tout à la jeunesse, tandis que soi-même... Hein ! faut-il que je vous aime, pour vous dire toutes ces choses-là ?...
FRANQUEYROL.
Je voudrais bien voir que vous ne m’aimiez pas !
MADAME JOURDEUIL.
Non !... mais, c’est vrai, avec vous je me sens si à l’aise ! Il me semble que je vous connais depuis vingt ans... Et, tenez, mon cher enfant,
Elle va voir à la fenêtre.
puisque nous sommes seuls encore un moment, je vais vous faire une petite confidence.
FRANQUEYROL, flairant du côté de la cuisine.
Pardon ! vous ne sentez pas ?
MADAME JOURDEUIL.
Quoi donc ?
FRANQUEYROL.
Vite, vite, les pompes ! les pompes !... Je suis sûr que les croquettes brûlent.
MADAME JOURDEUIL, riant et courant vers la cuisine.
Miséricorde !
FRANQUEYROL.
Avez-vous besoin de moi ?
MADAME JOURDEUIL.
Non... non...
FRANQUEYROL.
Pour faire la chaîne ?
MADAME JOURDEUIL.
C’est inutile !
Elle pousse la porte.
Scène IV
FRANQUEYROL, seul
Dieu ! les braves gens... la bonne maison... ça vous dégoûterait des voyages, un coin comme celui-ci.
Il s’allonge dans le fauteuil et regarde autour de lui.
C’est clair, c’est gai, et en même temps si calme !... Puis, je ne sais pas... Il y a du bonheur dans l’air, ici, on se sent bien. C’est comme... c’est comme une maison de santé pour les âmes.
La tête renversée, les yeux demi-clos.
Tout de même, ce doit être agréable, le soir, quand on rentre, de voir un petit chapeau de paille, qui se penche à la fenêtre pour vous regarder venir, et de trouver au logis une petite fée, avec un grand tablier blanc, en train de vous battre une crème.
Il fait le geste.
« Qu’est-ce que c’est que ça, Henri ? » Ah ! mon pauvre vieux Franqueyrol, ce n’est pas pour toi qu’on en battra jamais, des crèmes comme celle-là.
Scène V
MADAME JOURDEUIL, FRANQUEYROL
MADAME JOURDEUIL, accourant du fond.
Voilà c’est fait !...
FRANQUEYROL, arraché en sursaut à son rêve.
Ah ! eh bien ?...
MADAME JOURDEUIL.
Pas de mal... Je suis arrivée à temps.
FRANQUEYROL.
Hum ! ça sentait pourtant bien le roussi.
MADAME JOURDEUIL.
Oh si peu de chose.
Approchant une chaise.
Voyons, maintenant, que je vous fasse ma confidence.
FRANQUEYROL, comiquement.
Oh ! oh ! une confidence...
MADAME JOURDEUIL.
Ne riez pas. Ce que j’ai à vous dire est très sérieux. Il s’agit de votre ami.
FRANQUEYROL.
D’Henri ?
MADAME JOURDEUIL.
Oui, d’Henri, qui m’inquiète beaucoup.
FRANQUEYROL.
Bah ! qu’est-ce qu’il lui arrive donc ?
MADAME JOURDEUIL, avec un soupir.
Ah ! je ne sais pas ce qui lui arrive, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que depuis quatre ou cinq mois, mon enfant n’est plus le même. D’abord, au lieu de venir nous voir plusieurs fois dans la semaine, comme il faisait, il ne vient plus qu’une fois, et encore en retard, vous voyez.
FRANQUEYROL.
C’est qu’il travaille beaucoup, sans doute.
MADAME JOURDEUIL.
Oui, je veux bien. Mais quand il est ici, pourquoi a-t-il l’air si triste ? pourquoi ne mange-t-il pas ?... Car, c’est un fait, il ne mange pas. Autrefois, il était gai, confiant, il nous parlait toujours de ses projets, de ses travaux... Maintenant, rien. Et puis, si vous voyiez comme il nous arrive toujours fiévreux, les yeux creusés, les mains brûlantes... Je suis sûre qu’il y a dans la vie de notre enfant quelque grand malheur, qu’il ne veut pas ou ne peut pas nous dire.
FRANQUEYROL.
Voilà bien les mères ; tout de suite quelque grand malheur !... On dirait que leurs enfants sont des boîtes à catastrophes. Eh bien ! quoi ? Henri a peut-être quelque ennui en ce moment.
MADAME JOURDEUIL.
Mais quel ennui, en définitive ? Ses affaires vont très bien. Il vient de déménager, de s’installer richement. Il paraît que c’est magnifique chez lui. Je dis il paraît, parce que je n’y suis pas allée. Encore une des choses qui m’inquiètent... Concevez-vous cela ?... Depuis qu’il a déménagé, il ne nous a pas dit une seule fois d’aller chez lui. Et quand on lui parle, il faut voir comme ça le gêne. Tenez ! voulez-vous que je vous dise ce que je crois ?
Baissant la voix.
Je crois qu’il a connu quelque mauvaise femme...
FRANQUEYROL, stupéfaction comique.
Bah !... après tout, il vaut encore mieux qu’il fasse de mauvaises connaissances que s’il faisait de mauvais tableaux...
MADAME JOURDEUIL.
Hé ! je me moque bien de ses tableaux... je ne suis pas une artiste, moi, je suis une mère, et je veux avant tout que mon enfant ne se tourmente pas... Est-ce que ses tableaux me le rendront, si cette femme me le tue ?
FRANQUEYROL.
Comment ! vous en êtes encore là ? Vous croyez aux femmes qui tuent les hommes !...
MADAME JOURDEUIL.
Cela se voit tous les jours.
FRANQUEYROL.
Jamais de la vie... Du reste, si ceci peut vous rassurer, je vais à mon tour vous faire une confidence : votre fils a dans le cœur une grande et belle affection.
MADAME JOURDEUIL, très troublée.
Ah !
FRANQUEYROL.
Qui le met à l’abri de toutes les tentations et de toutes les sottises.
MADAME JOURDEUIL.
Vous la connaissez ?
FRANQUEYROL.
Oui.
MADAME JOURDEUIL, avec hésitation.
Est-ce qu’elle est bien jolie ?
FRANQUEYROL.
Qu’est-ce que ça vous fait ? C’est donc vrai que les mères sont jalouses... Allons ! Rassurez-vous ; ce n’est pas cette femme-là qui essaiera de vous faire du tort dans le cœur de votre enfant...
MADAME JOURDEUIL.
C’est égal ! Tout ce que vous me dites ne me tranquillise qu’à demi. Je sens que mon fils n’est pas heureux, qu’il a quelque chose, enfin.
Avec effusion, en lui prenant les mains.
Je vous en prie, mon ami Pierre, faites-lui dire ce qu’il a. Je sais qu’il est des confidences qu’on ne fait pas à sa mère, mais vous, il ne vous cachera rien... Parlez-lui, questionnez-le, regardez bien dans son cœur. Et quand vous saurez ce qui le tourmente...
FRANQUEYROL.
Quand je saurai ce qui le tourmente ?
MADAME JOURDEUIL.
Eh bien !... Eh bien !...
Souriant.
Vous viendrez me le dire.
FRANQUEYROL, l’embrassant sur le front.
Sainte mère, va !
LE PÈRE JOURDEUIL, en dehors, chantant à pleine voix, sur l’air de Charles Six.
Guerre aux bourgeois...
MADAME JOURDEUIL.
Chut ! mon mari...
LE PÈRE JOURDEUIL, en dehors.
Jamais, jamais en France...
LOUISE, en dehors.
Mais, tais-toi donc, papa !
La porte s’ouvre.
Scène VI
MADAME JOURDEUIL, FRANQUEYROL, LE PÈRE JOURDEUIL, LOUISE
Le père est en vareuse, la tête nue, ses grands cheveux au vent, sa palette et ses pinceaux à la main.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Où est-il, ce Franqueyrol où est-il ?
FRANQUEYROL, allant au-devant de lui la main tendue.
Présent.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Voyons... voyons...
Il amène Franqueyrol dans le jour de la fenêtre.
Oh ! superbe, mes enfants, superbe ! Une vraie tête de pirate...
Lui tendant les bras.
Embrassons-nous, ma vieille branche !...
FRANQUEYROL.
Je crois bien !
LE PÈRE JOURDEUIL, le contemplant.
Est-il beau, est-il campé ! On dirait le grand bonhomme du milieu dans le tableau de Girodet.
En gesticulant, il envoie sa palette dans les yeux de sa femme.
MADAME JOURDEUIL, doucement.
Pose donc ta palette, mon ami.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Ma palette ?... Tiens c’est vrai, en voilà une distraction.
LOUISE, riant.
Oh ! une distraction.
MADAME JOURDEUIL, la tirant par la manche.
Chut !
FRANQUEYROL, au père Jourdeuil.
C’est beau, pour un artiste, d’être surpris la palette au poing.
LE PÈRE JOURDEUIL, triomphant.
N’est-ce pas ?
Il pose sa palette et ses pinceaux sur le petit poêle.
LOUISE, bas, à sa mère.
Mais, puisque je te dis qu’il est retourné exprès pour la chercher.
MADAME JOURDEUIL.
Tiens ! tu m’ennuies... va-t’en voir si tes croquettes brûlent.
Louise embrasse son père en passant et s’en va à la cuisine.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Vieux Franqueyrol, va !... quelle bonne surprise.
Lui frappant sur l’épaule.
Y a-t-il longtemps qu’on l’attendait !
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! oui, il y a longtemps, et c’est une cruauté de faire ainsi languir les gens.
FRANQUEYROL.
Que voulez-vous ?... Ce n’est pas ma faute ; si seulement Ville-d’Avray avait été dans les mers de Chine... Je serais venu vous voir tous les jours.
MADAME JOURDEUIL.
Allez donc, coureur.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Enfin, coureur ou non, nous lui devons une fière chandelle, et puisque le voilà, nous allons la lui brûler, par les deux bouts encore... Et d’abord, arrosons la bienvenue... Hé, Lisette !
LOUISE, de la cuisine.
Père ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Apporte-nous mon vieux madère, tu sais, l’étiquette jaune, celui que j’appelle les grandes occasions.
MADAME JOURDEUIL.
Mais, mon ami, nous allons dîner... Est-ce que tu ne crains pas ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
J’espère bien que nous allons dîner, j’ai mon estomac dans mes bottes.
FRANQUEYROL, riant.
Savez-vous que votre malade a l’air assez gaillard ?
LE PÈRE JOURDEUIL, changeant subitement de ton.
Gaillard... gaillard... pas tant que ça...
FRANQUEYROL, ironiquement.
Bagasse !
LE PÈRE JOURDEUIL.
J’ai toujours mes douleurs de tête... J’ai été trop secoué, voyez-vous, depuis quelques années... Non ! vrai, les camarades m’ont fait de mauvaises charges.
Baissant la voix.
Vous avez su mon histoire avec Pipette, hein ?... C’est celle-là surtout qui m’a démoli... Puis, mon cher, la vie d’artiste ! Ça vous use, ça vous use...
Redevenant gai.
Bah ! c’est égal, la façade n’est pas trop endommagée...
FRANQUEYROL.
Comment donc, elle est toute neuve, la façade !
MADAME JOURDEUIL, rayonnante.
N’est-ce pas, qu’il est resté jeune ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Le fait est que quand je regarde tous ces peintraillons d’aujourd’hui, un tas de brèche-dents et de chauves...
LOUISE.
Pardon... pardon, monsieur mon père ; Henri est un de ces peintraillons d’aujourd’hui, mais il n’est ni brèche-dents, ni chauve.
FRANQUEYROL, à part.
Quel vaillant petit cœur !
LOUISE.
Il a même de très beaux cheveux.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Il en a, le lâche ! mais il les coupe. Eh bien ! moi, je les porte aussi longs que je peux, et fièrement, comme un drapeau, le drapeau de Raphaël et du Léonard.
MADAME JOURDEUIL.
Ça, c’est vrai, fillette, le Léonard avait de grands cheveux comme ton père, c’est de l’histoire.
Louise va se remettre à la fenêtre.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Crinière si l’on veut, ma crinière m’est chère, et si elle meurt avant moi, tant pis ! je porterai perruque, ne fût-ce que pour étonner les bourgeois et pour protester contre l’époque mercantile où nous vivons. Pas vrai, Franqueyrol ?
Ils trinquent.
FRANQUEYROL.
Le fait est que le vent n’est pas bien bon pour les arts ; depuis quelques années, nous tournons un peu trop à l’Américain, en France.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Comment, à l’Américain !... mais les Américains sont cent fois plus artistes que nous...
FRANQUEYROL.
Oh ! que non...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Non !
Il se lève.
Eh bien, mon cher, l’homme qui vous parle, Henri-Charles-Alexis Jourdeuil, connu dans les arts sous le nom de Jourdeuil-le-Vieux, comme on disait Palma-le-Vieux, Charles-Alexis Jourdeuil, élève et ami du baron Gros, médaillé en 1825.
À sa femme.
Tu sais, toi, si c’était facile d’être médaillé en 1825 ?
MADAME JOURDEUIL, avec conviction.
Ah !
FRANQUEYROL, à part.
Parbleu !
LE PÈRE JOURDEUIL, d’une voix terrible.
Monsieur, cet homme-là ne trouve plus à vendre un seul de ses tableaux en France, pas un !
Approchant sa tête de l’oreille de Franqueyrol.
Vous comprenez, je leur fais peur, à ces gandins !... Et savez-vous qui les a recueillis, ces magnifiques Jourdeuil-le-Vieux, dont la France ne voulait plus ? L’Amérique, mon brave homme, l’Amérique !
MADAME JOURDEUIL.
C’est la vérité, ils sont fous de sa peinture, là-bas...
FRANQUEYROL.
Tant mieux, voilà qui me réconcilie un peu avec eux.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oh ! c’est une belle race, allez ! et qui m’a bien compris. J’ai des commandes par-dessus la tête... Si je voulais gagner beaucoup d’argent... mais je n’y tiens pas.
Avec intention.
Je ne suis pas un spéculateur, moi. Je travaille lentement, à mes heures, avec amour, et pourvu que je puisse me payer de temps en temps une belle pièce de faïence.
FRANQUEYROL, montrant les étagères.
Oui, je vois que vous avez cette passion.
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! ici, ce n’est rien, c’est à l’atelier qu’il y en a.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui, j’ai quelques jolis morceaux. C’est moi qui possède le fameux prie-Dieu d’Henri III avec les portraits des mignons sur les panneaux.
MADAME JOURDEUIL.
Dis donc, mon homme, combien t’en offrent-ils, de ta collection, au musée de Cluny ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Vingt mille francs Je n’ai qu’à lever le doigt, l’argent sera ici demain matin !... mais, macach, comme dit Namoun... ni à vingt, ni à trente, ni à cent... je ne la vendrai jamais.
MADAME JOURDEUIL, le regardant avec admiration.
Oh ! ces artistes... l’argent n’est rien pour eux !...
FRANQUEYROL, à Louise qui coud près de la fenêtre.
Il ne vient donc pas, ce frère ?
LOUISE, tristement.
Non... il aura décidément manqué le train.
Elle se lève et retourne dans le fond.
MADAME JOURDEUIL.
Mon Dieu ! mon Dieu !
LE PÈRE JOURDEUIL.
Eh, bien, quoi ! mon Dieu ! mon Dieu !... c’est un petit malheur, nous dînerons une heure plus tard.
Remplissant les verres.
Allons, encore un coup pour nous faire prendre patience...
Levant son verre.
Mon vieux Pierre, tu sais... ma foi ! tant pis... il faut que je te tutoie... Ça te va-t-il ?
FRANQUEYROL.
Ça me va !
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! mon ami.
FRANQUEYROL.
Laissez donc, c’est charmant...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Voyons, est-ce qu’il n’est pas de la famille, et du bâtiment, par-dessus le marché ?
À Franqueyrol.
Car tu es artiste, toi aussi, je le sais. Ne dis pas que tu ne l’es pas, tu l’es...
MADAME JOURDEUIL.
Oui, Henri nous a dit que vous aviez fait de la peinture, autrefois.
FRANQUEYROL.
Juste assez pour admirer la sienne.
