Le Rendez-vous (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY) ou l’amour supposé
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 27 mai 1733.
Personnages
LUCILE, jeune veuve
VALÈRE
LISETTE, suivante de Lucile
CRISPIN, valet de Valère
MONSIEUR JAQUEMIN, sous-fermier, amoureux de Lucile
CHARLOT, jardinier de Lucile
UN LAQUAIS de Monsieur Jaquemin
UN DOMESTIQUE de Lucile
La Scène est dans une ville de Bretagne.
Le Théâtre représente l’avenue d’un Château.
À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MONSEIGNEUR LE COMTE CLERMONT
MONSEIGNEUR,
Le Public s’apercevra aisément que ce n’est ni la gravité ni l’excellence de mon Ouvrage qui me font prendre la liberté de le dédier à VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME : mais l’offre des prémices, de quelque genre, et quelque imparfaites qu’elles soient, est un hommage que les Protecteurs des Lettres veulent bien me pas dédaigner.
Combien doivent être encouragés ceux qui se sentent des talents, et combien est utile à la gloire de la Nation le soin que prend VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME de veiller au progrès des Arts ! car il faut l’avouer, MONSEIGNEUR, ce sont les regards des grands Princes qui soutiennent les génies sublimes dans leurs vastes entreprises, qui élèvent un esprit médiocre à un degré éminent, et qui souvent font naître le mérite où, peut-être, il n’aurait jamais été.
L’Éloge de VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME me sera pas hasardé par l’Auteur d’une petite Comédie ; trop heureux si j’ai pu contribuer à son amusement, et s’il m’est permis de me dire, avec le plus profond respect,
DE VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME,
MONSEIGNEUR,
Le très humble et très obéissant serviteur,
FAGAN.
Scène première
LISETTE, CRISPIN
Ils entrent sur la Scène en rêvant.
LISETTE.
Oui, mettons aujourd’hui toute notre Science
À les faire sortir de leur indifférence.
Il ne sera pas dit qu’après un long séjour,
Un couple, qui paraît fait exprès pour l’amour,
Jeune, libre, charmant, ton Maître et ma Maîtresse
N’auront point l’un pour l’autre eu la moindre tendresse.
Enfin que penses-tu de mon projet, Crispin ?
CRISPIN.
Ma foi, sans balancer, je tope à ce dessein.
Les moments nous sont chers. Dans notre état funeste,
C’est, je crois, mon enfant, tout l’espoir qui nous reste.
LISETTE.
Pour réussir, la chose a ses difficultés.
Peut-être qu’il faudrait s’être mieux consultés,
Mettre au jeu plus d’esprit ; pour toute batterie
Nous avons un grand fond d’amour, de fourberie.
CRISPIN.
Pour ces deux qualités, tu peux compter sur moi.
Pendant que d’un côté tu feras ton emploi,
De l’autre adroitement je tromperai Valère ;
Et même tu verras si j’ai du savoir faire.
LISETTE.
Dis-moi de quoi le sort aussi s’est avisé
De nous faire aimer, nous ?
CRISPIN.
Ton petit air rusé,
Tes façons m’ont séduit, tes yeux, mainte autre chose...
Que veux-tu ? J’en sais mieux les effets que la cause.
LISETTE.
Tu m’as su plaire aussi, je ne sais pas comment.
Cependant nous touchons à ce fatal moment
Qui peut nous séparer.
CRISPIN.
Oui ; si d’un prompt remède
Nous n’avons le secours, si le Ciel ne nous aide :
L’Arrêt est prononcé ; demain, avant le jour,
Valère, pour Paris, a marqué son retour.
LISETTE.
Et ma Maîtresse et moi, nous restons.
CRISPIN.
Il me semble
Qu’ils n’auraient point sitôt dus accorder ensemble.
Lucile est Légataire, et Valère Héritier
D’un Vieillard bas-Breton, Plaideur de son métier :
De Chrysante, en un mot, l’embrouillé codicille
Leur ouvrait aux procès une route facile ;
Le bonhomme, en mourant, eut cet espoir flatteur.
Méprise-t-on ainsi l’esprit d’un Testateur ?
LISETTE.
Il est vrai que bien peu l’intérêt les domine :
Mais cette raison même encor me détermine ;
J’en tire un bon augure. Un penchant amoureux
Germe plus aisément en des cœurs généreux.
CRISPIN.
J’avais, de mon côté, pour nous tirer d’affaire,
Projeté... Mais...
LISETTE.
Comment ?
CRISPIN.
Si je quittais Valère ?
Je perdrais pour le moins quatre ans qui me sont dus ;
Et j’aurais quelques coups de bâton par-dessus.
LISETTE.
Mauvais expédient.
CRISPIN.
Qui lui ferait entendre
Que les chemins...
LISETTE.
Sottise.
CRISPIN.
Il faut donc nous y prendre
Comme tu le disais.
LISETTE.
Oui, ne balançons plus.
C’est trop perdre de temps en discours superflus.
Si nous ne détournons l’orage qui s’apprête,
Songe encore une fois que tu perds ta conquête,
Qu’à Charlot, ton Rival, Lisette va rester.
CRISPIN.
Voyez-vous ce Butor qui voudrait en tâter ?
LISETTE,
Je vais trouver Lucile...
CRISPIN.
Et moi chercher mon Maître...
J’y cours... Mais n’est-ce pas lui que je vois paraître ?
LISETTE.
C’est lui-même.
CRISPIN.
Il suffit.
LISETTE.
Au moins...
CRISPIN.
Retire-toi.
LISETTE.
Mais te souviendras-tu ?...
CRISPIN.
Repose-toi sur moi.
LISETTE.
Surtout, le rendez-vous.
CRISPIN.
Mon Dieu ! laisse-moi faire.
LISETTE, à part.
Nous voulons augmenter l’Empire de Cythère,
Amour, puissant Amour, seconde notre ardeur !
Scène II
VALÈRE, CRISPIN, LISETTE
VALÈRE, achevant de lire quelques papiers.
Ha ! Crispin, je te cherche.
LISETTE, haut à Crispin.
Adieu, beau Voyageur.
