Le Rival favorable (Louis DE BOISSY)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 30 janvier 1739.

 

Personnages

 

CLARICE, Veuve

DAMON, Amant de Clarice

LÉANDRE, Ami et Rival de Damon

ÉLIANTE, Parente de Clarice

LA FLEUR, Valet de chambre de Dame

ARLEQUIN, laquais de Léandre

MARTON, Suivante de Clarice

 

La Scène est à Paris chez Clarice

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA FLEUR, MARTON

 

LA FLEUR.

Je viens t’interroger sur le Sort de mon Maître

Clarice l’aimes-t-elle aujourd’hui ?

MARTON.

Mais, peut-être

Je ne puis, sur ce point, te parler nettement.

LA FLEUR.

Dans une âme coquette on lit malaisément.

MARTON.

Non, celle de Clarice est plutôt indécise,

C’est l’inégalité qui la caractérise.

Son cœur, depuis qu’il est combattu par l’amour

Semble en bizarrerie augmenter chaque jour

Il veut vaincre sa flamme, et cet effort extrême

Le rend à tout moment différent de lui-même.

Le matin, l’humeur gaie : à midi l’esprit noir ;

Prude l’après-dînée, et coquette le soir.

Hier, le Sentiment était seul sa manie

Et l’Esprit, aujourd’hui, fera sa fantaisie :

Elle était disposée au mieux en se levant,

Et l’amour l’emportait ; j’en ai même un garant

Pour ton Maître sur moi.

LA FLEUR.

Serait-ce un billet tendre ?

MARTON.

Tu l’as dit.

LA FLEUR.

Donnes donc ; c’est trop me faire attendre.

MARTON.

Il est l’ouvrage heureux d’un de ses bons moments,

Cet instant, par malheur, pas duré longtemps.

Je l’ai perdu sans doute... il n’est pas dans ma proche.

N’en dis rien à Damon, je craindrais un reproche.

LA FLEUR.

Oui, mais s’il est perdu, Clarice le saura ;

Et tel peut le trouver qui la compromettra.

MARTON.

Il est vrai, je crains. Mais un point me rassure ;

La Lettre heureusement n’a point de signature.

C’est un billet d’ailleurs qui n’est plus de saison,

Le remettre à présent ce serait trahison :

Ce qu’il contient n’est plus ce que pense Madame,

Et d’autres sentiments ont passé dans son âme.

LA FLEUR.

Voudrait-elle changer ?

MARTON.

Elle y tâche du moins.

Et, pour y réussir, semble approuver les soins.

LA FLEUR.

De qui donc ? Répons-moi.

MARTON.

Mais, si se ne m’abuse,

C’est d’un jeune Robin, dont le babil l’amuse ;

Je le vois assidu.

LA FLEUR.

N’est-ce pas Léandre ?

MARTON.

Oui.

LA FLEUR.

Pour supplanter mon Maître, il est trop son ami.

MARTON.

Oh, le titre d’ami, dans le siècle où nous sommes ;

Est un frein impuissant pour arrêter les hommes :

La trahison plutôt est un ragoût pour eux ;

Ils ne rougissent plus que d’être scrupuleux.

LA FLEUR.

Mais Léandre est frivole, et n’a qu’un faux mérite.

MARTON.

C’est par cette raison qu’il doit plaire plus vite.

Un mérite solide est trop embarrassant :

Pour nous, le plus léger est le plus agaçant.

LA FLEUR.

Je croyais se contraire, et ce discours m’alarme ;

Je tremble, avec raison, qu’un balourd ne te charme.

MARTON.

Une femme, il est vrai, craint un homme d’esprit.

Un sot est préférable, elle s’en divertit.

LA FLEUR.

Ciel ! Que me dis tu-là ? Mon amour est à plaindre, 

Et je vois qu’Arlequin est un rival à craindre.

MARTON.

Ton effroi, pour le coup, nait de ta vanité ;

Mais il est mal fondé. Sois moins épouvanté.

Si mon cœur doit se rendre aux soupirs d’une bête,

Tu pourras, sans miracle, en faire la conquête.

LA FLEUR.

Je n’ose m’en flatter.

MARTON.

Ne désespère pas.

LA FLEUR.

Plaisanterie à part, je prévois du fracas.

Jaime, je suis jaloux, et de plus militaire,

Je mérite, par là, que l’on me considère.

Arlequin doit, surtout, redouter mon transport.

Qu’il prenne garde à lui, s’il te plaît, il est mort.

MARTON.

Tu fais le fanfaron, parce qu’il est pagnote.

LA FLEUR.

Non. Je suis né vaillant, et c’est-là ma marotte.

Aux plus déterminés j’ai prêté le collet.

On sait qu’avec honneur j’ai porté le mousquet,

Et j’ai servi huit ans, la chose est avérée.

MARTON.

Diantre !

LA FLEUR.

Trois dans l’Épée, et cinq dans la Livrée.

MARTON.

D’un pareil Gentilhomme, on doit faire grand cas.

Adieu. Parles à ton Maître ; il porte ici ses pas.

 

 

Scène II

 

DAMON, LA FLEUR

 

DAMON.

As-tu questionné Marton sur sa Maîtresse ?

Ses inégalités alarment ma tendresse.

LA FLEUR.

Il est vrai qu’à changer son esprit est sujet :

Son amour baille ou croît suivant le temps qu’il fait.

Cette ardeur, qui plus est, n’est pas fort délicate :

Elle écoute Léandre, et son encens la flatte.

DAMON.

Dis-moi, la Fleur, crois-tu qu’il lui plaise en effet ?

LA FLEUR.

Il a de l’enjouement, du jargon, du caquet.

Il est avantageux ; je crains pour votre flamme ;

Avec ces armes-là l’on subjugue une femme.

DAMON.

Une folle, d’accord ; mais Clarice...

LA FLEUR.

Elle l’est.

DAMON.

Maraud ?

LA FLEUR.

Monsieur, voilà Léandre qui paraît.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, DAMON

 

LÉANDRE.

Bonjour, Damon, bonjour. Ton état m’intéresse,

Comment va la santé ? Comment va la tendresse ?

Que dit enfin ton cœur ?

DAMON.

Que dit plutôt le tien ?

Comment se porte-t-il ? réponds.

LÉANDRE.

Mais, assez bien.

DAMON.

Puis-je savoir de toi quelle beauté l’enflamme ?

Hem ! N’est-ce pas l’objet qui règne sur mon âme ?

LÉANDRE.

À peu près.

DAMON.

C’est Clarice ?

LÉANDRE.

Elle a su m’engager :

Je viens pour te le dire, et pour nous arranger.

DAMON.

Eh ! Quel arrangement ? J’ai peine à le comprendre.

LÉANDRE.

Si tu veux t’y prêter, il est facile à prendre.

DAMON.

De nous couper la gorge ?

LÉANDRE.

Ah ! fi donc ; un combat

Répugne aux mœurs du temps autant qu’à mon état.

On ne se coupe plus la gorge pour des femmes ;

Rien n’est plus indécent : pour accorder nos flammes,

Qu’un plus sage moyen soit par nous employé,

Et qu’il serve l’amour sans rompre l’amitié

Soyons rivaux unis, nous devons, par prudence,

Faire agir l’artifice, et non la violence.

Conduisons-nous ici comme on fait au Palais,

Et menons notre amour comme on mène un Procès.

Sollicitons sans bruit, notre Juge est Clarice,

Appliquons tout notre art à la rendre propice ;

Attachons-nous autour ; le succès en dépend,

C’est par lui qu’un Procès devient bon ou méchant

Et puisqu’enfin l’Amant au Plaideur est conforme,

Pour emporter le fonds, faisons valoir la forme.

DAMON.

Comment ? C’est s’exprimer en homme du métier.

Pour répondre en deux mots à ce beau Plaidoyer,

Puisque tu veux ici traverser ma tendresse,

Tu peux donner l’essor à toute ton adresse,

Employer dans tes feux, la ruse et le détour.

Pour moi, je ne connais qu’un art seul en amour ;

C’est de faire éclater une flamme sincère,

Et de n’avoir recours qu’à sa force pour plaire :

Je compte uniquement sur elle, et nous verrons,

Si la forme, Léandre, emportera le fonds.

LÉANDRE.

Couche-là : des ce jour nous en ferons l’épreuve.

Tu crois qu’un feu loyal doit enflammer ta Veuve ?

DAMON.

J’ai lieu de le penser.

LÉANDRE.

C’est ce qui te déçoit.

Son cœur sera, mon cher, le prix du plus adroit :

Ce cœur t’échappera, je le prendrai par ruse,

Et je t’en avertis, tu n’auras point d’excuse.

DAMON.

L’événement pourra tromper ta vanité.

LÉANDRE.

Mon triomphe est certain ; tu seras supplanté.

J’en suis même si sûr, puisqu’il faut te le dire ;

Qu’en Rival généreux, je promets de t’instruire

Des progrès que fera mon amour sur son cœur : 

Pour t’épargner les soins d’une inutile ardeur.

DAMON.

Pour user avec toi de la même franchise

Je te conseille...

LÉANDRE.

Eh bien !

DAMON.

De quitter l’entreprise.

Crains de tenter toi même un effort superflu.

LÉANDRE.

Pourquoi le serait-il ?

DAMON.

Mon cœur t’a prévenu.

J’ai fait parler mes feux, et les premiers hommages,

Sur l’esprit d’une Belle ont de grands avantages.

LÉANDRE.

J’ai des charmes plus forts près de cette Beauté.

DAMON.

Eh, quels charmes !

LÉANDRE.

L’attrait de l’infidélité.

DAMON.

Mais comptes-tu pour rien d’être premier en date,

Et de plus, écouté ?

LÉANDRE.

Vain espoir qui te flatte.

Damon, j’ai près du Sexe un don supérieur,

En amusant l’esprit, je triomphe du cœur.

Avant qu’a se regards notre ardeur se déclare,

Par des soins détournés, il faut qu’on l’y prépare.

Il faut... Mais j’en dis trop, et mon cœur indiscret

Te découvre sa marche, et t’apprend mon secret.

DAMON.

Ne crains pas qu’à profit je mette ton système,

Je suis, pour en changer, trop avancé moi-même.

Clarice...

LÉANDRE.

Tu te crois plus avancé que moi,

Mais je prétends au but arriver avant toi.

Depuis six mois entiers tu languis dans ses chaînes ;

Moi, je ne la connais que depuis trois semaines,

Et je gage avec toi, morbleu, que mon amour

Supplantera le tien avant la fin du jour.

DAMON.

Bon !

LÉANDRE.

Veux-tu parier une fête galante

Que l’heureux donnera ce soir à notre Amante,

Aux dépens du perdant ?

DAMON.

Va.

LÉANDRE, tirant sa montre.

Tiens, il est bientôt

Cinq heures et demie : aux trois il est de plein faut,

Je déclare ma flamme ; et la tierce dispute

Une seconde ou deux ; j’insiste une minute :

À six heures, pour moi, sa rigueur s’adoucit,

Je te déboute à sept, et je l’épouse à huit.

DAMON.

En trois heures de temps ! La victoire est rapide.

LÉANDRE.

Oh, l’amour va grand train, quand l’esprit est son guide.

DAMON.

Les moments te sont chers. Je te laisse. À tantôt.

Tu n’as pas, pour gagner, plus de temps qu’il ne faut,

LÉANDRE.

Adieu. Tu peux payer les violons d’avance.

DAMON.

Va, crains qu’à tes dépens moi-même je ne danse.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, seul

 

J’ai besoin contre lui de mon art le plus fin.

Je sais qu’il est aimé ;

Il tire une Lettre.

j’en ai la preuve en main.

Ce Billet est pour lui, quoiqu’il n’ait point d’adresse.

Marton devait le rendre au nom de sa Maîtresse,

Mais je l’ai vu tomber de sa poche, en entrant,

Et je l’ai ramassé comme un heureux présent.

Ma flamme ingénieuse en saura faire usage.

Faisons premièrement agréer mon hommage :

J’ai disposé Clarice, et l’on doit tout oser,

Quand on a l’art de plaire, et le don d’amuser.

Je la vois qui s’avance, et l’instant est propice.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, CLARICE, MARTON

 

MARTON, à Clarice.

Vous évitez Damon ! D’où vous vient ce caprice ?

CLARICE.

L’amour à trop de soins tient nos esprits livrés.

Je ne veux plus chez moi voir d’Amants déclarés ;

Le nom seul me révolte ; et c’est assez t’en dire.

