Le Radeau de la méduse (Tristan BERNARD)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Renaissance, le 6 février 1898.
Personnages
HENRI, vingt-cinq ans
MONSIEUR LALBERT, soixante ans
HENRIETTE, vingt ans
MADAME LALBERT, cinquante ans
OLGA
STÉPHANIE
Porte au fond. Une autre porte au second plan, à gauche. Au premier plan, à gauche, la cheminée et deux fauteuils. Au premier plan, à droite, un piano posé perpendiculairement à la rampe. Le tabouret du piano est entre le mur de droite et le piano.
Scène première
OLGA, STÉPHANIE
Toutes deux sont en tablier blanc.
OLGA, enlevant des housses.
Eh bien ! c’est entendu comme ça. Vous montez dîner chez vous au galop, et vous venez me prendre tout de suite après. Il doit être sept heures un quart.
STÉPHANIE, tirant sa montre.
Si vous disiez sept heures et demie. Je vais juste. Je l’ai encore remontée dimanche dernier sur l’horloge du Panthéon. Ça commence à huit heures et demie, et il y a plus qu’un pas d’ici l’Ambigu.
OLGA.
Dépêchez-vous d’aller dîner.
STÉPHANIE.
Oh ! mes maîtres ne doivent pas encore avoir fini...
OLGA.
Moi, les miens ont fini depuis un quart d’heure.
STÉPHANIE.
C’est vrai que vous mangez chez vous à des heures impossibles.
OLGA.
Ne m’en parlez pas, ma pauvre amie, tous les jours à table à six heures un quart.
STÉPHANIE.
Drôle d’idée de dîner si tôt.
OLGA.
C’est des habitudes de province. Le patron, avant d’être chef de bureau, était quelque chose en province ; il était ponts-et-chaussées qu’on m’a dit, ou receveur, enfin dans les sous-préfectures. Je crois que c’était à la sous préfecture de Bordeaux ou de Genève. Enfin il y avait de la province dans tout ça. Ils sont venus s’installer ici, il y a cinq ans. Monsieur a obtenu son changement parce que la mère à Madame tenait de décéder et de laisser des maisons sur le pavé de Paris. Alors ils sont venus ici, Monsieur et Madame, pour que les maisons soient pas toutes seules, les recueillir et les soigner. Mais notre Monsieur, on peut dire que c’est un vieux original.
STÉPHANIE.
Un vieux original, que vous dites ?... J’ai connu aussi un maître qui était comme ça. Ils sont drôles, ces gens-là, les vieux originals.
OLGA.
À son ministère, il est détesté comme la peste, parce qu’il est grincheux, tatillon, et qu’il arrive toujours le premier au bureau, dès les onze heures, avant tous les employés, avant tous les garçons. Ça ne le gêne pas beaucoup... Nous déjeunons à dix heures et quart... Toujours des habitudes de province... Le matin, déjeuner à dix heures et quart... Le soir, à six heures et quart.
STÉPHANIE.
C’est commode pour aller au théâtre.
OLGA.
Oui, mais quand on y va aussi peu souvent que moi ! En revanche, c’est rudement gênant le dimanche quand il faut être rentrée à cinq heures de l’après-midi pour allumer son feu, surtout que j’ai un fourneau de fourneau qui ne sait pas ce que c’est que de prendre, même avec des margotins.
STÉPHANIE.
Ils tous laissent encore assez souvent sortir le soir.
OLGA.
Oh ! pour ça, ils ne sont pas regardants... Ainsi, quand j’ai demandé à Madame la permission pour aller à l’Ambigu, elle n’a fait aucune difficulté. Et pourtant il tient deux personnes ce soir. Un Monsieur et une dame qui tiennent pour une place. Il faut croire que ce n’est pas des gens de grande importance, puisqu’on me laisse sortir tout de même et qu’on n’a pas fait de préparatifs pour eux.
STÉPHANIE, se levant.