LE PÈRE JOURDEUIL, entre ses dents.
Oh ! admirer... blagueur !...
FRANQUEYROL.
J’aurais peut-être pu devenir un peintre, moi aussi ; mais ma nature s’y opposait. Vous savez comme Henri m’a surnommé, Pierre Franqueyrol dit Pierre-qui-roule... Eh bien ! toute ma destinée tient dans ce nom-là. Il faut que je roule, que je roule, et comme on ne peut pas faire de peinture en roulant...
MADAME JOURDEUIL.
C’est singulier, tout de même, cette idée de courir le monde comme cela, dans un bateau, pour son plaisir... Encore si vous faisiez quelque commerce ?
FRANQUEYROL.
Ce ne serait plus pour mon plaisir, alors.
MADAME JOURDEUIL.
Moi qui aime tant mon chez moi, mon petit coin, le fauteuil toujours à la même place...
LE PÈRE JOURDEUIL, sirotant son madère, sourit en regardant sa femme.
Mollusque !
MADAME JOURDEUIL.
Tu as beau dire, ce n’est pas naturel d’être toujours à rouler sur la mer. Au fait, vous avez peut-être des parents, là-bas !
FRANQUEYROL.
Où donc, là-bas ?
MADAME JOURDEUIL.
Je ne sais pas, moi, là-bas où vous allez.
LE PÈRE JOURDEUIL, laissant tomber son verre et sa tête sur la table.
Madrépore !
FRANQUEYROL.
Je ne vais nulle part...
MADAME JOURDEUIL.
Quel homme mon Dieu ! mais enfin, comment cela vous est-il venu, cette manie du voyage, cette folie du diable au vert ? Est-ce que c’est de naissance ?
FRANQUEYROL.
Non ! ce n’est pas de naissance... ça m’est venu subitement en me promenant sur les quais du Rhône, à Arles, un matin que j’avais vingt ans et qu’il faisait du soleil. À quoi tiennent nos destinées ? Justement, ce matin-là, il y avait dans le port, au ras du quai, un petit bateau en partance pour les mers du Sud. Oh ! mais un tout petit bateau, vous savez, tout petit, pas plus gros qu’une coquille Saint-Jacques. J’ai toujours aimé ça, moi, les tout petits qui sont très crânes, et je vous réponds qu’il l’était, celui-là, pour s’en aller tout seul dans les mers d’Amérique... Je m’arrêtai un moment à le regarder ; le chargement était fini, on allait partir. Sur le pont, l’équipage au grand complet, ils étaient bien quatre en tout, y compris le mousse, commençait à hisser la voile, une belle voile toute rapiécée, où le soleil des tropiques avait jeté des fils d’or. Et pendant qu’on halait tous ensemble sur l’écoute, il y en avait un qui chantait comme ceci, d’une voix tranquille.
Il chante à demi-voix.
Petite galiote,
Tu t’en vas dans l’Brézi,
Tu t’en vas dans l’Brézi,
Faire un si grand voyage ;
Dieu te protégera
Toi et ton équipage.
À mesure qu’il chante, la porte du fond s’ouvre. Louise s’avance doucement.
Écoutez, cela me parut si touchant, cette petite galiote partant pour le grand voyage et donnant son cœur à Dieu avant de partir, que les larmes m’en vinrent aux yeux. Puis, je ne sais pas. Ce port plein de soleil, ce grand Rhône courant vers la mer, ces hommes qui chantaient, et, à mesure, la belle voile rousse, avide d’aventures, qui grimpait le long du mât et s’ouvrait au vent comme une aile, tout cela était si grisant, si entraînant, que j’en eus comme un frisson dans le cœur, et je criai bien fort à la petite galiote : Té ! attends-moi, petite, attends-moi, je pars avec toi.
MADAME JOURDEUIL.
Et vous êtes parti ?
FRANQUEYROL.
Je crois bien, que je suis parti ! j’ai même été si content de mon voyage, qu’en arrivant dans l’Brézi j’ai acheté la galiote, et voilà quinze ans que je cours le monde à cheval sur ce petit oiseau.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Superbe, mes enfants, superbe !...
LOUISE.
Et où l’avez-vous laissée, maintenant, la petite galiote ?
FRANQUEYROL.
Je l’ai laissée au Havre ; elle se repose un peu... Pensez que nous venons de New-York en dix-huit jours...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tu viens de New-York ?... mais alors... tu as dû voir mes œuvres, là-bas, à la vitrine de Jackson ?
FRANQUEYROL.
Jackson !...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui, Jackson, le fameux marchand de tableaux, le Goupil américain... C’est lui qui m’achète toutes mes toiles.
FRANQUEYROL.
Jackson... non !... connais pas.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tiens c’est drôle... Après tout, ces noms anglais sont si difficiles... je prononce peut-être mal...
MADAME JOURDEUIL.
Ah çà ! monsieur Pierre-qui-roule, maintenant que vous voilà, est-ce que vous n’allez pas vous reposer un peu ?
FRANQUEYROL.
Ma foi ! j’en suis bien capable... Je ne sais pas si c’est l’air de Ville-d’Avray ou si cela tient à vos fauteuils.
Se carrant.
Ils sont très commodes, ces fauteuils-là.
LE PÈRE JOURDEUIL.
N’est-ce pas, qu’on est bien chez nous ?... Tu verras, mon vieux, on rit tout le temps, ici ; c’est la bohème en famille, la bohème du bon Dieu !
Bruit de roues dans le lointain, trompette.
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! l’omnibus.
LOUISE.
Oh ! non, pas encore. Ceci, c’est pour le train de cinq heures et demie, qui va à Paris.
FRANQUEYROL, bondissant.
Cinq heures et demie !... mais, alors, je me sauve vite.
LOUISE.
Comment ?
MADAME JOURDEUIL.
Allons, bon ! le voilà encore en route.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tu ne dînes donc pas avec nous ?
FRANQUEYROL.
Impossible ! On m’attend à la légation d’Amérique... C’est une affaire d’honneur... je vais recevoir mon prix.
TOUS.
Quel prix ?
FRANQUEYROL.
Un grand prix de steeple-chase, que la petite galiote vient de gagner... Est-ce que je ne vous l’avais pas dit ? Oh c’est un vrai triomphe ! Nous sommes partis cinq de New-York, tous des petits navires, à qui serait le premier au Havre. Dam ! on ne s’est pas amusé en route. Dix-huit jours dans le vent, entre ciel et mer... Mais, comme la petite galiote a des ailes, hier soir, à dix heures, j’entrais dans le port du Havre, et bon premier, comme on dit à la Marche ! Les autres ne sont arrivés que dans la nuit.
Tristement.
Excepté un, qui n’arrivera jamais, pécaïre !
Gaiement.
Fait rien ! Les Américains sont enfoncés, et vive la marine d’Arles !...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Vive la marine d’Arles !... Tu ne peux pas manquer ce dîner-là !
LOUISE.
Et Henri ?
FRANQUEYROL.
J’irai le voir demain... Seulement, je vous en prie, ne lui dites pas que je suis arrivé. Laissez-moi la joie de le surprendre ; je sais bien que c’est un enfantillage, mais tous les voyageurs, les vrais, les enragés, nous avons cette manie d’arriver à l’improviste. C’est si bon, de tomber comme du ciel dans des bras qui vous aiment !... C’est si bon, l’œil étonné qui s’ouvre, les chères mains qui tremblent, la bouche qui croit dire : « Comment, c’est... c’est toi... » et qui ne dit rien... Au diable les salles d’attente ! elles nous gâtent cette belle minute de l’arrivée, qui est peut-être ce qu’il y a de meilleur dans le voyage.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Bravo ! ta cause est gagnée. Silence absolu ! nous le jurons...
FRANQUEYROL, s’approchant de la mère.
Adieu, maman.
Il l’embrasse.
MADAME JOURDEUIL, bas.
Et... vous savez ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Allons ! Allons ! voilà la voiture.
FRANQUEYROL, à la mère.
C’est convenu... je viendrai vous le dire.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Ah çà ! quand te verrons-nous ?
FRANQUEYROL.
Oh ! bientôt.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Il faut venir souvent, vois-tu. D’abord, tu sais, je ne dis pas que je ne ferai pas ta tête. Hein ! que dis-tu de cela ? C’est ça qui serait gentil, un beau portrait signé Jourdeuil-le-Vieux.
FRANQUEYROL.
Certes.
À Louise.
Est-ce qu’il y aura une crème, le jour où je reviendrai ?
LOUISE.
Et des croquettes.
MADAME JOURDEUIL.
Mais laissez-le donc partir, il va manquer son train.
FRANQUEYROL.
Adieu, adieu, et surtout, bouche close.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui... oui... je m’en charge... Je ferai la police des langues, ici.
Franqueyrol sort. Le père Jourdeuil court à la fenêtre.
À propos, informe-toi donc de ce Jackson, à l’ambassade ?
FRANQUEYROL, loin, dehors.
C’est entendu.
Scène VII
MADAME JOURDEUIL, LE PÈRE JOURDEUIL, LOUISE
LE PÈRE JOURDEUIL.
Quel type, mes enfants, quel type !
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! c’est un joli fou.
LOUISE.
C’est un héros, maman.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Et puis bon compagnon, franc de collier. Je suis content, on va s’amuser, ici. Cela me rappellera l’année où nous avons eu Pipette...
MADAME JOURDEUIL.
Oui, je te conseille d’en parler, de ton Pipette, après le tour qu’il nous a joué.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oh ! ce n’est pas pour l’argent, que je lui en veux. C’est surtout pour sa fugue... Il était si cocasse, cet animal !... Il y a des jours où il me manque.
LOUISE, montrant à sa mère le gros registre laissé sur la table.
Dis donc, maman, tout de même, tu n’as pas pu arriver à finir tes comptes ; tu en es toujours à : je retiens deux.
MADAME JOURDEUIL.
Oh !
LOUISE.
Bah ! tu finiras dans la soirée.
Elle enlève le registre et le dépose sur la crédence.
LE PÈRE JOURDEUIL.
À propos de comptes, vous n’avez donc pas payé la note de la mère Raizou ?
MADAME JOURDEUIL.
Non, mon ami. Comme notre dernier mois était très chargé, j’ai préféré la remettre à celui-ci.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tant pis ! Tous ces philistins font déjà si peu de cas des artistes... Je n’aime pas que les notes traînent...
LOUISE, vivement.
Mais, dans ce cas, il faut...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Hein ?
MADAME JOURDEUIL.
Tu as raison, mon ami...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Qu’est-ce qu’elle dit, la petite ?
MADAME JOURDEUIL.
Elle dit que tu as raison ; mais sois tranquille, je paierai demain, sans faute. Allons, vite, fillette, à ton dîner ; moi, je vais mettre le couvert.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Surtout, dépêchons-nous je meurs de faim.
LOUISE.
Oh ! maintenant, Henri ne va pas tarder. C’est égal ! ce sera difficile de lui cacher l’arrivée de M. Pierre.
Elle descend dans le fond en fredonnant.
Petite galiote,
Tu t’en vas dans l’Brézi, etc.
LE PÈRE JOURDEUIL, à la fenêtre.
Hé ! hé ! la mère, il me semble qu’il se dérange, monsieur ton fils ?
MADAME JOURDEUIL, mettant le couvert.
Ne me dis pas cela, mon Dieu !
LE PÈRE JOURDEUIL.
Eh bien ! quoi ?... c’est de son âge... Ah ! voilà Le père Borniche qui ferme la mairie...
MADAME JOURDEUIL, timidement.
Vraiment ! tu crois qu’il se dérange un peu ?
LE PÈRE JOURDEUIL, toujours à la fenêtre.
Est-il maigre, ce pauvre diable !
MADAME JOURDEUIL.
N’est-ce pas, qu’il a maigri ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oh ! il n’a jamais été bien gras. Puis c’est surtout son habit vert qui l’allonge... Il a l’air d’une cigale, là-dedans.
MADAME JOURDEUIL, stupéfaite.
Henri ! un habit vert ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Eh ! qui te parle d’Henri ! je parle du père Borniche.
MADAME JOURDEUIL.
Laisse donc Le Père Borniche tranquille, nous causons de choses plus sérieuses.
Arrachant son mari de la fenêtre.
Voyons, mon homme, je t’en prie, parle-moi raisonnablement. Tu viens de me dire qu’Henri se dérangeait. Est-ce que tu aurais remarqué quelque chose, toi aussi ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Hé ! non ! Je n’ai rien remarqué ! d’ailleurs, où serait le mal, si ton fils faisait comme les autres ? Tu ne sais donc pas ce que c’est que la vie d’artiste ? Ce sont les plus grands qui font le plus de folies...
MADAME JOURDEUIL.
Ils me feront mourir, avec leurs artistes !
LE PÈRE JOURDEUIL.
Morbleu !... Quand on a du chien dans le ventre, il faut que le chien jappe. Ah !... si tu m’avais connu du temps de l’atelier... quelle vie, mes enfants, quelle vie ! en avons-nous passé des nuits blanches avec Pipette !
MADAME JOURDEUIL, montrant la cuisine.
Prends garde ! Louise est là.
LE PÈRE JOURDEUIL, baissant la voix.
Tiens veux-tu que je te dise ? Eh bien ! je serais heureux de voir faire à ton fils quelque bonne frasque de jeunesse. C’est ce qui lui manque, il n’est pas assez jeune, ce garçon-là !
On sonne.
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! le voilà... enfin !
Elle court ouvrir.
LE PÈRE JOURDEUIL, allant s’asseoir à table.
Lison... le dîner... vite !
LOUISE, apparaît sur la porte de la cuisine, portant une soupière bleue.
J’y suis !...
MADAME JOURDEUIL, ouvrant la porte.
Oh ! c’est Namoun...
LOUISE.
Namoun !...
Scène VIII
MADAME JOURDEUIL, LE PÈRE JOURDEUIL, LOUISE, NAMOUN
NAMOUN, entrant, a le costume des Maures d’Alger, chéchia, babouches, burnous, veston.
Boujou...
MADAME JOURDEUIL.
Et Henri ?
LOUISE.
Où est-il ?
NAMOUN.
Macach vinir mouci Inri...
LOUISE.
Oh !
MADAME JOURDEUIL.
Est-ce qu’il est malade ?
NAMOUN.
No ! no ! macach malade, rien di tout.
MADAME JOURDEUIL.
Mais, alors, pourquoi ne vient-il pas ?
LE PÈRE JOURDEUIL, à table, riant sous cape.
Hum !... hum !...
NAMOUN.
Bourquoi mouci Inri rester le maison. Bourquoi trabadjar, trabadjar bezeff.
LE PÈRE JOURDEUIL, à part.
Elle est un peu usée, celle du travail... sacré Bédouin, va !
LOUISE.
Et moi qui avais fait un si beau dîner !
NAMOUN, regardant la table avec convoitise.
Ou-Allah ! Bono la manjaria ici, bono.
Il se frotte l’estomac.
MADAME JOURDEUIL, énergiquement.
Tu diras à Henri que nous irons le voir demain... Tu m’entends ?...
NAMOUN.
No ! no, madama, toi macach andar demain. Bourquoi mouci Inri sortir, macach rester à la maison.
MADAME JOURDEUIL.
Tant pis ! il m’attendra, je veux absolument le voir.
LE PÈRE JOURDEUIL, à part.
Brrr ! ma femme, quelle lionne.
MADAME JOURDEUIL.
D’ailleurs, son ami Franqueyrol...
LE PÈRE JOURDEUIL, tapant sur une assiette avec sa cuiller.
Attention !
MADAME JOURDEUIL.
Enfin ! C’est bon, dis-lui que j’irai le voir.
LOUISE.
Il est joli, l’anniversaire... Et ma crème ?... Et mes croquettes ?
NAMOUN.
Bono, la groguette !
Il sort.
LE PÈRE JOURDEUIL, découvrant la soupière.
Bah ! Voici de quoi nous consoler... À table ! mes enfants ! à table !
Regardant autour de lui et voyant madame Jourdeuil qui s’essuie les yeux.
Allons ! Bon ! des larmes, maintenant... ma foi ! tant pis, moi, je mange.
Il se sert.
Et toi, Bédouin ?... tiens ! le Bédouin est parti... Quel sauvage !...