Ah ! Monsieur, vous voilà ?

LÉANDRE.

Pardon, je me retire,

Madame.

CLARICE.

Et pourquoi donc, Monsieur, vous retirer ?

LÉANDRE.

Je crains votre courroux.

CLARICE.

Vous pouvez demeurer.

N’êtes-vous pas venu pout me rendre visite ?

LÉANDRE.

Oui ; mais votre maison vient de m’être interdite.

CLARICE.

L’ordre n’est pas pour vous.

LÉANDRE.

Madame, excusez-moi,

Je craindrais, en ces lieux, d’enfreindre votre loi.

CLARICE.

Ce sont les Amants seuls que j’ai juré d’exclure.

LÉANDRE.

Je ne puis donc rester sans vous rendre parjure.

CLARICE.

Vous êtes du nombre ?

LÉANDRE.

Oui ; mon cœur vous tromperait,

Si devant vous, Madame, il le désavouait ;

Ce cœur brûle pour vous de l’amour le plus tendre,

Et je venais ce soir exprès pour vous l’apprendre.

CLARICE.

Vous badinez, Monsieur.

LÉANDRE.

Non, Madame, en honneur

L’amour que je ressens est du vrai, du meilleur.

CLARICE.

Vous sentez de l’amour ? Et pour moi ?

LÉANDRE.

Pour vous-même,

Et l’on n’aime jamais autant que je vous aime.

CLARICE.

Je ne m’attendais pas à pareil compliment ;

Mais pour en être crû, vous parlez trop gaiement.

LÉANDRE.

Mon air est enjoué ; mais dans le fond de l’âme

Rien n’est plus sérieux que l’ardeur qui m’enflamme.

CLARICE.

Permettez, qu’en ce cas, je vous donne un conseil :

Ne me tenez jamais un langage pareil,

Ou, quoique vous soyez infiniment aimable,

Vous aurez, s’il vous plaît, Monsieur, pour agréable,

De ne plus présenter votre aspect en ces lieux.

Je le dis en riant, mais l’ordre est sérieux.

LÉANDRE.

Quoi ! Vous êtes charmante, et votre cœur bizarre

Ne veut pas qu’on vous aime, et qu’on vous le déclare ?

Je n’y puis consentir.

CLARICE.

Monsieur, il le faudra.

LÉANDRE.

Oh ! devenez moins belle, on vous obéira.

CLARICE.

Quand je proscris Damon, croyez-vous trouver grâce ?

Damon que je distingue, et que pourtant je chasse.

Vous-même, oubliez-vous que vous êtes Amis ?

LÉANDRE.

On peut être Rivaux sans cesser d’être unis.

CLARICE.

C’est trahir l’amitié.

LÉANDRE.

Bon ! C’est un vieux scrupule

Dont on a secoué le joug trop ridicule.

Dans le monde aujourd’hui l’on vit plus noblement ;

Tout dépend de l’accord et de l’arrangement.

Dans ce siècle où l’on joint l’aisance à la finesse,

Comme on traite le jeu, on traite une Maîtresse.

Contre un Ami l’on joue impitoyablement,

Et l’on met son adresse à gagner son argent ;

Là partie achevée, on va souper ensemble.

Ainsi près d’une Belle, où l’amour nous rassemble,

L’amitié ne rompt point par la rivalité.

Par nos soins, par notre art, son cœur est disputé ;

Et quand le plus heureux emporte enfin la place,

Le vaincu se retire, et le vainqueur l’embrasse.

CLARICE.

J’admire cet accord par sa commodité :

Mais j’y vois feulement une difficulté.

Damon...

LÉANDRE.

Damon le sait, le goûte, et le désire.

CLARICE.

Oui ; mais à ce traité mon cœur ne peut souscrire.

LÉANDRE.

Pourquoi lui refuser votre approbation ?

Nous vous servirons mieux par émulation.

Nos feux agiront seuls, sans bruit et sans dispute.

Notre plan est si beau, souffrez qu’il s’exécute :

L’amour et le respect, tous deux nous l’ont dicté,

Et vous devez, du moins, l’approuver par bonté.

CLARICE.

Non ; je ne suis point bonne.

LÉANDRE.

Oh ! ma vive tendresse

Doit obtenir de vous...

CLARICE.

Un tel discours me blesse.

Quittez, encore un coup, cet importun jargon,

Ou vous m’obligerez de prendre un autre ton.

LÉANDRE.

Mais, Madame, un moment, mettez-vous à ma place ;

Je soupire, je meurs.

CLARICE.

Moi, Monsieur, je me lasse ;

Et pour trancher, d’un mot, les propos superflus,

Ou changez de langage, ou ne me voyez plus.

LÉANDRE.

Eh bien ! sur mes désirs, vous serez souveraine.

Ce ne sont que les mots qui vous font de la peine ;

Par eux-mêmes, Madame, ils sont indifférents,

L’esprit, comme il lui plaît, peut leur donner un sens.

Puisque du mot d’amour votre oreille est blessée,

D’autres termes pourront exprimer ma pensée ;

Et lorsqu’à l’avenir je vous dirai bonjour,

Ce bonjour voudra dire, approuvez mon amour :

Lorsque j’ajouterai, bonjour, bonjour, Madame,

Ce terme répété vous fera de ma flamme

Sentir toute la force et l’excès violent :

Quand je vous donnerai le bonsoir en sortant ;

De bonsoir vous dira : Cruelle, je vous aime,

Et je veux vous servir, en dépit de vous même.

Dussiez-vous me priver du plus léger espoir,

Pour commencer, je vais vous donner le bonsoir.

Il sort en lui faisant une profonde révérence.

 

 

Scène VI

 

CLARICE, MARTON

 

CLARICE.

Je ris du commentaire, et mon cœur lui fait grâce.

La nouveauté du trait fait passer son audace.

Mais ce petit Robin est singulier, vraiment,

Son esprit donne à tout un vernis si plaisant,

Qu’on ne peut se fâcher ; j’en goûte la tournure.

MARTON.

Son esprit justement ressemble à sa figure,

Il est mince, léger, Madame ; et tout pesé,

Cet esprit qui surprend, est un babil aisé.

CLARICE.

Mais c’est l’esprit du jour, c’est celui du grand monde.

Et qu’on doit préférer à l’étude profonde.

Sa conversation d’autant plus me séduit,

Qu’il parle, selon moi, comme Damon écrit,

Et tu sais que Damon écrit mieux que personne.

Ses Billets sont charmants par le tour qu’il leur donne,

C’est par-là qu’il m’a plu.

MARTON.

Mais, par son entretien

Il ne brille pas moins.

CLARICE.

Ne m’en dis plus de bien ;

Car je veux l’oublier.

MARTON.

Et pourquoi donc, Madame ?

CLARICE.

C’est qu’il m’occupe trop, et qu’il trouble mon âme ;

Quand il s’offre à mes yeux, mes sens sont trop émus.

MARTON.

Sont-ils moins agités, quand il ne paraît plus ?

CLARICE.

Au contraire, Marton ; j’en suis plus inquiète :

Je crains...

MARTON.

Un cœur qui craint est près de sa défaite.

CLARICE.

Non, non, jusques-ici le mien s’est défendu :

La raison et l’amour le tiennent suspendu ;

L’une m’offre Damon sous des traits redoutables ;

L’autre me le fait voir sous des couleurs aimables ;

Il paraît à mes yeux, tantôt laid, tantôt beau.

MARTON.

Madame, de l’Amour préférés le pinceau.

CLARICE.

Non ; il est trop flatteur pour être véritable.

MARTON.

Ah ! Le Peintre qui flatte est toujours préférable.

La raison nous présente un coloris trop dur ;

Le sentiment peint mieux : croyez-en l’instinct sûr.

CLARICE.

Je voudrais bien plutôt en étouffer la force.

C’est lui qui met mon âme et mes sens en divorcer.

MARTON.

Pour les mettre d’accord, il est un doux moyen ;

C’est l’Hymen qui vous l’offre ; et son tendre lien...

CLARICE.

J’aime mieux rester veuve : Et l’Hymen est un traître,

Qui m’ôtant un Amant, me donnerait un Maître.

MARTON.

Il faut pourtant choisir d’une ou d’autre façon,

Opter du Sentiment, ou bien de la Raison.

CLARICE.

Je ne prendrai conseil ni de l’un ni de l’autre.

MARTON.

Mais, apprenez-moi donc quel choix fera le vôtre ?

CLARICE.

Je veux prendre pour guide un meilleur conducteur,

Qui de tout esclavage affranchisse mon cœur.

Par ses réflexions, la raison nous maltraite ;

Et par ses soins cruels, l’Amour nous inquiète :

Le caprice, lui seul, est exempt de tourment,

Et je veux me livrer à son pouvoir charmant,

J’aurai, grâces à lui, la liberté pour Reine ;

Pour Loi ; la fantaisie, et le plaisir pout chaîne.

Je veux faire, au lien d’un fort attachement,

Succéder le doux nœud d’un simple amusement.

J’éloignerai Damon pour écouter Léandre ;

C’est le meilleur panique mon cœur puisse prendre.

Pour remplir mon dessein Léandre est fait exprès ;

Il ne va qu’à l’esprit, et le cœur est en paix ;

Sans inspirer l’amour, il a le don de plaire ;

Et sans attacher l’âme, il sert à la distraire,

Ce commerce flatteur, faisant diversion,

Sera sans soins, sans trouble et sans réflexion :

Voilà l’état heureux où ta Maîtresse aspire,

Le seul qui lui convient.

MARTON.

Ciel ! Qu’osez-vous me dire !

Souffrez que sur ce choix je combatte vos vœux :

Des guides, le Caprice est le plus dangereux ;

C’est ; surtout, puisqu’il faut vous l’avouer, Madame,

Le plus à redouter pour une honnête femme :

Il égare toujours, jamais il ne conduit ;

Et de ses longs écarts le mépris est le fruit.

Il brave les égards ; il seule aux pieds l’usage,

Et sur nos passions n’a jamais l’avantage.

De la raison en vain il cache le flambeau ;

Sa clarté luit, et perce à travers son bandeau :

Ses efforts sur l’Amour n’ont pas plus de puissance,

Sa main qui veut l’éteindre, accroît sa violence ;

Ou bien, s’il nous arrache à ses liens heureux,

C’est pour livrer notre âme à de volages nœuds,

Qui sont l’ouvrage seul de la folle inconstance,

Quelle forme sans goût, et rompt sans bienséance.

Si l’innocence échappe à l’éclat qui les suit,

La gloire y fait naufrage et l’honneur y périt.

Un amour tendre et pur, appuyé sur l’estime,

Qu’un Hymen assorti sait rendre légitime :

Voilà le parti seul que vous devez choisir,

Et qui peut au devoir marier le plaisir.

CLARICE.

Marton, sur ce sujet vos clartés sont petites ;

Et sachez qu’au Caprice on donne des limites :

La Sagesse, à propos, en sait régler l’essor ;

Le monde nous éclaire, et le modère encor.

Il est un doux commerce approuvé par l’usage,

Et dont ne peut rougir la femme la plus sage :

Au sein de la décence il est toujours conçu,

Et l’enjouement permis en forme le tissu ;

Sa douceur de tout soin fait perdre la mémoire,

Et sait nous amuser, sans ternir notre gloire :

Telle est la liaison où je veux me borne.

MARTON.

Imperceptiblement on le laisse entraîner ;

Le terrain est étroit.

CLARICE.

Mon âme s’y renferme.

MARTON.

Et le pas est glissant.

CLARICE.

Non, pour qui marche ferme

 

 

Scène VII

 

DAMON, CLARICE, MARTON, LA FLEUR

 

DAMON, à Clarice.

Du plaisir de vous voir je puis enfin jouir !

CLARICE.

Il faut vous en priver, Monsieur, à l’avenir.

DAMON.

Moi, Madame ! Et pourquoi ?

CLARICE.

Mon repos le désire,

Et mon bonheur le veut : ces mots doivent suffire ;

Ne me revoyez plus. Adieu.

Elle rentre.

 

 

Scène VIII

 

DAMON, MARTON, LA FLEUR

 

DAMON.

Qu’entends-je ! Ô Ciel !

Me bannir sans raison ! Quel caprice cruel !

À me traiter ainsi, quel motif l’indispose ?

Réponds-moi.

MARTON.

Je ne puis vous en dire la cause.

Puisqu’avec vous, Monsieur, elle rompe sans sujet,

Elle-même l’ignore.

LA FLEUR.