Soyez discret.
CRISPIN.
Adieu.
Scène III
VALÈRE, CRISPIN
VALÈRE.
Quelle est donc cette fille ?
CRISPIN.
C’est Lisette, Monsieur... Elle est assez gentille.
VALÈRE.
Oui ; je me la remets. Me voilà, grâce aux Dieux,
Sorti, mon cher Crispin, de ce Dédale affreux,
De ce confus amas d’énormes Procédures.
Plutôt que de passer par de telles tortures,
Par la noire chicane, et ses honteux détours,
J’aimerais mieux, je crois, n’hériter de mes jours.
À Paris on m’attend avec impatience :
La Veuve, la Comtesse, Aminte, Iris, Hortense.
M’ont écrit depuis peu. Toutes m’ont fait savoir
Le désir empressé que l’on a de m’y voir.
Songes-tu, pour demain, que ma chaise soit prête ?
CRISPIN, soupirant.
Oui, Monsieur.
VALÈRE.
Qu’as-tu donc ?
CRISPIN.
C’est pour vous une fête
Que de partir ainsi. Quel départ, juste Ciel !
VALÈRE.
Et pour qui ce départ serait-il si cruel ?
CRISPIN, à part.
Portons les premiers coups, ferme, point de faiblesse.
VALÈRE.
Est-il quelque Beauté qui pour toi s’intéresse ?
CRISPIN.
Non, Monsieur. Si mon cœur soupire en ce moment,
Ce n’est pas pour mon compte ; et je plains un tourment
Que vous-même causez.
VALÈRE.
Explique-toi.
CRISPIN.
Lisette,
Comme vous l’avez vu, sort d’ici. La Soubrette
Vient de me faire part d’un secret entretien...
VALÈRE.
Qui me touche ?
CRISPIN.
Sans doute.
VALÈRE.
En quoi ?
CRISPIN.
Lucile...
VALÈRE
Eh bien ?
CRISPIN.
Lucile...
VALÈRE.
Parle donc.
CRISPIN.
De vous, Lucile est folle.
VALÈRE.
De moi ?
CRISPIN.
Folle à lier. Vous êtes son Idole.
C’est une passion qui ne peut s’exprimer.
VALÈRE.
Va, va, mon pauvre Ami, fais-toi mieux informer.
CRISPIN.
Monsieur...
VALÈRE.
C’est se moquer. Depuis qu’avec Lucile
Un intérêt commun m’arrête en cette Ville,
On ne saurait se voir plus indifféremment
Que nous nous sommes vus.
CRISPIN.
Lisette, apparemment
S’est trompée, ou j’ai mal entendu.
VALÈRE.
C’est un conte
Qu’elle a fait à plaisir.
CRISPIN.
J’en tenais peu de compte.
J’ai, d’abord, comme vous, ri d’un discours pareil ;
Mais j’ai touché la chose et du doigt et de l’œil.
VALÈRE.
Vision ! Et comment t’a-t-elle fait entendre
Que sa Maîtresse aimait ?
CRISPIN.
Quand hier on vint apprendre
À ce sensible objet que vous deviez partir,
(Je ne puis répéter cela, sans m’attendrir,)
Une vapeur la prit ; et perdant connaissance,
Elle fut, dit Lisette, une heure, en défaillance.
VALÈRE.
Elle se trouva mal ; elle aime, pour cela !
CRISPIN.
Oui, vraiment.
VALÈRE.
Le plaisant argument que voilà !
CRISPIN.
Excusez...
VALÈRE.
Aujourd’hui rien n’est plus ordinaire
Que ces saisissements, ce mal imaginaire.
CRISPIN.
J’ai tort.
VALÈRE.
Que ces vapeurs, dont en pleine santé,
Et sans savoir pourquoi, l’on se trouve agité.
CRISPIN.
J’en conviens.
VALÈRE.
Quoi ! tu veux que je me persuade...
CRISPIN.
Qui, moi ? si vous voulez, vous êtes lourd, maussade,
Grossier, pesant, brutal, sans grâces, sans esprit,
Sans naissance, sans bien, sans talents, sans crédit,
Du haut jusques en bas mal fait, désagréable,
Impertinent...
VALÈRE.
Plaît-il ?
CRISPIN.
En un mot, incapable
D’inspirer à quelqu’un le moindre sentiment.
VALÈRE.
Hé bien ! après un tel évanouissement ?...
CRISPIN.
Elle se plaint, s’agite, et verse quelques larmes.
Qu’est-ce donc, disait-elle, ai-je si peu de charmes ?
Mes yeux sont ils des yeux à faire des ingrats ?
Ils n’en ont que trop dit ; on ne les entend pas.
Il part ! Ah ! c’en est fait ; Ariane abusée,
Au bout de l’Univers va suivre son Thésée.
Oui, je vais... Un brouillard offusquant sa raison,
À ces mots elle tombe encore en pamoison.
Voilà dans quel état est cette triste Amante.
VALÈRE.
Si tu me parles vrai, la chose est étonnante ;
Et jamais...
CRISPIN.
Croyez-vous que je voudrais mentir ?
VALÈRE.
Lucile aimer ainsi !
CRISPIN.
Sans nous en avertir !
VALÈRE.
Avec tant de réserve !
CRISPIN.
Oh ! Monsieur, c’est le Diable ;
Quand une femme veut, elle est impénétrable.
Enfin cette Beauté... mais c’est mal à propos
Que je vous tiens ici de semblables propos.
VALÈRE.
Non ; parle, je le veux.
CRISPIN.
Sous cet épais feuillage,
Cette Beauté, cédant à l’amour qui l’engage,
Comme pour prendre l’air, doit se trouver ce soir.
Avant votre départ, elle voudrait vous voir.
On m’a sollicité pour vous le faire entendre.
Si donc ce soir aussi, vous vouliez vous y rendre,
Notre veuve discrète, aux yeux de son Vainqueur,
Exposerait le feu qu’elle cache en son cœur,
Sans causer de scandale, et sans qu’on en murmure.
VALÈRE.
Je veux, quoiqu’il en soit, démêler l’aventure.
Sais-tu l’heure, à peu-près ?