Oh ! sept heures trente-cinq ! Je monte dîner au galop, ma petite, et je tiens tous prendre dans un quart d’heure... Ils doivent avoir fini, là-haut... C’est la nounou qui sert à table, à ma place... Chez nous, ils dînent à sept heures, sept heures un quart.
OLGA.
C’est des heures, ça ! Mais six heures un quart. Il faut avoir été sous-préfet à Genève.
STÉPHANIE.
Je file. Je viens tous prendre. Ou bien, montez me chercher, puisque tous serez prête avant moi... vous pourrez dire bonjour à Célina.
OLGA.
Oui, ça ta mieux comme ça. À tout à l’heure.
Stéphanie sort.
Scène II
OLGA, puis MADAME LALBERT
MADAME LALBERT, entrant par la porte de droite.
Quand tous faites cuire des choux de Bruxelles comme ce soir, je tous ai déjà répété dix fois qu’il fallait tenir bien fermée votre porte de cuisine. Sans quoi l’odeur se répand dans tout l’appartement. Ce salon en est empesté. Comme c’est agréable pour ce Monsieur et cette Dame qui tiennent passer la soirée !
OLGA.
Ça n’est pas une mauvaise odeur... Tout à l’heure, en rentrant du bureau, Monsieur a dit : « Oh ! quelle bonne odeur de choux ! »
MADAME LALBERT.
Oui, avant le dîner. Mais maintenant qu’ils sont mangés, ça ne produit pas la même impression.
On sonne.
Tenez ! voilà justement ce Monsieur et cette Dame. Ils sont exacts. Monsieur leur a dit que nous nous couchions de bonne heure et qu’il ne fallait pas tenir passé huit heures.
On sonne.
Oh ! ils sont impatients... Ne tous pressez pas, ma fille... C’est un jeune homme qui tient pour cette place de contrôleur. Mon mari doit désigner le candidat de son choix, et le ministre nommera le candidat de mon mari. Ils attendront un peu.
OLGA.
L’escalier est chauffé.
MADAME LALBERT.
Vous tes ferez entrer ici, et tous leur direz que je tais tenir.
On sonne.
Oh ! ils sont pressés, décidément. Redressez-moi bien le dessus du piano... Moi, je trouve que c’est impoli de s’impatienter comme ça.
OLGA.
Ce n’est pas qu’ils s’impatientent, Madame, mais du dehors, avec cette sonnette, on n’entend pas quelquefois si ça sonne en dedans.
MADAME LALBERT.
Allez leur ouvrir.
Olga sort. Madame Lalbert range quelques sièges et sort à son tour par la porte de droite.
Scène III
OLGA, HENRI, HENRIETTE
OLGA.
Si ces Messieurs Dames veulent attendre quelques instants, Madame et Monsieur ne seront pas longtemps à tenir.
À part.
Moi, je me trotte chercher Stéphanie.
Elle sort à gauche.
Scène IV
HENRI, HENRIETTE
HENRI, se frottant les mains.
Je suis content, ma petite Rette.
HENRIETTE.
Pourquoi, mon petit Ri ?
HENRI.
Parce que, ma petite Rette, nous allons faire un bon dîner... Sens-moi cette odeur de choux.
HENRIETTE.
Je connais ça... C’est sûrement des choux de Bruxelles.
HENRI.
Je les adore.
HENRIETTE.
Seulement je trouve qu’on dîne tard dans cette maison-ci.
HENRI.
Et nous ne sommes pas encore à table... il n’est que huit heures moins dix. Monsieur Lalbert m’a dit : « Ne tenez pas plus tard que huit heures. » Il n’est donc pas probable qu’on dîne avant huit heures.
HENRIETTE.
Ça a dû te faire plaisir, quand il t’a incité ?
HENRI.
Penses-tu ? Je lui avais soumis ma demande pour cette place avec la lettre de notre ami Bayen. Le soir, à quatre heures, je suis retourné à son bureau, et il m’a dit : « Je veux tous avoir un de ces soirs chez moi. Venez sans façon avec votre femme. Madame Lalbert sera contente de faire votre connaissance. » Et il a ajouté : « Ne tenez pas plus tard que huit heures moins le quart. »
HENRIETTE.
