Le Riche mécontent (Samuel CHAPPUZEAU)
Sous-titre : le noble imaginaire
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 6 mai 1661.
Personnages
GÉRONTE, père d’Aminte
RAYMOND, amant d’Aminte
LYSANDRE, autre amant d’Aminte
CRISPIN, maître d’hôtel de Géronte
CLITOPHON, valet de Lysandre
AMINTE, amante de Lysandre
POLIXÈNE, nièce de Raymond
LISETTE, femme de Crispin
CLARICE, servante de Polixène
DEUX PORTEFAIX
La Scène est à Paris au Jardin du Palais Royal.
À SON ALTESSE ROYALE MADEMOISELLE
MADEMOISELLE,
Que j’eus de joie, lorsque VOTRE ALTESSE ROYALE eût la bonté de me témoigner que cette Comédie ne lui avait pas déplu ! mais que j’aurais de douleur, si je ne pouvais jamais lui donner des marques plus fortes de la passion que j’aurai toute ma vie à contribuer à ses divertissements. Aussi, MADEMOISELLE, quoique je doive être persuadé que ce petit Ouvrage a quelque chose de supportable, puisque VOTRE ALTESSE ROYALE a daigné l’honorer de son attention, ce n’est pas mon dessein de lui faire mon premier présent de trente pages de vers, ni que cette Épître passe pour dédicatoire ; je prétends seulement qu’elle me donne lieu de lui rendre en public mes premiers hommages, et de lui demander humblement la permission de lui consacrer désormais tout ce que je pourrai produire de moins indigne d’Elle. Je sais bien, MADEMOISELLE, que pour une Princesse du premier Sang du Monde, pour une petite Fille du GRAND HENRY, la gloire de tous les Rois, pour un esprit qui égale sa naissance, sublime autant qu’elle est relevée qui ne voit rien au dessus de lui, comme l’autre voit tout au dessous d’elle ; je sais bien, dis-je, que pour VOTRE ALTESSE ROYALE, toutes les productions les plus excellentes, et des plus grands Maîtres, ne sont que des présents peu proportionnés à l’éclat de Sa personne, et aux brillantes lumières de son âme. Elle conçoit tout avec une facilité admirable : Elle pénètre d’abord jusqu’au fond des choses, et n’a presque pas besoin de passer par les degrés de notre raisonnement, non plus que ces substances purement spirituelles, qui ont ce beau privilège par dessus nous. C’est cette vivacité d’esprit merveilleuse, ce feu qui ne peut être retenu que par une force de jugement qui l’égale, qui me donnent tout ensemble de l’admiration et de la crainte ; et si je n’envisageais d’ailleurs cette Grandeur d’âme, et ces bontés Royales qui accompagnent des connaissances si relevées, je ne serais jamais assez téméraire pour lui rien offrir, puisque je ne produirai jamais rien qui ne soit très indigne de lui être offert. Mais mon ambition sera satisfaite, si je puis au moins obtenir la permission de me dire toute ma vie avec un profond respect,
MADEMOISELLE,
De Votre Altesse Royale,
Le très humble, très obéissant et très fidele serviteur,
CHAPPUZEAU.
De Paris le 6 Mars 1662.
ACTE I
Scène première
LYSANDRE, CLITOPHON
LYSANDRE.
Mais par quel mouvement t’envoie ici mon père ?
CLITOPHON.
Il juge qu’à Paris je vous suis nécessaire,
Et que dans ce grand monde, et si près du Soleil
Un jeune Gentilhomme a besoin de conseil.
À votre âge, Monsieur, on fait cent escapades,
Et vous savez donner joliment des cascades.
LYSANDRE.
Je cesse, Clitophon, de te cacher mon cœur.
Oui, le bel œil d’Aminte enfin est mon vainqueur,
Je trouve à la servir un tout autre avantage,
Et pour elle sans honte on peut être volage.
CLITOPHON.
N’en faites point le fin ; Polixène autrefois
Vous avait aisément arrêté sous ses lois,
Tandis que vous viviez dans l’espérance entière
Qu’un oncle de ses biens la rendrait héritière :
Mais l’oncle se marie, et parce coup fâcheux,
La nièce n’a plus rien qui vous rende amoureux.
Avouez qu’aujourd’hui la beauté d’une fille
N’est pas ce que l’on cherche, et ce qu’on veut qui brille.
LYSANDRE.
Un père incommodé que j’aime tendrement,
Flatté de cet espoir força mon sentiment.
Quoi qu’il ait le cœur grand ainsi que la naissance,
Les grands biens lui cachaient cette indigne alliance,
Et rendaient, sans songer d’où Raymond est sorti,
Déjà nièce et de moi l’hymen mal assorti...
Ce n’est pas pour tout dire, et lui rendre justice,
Que la naissance à part elle ait le moindre vice ;
Elle est belle, elle est sage, elle a beaucoup d’esprit.
CLITOPHON.
Mais il vous fâche enfin que son front porte écrit
Je ne sais quoi qui sent de bien loin sa roture,
Et qu’on ne lui voit pas une noble encolure.
LYSANDRE.
Son oncle, je l’avoue, et je le dis sans fiel,
Est de ces gens qu’on voit comme tomber du Ciel,
Un avorton du sort, et de ces heureux hommes
Qui sans beaucoup risquer gagnent de grandes sommes.
Une nuit les enfante, et comme d’un plein faut
Du plus bas de la roue on les voit au plus haut :
Barons, Comtes, Marquis, deviennent leurs esclaves,
Et Maître des trésors ils morguent les plus braves.
Mais ce n’est pas d’un air ni noble, ni galant,
Et de nous imiter ils n’ont pas le talent.
Cependant, Clitophon, cependant ils l’emportent,
Et de tout à la fin heureusement ils sorte
nt ; L’argent rend tout facile, et Géronte aujourd’hui
Dans les biens de Raymond trouvant un ferme appui,
Malgré l’indigne sort d’une obscure famille
Ne balancera point à lui donner sa fille.
Aminte qui descend de cent nobles aïeux
Ne peut qu’avec mépris le souffrir à ses yeux.
Polixène en revanche à Géronte est promise,
Toutes deux, Clitophon, ont perdu leur franchise.
Elles sont en prison et la nuit et le jour,
Et je ne puis plus voir l’objet de mon amour.
CLITOPHON.
Leurs maisons, disiez-vous, ont ici des issues ?
LYSANDRE.
Des portes que tu vois sous ces branches feuillues,
Sortent assez souvent ces deux fâcheux amants
Qui sur ce grand jardin ont leurs appartements.
Comme on l’ouvre au public j’y passe la journée,
Cent fois j’en fais le tour dans une matinée,
Cent fois sur ce balcon j’attache mon regard,
L’objet qui m’a charmé ne s’offre en nulle part,
Et tous autres pour moi ne sont qu’autant de marbres.
CLITOPHON.
Vous avez eu le temps de conter tous les arbres.
Mais, Monsieur, après tout, je viens bien à propos,
Et j’entreprends moi seul de vous mettre en repos.
Je sais un peu de tout, j’ai roulé par le monde,
Cette caboche-là n’a guère de seconde,
Et pour parer mes coups il faut être bien fin.
J’ai même en mon jeune âge appris Grec et Latin.
Je n’ai rien oublié. Dès lors dans le Collège
D’enseigner à fourber j’avais le privilège ;
Celui que je servais était un grand souffleur
Et je suis en tous Arts parfait imitateur.
LYSANDRE.
Mais tu ne feras rien sans te joindre à Lisette
Elle est toute portée à ce que je souhaite
Elle entend bien l’intrigue, et tu dois l’aboucher.
CLITOPHON.
Ne l’est-ce point ici qui viendrait vous chercher.
Scène II
LYSANDRE, CLITOPHON, LISETTE
LYSANDRE.
Lisette, tu le vois ce valet si fidele,
Clitophon, qui toujours eut pour moi tant de zèle,
Et qui vient d’arriver dans ce moment heureux
Pour combattre avec toi mon destin rigoureux.
LISETTE.
Coupons court.
LYSANDRE.
Hé bien donc, que faut-il que j’espère ?
LISETTE.
On penche à vous aimer, mais on redoute père,
Et l’amour, du devoir prend si bien la leçon,
Qu’cane peut vous aimer de la bonne façon.
Si vous pouviez vous mettre en l’esprit de Géronte,
Vous auriez de la fille après assez bon compte :
Mais il veut de l’argent, et vous n’en avez point,
C’est un malheur pour vous, c’est va très fâcheux point.
Votre rival en a, le bon sire en regorge,
Et montre tant d’écus, qu’on dirait qu’il les forge.
Non, ne nous flattons point, l’argent seul en ce jour
Ainsi que de la guerre est le nerf de l’amour ;
Sans Cérès et Bacchus, Vénus n’est que de glace.
Je suis savante Dea, j’ai leu tout le Bocace.
LYSANDRE.
Ah ! tune l’es que trop à découvrir mon mal !
Faut-il donc que je cède à mon heureux rival !
Faut-il que la fortune entre nous inégale,
Trop avare pour moi, pour lui trop libérale.
Abandonne en aveugle, et par un lâche tour
Un prix à l’intérêt qui n’est dû qu’à l’amour !
LISETTE.
De ces réflexions que devez-vous attendre ?
Le temps nous est trop cher pour s’y pouvoir étendre ;
Il faut plutôt agir, et songer que demain
Tout est perdu pour nous, si l’on donne la main.
Mais fiez-vous en moi, bannissez toute crainte,
Je veux que dès ce soir Raymond vous cède Aminte.
LYSANDRE.
Lisette, ne tien point mon esprit en suspens.
LISETTE.
Oui, vous l’épouserez, vous dis-je, à ses dépens.
J’ai déjà bien pensé sans vous à votre affaire,
Vous n’avez qu’à dormir, et qu’à me laisser faire.
Clitophon toutefois est là qui se morfond,
Je puis avoir besoin d’un si brave second,
Pour peu que de concert nous travaillions ensemble.
LYSANDRE.
Ne te l’ai-je pas dit ? Clitophon, que t’en semble ?
CLITOPHON.
Je l’estime beaucoup.
LISETTE.
Et je t’estime aussi.
Reviens sans y manquer dans un quart d’heure ici.
J’ai trop tardé, Monsieur, et trois Argus sans cesse
Ont l’œil ouvert sur moi, comme sur ma maîtresse,
Et Géronte, et Raymond, et Crispin mon mari,
S’ils nous voyaient ensemble, ô Ciel ! quel hourvari !
Pour Géronte, entre nous, ce n’est qu’un pauvre hère,
Le nom de sa maison fait qu’on le considère,
Il doit à son aïeul ce qu’il a de crédit.
D’ailleurs je le gourmande, et c’est un faible esprit.
Raymond quoi que plus fin a pourtant sa folie,
D’un désir ridicule il a l’âme remplie.
Il veut passer pour noble, et je veux l’y servir.
Mais c’est de Crispin seul que je ne puis chevir :
Il me suit en tous lieux ; pourtant quoi qu’il m’épie
Je ferai tout pour vous, quand j’y perdrais la vie.
LYSANDRE.
Garde ce diamant.
LISETTE le prend avec un peu de façon.
Vous me faites rougir,
Et l’intérêt, Monsieur, ne me fait point agir.
Mais l’entends mon mari. Quel malheur d’être femme !
LYSANDRE.
Nous te quittons.
LISETTE.
Il va me bien chanter ma gamme.
Scène III
CRISPIN, LISETTE
CRISPIN.
Seule avec deux muguets dans un coin de jardin !
Et dès que je parais qui décampent soudain !
Ou je me trompe fort, ou ce sont deux fins merles
Qui n’étaient pas ici pour enfiler des perles...
Avoue, ils t’en contaient, et s’imaginent bien
Qu’enfin au bout du conte on n’y connaîtra rien,
Que je couvrirai tout ; là, parlons sans rancune,
Avais-tu rendez-vous, ou cherchais-tu fortune ?
Dis-moi tout, car je suis d’humeur à pardonner.
LISETTE.
Quoi de mauvais desseins tu m’oses soupçonner ?
CRISPIN.
Pourquoi non ? désormais je ferai davantage,
Et pour plus de repos je te veux mettre en cage.
Que faisaient donc ici ces deux lièvres gîtés ?
Les as-tu fait lever ? ou les ai-je écartés ?
Je veux savoir enfin et qui perd et qui gagne
Ou le diable tantôt sera bien en campagne.
LISETTE.
Toi, tune gagnes rien à faire tant de bruit.
