Le Prince déguisé (Georges de SCUDÉRY)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en 1635.

 

Personnages

 

CLÉARQUE, fils d’Altomire, Roi de Naples

LISANDRE, gentilhomme napolitain, demeurant en Sicile

FLORESTOR, écuyer de Cléarque

ROSEMONDE, reine de Sicile et veuve du roi Poliante

ARGÉNIE, unique héritière du royaume de Sicile

THÉOTIME, grand sacrificateur de Sicile

ARCHANE, ministre du temple de Palerme

PHILIS, fille d’honneur de l’Infante et sa favorite

RUTILE, jardinier de la Reine

MÉLANIRE, femme de Rutile

ANTHÉNOR, chancelier de Sicile

ARISTE, lieutenant des gardes de la Reine

ARMILE, page d’Argénie

TROUPE DES COURTISANS de la reine

JUGES DE CAMP

CHŒUR DU PEUPLE SICILIEN

CHŒUR DE TROMPETTES

 

La scène est à Palerme.

 

 

À MADEMOISELLE DE BOURBON

 

MADEMOISELLE,

 

Si je ne craignais de passer au delà des bornes ordinaires d’une lettre, j’imiterais ce fameux Peintre, qui de toutes les beautés de la Grèce, forma cette rare Vénus, de qui l’estime dure encore en la mémoire des hommes. Je dirais tout ce que les autres ont dit : je donnerais à votre gloire toutes les louanges qu’ils ont données ; et je vous ferais une Couronne de toutes les belles fleurs que le Parnasse a produites. Et certes, ce ne serait pas sans raison, puisque vous possédez seule ce que toutes les Beautés de la terre peuvent avoir d’excellent : et qu’il en est peu qui puissent approcher de vous, sans souffrir l’affront des étoiles, quand l’éclat du Soleil paraît. Mais, MADEMOISELLE, il n’appartient qu’aux Aigles, de regarder fixement ce bel Astre ; et comme je n’en ai ni l’œil ni la plume, il faut que je règle mon vol et mes regards sur ma faiblesse, et que je me contente de dire ce que je puis, ne pouvant dire ce que je dois ; comme vous avez l’esprit et la beauté d’un Ange, vous en aurez encore la bonté. Et c’est d’elle que j’attends ma grâce, après le dessein téméraire que je prends de vous offrir mon PRINCE DÉGUISÉ. Je fis ce hardi projet, dès l’instant que j’eus l’honneur de baiser la robe à Madame la Princesse, et à votre Grandeur ; et j’espère même que le succès ne m’en ferait pas malheureux, vous voyant écouter avec attention, une chose indigne de l’être de vous, puis qu’elle partait de moi. Mais quoi qu’il en soit, l’honneur de l’avoir osé satisfait mon ambition, sachant bien quel que soit l’évènement d’une fi haute entreprise, il ne peut être que glorieux pour moi qui suis,

 

MADEMOISELLE,

 

Votre très humble, et très obéissant serviteur.

 

DE SCUDÉRY.

 

 

VERS

Pour mettre sous les portraits de cette Excellente Princesse

 

Si ton Sang ne procède, ou des Rois, ou des Dieux,

Téméraire abaisse les yeux,

Et mets pour te sauver ta prudence en usage:

Le seul aveuglement te pourra secourir:

Mais non, fois plus hardi que sage,

Et regarde ce beau visage,

Il vaut mieux le voir, et mourir.

 

 

AU LECTEUR

 

Il est certains tableaux, dont le Coloris est si vif et si riant, qu’il surprend agréablement la vue de tous ceux qui les regardent, trompe la connaissance des plus savants en portraiture, et fait passer d’abord pour fort beau, ce qui ne l’est point du tout : Mais lorsque cette douce illusion est dissipée, qu’on s’aperçoit de la tromperie qu’elle a faite au sens, et qu’enfin le jugement recouvre la liberté de ses fonctions ; on ne voit plus ce qu’on croyais voir : on se moque de cet ouvrage, et de soi-même ; et cette estime si mal fondée, se change en un juste mépris, je ne sais (Lecteur) si cette peinture parlante que je t’offre, n’aura point le même destin ; et je doute, si cette approbation universelle qu’elle a reçue, est un effet de ses beautés, ou de son bonheur. Le superbe appareil de la Scène, la face du Théâtre, qui change cinq ou six fois entièrement, à la représentation de ce Poème, la magnificence des habits, l’excellence des Comédiens, de qui l’action farde les paroles, et la voix qui n’est qu’un son qui meurt en naissant ; tout cela (dis-je) étant joint ensemble, est capable de donner des grâces à ce qui n’en a point, d’éblouir par cet éclat les yeux des plus clairs-voyants, et de décevoir l’oreille la plus juste, et la plus sensible au discernement des bonnes ou des mauvaises choses. Mais comme Alexandre dit autrefois à quelqu’un qui lui conseillait d’attaquer ses ennemis la nuit, qu’il ne voulait point dérober la victoire : je t’assure de même, que je ne veux point dérober la réputation d’esprit, ni la devoir à ce qui n’est pas de moi. C’est ce qui m’oblige à t’exposer cet ouvrage, dépouillé de tous autres ornements, que de ceux qui lui sont naturels, afin que ta raison ne soit point surprise, et qu’elle ne lui donne que ce qu’il mérite d’avoir. Sache donc qu’en te le montrant, je me fuis caché le pinceau dans la main, derrière les rideaux comme Appelle, résolu de corriger mes défauts par ta connaissance, et de me défaire de cet amour-propre, qui nous fait croire beau tout ce que nous faisons, et ce qui bien souvent ne l’est pas. Mais de grâce, sois juge équitable, fais que ta censure soit fille de la Charité, et non pas de l’Envie ; et surtout examine toi, pour m’examiner ; juge-toi pour me juger et connais tes forces pour voir ma faiblesse, et ne te mêle que de ce que tu sais bien ; autrement je me montrerai comme ce fameux peintre pour te dire

 

Ne sutor ultra crepidam

 

Si tu es de la Cour, pardonne moi ce mot de Latin, que je n’ai pu retenir : C’est une faute que je n’ai jamais commise en écrivant, et que je ne commettrai peut-être jamais : le peu que j’en sais ne me permettant pas d’en être prodigue, n’y d’en faire profusion, Adieu.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLÉARQUE, LISANDRE, FLORESTOR

 

Le prince est vêtu en simple Cavalier.

CLÉARQUE.

Lisandre, couvrez-vous, ici tout m’est suspect,

Et ne me traitez plus avec tant de respect :

Songez en ce dessein où l’amour me convie,

Si je suis découvert qu’il y va de ma vie.

LISANDRE.

Je sors pour obéir des termes du devoir.

CLÉARQUE.

Vous êtes mieux ainsi, vu qu’on nous pourrait voir.