Il est tout-puissant pour te faire obtenir cette place ?
HENRI.
Oui ; le ministre lui demande son avis, et il nommera la personne qu’il aura désignée. C’est toujours comme ça que ça se passe.
HENRIETTE.
Ça serait bien, mon petit, d’avoir cette place. Tu gagnerais le double de ce que tu as maintenant.
HENRI.
Ça serait mieux que bien. Ça serait nécessaire. Autrement je ne sais pas comme nous sortirons des embarras où je suis C’est ça qui nous tirerait de la purée !
HENRIETTE.
J’ai faim. En ce moment, quand tu parles de purée, je ne peux faire autrement que de penser à une bonne purée de marrons.
HENRI.
Avec une dinde au milieu.
HENRIETTE.
On doit bien manger ici.
HENRI.
De la bonne cuisine de ménage. Tu as vu, comme j’ai déjeuné en précision de ce dîner-là. Un œuf et une côtelette. Il faut faire honneur au repas de Monsieur et Madame Lalbert. Ce sont des gens à vous bourrer.
HENRIETTE.
À vous mettre le manger de force dans votre assiette.
HENRI.
Je me laisserai faire. Je résisterai pour la forme... Jamais je n’ai eu faim comme aujourd’hui... La seule crainte que j’ai, c’est de manger trop... Attention à ne pas faire de gaffes, petit chéri. Il s’agit de ne pas déplaire à ces gens-là. Si nous leur déplaisons, tu sais, la place est dans le seau.
HENRIETTE.
Sois tranquille...
HENRI.
Tais-toi. J’entends nos hôtes. Refrène tes appétits carnassiers. Moi, je dissimule les miens, non sans peine.
Scène V
HENRI, HENRIETTE, MONSIEUR LALBERT, MADAME LALBERT
LALBERT.
Bonjour, Madame. Bonjour, Monsieur. Rosette, je te présente Monsieur et Madame Henri Bardin.
MADAME LALBERT.
Madame, vous êtes bien aimable d’être venue.
HENRI.
Oh ! Madame ! Ma femme était impatiente de faire votre connaissance ! Elle me pressait tout à l’heure... « Dépêche-toi, mon ami ! Ne faisons pas attendre Monsieur et Madame Lalbert. »
LALBERT.
Oh ! il ne fallait pas tant vous presser et vous gêner pour ça ! Je vous aurais attendus paisiblement en lisant mon journal. Mais c’est très bien d’être venus à l’heure indiquée.
HENRI.
Oh ! nous n’aimons pas changer les habitudes des gens.
HENRIETTE.
Nous avons nous-mêmes des habitudes très régulières. La vie n’est agréable qu’à ce prix.
Un temps.
LALBERT.
Asseyez-vous donc, Monsieur et Madame...
Ils s’assoient : un temps.
Avez-vous entendu crier les journaux du soir ?... Y a-t-il du nouveau cette après-midi à la Chambre ?
HENRI.
Rien de nouveau... Je ne crois pas... Rien de nouveau.
LALBERT.
Il y a une discussion sur les sucres, dont j’aurais bien aimé connaître le résultat... Enfin, rien ne presse. J’attendrai à demain.
MADAME LALBERT.
Est-ce que vous vous intéressez, Madame., aux nouvelles de la Chambre ?
HENRIETTE, après avoir regardé Henri.
Un petit peu, Madame, un petit peu.
Un temps.
MADAME LALBERT, à demi-voix à Lalbert.
Je vais voir si la bonne est toujours à la cuisine...
Haut.
Je vous demande pardon. Monsieur et Madame, quelques ordres à donner à ma cuisinière.
HENRI et HENRIETTE, ensemble avec empressement.
Faites-donc, Madame, faites.
Madame Lalbert sort.
LALBERT.
Ne trouvez-vous pas que ça sent le chou ? C’est insupportable. Nous avons une cuisinière qui empeste l’appartement avec sa cuisine.
HENRIETTE.
Mais c’est une odeur qui n’est pas désagréable.