ACTE II
Intérieur de peintre-gandin. Atelier petit, coquet, parfumé. Chevalet de palissandre, transparents roses aux fenêtres. Bahuts, faïences, émaux momies, sabres, hallebardes, panoplies, bibelots. La croisée au fond, au milieu. Porte d’entrée au fond, à droite, ouvrant intérieurement. Porte à gauche sur l’appartement. Premier plan, un joli bureau-pupitre en laque. Dans le fond, sous la croisée, un lit de repos très bas.
Scène première
HENRI, NAMOUR
Au lever du rideau, Henri est en train d’écrire sur le bureau de gauche. Namoun est dans le fond, debout sur une chaise, et cloue une carte de visite sur la porte d’entrée ouverte en dedans, faisant face aux spectateurs.
HENRI, jetant sa plume avec rage, et se renversant dans son fauteuil.
C’est fini ! j’ai cru que je n’irais jamais jusqu’au bout.
Regardant la lettre qu’il vient d’écrire.
Pauvre Clémence ! qu’est-ce qu’elle va dire en lisant cela ?
À Namoun, avec colère.
Tais-toi donc, toi !
NAMOUN, fermant la porte doucement, et venant remettre la chaise à sa place, sur le devant de la scène. Très bas, le doigt sur les lèvres.
Chouia ! Namoun... Mouci fâché !...
Il va se coucher sur le divan du fond.
HENRI, lisant la lettre qu’il vient d’écrire.
« Ma chère enfant, les meilleures choses ont une fin. Voilà sept ans que nous nous aimons et que a nous sommes l’un à l’autre... » Sept ans !... Ainsi cette femme m’aura donné sept ans de sa vie, sept années de dévouement, de tendresse, de renoncement à tout ce qui n’était pas moi. Elle aura tout quitté, tout brisé pour me suivre. Elle aura été ma compagne, mon amie, ma chose, et puis...
Montrant la lettre.
Et puis voilà !...
Un silence, il lit la lettre des yeux, ironique.
Elle est vraiment très jolie, cette lettre... pleine de pensées philosophiques... hé ! hé ! Il y a même le mot pour rire : « Sept ans, ma belle, presque un congé. » pouah ! c’est cruel et c’est bête, jamais je n’enverrai cela...
Il se lève, jette la lettre avec dégoût sur son bureau et se met à marcher avec agitation.
Pourquoi ce mensonge, après tout ? Pourquoi cette rupture banale et lâche ?... Il serait plus simple de lui dire loyalement ce qui m’oblige à la quitter. Oui, ce serait plus simple, et en tout cas plus digne, mais je ne peux pas ! je ne peux pas !... Il faudrait raconter ma vie, livrer mon secret... je n’en ai pas le droit. Et puis, est-ce qu’elle est femme à se séparer de moi pour des raisons si misérables ? Je la connais bien : elle voudrait travailler, gagner sa vie, prendre sa part de mes privations et de mes misères. C’est ce que je n’accepterai jamais... moi, c’est bien... mais elle ?...
Devant le bureau.
Allons ! Allons !... voici encore ce qui vaut le mieux.
Il prend la lettre.
Elle est monstrueuse, cette lettre, cynique, laide, sans entrailles... c’est bien dans ce goût-là que Margarot doit écrire à ses colombes quand il les lâche... une lettre à tuer l’amour... Eh bien ! tant mieux !... Qu’elle me méprise et que je sois seul à souffrir !...
Cachetant sa lettre.
Namoun !... où est-il donc ?... Namoun !...
NAMOUN, sur le divan.
Evouah !...
HENRI.
Comment ! te voilà encore couché... Tu as donc fini de ranger, ici ?
NAMOUN.
Ci fini.
HENRI.
Tu as enlevé ce qui pouvait nous trahir : les dessins, les portraits, les vêtements ?
NAMOUN, sans bouger du divan, montrant la pièce à côté.
Ih ! tout ça là-dans.
HENRI.
Bien... Il faudra enlever la clef de cette chambre. Tout serait découvert si on y entrait. Et nos tableaux, combien en as-tu descendu ?
Regardant l’atelier.
Quatre ! Oh ! c’est assez...
Il prend une toque en velours grenat, attachée à un chevalet, et la jette à Namoun.
Emporte-moi donc cette toque. Ils savent bien que je ne mets pas de ces choses-là. Il faut être ce gandin de Gontaut pour se fourrer des inventions pareilles sur la tête. Encore un qui croit qu’on a besoin de se déguiser pour faire de la peinture.
Namoun emporte la toque dans la pièce à côté.
Pauvre mère ! va-t-elle être contente de me voir au milieu de tout ce luxe...
Regardant sa lettre, qu’il tient.
C’est égal, j’ai le cœur un peu serré pour jouer cette comédie.
À Namoun, qui entre.
C’est bien, Namoun, je suis content de toi, ce matin. Seulement, écoute je t’ai menacé quelquefois de te faire manger du bâton, comme tu dis ; mais cela ne m’est pas encore arrivé, n’est-ce pas ?
NAMOUN, câlin.
Ou-Allah ! bono, toi, mouci.
HENRI.
Eh bien ! si jamais tu as le malheur de raconter ce qui passe chez moi, je te jure que ce jour-là tu en mangeras, du bâton mais tu en mangeras comme les bourriquots de ton pays n’en ont jamais mangé. Tu m’entends ?...
Namoun recule, effrayé.
Ainsi, tiens ta langue...
NAMOUN.
As bas bour, mouci.
HENRI, à part.
Pauvre petit ! Heureusement que la menace suffira.
Haut.
Maintenant, tiens, prends ceci, et porte-le chez madame Clémence. Tu diras que... non, tu ne diras rien. Donne la lettre, voilà tout.
Namoun prend la lettre.
En descendant, répète au père Justin de ne pas oublier sa consigne : jusqu’à ce soir, ceci est mon atelier. Qu’il n’aille pas les envoyer là-haut.
NAMOUN, courant ouvrir la porte.
Ia ! didoun, mouci...
HENRI.
Quoi ?
NAMOUN, montrant la porte d’un air de triomphe.
Rigarde !
HENRI.
Ah ! très bien. Tu as mis ma carte sur la porte... c’est une bonne idée.
NAMOUN, riant.
Li qui venir croira bezeff le maisoun être à toi ici. Hi ! hi ! hi !...
MARGAROT, sur le palier.
Qu’est-ce que tu fais donc là, turco ?
Il passe sa tête, une grosse tête de pivoine, d favoris roux, et aperçoit Henri.
Tiens, vous voilà, vous aussi ?
Il entre.
Scène II
HENRI, NAMOUR, MARGAROT
HENRI, allant vers lui, bas et vite.
Ah ! Bonjour... bonjour... Margarot...
MARGAROT.
Je descends de chez vous.
Regardant autour de lui.
Vous travaillez donc dans l’atelier de Gontaut, maintenant ?
HENRI.
Chut... chut... Vous êtes censé chez moi, ici. Je vous expliquerai cela plus tard.
MARGAROT, avec un gros rire.
Pas besoin d’explication ; j’ai compris...
Égrillard.
Quelque colombe que nous n’avons pas voulu recevoir à notre cinquième. Le fait est que ce n’est pas brillant, là-haut, et pour un premier rendez-vous...
HENRI.
Quel homme vous faites ! On ne peut rien vous cacher.
MARGAROT.
Eh ! mon cher, entre gens à passions, on se comprend à demi-mot.
HENRI, à Namoun, qui est resté sur la porte.
Tu peux t’en aller, Namoun.
MARGAROT.
Ohé ! turco, puisque tu descends, garde un peu ma voiture en bas. Le père Justin a peur du cheval.
NAMOUN, sautant de joie.
Oh ! li chival bono !...
Il sort.
MARGAROT, fermant la porte.
Nous avons bien cinq minutes, n’est-ce pas ?
HENRI.
C’est que...
MARGAROT.
Bah ! laissez donc ! la première fois, elles sont toujours en retard ; après, c’est notre tour, par exemple. Puis, mon cher, il y a la passion, mais il y a les affaires aussi... Voyons, vous êtes venu à la fabrique, hier soir ?
HENRI.
Oui, je...
MARGAROT.
Ma femme me l’a dit. J’avais été obligé de sortir pour traiter une grosse affaire de papiers peints.
Dans l’oreille.
Deux colombes toutes neuves que j’ai menées au Châtelet... un joli petit attelage, vous verrez ça.
HENRI.
J’étais venu pour...
MARGAROT, riant.
Parbleu ! je le sais bien. Vous étiez venu me demander de vous escompter encore un billet, comme le mois dernier ?
HENRI.
C’est vrai.
MARGAROT.
Ma foi, mon cher, je suis désolé... mais je ne peux pas.
HENRI.
Vraiment ?...
Avec effort.
Bien !
MARGAROT.
D’abord, ce serait vous rendre un mauvais service.
HENRI.
Ah ! je vous en prie, Margarot, pas de ces phrases-là avec moi... Un service n’est jamais un mauvais service. Il n’y a qu’un mauvais service au monde, c’est celui qu’on ne rend pas. Du reste, libre à vous ; je suis un peu gêné en ce moment ; mais enfin...
MARGAROT, haussant les épaules.
Un peu gêné... allons donc !... C’est-à-dire que vous avez la corde au cou et que vous tirez une langue. Oh ! ne me dites pas non, je le sais. Je connais votre situation mieux que vous-même.
Baissant la voix sur un geste d’Henri.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous vois dans la nasse, mon petit. Il y a beau temps que le vent a tourné pour vous et que les commandes n’arrivent plus. Vous avez été obligé de déménager, de vendre presque tous vos meubles. Dernièrement encore...
HENRI.
Ah çà ! monsieur Margarot, je crois que vous m’espionnez !
MARGAROT.
Parbleu ! il faut bien que je sache exactement où vous en êtes, pour pouvoir, le moment venu, quand je vous verrai à vos dernières pièces, arriver là juste à point, avec un petit traité bien en règle, comme celui-ci.
Il tire un papier timbré de sa poche.
HENRI, tournant le dos.
Comment ! Encore... Laissez-moi donc tranquille, avec votre traité.
MARGAROT, lisant et marchant derrière lui.
« Entre les soussignés Paulin Margarot, fabricant de papiers peints, domicilié faubourg Saint-Jacques... »
HENRI.
Voyons, mon cher, qu’est-ce que cela signifie, ce que vous faites là ? Vous savez bien que je ne veux pas entrer chez vous, que je n’y entrerai jamais.
MARGAROT.
Les conditions sont pourtant bien avantageuses.
HENRI.
Allez au diable !
Il va s’asseoir devant son chevalet.
MARGAROT, continuant à le suivre.
Quinze mille francs par an.
HENRI.
Traderi dera.
MARGAROT.
Logé à la fabrique.
HENRI.
Je ne vous écoute pas, vous savez. Traderi dera, la la.
MARGAROT, rempochant son traité.
Oui, oui, je connais ça... traderi dera, la la... Elle est bien gaie, cette chanson. Sous prétexte de gloire et d’art pur, on crève de faim toute sa vie. Traderi deri !... On trime, on s’use, on s’extermine !... Traderi dera... Et on meurt de misère à cinquante ans, dans un coin d’atelier, sans feu. Traderi dera, la la...
S’asseyant.
Là !
HENRI, riant.
Voilà qui est sagement parlé... Vous avez raison, Margarot ; il faut toujours encourager les arts.
MARGAROT.
Il ne faut pas encourager les fous ; et c’est de la folie, quand on est gueux comme vous êtes, de s’entêter à faire de la peinture sérieuse ; prononcez : qui ne se vend pas... Aujourd’hui, mon cher, il n’y a plus que l’industrie qui compte, et les seuls artistes possibles sont ceux qui, comme moi, – oui, mon petit, comme moi, – ont su marier l’art à la fabrication et sont arrivés à produire...
HENRI.
Ce joli veau à deux têtes qu’on appelle l’art industriel...
MARGAROT, scandalisé.
Oh !
HENRI, se levant.
Je les connais, ces artistes-là !... Des gaillards qui font des porte-allumettes avec les plus purs chefs-d’œuvre de l’antique, et qui en arriveront un de ces jours à poser un cadran sur le ventre de la Vénus de Milo, pour l’utiliser dans le monde comme horloge de salle à manger.
MARGAROT, tranquillement.
Pourquoi pas ?... si ça se vend.
UNE VOIX, chantant dans l’escalier.
Guerre aux bourgeois...
HENRI, à Margarot.
Attrape !
La porte s’ouvre.
Scène III
LES MÊMES, LE PÈRE JOURDEUIL, puis PIPETTE
LE PÈRE JOURDEUIL, entre très animé, la canne en l’air, chantant.
Jamais, jamais en France...
À la cantonade.
N’entre pas encore... je t’appellerai.
MARGAROT, regardant Le père Jourdeuil avec stupeur.
Qu’est-ce que c’est que ça, mon Dieu ?
HENRI, allant à son père.
Bonjour... comment vas-tu ?
LE PÈRE JOURDEUIL, lui donnant une tape sur la joue.
Et toi, mauvais sujet ?... C’est à toi qu’il faut demander cela.
MARGAROT, s’approchant d’Henri.
Mon cher, c’est convenu, quand vous voudrez que nous signions notre petite mécanique.
HENRI.
Jamais...
MARGAROT.
Vous n’aurez qu’à me faire signe. À revoir.
Saluant le père.
Monsieur...
LE PÈRE JOURDEUIL, saluant.
Monsieur...
À part.
La bonne tête !
Il rit.
MARGAROT, à part, se détournant.
Quel type !
Il sort.
HENRI.
Tu es seul ? et ma mère ? et Louise ?
LE PÈRE JOURDEUIL, regardant la porte.
Ces dames vont arriver, je pense...
HENRI.
Vous n’êtes pas venus ensemble ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Mais non. Figure-toi que ce matin, pendant le premier déjeuner, voilà qu’on sonne, din ! din ! tout doucement, comme si c’était un pauvre, et nous voyons entrer... Non ! c’est trop comique... Devine qui nous voyons entrer ?... Pipette... tu sais... mon vieux Pipette.
Ici, Pipette, qui croit qu’on l’appelle, entre, et fait quelques pas. C’est un petit homme râpé avec de longs cheveux gris et plats, un chapeau pointu et une loupe de verre, grande comme un miroir à main, qui lui tombe sur la poitrine en guise de lorgnon. La caricature en petit du père Jourdeuil. Il porte un tableau sous le bras.
HENRI, sans voir Pipette.
Comment ce voleur ! il a osé ?...
Pipette fait un demi-tour et se retire discrètement.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Chut !... Il est là... tais-toi... Pauvre homme nous l’avons bien mal jugé.
HENRI.
Rapporte-t-il l’argent ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui... ou du moins, c’est tout comme. Il m’apporte une affaire magnifique... Nous venons exprès en causer avec toi... tu vas voir... Pipette ! Pipette ! entre donc, mon vieux Pipettou...
Pipette paraît. Avec un bon sourire.
Entre donc.
HENRI, froid.
Bonjour, monsieur.
Pipette, en saluant, trébuche contre un meuble.
LE PÈRE JOURDEUIL, le soutenant.
Prends garde...
À son fils.
Il est un peu troublé, tu comprends, tu l’intimides ; et puis, il faut tout dire, nous venons de faire un léger fricotis chez Philippe... avec un joli vin blanc de 1811, du vrai de la comète. Hé ! Hé ! Pipette...
Il pousse Pipette, qui chancelle.
HENRI, souriant.
Ah ! c’est donc cela... Aussi je te trouvais un peu...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Que veux-tu ?... il fallait bien célébrer le retour de Pipette.
Lui tapant sur l’épaule.
C’est mon Franqueyrol, à moi, ce vieillard ! À propos, est-ce que tu l’as vu, Franqueyr...
À part.
Aïe !...
HENRI.
Qui donc ?
LE PÈRE JOURDEUIL, bredouillant.
Je veux dire, est-ce que tu as ? Non... Est-ce que tu n’as pas... Diantre ! je ne sais plus ce que je dis.
HENRI, souriant.
C’est le vin de la comète.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tu as raison ; c’est le vin de la comète.
Il regarde Pipette en riant.