De notre mariage est-ce là donc le fruit ?
Et dès le premier mois faut-il que l’on nous voie
Toujours dans la discorde jamais dans la joie ?
Malheureuse ! ayant eu le choix de cent partis,
S’en pouvait-il trouver deux plus mal assortis ?
CRISPIN.
Te voilà bien malade ! héla donc, pleure, pleure ;
Oui, quand je te connus ce fut à la mal-heure,
Et tu m’avais promis en me donnant la main
Dès que je parlerais de m’obéir soudain.
Dieu sait comme il en va : mais aussi je t’assure
Que je ne prétends pas que ce beau train-là dure.
LISETTE.
Et moi, je ne suis pas femme à tout endurer
Quand pour une vétille on me vient censurer.
CRISPIN.
Fort bien. À ton avis, c’est donc une vétille,
De faire tout le jour la Dame, la gentille,
D’être sur une porte à fleurer les passants,
D’écouter des muguets, d’en attirer céans,
De défendre leur cause, et peut être la tienne.
Il faut donc pour autrui qu’un mari t’entretienne,
Friponne ? Je le crois, quand on nous accoupla,
Sans nous en dire mot le diable s’en mêla,
Nous sommes nez tous deux sous diverses Planètes,
Et notre maître alors mit bien mal ses lunettes.
C’est une chose faite, on n’en peut revenir ;
Et puisqu’à son service il veut nous retenir,
Moi pour Maître d’hôtel, toi pour veiller sa fille,
Qu’il nous laisse le soin de toute sa famille,
Et qu’en toute autre affaire il suit mon sentiment
Je ferai mon devoir, fais le tien, autrement...
LISETTE.
Je te laisse parler, et crains peu tes menaces,
Je n’en démordrai point, ma foi, quoi que tu fasses.
Et quand je t’aurai vu renoncer au piot,
Qui te rend bien souvent pire qu’un idiot,
Quand l’avarice en toi ne seras plus si forte,
Je verrai si je dois vivre d’une autre sorte.
Mais enfin qu’as-tu donc à me tant reprocher ?
Que de tes sentiments je ne puis m’approcher ?
Que d’un maître bourru, que du pauvre Géronte
Je tâche d’éloigner et la perte et la honte ;
Qu’étant né Gentilhomme, et de plus chargé d’ans
Je ne puis lui souffrir des désirs indécents ;
Que je n’approuve point qu’il cherche en Polixène
Une jeune beauté pour se mettre à la gène ;
Qu’il aime tant l’argent, et qu’un sale intérêt
Lui fasse indignement oublier ce qu’il est,
Et qu’il refuse enfin d’accepter pour son gendre
Un Marquis bien Marquis, le généreux Lysandre !
Lui préférer Raymond, ha quel aveuglement !
Géronte n’est point noble, et par là se dément.
CRISPIN.
C’est fort bien débuté. Va, va, malgré ton compte
Polixène, j’en jure, épousera Géronte,
Aminte est pour Raymond, en cela je suis Grec,
Et Lysandre n’aura qu’à s’en torcher le bec.
De toutes ces amours je prends sur moi la charge ;
Ton Marquis à beau faire, et beau se montrer large,
Raymond a plus d’écus que l’autre de cheveux,
Et ce n’est qu’aux écus qu’on doit porter ses vœux.
Fût-il, au pis aller, d’étoffe la plus mince,
Avec dix millions il pourra vivre en Prince ;
Que le monde culbute, on est toujours de bout,
Et dans ce siècle enfin l’argent tient lieu de tout.
LISETTE.
Je vois que tu bâtis une haute entreprise
Sur la commission que Raymond t’a promise,
Tu choisis ta Province, et te flattes qu’un jour
Chacun à t’on lever t’ira faire la Cour.
Je connais ton humeur, et pour vouloir trop prendre,
Sache qu’un beau matin il te faudra tout rendre,
Tu devrais bien plutôt jaloux de ton renom,
Favoriser Lysandre, et laisser là Raymond.
CRISPIN.
Je ferai bien mentir ta fausse prophétie ;
Ta langue à me fâcher par trop se licencie.
J’entends qu’on dise Amen à tout ce que je veux,
Vois-tu, si je commence.
LISETTE.
Hé bien ! nous serons deux ;
Ne t’imagine pas que je me laisse battre,
Et crois que pour un coup j’en pourrais rendre quatre.
Ne m’approche pas trop, sans guère balancer
Cette légère main te pourrait devancer.
Scène IV
GÉRONTE, CRISPIN, LISETTE
GÉRONTE.
Quoi, parler de se battre au bout de trois semaines ?
LISETTE.
Qu’y ferais-je ? il est fou.
CRISPIN.
Fou : tes fièvres quartaines.
GÉRONTE.
Les beaux mots que voilà ! bien doux et bien triés !
Qui vous prendrait tous deux pour nouveaux mariez ?
LISETTE.
Jamais homme d’honneur n’injuria sa femme ;
La battre ! c’est un crime à punir par la flamme,
Et souvent sur ce point la justice s’endort
Qui pour de moindres maux s’éveille et court d’abord.
GÉRONTE.
Crispin, il faut souffrir de ce sexe agréable,
Et quoi qu’il soit fâcheux, il est toujours aimable.
Un coup d’œil doit tout faire, ou du moins en secret
Un avis amoureux donné sur le chevet ;
C’est le lieu, c’est le temps d’obtenir toute chose,
Là chacun à huis clos plaide sa propre cause,
Et sous ce petit Ciel à l’amour dévoué,
Chacun gagne la sienne et tout est renoué.
LISETTE.
Vous ne découvrez-pas ici toute la cache.
GÉRONTE.
Que la querelle cesse, et du moins que je sache
Quel est ce grand sujet qui vous échauffe tant.
CRISPIN.
Vous-même, et nous parlions de vous en cet instant !
Je défens votre cause, et cette bonne bête
Qui voudrait de bon cœur tout conduire à sa tête,
S’obstine à condamner le choix judicieux
Que vous faites d’un gendre adroit, pécunieux,
Qui sait pour s’enrichir des routes non vulgaires,
Et ferait la leçon à tous les gens d’affaires.
GÉRONTE.
Je l’apprends.
CRISPIN.
Oui, Raymond a raffiné sur tous,
On ne pourra jamais lui donner du dessous,
Et de l’air qu’il agit en dépit de l’envie
Je le donne au plus fin à mordre sur la vie.
Il a deux millions en bel argent. Mais ou ?
Il les a bien cachés, croyez qu’il n’est pas fou,
Et qu’il n’imite pas ces hobereaux de Province
Qui mangent plus qu’ils n’ont, et tiennent cour de Prince.
Madame que voilà vous en souhaite un tel
Qui donne à votre fille et Bal et Carrousel
Mais ces gens là chez eux dînent souvent sans nappe,
Et n’ont tous la plupart que l’épée et la cape.
Qu’Aminte votre fille avec de tels fringants
Changerait bien souvent de jupes et de gants,
Et que la rue aux Fers, le Palais et la Foire
Viendraient de fois en vain réveiller sa mémoire !
Car de cent gens de Cour le Marchand mal content,
Aime mieux vendre moins, et tout vendre comptant.
Vive, vive l’argent à le prendre en sa source.
LISETTE.
Fi, si de cet argent dans une avare bourse ;
Autant qu’en a Raymond, autant a-t-il d’ennui,
Et tout cet amas d’or n’est pas peut être à lui.
Entre tant de monceaux ce maître insatiable
Ne ressemble pas mal à l’Oiseau de la Fable ;
Au moindre bruit chacun redemande le sien,
Et qui possédait tout ne possède plus rien.
CRISPIN.
Que tu sais bien jaser !
LISETTE.
Que t’en semble ?
GÉRONTE.
Lisette,
Raymond est habile homme, et rien ne l’inquiète.
Ses pareils aujourd’hui sont les seuls bienheureux
Le Noble, le Bourgeois, l’Artisan, tout est gueux.
Ne Noble plus que tous, qui fait de la dépense
En valets, en habits, en chevaux, en bombance,
Et qui pour soutenir l’éclat de sa maison
N’ose se retrancher dans la chère saison.
Moi, qui dans la Province ai quatre belles terres
Qui se sentent encor du désordre des guerres ;
Qui suis d’ailleurs d’un rang à paraître à la Cour,
Et n’ai plus qu’une fille assez digne d’amour,
Je veux la bien pourvoir, et que toujours chez elle
L’or ce divin métal à grands tas s’amoncelle.
Sans de grands revenus Marquisats et Duchés
Rendent Marquis et Ducs souvent bien empêchez.
La seule qualité de moyens dépourvue
N’est pas un grand brillant à donner dans la vue
Lysandre, à dire vrai, ne me déplairait plus,
S’il pouvait me montrer au moins cent mille écus.
Son père assurément est brave Gentilhomme,
Mais il ne peut fournir le quart de cette somme.
LISETTE.
Et s’il la fournit toute, il ne manque plus rien.
GÉRONTE.
Non, j’accepte le fils.
LISETTE.
Souvenez-vous en bien.
GÉRONTE.
Mais ce n’est pas le tout, Raymond m’offre sa nièce ;
Je l’aime, elle me fuit.
CRISPIN.
C’est une bonne pièce,
Je sais qu’elle voudrait avoir déjà mari.
LISETTE.
Mais gardez-vous de pis que du charivari ;
Elle est belle, elle est jeune, et vous avez de l’âge.
C’est assez pour tout craindre.
GÉRONTE.
Ajoute qu’elle est sage.
LISETTE.
Sage tant qu’on voudra, je ne réponds de rien,
D’un autre que de vous elle aime l’entretien,
Les premières amours sont fort enracinées.
Combien sans déguiser contez-vous bien d’années ?
GÉRONTE.
J’en ai près de soixante.
LISETTE.
Et douze par delà ;
Pourquoi vous flatterais-je ?
GÉRONTE.
Et qu’importe cela ?
J’ai le corps vigoureux, et la santé très bonne,
Et puis encor user une jeune personne.
Voudrais-tu que je prisse une vieille houhou ?
LISETTE.
Quand j’y pense, à votre âge, il faut être un peu fou.
CRISPIN.
Non, ne la croyez pas, vous êtes bon et sage.
Polixène vous plaît, pressez ce mariage.
Craindrait-elle avec vous d’avoir si mauvais temps ?
Vous êtes d’une pâte à vivre encor cent ans.
Je répondrai pour vous ; les gens de votre trempe,
Quand il faut s’éveiller ont rarement la crampe.
LISETTE.
Elle te prend souvent.
CRISPIN.
Toi, tu ne l’as jamais,
Qui voudrait t’écouter... Mais, Monsieur, désormais
Ne prêtez plus l’oreille à cette tête folle.
Pour en venir au but suffit d’une parole.
Raymond veut votre fille, il faut qu’en même jour
Sa nièce soit aussi le prix de votre amour.
Pour vous mettre en repos, pour bannir toute crainte,
Recevez Polixène en lui donnant Aminte ;
C’est de cette façon que je fais mon calcul,
Que l’une aille pour l’autre, autrement marché nul.
GÉRONTE regarde à sa montre.
De fait, c’est le plus sûr. Rentrons ; l’heure m’annonce
Que Raymond sur ce point vient me rendre réponse ;
Je l’attends à midi, que le dîné soit prêt.
LISETTE, bas.
Ils content sans leur hôte.
CRISPIN en poussant Lisette.
Allons donc, s’il te plaît.
ACTE II
Scène première
RAYMOND, GÉRONTE, CRISPIN
RAYMOND.
toujours jusqu’à midi mille gens m’assassinent,
Leurs importunités jamais ne se terminent ;
L’un propose une affaire, et l’autre en même temps
S’empresse à vous donner des avis importas.
Mais ces chercheurs d’emplois, harangueurs incommodes,
Qui ne peuvent finir leurs longues périodes,
Qui viennent vous tuer de leurs sots compliments,
De l’humeur dont je suis font mes plus grands tourments.
Il faut répondre à tout, il faut se rendre esclave
Tantôt d’un Receveur, tantôt d’un Rat de cave,
Avoir l’oreille au guet à tout ce qui se dit,
Avancer ces deniers, conserver son crédit,
Recevoir une enchère, examiner un compte,
Prendre garde surtout que nul ne vous affronte,
Que livre et papiers soient en ordre parfait,
Qu’un Commis soit fidèle, et ce n’est jamais fait.
Mais pour voir votre fille et tâcher de lui plaire,
Je fais trêve, Monsieur, avec tout autre affaire
Ma nièce vous agrée, et nous pouvons demain
Tous quatre faire noce, et nous donner la main.