Mon entreprise seule est assez difficile,

Et je me dois cacher à toute la Sicile :

Mais vous aurez l’honneur d’apprendre mon projet,

Car mon père vous tient ami comme sujet :

Et bien qu’un autre Prince ait votre obéissance,

Naples dont il est Roi, vous a donné naissance ;

C’est pourquoi vous devez aider à mon dessein,

Puisque le même sceptre est acquis à ma main.

LISANDRE.

Je fais vivre en mon cœur l’amour de ma province,

Celle de mes parents, et le respect du Prince ;

Et bien que confiné dans ce bord étranger,

En changeant de séjour je ne saurais changer :

Et loin de la patrie, et dans cette aventure,

La fortune m’attache, aussi fait la nature ;

Et croyez, Monseigneur, que je vous servirai,

(En dussai-je périr) autant que je pourrai.

CLÉARQUE.

Aussi pouvez-vous voir par cette confidence,

Que je vous crois fidèle, et rempli de prudence ;

Puisque dans un État qui m’est si dangereux,

Je vous fais compagnon de mon sort amoureux.

LISANDRE.

Mon visage étonné vous marque ma tristesse :

Et je tremble, en voyant en ces lieux votre Altesse ;

Lieux, où votre bonheur tient chacun en souci ;

Et je ne puis juger ce qui vous mène ici.

CLÉARQUE.

Quoi, n’avez vous point su les motifs d’une guerre,

Où le sang a couvert la face de la terre ?

Où la flamme et le fer ont tant semé d’effroi ?

Et qui trouve sa fin dedans celle d’un Roi,

Que pleure la Sicile et que chacun regrette ?

LISANDRE.

Ce malheur est public, la cause en est secrète ;

Et tous pour ce sujet ont divers sentiment ;

Mais nous n’en savons rien que fort confusément.

Et même les exploits qui signalent vos armes,

Qui coûtent tant de sang, qui coûtent tant de larmes,

Ne me sont point connus, parce que j’étais lors,

Dans ces heureux climats d’où viennent les trésors ;

Et que quelques combats qu’ait gagné votre armée,

La longueur du chemin lassait la Renommée ;

Si bien que mon esprit ne trouve point de jour,

Quand il vous oit parler et de guerre, et d’amour.

CLÉARQUE.

Pour vous en éclaircir, écoutez une histoire,

De qui la fin tragique afflige ma mémoire,

Détruit mon espérance, ainsi que mes désirs,

Et condamne mon âme à tant de déplaisirs.

Six ans ont fait leur cours, depuis l’heure fatale

Que je quittai les bords de ma terre natale,

Et qu’un désir de voir (plus vite qu’un torrent)

M’emporta sous l’habit de Chevalier errant.

J’erre ainsi déguisé, de province, en province ;

Je visite en passant la Cour de chaque Prince ;

Et suivant le dessein qui me fit éloigner,

Je tâche de m’instruire en l’art de bien régner.

Enfin, ayant couru presque l’Europe entière,

Ce beau feu s’éteignit à faute de matière ;

Ce désir curieux n’eut plus où s’attacher ;

Je crus avoir acquis, ce que j’allais chercher ;

Pleinement satisfait de mes erreurs passées,

Je revins sur mes pas, je changeai de pensées ;

Et forcé du destin, et conduit par l’Amour,

J’arrivai dans Messine, et vins voir cette Cour.

Ce fut là, que ce Dieu triompha de mon âme ;

En ce lieu je brûlai de ma première flamme ;

Je me laissai surprendre aux charmes d’un beau teint ;

Mon œil en fut touché, mon cœur en fut atteint ;

J’en souffris à l’instant la douce tyrannie ;

Et pour tout dire enfin, j’osai voir Argénie.

Je la vis, et l’aimai ; car au même moment,

Qui fit que je la vis, je me fis voir amant.

Mon âme à son abord fut bien peu défendue,

Et malgré ma raison la place fut rendue,

Aussitôt que cet œil, qui peut tout enflammer,

Par un de ses regards eut daigné me sommer.

Je fus cent fois tenté d’une ardeur violente,

Qui me sollicitait d’accoster Poliante,

De lui dire mon nom, et le mal que j’avais ;

Mais toujours la raison me retenait la voix,

Et me représentait le pouvoir de mon père :

Mais comme vous savez que tout amant espère,

Je crus que son désir seconderait le mien,

Et qu’il m’était permis d’aspirer à ce bien.

Comme en effet, dès lors je quittai la Sicile ;

Et le lui proposant, je le trouvai facile ;

Il approuva mon choix, en loua la grandeur,

Et ne refusa rien à mes vœux pleins d’ardeur.

Au contraire, aussitôt pour finir mon martyre,

Il dépêche un des siens, comme je le désire,

Pour demander l’Infante, à ce Roi malheureux :

Voici le premier coup de mon sort rigoureux.

Car soit que Poliante eut reçu quelque Oracle,

Qui fut à cet Hymen un invisible obstacle ;

Ou soit que son esprit eût quelque autre raison,

Qui vint de ma personne, ou touchât ma maison ;

Ou que le seul caprice autorisât sa haine ;

Ce cruel se moqua d’une espérance vaine,

Et sachant le dessein de notre Ambassadeur,

Il ne lui répondit qu’en termes de froideur,

Et ne lui donna point d’audience publique.

Altomire sensible, et qu’un outrage pique,

Quelque soin que je prisse à le faire changer,

Jura de le punir, et de se bien venger.

Aussitôt il équipe une puissante flotte,

Et mettant notre route en la main du pilote,

Il s’embarque, et je suis malgré moi ses vaisseaux,

Que le vent favorise, et qui fendent les eaux.

Poliante averti qu’il se forme un orage,

Se résout de l’attendre, et ne perd point courage ;

Va toujours côtoyant la Sicile en ses bords,

À dessein d’enfermer l’embouchure des ports ;

Enfin, nous l’attaquons assez près de Cardonne :

Tout se mêle à l’instant, la bataille se donne ;

Le bruit, le sang, l’horreur, et la mort en tous lieux,

Passent jusques au cœur, et s’offrent à nos yeux :

Le choc de tant de Nefs fait l’éclat d’un tonnerre,

Qui retentit bien loin du côté de la terre,

Et qui semble répondre à ces flots murmurants,

Et se mêler encore aux plaintes des mourants.

Par des longs cris aigus, que le soldat envoie,

Il se fait un chaos de tristesse et de joie,

Les vaisseaux accrochés sont horribles à voir,

On attaque, on résiste, et tous font leur devoir,

L’on combat main à main, et chacun s’évertue,

Pour traîner avec soi, l’ennemi qui le tue.

On voit tomber en l’eau mille corps tous sanglants,

Et la main de la Parque éclaircit tous les rangs.