Et moi, je suis au fait :

Pour recevoir Léandre, elle vous congédie ;

C’est à lui, j’en suis sûr, qu’elle vous sacrifie :

Remarquez bien, Monsieur, qu’il la quitte à l’instant.

DAMON.

Oui ? C’est son entretien qui fait ce changement !

LA FLEUR.

Marton était présente, elle peut vous l’apprendre.

DAMON.

Parle : a-t-on bien reçu l’hommage de Léandre ?

MARTON.

Puisqu’il faut éclaircir votre esprit alarmé,

Léandre plaît, Monsieur ; mais vous êtes aimé.

DAMON.

Par-là, que veux tu dire ? Explique ce langage.

MARTON.

Que chacun a son lot. Madame se partage.

Mais, là, consolez-vous ; le vôtre est le meilleur,

Il possède l’esprit, et vous avez le cœur.

DAMON.

Mais, c’est moi que l’on chasse.

MARTON.

Apaisez votre bile.

C’est pour vous trop chérir, Monsieur, qu’on vous exile.

Votre amour sur les sens fait trop d’impression.

LA FLEUR.

Oui ; c’est ce qu’on appelle un coup de passion.

DAMON.

Dis plutôt un prétexte à son humeur légère.

Léandre qu’elle écoute...

MARTON.

Oh ! C’est pour la distraire.

LA FLEUR.

Monsieur, à son discours on peut ajouter foi ;

Elle a, pour vous tromper ? trop d’estime pour moi.

MARTON.

Contre un feu trop puissant, Son cœur fier se mutine ;

Faites, pour l’éprouver, la cour à sa voisine ;

Et jouez à ses yeux le rôle d’inconstant.

DAMON.

Non ; j’aime mieux jouer celui d’indifférent.

MARTON.

Ce moyen peut encore ramener ma Maîtresse :

Mais, déguisez donc mieux le dépit qui vous presse.

DAMON, avec agitation.

Pour le cacher, Marton, il m’en coûtera peu !

Et je sens la froideur succéder à mon feu.

Je veux exactement obéir à Clarice ;

Le plus parfait mépris doit payer- son caprice.

Elle m’oblige, au fond ; loin d’en être fâché,

Mon cœur l’en remercie, et je pars détaché ;

Oui, détaché, Marton ; libre de toute chaîne.

LA FLEUR.

Il y paraît vraiment au transport qui l’entraîne.

MARTON.

J’aurais à vous donner, Monsieur, un bon conseil.

DAMON.

Non ; je n’entends plus rien, après un trait pareil.

Écoute : de mà part, dis-lui bien, je l’en prie,

Que je pars pour ne plus la revoir de ma vie.

Il lui serre le bras.

MARTON.

Ahi ! Doucement.

DAMON.

Témoin de ma tranquillité,

Dis-lui que je la perds sans en être agité.

MARTON.

Vous êtes furieux, en vous disant tranquille.

DAMON.

Tu fais pour m’arrêter un effort inutile.

Dis-lui qu’elle voudrait me rappeler en vain :

M’offrit-elle son cœur, m’offrit-elle sa main.

Adieu.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

MARTON, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

Voilà les jeux de ton Sexe volage !

Ils font un insensé, de l’homme le plus sage.

MARTON.

Le tien prend sa revanche ; et chacun a son tour :

Mais l’Amour à Damon promet un doux retour.

LA FLEUR.

Et que dois-je espérer ?

MARTON.

Attends qu’on te connaisse.

Je ne veux ni brusquer, ni filer la tendresse.

On traitait autrefois l’amour dans la fadeur,

Et faute d’aliment il séchait de langueur :

Aujourd’hui que l’on est trop pressé de conclure,

On l’étouffe au berceau par trop de nourriture :

Et pour bien faire, il faut lui donner le loisir

De croître, d’être fort, et non pas de maigrir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLARICE, MARTON

 

CLARICE.

Ah ! Je respire enfin ; l’Amour n’est plus le maître !

Avec la liberté mon cœur se sent renaître !

En bannissant Damon, ma rigueur avec lui

Vient de bannir le trouble, et de chasser l’ennui.

Dans mon âme, la paix va faire sa demeure,

Et ce bonheur, Marton, est l’ouvrage d’une heure !

MARTON.

Un bonheur si subit, Madame, m’est suspect.

Vos sens qui sont trompés par le premier aspect,

Prennent un faux repos pour une paix réelle.

CLARICE.

Non, j’en crois-ma raison et ma gaieté plus qu’elle ;

Ma joie est un garant de ma tranquillité ;

Et ses transports flatteurs font ma sécurité.

Je compte désormais sur un repos solide ;

Je ne veux plus avoir que l’esprit seul pour guide ;

C’est lui, ce sont ses traits qui forment l’enjouement :

La tristesse est toujours fille du sentiment.

Par ce dernier, Marton, l’âme aux soins est livrée ;

C’est pourquoi de mon cœur je lui ferme l’entrée.

Plus d’affaire de cœur, trop de chagrin la suit.

Vive, pour être heureuse, un ; commence d’esprit !

Il occupe sans trouble, il attache sans gêne,

Et donne du plaisir sans causer de la peine.

Pour goûter un plaisir aussi doux que permis,

Je renonce aux amants, et me borne aux amis ;

Mais aux amis de choix, dont le gai badinage

Réglé par le bon goût, obtiendra mon suffrage.

Proscrivant de l’amour le jargon ennuyeux,

On sera délicat, sans être précieux.

Mon choix ne sera plus l’ouvrage du caprice ;

Le plus spirituel me plaira par justice :

J’éviterai par-là les écueils que tu crains,

Et fermerai la bouche aux critiques malins.

MARTON.

Votre système est beau ; mais c’est en perspective.

CLARICE.

Marton, quoiqu’il m’en coûte, il faut que je le suive.

Je sors pour aller voir Éliante un instant ;

Peut-être je verrai la Marquise en passant.

Si Léandre revient, tu lui diras d’attendre,

Et que je vais rentrer.

MARTON.

Madame, pour Léandre

Ce soin est obligeant : Je songe que Damon

Peut aussi revenir ; le congédiera-t-on ?

CLARICE.

Sans doute : mais, dis-moi, penses-tu qu’il revienne ?

MARTON.

Je n’ose l’assurer ; la chose est incertaine.

S’il était ramené par son penchant fatal,

L’excluriez-vous d’un bien permis a son Rival ?

CLARICE.

Marton, la différence entr’eux est infinie !

Si Léandre est souffert, c’est comme compagnie.

MARTON.

Mais, à la même loi Damon se soumettra.

CLARICE.

Crois-tu qu’il le veuille ?

MARTON.

Oui, Madame, il le voudra ;

Et moi-même, pour lui, je puis vous le promette :

Consentez seulement.

CLARICE.

Mais, s’il veut s’y soumettre,

À présent que l’amour est sur moi sans pouvoir,

Je pourrai, sans danger, consentir à le voir.

Je dois le rappeler même par bienséance :

Son exil, de mes feux prouvait la violence :

Son rappel fera voir que je ne le crains plus,

Et que par la raison mes liens sont rompus.

MARTON.

Madame, c’est assez.

 

 

Scène II

 

MARTON, seule

 

L’Amour, elle a beau dire,

La tient secrètement toujours sous son empire.

 

 

Scène III

 

MARTON, LA FLEUR

 

MARTON.

Ah ! La Fleur en ces lieux ; tu reviens à propos,

Et mes soins, à Damon, vont rendre le repos.

LA FLEUR.

Comment donc ?

MARTON

Grâce à moi, Madame le rappelle,

C’est à condition qu’il reviendra chez elle,

Non sur le pied d’amant, mais à titre d’ami.

LA FLEUR.

Bon ! Dispute de noms ; pour n’être plus banni,

Il n’en est point, morbleu, qu’il ne prenne avec joie ;

Il n’importe à quel titre ; il suffit qu’il la voie.

L’amour ne change point pour, être déguisé,

Il est souvent plus fort sous un nom supposé.

Celui d’amant effraye, et fait qu’on nous conteste,

On avance bien plus fous un titre modeste.

Mais quels motifs, pour lui, font naître ce retour ?

MARTON.

Ceux qui l’ont fait bannir : le caprice et l’amour.

LA FLEUR.

Mais le clinquant séduit ta Maîtresse peu sage ;

Léandre sur Damon doit avoir l’avantage.

MARTON.

Non. Quoique son esprit soit souvent ébloui,

Et par des-tourbillons emporté loin de lui,

Elle revient bientôt au vrai, goût qui la guide,

Et préfère toujours le mérite solide.

À servir plus qu’à nuire, un tel rival est bon ;

Ton Maître y gagnera par la comparaison.

LA FLEUR.

Tu me tenais tantôt un discours tout contraire.

MARTON.

Je badinais alors.

LA FLEUR.

Pour moi qui suis sincère,

Je crois que tout ceci pour lui tournera mal.

Puisqu’il ne peut briser un lien trop fatal.

Je vais de son rappel lui porter la nouvelle ;

Puisse-t-elle, du moins, rétablir sa cervelle !

Mais Arlequin, qui vient alarme mon amour,

Et mon faible cerveau se détraque à son tour.

 

 

Scène IV

 

LA FLEUR, MARTON, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Madame, pour raison, que je ne puis déduire,

Faites, dans ce moment, que la Fleur se retire.

MARTON.

À quoi bon ce mystère ?

ARLEQUIN.

Il est pour votre bien.

Je viens vous demander un secret entretien.

LA FLEUR.

Comment ?

ARLEQUIN.

Tu prends l’alarme, et tu crains mon mérite.

LA FLEUR.

Mais il tranche du fat.

MARTON.

Un tel propos excite ;

À la Fleur.

Ma curiosité. Laisses-nous pour raison.

LA FLEUR.

Non, je n’en ferai rien.

MARTON.

Cours rejoindre Damon.

Il est dans les horreurs ; va le tirer de peine.

LA FLEUR.

Oh ! J’y suis comme lui.

ARLEQUIN.

Faites, du moins, ma Reine,

Qu’il s’éloigne à deux pas.

MARTON.

Peut-on moins exiger ?

LA FLEUR.

Mes pieds ont pris racine, et ne sauraient bouger.

MARTON.

La Fleur devrait rougir du sot rôle qu’il joue.

LA FLEUR.

Un Enchanteur malin auprès de toi me cloue.

ARLEQUIN, bas à Marton.

Tournez sur ce brillant un peu votre regard. 

LA FLEUR.

Que vois-je ! un diamant ? Parle, de quelle part ?

ARLEQUIN.

Puisqu’il faut qu’Arlequin se fasse ici connaitre,

Apprends donc que je suis député par mon Maître,

Et nous offrons ce don à Marton aujourd’hui,

Pour gagner son estime, et briguer son appui.

LA FLEUR.

Damon m’a revêtu du même caractère. 

J’ai ma charge à remplir, et mes présents à faire.

Pour observer les lois du Cérémonial,

Il lui présente une Tabatière d’or.

Permettez qu’à vos yeux j’étale ce métal ;

Madame, il est formé pour vaincre la plus fière,

Et l’ouvrage en est riche autant que la matière.

Jugez par sa couleur et surtout par son poids,

Qui doit dans la balance emporter votre choix.

Il vous prouve à quel point mon Maître vous révère,

Et des Martons du temps combien l’estime est chère.

MARTON.

Ce présent d’autant plus m’étonne en ces instants,

Qu’à me l’offrir, la Fleur a tardé bien du temps.

LA FLEUR.

Je l’avais oublié.

MARTON.

Tu veux m’en faire accroire.

Tu manques de droiture, et non pas de mémoire.

Portons sur ces bijoux un œil judicieux,

Et que les compare afin d’en juger mieux.

ARLEQUIN, lui offrant sa Bague.

Contemplez ce brillant ; sa blancheur est parfaite,

Et l’œil est ébloui de tous les feux qu’il jette.

LA FLEUR.

Bon ! Ce n’est-là qu’un Stras.

ARLEQUIN.

Cette Boite à tabac,

Trompe d’abord la vue, et n’est que de tombac.

MARTON.

Non, elle est vraiment d’or ; et voici ma réponse.

ARLEQUIN.

Paix-là.

LA FLEUR.

Paix ; écoutons l’Arrêt qu’elle prononce.

MARTON.

Tout mis dans la balance, et jugé sainement.

La Bague de Léandre est un faux Diamant :

Elle est de son mérite une exacte copie,

Et son éclat trompeur le peint et l’apprécie.