CRISPIN.
Elle s’y trouvera,
En revenant du Cours.
VALÈRE.
Fort bien. Demeure là.
Scène IV
CRISPIN, seul
Le mensonge est lâché, courage ; il croit qu’on l’aime.
La bonne opinion, et l’amour de soi-même,
Chez lui, seront encore, à ce que je conçois,
Et meilleurs Orateurs, et plus fourbes que moi.
Scène V
LUCILE, LISETTE, CRISPIN
LISETTE.
Quoi ! vous vous obstinez, Madame, à n’en rien croire ?
LUCILE.
Quelqu’un, pour s’amuser, t’a forgé cette histoire.
LISETTE.
Moi, l’on m’aurait trompée ? Ah ! si je le croyais,
J’y perdrais mon Latin, ou je m’en vengerais.
C’est Crispin qui tantôt m’a fait la confidence.
À Crispin.
Parle, maître fripon, avec quelle impudence
M’es-tu venu conter que d’un feu trop certain
Ton Maître ?...
CRISPIN.
Serviteur.
LISETTE.
Oh ! tu veux fuir en vain ;
Tu parleras.
CRISPIN.
Tout beau ; je n’ai rien à vous dire.
LISETTE.
Crois-tu que nous cherchions que pour nous on soupire ?
Quel était ton dessein ?
CRISPIN.
Peste soit du Caquet !
Hé bien ! Et quand mon Maître aimerait en effet,
Ne pouvant espérer rien de bon de sa flamme,
Quel besoin était-il d’en parler à Madame ?
T’en avais-je priée ? Euh ! cette langue-là
Vendrait Parents, Amis, honneur, et cætera.
Scène VI
LUCILE, LISETTE
LISETTE.
Hé bien ! vous l’entendez ?
LUCILE.
Ma surprise est extrême.
Mais Lisette, comment croire que Valère aime ?
Il m’a semblé si froid !
LISETTE.
Lui, froid ! Il n’est rien moins.
Du contraire j’ai vu d’invincibles témoins.
Tranquille en apparence, il aime ; et sa conduite,
Ses regards, ses discours, tout m’en avait instruite,
Avant que son Valet vînt m’en entretenir.
Il est blessé, vous dis-je, à n’en pas revenir.
LUCILE.
Ces symptômes d’amour devaient frapper ma vue.
Que ne m’en suis-je donc, comme un autre, aperçue ?
LISETTE.
Oh ! ma foi, je ne sais que dire sur ce point.
Quand on ne veut point voir, Madame, on ne voit point.
Par exemple, avant hier, j’ai sur votre Toilette
Trouvé certain Billet, où son ardeur parfaite
Est peinte au naturel, quoiqu’avec beaucoup d’Art.
Ce qu’il contient paraît n’être dû qu’au hasard ;
Il semble ne traiter que d’intérêts, d’affaires.
Que d’amour est caché sous des termes vulgaires !
Non ; jamais on ne peut annoncer son tourment
Avec plus de tendresse et de ménagement.
Et pour moi, qui ne suis qu’une simple suivante,
J’ai deviné l’Énigme. Elle est fine et galante ;
Le tour est délicat.
LUCILE.
Je l’ai, je crois, sur moi.
Oui. Je veux par plaisir le relire avec toi.
LISETTE.
Voyons.
LUCILE.
Assurément, tu perds l’esprit, Lisette.
LISETTE.
Hé ! lisez.
LUCILE.
Le voilà. Tu seras satisfaite.
Elle lit.
Ayez la bonté, Madame, d’envoyer votre homme d’affaires chez celui que nous avons choisi pour Arbitre. Je crois même qu’il serait nécessaire que vous y vinssiez...
LISETTE.
Bon, où tend ce début ?
LUCILE.
À rien, certainement.
LISETTE.
Il ne déclare rien bien positivement.
C’est une expression ordinaire et naïve.
Mais si vous voulez être un moment attentive :
Là, parlez franchement ; n’apercevez-vous pas
Dans sa façon d’écrire un certain embarras ?
Il y règne un chagrin, une morne tristesse,
Qui dès l’abord dénote un grand fonds de tendresse.
LUCILE, lisant.
Votre présence lèverait des difficultés...
LISETTE.
Attendez. Lèverait des difficultés !
LUCILE.
Quoi !
Ce sens est naturel ; c’est tout ce que j’y vois.
LISETTE.
Naturel ! Lèverait des difficultés. J’aime
À voir adroitement peindre une flamme extrême.
À la faveur du tour, et des traits délicats,
Donner à deviner ce qu’on n’avouerait pas :
Mais l’explication n’en est pas difficile.
J’étudierais vos yeux, adorable Lucile,
Tout à la fois timide, amoureux, incertain,
Je verrais dans ces yeux, quel sera mon destin ;
Je verrais si je dois vous taire mon Martyre,
Ou, sans vous offenser, si je puis vous le dire.
Lèverait, lèverait des difficultés ! Ah !
Comment peut-on ne pas entendre celui-là ?
LUCILE, continuant.
Il s’agit d’une décision essentielle ; et comme c’est ce qui vous intéresse le plus...
LISETTE.
Celui-ci n’est pas clair ? Plaît-il ? Que vous ensemble ?
LUCILE.
Eh ! mais...
LISETTE.
Sans contredit, cette Phrase rassemble
Tous les ennuis secrets d’un Amant mécontent.
On sent bien le reproche : il est à bout portant.
LUCILE, relisant.
Et comme c’est ce qui vous intéresse le plus...
Il est vrai que ces mots...
LISETTE.
Ils disent tout au monde.
Oh ! ce n’est pas sur rien, que mon soupçon se fonde.
LUCILE, achevant.
On tâcherait de s’accorder ; et tout se terminerait à l’amiable.
LISETTE.
À l’amiable ! Eh ! Oui ; l’entend-il, le fripon ?
Finir à l’amiable ! Amiable est fort bon.
Il prétend avec vous finir à l’amiable.
Ma foi, ce dernier trait lui seul est impayable.
Enfin, vous le voyez. Dites-moi, s’il vous plaît,
À vous en imposer, ai-je quelque intérêt ?