HENRI, se levant.
Vous avez là de bien jolis tableaux.
LALBERT.
Pas mal, pas mal. Oh ! vous savez ! c’est pour garnir les murs. Je n’y fais jamais attention.
Un temps.
HENRIETTE.
Vous habitez dans un quartier bien agréable.
LALBERT.
Un peu retiré.
HENRIETTE.
C’est ce qui en fait le charme.
MADAME LALBERT, rentrant, à demi-voix à Lalbert.
C’est trop fort ! Crois-tu, Émile ? Elle est partie. Non, tu sais, ça ne peut pas durer avec cette fille.
HENRIETTE.
Je disais, Madame, à Monsieur Lalbert, que j’aimais beaucoup votre quartier.
MADAME LALBERT.
Oh ! moi, je ne l’aime pas trop. Il est tellement mal commode pour les provisions. Les fournisseurs sont au diable. Le boulanger est à dix minutes, le boucher à un quart d’heure.
Un temps.
HENRIETTE, se levant et allant au piano.
Je vous demande pardon, Madame, si j’examine de si près votre dessus de piano. Je le trouve d’une broderie exquise. Regarde donc, Henri.
Bas à Henri qui s’est approché.
J’ai une faim atroce. Et on ne dînera pas de sitôt.
Haut.
Regarde ces fleurs comme c’est fin.
Bas.
On ne dînera pas de sitôt. La cuisinière est sortie. C’est moi qui balancerais une cuisinière, si elle sortait comme ça au moment du dîner.
Haut.
Tu vois, c’est comme le dessus de piano de tante Sophie... Mais j’aime beaucoup mieux celui-là.
Bas.
Parle-leur un peu. La conversation va languir. J’ai épuisé le dessus du piano.
HENRI, bas.
J’ai trop faim pour parler. Je parlerai à table.
HENRIETTE, revenant s’asseoir.
Et vous sortez quelquefois, le soir, Madame ? Vous allez au théâtre ?
MADAME LALBERT.
Oh ! jamais.
HENRIETTE.
Nous non plus. Nous sortons pour aller voir des amis. Voilà tout.
HENRI.
C’est si difficile d’aller au théâtre avec les habitudes de Paris. On dîne de plus en plus tard... Nous, il nous arrive parfois de nous mettre à table à neuf heures moins le quart.
MADAME LALBERT.
C’est effrayant ! Comment pouvez-vous supporter cela ?
HENRI.
Oh ! ça ne nous fait rien du tout. N’est-ce pas, Henriette ? Nous dînons à n’importe quelle heure.
MADAME LALBERT.
Vous avez des estomacs complaisants.
HENRI.
Et puis, huit heures et demie, ce n’est pas une heure exagérée. Qui dîne à huit heures peut dîner facilement à huit heures et demie.
MADAME LALBERT.
Moi, je trouve que huit heures, c’est déjà une heure terrible pour se mettre à table.
HENRI.
C’est vrai. On ne devrait pas dîner si tard. Mais les exigences de la vie de Paris...
MADAME LALBERT.
Mais j’y songe... Vous avez l’habitude de dîner à huit heures ?
HENRI.
Oui, Madame, nous avons l’habitude. C’est une heure tout à fait normale pour nous.
HENRIETTE.
C’est notre heure.
MADAME LALBERT.
Alors Monsieur Lalbert, en vous disant de venir ici de bonne heure, vous a forcés à changer vos habitudes ? Nous sommes désolés de vous avoir obligés à dîner de meilleure heure ?
HENRI.
Comment cela ?
MADAME LALBERT.
Voyons, pour arriver ici avant huit heures et faire le trajet depuis chez vous, vous avez dû dîner à sept heures ?
LALBERT.
Moi, quoi que je fasse le soir, je ne change jamais mes habitudes. Je dîne tous les soirs à six heures un quart.
MADAME LALBERT.
C’est l’habitude de mon mari. Tous les soirs à six heures un quart.
LALBERT.