GÉRONTE.
J’ai le même désir : mais enfin Polixène
Ne semble à cet hymen consentir qu’avec peine.
RAYMOND.
Dire que je le veux, c’est dire, elle est à vous.
Tous mes parents sont gueux, et je les pourvois tous.
Sans ma bourse aucun d’eux n’aurait pas trop à rire
Et ma nièce jamais n’oserait m’en dédire :
Elle vient par mon ordre ici pour ce sujet,
Souffrez que je lui parle un moment en secret.
Toi ne t’écarte pas.
À Crispin qui se retire à un coin du Théâtre.
CRISPIN.
D’accord.
Scène II
RAYMOND, POLIXÈNE, CLARICE
RAYMOND.
Enfin, ma nièce,
Il est temps de remplir votre amie d’allégresse ;
Votre hymen est conclu. Lysandre...
POLIXÈNE, bas.
Ha ! plût aux Cieux !
RAYMOND, bas.
Que de joie à ce nom éclate dans ses yeux !
POLIXÈNE.
À tout ce qu’il vous plaît vous me voyez portée.
RAYMOND.
Lysandre n’est qu’un gueux, qu’une tête éventée,
Ce n’est pas votre fait, enfin disposez-vous
À recevoir tantôt Géronte pour époux.
Rien de telle que d’avoir cervelle bien timbrée,
L’amitié d’un vieillard est ferme et assurée,
On peut se reposer sur la fidélité,
Et l’âge à la maison le tien plus arrêté ;
Mais d’où vient d’un coup cette mauvaise mine ?
Contre mes volontés feriez-vous la murine ?
Au nom de ce vieillard votre bouche se tait !
Vous n’êtes plus portée à tout ce qu’il me plaît !
Ha ! vous aimez Lysandre ! hé bien gueux avec gueuse
Cela n’ira pas mal. Mais songez-vous, pleureuse,
Que tout votre bonheur est de moi dépendant ?
Qu’auriez-vous sans ma bourse à mettre sous la dent,
Et ne savez-vous pas, tête folle et légère,
Qu’il ne vous reste rien de père ni de mère,
Que sans moi mille fois ils fussent morts de faim,
Et qu’encore sans moi vous n’auriez pas du pain.
Mais Lysandre vous plaît, vous voulez un jeune homme,
De son bien et du votre on ferait belle somme.
Allez, je connais mieux ce qu’il vous faut que vous.
Raymond se retire avec Crispin qu’il prend en passant.
Scène III
POLIXÈNE, CLARICE
CLARICE.
Voit-on rien de pareil chez les Topinambous ?
POLIXÈNE.
Voilà quel est le sort de tant de pauvres filles
Qu’on force d’épouser des Tyrans ou des grilles.
Ce tigre par mes pleurs ne peut être amolli ;
Me donner un vieillard prêt d’être enseveli,
Un chagrin, un jaloux ! juste Ciel ! quel supplice !
CLARICE.
Il s’en voit en effet peu d’exempts de ce vice,
Et l’âge qui si mal à leurs désirs répond
Leur fait appréhender le secours d’un second.
Ils ont quelque raison, et qui serait la sainte ?
Mais vous n’aurez bientôt plus de sujet de plainte,
Et comme il a déjà passé les soixante ans,
J’espère vous en voir quitte dans peu de temps.
POLIXÈNE.
Ha ! que ce temps, Clarice, est de longue durée,
Quand la fin est douteuse et si mal assurée,
Et quand un fier devoir que l’on n’ose blesser
Vient nous défendre alors seulement d’y penser.
Quoi qu’à de jeunes gens ces vieillards soient sévères,
Et soient moins nos maris qu’ils ne semblent nos pères,
Quand le Ciel nous a joints il faut faire un effort,
Pour n’en venir jamais à souhaiter leur mort.
Qu’en vain je me flattais de posséder Lysandre !
CLARICE.
Mais après tout, Madame, y pourriez-vous prétendre ?
Et ne voyez-vous pas que ce volage Amant
N’aime que l’artifice et que le changement ;
Comme il brûlait pour vous il brûle pour Aminte,
Soit qu’il l’aime en effet, soit qu’il use de feinte ;
Toujours ce procédé n’est pour toutes les deux
Ni beaucoup obligeant, ni beaucoup généreux.
POLIXÈNE.
Clarice, dis plutôt qu’Aminte est ma rivale,
Et que dans mes malheurs je n’ai point d’intervalle.
Un inconstant me quitte, un Oncle avec rigueur
Veux que d’un vieux jaloux je rallume l’ardeur.
À bien considérer l’horreur de mon désastre,
Je naquis sous l’aspect de quelque mauvais Astre,
Dont la malignité doublement me poursuit,
Lorsque je suis qui m’aime, et j’aime qui me fuit.
Non je ne puis penser sans colère et sans honte
Au ridicule espoir dont se flatte Géronte,
Et je ne puis penser sans rage et sans transport.
Au cruel qui me quitte, et qui fuit mon abord.
Scène IV
RAYMOND, CRISPIN
RAYMOND.
C’est assez consulté ; rentrez, rentrez la belle,
Et ne ressortez point que je ne vous rappelle.
Polixène et Clarice se retirent.
CRISPIN.
Il est plus de midi, je dois servir bientôt.
RAYMOND.
Attends encor un peu, ne parlons pas si haut.
Je ne t’ai pas tout dit. Vois-tu, je fais mon compte
Que tu dois être à moi beaucoup plus qu’à Géronte,
Et que t’ayant promis une commission
Qui de gens bien huppés ferait l’ambition,
Qui peut avec le temps te rendre mon confrère
Je puis te confier le fin de mon affaire.
Mais allons au grand point ; viens ça, me réponds-tu
Qu’Aminte m’aimera, qu’elle ait de la vertu ?
CRISPIN.
À ne vous rien celer elle est un peu coquette,
Elle aime à voir le mode autant qu’elle est bien faite,
Lysandre dans un bal lui tint de doux propos,
Et votre pauvre nièce en eut le cœur bien gros :
Mais elle peut changer ; autrement ce me semble
Vos chiens malaisément pourront chasser ensemble.
RAYMOND.
Laisse moi l’épouser et tu verras beau jeu,
Sa jeunesse avec moi perdra bientôt son feu,
Et lui tenant fermé le coffre des pistoles,
Je saurai la sevrer de ses désirs frivoles.
CRISPIN.
Je ne vois pas pourtant que ce soit le moyen
De porter une femme à nous vouloir du bien ;
Quand le bijou lui manque, et l’étoffe nouvelle,
Quand une autre est mieux mise et plus pimpante qu’elle,
Elle fait une moue, ou s’emporte à des cris
De très mauvais présage à beaucoup de maris.
RAYMOND.
Pour ne leur point donner ce sujet d’amertume,
D’abord faisons leur prendre une bonne coutume,
De ne point tant courir, et de se contenter
De ce qu’un bon mari veut leur faire porter.
Il faut déraciner cet orgueil de leur tête ;
Que Géronte m’imite au festin qu’il apprête,
Il t’en laisse le soin, ne faisons point de bruit,
De tout cet embarras on ne tire aucun fruit,
Et comme tout le monde aujourd’hui se resserre,
Conformons nous au temps et voguons terre à terre.
Au soir n’ayons qu’un rond à cinq ou six couverts,
Point de ces Courtisans, de danses, de concerts.
Vînt-on jouer alors les Farces les meilleures,
Les nouveaux mariés content toutes les heures,
Et pourquoi jusqu’au jour les faire ainsi languir.
C’est un de ces abus qu’on devrait abolir,
Mais comme il n’est ancré qu’en l’esprit du vulgaire,
Les gens de qualité ne le pratiquent guère.
Crispin, jamais au monde il ne fut tant de sous.
Que de grands pas de Clerc je leur vois faire à tous !
Ma foi, je ne veux pas en accroître le nombre.
Tous cherchent le Soleil, et moi je cherche l’ombre ;
Tous veulent se montrer, et dans de grands Palais,
À bouche que veux-tu nourrir deux cent valets.
Il faut (quoique contr’eux tout le mode déclame)
Carrosse pour Monsieur, carrosse pour Madame ;
Tout cela n’est que faste, et qu’un trop clair aveu
De ce que l’on recherche et qu’on cache si peu.
Ma maison de Champ fleur fût trop tôt commencée ;
Ce fut dans le bon temps que m’en vint la pensée,
Je voulais un étage encore l’élever :
Mais je doute à présent si je dois l’achever.
Le temps n’en plus, Crispin, tout a changé de face,
Il faut tout rapporter maintenant à la masse,
Chacun m’a vu venir, et malgré les ressorts
Dont je puis me servir pour cacher d’où je sors,
Quelques esprits malins conservent la mémoire
Que mon père n’était qu’un bon homme sans gloire
Qu’un Juge de village, et qu’en moins de six ans
Pour plus de six Marquis mes biens sont suffisants.
Vois-tu, ne donnons point de matière à l’envie :
Si d’un éclat trompeur ma fortune est suivie,
Si l’on me voit passer de ce rampant état
À la gloire, au pouvoir d’un petit Potentat,
Que dira-t-on de moi ? Ce qu’on dit de cent autres
S’ils étalent leurs biens, Crispin, serrons les nôtres ;
Et dût ma femme en pleurs embrasser mes genoux,
Dût-elle me flatter, ou se mettre en courroux,
Dût-elle m’accabler d’un éternel reproche,
On me verra plus dur et plus sourd qu’une roche,
Et plus sage que tous, loin de tant piaffer
Des insultes du temps je saurai triompher.
Mais à quoi rêves-tu ?
CRISPIN.
Qu’à de certains présages
On vous croira fou seul, et tous les autres sages.
Le monde est ainsi fait. Aujourd’hui la vertu
Risque trop à sortir hors du chemin battu.
La plupart, je l’avoue, ont fait bien des folies,
Et tout le monde en a les oreilles remplies.
Le badaud sur cela fait cent discours en l’air,
Et se pendrait plutôt que de ne pas parler :
Mais ab hoc et ab hac, sans bien savoir la chose,
Tantôt pour, tantôt contre ; enfin il faut qu’il cause ;
Et tout aboutit là, si je les entends bien,
Qu’un riche fait cent gueux, qu’un a tout, l’autre rien.
RAYMOND.
Le vulgaire ignorant n’entend pas nos affaires ;
De même que le Ciel, l’État a ses mystères,
Que le peuple ne peut ni ne doit pénétrer,
Et dans ce grand secret nul d’eux ne doit entrer.
Mais sans l’approfondir, et sans que j’examine,
Pour quels nouveaux sujets on nous fait froide mine,
Sans m’arrêter au peuple, à ce monstre sans yeux
Qui va comme on le mène, ingrat, capricieux :
Je ne m’étonne pas qu’après un luxe énorme
Chacun qui craint la touche à présent se reforme ;
Nous allions tous un train qui ne pouvait durer :
Cependant qui vois-tu, qui n’ose en murmurer ?
Il nous en reste assez, mais un désir avide
Dans notre âme altérée incessamment préside,
Et d’un si grand revers cet exemple éclatant
Fait voir que l’on peut être et Riche et Mécontent.
CRISPIN.
Vous couriez tous trop vite, et vous prendrez haleine,
Mais quoi qu’au petit pas la saison vous ramène,
Pour captiver Aminte étalez votre bien.
RAYMOND.
Je lui promettrai tout, et ne lui tiendrai rien :
Mais n’en sois point jaloux, femme, je veux gagner
Elle a, comme tu sais, tout pouvoir sur son âme,
La voici, laisse-moi l’entretenir à part.
CRISPIN.
À part ! pour mon emploi mon honneur court hasard.
Scène V
RAYMOND, LISETTE
RAYMOND.
Hé bien ! tu m’as promis de m’être favorable,
Pourrai je vaincre enfin cet orgueil indomptable ?
Aminte se rend-elle, et l’éclat de mon bien
Sur cet esprit altier ne gagnera-t-il rien ?
LISETTE.
Mais ne voyez-vous pas enfin ce qui la blesse ?
Elle se tient, Monsieur, fière de sa noblesse
La votre est fort suspecte à parler comme il faut
Et vos biens ne sauraient lui cacher ce défaut.
De mieux ferrez que vous craindraient un Héraut d’armes,
Mettez-vous à couvert de pareilles alarmes.