La face de la mer nous paraît effroyable,

Elle n’a point d’objet qui ne soit pitoyable,

Un vaisseau coule à fond, un autre tout brisé,

De crainte d’être pris, se fait voir embrasé,

Et couvrant le Soleil d’une épaisse fumée,

Dérobe aux yeux de tous, et l’une et l’autre armée.

Le feu se communique, entre aux autres vaisseaux ;

Si bien qu’il semble naître au milieu de ces eaux.

Mille pointes de flamme en l’air sont ondoyantes,

Qui s’élèvent du sein des vagues aboyantes,

Et ce pauvre pays crût voir en cet instant,

Comme un Etna solide, un Vésuve flottant.

Bellone deux cents fois changea de Capitaine ;

Le sort parut douteux ; la fortune incertaine ;

Elle balança bien ; mais d’un regard plus doux,

La victoire à la fin se déclara pour nous ;

Nous fûmes les plus forts ; et tant de Nefs percées,

S’abandonnent au vent, et flottent dispersées.

Poliante qui voit jusqu’où va son malheur,

Plein d’ire, de courroux, de rage et de douleur,

S’efforce (mais en vain) de retourner la proue,

De ses pauvres vaisseaux dont le destin se joue :

Mais voyant que les siens sont lassés des combats,

Lui même prend la fuite, et met l’étendard bas.

Il fuit, mais en lion, dont l’ardente prunelle,

Témoigne que la peur n’est jamais peinte en elle,

Qu’il a manqué de force, et non faute de cœur ;

Et qui rugit encor sous les pieds du vainqueur.

Tel parut ce grand roi, qui regagnant la rive,

Crût pouvoir rassembler sa flotte fugitive ;

Combattre derechef, mais plus heureusement ;

Et changer de fortune, en changeant d’Élément.

Il tourne donc visage, et le peuple qui tremble,

Forcé par son exemple autour de lui s’assemble ;

Mais comme le destin ne change point ses lois,

Il fut mis en déroute une seconde fois ;

Il perdit en ce lieu l’espérance dernière,

Et sa personne même y resta prisonnière.

Nous campons sur le bord, en attendant le jour,

Que peu d’heures après nous vîmes de retour.

Lors mon père eut dessein d’user de la victoire,

Et de pousser plus loin, et ses gens, et sa gloire :

Mais l’amour que j’avais, n’y pouvant consentir,

Il se remit en mer, et je le fis partir.

Or pendant le voyage, il n’est obéissance,

Honneur, devoir, respect, service, ou complaisance,

Que ce brave captif ne reçut de ma part :

Je plaignis sa valeur, j’accusai le hasard ;

Je lui fis même voir sa liberté certaine,

Pour chasser le dépit de cette âme hautaine ;

Mais inutilement je semai ces propos ;

Et rien que le trépas ne le mit en repos :

Il mourut en dix jours contre toute apparence ;

Et mourut avec lui toute mon espérance ;

Jugeant que Rosemonde, épouse de ce mort,

Rallumerait toujours le flambeau du discord ;

Et qu’après ce malheur, l’adorable Argénie,

Aurait sans me connaître, une haine infinie.

Lors l’esprit agité de violents transports,

Je poursuivis ma route, et renvoyai ce corps,

Avec tout l’appareil, et les pompes funèbres,

Que la coutume donne aux personnes célèbres.

J’espérai que le temps me pourrait secourir,

Mon amour était né, je crus le voir mourir.

Mais certes ce penser fut bien peu raisonnable ;

Ce dessein contre un dieu, ne m’est pas pardonnable ;

Et parmi le regret, dont je suis tourmenté,

Mon supplice est fort grand, mais je l’ai mérité.

Enfin que vous dirai-je ? une absence importune,

M’a fait résoudre encor de tenter la fortune ;

Et cet œil plein d’attraits qui causa mon ennui,

Tout ainsi qu’un aimant, m’attire auprès de lui,

Résolu de périr, ou de vaincre l’orage.

LISANDRE.

Vous voir dedans Palerme est voir votre courage,

Et si je crains pour vous, ce n’est pas sans raison ;

En la mort de ce roi, l’on a cru du poison.

CLÉARQUE.

Le ciel qui voit mon cœur, sait bien mon innocence.

LISANDRE.

Mais sa veuve n’est point dans cette connaissance.

Elle promet sa fille à qui la vengera.

Comme le prix d’un chef qu’on lui présentera ;

Et même à ce matin, son vœu se renouvelle,

Au funeste tombeau d’un mari, qu’elle appelle

Pour être le témoin d’un si juste désir,

Et pour voir son amour, voyant son déplaisir.

CLÉARQUE.

Allons-y, cher Lisandre, et quoi qu’il en advienne,

Fais que ta volonté laisse régner la mienne,

Le conseil en est pris ; les tiens sont superflus ;

Conduis-moi dans ce temple, et ne raisonne plus.

LISANDRE.

Monseigneur, réglez mieux cette ardeur qui vous presse.

CLÉARQUE.

Cléarque bienheureux, tu vas voir ta maîtresse :

Souviens-toi que l’honneur, est parmi le danger,

Et qu’un noble dessein ne se doit pas changer.

 

 

Scène II

 

ARGÉNIE, PHILISE

 

ARGÉNIE.

Que ce vœu me déplaît ! que ce jour m’importune !

Et que j’ai bien sujet d’accuser la fortune :

Qui veut que mon Hymen se fasse en un tombeau,

Et que la Parque seule y porte le flambeau.

Qu’un homme tout sanglant soit maître d’Argénie

Pour un présent tragique ; ô quelle tyrannie !

Chère Ombre de mon père, hélas ! apaise-toi ;

Que ton ire s’éteigne, ou s’étende sur moi :

Je suis cause du mal, ma perte est légitime,

Souffre pour ton repos, que je sois ta victime ;

Mon sang est aussi pur, que tu me l’as donné ;

C’est tout ce que demande un cœur abandonné

Au chagrin le plus noir dont l’âme possédée,

Forme pour son supplice une fâcheuse idée.

PHILISE.

Madame, résistez à l’extrême douleur :

Peut-être sans raison vous craignez ce malheur ;

La reine peut avoir une inutile envie ;

Cléarque a des sujets, pour défendre sa vie ;

La tête d’un grand Prince est un trésor gardé,

Qu’on n’a pas aisément, comme on l’a commandé :

Et tel entreprendra cette haute aventure,

Qui loin d’avoir le trône, aura la sépulture.

ARGÉNIE.

Fasse le juste Ciel, Philise mon souci,

Que tout audacieux, puisse finir ainsi.

Que ces lâches amants de l’or d’une Couronne,

Qui veulent mon État, et non pas ma personne,

Tombent dessous le bras de ce jeune guerrier,

Et que son front échappe à l’abri du laurier.

Ce sont les vœux ardents, qu’en ma douleur amère,

J’oppose justement, à celui de ma mère ;

Afin que le salut d’un Prince généreux,

Puisse arrêter le cours de mon sort malheureux ;

Et qu’après tant de maux, la fortune lassée,

Égale mon repos à ma peine passée,

Et puisque de l’Hymen tout espoir m’est ôté,

Que je puisse mourir, et vivre en liberté.