Et comme c’est plus agréable ! Ainsi, moi, à cette heure-ci, ma digestion est à moitié faite. À dix heures, elle sera terminée. Je peux me coucher de bonne heure. Je puis me permettre de bien dîner. Par exemple ce soir, j’ai mangé des choux de Bruxelles ; moi j’adore les choux de Bruxelles. Vous aimez les choux de Bruxelles ?
HENRI, bien faiblement.
Oh !... oui, assez.
MADAME LALBERT.
Tu n’as pas besoin de dire que tu en as mangé. Ça se sent assez dans l’appartement... Vous n’êtes pas incommodée par cette odeur, Madame ?
HENRIETTE, faiblement.
Ça n’est pas une si mauvaise odeur.
MADAME LALBERT.
Nous avons une cuisinière impossible. Elle ne tient pas compte des recommandations qu’on lui fait. Je l’aurais renvoyée depuis longtemps, si elle ne cuisinait pas aussi bien. Mais elle cuisine d’une façon exquise.
LALBERT.
Ce soir, elle nous avait fait un potage velouté. C’était un baume sur l’estomac... Moi, je suis fou du potage velouté ! Je ne comprends pas qu’on n’aime pas le potage velouté. Ne me dites pas que vous ne l’aimez pas. Je ne vous comprendrais plus... Vous ne l’aimez pas ?
HENRI, faiblement.
Si, je l’aime.
HENRIETTE, à part.
Mon Dieu, Seigneur !
LALBERT.
D’abord, je ne pourrais pas dîner sans potage. Quand on n’a pas faim, ça vous donne de l’appétit. Et quand on a faim, c’est un délice.
MADAME LALBERT.
J’ai bien vu ça. C’est à peine si tu en as laissé.
LALBERT.
Ah ! que c’est bon, un bon potage !
HENRIETTE, à part.
Mon Dieu, Seigneur !
MADAME LALBERT.
Madame, vous allez nous faire le plaisir de nous chanter quelque chose. On dit que vous avez une jolie voix.
HENRIETTE.
Oh ! Madame ! Excusez-moi. Je ne suis pas très bien disposée ce soir.
HENRI.
Ma femme ne pensait pas que vous la prieriez de chanter. Quand on doit chanter, on mange en conséquence. Ce soir, elle a dîné comme à son ordinaire, et...
LALBERT.
Oh ! nous savons que madame n’est pas une chanteuse de profession. Si elle a mangé un peu trop, elle chantera un peu moins brillamment. Ce sera toujours assez bon pour nous. Nous sommes amateurs, et assez connaisseurs. Mais pas cependant jusqu’au point de faire attention à ces nuances.
HENRIETTE.
Soit, je vais chanter.
LALBERT.
Quelque chose d’entraînant.
HENRIETTE.
Je chante souvent de vieilles chansons populaires. C’est très connu. Mais c’est toujours agréable à entendre. Voyons laquelle pourrais-je chanter ?
D’un ton lamentable.
Il était un petite navire
Qui n’avait ja-ja-jamais navigué...
Au bout de cinq à six semaines.
Les vivres vin-vin-vinrent à manquer.
Non, décidément, c’est trop triste. Je vais vous chanter autre chose.
Bas à Henri qui est auprès d’elle.
Trouve un prétexte pour aller dans l’antichambre. La cuisine est à l’entrée. Nous l’avons aperçue tout à l’heure. Prends-moi n’importe quoi, un bout de pain qui traîne.
HENRI, haut.
Je crois avoir apporté dans mon pardessus un morceau de musique. Permettez que j’aille le chercher.
LALBERT.
Je vais aller.
HENRI.
Comment ? Mais je ne veux pas que vous vous dérangiez... Je ne souffrirai pas...
Il sort par le fond.
MADAME LALBERT, bas à son mari.
Il est gentil, ce jeune homme.
LALBERT.
Oui, très doux, très poli, très bien élevé. Il conviendrait vraiment d’une façon parfaite pour la place qu’il m’a demandée. Il paraît intelligent. Il a toutes les qualités de l’emploi. C’est une place où l’on est constamment en communication avec le public. Il faut un garçon bien élevé et doux.