Vous portez hardiment (comme bien d’autres font)
La couronne de Comte ; hé, Monsieur, quel affront,
Si de sur votre porte, et de sur vos carrosses
On allait la bisser le beau jour de vos noces ?
Mais ce mal d’origine a son remède enfin,
Et je veux bien, Monsieur, vous y prester la main.
RAYMOND.
Mon argent est à toi, taille, rogne, dispose,
Et de tout mon bonheur sur toi je me repose.
Comment la vaincrons-nous ?
LISETTE.
Pour en avoir raison
Il faut chercher l’appui d’une illustre maison,
En prendre hautement et le nom et les armes.
Ce brillant, quoi que faux ,a d’invincibles charmes,
Aminte l’aime mieux que tous vos millions,
Et se rendrait bientôt à ces illusions.
Je vous parle sans fard ; mais enfin elle est fille,
Et l’orgueil a toujours régné dans sa famille.
Suivez donc mon conseil, sans attendre à demain
Et de vos compagnons apprenez le chemin.
RAYMOND.
J’en connais quelques-uns.
LISETTE.
Voyez-vous, je suis franche,
J’ai pour faire le coup va homme dans ma manche
Un Généalogiste, un Savant, et qui peut
Tourner à gauche, à droit les maisons comme il veut.
Il a de tout Paris les plus belles intrigues,
Il se fourre partout, il sait toutes les brigues,
Et de plus est Auteur, et fait d’assez beaux vers ;
Il a sur le métier vingt ouvrages divers,
Il travaille sans cesse, il est infatigable ;
Et (ce qu’à nos desseins je trouve favorable)
Comme s’il les savait, et sans le mendier,
Il en tient un tout prêt pour vous le dédier.
Déjà vos intérêts ardemment il épouse,
Et vous fait remonter aux Comtes de Toulouse.
RAYMOND.
Mais comment le prouver ?
LISETTE.
Vous le verrez tantôt,
Il m’en a leu l’Épître, elle est d’un style haut,
Il faut qu’il vous la lise en présence d’Aminte,
Qui verra tout du long votre race dépeinte.
RAYMOND.
Cet Auteur est adroit, et me fait pressentir ;
Est-il incommodé ? dis-le moi, sans mentir.
LISETTE.
Qui ne l’est point, Monsieur : Tout mérite salaire,
Et puis, cent Louis d’or au plus en font l’affaire.
Cela n’est rien pour vous en cette occasion.
RAYMOND.
Le temps ne permet pas tant de profusion,
Il faut nous resserrer, et vingt peuvent suffire.
Il irait s’en vanter, par tout il l’irait dire,
Et chacun me croyant prodige à ce point là
Me viendrait attaquer qui deçà, qui delà.
Je veux honnêtement traiter sa Poésie,
Et lui payer à part ma Généalogie.
J’en avais le dessein, et tu m’as prévenu,
Je veux pour Gentilhomme être enfin reconnu
Je vais trouver Géronte, adieu, presse la chose,
Afin qu’à m’épouser Aminte se dispose.
LISETTE.
Pour un premier début ce n’est pas mal allé,
Dans un moment de temps j’en ai bien emballé,
Et le galant sera bienheureux s’il s’en tire.
Puisque je me vois seule, il faut que je m’admire ;
Ma foi j’ai de l’esprit, et puis sans vanité.
Croire quand on le dit que l’on dit vérité,
Et que venant à bout d’une ruse pareille
On parlera de moi comme d’une merveille.
Mais voici Clitophon.
Scène VI
LISETTE, CLITOPHON
LISETTE.
Hé bien ! tout est-il prêt ?
CLITOPHON a en main deux petits livres bien reliés.
Je te l’ai déjà dit, sur le champ tout me naît.
La reliure est belle, et j’ose me promettre
Qu’il trouvera surtout quelque goût à ma lettre.
De ces livrets écrits seulement à la main
À tout événement je tiens un magasin,
Et selon que je vois l’occasion qui s’offre.
J’y vais coudre une Épître, et les tire du coffre.
J’ai vécu bien longtemps de ce petit trafic,
Et ne puis en cela faire tort au public.
Je suis, et tu le sais, d’assez bonne naissance,
Tout mon vice, Lisette, est ma seule indigence ;
Et sans craindre les bruits pour tâcher d’en sortir,
En cent et cent façons il faut se travestir.
Ainsi tantôt te fais le Généalogiste,
Tantôt l’homme d’État, et tantôt l’Alchimiste,
J’ai forgé des Romans qui courent l’Univers,
J’invente, je traduits, j’écris en Prose, en Vers,
J’ai de certains Auteurs les mêmes maladies,
Et bien ou mal enfin je fais des Comédies.
Mais je suis malheureux, tout me tourne en brouet,
On ne donne plus rien, il faut être valet ?
Et j’ai cet avantage en mon malheur extrême,
Que je sers un bon maître, et qui m’aime et que j’aime.
LISETTE.
Aminte m’aime aussi, je ne l’aime pas moins,
Il faut pour les servir appliquer tous nos soins,
Il faut par une ruse et délicate, et prompte
Attirer dans le piège et Raymond, et Géronte ;
Il n’est pas malaise. L’un a par mon ressort
Sa Généalogie en tête, mais bien fort :
L’autre, ou par avarice, ou par désir de vivre
Souffle depuis trente ans, et toujours veut pour future.
CLITOPHON.
C’est-à-dire qu’ils ont tous deux le cerveau creux.
LISETTE.
À peu près, et tous deux sont assez ombrageux :
Mais soyons les plus fins, et faisons leur paraître
Que souvent le valet en sait plus que le maître.
CLITOPHON.
Je me souviens de tout, tu ne m’as rien prescrit
Qui ne soit fortement gravé dans mon esprit,
Et ce ne nous est pas un petit avantage,
Que nul d’eux par bonheur ne connaît mon visage.
Lisette, que le tien a de charmes pour moi !
LISETTE.
Ton esprit, Clitophon, est ce que j’aime en toi.
Mais laissons ces douceurs, reviens dans un quart d’heure,
Jamais l’occasion ne se verra meilleure ;
Ou plutôt, si tu veux, fais quelques tours de mail,
Et je viendrai bientôt te donner du travail.
Quel autre livre as-tu ?
CLITOPHON.
C’est double batterie,
Et mon maître veut faire une galanterie.
Aminte aura le sien, et son Épître à part.
LISETTE.
Adieu, séparons-nous, le tour fera gaillard.
ACTE III
Scène première
AMINTE, LISETTE
AMINTE.
Je ne puis plus souffrir qu’on me tienne enfermée,
Et de mon père enfin ne suis-je plus aimée ?
A-t-il mis en oubli la gloire de son sang
Pour m’offrir un époux indigne de mon rang ?
Ô Ciel ! quelle injustice ! et quelle tyrannie !
Toute amour désormais, toute honte est bannie,
Et de l’éclat de l’or nos parents tout surpris
Nous donnent des tyrans sous le nom de maris.
LISETTE.
À tout examiner, entre riches et sages
L’intérêt aujourd’hui règle les mariages,
Et quoi qu’on ait le choix entre mille partis,
Tout le monde est rempli de ces mal-assortis.
Mais qu’en arrive-t-il ? ces indignes mélanges
Nous donnent des metifs et des monstres étranges.
AMINTE.
Ha ! s’il m’était permis de choisir un époux,
Ses biens ne feraient pas mes souhaits les plus doux,
Un plus noble sujet ferait naître ma flamme,
Et les seules vertus engageraient mon âme.
LISETTE.
À vous dire le vrai, je n’y connais plus rien,
Sinon que l’un de l’autre attend quelque soutien ;
Raymond a de grands biens, Géronte a la naissance.
Ma foi, tous ces vieillards retournent en enfance,
Et se persuadant qu’ils n’ont que quatorze ans
Se proposent encor de faire des enfants.
Il faut que votre père ait la même pensée,
Puisque de Polixène il a l’âme blessée,
Et qu’il veut l’épouser dans un âge où les sens
Pour être trop usés deviennent languissants.
AMINTE.
Hélas cette folie à qui toute autre cède
Peut-être de mes maux se verra le remède,
Et mon père épousant Polixène en ce jour,
Il m’ôte une rivale, et flatte mon amour.
Car enfin de Lysandre elle se vit aimée,
Autant que tu m’as dit que j’en suis estimée,
Et ce même Lysandre inconstant dans le choix
Peut encore changer pour la seconde fois.
Le dur nom de marâtre en cette heure fatale
M’est bien moins odieux que le nom de rivale ;
Oui, qu’elle m’ôte un père, et me cède un Amant,
Ou je ne trouve rien pour moi que de charmant,
Dont la condition est égale à la mienne,
Et qui ne manque point d’appui qui la soutienne.
LISETTE.
En effet, car enfin il a de la vertu,
Du cœur comme un Lyon, cent fois il s’est battu,
Il a de ses duels lassé la renommée,
Et Raymond devant lui ne ferait qu’un Pygmée.
Espérez toutefois, je travaille pour vous,
Je romprai leurs desseins, et les tromperai tous ;
Ils viendront s’enferrer, et toute leur prudence...
AMINTE.
Mais mon père survient.
Scène II
GÉRONTE, AMINTE, LISETTE
GÉRONTE.
Quoi, contre ma défense
Dans ce jardin public je vous trouve toujours !
Ma fille enfin je touche au plus beau de mes jours
À ce jour que pour vous souhaitait ma tendresse
Et qui porte chez moi les biens et l’allégresse.
J’ai conclu votre hymen, je vous en avertis,
Et vous donne en Raymond le plus grand des partis.
AMINTE.
Ha ! Monsieur, pensez mieux à ce choix que vous faites,
Pensez à ce qu’il est, comme à ce que vous êtes,
Et pour l’éclat d’un bien assez mal assuré
Ne vous hasardez pas d’en être censuré.
GÉRONTE.
Vous suivez les conseils de cette malapprise,
Et voulez être un jour Madame la Marquise.
Ma fille, je veux bien vous payer de raisons.
Nous ne nous voyons plus dans ces riches faisons,
Apprenez qu’aujourd’hui les bons partis sont rares ;
Ceux qui mènent grand bruit, qui font tant de fanfares,
Souvent deux jours après marchent tout doucement,
Et réduits aux emprunts vivent fort sèchement :
S’il s’offrait un Marquis, vous pourriez donc le prendre ?
Et moi je ne veux point de Marquis pour mon gendre,
Qui ses coffres à sec vienne attaquer les miens.
Ma fille la plupart ont mangé tous leurs biens ;
Et Monsieur le Marquis très vaillant de la langue,
Viendrait bientôt me faire une belle harangue,
Et me dire : Monsieur, aidez un Malheureux,
Pour ma condition, il est vrai, je suis gueux :
Mais je suis sur le point d’obtenir une charge,
Qui me vaudra beaucoup, et me va mettre au large.
Un autre, mes Fermiers me laissent sans argent,
Jamais mon Receveur ne fut si négligent.
Ma foi le Receveur, les Fermiers et la terre
Ne pourraient pas souvent payer un méchant verre ;
C’est une terre en friche, et des fermiers en l’air,
Et croit-on qu’en cela nous ne voyons pas clair ?
Les enfants abusés par de vaines chimères
S’estiment aujourd’hui plus sages que leurs pères ;
Mais les pères d’ailleurs doivent leur résister,
Et ne s’abaisser pas jusqu’à les consulter.
Raymond vient à propos ; Recevez-le, il s’avance,
Je vous laisse avec lui.
AMINTE, bas.
Ciel ! quelle est ma souffrance !
Scène III
RAYMOND, AMINTE, LISETTE
RAYMOND.
Vous me voyez joyeux, je viens en un moment
De conclure une affaire assez heureusement,
Et dont le pot de vin qu’un sous-traitant me donne
Vous est voué, Madame ; et je vous l’abandonne
Je ne suis pas tyran, je leur fait cent faveurs,
Et vous aurez souvent de pareilles douceurs.
Mais d’une sorte amour c’est là le moindre gage,
Et vous donner mon cœur c’est donner davantage.
Dois-je espérer le votre en échange du mien ?
Je sais qu’il ne se peut payer de tout mon bien.
(Le bien pourtant, Madame, est une belle chose)
Mais sur vous seule enfin mon bonheur se repose,
Et quoi que votre père aspire à nous voir,
De vous-même aujourd’hui je veux vous obtenir.
AMINTE.
Monsieur, en peu de mots je puis vous satisfaire,
Et je ne dois vouloir que ce que veux mon père.
RAYMOND, bas à Lisette.
Est-ce là ton Auteur ?