PIPETTE, riant très fort et froidement.
Ha ! ha ! ha ! ha !
LE PÈRE JOURDEUIL, lui frappant sur l’épaule.
Sacré Pipette ! Hein ? crois-tu qu’il est gai !... C’était la joie de l’atelier...
HENRI.
En effet, Monsieur est d’une gaieté...
LE PÈRE JOURDEUIL, à Pipette.
Assieds-toi donc, mon vieux... Attends... que je te débarrasse.
Il lui prend le tableau des mains et l’essuie avec sa manche.
HENRI.
Qu’est-ce que c’est ?
LE PÈRE JOURDEUIL, gravement.
Mon nouveau tableau. La Mort d’Adonis.
HENRI.
Ah ! tu l’as fini ?...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Et regarde-moi ça !... Hein ?... Je crois que ça y est !
Geste pictural avec le pouce.
HENRI, tenant le tableau.
Oui !...
LE PÈRE JOURDEUIL, bas, à Pipette.
Il est jaloux.
Haut, à son fils.
Regarde un peu ce fond !... Est-ce enlevé !... et gras, et chaud !... En pleine pâte... quoi...
À Pipette.
Qu’est-ce que tu en dis, toi, Pipettou !
PIPETTE, gravement.
C’est bœuf !
HENRI, se retournant.
Hein ?...
PIPETTE, répétant son mot.
C’est bœuf !...
LE PÈRE JOURDEUIL, à son fils.
Ah oui... un vieux mot de l’atelier... chez le Baron, quand on voulait dire qu’une chose était belle, étonnante, inouïe, on disait : « C’est bœuf ! » Alors, tu trouves que c’est bœuf, mon vieux Pipette ? Eh bien ! moi aussi...
Il prend le tableau des mains de son fils.
HENRI.
Pose-le là. Quand je verrai l’homme de Jackson, je lui dirai de l’envoyer prendre.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Je pourrai bien le porter moi-même.
HENRI, vivement.
Non... non... c’est inutile... Je dois voir mon homme ces jours-ci.
LE PÈRE JOURDEUIL, souriant.
C’est que, tu sais...
Montrant son gousset.
HENRI.
Bon ! Je vais m’en occuper.
PIPETTE, bas, au père.
Si tu lui parlais un peu de l’affaire...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui, oui... tout à l’heure...
Regardant l’atelier.
Ah çà ! dis donc, Henri, je ne t’ai pas encore fait compliment de ta nouvelle installation... Quel luxe, mes enfants, quel luxe !
HENRI.
Oui, c’est gentil.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Merci... gentil...
PIPETTE, son gros verre sur l’œil.
Oh ! il y en a pour beaucoup d’argent, ici...
LE PÈRE JOURDEUIL, riant.
Ah ! Ah !... l’expert !... là... tu l’entends.
HENRI.
Monsieur est expert ?
LE PÈRE JOURDEUIL, allant et venant dans l’atelier.
Expert, marchand de curiosités, restaurateur de tableaux, rentoileur... Est-ce que je sais ? Tiens ! il vient tout juste d’inventer un système de rentoilage...
PIPETTE, bas.
Enfin !
LE PÈRE JOURDEUIL, prenant une pièce de faïence sur un bahut.
Ah ! Ah ! tu donnes donc dans la céramique, toi aussi ?
HENRI.
Moi ?... non...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Comment ? Non ! tu as là une pièce magnifique... Pristi ! le beau morceau. Quel joli pendant ça ferait avec mon Palissy...
HENRI, vivement.
Malheureusement, c’est un souvenir.
LE PÈRE JOURDEUIL, un peu vexé.
Oh ! je ne veux pas t’en priver, tu penses. Dieu merci ! ma collection est assez riche.
À Pipette.
Ils m’en offrent vingt mille francs, à Cluny.
PIPETTE, mettant son lorgnon.
Vingt mille francs !... Mais alors, tu...
Scène IV
LES MÊMES, NAMOUN
NAMOUN.
Boujou.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tiens ! le Bédouin.
À Pipette.
Tu ne le connais pas, le Bédouin de mon fils, tu vas voir, le bon type.
HENRI, allant au-devant de Namoun.
Hé bien ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Hé ! Namoun, arrive...
HENRI, à son père.
Pardon... une minute.
À Namoun.
Tu l’as vue ?
NAMOUN.
Ih !
HENRI.
Qu’est-ce qu’elle a dit ?
NAMOUN.
Macach ! rien dit... Namoun donner la lettra, Madame prenir la lettra... fesir : « Ô mon Dié ! ô mon Dié ! » puis venir blanc, blanc et trembler les mains comme ça, comme un viou femme.
Henri se détourne pour cacher son émotion.
LE PÈRE JOURDEUIL, sur la gauche, causant avec Pipette.
Enfin, qu’est-ce qu’il te faut ? quatre ou cinq cents francs ?
PIPETTE.
Cinq cents, mon ami, cinq cents.
NAMOUN, sur la droite, à Henri.
Quis qui ci ? Mouci... toi, blérer ?... blérer pour le femme ?... quis qui ci ça, le femme ? rien di tout... tambour Lakdar li avait quatre femmes... quatre... li macach blérer jamais... risir toujours.
Il rit.
LE PÈRE JOURDEUIL.
C’est donc bien drôle, ce que tu racontes là, Namoun ?... Est-ce que cela vaut la prise d’Alger ?...
À Pipette.
Mon cher, il a une façon de raconter la prise d’Alger.
À Namoun.
Voyons, raconte-nous cela, jeune singe.
NAMOUN, furieux.
Ci pas moun noum, joune singe, moun noum ci Namoun. Si moi joune singe, toi viou singe.
Montrant Pipette.
Li viou singe encore plus... Et alors quisquici de parler ensemble comme ça.
Il se drape et passe fièrement.
LE PÈRE JOURDEUIL, riant.
Ah ! ah ! ah ! Crois-tu que c’est susceptible, le Bédouin ? Henri...
HENRI, l’arrachant de sa rêverie.
Père.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Fais-lui donc dire la prise d’Alger pour Pipette...
PIPETTE, bas.
Si tu parlais de notre affaire.
LE PÈRE JOURDEUIL, bas.
Oui, oui... tout à l’heure...
HENRI.
Voyons, Namoun, raconte-nous comment les Français s’y sont pris pour entrer chez vous.
NAMOUN, doucement.
Si toi risir, Namoun raconter...
HENRI, souriant.
Je rirai, je rirai, raconte !...
NAMOUN.
Voilà : Lis Inglis primié vinir avec li gros canons et fisir : « boum ! boum ! » macach indrar rien di tout. Li Portugaise vinir, fisir « boum ! boum ! » macach... La Oullatrichia vinir, fisir « boum ! boum ! » macach encore. Li Francèse vinir, fesir : « taratata, ratata, ratata... » Indrar tout de suite.
On rit.
LE PÈRE JOURDEUIL, à Pipette.
C’est fameux, n’est-ce pas ? Taratata ! taratata ! Il semble qu’on voit les petits chasseurs de Vincennes !...
PIPETTE.
Oui, très joli... tarata, rata... Si tu parlais de...
LE PÈRE JOURDEUIL, impatienté.
Eh ! oui... Allons, Bédouin, tu es très gentil... maintenant, si tu veux aller faire taratata dans la pièce à côté, tu nous feras plaisir.
À Henri.
Ça a l’oreille fine, ces sauvages-là ! Et, tu comprends, il ne faut pas encore ébruiter notre affaire.
HENRI.
Quelle affaire ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Mais notre système... Le système Pipette, quelque chose de merveilleux... avec ce système-là, il n’y a plus de vieux tableaux... c’est la jeunesse éternelle des chefs-d’œuvre...
HENRI.
Vraiment ?
À Namoun.
Va, mon enfant.
Namoun sort par la gauche.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tu comprends, quelle fortune Pipette a là dans les mains !... Eh bien ! cette fortune, ce brave cœur m’en offre la moitié...
PIPETTE.
Oui... seulement...
HENRI.
Seulement ?...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Dam ! tu vas comprendre une chose. Pipette manque de tout ; il n’a pas de souliers, pas de linge...
PIPETTE, avec élan.
Oh ! pas du tout...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Il ne peut pas décemment se présenter dans les musées, dans les galeries particulières, avec cette tenue d’inventeur. Avant de rentoiler les tableaux, il faut d’abord qu’il se rentoile lui-même.
Il rit, Pipette rit encore plus fort.
Bref, nous avons besoin, pour commencer la campagne, d’une pièce de quatre à cinq cents francs.
PIPETTE, bas.
Cinq cents, mon ami, cinq cents.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Et j’ai compté sur toi.
HENRI, effaré.
Sur moi ? Cinq cents francs ! mais où veux-tu que je les prenne ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Farceur !... Allons, je vois bien où le bât te blesse... tu n’as pas confiance en Pipette ?...
PIPETTE, gravement.
Je puis donner ma signature.
LE PÈRE JOURDEUIL, pris d’un fou rire.
Ah ! ah ! ah ! Il est bon, avec sa signature... sacré Pipette, va !
Il rit aux larmes, Pipette rit aussi beaucoup.
HENRI.
Avec ou sans signature, c’est impossible.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Puisque je te dis que je les prends pour moi, ces cinq cents francs !... c’est à moi que tu les prêtes, là ! j’en réponds.
HENRI.
Mais je ne peux pas, encore une fois je ne peux pas, je n’ai pas d’argent.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oh ! c’est trop fort, par exemple, tu n’as pas d’arg...
Se tournant vers Pipette, et lui montrant l’atelier d’un geste emphatique.
Il n’a pas d’argent !
PIPETTE, à demi-voix.
C’est bœuf.
HENRI.
Père, je te jure.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Quoi ? que tu n’as pas d’argent... Possible !... mais je te jure bien une chose, moi aussi c’est que lorsque j’avais ton âge et que j’étais riche, – en ce temps-là on avait encore le goût de la bonne peinture, en France ! – si mon père... Comment ! mon père !... si un artiste, un camarade comme Pipette était venu me surprendre au milieu de mon luxe pour me demander quelques misérables cents francs, jamais je n’aurais pu dire : « Non ! » Et si, par hasard, je n’avais pas eu la somme demandée, j’aurais dit à mon père, j’aurais dit au camarade : « Mon cher, tu tombes mal. Je suis moi-même à la côte, mais, tiens ! les bibelots ne manquent pas ici... Prends cette pendule Louis XV qui ne marche pas, ces flambeaux de parade que je n’allume jamais, et fais-toi de la monnaie, mon bonhomme ! »
PIPETTE.
Oh ! la pendule suffirait.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Voilà ce que j’aurais fait, moi. Il est vrai qu’à ce jeu-là on ne s’enrichit guère et qu’on expose sa vieillesse à de terribles humiliations ; viens, mon vieux Pipette, allons-nous-en. Je te demande pardon de t’avoir amené ici. J’aurais dû me douter de ce qui m’attendait. J’ai été le père prodigue ; j’ai bien le fils que je devais avoir !
HENRI.
C’en est trop, à la fin... Eh bien ! puisque tu m’y obliges...
On frappe.
MADAME JOURDEUIL, au dehors.
Peut-on entrer ?
HENRI, à Jourdeuil.
Ma mère !... plus un mot...
Joyeusement, en allant vers la porte.
Entrez, entrez...
Scène V
LES MÊMES, MADAME JOURDEUIL
MADAME JOURDEUIL, sautant au cou de son fils.
Te voilà, méchant enfant... Tu n’es pas malade ?
HENRI.
Mais non... tu vois...
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! tant mieux.
Regardant l’atelier.
Comme c’est joli, chez toi !
Souriant à son mari et à Pipette.
Bonjour, bonjour.
LE PÈRE JOURDEUIL, sombre.
Bonjour.
MADAME JOURDEUIL, à Henri, lui montrant Pipette.
Eh bien ! tu l’as vu... il est revenu... on dirait qu’ils se sont tous donné le mot pour arriver cette semaine... Aïe !...
HENRI.
Et Louise ?... tu ne l’as pas amenée ?
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! Non... tu penses, un atelier de garçon !...
HENRI.
Elle venait bien, les autres fois.
MADAME JOURDEUIL, avec intention.
Oui... les autres fois... Du reste, c’est la petite qui n’a pas voulu. Je crois qu’elle est fâchée contre toi, à cause d’hier. Justement on t’avait fait une foule de bonnes choses... il y avait une crème, des croquettes et une surprise...
Riant.
Oh ! mais une vraie surprise et qui aurait été joliment de ton goût... n’est-ce pas, mon homme ?
LE PÈRE JOURDEUIL, caverneux.
Oui !
MADAME JOURDEUIL, s’approchant de lui.
Qu’est-ce que tu as donc, toi ?... Comme tu es rouge... Je parie que vous n’avez pas été raisonnables, à ce déjeuner.
HENRI.
Le fait est que j’ai entendu parler d’un petit vin de la comète.
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! monsieur Pipette, monsieur Pipette...
PIPETTE, la main sur son cœur.
Oh ! madame...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Mais non... mais non... ce n’est pas le déjeuner... c’est l’air d’ici qui m’a fait mal... On étouffe, dans leurs ateliers d’aujourd’hui.
MADAME JOURDEUIL.
Si tu sortais un peu...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui, cela vaut mieux... Viens, Pipette.
MADAME JOURDEUIL.
Vous ferez une petite promenade dans le Luxembourg. Je vous le recommande, monsieur Pipette.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Est-ce que tu ne viens pas, toi ?...
HENRI.
Laisse-la-moi un peu, que diable !
MADAME JOURDEUIL, souriant à son mari.
Il y a si longtemps que je ne l’ai vu.
Plus grave.
Et j’ai tant de choses à lui dire.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Ah ! tu as bien tort de te tourmenter, va !... je le connais maintenant, le jeune homme ; tu peux être rassurée sur son compte. Si jamais il fait des folies, celui-là... Enfin !... Ne reste pas trop longtemps. Nous serons dans la grande allée. Adieu, garçon.
HENRI, lui tendant la main.
Adieu, père.
Le père lui prend la main, mais après hésitation.
LE PÈRE JOURDEUIL, déjà dehors.
Eh bien ! Pipette, viens-tu ?
PIPETTE.
Je t’assure que la pendule...
Scène VI
MADAME JOURDEUIL, HENRI
MADAME JOURDEUIL.
Est-ce que vous avez eu quelque chose, avec ton père ?
HENRI.
Mais non...
MADAME JOURDEUIL.
Il n’a pas l’air content. Je parie que vous avez encore causé peinture.
HENRI.
Un peu.
MADAME JOURDEUIL.
Quelle drôle d’idée ! mais enfin, puisque vous ne vous entendez pas là-dessus, pourquoi y revenez-vous toujours ?
HENRI.
C’est vrai.
MADAME JOURDEUIL.
D’abord, toi, tu n’es pas gentil... Au lieu de lui tenir tête comme tu fais... tu devrais céder un peu... car enfin ton père est plus âgé... il en sait plus long.
HENRI.
Tu as raison. Dorénavant, je céderai toujours ; ne me gronde plus.
MADAME JOURDEUIL.
Ne plus te gronder ! mais, malheureux, je suis venue pour cela.
HENRI, rapprochant sa chaise.
Bah !
MADAME JOURDEUIL.
Ne t’approche pas autant. Comment veux-tu que je sois fâchée, si tu es tout près de moi ?
HENRI, éloignant sa chaise.
Comme ceci ?
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! pas si loin.
Henri se rapproche encore plus près que la première fois.
Là !
Croisant les bras.
Comment, monsieur, vous n’avez qu’un malheureux jeudi par semaine pour venir embrasser votre mère, et vous trouvez que c’est trop.
HENRI.
Si tu savais, j’ai eu tant affaire hier ; Namoun a dû vous le dire.
MADAME JOURDEUIL.
Oui, mais je ne l’ai pas cru... Ma première idée a été : « Il est malade. »
HENRI.
Allons donc ! Est-ce qu’on est malade ?
MADAME JOURDEUIL.
Avec ça que tu es bien portant... Depuis quelque temps, tu changes, tu maigris...
HENRI.
Moi ? je maigris ?...
MADAME JOURDEUIL.
Voyons tes mains.