MADAME LALBERT.
Tu vas le désigner ?
LALBERT.
Non ; c’est regrettable qu’il fasse aussi bien l’affaire... Mais je ne peux pas le désigner. Je suis absolument obligé de désigner le protégé de Boufret.
MADAME LALBERT.
Mais ce petit jeune homme est un protégé de ton ami Bayen.
LALBERT.
Hé bien, oui ! Mais je suis assez ami avec Bayen pour n’avoir pas besoin de m’occuper de ses protégés. Et puis Bayen n’y tient pas. Il m’a dit hier qu’il n’y tenait pas.
HENRIETTE, à part.
Il ne revient pas. Il est là-bas sans lumière.
On entend un léger bruit.
Pourvu qu’il n’aille pas casser quelque chose.
Bruit épouvantable de vaisselle brisée. Henriette se lève du tabouret et regarde les Lalbert avec un sourire forcé.
LALBERT.
Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?
HENRIETTE.
Quel bruit ?
Henri apparaît à la porte du fond.
LALBERT.
Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?
HENRI, froidement.
Ce bruit ?...
LALBERT.
Comment ! Vous n’avez pas entendu ce bruit dans la cuisine ?
HENRI.
Non, c’est dans l’escalier ; huit à dix personnes qui sont tombées avec de la ferraille et de la porcelaine.
LALBERT.
C’est effrayant ! Je vais voir.
HENRI.
Non, tout est arrangé. Madame Bardin est impatiente de vous chanter un morceau de musique ratissant que j’avais emporté dans mon pardessus.
LALBERT.
Vous l’avez trouvé ?
HENRI.
...Non, non. C’est une fatalité. Je ne l’ai pas trouvé. Je l’ai laissé chez moi. Mais Madame Bardin vous en chantera un autre, aussi ravissant. Un autre que nous allons certainement trouver en cherchant dans votre musique.
Il passe derrière le piano près d’Henriette et fait semblant de chercher dans les partitions.
HENRIETTE, bas.
Qu’est-ce que tu as trouvé ?
HENRI, bas.
Trois choses. Un morceau de pain, qui était sur une table...
HENRIETTE, bas.
Donne.
HENRI, bas.
Il est très dur, tellement dur qu’il m’a servi à ouvrir le buffet.
HENRIETTE, bas.
Donne tout de même. Et puis ?
HENRI, bas.
Un œuf. Tiens !
HENRIETTE, bas.
Donne... Ah ! Mon Dieu !
HENRI, bas.
Quoi ?
HENRIETTE, bas.
L’œuf est tombé. Il a roulé sur ma robe.
HENRI, bas.
Je n’ose pas regarder.
HENRIETTE, bas.
Si, si. Je t’en prie.
HENRI, bas.
Nous sommes sauvés. C’est un œuf dur.
HENRIETTE, bas.
Donne.
HENRI, bas.
Ce n’est pas tout. J’ai encore un morceau de canard froid... Parle-leur un peu.
HENRIETTE, haut.
Vous avez un appartement charmant.
HENRI, bas.
Ils n’ont pas entendu.
Haut.
Vous avez un appartement charmant.
LALBERT.
Oui... Est-ce que-vous trouvez ce qu’il vous faut ?
HENRI.
Oui, oui, nous trouvons.
MADAME LALBERT, s’approchant.
Vous ne trouvez pas ? Quel est le titre du morceau ?
Henriette, qui s’apprêtait à mordre dans le pain, le cache précipitamment.
HENRI.
Je vous en prie. Ne vous dérangez pas. Restez bien assise. Ma femme va vous chanter quelque chose.
Il repousse doucement Madame Lalbert à sa place.
Nous cherchons quelque chose de très gai, de très enlevant.
Il revient près d’Henriette.
HENRIETTE, qui a essayé de mordre dans le pain, bas.
Le pain est trop dur. Passe-moi l’œuf.
HENRI, bas.
Il est dur aussi. Et ça va être long à peler.