 

 

Scène III

 

ARMILE, ARGÉNIE, PHILISE

 

ARMILE.

Il est temps de sortir, la Reine est descendue ;

Au bas de l’escalier vous êtes attendue :

ARGÉNIE.

M’a-t-elle demandée ?

ARMILE.

Oui madame, deux fois.

ARGÉNIE.

Il me faut obéir à ces injustes lois ;

Forcer mes sentiments, en étouffer la plainte ;

Et m’imposer le joug d’une rude contrainte.

Allons, puisque ce mal ne se peut éviter,

Il nous y faut résoudre, et le bien supporter.

 

 

Scène IV

 

THÉOTIME, ARCHANE

 

Le temple de Vengeance s’ouvre.

THÉOTIME.

Souffle à ce feu sacré, fais que la flamme en sorte,

Pour montrer qu’aujourd’hui la haine n’est pas morte ;

Et qu’elle flambe au cœur, par un désir mortel,

Ainsi que fera l’autre, à ce funeste Autel.

Les branches de Cyprès sont-elles préparées ?

D’avec celles de l’If les as-tu séparées ?

As-tu de la résine ? as-tu deux flambeaux noirs,

Pour évoquer une ombre aux infernaux manoirs ?

ARCHANE.

Tout ce qu’il faut est prêt, au moins je le présume.

THÉOTIME.

J’entends déjà du bruit, la Reine vient, allume :

Ne sois vu qu’à genoux, les bras hauts, les yeux bas ?

Et quand j’invoquerai ne me regarde pas.

 

 

Scène V

 

LISANDRE, CLÉARQUE, FLORESTOR, THÉOTIME, ARCHANE

 

LISANDRE.

Couvrez vous d’un pilier.

CLÉARQUE.

Ô fortuné Cléarque,

De finir par les mains d’une si belle Parque !

Si l’esprit d’Argénie autorise ces vœux,

Je mourrai sans regret, s’il lui plait, je le veux.

 

 

Scène VI

 

ROSEMONDE, ARGÉNIE, PHILISE, ANTHÉOR, ARISTE, THÉOTIME, ARCHANE, CLÉARQUE, LISANDRE, FLORESTOR, CHŒUR DE COURTISANS, CHŒUR DE GARDES, CHŒUR DE PEUPLE, ARMILE

 

ROSEMONDE.

Mon père, commencez votre cérémonie.

THÉOTIME.

Que chacun se prosterne.

ROSEMONDE.

À genoux, Argénie.

Après avoir jeté les offrandes dans le feu, il se met genoux.

THÉOTIME.

Déesse impitoyable, écoute à cette fois,

Ce qu’un cœur en furie exprime par ma voix :

Favorise ses vœux, deviens son allégeance,

Divinité sanglante, implacable Vengeance ;

La Reine s’humilie au pied de ton autel ;

Ne voit son ennemi que d’un regard mortel ;

Que ce glaive flambant, lui dérobe la vie ;

Satisfaits en ce jour une si juste envie ;

Échauffe une fureur, que guide la raison ;

Et punis par le fer un crime de poison.

Il se tourne vers le tombeau du Roi.

Et toi, sors de l’enfer, Ombre illustre, et Royale ;

Viens voir si Rosemonde est constante, et loyale ;

Remarque sa douleur, et son amour parfait,

Écoute ses soupirs, et le vœu qu’elle fait.

ROSEMONDE prend le coin du sépulcre.

Je fais vœu solennel, que l’Infante Argénie,

Sous le joug de l’Hymen ne sera point unie,

Qu’avec le seul amant qui me présentera

La tête de Cléarque, et que lui seul l’aura.

Que si je manque au vœu que je fais à cette heure,

Fais chère Ombre à l’instant que Rosemonde meure ;

Et lui viens reprocher qu’elle aima lâchement,

Infidèle à la couche, ainsi qu’au Monument.

THÉOTIME.

Cette cérémonie est enfin terminée,

Qu’on doit renouveler à chaque bout d’année :

Que votre majesté se lève, s’il lui plait.

ROSEMONDE.

Elle augmente mon feu, toute froide qu’elle est,

Cette cendre chérie ; et que je n’abandonne,

Qu’avec les sentiments que la tristesse donne.

Toute la Cour se retire.

LISANDRE.

Ha ! changez de dessein, retirez-vous d’ici.

CLÉARQUE.

Le sort en est jeté, le Ciel le veut ainsi.

Il faut que je périsse, ou que mon assurance,

Mon amour, ma finesse, et ma persévérance,

Mesurent mon bonheur à mon affection,

Et que Cléarque vive, ou meure en Ixion.

Cet astre des beautés augmente mon courage ;

J’ai redoublé ma force en voyant son visage ;

Et quelque soit le mal que j’en puisse encourir,

Il n’est rien que je n’ose, afin de l’acquérir :

Un grand, et haut dessein que quelque Dieu m’inspire,

Me promet un bonheur, qui vaut mieux qu’un Empire ;

J’aurai (si vous m’aidez) la fin de mes travaux.

Il parle à son Écuyer.

Toi, garde dans le bourg, argent, armes, chevaux,

Ne t’en éloigne point durant mes rêveries ;

Donne-moi seulement toutes mes pierreries.

LISANDRE.

Qu’espérez-vous avoir avec ce trésor ?

CLÉARQUE.

Le Soleil, qui lui seul fait les perles, et l’or.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARGÉNIE, PHILISE

 

ARGÉNIE.

Tel parut autrefois au milieu de la pleine

Cet illustre berger qui fut ravir Hélène :

Sous ce rustique habit, sa mine me surprend,

Et je vois dans ses yeux quelque chose de grand.

N’as-tu point remarqué son port, et son adresse,

Et comme son discours ferait honte à la Grèce ?

Poli, respectueux, civil, et complaisant :

Ô que je fais de cas d’un si riche présent !

Il efface les fleurs qu’il arrose au parterre :

Et le destin m’oblige en me faisant la guerre.

Ce rare jardinier que nous avons trouve,

Est bien digne après tout, d’un sort plus élevé.

PHILISE.

Madame, il est certain que jamais l’Italie

N’a fait voir en ses bords une âme si polie :

Et de corps, et d’esprit, cet homme est si charmant,

Qu’on voit en sa personne un berger de Roman,

Un prodige, un miracle, un effort de nature,

Que ne peut imiter la voix, ni la peinture :

Et certes il paraît à mes yeux ébahis,

Aussi loin de son sort, qu’il l’est de son pays.

Et qui pourrait aimer la vertu toute nue,

Ne la devrait chercher qu’où vous l’avez connue :

Et si le siècle avare estimait comme il faut,

La fortune aurait peine à le mettre assez haut.