Elle lui passe son alliance à l’un des doigts.
Tiens ! il y a deux mois, mon alliance ne pouvait pas entrer. Maintenant, regarde... jusqu’au bout !... Tu vois bien que tu maigris... Ce n’est pas étonnant, avec la vie que tu mènes...
HENRI, souriant.
Quelle vie crois-tu que je mène ?
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! je ne t’en fais pas un reproche. Je sais bien que c’est nécessaire. Il parait même que c’est un très bon signe, vous autres, quand vous menez cette vie-là !... Ça prouve que vous avez du... Comment donc ?... du chien !
HENRI, riant.
Du chien !... Qu’est-ce que tu me racontes là ?...
MADAME JOURDEUIL.
Tu as beau rire, va ! nous savons ce que c’est que la vie d’artiste...
HENRI, grave et doux.
La vie d’artiste, vois-tu, ma mère, c’est le travail éternel, incessant, acharné ; mais un travail qui n’en paraît pas un aux yeux de bien des gens, parce que nous le faisons avec amour, et que de tous les labeurs humains c’est le seul qui n’ait pas l’air d’être une punition... Voilà ce que c’est que la vie d’artiste... Est-ce que tu avais une autre définition ?
MADAME JOURDEUIL.
Oui, mais j’aime mieux la tienne...
Un temps.
Alors, tu travailles beaucoup.
HENRI.
Beaucoup !
MADAME JOURDEUIL.
Et tes affaires vont bien, toujours ?
HENRI.
Très bien !
MADAME JOURDEUIL.
Pourtant, quand on est mère, comme on se fait des idées... Figure-toi que, la nuit dernière, en ruminant toute seule dans ma tête, cette pensée m’est venue tout à coup que tes affaires allaient très mal et que c’était pour ne pas nous tourmenter que depuis quelque temps tu nous cachais ta vie.
HENRI.
En voilà une idée !...
MADAME JOURDEUIL.
Tu sais comme la cervelle trotte quand on est couché ?... J’avais déjà fait mon plan ; je disais : « Voilà ! nous rentrerons à Paris, Louise donnera des leçons ; moi, je reprendrai mes broderies. »
HENRI.
Tais-toi, tu me fais frémir.
MADAME JOURDEUIL.
Pourquoi ? Tout cela n’est pas bien effrayant, je t’assure.
HENRI.
Mais, enfin, nous n’en sommes pas là... Est-ce que j’ai l’air d’être malheureux ?... Tiens ! regarde...
Il montre l’atelier.
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! je l’ai bien vu, va !... Aussi, tout de suite, mes idées noires de cette nuit se sont envolées... Comme il est beau, ton atelier ! C’est égal, j’aimais encore mieux l’ancien.
HENRI.
Pourquoi ?
MADAME JOURDEUIL.
Parce que j’y venais plus souvent, et puis, les jours où je ne venais pas, il y avait mon portrait dans un coin, qui te regardait travailler.
HENRI, à part.
Allons, bon ! le portrait.
MADAME JOURDEUIL.
De cette façon, j’étais toujours près de toi...
HENRI, vivement.
Mais je l’ai encore, ton portrait ; il est dans ma chambre, au chevet de mon lit, mon petit lit de fer, du temps que j’étais à la maison...
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! c’est gentil ; voyons cette chambre.
Elle va à la porte de gauche.
HENRI, l’arrêtant, à part.
Diable !
Haut.
Non... n’entre pas... tu ne verrais rien... c’est trop en désordre.
MADAME JOURDEUIL.
Bah ! Qu’est-ce que ça fait ? une maman...
HENRI.
Non... je t’en prie.
MADAME JOURDEUIL.
Mais, tu plaisantes...
Subitement.
À moins que...
Bas.
Est-ce qu’il y a quelqu’un là ?
HENRI.
Personne... il n’y a que Namoun ! qui est en train de ranger.
MADAME JOURDEUIL.
Ah !... Namoun !...
Elle s’éloigne de la porte.
Bien.
HENRI.
Dam ! je ne suis pas tout à fait installé... C’est un fouillis là-dedans. Un autre jour je te la montrerai.
MADAME JOURDEUIL.
Oui, oui... c’est cela, un autre jour... Maintenant, adieu, je m’en vais vite.
HENRI.
Comment ! Déjà... Reste encore un peu.
MADAME JOURDEUIL.
Non ! Non !... je ne veux pas te gêner.
HENRI.
Mais tu ne me gênes pas...
MADAME JOURDEUIL.
D’ailleurs, ton père doit commencer à s’impatienter... tu ne m’en veux pas trop, n’est-ce pas ? d’être venue...
HENRI.
T’en vouloir ?
MADAME JOURDEUIL.
Vois-tu, quand on aime les gens, on est bien aise de savoir comme c’est chez eux. De cette façon, lorsqu’on pense à eux, on se les représente mieux, on est avec eux davantage.
HENRI, souriant.
Mais oui, voyons !
MADAME JOURDEUIL.
Allons ! Adieu... Est-ce que tu ne viendras pas nous voir, un de ces jours, pour nous rendre le jeudi que tu nous as volé ?
HENRI.
Ce sera bien difficile... J’ai tant de travail, ces jours-ci.
MADAME JOURDEUIL.
Enfin, tu verras...
Elle fait un pas.
Seulement, écoute, que je te dise.
Elle entraîne Henri de l’autre côté de la scène. Bas.
Nous autres, les mères, nous voudrions toute la vie garder nos enfants pour nous seules, et nous ne comprenons pas qu’ils puissent nous être infidèles, nous qui, jusqu’au dernier jour, les aimons si fidèlement. Cependant il le faut ; tôt ou tard, une heure arrive où la mère n’est plus la grande affection dans la vie de son enfant, et je vois bien que cette heure est arrivée pour moi.
HENRI.
Comment ?
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! je ne t’en veux pas, c’est si naturel... Toutes les mères en sont là !... Malheureusement, comme tu m’as beaucoup gâtée, je suis plus sensible que les autres, et il faut me ménager un peu plus... Aussi, je t’en supplie, si tu t’en vas de moi, va-t’en petit à petit, pas tout à la fois... Ne m’emporte pas tout mon paradis d’un seul coup ; autrement, vrai ! je suis capable d’en mourir.
HENRI, à part.
Est-ce possible, mon Dieu !
Haut.
Ma mère, ma mère chérie, écoute-moi bien à ton tour : Je ne sais pas pourquoi tu me dis cela ; je ne sais pas pourquoi tu doutes de ton fils.
Élevant la voix.
Mais je te jure, sur ce que j’ai de plus cher et de plus sacré, c’est-à-dire sur toi-même...
MADAME JOURDEUIL, regardant la chambre.
Chut ! chut !...
HENRI.
Je te jure que tu es la grande affection de ma vie, que tu le seras toujours, et que dans tout ce que j’aime en dehors de toi, il n’y a rien, tu m’entends ? rien que je ne sois prêt à sacrifier à ton repos et à ton bonheur...
MADAME JOURDEUIL.
Sais-tu que c’est bien beau, ce que tu me dis là !
HENRI.
Tu ne le crois pas ?
MADAME JOURDEUIL.
Si, mais, pour que je le croie mieux, il faut venir me le dire souvent.
Elle lui prend la tête à deux mains, l’embrasse vite.
Adieu !...
Elle court prendre son sac qu’elle a oublié sur le bureau, s’arrête, se baisse et ramasse quelque chose.
HENRI.
Qu’est-ce que tu cherches ?
MADAME JOURDEUIL.
Rien ! c’est une ombrelle que je ramasse...
Montrant la chambre.
Sans doute l’ombrelle de Namoun.
Elle agite l’ombrelle et le menace avec, en souriant.
HENRI.
Comment, tu crois ?
MADAME JOURDEUIL.
Je me sauve... je me sauve...
Scène VII
HENRI, puis MADAME JOURDEUIL
HENRI, seul, reste un moment stupéfait, l’ombrelle à la main.
Ah ! je comprends, maintenant... Voilà donc pourquoi elle me parlait de la vie que je mène...
Jetant l’ombrelle dans un coin.
Il est très compromettant, ce Gontaut, avec ses ombrelles... Pauvre mère !... Je suis sûr qu’elle s’en va en croyant qu’il y a des femmes dans toutes les armoires, ici. Quelle dérision ! Juste au moment où je viens de... Et l’autre avec ses cinq cents francs : « Fais de la monnaie, mon bonhomme ! »
Rire amer.
Ah ! Ah ! décidément, la farce est bien jouée.
Il va à la porte de gauche et l’ouvre.
MADAME JOURDEUIL, reparaissant.
Pardon... c’est encore moi.
HENRI, refermant la porte qu’il ouvrait.
Entre donc.
MADAME JOURDEUIL, rentrant timidement, bas.
Oh ! je n’ai qu’un mot à te dire.
Gaiement.
Et l’argent du mois ! l’argent du mois que j’oubliais.
HENRI, effrayé.
L’argent du mois ?
MADAME JOURDEUIL.
Quelle étourdie, hein ?... Je m’en allais sans le prendre.
HENRI, riant.
Ah ! ah ! c’est trop fort !
MADAME JOURDEUIL.
J’aurais été jolie, ce soir, avec mes fournisseurs.
HENRI.
C’est que... je ne sais pas si... j’ai eu tant à payer hier...
MADAME JOURDEUIL, à part.
Oh ! oh ! l’ombrelle rose...
HENRI.
Est-ce que tu ne pourrais pas attendre deux ou trois jours ?... Ça t’ennuie.
MADAME JOURDEUIL.
Dam ! c’est à cause de ton père, tu le connais, il aime bien que les fournisseurs soient payés recta. Il a cela de bon, par exemple, on ne peut pas lui ôter ça.
HENRI.
Eh bien !... et demain ?
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! demain, parfaitement... Ce n’est que le 2... il n’y a pas grand retard ; c’est entendu, à demain.
HENRI.
À demain.
Elle referme la porte.
HENRI, seul.
Demain !... Et où en prendras-tu, de l’argent, demain ? Tu comptais sur Margarot, mais puisque Margarot n’a pas voulu de ton billet, comment vas-tu faire, malheureux ? Là-haut, tu n’as plus rien ; tout est vendu... à moins de te vendre toi-même... Et pourquoi pas ?... Puisqu’il y a marchand !... Oui, mais...
Regardant son chevalet.
Eh bien ! et ça ?... Allons, allons, pas de faiblesse...
Prenant son chapeau.
De l’argent, n’importe à quel prix, il me faut de l’argent !...
Scène VIII
HENRI, NAMOUN, sortant de la chambre
NAMOUN, joyeux, tire de dessous son burnous un gros portefeuille qu’il offre à son maître.
Quisquici ? Mouci... Di l’argent ?... En voilà, di l’argent ! En voilà bezeff !...
HENRI, vivement.
Où as-tu trouvé ça ?
NAMOUN.
Macach trouvir, Namoun chapar.
Il fait le geste de voler.
HENRI, indigné.
Tu l’as volé ?
NAMOUN.
Ih ! voulé... fesir razzia dans el-voiture.
HENRI.
Quelle voiture ?...
NAMOUN, très vite, avec beaucoup de gestes.
El-voiture de Marg’rot... mouci Marg’rot fesir : Turco, gardi li chival. Turco gardir li chival, mirar el-portefiou, chapar et couri.
Il rit.
HENRI.
C’est trop fort...
S’élançant sur lui.
Comment, coquin ?
NAMOUN, stupéfait.
Quisquici ! mouci, toi fâché, bourquoi Namoun chapar el-portefiou ; ci bour toi, mouci, bour toi.
HENRI.
Pour moi ? Tu veux donc me faire aller en prison, misérable ?...
NAMOUN.
Toi, macach andar en brisoun. Namoun, oui, andar en brisoun... toi riche, toi content, donner bezeff argent là-bas à Vidervay, acheter bella roba à ta sœur... Ou-Allah !
HENRI, radouci.
Mais, malheureux enfant, tu ne sais donc pas que c’est très mal, de voler. Macach bono chapar.
NAMOUN.
En Francia, macach bono ? Dins l’Africa, bono !... Ih ! dins l’Africa, tous chapar, tous fezir razzia...
HENRI.
Il est superbe, avec sa razzia !... Et moi donc, avec ma morale !... Je ferais bien mieux d’aller...
Scène IX
HENRI, NAMOUN, MARGAROT
Il entre en courant tout effaré ; Namoun se blottit dans un coin.
MARGAROT.
Jourdeuil ! Jourdeuil ! Est-ce que je n’ai pas ?...
HENRI, lui tendant le portefeuille.
Voilà. J’allais chez vous.
MARGAROT, Il se laisse aller sur une chaise.
Ouf !... Ah mon ami, quelle souleur... Où était-il ?
HENRI.
Par là, dans un coin... C’est Namoun qui l’a trouvé.
MARGAROT.
Ah ! le brave turco... Il faut que je...
Il tire une pièce de monnaie.
Tiens ! mon enfant...
Namoun hésite, et montre Henri.
Prends donc... tu ne l’as pas volé...
NAMOUN, avec conviction.
Macach bono vouler.
Il empoche la pièce et retourne sur le divan.
MARGAROT.
C’est égal, je m’en vais plus content que je ne suis venu... étourdi, va !...
Il va vers la porte.
HENRI.
Margarot...
MARGAROT.
Hein ?
Henri hésite à lui parler, Margarot s’approche.
C’est pour notre billet, n’est-ce pas ? Mais, triple entêté que vous êtes...
HENRI.
Non... non... pas de phrases... ce traité ! Et signons vite.
MARGAROT.
Comment ?... Vous consentez !...
HENRI.
Dépêchons...
MARGAROT, tirant le traité de sa poche.
Ah ! Enfin... je savais bien que vous y viendriez... Voilà : « Entre les soussignés... »
HENRI, lui prenant le papier des mains.
C’est inutile, je connais les conditions.
Il passe à gauche vers le pupitre.
MARGAROT.
Vous savez, c’est pour dix ans !...
HENRI.
Pour trente, si vous voulez.
MARGAROT.
Avec un dédit de vingt mille francs.
HENRI.
Entendu !
Il signe.
MARGAROT.
Là ! maintenant, signez le double et passez-moi la plume.
HENRI, pendant que Margarot signe, à part.
Mon père sera content. Les fournisseurs ne risqueront plus d’attendre.
MARGAROT, signant devant le pupitre.
Mon cher, je suis enchanté. Nous faisons tous les deux une excellente affaire et vous verrez que le veau à deux têtes a du bon...
Mettant un des deux traités dans sa poche.
Voilà qui est dit. À présent, si vous avez besoin d’argent...
HENRI.
J’en ai besoin.
MARGAROT.
Eh bien ! venez ce soir dîner à la fabrique, vous prendrez ce qu’il vous faut.
À part.
Hé ! Hé ! il paraît que la colombe a demandé des arrhes.
Haut.
À ce soir.
HENRI.
Attendez. Est-ce que votre voiture est en bas ?...
MARGAROT.
Oui, pourquoi ?
HENRI, allant chercher la Mort d’Adonis.
Parce que je vous prierai d’emporter ceci...
MARGAROT.
Comment ! encore un ?... Mais savez-vous que j’en ai déjà plus de trente à la fabrique... Enfin, donnez toujours... heureusement que le local ne me manque pas...
Henri va s’asseoir à droite. Margarot, a part, regardant le tableau.
Je serais tout de même curieux de savoir d’où lui viennent toutes ces précieuses croûtes... Allons ! bon, la signature est encore effacée. Je parie qu’il y a quelque histoire de femme là-dessous... Oh ! ces artistes, c’est si passionné...
Il sort.
HENRI, sur le devant de la scène, à demi-voix, très ému.
Maintenant, ne me demandez plus rien ! Je vous ai tout donné... tout !
Il reste abîmé, la tête dans les mains.
Scène X
HENRI, NAMOUN, FRANQUEYROL
FRANQUEYROL, à Margarot qui sort.
Ne fermez pas.
Il entre.
NAMOUN, en le voyant, se dresse sur le divan et appelle.
Ia ! Didou... mouci !...
FRANQUEYROL, avec un geste énergique.
Chut !...
Plus bas.
Chut !... nous allons voir si on l’a prévenu...