HENRIETTE, bas.
Allons, passe-moi le canard.
HENRI, bas.
Je l’ai laissé dans les partitions. Parle-leur. Occupe-les un peu.
HENRIETTE, bas.
Qu’est-ce que je peux leur dire ? Je vais leur raconter la dispute que j’ai eue avec ma bonne.
HENRI, bas.
Faute de mieux.
HENRIETTE, haut et brusquement.
J’ai eu cet après-midi une dispute avec ma bonne. J’en suis encore tout émue.
MADAME LALBERT.
Oh ! ces domestiques sont insupportables.
Henriette essaie de mordre le pain.
Vous ne trouvez pas ?
HENRI, la repoussant.
Ne vous dérangez pas, je vous en prie.
HENRIETTE, bas.
As-tu le canard ?
HENRI, bas.
Je suis en train de le rattraper. Il était tombé dans « Robert le Diable ».
HENRIETTE, bas.
Occupe-les pendant que je le mangerai.
Haut.
Oh ! oui, ces domestiques sont terribles !
MADAME LALBERT.
Il faut tout surveiller, tout compter. Si je vous disais que je suis obligée de compter mes œufs chaque fois qu’elle sort. Elle en descendait au concierge.
HENRI, bas.
Voici le canard.
HENRIETTE, bas.
Passe-le-moi vite. Et va les occuper.
MADAME LALBERT.
Ainsi, ce soir, nous n’avons presque pas touché au poulet. Je l’ai enfermé dans mon armoire de salle à manger. Jamais il ne traîne de restes à la cuisine.
Henriette s’apprête à manger le canard.
LALBERT.
Si, tu te trompes, Rosette. On trouverait à la cuisine une aile de canard. Mais celle-là, je suis tranquille. Elle n’y touchera pas.
Henriette qui mâchait une bouchée de canard s’arrête subitement.
C’est un morceau que j’ai fait mettre de côté pour le Laboratoire municipal. Nous avons failli être empoisonnés...
Henri se précipite vers le piano. Henriette dissimule mal un haut-le-cœur.
MADAME LALBERT.
Avez-vous trouvé quelque chose à nous chanter ?
HENRI.
Oui, oui, tout de suite.
HENRIETTE, bas.
Je n’en puis plus... va me chercher à manger dehors.
HENRI, bas.
Impossible. Ce quartier est perdu. Ils ont dit tout à l’heure qu’il n’y avait pas de fournisseurs à côté, et les boulangeries sont fermées.
HENRIETTE, bas.
Je n’en puis plus...
MADAME LALBERT.
Connaissez-vous la « valse des Oiseaux de Paradis » ?
HENRI, haut.
Oui, oui, tout de suite... Nous allons trouver.
HENRIETTE, bas.
Je n’en puis plus... Ah ! mais ! Tu sais, c’est effrayant. Je crois que je deviens enragée. Ça s’était un peu calmé. Maintenant, ça reprend... Je deviens féroce...
MADAME LALBERT.
Et « Bonsoir Suzon » ? C’est bien joli aussi. Mais il y a des difficultés.
HENRIETTE, bas.
Ces gens-là sont des bourreaux !
HENRI, bas.
Ile ne savent pas.
HENRIETTE, bas.
Ça m’est égal. Je vais leur dire leur fait.
HENRI, bas.
Je t’en prie. Contiens-toi... J’ai faim aussi, mais je me contiens. Pense à cette place. Ménageons-les.
HENRIETTE, bas.
L’as-tu, cette place ? Quand l’auras-tu ? Ils ne t’en parlent seulement pas.
HENRI, bas.
Ils attendent que je leur en parle. Je vais leur en parler...
Il va s’asseoir auprès de Lalbert.
Monsieur Lalbert avez-vous un peu réfléchi... au sujet de ce que je vous ai demandé l’autre jour ?
LALBERT.
Oui... Oui... j’ai réfléchi beaucoup... Certainement vous avez des titres... Et à la prochaine vacance... Je ne dis pas. Mais pour cette place, c’était trop tard, bien trop tard. Elle est donnée depuis ce matin.