Le peu que vaut ce don, fait voir en même temps

Le taux que J’on doit mettre à ses feux inconstants.

Le poids de cette Boite, et sa valeur réelle,

De l’amour de Damon sont l’image fidèle :

L’or en prouve, à la fois, toute la pureté,

La constance, le prix, et la solidité.

Et puisqu’entr’eux enfin il faut que je décide :

Mon amour pour le vrai, mon goût pour le solide,

Joints au juste mépris que j’ai pour le clinquant,

Me font prendre la Boite, et rendre le Brillant.

Je veux et dois servir le plus digne d’estime.

À ce noble dessein tout me porte et m’anime ; 

Le penchant, l’intérêt, le devoir, la raison.

Ainsi j’exclus Léandre et protège Damon.

LA FLEUR.

Notre présent l’emporte.

ARLEQUIN.

Arlequin s’en console ;

Et puisque notre don lui paraît si frivole,

Je le garderai, moi qui suis moins délicat,

Et je ne dirai mot.

LA FLEUR.

Mais tu n’es pas si fat :

Tu gagnes plus que moi, la chose est manifeste.

Je perds la Tabatière, et la Bague te reste.

ARLEQUIN.

J’ai traité pour mon maître ; agréez maintenant,

Que je traite pour moi particulièrement.

MARTON.

De quoi s’agit-il donc ?

ARLEQUIN.

De ma flamme sincère.

MARTON.

Il faut plus mûrement peser sur cette affaire.

LA FLEUR.

Entre Arlequin et moi, tu balances, Marton ?

Je suis humilié par la comparaison.

Un sot, un automate.

ARLEQUIN.

Automate toi-même.

MARTON, à la Fleur.

Je te l’ai déjà dit : ton erreur est extrême.

Comme de mon amant je veux faire un mari,

Ce n’est pas de l’esprit que je demande en lui :

Je veux de la douceur, je veux de la franchise.

Et pour trancher le mot, je veux de la bêtise ;

La bonté l’accompagne, et c’est ce qu’il me faut,

L’écrit produit l’orgueil, j’abhorre ce défaut.

LA FLEUR.

Peux-tu mettre la Fleur à de telles épreuves ?

De bêtise, il faut donc que je fasse mes preuves ?

MARTON.

Oui, sans doute, et pour faire un mariage heureux,

Je donnerai ma main au plus sot de vous deux.

Vous m’entendez ? J’ai dit. Adieu, je me retire.

La Fleur et Arlequin se font des révérences.

 

 

Scène V

 

LA FLEUR, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Je ne m’alarme point, elle l’a dit pour rire.

LA FLEUR.

Si quelqu’un doit trembler, morbleu, ce n’est que moi

ARLEQUIN.

Sais-tu qu’à la rigueur je risque autant que toi ?

Tel qui paraît balourd, a par fois plus de ruse,

Et tel qui sait le fin n’est souvent qu’une buse.

LA FLEUR.

En vain par ce discours tu prétends me flatter ;

Mon cœur te rend justice, et tu dois l’emporter.

Mais, je t’en avertis, j’aime jusqu’à la rage.

Si je ne suis heureux, on verra du tapage !

De plus d’une action je me fais démêlé,

Et devant Philisbourg, mon bras s’est signalé :

Je pensais, par l’effet d’une valeur sans borne,

Emporter, moi tout seul, presque l’ouvrage à corne.

Si Marton à mes vœux ne se rend au plutôt,

Corbleu ! Je te bombarde, et je la prends d’assaut !

ARLEQUIN.

Je sens du premier choc, que la place succombe.

LA FLEUR.

Je vais joindre mon Maître. Adieu. Gare la bombe !

ARLEQUIN.

Je vois venir le mien.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, ARLEQUIN

 

LÉANDRE.

As-tu vu la Marton ?

ARLEQUIN.

Oui, Monsieur.

LÉANDRE.

Puis-je enfin compter sur elle ?

ARLEQUIN.

Non.

Elle s’est déclarée aujourd’hui pour un autre :

Le présent de Damon l’emporte sur le vôtre,

Et pour les faux brillants Marton a du mépris.

LÉANDRE.

La Mode a le pouvoir de leur donner du prix.

Vraiment, il convient bien qu’une Fille suivante

Dédaigne mon Brillant, lorsqu’à la Présidente

J’en ai vu l’autre jour un dans le même goût.

Elle a donc refusé ma bague ?

ARLEQUIN.

Point du tout,

Elle l’a prise enfin, Monsieur, à ma prière.

LÉANDRE.

Je la vois à ton doigt, et tu n’es pas sincère.

ARLEQUIN.

Je ne puis le nier ; mais Marton m’aime fort,

Et sa main m’a forcé, malgré tout mon effort,

De l’accepter, Monsieur, pour me souvenir d’elle ;

Je n’ai pu refuser une main aussi belle.

LÉANDRE.

L’Intérêt sait donner de l’esprit au plus sot,

Je te laisse la bague en faveur du bon mot,

Marton me tient rigueur ! Tant mieux, j’aurai la gloire

De remporter sans elle une pleine victoire.

Il suffit de moi seul, et je sais plus de tours

Que toutes les Martons n’en savent en amours.

Quand j’ai donné tantôt le bonsoir à Clarice,

Elle a ri ; je l’ai vu ; j’en tire un bon indice.

Son esprit a trouvé le tour ingénieux,

Et j’en ai pour garant son souris gracieux.

Poursuivons ; pour mes feux il est d’un doux présage,

Et son cœur est à moi, s’il goûte mon langage.

ARLEQUIN.

Mais songez que Damon vous dispute son cœur.

LÉANDRE.

Mon art, malgré ses foins, s’en rendra le vainqueur,

Je dois tout espérer, puisqu’on le congédie,

Peut-être qu’en secret on me le sacrifie...

On peut le rappeler : je dois craindre toujours.

De cette intrigue-là, je veux rompre le cours ;

C’est un feu qui me nuit, il faut que je l’éteigne ;

Et je vais profiter si bien de l’interrègne,

Que je deviendrai seul, en les brouillant tous deux ;

L’Idole de Clarice, et le Roi de ses vœux.

Tenons surtout Damon éloigné de sa vue.

Mon projet est détruit, s’ils ont une entrevue.

Quelqu’un vient. C’est lui-même, et j’en suis étonné.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, DAMON, ARLEQUIN

 

DAMON, à part.

À tout, pour la revoir, je suis déterminé.

Par l’aspect d’un Rival ma joie est retardée.

LÉANDRE, à part.

Je veux lui tendre un piège, il me vient une idée.

Écoute.

Il parle bas à Arlequin.

ARLEQUIN.

C’est assez, je n’y manquerai pas.

LÉANDRE, à part.

Il sera des plus fins s’il échappe à mes lacs !

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, DAMON

 

DAMON, à part.

Affectons, à ses yeux, un air de confiance.

LÉANDRE.

Jouons la modestie, et sachons ce qu’il pense.

DAMON.

Je suis, parbleu, charmé de te trouver ici.

LÉANDRE.

Et moi de t’y revoir, j’ai de la joie aussi.

Ton exil n’est pas long, et je t’en félicite.

DAMON.

Ceux que l’amour bannit sont rappelés bien vite.

Mais parlons de toi-même. Es-tu bien avancé ?

LÉANDRE.

Je le suis beaucoup moins que je n’avais pensé.

DAMON.

Ton cœur, de ses progrès m’a promis de m’instruire.

LÉANDRE.

Qui n’a presque rien fait, n’a pas grand chose à dire.

DAMON.

Je méconnais Léandre à ce langage-là,

Lui, dont la vanité jamais ne s’ébranla,

Qui sait vaincre par art, et triompher par ruse.

LÉANDRE.

L’occasion détrompe, et le plus fin s’abuse.

DAMON.

Tu crois donc maintenant le pari hasardé ?

LÉANDRE.

À te dire le vrai, je suis intimidé.

DAMON.

Moi, je suis presque sûr de gagner la gageure,

Et pour toi mon rappel est d’un mauvais augure.

LÉANDRE, à part.

Mais, contre sa coutume, il est avantageux !

Malgré ma confiance, il alarme mes feux.

DAMON.

Tu croyais, de plein saut, remporter la victoire.

LÉANDRE.

Je conviens de mon tort, et je devais t’en croire.

DAMON.

D’avoir trop présumé, tu vas être puni.

LÉANDRE.

J’en serai consolé par le bien d’un ami.

DAMON, à part.

Ah ! Je cours, pour le coup, un danger manifeste ;

Il a fait du progrès, puisqu’il devient modeste !

Haut.

En me parlant ainsi, ne me trompes-tu point ?

LÉANDRE.

Non ; je n’ai jamais su déguiser sur ce point :

Tu connais ma franchise ; elle est même trop grande.

 

 

Scène IX

 

DAMON, LÉANDRE, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN, à Léandre.

Excusez ; mais Monsieur, un Page vous demande.

LÉANDRE.

Qui l’envoie ? Hem, réponds.

ARLEQUIN.

Attendez un instant ;

C’est ce Duc avec qui vous soupez si souvent.

LÉANDRE.

Je t’entends. Il suffit. Au fond du cœur j’enrage.

ARLEQUIN.

Monseigneur vous attend ; que dirai-je à son Page ?

LÉANDRE.

Je suis embarrassé. Va dire de ma part,

Que je verrai le Duc dans une heure au plus tard.

 

 

Scène X

 

LÉANDRE, DAMON

 

LÉANDRE.

Tu peux dans ce moment me rendre un bon office ;

Tu le dois comme ami.

DAMON.

Quel est donc ce service ?

LÉANDRE.

C’est un Billet.

DAMON.

Eh bien !

LÉANDRE.

Qu’il s’agit de tracer

Pour un Grand qui n’a pas le loisir de penser ;

Dont la protection m’est d’ailleurs nécessaire.

Hier, très instamment, il me pria de faire

Cette Lettre pour lui, dont voici le sujet.

Il veut remercier un jeune et tendre Objet

De l’accueil gracieux qu’il a fait à sa flamme,

Et rassurer son cœur à l’égard d’une Dame,

Qu’il a sacrifié à ton nouvel amour.

J’ai promis qu’il l’aurait avant la fin du jour.

J’ai voulu ce matin accomplir ma promesse,

Mais en vain : mon esprit est d’une sécheresse

Qui me met de niveau presque avec les plus sots ;

Et je n’ai pu de suite écrire quatre mots.

DAMON.

Tu babilles si bien.

LÉANDRE.

Puisqu’il faut te le dire,

J’ai le don de parler, et toi, celui d’écrire.

J’ai recours à ta plume en ce besoin pressant.

DAMON.

Tu devrais posséder l’un et l’autre talent.

LÉANDRE.

On n’a pas tout reçu des mains de la nature.

Fais-moi donc ce plaisir, Damon, je t’en conjure.

Je ne suis pas ingrat ; écris, écris pour moi ;

Et, quand tu le voudras, je plaiderai pour toi.

DAMON.

Non, j’aime mieux, gratis, te composer ta Lettre.

LÉANDRE.

Voici tout ce qu’il faut ; fais-la sans plus remettre.

DAMON, écrivant.

Conviens donc que pour toi j’ai bien de la bonté.

LÉANDRE.

J’en demeure d’accord, et c’est la vérité.

Tu m’obliges, mon cher, plus que je ne puis dire.

DAMON.

Vois si la Lettre est bien.

LÉANDRE.

Comme je la désire.

Je vais la copier.

DAMON.

J’ai, dans ce moment-ci,

Oublié le rival pour obliger l’ami.

Adieu.

LÉANDRE.

Damon ? Attends ; ne t’en vas pas si vite.

Je sens un vrai remords : il faut que je m’acquitte.

La sincère amitié ne veut pas que mon cœur

Te laisse plus longtemps ignorer son bonheur.

Je n’ai fait à tes yeux voir qu’une fausse crainte.

Tiens, lis ; ma joie est vraie, et ma peur était feinte

Il tire un autre Billet qu’il lui donne.

DAMON lit.

Non, je ne puis plus m’en défendre, il faut que je vous aime malgré moi. Si mon repos vous est cher, ne me renvoyez plus. Votre présence et vos discours me causent trop de trouble, et trop d’agitation : Mais non, revenez plutôt. Je suis trop inquiète et trop ennuyée quand ne vous vois pas. Et, tourment pour tourment, je préfère le trouble à l’inquiétude, et l’agitation à l’ennui.

Après avoir lu.

La perfide ! Quel trait ! Je me sens déchirer !

LÉANDRE.