Clitophon approche, et fait trois ou quatre révérences.
LISETTE.
Oui.
RAYMOND.
Qu’il paraît chagrin
Le dois faire semblant d’ignorer son dessein.
Scène IV
RAYMOND, AMINTE, LISETTE, CLITOPHON
CLITOPHON.
Monsieur, de vos vertus la renommée éprise
Parle de vous au Tage, au Tibre, à la Tamise,
Ce qui m’a fait, Monsieur, prendre la liberté
De mettre votre nom à ce petit traité.
Ce nous est à tous deux une commune gloire,
Et nous vivrons tous deux par là dans la mémoire.
De plus, j’ai su, Monsieur, que vous devez dans peu,
Donner aux yeux de tous des marques d’un beau feu,
Et c’est pour honorer un si grand mariage
Que je viens à sa pompe ajouter cet ouvrage.
RAYMOND.
Monsieur, je suis fâché qu’un homme sans égal
Ayant tant à choisir, ait su choisir si mal.
D’autres jugeraient mieux de toutes vos merveilles,
Et pourraient mieux que moi reconnaître vos veilles.
D’ailleurs (et je crois bien qu’on vous a mal instruit)
Mes noces se feront avec fort peu de bruit ;
Et faites-moi, Monsieur, cette faveur insigne
D’adresser votre livre à quelque autre plus digne.
CLITOPHON.
À quelque autre plus digne ! ha, Monsieur, nullement ;
Il ne s’en peut trouver dessous le firmament.
Ne me refusez pas au moins de voir le titre,
Et puis en un moment nous aurons lu l’Épître.
RAYMOND, prend le lire, et lit.
HISTOIRE D’HYMÉNÉE, et de Carite
OU
LES MYSTÈRES SECRETS du Lit Nuptial.
POÈME COMIQUE.
La matière est plaisante, et le titre nouveau.
CLITOPHON.
Sans me vanter beaucoup, Monsieur, tout en est beau
La longueur qu’aux Auteurs tout le monde reproche,
Fait que je l’ai réduit à porter dans la poche,
Et dans ce peu d’espace on voit pourtant au jour,
Tout l’important secret de l’Empire d’Amour.
Il reprend le livre des mains de Raymond.
Il faut que je vous montre une certaine page,
Où de l’Épouse au lite dépeins l’équipage.
Permettez que je lise.
AMINTE.
Et permettez aussi
Qu’on vous fasse songer qui vous voyez ici.
CLITOPHON.
Je sais trop le respect que nous devons aux Dames.
Oui, Monsieur, ce couplet vaut seul cent Épigrammes.
Il lit.
La chambre Nuptiale est un riche lambris,
Où n’éclatent partout que des choses de prix.
L’or, l’azur, le cristal, l’ambre, les grandes glaces,
À de moindres brillants ne lassent point de places,
Mais d’abord en entrant Carite efface tout.
À se déshabiller enfin on la résout ;
L’Époux s’impatiente, on la couche avec peine,
Elle craint tout ensemble désire qu’il vienne ;
Sa mère demeurant la dernière au chevet
La console, l’embrasse, et la quitte à regret.
Mais il le faut quitter. D’une porte qui s’ouvre
Hyménée à leurs yeux brusquement je découvre,
Il chasse tout le monde, et de l’amour après
S’achèvent sans témoins les mystères secrets.
Pour les peindre il faudrait un crayon tout de flamme.
RAYMOND.
Brisons là, c’est assez ; Qu’en jugez-vous, Madame ?
Les vers et le sujet ont de la nouveauté.
AMINTE.
J’avais l’esprit ailleurs, je n ai pas écouté.
RAYMOND.
C’est un livre à devoir enrichir un Libraire.
CLITOPHON, à Aminte.
Madame je vous offre aussi cet exemplaire,
Cet endroit vous plaira.
AMINTE, bas.
Lysandre ici m’écrit.
Que cette invention fait voir qu’il a d’esprit !
RAYMOND.
Quoi, pour vous un aussi ? C’en est peut-être un autre.
CLITOPHON.
Non, Monsieur.
RAYMOND.
Que je voie.
CLITOPHON.
Il est semblable au votre.
J’y touche chaque chose assez mignardement,
Et Madame y prendra du divertissement.
Je lui répons de tout. Monsieur, voyons l’Épître.
Faute d’instruction j’ai pu manquer au titre ;
Le trop ou le trop peu tous deux sont vicieux,
Et sur ce point les Grands sont un peu chatouilleux.
À MESSIRE HUGUES DE RAYMOND,
RAYMOND.
Ce, de, devant Raymond n’est pas fort nécessaire.
CLITOPHON.
C’est pour vous distinguer d’avecque le vulgaire,
Et le petit Bourgeois s’en sert fort rarement.
On en voit quelques-uns s’en targuer fièrement :
Mais j’empêcherais bien, si l’on me voulait croire,
Que nul d’eux n’usurpât ce, de, si plein de gloire.
Cent francs pour chaque, de, se devrait imposer.
Le parti serait bon, il faut le proposer,
Il monterait sans doute à des sommes bien grosses,
Et vaudrait bien le don de ces nouveaux carrosses.
Monsieur, pensez-y bien, et peut-être qu’un jour
La proposition en plairait à la Cour,
Mon style est Laconique, et ma lettre concise,
Sans interruption soufflez que je la lise.
À MESSIRE HUGUES DE RAYMOND,
Ancien Baron du haut Languedoc, Seigneur de Maison vieille, de Château-vert, de Champfleurs, de Janville en Bazadois ; de Marmande en Beausse, Sénéchal de Brisemond, Bailli de la Case, Conseiller du Roi en ses Conseils, et cætera.
L’et cætera souvent n’est qu’un trait de la plume,
Et quoi qu’on ait tout dit on le met par coutume.
Mais je l’ajoute ici pour de justes raisons.
Et vous avez encor dix ou douze maisons.
AMINTE, bas à Lisette.
Toutes ces qualités me sont un peu suspectes.
CLITOPHON.
Je ne suis pas, Monsieur, de ces grands Architectes
Qui vous savent bâtir des Éloges pompeux :
Mon discours est sans fard, mais aisé, mais nerveux,
Et j’ai toujours tâché d’en bannir la rudesse.
Le poursuis.
RAYMOND.
Oui, Monsieur, s’il vous plaît, l’heure presse.
CLITOPHON.
MONSIEUR,
J’ai cru que cet Ouvrage qui doit se rendre immortel, puis qu’il est rempli d’instructions curieuses et utiles à tous ceux qui se marient, ne pouvait mieux paraître au jour que sous votre illustre nom, dont la gloire se rend de même immortelle. Il fait bruit dans l’Europe il y a plus de six siècles, vous descendez, Monsieur, de ce fameux Raymond de Saint Gilles Comte de Toulouse, qui sût porter à son plus haut faîte la gloire de sa Maison. C’est par un fils naturel d’un cadet d’un de ses puinés que vous remontés jusqu’à cet Auguste Aïeul, et jusqu’à un Odo, un Amalric, un Bertrand, un Hugues que les Historiens nomment les vieux Comtes : enfin jusqu’au grand Corson, qui tint le premier les rênes de l’Empire Toulousin, dont Charlemagne l’investit au retour de son voyage d’Espagne. Les bornes d’une lettre, etc.
RAYMOND.
Cette lettre est fort belle, et vous savez flatter.
CLITOPHON.
J’aurais bien eu, Monsieur, de quoi la dilater :
Mais votre modestie.
RAYMOND.
Elle est bien de la sorte,
À me louer par trop votre plume s’emporte.
Et c’est là le défaut de vous autres Messieurs.
À Aminte.
Je vois bien qu’il s’attend aux petites douceurs.
À Clitophon.
De ces vingt Louis d’or remerciez Madame.
CLITOPHON.
Je m’en vais travailler à votre Épithalame,
Et par de nobles vers reconnaître un présent,
Dont peu de gens, Monsieur, se piquent à présent.
RAYMOND.
Demeurez.
AMINTE, à Lisette.
Il lui donne assez peu, ce me semble.
Raymond feuillette cependant son livre.
LISETTE, bas à Aminte.
Retirons-nous, Madame, et laissons les ensemble ;
Peut-être à cet Auteur qui reçoit comme rien
Sans que nous le sachions il veut faire du bien.
Ce n’est pas seulement payer la reliure.
AMINTE, bas à Lisette.
Allons, je ne puis plus le souffrir, je t’assure.
Puis un peu haut à Raymond.
Monsieur, l’air un peu froid m’oblige de rentrer.
LISETTE, à Raymond.
Soutenez-vous qu’il faut tout faire enregistrer,
Vous en dût-il coûter une bien grosse somme ;
Car on ne devient pas en dormant Gentilhomme.
C’est un adroit, Monsieur, que je vous donne-là,
Et suivez bien sur tout son conseil en cela.
Adieu.
Scène V
RAYMOND, CLITOPHON
RAYMOND, bas.
De tout ceci que dois-je me promettre ?
Je vous suis obligé de votre belle lettre.
Mais de quelle façon pourriez-vous faire voir
Que de ces grands aïeux le puis me prévaloir,
Jusqu’à m’en dire issu, jusqu’à porter leurs armes ?
Quelques gens chatouilleux me feraient cent vacarmes,
Si je ne justifie, on pourrait m’insulter.
CLITOPHON.
Leurs tombeaux au besoin se peuvent consulter ;
D’un Comte de Toulouse il reste une Effigie
Qui seule hautement fait votre Apologie ;
C’était un petit corps, bien pris, assez replet,
Et si j’ai de bons yeux c’est votre vrai portrait.
N’en est-ce pas assez ? Mais d’ailleurs je déterre
Tout ce qu’ensevelit ou le temps, ou la guerre,
Et m’ose bien vanter par de secrets sentiers
De vous faire, Monsieur, jusqu’à cent quartiers.
Il tire de sa pochette deux Généalogies en parchemin.
Voici de nouveaux plans de Généalogies
De deux ou trois maisons quel on voyait saillies ;
Je trouve des ruisseaux depuis mille ans taris ;
Et j’ai ce que nul n’a, cent rares manuscrits.
Pourtant quand la maison se trouve un peu douteuse,
Quand l’injure des temps la rend moins orgueilleuse,
Il est très bon alors de s appuyer d’un Grand,
Qui par tout vous avoue, et soit votre garant.
Je connais un Marquis qui nous fera l’affaire,
Il descend des Raymonds du côté de sa mère,
C’est assez ; qui d’ailleurs a besoin d’être aidé,
Et l’argent obtient tout d’un homme incommodé.
RAYMOND.
En faudra-t-il beaucoup.
CLITOPHON.
Il est fort galant homme ;
Cent mille écus pour vous ne font pas grande somme.
RAYMOND.
Cent mil écus !
CLITOPHON.
J’en sais sur ce point important,
Qui n’ont pas marchandé pour en donner autant,
Et vous devez, Monsieur, ayant tant de courage.
Joindre à votre grand bien un si grand avantage.
RAYMOND.
Mais il pourrait tourner à ma confusion.
Pour ne me point flatter en cette occasion
Entre nous, cela sent sa Noblesse empruntée.
CLITOPHON.
Celle de biens des gens n’est pas mieux cimentée.
Non, non, ne craignez pas que l’on vous dise mot,
Vous n’êtes pas, Monsieur, tout seul de votre écot,
Et de peur que quelqu’un ne vous rompe en visière,
Le Marquis s’y prendra de la belle manière.
Allons le voir.
RAYMOND.
Allons. La chose est de grands frais.
CLITOPHON.
N’en demeurons pas là, Monsieur, à cela près.
ACTE IV
Scène première
LYSANDRE, seul
L’amour a ses chagrins ainsi que les délices,
Dans mon espoir douteux je souffre cent supplices,
J’attends de Clitophon ou la vie, ou la mort,
Et ce valet fidèle est maître de mon sort.
De Lisette et de lui l’adresse non pareille
Pourrait-elle aujourd’hui produire une merveille,
Et malgré l’indigence où se voit ma maison
De la fortune enfin me faire avoir raison.
Scène II
LYSANDRE, CLITOPHON
CLITOPHON.
Je vous cherche partout, Monsieur, vous êtes riche,
Il faut que désormais votre rival déniche ;
Raymond en a dans l’aile, et sera bien confus
Lorsque tantôt sur lui vous aurez le dessus.
Oui, j’ai fort désenflé sa bourse, et sans magie,
Il m’a très bien payé sa Généalogie,
Et peut enfin porter d’une Illustre maison
À la barbe de tous les armes et le nom.