HENRI.
Donnée de ce matin !
Henriette joue un air furieux sur le piano.
HENRIETTE, d’une voix impérieuse.
Henri !
HENRI.
Ma chérie ?
HENRIETTE, haut.
Tu supportes ça ?
HENRI.
Mon amie...
HENRIETTE, à demi-voix.
Mais dis-leur donc leur fait à ces deux vieilles bêtes. Soulage-toi.
HENRI, à demi-voix et résolument.
Hé bien ! Oui ! je vais leur dire leur fait... Tout est perdu. Mais on va rigoler.
Ils s’approchent tous les deux des Lalbert. Henri prend une chaise et s’assoit à cheval dessus.
Alors, Monsieur Lalbert, vous trouvez naturel de vous conduire comme vous faites ?... C’est de l’inconscience.
HENRIETTE.
Comment ! voilà trois heures que vous nous faites subir des affres effroyables ! Vous rétablissez la torture !
HENRI.
Mais ce que vous nous infligez dépasse en horreur tous les supplices connus ! Si notre supplice n’a pas égalé celui d’Ugolin dévorant ses enfants !...
HENRIETTE.
Ce n’est certes pas de votre faute !
HENRI.
C’est parce que nous n’avons pas d’enfants.
HENRIETTE.
J’ai faim !
HENRI.
J’ai faim !
HENRIETTE.
J’ai faim !
HENRI.
J’ai faim !
HENRIETTE, comme égarée.
Ah ! maintenant il faut que je mange ! Je veux manger tout de suite ! Je neveux pas attendre davantage !
HENRI.
Avez-vous quelque chose à nous donner à manger, autre chose que du canard empoisonné ?
HENRIETTE.
Car ils nous ont donné du canard empoisonné !
MADAME LALBERT, tremblante.
J’ai un poulet froid... certainement... Je vais vous le donner.
HENRI.
Sang-Dieu ! Nous allons le prendre ! Où est-il ?
MADAME LALBERT.
Dans le buffet de la salle à manger... Vous y trouverez du vin...
HENRI, prenant les clés et brusquement.
Merci. Nous allons nous procurer des victuailles.
Ils sortent avec des cris sauvages. Monsieur et Madame Lalbert restent atterrés de chaque cité de la cheminée.
MADAME LALBERT.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
LALBERT.
Je n’en sais rien.
MADAME LALBERT.
Ah !... ils n’avaient pas dîné !
LALBERT.
Pourquoi ne l’ont-ils pas dit gentiment ?
MADAME LALBERT.
C’est une femme effrayante !
LALBERT.
C’est un forcené ! un démon !
MADAME LALBERT.
Pourquoi as-tu invité ces gens-là ?
LALBERT.
Est-ce que je savais ?
MADAME LALBERT.
Ce sont des êtres terribles.
Avec terreur.
Oh ! mon ami, et toi qui lui as refusé sa place ! Il va se venger.
LALBERT, faiblement.
Tu crois ?
MADAME LALBERT.
Oh ! mon ami ! il faut lui donner la place !
LALBERT, faiblement.
Un garçon si emporté, si violent...
MADAME LALBERT.
Justement... Rappelle-toi ce fou furieux qui l’année dernière a voulu tuer Ricon, ton collègue. Oh ! mon ami ! Il faut lui donner la place !
LALBERT.
Les voici.
Ils se lèvent tous les deux avec empressement. Henri et Henriette rentrent avec des victuailles.
MADAME LALBERT, vivement.
Monsieur, quelque chose à vous dire... Mon mari a commis tout à l’heure une petite erreur... La place en question n’est pas donnée... Il s’agissait d’une autre... Pour celle-là, c’est entendu, vous l’aurez.
HENRI, noblement.
Merci !... Nous allons finir ça et nous retirer.
MADAME LALBERT.
Vous viendrez nous voir. Nous arrangerons ça demain. Venez pour dîner à six heures un quart.
LALBERT.
Non ! non... à l’heure qui vous plaira.