ARGÉNIE.

Que le peuple à son gré soit brutal, soit avare ;

Qu’il n’ait point d’yeux pour voir un mérite si rare ;

Qu’il ne l’estime pas, manque de jugement ;

Mais n’ayons point de part à son aveuglement ;

Chérissons la vertu : par tout elle est aimable ;

Et qui la sait priser ne peut être blâmable.

Sans elle, la grandeur est digne de mépris ;

Elle est l’unique objet de tous les bons esprits ;

Et quelque bas que soit le sort de Policandre,

L’estime est un tribut que chacun lui doit rendre ;

Puisqu’on trouve en ses yeux, et dans son entretien,

La beauté de mon sexe, et les vertus du sien.

Mais le Soleil s’abaisse, et finit sa carrière ;

Allons voir au jardin ces restes de lumière ;

Et pour avoir le temps d’y rêver librement,

Voyons premier la Reine à son appartement.

 

 

Scène II

 

CLÉARQUE, LISANDRE

 

CLÉARQUE est en habit de jardinier.

Enfin l’évènement a suivi mon présage :

La fortune me rit, et me fait bon visage :

Tout va bien, cher Lisandre ; et le Ciel apaisé,

Favorisant mes vœux m’a rendu tout aisé :

J’ai fait prendre l’amorce à l’avare Rutile.

LISANDRE.

Que l’âme d’un amant est adroite, et subtile !

CLÉARQUE.

Et je vois maintenant ces beaux astres des cœurs,

Ces Rois impérieux, ces superbes vainqueurs,

Ces Soleils éclatants, qui savent l’art de plaire,

Effacer chaque jour l’autre qui nous éclaire :

Et même j’ai l’honneur de me faire écouter :

Après un bien si grand, que puis-je redouter ;

J’en suis vu, je l’ai vue, ha douceur infinie !

Or vois l’heur d’un amant, qui peut voir Argénie ?

LISANDRE.

Mais comme quoi Rutile a-t-il été déçu ?

CLÉARQUE.

Par le dessein hardi que j’en avais conçu.

Voyant ce jardinier sur le seuil de la porte,

Aussitôt je m’avance, et l’aise me transporte.

Il me rend mon salut ; je le tire à quartier,

Et je lui fais savoir que je suis du métier ;

Mais que j’en mets encor un plus haut en pratique,

Et que par les secrets qu’enseigne l’art magique,

J’ai su qu’en ce jardin un trésor est caché :

Lors voyant que son cœur était déjà touché,

Des plus antiques rois je lui fais une histoire ;

J’en r’appelle les noms tracés en ma mémoire ;

Disant qu’un de ce nombre a couvert en ces lieux,

Un trésor qu’un démon a fait voir à mes yeux ;

Et que s’il me permet d’achever les mystères

D’invoquer les esprits, tracer des caractères,

Au milieu du silence, au milieu de la nuit ;

Que de cette faveur, il cueillera le fruit :

Et qu’il partagera tant d’excellentes choses,

Que le sein de la terre en soi retient encloses.

Mais que pour arriver au but de mon désir,

Il faut qu’il me reçoive, et me donne loisir.

Son esprit ébloui, cède et manque de force ;

Il mord à l’hameçon, il engloutit l’amorce ;

Et l’espoir du butin, l’oblige à m’accorder,

Ce qu’inutilement je pensais demander.

J’entre, et dés qu’il est nuit, je mets la main aux armes :

Et feignant qu’il est temps de commencer mes charmes,

Je vais seul au jardin, aux lieux plus écartés

J’enterre les joyaux que moi même ai portés :

Et puis pour gagner temps comme je le désire,

Peu à peu devant lui, ma main les en retire ;

Feignant que le démon qui répond à ma voix,

M’a dit qu’on ne saurait avoir tout à la fois.

Ainsi mon heur commence, ainsi ma douleur cesse ;

Et je vois chaque jour promener la Princesse,

Qui me parle souvent, que je puis adorer :

Juge si mon esprit a rien à désirer,

S’il est digne d’envie, ou si l’on le doit plaindre.

LISANDRE.

Plus la fortune élève, et plus elle est à craindre.

Les biens qu’elle nous fait, sont des biens apparents ;

Le principe et la fin en sont fort différents :

La volage se rit, l’inconstante se joue ;

Et notre heur ne dépend que d’un branle de roue :

Si bien que c’est à nous (corrigeant son défaut)

D’user de ses faveurs, et du temps comme il faut :

Et de ne perdre pas ces heures précieuses,

Où tout se rend facile aux âmes généreuses ;

Mais qu’on ne revoit point, osant les négliger :

Respectez la fortune, afin de l’obliger.

CLÉARQUE. Il a un papier à la main.

J’approuve ton conseil, aussi bien que ton zèle :

Adieu, séparons-nous, mon dessein me r’appelle,

Afin de me servir de ces vers amoureux :

LISANDRE.

Dessein aussi hardi, comme il est dangereux.

 

 

Scène III

 

MÉLANIRE

 

Que fais-tu beau Sorcier ? à quoi songe ton âme,

Qu’elle ne connaît point que la mienne est en flamme ?

Étrange aveuglement de ce bel œil vainqueur,

Qui pénètre la terre, et ne voit point au cœur !

Tu cherches des trésors, et ton âme en possède ;

L’orient est pompeux, mais il faut qu’il te cède :

Un seul de tes regards vaut mieux que tout son or :

Et c’est d’eux seulement que je fais mon trésor.

Oui, bien que sans dessein ton bel œil les envoie,

Ils font mourir ma peine, et raniment ma joie ;

Et maîtres absolus, qui forcent mon humeur,

C’est par eux seulement que je te crois charmeur.

Mais que n’uses-tu mieux de leur puissance extrême ?

En donnant de l’amour, que n’en prends-tu toi même ?

Sois juste, autant que beau, pitoyable, et charmant ;

Vois que je suis amante, et te fais voir amant.

Approuve les ardeurs de mon âme insensée ;

Épargne mon discours, et lis dans ma pensée ;

Ouï parler mes soupirs ; écoute leur propos ;

Sorcier qui me ravis, et l’âme, et le repos.

Mais il n’en fera rien, sa froideur continue :

Il faut perdre le jour, ou notre retenue :

Respect, crainte, pudeur, éloignez vous d’ici :

Il faut parler en fin, amour l’ordonne ainsi :

Et montrer franchement, la douleur qui nous touche :

Qui nous ouvre le cœur, nous doit ouvrir la bouche ;

Trouvons-le ce cruel, et sans plus différer,

Sachons s’il aimera qui le veut adorer.

 

 

Scène IV

 

CLÉARQUE, RUTILE

 

CLÉARQUE.