Mais le Marquis, votre oncle, à part à ce mystère,
Comme il n’a point d’enfants, comme il vous aime en père,
Quoi qu’autant que le votre il soit incommodé,
Pour votre intérêt seul il a tout accordé.
Mais à cent mille écus, et Raymond qui compose
N’a pas d’assez bons yeux pour voir où va la chose,
Il offre enfin l’argent, et sans plus long discours
En voici le billet payable dans trois jours ;
Un Banquier le veut prendre, et pour peu de remise
La valeur en bel or dès ce soir m’est promise.
Lisette à ce dessein l’avait acheminé ;
Elle a bien de l’esprit, et du plus raffiné.
LYSANDRE.
Que ne te dois-je point, Clitophon ? je te jure.
CLITOPHON.
Trêve de compliments, Monsieur, je vous conjure ;
Poursuivons notre affaire et la menons à bout.
Nous ne sommes plus gueux, mais ce n’est pas le tout.
Aminte a bien reçu la lettre avec le livre...
LYSANDRE.
À de nouveaux soucis cette lettre me livre ;
Elle n’y répond rien.
CLITOPHON.
Vous êtes bien hâté,
Il suffit que jamais poulet n’a tant coûté,
Et que jamais Amant par un tel artifice
Du dessein d’un rival ne se rendit complice.
Aminte a lu la lettre, et l’a lève à ses yeux,
Que souhaitez-vous plus, et que pouvais-je mieux ?
Mais Géronte et Raymond trop amis, ce me semble,
Pourraient fort aisément être brouillez ensemble,
Un nouveau stratagème entre dans mon esprit,
Et la source en est là qui jamais ne tarit.
Il porte la main au front.
À nos cent mille écus joignons une autre ruse,
À connaître mes gens rarement je m’abuse ;
Ce Géronte est avare, et depuis quarante ans
À chercher l’or potable a consumé son temps ;
Je lui ferai goûter ce que je me propose,
Et c’est assez qu’il a du penchant à la chose ;
De plus sages que lui n’en sont pas échappés,
Et combien tous les jours s’en voit-il d’attrapés ?
Adieu, le temps nous presse, et faites votre compte ;
Qu’ayant dupé Raymond il faut duper Géronte,
J’ai ce vieillard à voir, j’ai l’argent à toucher,
Et n’aurai de ce soir le temps de me moucher.
LYSANDRE.
Peut-on voir à la fois plus d’adresse et de zèle ?
Fut-il jamais au monde un valet plus fidèle ?
Et pourrai-je à ses soins trouver un digne prix.
Scène III
LYSANDRE, LISETTE
LISETTE.
Hé bien de Clitophon avez-vous tout appris ?
L’argent est-il compté ? Que faut-il faire encore ?
LYSANDRE.
M’éclaircir promptement d’un grand point que j’ignore.
Dois-je vivre, ou mourir ? Et puis-je me flatter
Qu’Aminte entre mes bras veuille bien se jeter ?
Il ne me reste plus que cette unique voie,
Et du moins, s’il se peut, obtiens que je la voie.
LISETTE.
D’une ruse et belle espérons plus de fruit,
L’affaire, croyez-moi, se passera sans bruit ;
Nous avons tout conduit d’une adresse admirable,
Et je vous en promets un succès favorable.
Ne vous alarmez pas vainement sur ce point.
LYSANDRE.
Mais Aminte à ma lettre enfin ne répond point.
LISETTE.
Elle fera bien plus, et peut-être elle-même
Trompant de nos Argus la vigilance extrême,
Viendra bientôt ici respirer l’air si doux :
Mais je la vois déjà, Monsieur, éloignez-vous,
Et vous l’aborderez quand je vous ferai signe.
LYSANDRE.
Va, je reconnaîtrai cette faveur insigne.
Scène IV
AMINTE, LISETTE
AMINTE.
Je te cherche, Lisette.
LISETTE.
Et je vous cherche aussi.
AMINTE.
Hélas !
LISETTE.
Avez-vous donc quelque nouveau souci ?
AMINTE.
Non, mes maux sont si grands, qu’ils ne peuvent s’accroître,
Et que ne suis-je morte ? ou que ne suis-je à naître ?
Ce Raymond que je hais ce soir doit m’épouser,
Et je n’ai plus de quoi m’en pouvoir excuser.
Que le sort dans son choix seconde peu le notre,
De n’offrir rien à l’un, et donner tout à l’autre,
Et que dans ce partage injuste et si mal fait
La plus belle vertu montre un visage lait !
LISETTE.
Allez, tout ira mieux que votre cœur n’espère,
Cent mille écus enfin fléchiront votre père ;
Sa parole est donnée, il doit s’en souvenir.
AMINTE.
Ha ! Lisette, crois-tu qu’il la veuille tenir ?
Mais qu’as-tu fait du livre ?
LISETTE.
Il est dans ma cassette.
AMINTE.
Je n’y vois point mon nom, j’en ai l’âme inquiète,
Ce qui faisait ma joie augmente mon souci,
Et d’un cruel soupçon je sens mon cœur transi.
Lysandre à Polixène avait donné son âme,
Et la lettre s’adresse, à l’objet de sa flamme.
Quoi donc entre nous deux balance-t-il sa foi ?
Est-ce pitié pour elle ? est-ce respect pour moi ?
L’aime-t-il ? m’aime-t-il ? n’en aime-t-il aucune ?
Et que dois-je espérer enfin de la fortune ?
Faut-il pour m’éclaircir de ce douteux espoir,
Que j’aille m’exposer au hasard de le voir ?
Mon amour y consent, mais ma gloire y résiste :
Non, et dût cet hymen m’être encore plus triste,
Dût le Ciel m’accabler des malheurs les plus grands,
L’honneur m’est le plus cher, il parle, je m’y rends,
Sa présence en ces lieux m’attirerait du blâme,
Qu’il s’éloigne, et s’il peut, qu’il m’ôte de son âme.
Scène V
LYSANDRE, AMINTE, LISETTE
LYSANDRE entre brusquement.
Ce dernier point, Madame, est hors de mon pouvoir.
AMINTE.
Tu me trahis, Lisette, et tu l’as bien pu voir.
Vous me perdez, Monsieur, retirez-vous de grâce.
LYSANDRE.
Ha ! Madame, souffrez un moment mon audace.
LISETTE.
Donnez-lui ce moment, et sans tant de façon.
Vous, Monsieur, sans prélude, en deux mois, court et bon.
Lisette va en sentinelle à un coin du jardin.
LYSANDRE.
Dois-je donc l’employer ce cher moment, Madame,
À vous peindre l’ardeur d’une amoureuse flamme,
À vous ouvrir mon cœur qui ne vit que pour vous,
Et rendre de ses vœux hommage à vos genoux.
Ou, dois-je l’employer ce moment favorable,
À combattre avec vous un père inexorable,
Et d’un honteux hymen où l’on veut vous forcer,
Empêcher le succès où je n’ose penser.
L’heure presse, ordonnez, j’obéis sans réserve,
Et serai trop heureux pourvu que je vous serve.
AMINTE.
Lysandre, épargnez-moi la honte d’un aveu,
Qui me coûterait trop, et vous servirait peu.
Oui, je devrais punir l’orgueil de ma naissance,
Qui trahit un secret dont ma pudeur s’offense :
Mais ne triomphez point de l’avoir découvert,
Votre persévérance et vous nuit, et me perd.
J’aime, vous l’avez su : mais (et daignez le croire)
Je vous aime bien moins que je n’aime ma gloire,
Je ne puis rien promettre, et ne puis rien tenir,
Et c’est d’un père enfin qu’il me faut obtenir.
LYSANDRE.
Mais un hymen si prompt rompt toutes mes mesures ;
Donnez-moi tout pouvoir de venger vos injures ;
Éloignez-vous, Madame, et me laissez agir.
AMINTE.
Vous me parlez d’un crime, et m’en faites rougir.
Allez le proposer à votre Polixène,
À la persuader vous aurez moins de peine ;
Allez la revoir, dis-je, et sachez qu’en ce point
Je n’aime que ma gloire, et ne vous aime point.
Elle se retire à un coin du Théâtre.
LYSANDRE.
Ha ! si je la revois, ce sera pour lui dire,
Que je veux à jamais vivre sous votre empire,
Que pour vous seulement je conserve le jour,
Et si j’ai pu faillir, c’est par excès d’amour.
Scène VI
POLIXÈNE, AMINTE, LYSANDRE, LISETTE, CLARICE
POLIXÈNE.
Tu m’en as dit autant cent et cent fois, perfide ;
Oui volage, di vrai ; tu demeures stupide,
Et d’un juste remords ton lâche cœur atteint
A honte d’écouter le reproche qu’il craint.
Je n’étais donc le prix que d’une âme vénale,
Si j’avais de grands biens, je serais sans rivale,
Et si l’hymen d’un oncle enfin se différait,
Peut-être encor, peut-être un lâche m’aimerait.
LYSANDRE.
Madame, mon silence enfin ferait un crime,
J’ai des yeux et du cœur, et par là je m’exprime
Dispensez-moi de grâce, et pour votre intérêt
D’éclaircir davantage un point qui vous déplaît.
AMINTE.
Vous êtes donc, Madame, ici mon espionne ?
Je vous plains du souci que votre erreur vous donne ;
Car enfin, je connais Lysandre mieux que vous,
J’écoute avec plaisir tous vos transports jaloux,
Et je lui sais bon gré que dans cette occurrence,
Il sache de nous deux faire la différence.
POLIXÈNE.
Vous êtes toujours fière, et présumez beaucoup.
LISETTE.
Que de discours en l’air ! cessez et tout à coup,
J’entrevois là quelqu’un entre ces palissades.
Fuyons, sans différer ; je crains les embuscades.
LYSANDRE.
Que de peine à sortir de cet aimable lieu !
AMINTE, à Polixène.
Vous deviez lui répondre, il vous disait adieu.
Scène VII
RAYMOND, LYSANDRE
Raymond rencontre en face Lysandre, et le fait rebrousser, et les filles se retirent.
RAYMOND.
Monsieur, sans doute ici ma présence vous fâche,
Mais ne puis-je savoir qui des deux se relâche
Et vous a témoigné des sentiments plus doux ?
LYSANDRE.
Vous saurez seulement que je n’en veux qu’à vous.
RAYMOND.
À moi ? Nous n’avons rien à démêler ensemble.
LYSANDRE.
Plus que je ne voudrais, et plus qu’il ne vous semble.
Si j’en pouvais tirer raison avec honneur.
RAYMOND.
Vous dois-je quelque chose : et depuis quand, Monsieur ?
Tantôt de mes Commis je pourrai m’en instruire.
LYSANDRE.
Vous devez me céder, et vous osez me nuire.
Trop enflé d’un grand bien acquis, Dieu sait comment,
Je vous vois aujourd’hui m’insulter fièrement,
Et d’un lieu qui n’est point destiné pour des grilles,
En faire la prison de deux aimables filles.
Savez-vous qui je suis ?
RAYMOND.
Oui, je le sais fort bien.
Vous êtes Gentilhomme.
LYSANDRE.
Et vous, vous n’êtes rien.
RAYMOND.
Vous vous trompez, Monsieur, et l’envie est jalouse
De voir que je descends des Comtes de Toulouse.
LYSANDRE.
Vous devez l’afficher, et le tambour battant ;
Je veux bien l’avouer, je n’en savais pas tant.
Je hante un peu le Louvre, et jamais que je sache,
Vous n’avez à la Cour témoigné de l’attache,
Sinon pour quelque enchère, ou quelque nouveau bail.
RAYMOND.
Il est vrai que le Ciel a béni mon travail,
Et le plus noble sang croupit, lors que la bourse
Ne peut aux yeux du monde en éclaircir la source.
Monsieur, un gueux à beau trancher du grand Seigneur,
L’argent seul désormais est le grand point d’honneur.
LYSANDRE.
Oui, sans doute pour vous, pour un lâche courage ;
Une belle naissance a cent biens en partage,
Elle a de tout un peuple et de toute une Cour,
Et les vœux, et les soins, et l’estime, et l’amour.
Mais pour être bien Noble, il faut l’être de race,
Et pouvoir en montrer une immortelle trace ;
Autrement, c’est abus, et des millions d’or
Sont beaucoup au dessous de ce riche trésor.
RAYMOND.
L’un vante sa naissance, et l’autre sa richesse :
Mais laissons là mes biens comme votre noblesse,
Sur ces deux points fameux c’est assez débattu,
La Noblesse et les biens cèdent à la vertu.