Il faut en convenir, cet homme flegmatique,
Sans trop d’obscurité, sur sa flamme s’explique.
La Conquête, au surplus, doit-elle vous fâcher !
LUCILE.
Non, vraiment. Mais enfin, si j’ai su le toucher,
Je ne comprends pas bien pourquoi ce long silence.
Il est rare qu’un homme avec de la naissance,
De l’esprit, en secret se plaise à soupirer.
Se fait-on un devoir de ne point déclarer
Un penchant, dont l’aveu ne saurait faire injure
LISETTE.
Oh ! Pourquoi ? j’en vois bien les raisons, je vous jure.
D’un côté, chacun sait que Damon votre Époux,
Quoique de son vivant vieux, avare et jaloux,
Quand la Parque sur lui vint user de main mise,
Vous a fait larmoyer comme une autre Artémise.
De l’autre, le bruit court que Monsieur Jaquemin
Doit dans un mois ou deux obtenir votre main.
Cet âpre Sous-fermier, qui par tout le publie,
De vos appas déjà croit tenir la régie.
Est-il bien régalant pour un jeune amoureux,
De s’en venir ainsi se mettre entre deux feux ?
LUCILE.
Pour Monsieur Jaquemin, tu sais...
LISETTE.
La Sympathie,
Je le sais, ne doit pas être de la partie.
Il est riche, il est vrai ; mais fort peu libéral,
Capricieux, chagrin, incommode, brutal.
Au reste vous verrez rompre ce long silence.
Valère de ses feux, et de leur violence,
Avant que de partir, compte vous informer.
LUCILE.
M’informer ! Et comment ?
LISETTE.
Il doit se promener
Dans une heure environ, le long de l’avenue.
Croyant ne pas devoir refuser l’entrevue,
J’ai promis qu’en secret j’y conduirais vos pas.
LUCILE.
Vous avez promis ?...
LISETTE.
Oui.
LUCILE.
Mais vous n’y pensez pas.
Quoi ! J’irais...
LISETTE.
Il le faut.
LUCILE.
Allez, vous êtes folle.
LISETTE.
Enfin, que voulez-vous ? J’ai donné ma parole.
LUCILE.
Je ne sais ce que c’est qu’aller en rendez-vous.
LISETTE.
Mon dessein n’était pas de vous mettre en courroux.
Ne gagnerai-je rien sur ma belle Maîtresse ?
LUCILE.
Je vois le Sous-fermier. Que veut-il ?
Scène VII
MONSIEUR JAQUEMIN, LUCILE, LISETTE
MONSIEUR JAQUEMIN, à part.
Ah ! Traîtresse.
La voilà. Parlons-lui. Prenons la balle au bond.
LISETTE, à Lucile.
Votre futur, Madame, a l’air bien furibond.
LUCILE.
Mon futur ! Il ne l’est sûrement qu’en idée.
MONSIEUR JAQUEMIN.
Tel que vous me voyez, j’ai l’âme bien charmée.
Je suis ravi, parbleu, d’apprendre qu’en secret
Avec un Étourdi vous filez le parfait,
Pendant que l’on me parle, à moi de mariage.
LUCILE.
Comment donc ?
LISETTE, à part.
De Crispin je reconnais l’ouvrage.
LUCILE.
Moi, j’écoute quelqu’un ? Et vous l’a-t-on nommé ?
MONSIEUR JAQUEMIN.
Oh ! je vous en réponds. J’en suis bien informé.
Je sais son nom. Je sais au long toute l’affaire.
LUCILE.
Vous pourriez vous tromper.
MONSIEUR JAQUEMIN.
Me tromper ?... C’est Valère,
Eh bien ? le savons-nous ?
LUCILE.
Valère songe à moi ?
MONSIEUR JAQUEMIN.
Et vous songez à lui, cœur ingrat et sans foi.
LISETTE.
Pourquoi non ?
MONSIEUR JAQUEMIN.
Il faut bien, selon les apparences,
Que vous ayez donné de fortes espérances,
Que vous l’ayez flatté par un bien doux accueil,
Puisqu’il est tant épris, qu’il n’en peut fermer l’œil ;
Puisque, sans nul prétexte, il reste en cette ville,
Qu’il y fait voir encor sa figure inutile,
Lui, qui depuis longtemps devrait être parti ;
Puisque lui-même enfin refuse un gros parti,
Qu’à Paris depuis peu lui ménage une Tante,
Qui, par rapport à vous, voit frustrer son attente.
LUCILE.
Vous me surprenez fort par ces nouvelles-là.
En êtes-vous bien sûr ? d’où savez-vous cela ?
MONSIEUR JAQUEMIN.
De quelqu’un qui connaît tout ce qu’il a dans l’âme.
LISETTE.
Il a, vraiment, grand tort ; et pour moi, je le blâme.
Il faudrait que l’on fît un nouveau Règlement
Qui taxât, qui punît quiconque effrontément
S’aviserait d’aimer une Veuve jolie.
MONSIEUR JAQUEMIN.
Palsembleu, j’allais faire une belle folie.
Allez, Madame, allez, il n’est pas bien à vous
De vouloir sur ce pied me prendre pour Époux ;
De croire que j’irai flatter cette tendresse.
Vous me connaissez mal. D’une telle faiblesse
Jamais les Jaquemins n’ont été convaincus.
Je serais le premier du nombre des... Motus
Je ne dis pas le nom ; mais vous devez l’entendre.
LUCILE.
Vos façons de parler ont lieu de me surprendre.
LISETTE.
Vous surprendre ! Et pourquoi ? bon ! c’est un style aisé,
Parmi les sous-traitants un style autorisé ;
Style badin, folâtre, et rempli d’énergie.
MONSIEUR JAQUEMIN.
Quoi l’on me raille encor ; mort non pas de ma vie !...
Mais pourquoi balancer ? Qu’est-ce qui me retient ?
Je romps. De vous, de tout ce qui vous appartient,
Je perds le souvenir. Oui, mon amour s’efface.
Plus de crédit, d’égard, plus d’emploi, plus de place.