Il vient sur la pointe des pieds derrière Henri, s’arrête très ému lui-même et lui frappe doucement sur l’épaule.
HENRI, se retournant.
Pierre !...
Il bondit.
Toi !... c’est toi !...
Ils s’embrassent.
FRANQUEYROL.
Allons ! je suis content... Papa Jourdeuil m’a tenu parole.
HENRI.
Comment ! tu les as déjà vus ?... C’est donc cela, que...
FRANQUEYROL.
Eh ! oui, je les ai vus !... Tous, le père, la maman et la petite fée aux grands yeux de velours qui te bat de si belles crèmes !... Ah ! mon ami, les braves gens ! la bonne maison ! Comme tu es heureux d’avoir une famille pareille !
ACTE III
Au faubourg Saint-Jacques, chez Margarot.
La salle de dessin. Grande table de travail. Vases et jardinières remplis de fleurs. Dans un coin, de longues bandes de papiers peints, étalées sur des lattes pour sécher ; descendent du plafond jusqu’à terre. Tout le fond de la salle est vitré avec une grande porte au milieu, donnant sur une cour plantée d’arbres. Au bout de la cour, la fabrique avec ses tuyaux rouges et ses mille fenêtres. Porte à droite ; à gauche, une large fenêtre assez élevée, entr’ouverte. À gauche, premier plan, un divan très large, et sur le divan, pelotonné dans un vieux tapis, quelque chose qui a l’air de quelqu’un.
Scène première
LE PÈRE JOURDEUIL, MADAME JOURDEUIL, LOUISE, MARGAROT, puis NAMOUN
Au lever du rideau, tout le monde est debout. On vient d’entrer. Margarot au milieu de la salle en tenue de planteur, une rose à la boutonnière, son panama à la main. Le père Jourdeuil, le dos appuyé contre la table, superbe, dédaigneux, son grand chapeau sur l’oreille, faisant le moulinet avec sa canne et sifflotant. Louise dans l’encadrement de la porte du fond, son ombrelle encore ouverte.
MARGAROT, montrant l’atelier d’un geste arrondi.
L’oiseau s’est envolé, mesdames ; mais voici toujours la cage !
MADAME JOURDEUIL.
Envolé !
LOUISE, s’avançant.
Où donc ?
MARGAROT.
Oh ! pas bien loin... sans doute dans le jardin, à fumer un cigare, en attendant la cloche... Tout juste la clef est à la porte.
Il montre la porte à gauche.
LOUISE.
Alors, c’est ici qu’il travaille ?...
MARGAROT.
Oui, mademoiselle, c’est ici... voilà sa table, sa chaise, ses crayons
Montrant les papiers.
et ses œuvres.
LE PÈRE JOURDEUIL, entre ses dents.
Jolies, les œuvres ! Pff !
MADAME JOURDEUIL, suppliante.
Bas.
Mon ami...
LE PÈRE JOURDEUIL, même ton.
Qu’est-ce que tu veux ? Je suis indigné.
Il se remet à siffloter.
MARGAROT, devant les papiers.
Ah ! je vous réponds que le gaillard n’a pas gardé ses mains dans ses poches depuis quinze jours qu’il est chez moi... il y va d’un cœur, d’une rage !... Les Jourdeuil sont déjà très demandés sur la place.
LE PÈRE JOURDEUIL, indigné.
Demandé sur la place. Oh !...
MADAME JOURDEUIL, bas.
Je t’en prie...
LE PÈRE JOURDEUIL, bas.
C’est une honte, je te dis...
Il recommence à siffloter avec rage.
MARGAROT.
Il y a surtout ces pavillons chinois, pour salle de billard... ça, voyez-vous.
Il envoie un baiser aux pavillons chinois. Le père Jourdeuil, hors de lui, fait le geste de tout casser avec sa canne.
MADAME JOURDEUIL, s’approchant vite de Margarot.
Alors, monsieur, vous pensez que nous allons le trouver dans le jardin.
MARGAROT.
Oh ! Ne prenez pas la peine, madame. Je vais envoyer un de nos tireurs...
Regardant autour de lui.
Il doit y avoir par là, dans quelque coin... tout juste !
Il va vers le divan, et secoue avec son pied le tapis roulé dessus.
Hé, moricaud... va vite chercher M. Henri...
Le tapis se déroule lentement. Il en sort un petit être malingre, vêtu d’une blouse bleue, les pieds nus, pâle, l’œil brillant, la chevelure ébouriffée et toute remplie de laine verte et de poussière d’or.
LOUISE, l’approchant.
Comment !
Elle rit.
Ah ! ah ! ah ! la bonne histoire ! Ah ! ah !... est-il drôle avec sa blouse. Tourne-toi, voyons.
Elle le tourne et le retourne.
MADAME JOURDEUIL, de loin.
Eh bien ? Louise...
LOUISE.
Mais, maman, c’est Namoun !...
MADAME JOURDEUIL.
Namoun !...
LOUISE.
Eh ! Oui... C’est Namoun... Bonjour, Namoun.
NAMOUN, encore endormi.
Boujou...
MADAME JOURDEUIL.
Tu es donc dans les papiers peints, toi aussi ?...
NAMOUN, fixement.
Ih ! Ci moi tireur maintenant.
Il tousse.
MARGAROT.
Ma foi ! oui... Ce gamin-là n’a jamais voulu se séparer d’Henri. Nous avons été obligés de le prendre à la fabrique.
LE PÈRE JOURDEUIL, avec emphase, à part.
C’était bien la peine de naître au Sahara.
MARGAROT.
Drôle de petite bête !... Dès qu’il a un moment, il vient se coucher là comme un chien frileux, près de la table de son maître...
LOUISE, à sa mère.
Mais regarde-le donc !... c’est qu’il est très gentil dans son nouveau costume... Et cette poussière de laine verte et d’or qu’il a dans les cheveux, est-ce charmant !
LE PÈRE JOURDEUIL, s’approchant.
Oui, c’est très joli dans les cheveux, cette poussière-là mais dans les poumons.
Namoun tousse.
Voilà ce que ça fait...
LOUISE, avec intérêt.
Tu tousses, Namoun ?
NAMOUN.
Ewah ! toussir bezeff « Bum ! Bum ! » coume tambour Lakdar.
Avec fierté.
Ci la fabriqua.
MADAME JOURDEUIL, effrayée.
Vraiment ? mais alors, Henri !
MARGAROT, mettant une rose fraîche à sa boutonnière.
Oh ! non, madame, par ici, il n’y a rien à craindre... Là-bas, à l’atelier, c’est différent... ils ont le talc, la couleur, le vernis, le gaz, le charbon...
Gaiement.
Allons ! file, turco, va chercher mouci Inri.
MADAME JOURDEUIL, bas, à Namoun qui passe devant lui.
Veux-tu bien retourner au désert tout de suite !...
L’enfant passe sans le regarder et sort par la porte de droite.
Scène II
LE PÈRE JOURDEUIL, MADAME JOURDEUIL, LOUISE, MARGAROT
LOUISE.
Pauvre petit Namoun !... Mais c’est affreux, cela...
MARGAROT.
Hé ! mademoiselle, l’industrie a ses champs de bataille, elle aussi. Encore notre industrie à nous n’est-elle pas des plus meurtrières... mon établissement est très sain... J’ai de grands ateliers, un jardin immense, une installation tout à fait philanthropique... Du reste, mesdames, si vous voulez venir faire un petit tour de fabrique, en attendant Henri, vous pourrez vous convaincre vous-mêmes...
LE PÈRE JOURDEUIL, à sa femme.
Je ne bouge pas d’ici, je te préviens.
MADAME JOURDEUIL.
Excusez-nous, monsieur, mais mon mari est toujours un peu souffrant, et je craindrais que le bruit des machines...
MARGAROT.
Oh ! il n’y a personne en ce moment, tout le monde déjeune... C’est seulement pour vous montrer le coup d’œil des ateliers. Je suis sûr que cela intéresserait beaucoup M. Jourdeuil.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oh ! pas du tout, monsieur... moi, tout ce qui est usine, machine... Tenez, rien que de regarder vos grandes cheminées de brique rouge, j’en ai tout de suite assez.
MARGAROT, vexé.
Je suis très heureux, monsieur, que votre fils n’ait pas eu la même répulsion.
LE PÈRE JOURDEUIL, fièrement.
Mon fils n’est pas un artiste, lui.
LOUISE.
Comment ?...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Non ! ce n’est pas un artiste ! je l’avais toujours dit, et il vient bien de le prouver en entrant dans cette bara...
MADAME JOURDEUIL.
Oh ! mon ami.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Laisse-moi donc tranquille !... Il faut pourtant que Monsieur sache qui il a affaire et que tous les Jourdeuil ne sont pas des renégats.
MARGAROT.
Des renégats !
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui, monsieur, des renégats !... L’art est une religion. En entrant ici, mon fils l’a reniée ! C’est un renégat !...
MARGAROT.
Sans doute... sans doute... mais c’est si difficile, au temps où nous vivons, de...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Hé ! monsieur, il y a la lutte ! faut lutter ! Est-ce que les vrais artistes ne sont pas des lutteurs ?... Est-ce que l’art est possible sans la lutte ?... Mais non voulez-vous que je vous dise ? Tous ces peintraillons de maintenant n’ont qu’une idée dans la tête, gagner de l’argent !... plus de dignité, plus de conscience... Les pavillons chinois sont bien payés, va pour les pavillons chinois... Ah ! jeunes gens, jeunes gens, vous vous êtes moqués de nos grands cheveux et de nos chapeaux d’astrologues, vous avez répudié la vareuse, la sainte vareuse, qui donne l’air rapin, vous avez cru pouvoir impunément vous habiller comme des bourgeois, et voilà qu’à force de ressembler aux bourgeois, vous êtes des bourgeois vous-mêmes, aussi bourgeois que le plus bourgeois des bourgeois.
MADAME JOURDEUIL.
Voyons, mon pauvre homme, calme-toi. À quoi sert que tu te tourmentes ? Ce qui est fait est fait.
MARGAROT.
D’autant mieux qu’un bon traité avec dédit, un dédit de vingt mille francs, ma foi ! passé entre votre fils et moi, nous lie l’un à l’autre pour dix ans, et que les plus beaux discours du monde n’y changeraient pas une lettre... Du reste, je dois vous dire qu’Henri en a très bien pris son parti et qu’il ne veut plus entendre parler de son ancien métier... C’est si vrai, qu’il a rompu avec tous ses camarades... ainsi, tenez !... il y en a un... vous le connaissez peut-être ?... un Marseillais, une espèce d’original.
MADAME JOURDEUIL.
Franqueyrol ?
MARGAROT.
Oui, c’est cela... Franqueyrol... Eh bien ! voilà trois jours qu’il vient, ce Franqueyrol, et qu’Henri lui refuse sa porte.
LOUISE, s’approchant.
M. Pierre sait donc qu’Henri est ici... Qui a pu le lui dire ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Moi !
LOUISE.
Oh ! père, Henri qui nous avait tant recommandé...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tant pis, s’il a honte d’être ici, il ne fallait pas qu’il y vînt... D’ailleurs, est-ce que vous vous imaginez qu’un vieux routier comme Pierrot aurait pu croire longtemps à cette invention de voyage et de départ précipité ?...
MADAME JOURDEUIL, douce.
C’est égal, mon ami, Henri ne sera pas content.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui-da !... il ne sera pas content... Et moi, est-ce que tu crois que je suis content ? Quand je pense que j’ai travaillé quarante ans, mangé mon bien, usé ma vie pour léguer à ton fils un nom illustre et une palette glorieuse !... Et puis voilà ce qu’il en fait !... Ah ! les enfants ! les enfants !
MARGAROT, à madame Jourdeuil.
M. Jourdeuil fait de la peinture, lui aussi, d’après ce que je vois...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Si je fais de la peinture !... c’est trop fort... si je fais...
MARGAROT.
Dam ! c’est la première fois ou à peu près que nous nous voyons, et jamais votre fils ne m’avait dit...
LE PÈRE JOURDEUIL, amer.
Oui, oui, connu...
Solennel.
C’est moi qui suis Jourdeuil-le-Vieux, monsieur !... Jourdeuil-le-Vieux...
Plus doux.
Qui croyez-vous donc que j’étais, mon ami !...
MARGAROT, stupéfait.
Jourdeuil-le-Vieux !...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oh ! je sais que la génération de maintenant affecte de ne pas me connaître...
MARGAROT, à part.
Il est décidément très drôle...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Heureusement que, sans attendre le jugement de la postérité, j’ai pour me venger du dédain de mes compatriotes l’estime et l’amitié d’un grand peuple... Interrogez l’Amérique, monsieur, et vous saurez alors ce que vaut Jourdeuil-le-Vieux, l’auteur des Noces de Proserpine, du Centaure malade, de la Mort d’Adonis, de...
MARGAROT, vivement.
Le Centaure malade ! mais je connais ça ! Hé ! Parbleu !... j’y suis, maintenant !...
LE PÈRE JOURDEUIL, ému.
Vous connaissez mon Centaure ?...
MARGAROT, réprimant une forte envie de rire.
Si je le connais !...
LE PÈRE JOURDEUIL, à sa femme.
Il connaît mon Centaure !
À Margarot.
Où l’avez-vous vu ? À New-York, peut-être ?
MARGAROT.
Oui... oui... à New-York...
LE PÈRE JOURDEUIL, jubilant.
Chez Jackson ?
MARGAROT.
C’est cela... Chez Jackson !...
LE PÈRE JOURDEUIL, à sa femme.
Tu vois bien. Il est très connu là-bas, ce Jackson..., il fallait cet étourneau de Franqueyrol...
À Margarot.
Et, dites-moi, l’ancien, il parait que j’ai un certain succès, dans ce pays-là.
MARGAROT.
Oh ! un succès !...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Sacré Jackson ! doit-il en gagner de l’argent ! Ah ! il y aurait un beau coup à faire : partir tous, aller s’installer là-bas.
MADAME JOURDEUIL, effrayée.
Miséricorde !
LE PÈRE JOURDEUIL.
Franqueyrol nous emmènerait dans la petite galiote...
LOUISE, gaiement.
Oh ! je veux bien.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Moi aussi, je le voudrais bien, si... si j’avais trente ans de moins... C’est égal, c’est bon de se savoir compris...
Embrassant sa femme.
Ça vous fait une jolie petite flambée sous le cœur...
À Margarot.
Ah çà ! et vous, mon gros philistin, mes petites drôleries vous avaient donc bien frappé, que vous vous en souvenez encore ?
MARGAROT.
Ah ! monsieur, quand on a vu ces toiles-là, on ne les oublie jamais.
LE PÈRE JOURDEUIL
Hein ! Crois-tu... pour un industriel !...
Tendant la main.
Touchez là, Margarot, la paix est faite ! Je ne vous en veux plus... Mon fils est bien chez vous, qu’il y reste... Après tout, le feu sacré ne se lègue pas !... D’ailleurs, le pauvre garçon avait ses raisons pour entrer ici... Il parait qu’il a depuis quelque temps des besoins d’argent énormes.
En confidence.
La mère croit qu’il est tombé dans les griffes d’une donzelle.
MARGAROT, gros rire.
Ah ! ah ! vous croyez que sa colombe...
MADAME JOURDEUIL, montrant Louise qui s’approche.
Chut !
MARGAROT, bas.
Je m’en doutais !...
LOUISE.
Henri ne vient pas... Si nous allions le chercher ?
LE PÈRE JOURDEUIL, prenant le bras de Margarot.
Non ! non !... Allons plutôt voir un peu cette fabrique.
MARGAROT.
Vraiment !... à la bonne heure.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Oui, je ne serai pas fâché de jeter un coup d’œil... je suis sûr que cela va m’intéresser beaucoup. Allons !
LOUISE.
Et Henri ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Il viendra nous rejoindre.
MARGAROT, offrant son bras.
Mesdames...
LE PÈRE JOURDEUIL, lui prenant le bras.
Et, dites-moi, l’ami, alors, ce Jackson...
Ils sortent en causant. Les dames vont devant. À mesure qu’ils s’éloignent, on voit une main, puis un bras, passer par l’entrebâillement de la fenêtre de gauche. L’espagnolette glisse, la fenêtre s’ouvre, Franqueyrol paraît.