Je conçois ton dépit ; mais j’ai du t’éclairer.

DAMON.

Ce qui m’outre le plus ; elle ne me rappelle

Que pour voir ton triomphe, et sa flamme infidèle.

Mais de mon désespoir elle ne rira pas,

Et je suis sans retour ses perfides appas.

LÉANDRE.

Je te l’avais prédit.

DAMON.

Adieu ; je te la cède,

Et pour guérir mon cœur j’emporte un sûr remède.

LÉANDRE, à Damis qui sort.

Rends-moi donc cette Lettre, et fui moins ton courroux.

 

 

Scène XI

 

LÉANDRE, seul

 

Mais il peut la garder sans que j’en sois jaloux. 

Je goûte un bien nouveau ; ce Billet de Clarice

Devrait faire sa joie ; il sert à ton supplice.

J’ai su mettre à profit les faveurs du hasard ;

L’écrit qu’il m’a laissé met le comble à mon art.

À gager avec moi d’où vient qu’il le hasarde ?

On doit contre un Rival être toujours en garde.

Il vient de me prêter des armes contre lui,

Et sa Lettre sera son arrêt aujourd’hui :

Celle qu’il tient de moi l’écarté, et m’en délivre.

Mon plan n’est plus douteux, et je n’ai qu’à le suivre,

Pour jouir du succès qu’espère mon amour,

Il me tarde de voie Clarice de retour.

J’attends... mais la voici qui vient.

 

 

Scène XII

 

CLARICE, LÉANDRE

 

LÉANDRE, tendrement.

Bonsoir, Madame.

CLARICE, gaiement.

Bonsoir, Monsieur.

LÉANDRE.

Ce mot enchanterait mon âme ;

S’il était prononcé, Madame, à l’unisson ;

Mais c’est l’usage seul qui vous donne le ton.

CLARICE.

N’est-ce pas déjà trop, Monsieur, que de l’entendre,

Quand ma juste rigueur devrait vous le défendre ?

LÉANDRE.

Si vous m’interdisez jusqu’au mot de bonsoir.

Il faudrait me borner au plaisir de vous voir :

L’entretien tomberait, par cette gêne insigne

Où je serais réduit à vous parler par signe.

CLARICE.

On reçoit vos bonsoirs ; que voulez-vous de plus ?

Parlez.

LÉANDRE.

Ce que je veux ? C’est qu’ils me soient rendus.

CLARICE.

Vous voyez qu’ils le sont ; vous n’avez rien à dire.

LÉANDRE.

Ah ! Je n’y trouve pas le ton que je désire.

Il répond mal au mien, et trompe mon espoir.

CLARICE.

Mais apprenez-moi donc à donner le bonsoir.

LÉANDRE.

Très  volontiers. Prenez mon ton. Bonsoir, Madame.

CLARICE.

Bonsoir, Monsieur.

LÉANDRE.

Il faut y mettre encore plus d’âme :

Bonsoir, Monsieur.

CLARICE, à part.

Mon cœur ne peut prendre ce ton,

Depuis qu’il ne dit plus de bonsoir à Damon.

LÉANDRE.

Répétez.

CLARICE.

Non, Monsieur. Il faut plutôt vous-même

Changer d’inflexion et prendre mon système.

LÉANDRE.

Comment ?

CLARICE.

Je vous choisis pour former se lien

D’un commerce nouveau qui ne ressemble à rien.

Plus vif que l’amitié, moins fou que là tendresse,

Sans causer de langueur, je veux qu’il intéresse.

Lié par le pur goût, nourri par l’enjouement,

Cultivé par l’esprit, et libre de tourment :

Nous pourrons l’appeler l’Engagement sans chaînes,

Ou l’Amour corrigé des fadeurs anciennes,

Et des abus nouveaux.

LÉANDRE.

C’est embellir Platon.

CLARICE.

J’en veux premièrement abolie le jargon,

Et pour y réussir, vous m’êtes nécessaire.

LÉANDRE.

Soit. Réformons tous deux la langue de Cythère.

CLARICE.

Pour commencer, d’abord, rayons le mot d’ardeur,

Et celui de langueur, qui riment à fadeur.

LÉANDRE.

Supprimons les soupirs, les feux avec les flammes,

Qui dévorent les cœurs, et qui brûlent les âmes.

CLARICE.

Bannissons les ennuis, les chaînes et les fers,

Les martyres, les pleurs, et les tourments divers.

LÉANDRE.

Oui, les tourments divers !

CLARICE.

Faisons main-basse encore

Sur tous les je me meurs les je vous adore.

LÉANDRE.

Oh ! Si vous m’en croyez, nous n’épargnerons pas

Votre beauté divine, et vos brillants appas.

CLARICE.

Ni vos charmants attraits, ni l’attrait de vos charmes,

Qui remplissent de trouble, et causent tant d’alarmes.

LÉANDRE.

Pour avoir plutôt fait, mettons et cætera,

Et raturons d’un trait tous les Vers d’Opéra.

CLARICE.

L’expédient est bon.

LÉANDRE.

Mais que mettre à la place

De ces termes proscrits ?

CLARICE.

Ceux d’agrément, de grâce,

D’esprit et de gaité, de goût, d’amusement,

D’agréable union, de doux assortiment ;

Et se servir des mots d’égayer, de distraire,

De choisir, d’agréer, d’intéresser, de plaire.

LÉANDRE.

De goûter, de sentir, et d’aimer, au besoin.

CLARICE.

Il faut, de ce dernier, user de loin à loin.

LÉANDRE.

On pourra l’employer quatre fois la semaine.

CLARICE.

C’est ce pauvre Damon qui me fait de la peine.

De notre liaison son cœur sera jaloux,

Et même avec sujet. Je sens...

LÉANDRE.

Rassurez-vous,

Il ne le sera point, Madame.

CLARICE.

Mais, Léandre,

La raison, s’il vous plaît ?

LÉANDRE.

Puisqu’il faut vous l’apprendre

Damon est asservi sous un autre pouvoir :

Même il a fait serment de ne plus vous revoir.

CLARICE.

La chose me surprend, et n’est pas vraisemblable.

Vous-même, qui plus est, vous n’êtes pas croyable ;

C’est ma seule rigueur qui vient de le bannir.

LÉANDRE.

Vous l’avez obligé, bien loin de le punir.

CLARICE.

Qui vous l’a dit, Monsieur ?

LÉANDRE.

Je le tiens de sa bouche

CLARICE.

Et savez-vous le nom de l’objet qui le touche ?

LÉANDRE.

J’ai promis sur ce point de garder le secret ;

Ainsi dispensez-moi...

CLARICE.

Vous êtes bien discret !

Mais vous ne savez rien, et ce n’est qu’une fable.

LÉANDRE.

Je n’ai rien avancé qui ne soit véritable ;

J’ai de quoi le prouver incontestablement,

Puisque de cet amour je suis le confident ;

Et qu’en ce moment-ci je suis porteur moi même ;

D’un Billet que Damon écrit à ce qu’il aime.

CLARICE.

Vous, porteur d’un billet ? Chanson que tout cela :

Pour croire je veux voir.

LÉANDRE.

Madame, le voilà.

De convaincre vos yeux vous êtes à portée ;

Car la Lettre n’est pas encore cachetée :

Comme il craignait d’avoir un Valet pour témoin,

Mon ami s’est sur moi reposé de ce soin.

CLARICE lit.

L’approbation que tous avez donné à ma tendresse, mérite tous mes remerciements. Je me rappelle vos bontés avec transport, elles forment dans mon cœur un lien qui m’attache à vous pour jamais, et qui rompt tout autre engagement. Ma Déesse...

S’interrompant.

Ma Déesse ! Ah ! vraiment, l’expression est tendre.

Elle reprend.

Ma Déesse, ne soyez donc plus jalouse de la Dame en question.

S’interrompant.

Me voilà maintenant.

LÉANDRE, à part.

Cela commence à prendre.

CLARICE lit.

Avec tant de jeunesse et tant de beauté, peut-on craindre une Rivale ? Que n’ai-je un plus grand sacrifice à vous taire ! Eh ! puis-je moins payer la plus légère de vos faveurs !

LÉANDRE.

Vos yeux présentement sont-ils bien convaincus ?

Croyez-vous que Damon...

CLARICE.

Non, je n’en doute, plus ;

Je reconnais, Monsieur, et sa main et sa plume.

À part.

Mon amour s’éteignait, ce billet le rallume !

Mais cachons ma douleur ; armons-nous de fierté.

Haut.

Mon cœur en est ravi, loin d’en être irrité.

Je ne recevrai plus sa visite importune ;

Son infidélité même n’en est pas une :

Je l’ai congédié comme un homme haï,

Il n’a fait, après tout, que prendre son parti.

LÉANDRE.

Sans doute.

CLARICE.

S’il a peint avec désavantage

La Dame en question, c’est toujours le langage

Des amants maltraités ; je ne m’en fâche pas,

Et je ne fus jamais fière de mes appas.

Nous ne nous verrons plus, et mon âme est contente.

LÉANDRE, à part.

Tous mes coups ont porté ! Tant de bon heur m’enchante !

CLARICE.

Nous voilà seuls enfin, et libres aujourd’hui.

LÉANDRE.

Oui, ne pensons qu’à nous ; ne parlons plus de lui.

CLARICE.

C’est bien dit : Oublions jusques à son nom même,

Je prétends me venger par un mépris extrême ;

Tout commerce avec lui.

LÉANDRE.

Nous sommes trop liés.

CLARICE.

Je l’exige, Monsieur.

LÉANDRE.

Mais qui rendra la Lettre ?

CLARICE.

C’est moi qui prendrai soin de la faire remette

Et ne vous mêlez plus de cette intrigue-là,

Ou mon juste mépris sur vous se répandra.

Dites-moi la demeure et le nom de la belle.

LÉANDRE.

Ah ! c’est la compromettre ; et sa personne est telle

Qu’on lui doit des égards.

CLARICE.

Point d’appréhension,

On rendra le billet avec discrétion :

J’ai pitié des travers mon sexe s’engage,

Et pour l’honneur du corps toujours je le ménage.

LÉANDRE.

Je ne puis.

CLARICE.

Il le faut, ou nous nous brouillerons.

LÉANDRE, à part.

Je ne sais que lui dire ! à tout hasard nommons

La première venue.

CLARICE.

Eh bien ?

LÉANDRE.

C’est Éliante.

CLARICE.

Je la connais.

LÉANDRE, à part.

Tant pis.

CLARICE.

Même elle est ma parente,

La Marquise viendra faire un Médiateur,

Éliante en doit être, et je l’attends, Monsieur ;

Elle doit dans l’instant se rendre ici.

LÉANDRE, à part.

Qu’entends-je !

C’est un Médiateur qu’il faut que je dérange.

CLARICE.

Sa gloire et son repos me touchent vivement,

Je dois sur son péril l’éclairer sagement :

Elle est jeune, elle est vive et sans expérience ;

Elle aime : Que d’écueils !  Je frémis quand j’y pense.

Son cœur, sans le savoir, peut-être a succombé.

Quel bonheur, qu’en mes mains ce Billet soit tombé !

Par lui de sa faiblesse heureusement instruite,

Je l’en ferai rougir, et préviendrai la suite :

Si ma main de son cœur n’arrache point le trait,

Je l’aiderai du moins à le tenir secret.

LÉANDRE.

Ah ! Gardez-vous de croire un zèle qui m’étonne.

CLARICE.

Je dois sauver du piège une jeune personne.

LÉANDRE.

Elle ne risque rien, Madame, et j’en réponds.

CLARICE.

Je compte beaucoup plus sur mes sages leçons.

LÉANDRE.

Mais j’ai promis d’honneur...

CLARICE.

Votre honneur est frivole,

À celui d’une fille, il n’est rien qu’on n’immole.

LÉANDRE.

Remettez, du moins.

CLARICE.

Non, dès que je la verrai,

C’est le premier sujet dont je l’informerai.

Je la vois qui paraît.

 

 

Scène XIII

 

ÉLIANTE, CLARICE, LÉANDRE

 

ÉLIANTE.

J’entre sans qu’on m’annonce.

LÉANDRE, à part.

Ma bouche, à cet aspect, demeure sans réponse !

ÉLIANTE.

On garde, en me voyant, un silence profond !

À Clarice.

Qui fait naitre chez vous ce froid qui me confond ?

CLARICE.

L’intérêt que je prends, à ce qui vous regarde,

Et ce motif, lui seul, fait que je me hasarde

À franchir avec vous un pas très délicat ;

C’est pour vous, épargner le malheur d’un éclat.