La lune favorable en cette nuit dernière,

A souffert que ma voix la retint prisonnière :

Mes charmes ont terni son bel éclat d’argent ;

Et l’ombre qui couvrait mon travail diligent,

A permis que ma main plus forte que les autres,

Ait reçu des démons ce que je mets aux vôtres :

Voyez si cette coupe est agréable aux yeux ;

Autant que le métal, l’ouvrage est précieux.

RUTILE.

Ô que je dois bénir ton heureuse venue !

CLÉARQUE.

Ma bonne volonté ne vous est pas connue :

Mais le temps fera voir quelle est mon amitié.

RUTILE.

Je vais cacher ma part, et garder ta moitié.

CLÉARQUE.

Allez, retirez vous, quelqu’un vient de descendre.

RUTILE.

Ma main dépite Argus de la pouvoir surprendre.

CLÉARQUE dit ces vers tout bas.

Si seras tu surpris, ou je perdrai le jour :

Travaillons, j’aperçois l’objet de mon amour.

 

 

Scène V

 

ARGÉNIE, PHILISE, CLÉARQUE

 

ARGÉNIE.

Vois avec quelle grâce est sa main occupée ;

Moins propre à ce métier, qu’à celui d’une épée :

Que fais tu mon ami ?

CLÉARQUE.

Je cultive des fleurs,

Dont la diversité n’étale ses couleurs,

Qu’à dessein d’agréer au plus bel œil du monde.

ARGÉNIE.

Tu parles du Soleil, il faut qu’il te réponde.

CLÉARQUE.

Ce propos les offense, on ne le peut souffrir :

Pour se justifier, elles viennent s’offrir :

Trop heureuses pourtant si vous daignez connaître,

Qu’elles meurent pour vous, qui les avez fait naître.

Il lui présente un bouquet.

ARGÉNIE.

Ô dieux qu’il est civil !

CLÉARQUE.

Qui me l’aurait appris ?

Ce n’est pas dans les bois qu’on forme les esprits :

Et dedans ce séjour (privés de connaissance)

Nous avons fort peu d’art, et beaucoup d’innocence.

ARGÉNIE.

Mais tu juges pourtant des objets de ces lieux.

CLÉARQUE.

Nous n’avons point d’esprit, mais nous avons des yeux.

ARGÉNIE.

Qu’infères-tu de là ?

CLÉARQUE.

Qu’il faut être sans vue,

Auprès de la beauté dont vous êtes pourvue,

Pour rester sans merveille ; et ne connaître pas,

Que rien dans l’Univers n’égale vos appas :

L’âme la plus grossière en étant bien capable,

En paraître ignorant, c’est paraître coupable.

PHILISE.

Quoi nourri dans les bois, et raisonner ainsi !

C’est un sorcier, Madame, éloignons nous d’ici.

ARGÉNIE.

Ton discours me ravit, et me donne l’envie,

De savoir au certain le succès de ta vie.

CLÉARQUE.

Ha Madame perdez ce désir curieux !

L’astre qui me gouverne est trop capricieux ;

Le récit des malheurs n’a rien qui n’importune,

Et je vous déplairais autant que ma fortune :

Je cache mon destin, et d’où je suis venu,

M’étant avantageux de n’être pas connu.

Ces vers ont un double sens.

ARGÉNIE.

N’importe Policandre à qui tu dois ton être :

Je ne m’informe point de ceux qui t’ont fait naître :

Leur défaut sert de lustre à ta perfection,

J’aime cette fontaine avec passion :

Son onde prend du marbre une couleur d’ivoire,

Qui réveille ma soif ; mais je n’ai rien pour boire.

CLÉARQUE.

Votre Altesse se donne un moment de loisir.

ARGÉNIE.

Dieux que son entretien m’a causé de plaisir !

Je ne vois qu’à regret finir cette journée :

PHILISE.

Madame, en vérité j’en demeure étonnée :

Le voici de retour, qu’est-ce qu’il a trouvé ?

CLÉARQUE lave la coupe à la fontaine.

Ce vase n’est pas beau, mais il est bien lavé :

Votre altesse y peut boire.

ARGÉNIE.

Ha tu lui fais outrage !

Et je ne vis jamais un si parfait ouvrage.

CLÉARQUE.

La Gaule (mon pays) a mille jeux divers,

Où je gagnai ce prix, à réciter des vers.

ARGÉNIE.

Ne t’en souvient-il point ?

CLÉARQUE.

J’en garde la mémoire.

ARGÉNIE.

Me les voudrais-tu dire ?

CLÉARQUE.

Ha ce m’est trop de gloire !

Il dit ce vers tout bas.

Courage heureux amant, tout va bien jusqu’ici,

Et pour vous obéir, Madame, les voici,

Stances.

Au doux climat de la Grèce,
Un jeune Prince amoureux,
Qui n’osait voir sa Maîtresse,
Prit un dessein dangereux :
Pour approcher de la Belle,
Qu’un malheur faisait rebelle,
À tant de fidélité ;
Pressé du trait qui le pique,
Dessous un habit rustique,
Il couvrit sa qualité.

La fortune favorable,
Pour témoigner son pouvoir,
À cette Nymphe adorable,
L’offrit, et fit recevoir :
Ainsi sous l’habit champêtre,
D’un troupeau qu’il mène paître,
Prenant le soin chaque jour ;
Il foule aux pieds la Couronne,
Que sa naissance lui donne,
Pour avoir celle d’amour.

Il vivait de cette sorte,
Plein de gloire et de plaisir ;
Mais d’une espérance morte,
Il fit renaître un désir,
Qui sollicita son âme,
De faire éclater la flamme,
Qui le privait de repos :
Il crût ce conseil fidèle ;
Si bien que s’approchant d’elle,
Son cœur lui tint ces propos.

Nymphe, prenez connaissance
D’un sort qui m’est assez doux ;
Puisque je tiens la naissance,
Du sang des Dieux comme vous :
Mais si la métamorphose,
Que fait celui qui dispose
D’un cœur qui vous est donné,
Déplaît à l’œil de Sylvie :
Ce cœur va perdre la vie,
Dès qu’il l’aura condamné.

Je suis... il ferme la bouche,
Sur le point de se nommer :
Ô quelle crainte le touche !
Et qu’on la doit estimer !
Il souffre la violence
Du respect et du silence,
Il paraît pâle, et transi :
Et sans dire si la Belle,
Fut pitoyable, ou rebelle,
L’histoire finit ainsi.

ARGÉNIE.

Ha qu’il récite bien ! qu’il entend bien la rime !

Et qu’un vers a de force, à l’instant qu’il l’anime !

Adieu, la nuit s’approche, il se faut retirer.

CLÉARQUE.

Tout plaisir violent ne peut longtemps durer.

Amour, que de douceur j’éprouve en ton Empire !

Sans doute elle a compris ce que je voulais dire :

Mais trêve d’allégresse, ou cachons-la si bien,

Que celle qui me suit n’en aperçoive rien.