De votre grand Cousin, qu’avec deux Banquiers Juifs
Je voulais faire entrer dans mon Traité des suifs,
Ne seras désormais fait mention aucune.
À compter d’aujourd’hui qu’il cherche ailleurs fortune.
Tout s’en va ressentir ; et seront réformés,
Uns chacuns les Commis que vous avez nommés.
Scène VIII
LUCILE, LISETTE
LUCILE.
Ce Monsieur Jaquemin est d’une humeur étrange ;
LISETTE.
Quel brutal ! cependant vous croiriez perdre au change ;
Et Valère, soumis, tendre, respectueux,
Vous quitte, et part demain, sans faire ses adieux.
LUCILE.
Quel remède y trouver ? Veux-tu que je hasarde ?...
LISETTE.
Absolument.
LUCILE.
Mais si...
LISETTE.
Vous serez sous ma garde.
Votre fierté, d’ailleurs, est toujours à couvert.
Valère n’ira pas vous croire de concert ;
Mais que par mon Art seul il obtient cette grâce.
LUCILE.
En ce cas il faut donc que je te satisfasse.
Eh bien, je l’attendrai.
LISETTE.
Je pense que ce soir
Célimène et Doris devaient venir vous voir ?
LUCILE.
Je vais y donner ordre ; et de leur Compagnie,
J’aurai, quand il faudra, le soin d’être affranchie.
À part.
Qui l’aurait pu penser, que jusques à cc jour
Valère eût en secret renfermé tant d’amour ?
Scène IX
CRISPIN, LISETTE
CRISPIN.
Au cœur du Financier j’ai porté l’épouvante.
Comment vont nos projets ? Lisette, es-tu contente ?
LISETTE.
Tout va jusqu’à présent assez bien, mon Garçon.
CRISPIN.
Mais ta Lucile, enfin, mord-t-elle à l’hameçon ?
LISETTE.
Faut-il le demander ? Oui, sans doute ; elle est femme.
Et ton Maître croit-il être aimé de la Dame ?
CRISPIN.
Faut-il le demander ? sans doute ; il est François.
LISETTE.
Bien plus ; lorsque tantôt, pour la première fois,
De l’amour prétendu j’ai porté la nouvelle,
Étudiant l’effet qu’elle faisait sur elle.
J’ai remarqué ce trouble, et cette émotion,
Toujours avant-Coureurs de quelque passion ;
Ce sentiment secret, qui, peint sur le visage,
Trahit notre penchant, ou du moins le présage.
CRISPIN.
Tu me parois habile en définition.
LISETTE.
Je ne le suis pas moins dans l’exécution.
CRISPIN.
Friponne, je le crois. Pour peu qu’on te seconde,
Tu feras volontiers ton chemin dans le Monde.
Pour le Seigneur Valère, au premier compliment,
Il a reçu la chose assez modestement.
Je n’ai su qu’en penser. Mais dans la promenade,
Où je l’ai vu depuis, après mainte embrassade,
À deux ou trois Passants par lui pris à l’écart,
De sa bonne fortune il a déjà fait part.
LISETTE.
Enfin, pour l’entrevue, elle est déterminée.
Charlot paraît dans le fond du Théâtre.
CRISPIN.
L’entrevue, à mon sens, est bien imaginée.
Mais s’ils allaient entrer en explication ?
LISETTE.
Nous saurons détourner la conversation.
Pour confirmer l’erreur et de l’un et de l’autre,
Nous ne manquerons pas d’y mettre encor du nôtre...
Le rendez-vous sera hasardé, si tu veux ;
Mais il est nécessaire autant que dangereux.
CRISPIN.
Je vais avoir grand soin que notre homme s’y rende.
LISETTE.
J’entrevois ton Rival.
CRISPIN.
Charlot ?
LISETTE.
Oui, j’appréhende
Qu’il n’ait ici rôdé durant notre entretien.
CRISPIN.
Tu crois qu’il comprendrait ?...
LISETTE.
Cela se pourrait bien.
CRISPIN.
Qu’il nous ait entendus, ou non, c’est tout semblable.
Va, c’est un Animal qui n’est pas raisonnable.
Au revoir.
Scène X
LISETTE, CHARLOT
LISETTE, à part.
Dans le fond, le Drôle n’est pas sot,
À Charlot.
Interrogeons-le un peu. Que fais-tu là, Charlot ?
CHARLOT.
Ah ! ah ! vous velà donc, Mameselle Lisette !
Je charche à dénicher un Marle que je guette.
Je voulons le chasser ; mais le peste est malin.
LISETTE.
C’est fort bien fait à toi. J’étais avec Crispin ;
Je causais avec lui de chose indifférente.
CHARLOT.
Oui-da ! cela se peut.
LISETTE.
Va, va, je suis constante.
Si tu m’aimes, crois-moi, mon cœur n’est point ingrat ;
Et pour toi seul je veux rompre le célibat.
CHARLOT.
Parguié, quand vous vourais. Je sommes de ces Drilles,
Qui ne reculons pas pour épouser les filles.
LISETTE.
Oui, j’ai pris mon parti. Dans peu de temps, je veux
De Madame Charlot porter le nom pompeux.
Scène XI
CHARLOT, seul
La Parfide ! Ah ! qu’alle a la langue bien pendue !
Croirait-on que d’un autre alle serait ferrue ?
Alle aime, mieux que moi, ce petit Babillard.
Qu’alle est sotte ! En amour, vive un bon gros gaillard !
Ce matin, sans me voir, ils teniont un Langage.
J’étions là. Tout autant qu’au travars d’un Treillage,
Je pouvions nous sarvir de notre entendement.
Ils disiont qu’ils vouliont, je ne sais pas comment,
Emberlificoter leux Maître et leux Maîtresse,
De façon qu’ils puissient avoir de la tendresse.
Tout à l’heure pourtant je n’ons de rian parlé.
Je les varrons venir. Que je sons dessalé !
Ce Pourpoint de drap bleu, ce Chapiau blanc renfarme
Un esprit, un bon sens, plus avisé, plus farme,
Que ceux... Mais stapendant comment se pourrait-il ?...