LÉANDRE, à part.

Sauvons-nous !

CLARICE.

Demeurez, Monsieur, dans cette affaire,

Vous êtes un témoin tout-à-fait nécessaire.

LÉANDRE, à part.

J’enrage !

ÉLIANTE.

Ce début a lieu de m’alarmer.

Quel est donc cet éclat ? Daignez m’en informer.

CLARICE.

Madame, c’est celui, puisqu’il faut vous le dire,

Que peut causer l’amour que Damon vous inspire.

ÉLIANTE.

Comment ! Damon, à moi m’inspire de l’amour ?

CLARICE.

Vous pouvez devant nous l’avouer sans détour,

Et nous savons l’intrigue.

ÉLIANTE.

Ah ! Le terme m’étonne ;

Et je n’ai jamais eu d’intrigue avec personne.

CLARICE.

Ce que je vous en dis n’est que pour votre bien,

Et si vous m’en croyez vous romprez ce lien ;

Il peut dans le travers jeter votre jeunesse.

ÉLIANTE.

Ce discours, à la fin, et m’insulte et me blesse.

CLARICE.

Mais je sais que Damon est de vous bien traité.

ÉLIANTE.

Bien traité ? Quelle horrible et noire fausseté !

L’intérêt qu’à Damon votre cœur prend lui-même,

M’attire, je le vois, cette injustice extrême.

CLARICE.

La part qu’y prend mon cœur, Madame, est faible en soi ;

Ma conduite le prouve et parle haut pour moi.

Quoique dans vos discours je me trouve mêlée,

Pour vous, plus que pour moi, vous m’en voyez troublée.

ÉLIANTE.

Ah ! Madame, jamais je n’ai parlé de vous.

CLARICE.

Je sais jusqu’à quel point votre cœur est jaloux.

ÉLIANTE.

Pouvez-vous aussi loin pousser la calomnie ?

CLARICE.

J’ai de quoi le prouver.

ÉLIANTE.

Oh ! Je vous en défie.

CLARICE.

Puisque vous le prenez avec moi sur ce ton,

Je tiens entre mes mains un billet que Damon

Vous écrit.

ÉLIANTE.

Imposture.

CLARICE.

Oh ! La Lettre est réelle,

Et prouve clairement votre ardeur mutuelle.

J’ai de plus un garant qui vous l’attestera.

ÉLIANTE.

Quel garant ?

LÉANDRE, à part.

Je frémis !

CLARICE.

C’est Monsieur que voilà.

LÉANDRE, à part.

Je suis pris, pour le coup.

ÉLIANTE, à Léandre.

Quoi, vous avez l’audace...

LÉANDRE.

Qui ? Moi ? Je ne dis rien.

ÉLIANTE.

Il faut parler en face.

CLARICE.

Oui, Monsieur, répondez nettement sur ce point.

LÉANDRE.

Permettez-moi...

ÉLIANTE.

Non, non ; vous n’échapperez point.

CLARICE.

C’est vous qui, de ses feux m’avez appris l’histoire.

LÉANDRE, à part.

Payons d’effronterie.

À Clarice.

Ah ! ménagez sa gloire.

ÉLIANTE.

Vous dites qu’en secret Damon est mon amant ?

LÉANDRE.

Ce n’est pas votre faute, et le mal n’est pas grand.

Pouvez-vous empêcher qu’il ne vous trouve aimable ?

ÉLIANTE.

Rien, n’est plus faux.

CLARICE.

Monsieur est un témoin croyable,

Puisqu’il sert vos amours.

LÉANDRE.

Ce n’est que comme ami.

CLARICE.

Parlez ; il ne faut pas s’expliquer à demi.

LÉANDRE.

Vous me dispenserez d’en dire davantage.

ÉLIANTE

Oh ! Vous m’éclaircirez sur un fait qui m’outrage.

LÉANDRE.

Mais que la chose soit ou qu’elle ne soit pas,

Le soupçon fait toujours honneur à vos appas.

ÉLIANTE.

Non, il me fait plutôt une immortelle injure.

CLARICE.

Ce n’est pas un soupçon, c’est une chose sûre.

ÉLIANTE.

Je prétends le détruire.

CLARICE.

Il faut le confirmer.

LÉANDRE, à Clarice.

À quoi bon l’éclaircir ?

À Éliante.

Pourquoi vous alarmer ?

Une belle, à vingt ans pour l’amour est formée,

Son état est d’aimer autant que d’être aimée ;

De soumettre un amant elle doit s’applaudir,

C’est de n’en avoir point qu’elle aurait à rougir.

ÉLIANTE.

Quelle raison vous porte à forger cette histoire ?

LÉANDRE.

Célébrer vos amours, c’est chanter votre gloire.

 

 

Scène XIV

 

MARTON, ÉLIANTE, CLARICE, LÉANDRE

 

MARTON, à Clarice.

La Marquise est déjà dans le salon voisin,

Madame, et vous attend les cartes à la main.

ÉLIANTE.

Il faut auparavant que ce Monsieur s’explique.

CLARICE.

Sans doute.

LÉANDRE.

Y songez-vous ? Devant un domestique ?

ÉLIANTE.

Non, non, je ne crains rien ; mon cœur est innocent.

CLARICE,

Parlez, pour là punir.

LÉANDRE.

Eh ! La Marquise attend.

 

 

Scène XV

 

LÉANDRE, CLARICE, ÉLIANTE

 

ÉLIANTE, à Léandre.

Dites, avec Damon m’avez-vous jamais vue ?

CLARICE.

Plaisante question !

ÉLIANTE.

D’où vous suis-je connue ?

CLARICE.

Monsieur, je vous l’ai dit, est votre confident,

Et de vos billets doux, le porteur obligeant.

LÉANDRE, à Clarice.

C’est le premier qu’on m’a chargé de lui remettre.

ÉLIANTE.

Vous osez soutenir...

LÉANDRE.

Oh ! C’est sans vous commettre ;

Vous prenez mal la chose : elle est flatteuse au fonds.

ÉLIANTE.

Flatteuse ! Quel discours !

LÉANDRE.

De tout je vous réponds ;

Mais craignez la Marquise ; elle peut vous entendre ;

Le venin de sa langue est prompt à se répandre.

Vous savez quelle donne à tout un mauvais tour,

Cette histoire bientôt serait celle du jour :

Vous devez toutes deux vous taire par prudence.

 

 

Scène XVI

 

LÉANDRE, CLARICE, ÉLIANTE, MARTON

 

MARTON.

Madame, la Marquise est dans l’impatience,

Et murmure tout haut d’attendre si longtemps.

LÉANDRE.

La Marquise a raison, c’est se moquer d’es gens.

MARTON.

Mesdames, près de vous, si son instance est vaine,

De venir vous chercher elle prendra la peine.

LÉANDRE.

Allez faire au plutôt médiateur.

Je vous laisse.

CLARICE.

Arrêtez, il nous manque un acteur.

ÉLIANTE.

Je veux qu’il m’éclaircisse.

CLARICE.

Après notre partie.

ÉLIANTE.

Il me tarde déjà qu’elle ne soit finie.

Ah ! Que je vais souffrir !

CLARICE.

Que je vais m’ennuyer !

LÉANDRE.

Que je vais enrager !

MARTON.

Le voilà prisonnier.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MARTON, LA FLEUR

 

MARTON.

Grand et vif démêlé que Léandre a fait naître.

Et qui va devenir favorable à ton Maître.

Tu connais Éliante ?

LA FLEUR.

Oui.

MARTON.

Madame, aujourd’hui,

Lui reproche d’avoir une intrigue avec lui :

Éliante le nie et s’obstine à confondre

Léandre qui l’a dit, et qui n’ose répondre.

Ce débat, par l’attrait d’un quadrille attendu,

Sans être terminé, vient d’être suspendu.

Notre homme cependant est gardé par ces Belles :

Il perd tout son argent, qui pis est, avec elles.

Cette perte pour lui me fait mal augurer.

Déjà le dernier tour est tour prêt d’expirer.

À leur nouvelle instance il va se voir en bute,

Et je ne sais comment finira la dispute.

LA FLEUR.

Il mérite sa peine, et je m’en réjouis ;

Dans les pièges qu’il tend, puisse-t-il être pris !

MARTON.

Ils tournent contre lui, grâce à son stratagème.

Ma Maîtresse est jalouse, ergo, ma Maîtresse aime.

Pour la mieux enchaîner, il faut dans son erreur,

Que ton Maître nourrisse et confirme son cœur.

LA FLEUR.

À suivre ce conseil, il n’aura pas de peine,

Puisqu’il est résolu de prendre une autre chaîne,

Il dit qu’elle aime ailleurs, qu’il n’en peut plus douter.

Et que pour son repos il prétend l’imiter.

MARTON.

Il a tort maintenant de la croire volage.

LA FLEUR.

Mais il en a, dit-il, en main un témoignage

Qui porte l’évidence et la conviction ;

Rien ne, peut plus changer sa résolution.

MARTON.

C’est un piège nouveau qu’aura dressé Léandre.

Mais tant mieux pour Damon, qu’il s’y soit laissé prendre,

Aux regards de Clarice il n’en jouera que mieux.

Je n’ai garde vraiment, de dessiller ses yeux.

Leur erreur mutuelle est un bonheur extrême,

Et fera plus pour lui que la vérité même.

Tout ce que je souhaite est de le voir ici.

LA FLEUR.

Tu ne languiras pas, Marton ; car le voici.

 

 

Scène II

 

DAMON, MARTON, LA FLEUR

 

DAMON, à Marton.

De ta Maîtresse enfin j’imite l’inconstance.

Ce changement flatteur me transporte d’avance.

Il fait tout mon espoir et mon unique soin :

Quel plaisir pour mon cœur de l’en rendre témoin !

MARTON.

De quel objet ce cœur devient-il la conquête ?

DAMON.

Mais l’embarras du choix est tout ce qui m’arrête.

Vingt Beautés, tour-à-tour m’ont passé par l’esprit ;

Jusques à ce moment aucune ne me rit.

Mais toi-même, Marron, aide mon cœur, de grâce,

À faire promptement ce choix qui m’embarrasse.

MARTON.

Volontiers.

LA FLEUR.

Pour former ces nouvelles amours,

Je veux aussi, Monsieur, vous prêter mon secours :

J’ai du goût, et connais des Dames qu’on respecte.

DAMON.

En venant de ta part leur vertu m’est suspecte.

LA FLEUR.

Cydalise, Monsieur, plairait-elle à vos yeux ?

DAMON.

Je ne saurais souffrir son dehors précieux.

LA FLEUR.

Et Lucinde ? Elle est douce.

DAMON.

Oui, si douce et si bonne

Qu’elle n’a jamais pu désespérer personne.

MARTON.

Célimène est bien faite.

DAMON.

Elle a trop de hauteur

LA FLEUR.

Flore a de l’enjouement.

DAMON.

Je hais son ris moqueur.

MARTON.

Choisissez la Marquise elle est vive et piquante.

DAMON.

Oui, mais elle est, Marton, railleuse et médisante.

LA FLEUR.

Isabelle est jolie.

DAMON.

Elle a l’air trop Bourgeois.

MARTON.

Vous aimerez Daphné.

DAMON.

Son visage est Gaulois.

LA FLEUR.

Et Mélite, Monsieur ?

DAMON.

Dans son air faux et mince

Je lui trouve un maintien d’Actrice de Province.

MARTON ?

Hortense, son port noble est partout remarqué.

DAMON.

Elle a pour la Finance un penchant marqué.

MARTON.

Oh ! Pour le coup, Monsieur, vous êtes difficile,

Je ne vois plus personne à la Cour, à la Ville.

LA FLEUR, à Marton.

Il trouvera, peut-être, Éliante à son gré.

DAMON.

Éliante ?

LA FLEUR.

Oui, Monsieur.

DAMON.

Mais, tout considéré,

J’aime son air modeste, elle est jeune, elle est belle.

Il est vrai que Clarice a plus de grâces qu’elle.

Clarice, en sa personne a le ne sais quoi :

Mais son cœur est volage, elle est laide pour moi.

Je préfère Éliante, et lui donne la pomme ;

Elle a tout ce qui doit fixer un honnête homme :

Il me tarde déjà de lui faite ma cour.

MARTON.

Vous n’irez pas bien loin, l’Objet de votre amour

Est à deux pas.

DAMON.

Ou donc ?

MARTON.

Dans la chambre prochaine.

DAMON.