 

 

Scène VI

 

MÉLANIRE, CLÉARQUE

 

MÉLANIRE, dit ce vers bas.

Parlons, il en est temps ; honneur c’est trop me taire :

Et quoi, toujours pensif, rêveur, et solitaire ?

Toujours dans les trésors y borner ses désirs,

Et mépriser pour eux tous les autres plaisirs ?

Ne regarder de sein, que celui de la terre ?

Pardonnez, beau Sorcier, si je vous fais la guerre ;

Mais cette humeur sauvage est autant à blâmer,

Comme celle qui parle est capable d’aimer.

CLÉARQUE.

Quelque soin que je donne à ce métal si rare,

Vous me connaissez mal, en me croyant avare :

Puisque je suis content, ce que j’ai me suffit :

Si je cherche de l’or, c’est pour votre profit.

MÉLANIRE.

Que mon mari brutal en saoule son envie,

Mais il ne sert de rien au repos de ma vie ;

Et si vous ne donnez que cela seulement,

Je recevrai de vous peu de contentement.

CLÉARQUE.

Que peut un malheureux, que la fortune afflige ?

MÉLANIRE.

Mais que ne peut-il point, si sa faveur m’oblige ?

CLÉARQUE.

Que voulez-vous de moi, qui n’ai rien à donner ?

MÉLANIRE.

Es-tu si peu savant en l’art de deviner ?

Remarque mes soupirs, et sans que je le die,

Afin de me guérir, connais ma maladie.

Mes yeux parlent assez ; mon cœur te dit par eux,

Puisque tu n’aimes point, qu’il est trop amoureux.

Connais-tu ma douleur ? vois-tu mon âme ouverte ?

Es-tu sourd comme aveugle ? as-tu juré ma perte ?

Et conservant ta glace auprès de mon ardeur,

Seras-tu sans courage, où je suis sans pudeur ?

CLÉARQUE.

Je commence à sentir ma raison endormie :

Il faut vaincre en fuyant cette belle ennemie.

Il s’en va.

MÉLANIRE.

Tu fuis donc insensible, et superbe vainqueur,

Au lieu de recevoir les offres de mon cœur ?

Ton mépris insolent fait gloire de ma honte ?

Tu m’entends soupirer, tu n’en fais point de conte ?

Tu restes sans pitié ? tu ris de mon tourment ?

Et ne m’assistes pas d’un regard seulement ?

Et moi j’adorerais un tigre, une statue ?

Non, dépit, ôte-moi le venin qui me tue :

C’en est fait, fuis démon, qui m’as voulu trahir ;

Je ne veux plus aimer, ce que je dois haïr.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLÉARQUE, LISANDRE, FLORESTOR

 

Ils frappent des mains par dessus la muraille du jardin.

CLÉARQUE.

Le signal est donné, répondons-y ; Lisandre.

Florestor.

LISANDRE.

Monseigneur !

CLÉARQUE.

Je vous ai fait attendre ;

Mais il fallait user des faveurs de la nuit,

Et semer à dessein d’en recueillir le fruit.

Il entend les pierreries qu’il a cachées.

LISANDRE.

Le péril éminent où l’amour vous expose,

Ne veut (non plus que moi) que Florestor repose,

Et nous venons tous deux (égaux en sentiments)

Prendre un ordre nouveau de vos commandements.

CLÉARQUE.

Vos soins sont obligeants, mais non pas nécessaires :

Quiconque a du bonheur, ne craint point d’adversaires ;

Tout succède à son gré, rien ne peut s’opposer ;

Et pour être content, il ne lui faut qu’oser.

LISANDRE.

Votre Altesse savante aux coups de la fortune,

Trouvera-t-elle bon que je l’en importune ?

Et qu’une fois encore je l’oblige à songer,

Qu’elle est toujours fortune, et sujette à changer.

CLÉARQUE.

Quand on est embarqué, tout dépend du courage :

Il faut aller au port, ou périr dans l’orage ;

Retourner sur ses pas, est trop de lâcheté ;

Et le jour à ce prix, serait trop acheté.

LISANDRE.

Pensez que les desseins qu’exécutent les Princes,

Font toujours de l’éclat en toutes les Provinces,

Et que votre départ que l’on sait en ces lieux,

De tant de gens déçus, peut déciller les yeux.

CLÉARQUE.

Lisandre, je rirais si j’étais sans contrainte :

On ne m’ébranle point par l’objet de la crainte ;

Me montrer un péril, c’est y porter mes pas,

Quand ce chemin d’honneur, le serait du trépas.

LISANDRE.

Je sais que le respect m’impose le silence,

Mais mon mal pour se taire a trop de violence ;

Souffrez donc (Monseigneur) que je vous dise encor,

Qu’il faut vivre en Achille, et mourir en Hector :

Étonner de nos coups l’ennemi qui nous tue ;

S’enterrer sous un pan de muraille abattue ;

Arroser son sépulcre, et de sang, et de pleurs ;

C’est là qu’il faut mourir, et non parmi des fleurs.

Jugez lequel vaut mieux pour votre renommée,

De dresser un parterre, ou ranger une Armée ;

De paraître en Monarque, à qui tout est soumis,

Ou d’être sans défense aux mains des ennemis :

Mon zèle est indiscret ; mais ce qui me le donne,

Mon devoir, mon amour, valent qu’on lui pardonne.

CLÉARQUE.

Ô que cette colère est d’un ami parfait !

En connaissant la cause, on excuse l’effet :

J’aime cette franchise, elle est extraordinaire ;

Elle part d’un esprit qui n’est point mercenaire ;

Qui ne sait point flatter, ni déguiser sa voix,

Pour chatouiller le cœur, et l’oreille des Rois.

Certes la vérité que mon âme révère,

Se peut bien appeler une beauté sévère :

Je la connais, Lisandre, elle est de ton côté ;

Mais de l’écouter plus, tout moyen m’est ôté :

Avec la raison, un tyran l’a bannie :

Je les aime beaucoup, mais bien plus Argénie :

Et malgré leurs discours, et leur sévérité,

Je quitte pour ses yeux, raison et vérité.

LISANDRE.

Pour guérir votre mal, enlevez qui le donne.

CLÉARQUE.

Je veux avoir son cœur, et non pas sa Couronne :

Ce conseil violent ne plaît point à ma foi :

Il faut qu’amour la prenne, et la force pour moi :

Et je l’ose espérer ; retirez-vous Lisandre,

Ne me répondez point, quelqu’un nous vient surprendre ;

Adieu, séparons-nous.

LISANDRE.

Fâcheux commandement,

Je le laisse en danger, et m’en vais lâchement.

 

 

Scène II

 

RUTILE, CLÉARQUE

 

RUTILE.

Et bien cher Policandre, aurons-nous ces merveilles,

Dont vous m’avez ravi le cœur par les oreilles ?

Le démon favorable, ou vaincu par vos vers,

Laissera-t-il dans peu tous ces trésors ouverts ?