Morgué ! quoique j’ayons le jugement subtil,
J’ons peine à débrouiller toute la manigance.
Car si... Par queu moyen ?... Oh ! oh ! queuqu’un s’avance.
C’est Crispin et son Maître. Il faut, de bout en bout,
Les acouter encor ; bientôt je saurons tout.
Scène XII
VALÈRE, CRISPIN
CRISPIN.
Ce Zéphyr est charmant. Cette fraîche soirée
Aux amoureux soupirs semble être consacrée.
Mainte Belle, à Paris, ignore en ces moments
L’atteinte que l’on porte à vos engagements.
VALÈRE.
On ne peut refuser un bien qui se présente.
D’ailleurs, jusqu’à présent d’une flamme constante
J’ai toujours fui le joug. Tu le sais bien, Crispin.
CRISPIN.
Oui ; vous n’avez encor été que libertin.
Il faut rendre justice à chacun. Que Lucile
Est bien propre à fixer votre humeur indocile !
Elle est belle, sensible, et femme de vertu :
Ma foi, c’est un Phœnix.
VALÈRE.
Mais franchement crois-tu
Qu’elle se rende ici ?
CRISPIN.
La plaisante demande !
De votre éloignement l’amertume est trop grande,
Pour qu’elle se refuse à des adieux si doux.
VALÈRE.
Tais-toi, quelqu’un paraît, et s’approche de nous.
Scène XIII
VALÈRE, LUCILE, LISETTE, CRISPIN
CRISPIN, à Valère.
Vous voyez qu’elle vient, sans trop se faire attendre.
LISETTE, à Lucile.
Le voilà, cet Amant si discret et si tendre.
CRISPIN, à Valère.
Allez donc ; c’est à vous à parler le premier.
LISETTE, à Lucile.
Approchez ; et prenez un air plus familier.
CRISPIN, à Valère.
Elle n’ose avancer.
LISETTE, à Lucile.
Votre aspect l’intimide.
VALÈRE, à Lucile.
Puisqu’un hasard heureux auprès de vous me guide,
Devant que de partir, Madame, il m’est bien doux,
De pouvoir librement prendre congé de vous.
LUCILE.
Vous partez donc, Valère ?
CRISPIN.
Il le faut bien, Madame.
LISETTE.
Hélas !
CRISPIN.
Tais-toi, Lisette, ou je vais rendre l’âme.
VALÈRE, à Lucile.
Je l’avouerai pourtant, si, contre mon espoir,
En ce dernier moment, je pouvais entrevoir
Un destin trop flatteur pour moi, trop favorable,
L’Arrêt de mon départ n’est point irrévocable.
LUCILE.
Quel sort attendez-vous ? Quand on n’ose parler,
Quand l’amour avec Art prend soin de se voiler,
Ses feux sont étouffés par l’extrême prudence ;
Et l’on est quelquefois Victime du silence.
VALÈRE.
Ah ! lorsque des raisons nous forcent de couvrir
Un penchant, dont le cœur se plaît à se nourrir,
Dans un objet épris tout en rend témoignage.
Il est, pour s’exprimer, il est plus d’un langage.
Un regard, un soupir, au défaut de la voix,
Ont souvent malgré nous déclaré notre choix.
Avec action.
Oui, Madame, les yeux révèlent le Mystère.
Crispin surprend la main de Lucille, et la baise adroitement.
LUCILE.
Arrêtez.
VALÈRE.
Qu’est-ce donc ?
LUCILE.
Modérez-vous, Valère.
VALÈRE.
M’offrirez-vous encor ce dehors inhumain ?
Quel caprice fatal !
LUCILE.
Un baiser sur la main
N’est pas chose, après tout, dont on se scandalise.
VALÈRE, baisant la main de Lucile.
Ah ! que m’accordez-vous ? quelle aimable franchise !
À Crispin.
Je n’en saurais douter, elle aime éperdument.
CRISPIN.
À qui le dites-vous ?
LUCILE, à Lisette.
Il parle joliment,
Lisette !
LISETTE.
Ah ! ce qu’il dit, sans doute, vous remue.
Moi, qui n’y suis pour rien, je m’en sens toute émue.
VALÈRE, à Lucile.
Qu’un mot de votre bouche assure mon bonheur !
Aurais-je eu le secret de toucher votre cœur ?
LUCILE.
Puisqu’il faut l’avouer, un hommage sincère,
Venant de votre part, ne saurait me déplaire.
VALÈRE.
L’aveu paraît contraint, et m’instruit faiblement.
Je crains de me flatter trop témérairement.
Enfin, vous le savez ; je quittais cette Ville ;
Je puis le faire encor. Adorable Lucile,
Si vous ne m’ordonnez vous-même d’y rester,
Je pars : un vain espoir ne saurait m’arrêter.
Prononcez mon Arrêt.
LUCILE.
Consultez-vous vous-même.
VALÈRE.
Non ; ce que vous direz, sera l’ordre suprême
Auquel je me rendrai. Vous ne répondez rien ?
À Crispin.
Allons.
Lisette retient Valère, sans que Lucile s’en aperçoive.
On me retient, Crispin.
CRISPIN.
Je le vois bien.
LUCILE, à Valère.
Pourquoi donc vous livrer à tant de défiance ?
Ah ! concevez plutôt une juste espérance.
CRISPIN.
Quel excès de tendresse !
VALÈRE.
Avec des traits si beaux,
Non je ne puis penser que je sois sans Rivaux.
LISETTE.
Quel soupçon enchanteur !
LUCILE.
Je le dirai sans feinte,
Un homme tel que vous doit avoir moins de crainte.
CRISPIN.
Ô prodige d’amour ?
VALÈRE.
Vous charmez, vous flattez ;
Peut-on se garantir des coups que vous portez ?
LISETTE.
Ô Ciel ! vit-on jamais union plus parfaite ?
VALÈRE.
Madame, pour combler mon âme satisfaite...
Il est interrompu par un éclat de rire de Charlot.
Scène XIV
LUCILE, VALÈRE, LISETTE, CRISPIN, CHARLOT
LISETTE, faisant signe à Crispin.
Crispin.
CHARLOT.