Tant mieux ! déjà vers elle un doux penchant m’entraîne

Je veux, je veux, Marton, en ce moment flatteur

Faire aux yeux de Clarice éclater mon ardeur.

Elle est fière, orgueilleuse ; elle en sera piquée :

Et le plaisir de voir sa vanité choquée,

Deviendra pour mes yeux un spectacle charmant ;

Je ne puis me venger d’elle plus noblement.

LA FLEUR.

J’applaudis votre idée ; en bien elle me frappe.

MARTON.

Et je l’approuve aussi... Mais Léandre s’échappe.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, DAMON, MARTON, LA FLEUR

 

LÉANDRE.

De peur d’être arrêté, hâtons-nous de sortir.

DAMON.

Léandre, arrête donc.

LÉANDRE.

Je n’ai pas le loisir.

DAMON, l’arrêtant.

Non, tu m’écouteras ; la chose t’intéresse.

LÉANDRE, voulant sortir.

Je ne saurais, te dis-je, une affaire me presse.

MARTON.

Il serait mieux ailleurs.

DAMON.

J’aurai fait en deux mots.

Sans craindre désormais de troubler mon repos,

Tu peux aimer Clarice, et mon cœur y renonce.

LÉANDRE.

Tu me l’as déjà dit.

DAMON.

Et de plus, je t’annonce

Que je viens sur le champ de faire un autre choix.

LÉANDRE.

J’en suis vraiment charmé. Mais laisse-moi.

DAMON.

Je crois

Que quand tu le sauras il aura ton suffrage.

Apprends donc qu’Éliante est l’Objet qui m’engage.

LÉANDRE, étonné.

Éliante ?

DAMON.

Oui. Pourquoi parais-tu donc surpris ?

Éliante est aimable.

LÉANDRE.

Il est vrai : mais-tu ris !

DAMON.

Non.

LÉANDRE, à part.

Ah ! Marton l’a mis au fait de l’aventure.

DAMON.

J’en suis très amoureux ; c’est moi qui te l’assure.

LÉANDRE.

Je vois qu’on t’a parlé ; mais tu m’excuseras.

DAMON.

Je ne puis t’excuser de ne me croire pas.

LÉANDRE.

Tu l’aimes ?

DAMON.

Oui, te dis-je ; et j’ai parlé sans feinte.

LÉANDRE, à part.

Son air vrai me détrompe et dissipe ma crainte.

Haut.

Ton cœur, s’il est ainsi, ne pouvait choisir mieux

Ni pour toi, ni pour moi.

DAMON.

La Belle est en ces lieux,

Et je cours de ce pas lui dire que je l’aime ;

Tu vas de mes transports être témoin toi-même.

LÉANDRE.

Saisis un meilleur temps pour déclarer ton feu ;

C’est chez elle qu’il faut faire un pareil aveu.

DAMON.

Apprends m’en la raison ?

LÉANDRE.

Si tu veux me conduire,

Tout en chemin faisant, je pourrai t’en instruire :

Je ne vais qu’à deux pas. Viens, suis-moi.

DAMON.

Je le veux.

 

 

Scène IV

 

MARTON, seule

 

Il fuit très à-propos ; les voilà toutes deux.

 

 

Scène V

 

CLARICE, ÉLIANTE, MARTON

 

ÉLIANTE.

Oui, Léandre confus prouve la calomnie,

Et sa fuite, à vos yeux, déjà me justifie.

CLARICE.

Écoutez ; j’ai poussé la vivacité loin,

Et je devais plutôt vous parler sans témoin.

De notre démêlé sa présence est la cause,

Et, sans lui, votre cœur m’eût déclaré la chose.

Marton, éloignez-vous.

 

 

Scène VI

 

CLARICE, ÉLIANTE

 

CLARICE.

Je suis seule à présent :

Avouez pour Damon votre tendre penchant :

Je demande de vous ce trait de confiance,

Et vous pouvez compter sur un profond silence ;

Votre propre intérêt vous y doit engager,

Et vous avez besoin de guide en ce danger.

ÉLIANTE.

Je n’avouerai jamais ce qui n’est pas, Clarice :

J’en atteste le Ciel, et veux qu’il m’en punisse,

Si je sens pour Damon le plus petit retour,

Et si jamais lui-même il m’a parlé d’amour.

CLARICE.

Mais cette Lettre enfin que je vous ai montrée,

Est de vos feux secrets une preuve assurée.

ÉLIANTE.

Non, jamais ce billet ne fut écrit pour moi.

CLARICE.

Mais le Porteur lui-même...

ÉLIANTE.

Est de mauvaise-foi :

Et Léandre a surpris votre esprit trop crédule.

CLARICE.

Se peut-il qu’à ce point votre âme dissimule ?

Quoi ! C’est peu d’employer l’appui d’un taux serment,

Vous démentez encore un écrit convaincant ?

Puisqu’à mon amitié vous faites cette injure,

Je ne dois plus garder avec vous de mesure :

Je saurai vous punir de votre désaveu ;

Votre histoire, Éliante, éclatera dans peu :

Vous affectez en vain de la tenir secrète ;

Du billet de Damon lecture sera faite.

ÉLIANTE.

Un tel emportement part d’un esprit jaloux.

Apprenez qu’il me fait bien moins de tort qu’à vous,

Et qu’il met en plein jour cette faiblesse extrême

Dont votre cœur m’accuse, et qu’il nourrit lui-même,

Si vos sens n’étaient point livrés à cette ardeur,

Vous obstineriez-vous, avec tant de chaleur,

À m’arracher l’aveu d’un amour que je nie ?

Et me noirciriez-vous, lorsque le sang nous lie ?

Vous en croiriez plutôt le serment que je fais ;

Et l’amitié, tout haut, prendrait mes intérêts.

Mais d’un aveugle amour vous n’êtes point maîtresse.

J’excuse ; et qui plus est, je plains votre faiblesse.

Pour détromper vos sens, je n’épargnerai rien :

Votre repos l’exige encore plus que le mien.

Pour faire à vos regards briller mon innocence,

Je voudrais que Damon parût en ma présence ;

Madame, vous verriez, par l’aveu de son cœur,

Quel outrage me fait votre jalouse erreur.

 

 

Scène VII

 

DAMON, CLARICE, ÉLIANTE

 

DAMON, dans le fond du Théâtre.

Non, tes discours sont vains ; c’est devant l’infidèle

Que je veux déclarer ma tendresse nouvelle.

ÉLIANTE.

Il vient ; je m’en rapporte à sa décision.

CLARICE.

Votre amour est trop sur de sa discrétion.

ÉLIANTE.

Venez m’aider, Monsieur, à détromper Clarice.

Du crime qu’on m’impute on vous fait le complice.

Si l’on blesse ma gloire, on attaque vos feux :

Désabusez son cœur pour, l’honneur de tous deux.

Elle croit fermement, sur la foi de Léandre,

Que nous sommes liés par un commerce tendre.

À l’entendre parler, je reçois tous vos vœux ;

Vous êtes mon amant, et mon amant heureux.

DAMON.

Madame, ce discours, puisqu’il faut vous le dire,

Est trop flatteur pour moi, pour oser le détruire ;

La première partie est vraie exactement,

Et rien n’est plus certain que je luis votre amant.

CLARICE.

Le nierez-vous encor, quand lui même il l’avoue ?

ÉLIANTE.

Je ne sais où j’en suis ! Et sans doute on me joue !

Pouvez-vous bien, Monsieur, dire que vous m’aimez ?

DAMON.

Je puis le déclarer, puisque vous me charmez :

Je mentirais, Madame, en disant le contraire.

CLARICE.

Je lui sais gré, du moins, d’être franc et sincère.

ÉLIANTE.

Un aveu si fatal me met au désespoir !

DAMON, à Éliante.

Quoi ! L’amour le plus pur qu’un homme puisse avoir,

Doit-il être pour vous une si grande offense ?

ÉLIANTE.

Oui : c’est un coup mortel dans cette circonstance.

Vous confirmez par-là, ce qu’on m’ose imputer,

Et secondez les coups qu’on tâche à me porter,

Grâce à l’Histoire, enfin que l’imposture a faite,

L’aveu de votre amour fait croire ma défaite :

Et pour mes ennemis c’est une autorité.

DAMON.

Je vous aime : voilà l’exacte vérité ;

Mais, que je sois aimé, ce bruit est une fable ;

Je serais trop heureux, s’il était véritable !

CLARICE.

Les Amants fortunés parlent tous sur ce ton,

Et l’on connaît assez leur modeste jargon.

ÉLIANTE.

Pourquoi feindre pour moi cette flamme fatale ?

Vous savez qu’il est faux que je sois sa rivale.

Voulez-vous m’affliger ? Depuis que je vous vois,

Vous me parlez d’amour pour la première fois ;

Et vous prenez encor, Monsieur, pour me le dire,

Le temps, où cet aveu devient une Satire.

DAMON.

Je ne puis, en honneur, vous parler autrement.

Je vous aime, il est vrai, d’aujourd’hui seulement :

Mais je le jure ici, c’est pour toute ma vie !

ÉLIANTE.

Voilà qui me confond !

CLARICE.

Et qui me justifie.

ÉLIANTE, à Damon.

Faut-il que vous m’aimiez aussi mal-à-propos ?

Haïssez-moi plutôt, Monsieur, pour mon repos.

Faut-il, pour l’obtenir, que je verse des larmes ?

DAMON.

Ces pleurs, pour m’enflammer, sont de nouvelles armes.

CLARICE.

Les pleurs ne sont chez nous qu’un piège captieux :

Et l’on sait qu’à notre ordre ils coulent de nos yeux.

ÉLIANTE.

Prenez-vous du plaisir à jouir de ma peine ?

DAMON.

Est-ce en attendrissant, qu’on inspire la haine ?

ÉLIANTE.

Il est temps de finir un jeu cruel pour moi :

Tous deux, pour un moment, soyez de bonne foi.

DAMON.

Madame, je le suis, je hais la perfidie.

CLARICE, à Éliante.

C’est trop, vous même ici jouer la comédie :

D’une fausse douleur dépouillé les dehors,

Et livrez-vous plutôt à vos tendres transports.

Votre Amant vous adore, et tout haut le déclaré.

Jouissez à longs traits d’un triomphe si rare :

Le plaisir d’être aimée, est le plus grand de tous ;

On doit tout immoler à ce bonheur si doux.

Qu’importe de nos feux qu’on raconte l’histoire ?

L’Amour fait son profit du déchet de la gloire ;

Cette perte est légère, il sait nous en payer,

Et quand il est heureux, il fait tout oublier !

ÉLIANTE.

Quoi ! C’est peu contre moi d’armer la calomnie,

Vous joignez à l’insulte encore l’ironie ?

Mais des coups si grossiers ne sauraient m’outrager.

Je vous méprise assez, pour ne pas me venger.

Je ne m’afflige plus ; je reprends l’assurance,

Et la tranquillité qu’inspire l’innocence.

Je brave désormais l’artifice imposteur :

J’ai pour moi, ma vertu, ma conduite et mon cœur.

Mon âme, sur le temps qui met tout en lumière,

Du soin de l’éclairer se remet toute entière.

Des traits calomnieux il me justifiera ;

Sur leurs propres auteurs il les rejettera,

Et fera voir à tous que leur main prompte à nuire,

Peut noircir la Sagesse, et jamais la détruire.

Adieu.

 

 

Scène VIII

 

DAMON, CLARICE

 

CLARICE.

Ce vain discours ne saurait m’imposer.

DAMON.

D’un crime imaginaire osez-vous l’accuser ?

La vérité m’oblige à prendre sa défense.

CLARICE.

Vous êtes son Amant.

DAMON.

Grâce à votre inconstance.

CLARICE.

Peut-elle être innocence, après un tel aveu ?

DAMON.

Éliante n’est pas coupable de mon feu ;

Elle en est la victime, et non pas la complice.

Je dois à sa vertu rendre cette justice.

Vous lui faites, Madame, un outrage mortel,

Et mon cœur qui l’adore est lui seul criminel.

CLARICE.

Épargnez-vous les frais de cette apologie.

Votre bouche, Monsieur, en vain la justifie ;

J’en crois mieux votre main, et ses traits sont plus vrais ;

Ils déposent contre elle, et lui font son procès.

DAMON.

À cette énigme-là je ne saurais répondre.

CLARICE.

J’ai de quoi l’éclaircir, et de quoi vous confondre :

La Lettre...

DAMON.

À cet écrit ma main n’a point de part ;

Elle est sans artifice, et mon cœur est sans fard.