Faites-en voir, Monsieur, autant que moi ; peut-être
Autant que vous par là je me ferais connaître.
LYSANDRE.
Votre métier pour elle a fort peu de respect.
RAYMOND.
Le métier de la guerre est encor plus suspect.
Brisons-là, s’il vous plaît, j’honore vos mérites,
Et je puis vous servir, enfin, si vous me dites.
À laquelle des deux vous portez votre espoir.
LYSANDRE.
Dans une heure au plus tard vous le pourrez savoir.
Adieu.
RAYMOND.
Le beau Lysandre ici ne veut rien dire :
Mais je saurai tantôt pour laquelle il soupire.
C’est un jeune homme fier, quoi qu’honnêtement gueux,
Et ces petits Marquis la plupart sont fougueux.
Scène VIII
RAYMOND, CRISPIN
CRISPIN.
Monsieur, je suis à vous.
RAYMOND.
Quel est cet équipage ?
Pistolets, grande brette, ou vas-tu donc ?
CRISPIN.
J’enrage.
Où s’est allé cacher ce maître fanfaron ?
Je voudrais bien parler à ce jeune luron,
Qui d’un ton assez haut, et d’une mine fière
Semblait vous quereller, et vous rompre en visière.
Vous voyant du balcon prêt d’en venir aux coups,
Je sortais à dessein de me battre pour vous.
Car vous autres, dont l’âme au gain est occupée,
Savez mieux manier la plume que l’épée,
Et vous ne vous piquez que du tour du baston.
On peut se rencontrer pourtant en tel canton,
Ou vous avez affaire avec des têtes chaudes,
Qui pourraient vous donner de rudes chiquenaudes,
Et vous venir chercher jusqu’en votre maison,
Si vous n’aviez du cœur pour en tirer raison.
RAYMOND.
J’estime assurément ton courage et ton zèle,
Et te suis obligé d’embrasser ma querelle.
Mais elle n’est pas grande, et Lysandre bientôt
Lorsque j’ai répondu n’a plus parlé si haut.
Il était en colère, et pourtant deux paroles
Sans nous battre ont rendu tous les desseins frivoles,
La prudence, crois-moi, fait plus que la valeur,
Et qui porte une épée est bien souvent sans cœur.
CRISPIN.
Moi, j’en ai pour nous deux, et dedans la contrée,
Où ma commission doit me donner entrée,
Si l’on venait jamais sur moi crier haro
On verra que j’entends plus que le numéro.
Mais où m’enverrez-vous pour mon apprentissage ?
RAYMOND.
Dans ces sortes d’emplois il faut être bien sage,
Servir fidèlement, n’être point débauché,
Et rendre conte exact de ce qu’on a touché.
CRISPIN.
En usez-vous ainsi ?
RAYMOND.
Mais afin que Lysandre
Chez Géronte ou chez moi n’ait plus rien à prétendre,
Va-t’en trouver ton maître, et dis-lui de ma part
Qu’il faut faire une fin dès ce soir au plus tard.
ACTE V
Scène première
LISETTE
Clitophon ne vient point, j’ai fait ici cent tours,
Et pour quiconque attend les heures sont des jours.
Mais mon jaloux pourrait me payer d’une ruse,
Tandis qu’en ce jardin trop longtemps je m’amuse.
Je le voyais tantôt pensif de bout en bout,
Examiner ma chambre, et jeter l’œil partout.
Le curieux qu’il est, et qui partout fureté
À force de chercher trouvera ma cassette.
Elle est dans une niche au dossier de mon lit ;
S’il va la découvrir, quel sera mon dépit !
Tous mes bijoux y dont, et s’il y pouvait mordre,
Jamais dans la maison il ne fut tel désordre,
Il y trouvera tout, et livre et diamant,
Je cours l’en empêcher.
Scène II
GÉRONTE, LISETTE
GÉRONTE.
Tu fuis bien promptement.
LISETTE.
Ma Maîtresse m’attend, je tarde trop.
GÉRONTE.
Demeure.
Mes ordres font donnez, tout est prêt dans une heure.
Mais j’avais ignoré jusqu’ici que Raymond
Sortît d’une si noble et si grande maison,
Des Comtes de Toulouse ; après cela ma fille
Ne peut en l’épousant qu’honorer ma famille.
L’Auteur dans son Épître a fort bien réussi,
Et mérite un peu plus qu’un simple grand-merci.
Adire vrai pourtant ces Auteurs assassinent,
Et chez l’un ou chez l’autre incessamment butinent ;
Tant pour les anciens que les nouveaux venus,
Il faudrait de la Perse avoir les revenus,
Ils auront beau m’offrir petit ou gros volume,
Je leur en ferai bien perdre à tous la coutume.
LISETTE.
Quelqu’un veut vous parler.
GÉRONTE.
Qui ?
Scène III
GÉRONTE, CLITOPHON
CLITOPHON.
Pourrais-je, Monsieur,
Vous dire quatre mots ?
GÉRONTE.
Êtes-vous un Auteur ?
CLITOPHON.
Peut-être : mais Auteur qui jamais ne demande.
GÉRONTE.
Vous êtes donc, Monsieur, l’unique de la bande.
CLITOPHON.
Il nous faut être seuls.
GÉRONTE.
Fort bien. Retirez-vous.
Lisette se retire.
CLITOPHON, regardant de tous côtés.
Ne reste-t-il ici personne autour de nous ?
Ce que je dois vous dire est de telle importance,
Qu’il ne veut que vous seul dans cette confidence.
GÉRONTE.
Non, vous pouvez parler sans crainte de témoins.
CLITOPHON, faisant semblant de chercher.
Monsieur, permettez-moi d’aller par tout les coins.
GÉRONTE.
Tant de précautions sont sans doute inutiles.
CLITOPHON.
On se fait bien souvent les choses trop faciles.
Monsieur, je veux de plus avoir votre serment,
Que vous n’en direz rien sans mon consentement.
GÉRONTE.
D’accord, donnez la main, c’est assez que j’y touche,
Et jamais un secret n’est sorti de ma bouche.
CLITOPHON.
Me voilà satisfait, je n’ai plus de souci,
Et vous allez savoir ce qui m’amène ici.
Clitophon fait l’action d’un homme qui regarde de tous côtés, si on le peut écouter.
GÉRONTE.
Mon Dieu ! que craignez-vous ? une mouche qui vole ?
CLITOPHON.
L’air plus loin qu’on ne croit emporte la parole.
Je me trouve toujours dans quelque émotion,
Et ne puis prendre enfin trop de précaution.
GÉRONTE.
Parlez donc, quel tourment !
CLITOPHON.
Monsieur, je prends haleine.
GÉRONTE.
Moi je pers patience, et j’en prends la migraine.
Adieu, votre secret se vend un peu trop cher.
CLITOPHON, retenant Géronte par le bras.
Peut-on mieux l’empaumer ! Je vais me dépêcher.
Oui, je vais vous ouvrir la source inépuisable
D’un trésor aux mortels si chair, si souhaitable,
Cette haute science, ou plutôt cet écueil
Où de tant de savants se vient briser l’orgueil,
Cet Art, dont l’ignorance est si fort ennemie,
Et pour tout dire enfin, la divine Alchimie.
GÉRONTE.
Ho ! la possédez-vous ?
CLITOPHON.
Oui, mais parfaitement.
Je sais ce qui se fait dedans chaque Élément.
Je puis donner de plus d’assez bonnes enseignes
D’avoir tout le secret de l’État des trois règnes,
Dont (si j’excepte l’homme) on voit le minéral
Endurée, en vertu ne souffrir point d’égal.
J’en sais tous les détours et les routes secrètes ;
Je connais le rapport des métaux aux Planètes,
De l’argent à la Lune, et de l’or au Soleil.
Les autres ne vont pas dans un degré pareil ;
Mars, Saturne, Vénus, Jupiter et Mercure
Sont d’une moins parfaite et moins noble nature
L’un est soumis à l’autre, et tous soumis à l’or.
Ici nul avant moi n’a pris si haut l’effort ;
Hermas, le grand Hermès, Raymond Lulle, Tritheme,
Geber, Bacon, Rassis, et Paracelse même,
Ernest, Tycho-Brahé, Quercetan, Van Helmont,
Qui venu des derniers a fait le Rodomont,
Et Flamel et Clauber ces renommés Chimistes,
Ne sont auprès de moi que de méchants Sophistes.
Nul d’eux n’a jamais pu parvenir au grand but.
Je le touche à la fin.
GÉRONTE.
Vous le touchez !
CLITOPHON.
Oui, chut.
Si quelqu’un m’écoutait, bientôt, bientôt l’envie
Viendrait pour m’arracher mon secret ou ma vie.
L’un et l’autre est à vous, vous êtes généreux,
Et si vous le voulez, vous allez être heureux.
Je vous rendrai, Monsieur, plus riche qu’un Monarque.
J’ai le secret aussi de surmonter la Parque,
L’Or potable, qui peut rajeunir un vieillard,
Et cette Panacée où vise ce grand Art.
GÉRONTE.
Prenez donc tout mon bien pour un trésor si rare.
CLITOFHON.
Je vois avec plaisir que votre esprit s’égare ;
Qu’en ferais-je, Monsieur, quand je veux, j’ai de l’or
Plus que tous les Incas ni que le Grand Mogor.
GÉRONTE.
Mais de cette façon je demeure insolvable.
CLITOPHON.
Non, vous avez chez vous un trésor admirable ;
Une fille, et mon fils qui l’aime avec ardeur,
Vous offre mon secret en lui donnant son cœur
Je ne vous dis pas tour, j’ai de plus une nièce,
Vous êtes d’âge encore à faire une maîtresse ;
Vous n’aurez qu’à parler ; je ne la flatte pas
Si je dis qu’elle est belle, et qu’elle a des appas ;
Elle n’a que douze ans, elle est toute innocente,
Et vous la dresserez mieux qu’une autre de trente.
GÉRONTE.
La jeunesse pour nous a souvent du mépris.
CLITOPHON.
Mon secret vous fera tomber tout le poil gris.
GÉRONTE.
L’offre est avantageuse, et si je dois vous croire,
Elle va me combler de bonheur et de gloire ;
Oui, je vais y penser mûrement dès ce soir,
Et demain, s’il vous plaît, vous reviendrez me voir.
CLITOPHON.
Je n’y manquerai pas.
Scène IV
GÉRONTE
Ciel !que viens-je d’entendre ?
Quoi dois-je donc changer de maîtresse et de gendre ?
Que je suis combattu ! bel or, que tu me plais !
Or potable, je t’ai déjà sur le palais.
Que ton goût est divin, et ta vertu divine !
Oui, mon âme vers toi facilement encline.
Dans ma chambre à l’écart, allons tout balancer ;
La chose est importante, il y faudra penser.
Scène V
RAYMOND, GÉRONTE, POLIXÈNE, CLARICE
RAYMOND.
Pour mettre fin à tout j’amène ici ma nièce,
Et vous ne songez pas, Monsieur, que l’heure presse.
GÉRONTE.
Il y faudra penser, et rien n’est tant pressé.
RAYMOND.
Mais je croyais, Monsieur, que tout était pensé.
GÉRONTE.
Il y faudra penser, vous dis-je, et cette affaire
Semble si brusquement ne se devoir pas faire.
RAYMOND.
Oui, sans doute, pour vous, Monsieur, et je vois bien
Que vous n’avez pas lieu de vous presser de rien ;
Votre poil le déclare, on peut, je le confesse,
À votre âge aisément se passer de maîtresse.
GÉRONTE.
Vous en croirez, Monsieur, tout ce qu’il vous plaira.
POLIXÈNE, bas.
J’espère qu’à la fin le Ciel m’écoutera,
Et pour un autre époux mon destin me réserve.
RAYMOND.
Mais, Monsieur, voyez-vous, rien qu’un mot et qui serve.
GÉRONTE.
Il y faudra penser.
RAYMOND.
Quoi donc, et sans cesser
Vous voulez froidement penser et repenser ?
Et moi, je ne veux pas y penser davantage.
Votre fille attend-elle un plus grand avantage ?
Je ne vous ai pas dit la moitié de mon bien,
Et pour y trop penser vous pourriez n’avoir rien.
GÉRONTE.
Monsieur, parmi tant d’or, dont le poids vous accable ?
N’auriez-vous point un peu de ce bel or potable ?
RAYMOND.
Vous en pourrez manger aussi, si vous voulez.