Ha ! tatigué, que je vons dégoiser !
CRISPIN.
Qui va là ?
CHARLOT.
Laissez-nous. Morgué, je veux jaser.
LISETTE.
Où va donc ce manant ?
CHARLOT, résistant à Lisette et à Crispin qui le repoussent.
Pardonnez-moi, Madame,
Et vous, Monsieur, itou : mais tout franc j’ai dans l’âme
Du chagrin de voir ça. C’est une trahison :
Et morgué je vous veux faire entendre raison,
LISETTE.
As-tu perdu l’esprit ?
VALÈRE, à Lucile.
Connaissez-vous cet homme ?
LUCILE.
Oui. C’est mon Jardinier.
CRISPIN.
Veux-tu que l’on t’assomme,
En parlant de la sorte ?
LISETTE.
Il vient de s’enivrer.
CHARLOT.
Tarare !
À Lucile.
Acoutez-moi.
LUCILE.
Faites-le retirer.
CHARLOT.
Un mot.
LISETTE.
Allons ; bonsoir.
CRISPIN.
Que de Cérémonie !
CHARLOT.
Hé bien, oui, je m’en vas, oui ; mais par la jarnie,
Vous ne vous aimais pas, je vous en avartis.
VALÈRE.
Il a bu, sûrement.
CHARLOT, Lisette et Crispin veulent l’empêcher de parler en lui mettant la main sur la bouche.
Non, morgué : je le dis,
Vous n’avez nullement d’amiquié l’un pour l’autre.
C’est cette fine Mouche, avec ce bon Apôtre,
Qui vous faisiont tous deux donner dans le panniau.
Tout votre bel amour n’est que dans leur çarviau.
Ils avont, à part eux, manigancé la chose.
Et si vous vous aimais, j’en deveine la cause.
Il faut qu’ils soient sorciers comme des bas-Normands,
Et sachiont un secret pour faire aimer les gens.
Scène XV
LUCILE, VALÈRE, LISETTE, CRISPIN
VALÈRE.
Cet homme est-il sujet à cette frénésie ?
LUCILE.
Lisette, qu’est-ce donc que cela signifie ?
CRISPIN.
Du vin, qu’il a trop bu, c’est sans doute l’effet.
LISETTE.
Non, Madame ; voici la vérité du fait.
Charlot m’aime ; et Crispin lui donne de l’ombrage.
La peur qu’il a, je crois, que Monsieur ne s’engage,
Par estime pour vous, à séjourner ici,
Sans rime et sans raison le fait parler ainsi.
CRISPIN.
Je le croirais de même.
VALÈRE, à Lucile.
Êtes-vous bien remise
De l’accident fâcheux dont vous fûtes surprise
Hier, à ce qu’on dit, Madame ?
LUCILE.
Moi, Monsieur ?
Quel accident fâcheux ?
CRISPIN, à part.
Je sens battre mon cœur.
VALÈRE.
Quoi ? ne fûtes-vous pas hier indisposée ?
LUCILE.
Je me portai fort-bien le long de la journée.
VALÈRE, à Crispin.
Parle maraud, tantôt n’as-tu pas assuré ?...
CRISPIN.
Il se peut bien, Monsieur, que j’aie exagéré.
C’est assez mon défaut, chacun a sa manière.
VALÈRE.
Ah ! vous exagérez !
LUCILE.
Vous souvient-il, Valère,
Des termes d’un billet que j’ai reçu de vous ?
VALÈRE.
Vous avez un billet de moi !
LISETTE, à part.
C’est sait de nous.
VALÈRE.
Je n’ai point eu, je crois, l’honneur de vous écrire,
Si ce n’est quatre mots, quand vous me fîtes dire
Que sur nos différends vous vouliez terminer ;
Mon Procureur dicta, je ne fis que signer.
LUCILE, à part.
Juste Ciel ! ai-je pu m’aveugler de la sorte ?
VALÈRE, à Lucile.
Expliquez ce discours.
CRISPIN.
Je tremble.
LISETTE.
Je suis morte.
LUCILE.
On ose me jouer et me commettre ainsi !
VALÈRE.
Quoi donc ! se pourrait-il ?... J’entrevois, dans ceci,
Une manœuvre sourde, à tel point insolente,
Que sa témérité m’interdit, m’épouvante.
CRISPIN.
Adieu donc.
VALÈRE, à Crispin.
À te voir, j’en suis plus que certain,
Traître, tu peux t’attendre à périr sous ma main.
CRISPIN.
Je ne compte que trop sur pareille promesse.
Nous avons fait, Lisette, une belle prouesse.
Pour prix de ce projet si bien imaginé,
Ce que je puis attendre, est d’être exterminé.
LISETTE, à Lucile.
Madame, Il est bien vrai...
LUCILE.
Sortez de ma présence ;
Je ne borne pas-là l’effet de ma vengeance.
VALÈRE, à Crispin.
Éloigne-toi de moi.
LISETTE, à Lucile.
Vous êtes sans Époux.
Monsieur est libre aussi ; nous croyions voir en vous,
De mérite et d’humeur certaine convenance,
Qui semblait appeler de votre indifférence :
Vouloir la corriger, c’est être criminel :
J’en conviens ; mais enfin le coup n’est pas mortel.
C’est une fable à quoi l’on peut trouver remède.
LUCILE.
Vous osez insister !
LISETTE.
Non, Madame, je code.
CRISPIN, à Valère en tremblant.
Il est vrai qu’on n’a pas... sujet de prendre feu,
Rien de fait : chacun peut retirer son enjeu.
VALÈRE.
Quoi ! toujours...
CRISPIN.
Allons donc, puisque tout est au Diable...
Lisette et Crispin se retirent au fond du Théâtre.
VALÈRE.
Le trait est impudent.
LUCILE.
Il est abominable.
Jamais, plus hardiment, piège ne fut dressé.
VALÈRE, à Lucile, qui fait mine de se retirer.
Je suis au désespoir de ce qui s’est passé.
Je ne puis vous quitter sans vous en faire excuses
LUCILE.
Ah ! ne me parlez pas. Je reste si confuse
Qu’à peine, devant vous, j’ose lever les yeux.