CLARICE.

Vous seul, êtes l’auteur d’une Lettre si tendre.

DAMON.

Il n’appartient qu’à vous d’en écrire à Léandre.

CLARICE.

Ne nous écartons point : point de digression :

Attachons-nous au point dont il est question.

Il s’agit d’un billet où votre âme enchantée

Étale ses transports ; j’y suis même citée :

Mes passons : vous rendez, à cet objet si doux,

Grâces fort tendrement de ses bontés pour vous.

DAMON.

Oh ! Lettre chimérique.

CLARICE.

Elle est vraiment réelle :

Et pour vous le prouver, lisez, cœur infidèle.

DAMON, à part, après avoir lu.

Ô Ciel ! C’est le billet que Léandre, en ces lieux ;

M’a fait tracer tantôt pour ce Duc amoureux.

CLARICE, à part.

L’Ingrat est convaincu, sa surprise l’annonce !

DAMON, à part.

Mais n’en témoignons rien.

CLARICE.

Quelle est votre réponse

À ce Poulet charmant ?

DAMON, lui donnant un autre billet.

Madame, la voilà :

Connaissez-vous la main d’où part ce billet-là ?

Vous n’auriez jamais cru ma répliqué si pioche.

CLARICE, après avoir lu.

Perfide ! Il vous sied bien de m’en faire un reproche,

Quand cet écrit fait voir l’excès de mon amour.

DAMON.

Il est vrai, votre flamme y brille en tout son jour.

CLARICE.

Oui ; mais c’est, par malheur c’est pour une âme ingrate,

Et pour un cœur sans foi, que cette ardeur éclate.

DAMON.

Il vous a déjà fait une infidélité ?

Mais je ne vous plains pas, vous l’avez mérité :

Vous êtes, après tout, du même caractère ;

Léandre est inconstante, et vous êtes légère.

CLARICE.

Pourquoi nommer Léandre ? Il n’a que faire-là :

Voire mauvaise foi se dévoile en cela.

DAMON.

Qui : Moi ! J’accuse juste : il a votre tendresse,

Madame ; et c’est à lui que le billet s’adresse.

CLARICE.

Qui peut vous l’avoir dit ?

DAMON.

C’est lui-même ; et sa main

Me l’a remis tantôt : comme un garant certain

De la bonne fortune et de votre inconstance.

CLARICE.

Se peut-il que Léandre ait eu cette impudence ?

Quand la Lettre est pour vous, quand j’ai chargé Marton

Moi-même ce matin de vous l’envoyer.

DAMON.

Bon !

CLARICE.

Vous ne me croyez pas ? Mais je veux vous convaincre :

Un doute si frivole est trop facile à vaincre,

Marton ?

 

 

Scène IX

 

CLARICE, DAMON, MARTON

 

MARTON.

Que veut Madame ?

CLARICE.

Approchez au plutôt :

Ne vous ai-je pas dit de remettre tantôt

Ce billet à Monsieur.

MARTON, à part.

Je demeure confuse.

Haut.

Il est vrai ; mais...

CLARICE.

Eh bien !

MARTON.

Je vous demande excuse :

Par un malheur fatal je ne l’ai pas rendu.

CLARICE.

Qu’en avez-vous donc fait ?

MARTON.

Ma foi, je l’ai perdu.

CLARICE.

Comment, perdu ?

DAMON.

La Lettre est pourtant arrivée

Jusqu’aux mains de Léandre.

MARTON.

Il faut qu’il l’ait trouvée.

DAMON.

Il dit qu’il l’a reçue.

MARTON.

Ah ! Quelle fausseté !

Pour vous brouiller ensemble, il s’en est donc vanté ?

Marton est du contraire un témoin véritable,

Et ce n’est qu’au hasard qu’ii en est redevable :

Comme il est sans adresse, il l’aura supposé :

Dans ce mensonge heureux tout l’a favorisé.

CLARICE.

C’est la faute, Marton, de votre négligence.

À Damon.

Son rapport cependant fait voir mon innocence.

DAMON.

Il n’est pas suffisant dans cette occasion ;

Pour croire, j’ai besoin d’une conviction :

Il faut qu’absolument Léandre me la donne.

CLARICE.

Il vous la donnera, je vous le cautionne :

Mais cet autre Billet, comment votre art subtil,

À mes yeux maintenant, le justifiera-t-il ?

Répondez, irez-vous contre votre écriture ?

Ferez-vous un serment ?

DAMON.

Non, je serais parjure.

CLARICE.

Ah ! D’infidélité vous voilà convaincu ;

Vous aimez Éliante.

DAMON.

Il est vrai, je l’ai dû.

Un mépris si marqué, vos égards pour Léandre,

M’ont forcé, malgré moi...

CLARICE.

D’écrire ce billet ?

DAMON.

Sans être criminel, Madame, je l’ai fait.

Sachez...

CLARICE.

Je ne veux pas en savoir davantage,

Vous êtes un ingrat, vous êtes un volage.

DAMON.

Je suis prêt, sur ce point, à me justifier.

CLARICE.

Non, les raisons qu’ici vous voulez employer,

Ne sont que pour sauver l’honneur de ma Rivale.

DAMON.

Je prétends vous tirer d’une erreur si fatale.

MARTON, bas à Damon.

Son amour est nourri, Monsieur, par cette erreur ;

Vous risquez de l’éteindre, en détrompant son cœur ;

Je la connais.

DAMON, à Clarice.

La Lettre enfin...

CLARICE.

Est convaincante :

L’Amour vous l’a dictée en faveur d’Éliante ;

Mes yeux ont-ils besoin de plus grande clarté ?

Ma Rivale l’emporte ; et pour ma vanité,

C’est un affront sanglant qu’aucun autre n’approche :

Son triomphe est pour moi le plus cruel reproche ;

Il livre mes attraits à des mépris certains ;

Je lui dois arracher la victoire des mains.

DAMON.

Si vous voulez m’entendre, il vous sera facile...

CLARICE.

Il n’est plus question d’un discours inutile.

Pour m’apaiser, Monsieur, et pour tout réparer,

Il n’est qu’un seul moyen que je vais déclarer ;

C’est de sacrifier Éliante à ma flamme ;

Rompez, et sans retour, avec elle.

DAMON.

Madame...

CLARICE.

Je l’exige ; et je fais le serment le plus fort.

Que ma main sur le champ va payer cet effort.

Je franchis, pour l’honneur de ma fierté blessée,

Un pas où l’amour seul ne m’eût jamais forcée.

DAMON, lui prenant la main.

Ce prix est trop charmant pour ne pas l’accepter ;

Des bienfaits de l’Orgueil l’Amour va profiter :

Éliante y mon cœur vous fait le sacrifice,

Et promet hautement de n’aimer que Clarice.

Daignez tout oublier en faveur d’un Époux.

CLARICE.

Moi-même je m’oublie en un moment si doux.

MARTON, à Damon.

Vous triomphez enfin, et l’Amour est le Maître.

 

 

Scène X

 

LÉANDRE, CLARICE, MARTON, DAMON

 

LÉANDRE.

Éliante est partie, et je puis reparaître.

CLARICE.

Ah ! Léandre, je suis dans le ravissement !

Vous êtes mon ami, faites-moi compliment.

J’ai vaincu ma Rivale, et n’en fuis plus jalouse ;

Il me la sacrifie enfin, et je l’épouse.

C’est pour triompher d’elle, et pour l’humilier,

Que je me détermine à me remarier :

L’amour propre offensé, rend ce nœud nécessaire.

LÉANDRE.

Ah ! Madame, arrêtez. Ô Ciel ! Qu’allez-vous faire ?

Si par un trait d’orgueil vous épousez Damon ;

Vous en êtes la dupe.

CLARICE.

Eh ! Par quelle raison ?

LÉANDRE.

Puisqu’il faut, malgré moi, que je vous désabuse,

L’intrigue d’Éliante est un fruit de ma ruse.

CLARICE.

Comment ! Elle serait de votre invention ?

LÉANDRE.

Oui, c’est à moi qu’il a cette obligation.

CLARICE.

Mais le billet, Monsieur, que vous m’avez fait lire ?

LÉANDRE.

Pour un Duc supposé, Damon a cru l’écrire,

Et je l’ai, par adresse, arraché de ses mains,

Pour fonder mon Roman.

MARTON.

Le tour est des plus fins.

CLARICE.

Votre art fait mon bonheur, je vous en remercie :

De mes vrais sentiments il m’a seul éclaircie ;

Et fixant mon esprit, pour la première fois,

Vers l’Amant le plus digne a fait pencher mon choix :

Si je me rétractais, je serais sans excuse,

Ma raison affermit ce qu’a fait votre ruse.

DAMON.

Non, je ne puis assez, mon cher, en ces moments,

T’exprimer mes transports et mes remerciements

Des mains de mon Rival, je tiens l’objet que j’aime,

Et, qui plus est, il m’a justifié lui-même.

MARTON, à Léandre.

Pour avoir dans vos feux un succès achevé,

Rendez-moi le billet que vous avez trouvé.

CLARICE.

Le seul regret que j’ai, dans le sort qui m’enchante,

C’est d’avoir attaqué la gloire d’Éliante.

Léandre, est à l’excès criminel en ce point,

Et c’est ce que mon cœur ne lui pardonne point.

DAMON.

De ce crime aujourd’hui, mon bonheur le châtie,

Et tout haut d’Éliante, il fait l’apologie.

 

 

Scène XI

 

LÉANDRE, CLARICE, MARTON, DAMON, ARLEQUIN, LA FLEUR

 

ARLEQUIN, à Léandre.

Voilà les Violons que vous avez mandés,

Monsieur.

CLARICE, à Damon.

À quel propos les a-t-il commandés ?

DAMON.

Il a fait contre moi le pari d’une Fête,

Qu’avant la fin du jour vous seriez sa conquête ;

Mais la forme n’a pas prévalu sur le fonds,

Et c’est lui qui, pour moi, paiera les Violons.

MARTON.

À danser de bon cœur, oh, pour moi je m’apprête.

CLARICE, à Léandre.

Vous nous donnez le Bal ! Mais rien n’est plus honnête !

LÉANDRE.

Il n’est point de réplique à de tels incidents,

Et l’Amour, par Arrêt, me condamne aux dépends.

 

 

Scène XII

 

MARTON, ARLEQUIN, LA FLEUR

 

MARTON.

Approchez tous les deux.

LA FLEUR.

Ah ! Le cœur me palpite,

Et je crains d’être exclu par mon trop de mérite.

ARLEQUIN.

Moi, je crains d’être heureux, c’est ce qui me retient.

MARTON.

Il est temps de choisir l’Époux qui me convient,

Et la chose pesée avec un soin extrême,

Au seul poids du bon sens, auteur de mon système,

C’est la Fleur dont je dois récompenser les soins :

Le plus sot est celui qui croit l’être le moins.

LA FLEUR.

Prétexte pour m’avoir, et j’entends l’Ironie.

ARLEQUIN.

Ma gloire est satisfaite, et ma crainte est bannie.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

On danse.

VAUDEVILLE.

Être assuré de sa gageure,
Fait voir un homme sans droiture ;
Ne l’être pas, un étourdi :
La raison blâme cet usage,
Imitons l’exemple du sage,
Il ne fait jamais de pari.

Damon, vous ne sauriez me plaire ;
Je gage, dit-il, le contraire :
À l’instant un bras est saisi :
Il baise la main d’Isabelle ;
Finissez donc, je sens, dit- elle,
Que je vais perdre le pari.

Lisidor aimé de sa femme,
Voulut gager contre Pirame
Qu’il n’en serait jamais trahis
Pirame voit, presse la belle,
Trois jours la rendent infidèle ;
Ne faisons jamais de pari.

Orgon, vieux Tuteur de Lucile,
Tout prêt d’épouser la pupille,
Veut gager qu’il en est chéri :
Monsieur, dit la fillette franche,
Tirant le barbon par la manche,
Vous allez perdre le pari.

Gage qué jé bous attendrisse,
Disait un Gascon à Clarice.
Combien ? Millé francs qué boici.
Va : sur table les cent pistoles.
Le fat n’avait pas deux oboles ;
Jugez s’il soutint le pari.

ARLEQUIN.

Je suis dans une juste alarme ;
Si ma crainte ne vous désarme,
Je vais perdre en ce moment-ci,
Messieurs, l’ai gagé qu’à l’ouvrage
Vous donneriez votre suffrage
Faites-moi gagner le pari.

PDF