Je crois que ses esprits sont tous démantelés ;
Avec son or potable il faut que je l’admire,
Je ne sais si le dois ou n’en fâcher, ou rire.
L’âge fait radoter. Mais, Monsieur, après tout,
Sortons de cette affaire, et voyons-en le bout.
GÉRONTE.
Il y faudra penser.
RAYMOND.
Ha ! c’est me faire injure.
Ce penser eternel m’est de mauvais augure.
Scène VI
GÉRONTE, RAYMOND, POLIXENE, AMINTE, CRISPIN, LISETTE, CLARICE
AMINTE.
Je suis de la maison, Monsieur, c’est un sabbat ;
Et Crispin et Lisette ont ensemble combat
Crispin entre avec une cassette fois le bras, et Lisette la lui voulant arracher.
LISETTE.
Qui, tu me la rendras.
CRISPIN.
Pas sitôt, que je sache.
J’ai si bien fureté, que j’ai trouvé la cache,
Je suis maître à présent de ton petit trésor.
LISETTE.
Ne t’en vante pas tant, tu ne l’as pas encor.
CRISPIN.
Je n’en ai pas la clé, mais si tu ne la donnes.
LISETTE.
Hé bien, que feras-tu ?
CRISPIN.
C’est en vain que tu tonnes,
Je saurai bien l’ouvrir avec le moindre effort.
LISETTE.
Mon mignon, rend-la moi.
CRISPIN.
Ce doux nomme plaît fort.
Oui, je te la rendrai.
LISETTE, à Géronte.
Monsieur, je vous conjure
D’empêcher qu’un mari me fasse cette injure.
GÉRONTE.
Rend, rend-lui sa cassette, et sans tant de façon.
CRISPIN.
Monsieur, permettez-moi d’éclaircir mon soupçon.
Puisqu’enfin je la tiens, il faut que je la fouille,
Et que de cent soucis mon cerveau se débrouille.
Je lui donne si peu, que je ne sais comment
Sa bourse peut fournir à tant d’ajustement ;
Et je crains fort, à voir le beau train qu’elle mène,
Que quelque autre lui donne à gouverner la sienne.
LISETTE.
Je suis honnête femme.
CRISPIN.
Hélas je le crois bien.
Qui te contredirait ? ton honneur est le mien.
Mais on peut en douter, et dans ce fâcheux doute,
J’ouvrirai la cassette, et la viderai toute.
RAYMOND.
Peut-être il nous importe avec lui de la voir.
LISETTE.
Maudits soient les maris qui veulent tout savoir.
GÉRONTE.
Tu t’otomaque trop, et que crains-tu, Lisette ?
CRISPIN.
Que l’honneur ne s’envole en ouvrant la cassette.
AMINTE, à Lisette bas.
Lisette, c’en est fait, s’il peut enfin l’ouvrir.
POLIXÈNE, à Clarice bas.
Quelque mystère est là que l’on va découvrir.
CRISPIN.
Nous allons voir beau jeu.
LISETTE.
Va, je ne te crains guère.
GÉRONTE.
Je te réponds de tout apaise ta colère.
CRISPIN.
C’en est fait à la fin.
LISETTE.
Hé bien, es-tu content ?
CRISPIN.
Je ne m’étonne plus qu’il m’en démangeait tant.
Que d’ambre ! que de nœuds ! que de gants !
LISETTE.
Sont-ils vôtres ?
CRISPIN.
Pour tous ces bijoux-là n’en donnes tu point d’autres ?
Un diamant !
LISETTE.
Oui da.
CRISPIN.
Dis-moi, langue d’aspic,
Ou prends-tu ces joyaux, et quel est ton trafic ?
Mais fouillons plus avant.
LISETTE, mettant la main sur sa cassette.
Cela te doit suffire.
GÉRONTE.
Je te ferai tout rendre, et ce n’est que pour rire.
CRISPIN.
Un livre !
RAYMOND prend le livre.
Montre moi. C’est celui de l’Auteur
Qui portait tout le front d’un insigne imposteur.
Justement, le galant à la dernière page
Fait voir qu’il n’en est pas à son apprentissage.
POLIXÈNE, à Clarice.
Ce sont jeux de Lysandre, et tours de son valet.
RAYMOND, à Aminte.
C’est fort subtilement faire rendre un poulet,
J’en ai payé le port, et chèrement, Madame.
AMINTE.
Qui n’y prend point de part n’en peut avoir de blâme.
RAYMOND.
C’est bien dit. Mais enfin il vous est adressé.
AMINTE.
Je ne le pense pas.
RAYMOND.
Et moi je l’ai pensé.
Il lit
À l’unique objet de ma flamme
Que je ne puis voir quand je veux,
J’ose adresser ici mes vœux
Et découvrir toute mon âme.
Permettez que je rompe enfin votre prison,
Sans vous je ne saurais plus vivre ;
C’est tout ce que vous dit ce livre,
Car le reste est une chanson.
LYSANDRE.
À l’unique objet de ma flamme.
Pouvez-vous le nier lisez, lisez, Madame.
AMINTE.
Il est dans l’univers d’autres objets que moi.
RAYMOND.
L’Univers est bien grand ; mais enfin je ne vois
Que vous ou que ma nièce, à qui le beau Lysandre
Ait lieu de découvrir une amitié si tendre.
AMINTE.
Un valet étourdi peut bien s’être mépris.
Votre nièce, Monsieur, est belle, et vaut son prix,
Il s’est trompé sans doute, et m’aura pris pour elle.
POLIXÈNE.
Cela pourrait bien être.
CRISPIN.
Entre vous la querelle.
GÉRONTE.
Je veux de tout ceci savoir la vérité,
Lisette, tire nous de cette obscurité,
Tu sais comme tout va.
LISETTE.
Mais non, pour vous le dire :
Après m’être fâchée, à présent je veux rire,
Vous ne le saurez pas, quand vous en mourriez tous ;
Je veux pour mon plaisir vous voir tous trois jaloux,
Je veux pour vous punir vous laisser dans le doute.
Lysandre en veut à moi, que sait-on ?
Raymond cependant rêve sur la lettre.
CRISPIN.
Je t’écoute
Tien, voilà ta cassette, et crois que désormais
Je t’observerai mieux que je ne fis jamais.
GÉRONTE, à part.
Ce galant à fourber étant si grand Artiste
Peut ainsi que l’Auteur être aussi Alchimiste.
Il n’en faut point douter, je vais presser Raymond,
Et l’une ou l’autre enfin nous ferait un faux bond.
RAYMOND, à part.
Tout ceci me surprend, me fâche, m’embarrasse,
Et contre mon honneur quelque fourbe le brasse.
À Géronte.
Monsieur, vous n’aviez pas tant mauvaise raison,
Il y faut bien penser dedans cette saison,
Et qui déjà jeunesse est faite au badinage
Y renonce avec peine après le mariage.
GÉRONTE.
Pour leur couper chemin concluons promptement.
RAYMOND.
Il y faudra penser.
GÉRONTE.
Penser !
RAYMOND.
Et mûrement.
GÉRONTE.
Vous paraissiez tantôt d’un avis tout contraire,
Ne laissons pas traîner plus longtemps cette affaire
RAYMOND.
Il y faudra penser.
GÉRONTE.
Mais, Monsieur, et pourquoi ?
Allez, tout ira bien, fiez vous-en sur moi.
RAYMOND.
Il y faudra penser.
AMINTE, bas.
En perdît-il l’envie !
POLIXÈNE, bas.
Pussent-ils y penser tout le long de leur vie !
GÉRONTE.
L’irrésolution témoigne peu d’amour.
RAYMOND.
Vous avez tant pensé, que je pense à mon tour.
GÉRONTE.
Quel bruit entends-je là ?
LISETTE.
L’on décharge à la porte
Un coffre assez pesant que ce valet escorte.
Deux portefaix viennent décharger un coffre à la porte du logis de Géronte.
Scène VII
RAYMOND, GÉRONTE, AMINTE, POLIXÈNE, LISETTE, CLARICE, CRISPIN, CLITOPHON
CLITOPHON.
Cent mille écus en or, et contez de ma main,
Pourront-il reposer chez vous jusqu’à demain !
Mon maître vous en prie.
GÉRONTE.
Et quel maître ?
CLITOPHON.
Lysandre.
GÉRONTE.
Ne vous connais-je point ?
RAYMOND.
Je commence à comprendre
La fourbe qu’on me joue, et j’en tiens aujourd’hui.
GÉRONTE.
Lysandre est votre maître, et l’argent est à lui !
CLITOPHON.
Oui, Monsieur ; À qui donc ? Mais le voici lui-même.
RAYMOND.
Vit-on jamais au monde un pareil stratagème.
Scène VIII
GÉRONTE, RAYMOND, AMINTE, POLIXÈNE, LYSANDRE, LISETTE, CLARICE, CRISPIN, CLITOPHON
LYSANDRE.
Monsieur, si ma naissance avec cent mille écus
Me peut mettre à la fin à couvert d’un refus ;
Si d’une ferme foi vous acceptez ce gage,
Je me tiens trop heureux, ce m’est trop d’avantage ;
J’adore votre fille, et faites en ce jour
Voir autant d’équité que je fais voir d’amour.
POLIXÈNE, bas.
Le puis-je ouïr !
RAYMOND.
Voilà mon Généalogiste.
GÉRONTE.
À deux de jeu, Monsieur, et c’est mon Alchimiste.
CLITOPHON.
Ne vous l’ai-je pas dit quand je veux j’ai de l’or
Plus que tous les Incas, ni que le grand Mogor ;
Mon adresse est, Monsieur, toute mon Alchimie.
RAYMOND, à Géronte.
Votre âme sur son or s’était trop endormie.
GÉRONTE, à Raymond.
Vous croyiez donc sortir d’un Comte Toulousain.
LYSANDRE, à Raymond.
Pour vos cent mille écus dites-vous mon cousin.
CLITOPHON.
Et pour encore autant vous l’avoueriez pour frère.
RAYMOND.
Nous ne sortirons pas ainsi de cette affaire,
Vous me rendrez l’argent, ou bien j’y périrai.
LYSANDRE.
Je l’ai reçu d’un Oncle, et je le garderai.
Mais n’y trouvez-vous pas assez bien votre compte ?
Quoi porter de Toulouse, et Couronne de Comte,
Avoué d’un Marquis, et que voulez-vous plus ?
Tout cela pour le moins vaut bien cent mille écus.
CLITOPHON, à Raymond.
N’eussiez-vous jamais fait de plus folles dépenses !
Vous faites aujourd’hui de grandes alliances ;
On ne peut trop payer cet honneur éclatant,
Et naguère l’argent ne vous coûtait pas tant.
POLIXÈNE.
Je ne puis plus enfin retenir ma colère.
RAYMOND.
Retirons-nous ma nièce, il faut les laisser faire ;
Cet argent leur pourra durer un an ou deux ;
Vous serez mariée, et plus richement qu’eux.
Je ne me frotte plus à de ces gens à Cane,
Et je veux vous donner un homme de Soutane.
Adieu.
CLITOPHON.
Voilà de quoi faire un conte à la Cour.
Il méritait ma foi qu’on lui jouât d’un tour.
Ses grands biens l’enflent trop. Monsieur, que vous en semble.
C’était un coup d’état de vous brouiller ensemble.
D’une méchante affaire, où vous penchiez si fort
J’ai su vous dégager ; et sans lui faire tort
J’ai tiré de Raymond ce trop indigne gendre
Cent mille bons écus bien acquis à Lysandre
LISETTE.
Monsieur, souvenez-vous.
GÉRONTE.
Oui, je m’en souviens bien,
À Lysandre.
De ma fille et de vous j’approuve le lien.
LYSANDRE, à Aminte.
Puis-je vaincre à la fin cette vertu sévère ?
AMINTE.
Elle est assez vaincue, ayant vaincu mon père.
CRISPIN.
À ma Commission je puis bien dire adieu.
LYSANDRE.
Va, de la regretter tu n’auras pas de lieu.
Mais je dois bien aimer Clitophon et Lisette.
GÉRONTE.
Crispin, baise ta femme, et que la paix soit faite.
Puisque tout était prêt, je veux que dès ce soir
Vous cueilliez en repos le fruit de votre espoir.
Il s’en vont.
LISETTE.
Crispin.
CRISPIN.
Que me veux-tu ? que d’abord je te baise ?
LISETTE.
Non, je veux seulement que ton courroux s’apaise,
Tu voulais être riche, et tu vois qu’en ce temps
On ne fait que parler de Riches mécontents.