Scène III
FRANQUEYROL, seul
Debout sur l’appui de la fenêtre, regardant l’atelier.
Quelqu’un ?... non ! Personne... Il me semblait bien pourtant avoir entendu causer. Bah ! tant pis, je me risque, zou !...
Il saute.
Enfoncés les cerbères et toute la cerbèrerie... Après tout, quand un homme s’enferme à clef pour se suicider, tous les moyens sont bons pour arriver jusqu’à lui. Je suis dans mon droit ; il ne me manquait qu’un commissaire de police... Çà ! maintenant, orientons-nous... Si mes renseignements étaient bons... si je ne me suis pas trompé de fenêtre... Oui, ça m’a bien l’air d’une salle de dessin, ici.
Regardant sur la table.
Té ! Pardi ! voilà sa pipe, je la connais bien ; c’est moi qui la lui ai rapportée de Marseille... Bonjour, payse. Ma foi ! je n’ai plus qu’à m’asseoir bien tranquillement, jusqu’à ce que la cloche sonne.
Il s’assied à califourchon sur une chaise.
Puisque c’est ici qu’il travaille, je suis sûr de ne pas le manquer.
Il commence à bourrer la pipe.
Scène IV
FRANQUEYROL, HENRI, NAMOUN
HENRI, ouvrant la porte de droite.
Je vous ai fait attendre...
FRANQUEYROL, souriant.
Non, pas trop.
HENRI, stupéfait.
Comment ?...
À Namoun.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
NAMOUN.
Ewah !... moi macach coumbrenir... Lis autres là tout à l’heure... À brisent lui !... Ci la diable !...
Il va se coucher dans son tapis.
HENRI, entre ses dents.
Bon !... bon !... tu me paieras ça.
FRANQUEYROL.
Ce n’est pas moi que tu cherchais, hein ?
HENRI, très ému.
Non c’est vrai... Par où es-tu entré ?
FRANQUEYROL, montrant la fenêtre.
Par là... Je n’avais pas le choix, tu comprends.
HENRI, fébrilement.
Enfin, que veux-tu ? Qu’est-ce que tu viens faire ?
FRANQUEYROL.
T’enlever, pardi !... Tu t’imagines bien que je ne vais pas te laisser ici. Allons ! Arrive...
HENRI.
Tu as eu tort de venir, Pierre. J’aurais mieux aimé... Non ! Vraiment... J’avais des raisons pour ne pas te voir.
FRANQUEYROL.
Des raisons... Eh bien ! tu me les diras en route, tes raisons... Viens ! Zou !...
HENRI.
Comment ?... « viens !... » Me prends-tu pour un enfant ?...
FRANQUEYROL.
Hé ! oui, tu es un enfant... viens donc !
HENRI.
Ne continue pas cette plaisanterie, je t’en prie.
FRANQUEYROL.
Ah çà ! je voudrais bien savoir qui plaisante de nous deux ? Voyons, est-ce sérieusement que tu es entré ici ?...
HENRI.
Très sérieusement.
FRANQUEYROL.
Alors, tu renonces à la peinture ?
HENRI.
J’y ai renoncé.
FRANQUEYROL.
Mais tu n’en as pas le droit, misérable !
HENRI.
Ah ! oui, l’art, la gloire, mon pays !... Il me semble que j’entends papa Jourdeuil.
FRANQUEYROL.
Il s’agit bien de ton pays. Il s’agit de Pierre Franqueyrol, ici présent, qui est allé te chercher au fond de l’Adriatique, et qui ne veut pas avoir risqué sa peau pour repêcher un... papetier... Il y en a déjà trop, de ces bonshommes-là ! Tu ris ?... Eh bien ! moi, je te dis que si tu renonces à la peinture, j’ai le droit d’aller te flanquer dans l’Adriatique, à la place où je t’ai trouvé et dans la même position... Ma parole d’honneur ! je te remets là et je ne m’en mêle plus.
HENRI.
Ah ! tu aurais bien mieux fait de ne jamais t’en mêler... On doit être si bien sur un bon lit de sable au fond de la mer, sans penser...
Un temps.
FRANQUEYROL, s’approche.
Toi, tu as du gros chagrin, bien sûr.
HENRI, relevant la tête.
Du chagrin... Ah ! ben oui... je suis très content, au contraire. J’ai une place magnifique... je gagne beaucoup d’argent.
FRANQUEYROL.
Ainsi ce n’est qu’une question de gros sous !... Tu es ici parce que tu veux gagner de l’argent ?
HENRI.
Oui.
FRANQUEYROL.
Mais, brigand de bon sort ! qu’est-ce que c’est donc que cette rage d’argent qui te pousse ? De l’argent ! quès aco ? Pour quoi faire, de l’argent ? Est-ce que tu n’en gagnais pas plus qu’il t’en fallait pour toi seul ?... Voyons ! tu as donc des vices, maintenant ? Tu joues ? tu fais courir ?... Quoi ?... des enfants ?... Non !... Alors c’est donc ton père qui est, dans le vrai, et les peintres d’aujourd’hui, vous n’êtes tous que des vitriers...
HENRI, d’un air prud’homme.
Hé ! mon cher, c’est bien dur aussi d’être exposé toute sa vie aux privations et aux déboires de la bohème artistique... Et, ma foi ! quand on trouve une jolie situation, bien assise, bien régulière...
FRANQUEYROL.
Non !... non !... c’est impossible... ce n’est pas de lui, ces phrases-là ; Clémence a raison, ce n’est pas de lui.
HENRI, très ému.
Clémence !... tu l’as vue ?...
Plus bas.
Que fait-elle ? Que t’a-t-elle dit ?
FRANQUEYROL, lui prenant la main avec énergie.
Elle m’a dit que tu mentais, que tu lui avais écrit une lettre trop cruelle et trop lâche pour être vraie, et que, quoi qu’il arrive, tes amis devaient t’aimer quand même et te rester fidèles malgré toi, parce qu’il y aurait toujours quelque chose de grand et d’héroïque au fond de tout ce que tu ferais... Voilà ce qu’elle m’a dit, la pauvre ! Voilà ce qu’elle m’a dit avec ses beaux yeux tout reluisants de larmes.
Henri se détourne très ému.
Et maintenant... maintenant je suis sûr qu’elle ne s’est pas trompée.
HENRI.
Eh bien ! oui, c’est vrai... J’aime cette femme avec passion ! j’aime mon art avec rage ! mais, dussé-je en mourir, il faut que je renonce à tous les deux. Tiens ! laisse-moi, Pierre, va-t’en... Tu ne sais pas, toi... il y a des devoirs terribles...
FRANQUEYROL.
Mais, enfin, dis-moi au moins quels sont ces étranges devoirs ?...
HENRI.
Jamais ! C’est le secret de ma vie... je ne le livre à personne.
FRANQUEYROL.
Ingrat ! Et moi qui serais si heureux de pouvoir te livrer le mien. Car j’ai un secret, moi aussi, dans ma vie, un gros secret qui me pèse et que j’aurais besoin de confier à quelqu’un. Mais à qui veux-tu ?... Je n’avais qu’un ami, et, tu vois, je suis en train de le perdre...
Le prenant par le bras.
Mais réponds-moi donc, cap de Dieu ! Dis quelque chose... non tu ne veux pas ? Eh bien ! alors, embarque, Pierre-qui-roule ; il était dit que je roulerais toute ma vie...
Il fait un pas vers la porte.
HENRI.
Pierre !...
Franqueyrol s’arrête.
Tu t’en vas ?
FRANQUEYROL.
Et pour toujours...
HENRI.
Pour toujours ? tu me jures que c’est pour toujours... Alors, écoute, mais rappelle-toi qu’en me forçant à te livrer mon secret, tu me condamnes à ne plus te revoir...
Il le prend par la main et l’amène sur le devant de la scène. Le tapis du divan s’agite. La tête de Namoun paraît avec deux petits yeux très brillants qui écoutent.
Tu me demandais tout à l’heure si j’avais des enfants, eh bien ! oui, j’en ai !
FRANQUEYROL.
Ah ! l’imbécile...
HENRI.
J’ai trois enfants qu’il faut nourrir...
FRANQUEYROL.
Trois !
HENRI.
Oui, trois enfants, tu les connais... mon père, ma mère et ma sœur.
FRANQUEYROL.
Comment ! ton père... Mais je croyais... tu m’avais dit que tes parents...
HENRI, souriant.
Avaient de petites rentes... hé ! sans doute. Ils ont celles que je leur fais.
FRANQUEYROL.
Ah ! je comprends, alors.
HENRI, baissant la voix.
Il y a six ans, lorsque je revins d’Italie, je trouvai la maison ruinée, mon père vieilli, sans courage, et près de la petite sœur malade, ma mère qui brodait nuit et jour pour gagner gros comme ça de pain... un vrai désastre. Tu penses, moi qui revenais de mon beau voyage avec ma boîte à couleurs pleine de soleil, me trouver en face de cette misère et de ces nouveaux devoirs !... C’était dur... Dix-neuf ans et des pinceaux neufs, nourrissez donc une famille avec cela... Ah ! j’ai maudit la peinture, à ce moment... J’aurais voulu être portefaix, homme d’équipe, n’importe quoi qui gagne cinquante sous par jour... Pourtant je me mis à l’œuvre avec courage, et sur une toile achetée à crédit, je commençai mon premier tableau... J’eus toute ma chance tout de suite, mon tableau se vendit bien, on en parla, les commandes arrivèrent, et désormais la pauvre maman n’eut plus besoin de travailler. Moi, je mettais les journées doubles ; mais je ne m’en plaignais pas. J’étais si heureux de leur faire du repos et du bien-être à tous avec mon travail. Tout alla bien pendant trois ou quatre ans : puis, un beau matin, la chance tourna. Ah ! ces sautes de vent de la vogue parisienne, c’est terrible ! juste au moment où je sentais le talent me venir, le vrai talent, tu sais, celui de dessous qui monte après le folletis de la vingtième année, juste à ce moment le succès m’abandonna. Tout seul, j’en aurais ri, c’était si bête mais avec trois enfants sur les bras, il n’y avait vraiment pas de quoi rire... Par bonheur, lorsque ma débâcle arriva, je venais de les installer à la campagne et comme ils vivaient loin de moi, ils ne se doutèrent de rien... Ça, vois-tu, c’est mon triomphe !... Pendant deux ans, j’ai mené une vie de galère, les courses chez les marchands, les refus, les affronts, les protêts, les saisies, tout l’horrible train de la misère ; mais chez eux, là-bas, il y a toujours eu la même existence sûre et paisible, toujours du bon pain blanc sur la table, et un loyer d’avance dans le tiroir... tu comprends, ces pauvres vieux ! ils en avaient eu assez de ces histoires-là ; je ne pouvais pas les y fourrer encore. Par exemple, j’ai eu du mal... Ah ! oui, j’ai eu du mal... cet argent, ce terrible argent qu’il fallait décrocher tous les mois... Et puis, c’est qu’à la maison on ne le ménageait guère. J’avais tellement l’air d’en avoir plein mes poches... on me faisait des cadeaux, des surprises. Le jeudi, quand j’arrivais, quelquefois j’étais à jeun depuis la veille, je trouvais des galas, de vrais galas préparés en mon honneur. Alors, si j’essayais de gronder, bien doucement, tout le monde se récriait et j’entendais au fond de la cave la bonne grosse voix du père Jourdeuil : « Ce serait trop fort que les jours où tu viens on ne mit pas les petits plats dans les grands. » Il n’y avait rien à répondre. Il fallait s’asseoir, manger avec enthousiasme, et... et de l’entrain tout le temps ! sans quoi, voilà la pauvre mère très inquiète, s’imaginant je ne sais quelles folles histoires, et me prenant dans les petits coins pour me dire d’un air de reproche : « Tu en mènes une vie, hein ! » C’était navrant.
FRANQUEYROL.
Pécaïre !
HENRI.
Mon cher, j’ai fait ce métier-là pendant deux ans, espérant, espérant toujours. Mais un moment est venu où malgré tous mes efforts j’ai senti la misère monter, m’envahir, arriver jusqu’à eux par-dessus ma tête... Oh ! alors, j’ai eu peur. Non pas pour moi, tu penses bien. J’avais pâti deux ans, je pouvais pâtir dix ans encore, toute la vie, s’il eût fallu... Mais revoir ce que j’avais vu, la misère en famille, ma sœur courant le cachet, ma mère s’épuisant sur ses broderies, ces petites broderies à dents de rats qui mangent les yeux des femmes... Non ! Non ! ce n’était pas possible. Moi vivant, des choses pareilles ne pouvaient pas arriver. Et c’est pour qu’elles n’arrivent pas que je suis entré ici.
FRANQUEYROL.
Pauvre enfant.
Un temps. Namoun sur le divan essuie ses yeux avec son poing fermé.
Mais, enfin, ton père, ton père n’aurait donc pas pu t’aider, lui qui vend si bien ses affreux tableaux à horloge... Au fait, je suis naïf encore, moi, de croire qu’il les vend ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Jackson !... c’est de ton invention, n’est-ce pas ?... Parbleu !... alors, tous ces immortels chefs-d’œuvre...
HENRI, bas.
Roulés là-haut dans un coin du grenier. Qu’est-ce que tu veux ? le pauvre homme a toujours besoin d’un peu d’argent pour ses faïences, et j’ai trouvé ce moyen.
FRANQUEYROL, amer.
C’est égal ! le bonheur des tiens te coûte cher, à toi... ton art, ton amour, ta vie, tu leur as tout donné, tout sacrifié...
HENRI.
Tout ! et je ne me plains pas... Si complet que soit mon sacrifice, il me reste la joie de dire : « C’est pour eux, » et avec cette pensée-là, vois-tu...
FRANQUEYROL
Tais-toi... c’est épouvantable... c’est épouvantable de penser que des êtres qui t’adorent aient pu te faire tant de mal... Voilà donc ce que c’est que la famille, grand Dieu ! quelque chose qui vous aime et qui vous...
HENRI.
Pierre.
FRANQUEYROL.
Oh ! la vieille légende de la Bible, Abraham immolant son fils, comme elle est féroce et comme elle est vraie... tiens te rappelles-tu, à Venise, au couvent des Arméniens, cette singulière peinture qui nous a tant frappés. Cela représentait ce qu’on est convenu d’appeler le sacrifice d’Abraham, et que j’appelle, moi, « le sacrifice d’Isaac. » Étrange tableau ! Il me semble que je le vois encore... Isaac est au milieu, debout, appuyé contre l’autel ; c’est un vigoureux garçon de seize ans, le cou nu, les pieds et les mains libres d’entraves ; il pourrait se défendre, il pourrait s’enfuir, mais non ! son sacrifice est volontaire. Il attend la mort et il sourit... À gauche, Abraham, un vieux paisible et doux, coiffé à l’archange comme le père Jourdeuil, aiguise avec le plus grand soin un large coutelas dont il va se servir tout à l’heure... Dans le fond, une vigne sauvage et un petit agneau qui la broute... Tout cela très grossier, très naïf ; mais, c’est égal ! on n’a pas envie de rire... Ce père qui va tuer est si tranquille, ce fils qui va mourir est si résigné, il y a tant de douceur dans ce sourire de victime, ces yeux d’enfant ont si bien l’air de dire : « Mon père, prends ma vie, c’est toi qui me l’as donnée... » Eh bien ! mon cher, ce tableau-là, c’est ton histoire, tu es résigné comme Isaac, sacrifié comme lui, et comme lui tu as la famille pour bourreau... Seulement, toi, Dieu n’a pas songé à t’envoyer un petit agneau qui fût immolé à ta place, et le coutelas d’Abraham
Avec un geste terrible.
a fait son œuvre jusqu’au bout.
NAMOUN, se dressant avec colère, les poings serrés.
Macach bono, Abraham !... Ou-Allah ! macach bono.
Il bondit du divan et sort par le fond d’un air furieux.
FRANQUEYROL, se tournant.
Hein ?... qui est donc là ?...
HENRI.
Rien. C’est Namoun qui se réveille et qui retourne au travail... voilà l’heure...
La cloche des ateliers sonne. La cour du fond se remplit d’ouvriers. Henri, se levant avec effort.