VALÈRE.
D’un fripon de Valet, le discours spécieux
Peut-il m’avoir fait faire une telle bévue ?
LUCILE.
Comment, par une fourbe, ai-je été prévenue
Contre toute apparence, et si grossièrement ?
VALÈRE.
De ma part vous serez vengée assurément.
LUCILE.
Et de la mienne aussi, vous en aurez justice.
VALÈRE.
Je vais, en le chassant, en faire un sacrifice
Au respect, à l’estime, à ce que je vous dois.
LUCILE.
Elle ne paraîtra, de ses jours, devant moi.
Scène XVI
LUCILE, VALÈRE, UN LAQUAIS, amené par un Domestique de Lucile, LISETTE et CRISPIN au fond du Théâtre
LE LAQUAIS.
Madame, c’est Monsieur Jaquemin qui m’envoie.
Il dit que vous devez vous maintenir en joie.
Qu’il sait tout de Charlot ; qu’il n’est plus en courroux ;
Et que demain, sans faute, il se rendra chez vous.
LUCILE.
Dis-lui que rien ne presse, et que je l’en tiens quitte.
LE LAQUAIS.
C’est assez.
Il sort.
Scène XVII
LUCILE, VALÈRE, CRISPIN et LISETTE au fond du Théâtre
VALÈRE.
Refuser une telle visite !
C’est votre prétendu : quel est votre dessein »
Madame ?
LUCILE.
Je ne sais.
VALÈRE.
Ô bizarre destin !
Faut-il que vos bontés, Lucile, soient un songe ?
Faut-il que d’un heureux et séduisant mensonge,
La triste vérité montre l’illusion ?
Ce généreux penchant, cette inclination
À présent ne sont plus qu’une vaine chimère.
LUCILE.
Tous ces beaux sentiments ne sont plus rien, Valère.
VALÈRE.
Mais vous n’auriez donc pas dédaigné mon ardeur ?
LUCILE.
Ma sensibilité flattait donc votre cœur ?
VALÈRE.
En pouvez-vous douter ? Ah ! l’intrigue secrète,
Que viennent d’employer et Crispin, et Lisette,
Contre l’indifférence, est un faible moyen.
On peut s’en garantir, Madame, j’en conviens.
Mais, cette intrigue, aussi, pour moi ne saurait être
Un obstacle au penchant dont je ne suis plus Maître.
Je m’étonne à présent, prompt à me désarmer,
Comment j’ai pu vous voir, et ne vous point aimer.
De mes sens égarés, ils m’ont rendu l’usage.
Oui, plus que ma raison, leur imprudence est sage,
Puisqu’elle ouvre mes yeux sur un objet parfait
Que je voyais sans flamme, et quittais sans regret ;
Puisqu’elle m’a prouvé qu’il m’eut été possible
De vaincre votre cœur, de vous rendre sensible,
Si d’un feu sérieux, et qui vous est bien dû,
Leur grossier artifice eut été prévenu.
LUCILE.
Quoi ! vous les approuvez ?
LISETTE, à Crispin au fond du Théâtre.
La victoire balance.
CRISPIN, à Valère, en se rapprochant.
Avais-je si grand tort, Monsieur, en conscience ?
VALÈRE.
Non, Crispin, sans sujet je m’étais irrité.
Tu peux, auprès de moi, rentrer en sûreté.
LISETTE, à Lucile, en se rapprochant un peu.
Et moi, serai-je donc seule disgraciée ?
Sans espoir de retour, suis-je remerciée ?
LUCILE.
Ah ! je ne veux jamais qu’on me parle de vous.
Je ne sais pas comment, oubliant son courroux,
Monsieur peut tolérer semblable fourberie.
VALÈRE, avec passion.
Je le répète encor ; de leur supercherie
J’ai de justes raisons pour ne point m’offenser.
Je me fais un bonheur d’avoir su me fixer.
J’éprouve avec plaisir une atteinte inconnue,
Qui flatte d’autant plus qu’elle était imprévue.
Sous les lois de l’hymen tout prêt à me ranger,
Mon plus charmant espoir serait de m’engager.
LISETTE, à Lucile.
Et moi, je n’aurais pas le pardon que j’espère ?
VALÈRE.
Pour l’obtenir, Lisette, il serait nécessaire
Que ta Maîtresse fût de même sentiment.
Tu ne l’auras, je croi, que difficilement.
LISETTE, à Lucile.
Je ne l’obtiendrais pas ? Moi qui dès votre enfance,
Parut être l’objet de votre complaisance ?
Qui vous donnai mes soins, et d’un désir fervent,
Qui vous accompagnai jusques dans le Couvent,
Qui pour un vieux Mari vous voyant destinée,
Pendant le cours fâcheux d’un stérile hyménée,
Les jours assidument, et plus souvent les nuits
Par un libre entretien, ai calmé vos ennuis ?
Je ne l’obtiendrais pas ! moi fille dont le zèle
En toute occasion fut toujours si fidèle ?...
CRISPIN, à Lucile.
Fille d’esprit, bien plus, qui sait ce qu’il vous faut.
LISETTE, à Lucile.
Non, non, le mauvais cœur n’est point votre défaut.
Ce trait me surprendrait, car vous êtes si bonne...
VALÈRE, à Lucile.
Ah ! Lucile, parlez.
LUCILE, à Lisette, après avoir regardé Valère.
Eh ! bien, je te pardonne.
VALÈRE.
Mon sort est sans égal.
CRISPIN.
Nous triomphons enfin.
Que l’on chante, en tous lieux, et Lisette, et Crispin.
LISETTE, à Crispin.
J’ai donc aussi l’honneur de devenir ta femme ?
CRISPIN.
Oui, mon cœur. Mais tout prêt de voir payer ma flamme
Une soudaine horreur s’empare de mon front.
Tout franc ; tu me parois en savoir un peu long.
LISETTE.
Il te sied bien, Maraud, d’avoir de tels scrupules !
Laisse, si tu m’en crois, ces soupçons ridicules,
De ma vivacité, va, ne t’alarme point.
Les Sottes sont le plus à craindre sur ce point.