Allons !
Il va vers la table.
FRANQUEYROL.
Où vas-tu ?
HENRI.
Travailler, comme les autres. Je suis un ouvrier, moi aussi. Mon temps ne m’appartient pas. Adieu, Pierre, ton apologue est cruel, mais je te le pardonne, tu n’as pas de mère, toi. Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre.
FRANQUEYROL, allant à lui et lui prenant les mains avec effusion.
Si ! je comprends bien, va !... je comprends qu’en dépit de tout la famille est grande et sacrée puisqu’elle inspire des dévouements pareils ; et, qui sait ? c’est peut-être le chagrin de n’en pas avoir qui me fait parler d’elle avec tant d’amertume. Seulement, écoute ! j’ai bien le droit d’être un peu injuste, tu as agi si mal avec moi... Comment ! tu sais que je suis riche, que je n’ai que toi pour ami...
HENRI, lui fermant la bouche.
Assez, Pierre, c’est pour ne pas entendre ce que tu vas me dire, que je t’ai fait promettre de partir, et tu partiras... tu me l’as promis.
FRANQUEYROL.
Oh ! Henri, de l’orgueil... entre nous...
HENRI.
Oui, de l’orgueil !... j’en ai beaucoup pour eux...
Avec fierté.
Merci ! le pain de la maison... tant que je serai vivant, c’est moi seul que cela regarde.
FRANQUEYROL.
Je ne suis donc pas de la famille, moi aussi ? Je ne suis donc pas ton frère ?
HENRI.
Mon frère, oui, mais pas leur fils.
FRANQUEYROL.
Hé ! cap de Dieu ! Si je ne suis pas leur fils, ce n’est pas l’envie qui m’en manque et je ne demande qu’à le devenir...
HENRI.
Comment ?...
FRANQUEYROL.
Té ! pardié... en épousant ta sœur...
HENRI, stupéfait.
Louise ?
FRANQUEYROL.
Une fois mariés, nous prenons les parents avec nous, et le pain de la maison ne te regarde plus, quand le diable y serait...
HENRI.
Qu’est-ce que tu me racontes là, mon Dieu !
FRANQUEYROL.
Rien que de très simple. J’aime ta sœur, voilà mon secret, à moi, le gros secret dont je te parlais tout à l’heure.
HENRI.
Comment ! toi, Pierre-qui-roule...
FRANQUEYROL.
Mon cher, je n’y comprends rien...
Battant une crème imaginaire.
Je crois que la petite fée m’a ensorcelé... Ce qu’il y a de certain, c’est que Pierre-qui-roule n’a plus qu’une idée en tête maintenant ; c’est d’amasser un peu de mousse... dans les bois de Ville-d’Avray.
HENRI, souriant.
Et la petite fée, qu’est-ce qu’elle en dit ? Est-ce qu’elle t’aime, elle ?
FRANQUEYROL, stupéfait.
Elle ? Ah ! diable !... Ma foi mon cher, je l’aimais tant que je n’ai jamais songé...
HENRI.
C’est pourtant très essentiel à savoir...
FRANQUEYROL.
Le fait est qu’un vieux boucanier comme moi n’a rien de bien séduisant pour cette petite Parisienne... mais si tu voulais, tu n’aurais qu’un mot à lui dire.
HENRI.
Je m’en garderais bien. Qui sait ? Elle a peut-être son secret, elle aussi. Le mot que je dirais dérangerait peut-être quelque joli rêve dont on croirait devoir me faire le sacrifice !... et, tu comprends, je veux bien être Isaac, mais je ne veux pas qu’il y ait de petit agneau immolé à ma place.
FRANQUEYROL.
Alors, tu ne te charges pas de ma demande ?
HENRI.
Si, mais je te préviens que je lui parlerai de toi aussi froidement que d’un M. Paul quelconque, et qu’à la moindre hésitation...
FRANQUEYROL.
Parle-lui donc tout de suite ; car la voilà qui vient de ce côté.
HENRI, regardant dans le fond et voyant venir les dames.
Comment ! Elles sont ici... C’était donc vrai !... et moi qui croyais que Namoun...
À Franqueyrol.
Vite, vite, sauve-toi.
FRANQUEYROL, se jetant derrière les papiers peints.
Attends ! j’ai mon affaire.
HENRI.
Prends garde ! tu t’exposes peut-être à entendre...
FRANQUEYROL, passant sa tête, un doigt sur les lèvres.
Chut !
Scène V
FRANQUEYROL, HENRI, NAMOUN, LOUISE, MADAME JOURDEUIL
LOUISE.
Eh bien ! tu es gentil, toi ! voilà comme tu es pressé de nous voir.
HENRI, les embrassant.
Mais je ne vous savais pas ici. C’est un malentendu... Bonjour, Lison... Namoun s’est mal expliqué... Bonjour, maman.
MADAME JOURDEUIL.
Bonjour, vilain garçon.
HENRI.
Et mon père !... Est-ce qu’il n’est pas avec vous ?
LOUISE.
Si... si... il est là ! Namoun vient de l’emmener voir je ne sais quoi dans la fabrique. Nous, nous en avions assez de M. Margarot et de ses machines. Ouf !...
MADAME JOURDEUIL, à son fils.
Comment vas-tu ? En voilà du nouveau depuis que nous ne nous sommes vus ?
HENRI.
Oui, et j’en ai encore à vous apprendre.
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! mon Dieu ! quoi donc...
HENRI.
Seulement, cette fois, il ne s’agit pas de moi... il s’agit de... de...
Allant chercher Louise qui rôde près des papiers peints.
Mais viens donc... viens donc... toi... Il s’agit... d’un mariage pour Louise.
LOUISE.
Pour moi ?...
MADAME JOURDEUIL.
C’est sérieux ?
LOUISE, riant.
Ah ! mon Dieu ! quel est le malheureux ?... C’est au moins le père Borniche de Ville-d’Avray, ou bien M. Pipette... Non ! pas M. Pipette, puisqu’il est en fuite.
HENRI.
Bah ! Pipette est en fuite ?...
MADAME JOURDEUIL.
Pas précisément ; c’est-à-dire qu’il a disparu depuis huit jours.
HENRI.
Eh bien, non, Louise, ce n’est pas M. Pipette, ni le père Borniche... C’est... regarde-moi donc... C’est Franqueyrol.
LOUISE.
Franqueyrol... Oh ! quel bonheur !...
MADAME JOURDEUIL.
Eh bien, Louisette...
Louise, un peu confuse, cache son joli visage dans ses mains.
HENRI, riant.
Merci !... il fait bon avoir affaire à toi. Au moins on sait tout de suite à quoi s’en tenir.
LOUISE, écartant ses mains.
Eh bien, oui... quel bonheur ! Et je ne m’en dédis pas... Quel bonheur que l’homme qui a sauvé mon frère, que ce vaillant, ce héros, ait pris garde à une petite fille comme moi... Voici ma réponse, Henri : J’aime Pierre Franqueyrol de toute mon âme, et si vous le permettez, je me charge de lui rendre en dévouement et en tendresse tout ce que la maison lui doit.
MADAME JOURDEUIL.
Mais, mon enfant, il est trop riche.
LOUISE, émue.
Trop riche ?
HENRI.
Non ! non ! ma mère !... il n’est pas question de richesse ici... Sans quoi, dis-moi quelle fortune serait capable de payer cette âme divine, et ces jolis yeux rieurs où ton vilain mot d’argent vient de faire monter les larmes. Non il ne s’agit pas de richesse ici ; seulement... Et voilà pourquoi j’insiste... Je ne voudrais pas que Louise se crût engagée envers Franqueyrol parce qu’il est mon ami...
À Louise.
Car enfin, voyons... il n’y a pas même un mois que tu le connais...
LOUISE.
Pas même un mois ! Voilà six ans que je m’endors tous les soirs en pensant à lui...
HENRI.
Vraiment !...
Il regarde du côté des papiers.
Alors, avant de l’avoir vu, tu n’avais pas déjà quelque joli petit nom tapi dans un pli de ton cœur ?
LOUISE.
Il y a écrit « Franqueyrol » partout, dans mon cœur.
HENRI, se levant.
Parbleu ! je suis curieux de voir quelle mine il peut faire en entendant ces choses-là.
Il va vers les papiers.
MADAME JOURDEUIL.
Comment ?
LOUISE, se cachant dans les bras de sa mère.
Oh ! maman, il était là...
HENRI.
Eh oui ! il était là... Est-ce qu’ils ne sont pas toujours là en pareil cas ?
À Franqueyrol, en soulevant les papiers.
Eh bien ! sortiras-tu, voyons ?
FRANQUEYROL, sort de sa cachette, pâle, ému, se soutenant à peine.
Ah ! mon ami...
HENRI, le soutenant.
Ah çà ! est-ce que tu vas te trouver mal !... Les rôles sont donc renversés, ici...
Le conduisant vers Louise.
Tiens, regarde-la, elle n’est pas aussi troublée, elle...
LOUISE, montrant un œil.
Oh ! méchant frère, quelle trahison.
HENRI.
C’est bon ! c’est bon ! On vous connaît, vous, maintenant.
FRANQUEYROL, ému, mais souriant.
Mademoiselle Louise, la maison ne me doit plus rien. Je suis trop payé par ce que je viens d’entendre...
Il lui prend la main et la baise. À madame Jourdeuil.
J’étais un peu votre enfant ; laissez-moi l’être tout à fait.
MADAME JOURDEUIL.
Dam ! il faut d’abord savoir ce que le père en pense...
LOUISE.
Ah ! le voici...
MADAME JOURDEUIL.
Alors, nous allons lui demander... Dis donc, mon homme...
Scène VI
FRANQUEYROL, HENRI, NAMOUN, LOUISE, MADAME JOURDEUIL, LE PÈRE JOURDEUIL, pâle, défait
LE PÈRE JOURDEUIL, écartant sa femme.
Tout à l’heure... Où est Henri ?
MADAME JOURDEUIL.
Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
LE PÈRE JOURDEUIL, allant vers son fils.
Henri, mon enfant, mon fils bien-aimé. Je suis... je suis un misérable... Pardonne-moi...
HENRI.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tu as donc ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Non ! non ! n’essaye pas de me mentir... je viens de là-haut... du grenier.
FRANQUEYROL.
Aïe ! aïe !...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Je sais tout. Namoun m’a tout dit.
MADAME JOURDEUIL.
Namoun !...
HENRI.
Ah ! le gredin !
LE PÈRE JOURDEUIL.
Et moi qui t’accusais ! moi qui disais : « C’est un renégat !... » Hein ! Crois-tu ? je t’appelais renégat...
Rire convulsif.
Ah ! ah ! comme j’ai dû le faire rire, ce Margarot...
MADAME JOURDEUIL.
Mais enfin...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Ah ! ganache, idiot, vieille vanité chevelue ! On t’en donnera, du Jourdeuil-le-Vieux ! Jourdeuil-le-Vieux, ça !... allons donc !... C’est le vieux Jourdeuil, qu’il faut dire, le vieux papa Jourdeuil, un égoïste, un maniaque, un... Agenouille-toi donc, vieille bête, agenouille-toi devant ton fils !...
HENRI, s’élançant.
Non ! par exemple...
MADAME JOURDEUIL.
Mais qu’est-ce qu’il y a ?... Au nom du ciel ! qu’est-ce qu’il y a ?...
HENRI, entraînant son père à gauche.
Eh ! il n’y a rien du tout... Tout bonnement une invention de ce petit gueux de Namoun.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Mais non ! mais n...
Henri lui ferme la bouche et le fait asseoir de force sur le divan, se mettant entre lui et sa mère.
MADAME JOURDEUIL, à sa fille.
Quand je vous le disais, que ce méchant Africain nous jouerait quelque mauvais tour.
Revenant vers son mari.
Mais enfin, qu’est-ce qu’il a donc pu inventer ?
HENRI, à son père.
Tais-toi.
À sa mère.
Une minute, rien qu’une minute, je t’en prie.
FRANQUEYROL, entraînant la mère.
Oui, oui... Laissez-les. Tout va s’expliquer...
HENRI, à son père.
Tu m’aimes, n’est-ce pas ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Si je t’aime !...
HENRI.
Alors, plus un mot de tout ceci devant ma mère. Tu entends ! Il faut qu’elle ne sache rien... jamais !...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Je comprends... Tu as peur qu’elle ne m’estime plus ?
HENRI.
Non ! j’aurais peur de la tuer...
MADAME JOURDEUIL.
Eh bien ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Eh bien ! ma pauvre femme, ce n’est rien du tout. Ton mari est toujours le même ; il s’exalte ! il s’exalte ! et puis...
FRANQUEYROL, s’approchant, poussé par Louise.
Monsieur Jourdeuil...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Tiens ! c’est toi... Par où sors-tu donc ?
MADAME JOURDEUIL.
Ah ! oui... tu ne sais pas... C’est toute une histoire.
FRANQUEYROL.
Monsieur Jourdeuil, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille, pour un honnête homme de vos amis qu’on appelle Franqueyrol ?
LE PÈRE JOURDEUIL, à sa femme.
Comment ?
MADAME JOURDEUIL.
Dam ! Oui... Il paraît qu’ils s’adorent.
LE PÈRE JOURDEUIL, tendant la main à Franqueyrol.
Ah ! brigand, voilà donc pourquoi tu venais si souvent t’extasier devant mes croûtes. J’aurais bien dû me douter que ce n’était pas pour elles que tu venais. Moi, d’abord, en fait de chefs-d’œuvre,
Montrant son fils et sa fille.
je n’ai jamais commis que ces deux-là...
MADAME JOURDEUIL, indignée.
Oh ! mon ami... Eh bien ! et ta médaille ?...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Ma médaille !
À part.
Pauvre femme, va !...
HENRI.
Alors, pour quand les violons ?
LE PÈRE JOURDEUIL.
Quand on voudra. Seulement, avant tout, il faut que tu sortes de cette horrible fabrique.
FRANQUEYROL.
C’est bien entendu !
MADAME JOURDEUIL.
Comment ! vous voulez lui faire quitter sa place maintenant... Moi qui étais si heureuse...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Certes ! il la quittera.
MADAME JOURDEUIL.
Mais je croyais qu’il fallait payer un dédit... Un dédit de vingt mille francs !
LE PÈRE JOURDEUIL.
Vingt mille francs !
HENRI.
C’est vrai.
FRANQUEYROL.
Parbleu ! la belle affaire !... Le ménage Franqueyrol sera bien assez riche pour...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Non ! non ! C’est moi seul que ceci regarde... Demain à midi, le dédit sera payé.
MADAME JOURDEUIL.
Tu as donc fait un héritage !...
LE PÈRE JOURDEUIL.
Du tout... C’est... j’avais oublié de vous le dire... C’est Pipette qui est en train de faire fortune avec son système et qui commence à restituer.
TOUS.
Pipette !...
LE PÈRE JOURDEUIL, les regardant en riant.
C’est bœuf, n’est-ce pas ?
HENRI, bas, à son père.
Tu veux vendre tes faïences... je n’entends pas cela.
LE PÈRE JOURDEUIL.
Ah ! mon ami, laisse-moi faire ce petit sacrifice... Il est temps que je sois père, à la fin !...
LOUISE, s’avançant avec Namoun qu’elle est allée chercher dans le fond.
N’aie donc pas peur, nigaud... Ils ne te mangeront pas.
HENRI.
Ah ! te voilà, mauvais drôle.
MADAME JOURDEUIL.
Qu’est-ce que tu as donc pu dire !...
NAMOUN, venant droit à Henri et lui apportant la canne du père Jourdeuil.
Namoun pas tinir sa langue, toi fisir mangiar bâton.
HENRI, souriant.
Non ! pas aujourd’hui, je suis trop heureux.
Il passe à droite et va s’agenouiller devant sa mère.
LE PÈRE JOURDEUIL, à gauche.
Mes pauvres faïences ! Enfin, j’irai les voir à Cluny, le dimanche...
Il traverse la scène pour rejoindre l’autre groupe. À Namoun qui l’arrête au passage, lui prend la main et la porte à ses limes.
Qu’est-ce que tu fais donc là, Bédouin ?
NAMOUN.
Toi bono, Abraham ! toi bono !...