L’âme par ce que j’ai loin d’être contentée,

Voit son désir plus grand, et sa soif augmentée :

L’or ce métal sorcier, d’un merveilleux pouvoir,

A fait que plus j’en ai, plus j’en voudrais avoir.

CLÉARQUE.

Mon maître, assurez-vous que dans peu l’énergie,

De tant de mots sacrés, qu’enseigne la magie,

Forcera les démons de remettre en vos mains,

Plus de bien, qu’on n’en voit au reste des humains.

Des tables d’or massif, des vases, des statues,

De perles, de rubis, superbement vêtues ;

Des Trônes d’émeraude, et des montagnes d’or.

RUTILE.

Que ne les avons-nous, que tardez-vous encor ?

CLÉARQUE.

Sachez qu’il nous faut joindre avec ma science,

Le secours du loisir, et de la patience :

Tout aspect n’est pas bon pour ce mystère ici ;

Le ciel est trop serein, parfois trop obscurci ;

La Lune en son décours, fera mal son office ;

L’enfer sourd à ma voix, demande un sacrifice ;

Une herbe, une racine, une fleur, un métal ;

En ne se trouvant point, me rendent tout fatal :

Il faut recommencer l’œuvre presqu’achevée,

Et j’en connais la peine, elle m’est arrivée.

Mais voyez cependant un simple coup d’essai

Du pouvoir de mon art, et de ce que j’y sais :

Mettez vous dans ce cerne.

RUTILE.

Ha ! bons dieux je frissonne.

CLÉARQUE.

Sur peine de mourir ne parlez à personne ;

Laissez-moi travailler pour notre commun bien ;

Mais en votre faveur, il n’apparaîtra rien.

Il en tient comme il faut, la dupe est étonnée.

Il dit ce vers tout bas.

Grande sœur de celui qui mesure l’année,

Hécate au triple nom, qui vas dans les Enfers,

Arrache en ma faveur, un démon de ses fers ;

Ouvre par tes rayons les portes de l’Averne.

Afin qu’il ouvre après cette riche caverne,

Où tant d’or autrefois se voit ensevelir :

Ainsi jamais sorcier ne te fasse pâlir ?

Ainsi le beau pasteur que ton esprit adore,

Ne se puisse endormir, qu’au réveil de l’Aurore ;

Ainsi son vieil époux ronfle profondément,

Afin que tu sois libre en ton contentement.

Le charme est achevé, prenez ceci Rutile ;

Quoi le genou vous tremble, et le front vous distille ?

Il lui baille quelles pierreries.

RUTILE.

La crainte m’a saisi.

CLÉARQUE.

Vous en serez vainqueur :

L’or à ce qu’on m’a dit est fort bon pour le cœur.

Allons, retirez-vous, car la Lune éclaircie,

Semble me demander que je la remercie.

 

 

Scène III

 

MÉLANIRE

 

Restes impertinents d’un feu trop allumé,

Abandonnez mon cœur, puisqu’il est consumé :

Si je manque d’espoir, vous manquez de matière ;

Il faut que malgré vous ma raison reste entière ;

Il faut qu’elle triomphe, ou que l’eau de mes pleurs,

En éteignant mes jours, éteigne vos chaleurs.

Quittons cette fureur dont notre âme est guidée :

Sors, sors de mon esprit, belle et fâcheuse idée,

Permets que la raison fasse enfin son devoir,

Et ne me montre plus, ce qu’on ne peut avoir.

J’attaque vainement un fort inaccessible ;

Je n’ai de sentiments, que pour un insensible ;

Dieux, un mal si cruel doit-il longtemps durer ?

Après ce que j’ai vu, puis-je encor espérer ?

Non, non, pensers flatteurs, vous abusez mon âme :

Un glaçon est toujours incapable de flamme ;

Sans changer de nature il ne saurait changer ;

Et mon seul réconfort consiste à me venger.

Vengeons-nous donc mon cœur, mettons tout en usage,

Et détournons les yeux d’un aimable visage ;

Moquons-nous des attraits d’un monstre déguisé ;

Et te souviens enfin comme il t’a méprisé.

Aussi bien un soupçon m’entre en la fantaisie ;

Avecque ma fureur j’ai de la jalousie,

Ce n’est pas sans sujet que je la porte au sein ;

Ce sorcier m’est suspect de quelque grand dessein :

Ces charmes faits de nuit, et tant d’or qu’il nous donne,

Témoignent un projet dont la fin n’est pas bonne :

Je n’ai point un visage à souffrir du mépris ;

Sans doute un autre objet engage ses esprits :

Découvrons ce qu’il fait ; quoi qu’il en réussisse,

Il faut absolument que je m’en éclaircisse :

Le voici, cachons-nous ; voyons où le conduit,

Ce mystère secret, qui demande la nuit.

 

 

Scène IV

 

CLÉARQUE

 

Délices de l’esprit, objet de la pensée,

Agréable trompeur de mon âme insensée,

Espoir doux et charmant, venez m’entretenir,

De la gloire présente, et de l’heure à venir.

De quelque vain discours que vous flattiez ma flamme,

Espoir, je vous écoute, et vous ouvre mon âme ;

Augmentez mon ardeur, accroissez mes désirs,

Et dans des maux si vrais, mêlez de faux plaisirs,

J’aimerai mon erreur comme votre mensonge ;

Et serai trop heureux en faisant un beau songe :

Car qui peut mériter d’obtenir en effet,

La glorieuse fin du dessein que j’ai fait ?

Mais qu’est-ce que je vois sous ce feuillage sombre ?

Ne m’abusai-je point par l’épaisseur de l’ombre ?

C’est l’infante elle-même ; ô quel étonnement !

Dois-je croire à ma vue en cet événement ?

À cette heure au jardin ! non, j’ai l’esprit malade :

Couvrons-nous toutefois de cette palissade,

Pour voir si ce fantôme apparu dans ces lieux,

Me trompera l’oreille aussi bien que les yeux.

 

 

Scène V

 

ARGÉNIE, PHILISE, CLÉARQUE

 

ARGÉNIE.

Aurai-je pu venir sans éveiller mes femmes ?

PHILISE.

Toutes par le sommeil semblaient des corps sans âmes,

Hormis la Gouvernante : elle ronflait si fort,

Qu’en elle, il n’était point le frère de la mort.

ARGÉNIE.

Tant mieux ; asseyons-nous auprès de la fontaine ;

Le murmure en est doux, la nuit est bien sereine ;

Les arbres, et la lune en son teint argenté,

Y font un beau mélange, et d’ombre, et de clarté :

Le silence paisible y règne solitaire ;

Mais il le faut bannir, car je ne me puis taire.

PHILISE.

Madame, il est certain que depuis quelques jours

Vous avez bien changé, de teint, et de discours ;

Votre humeur est plus triste, et cette inquiétude

Vous fait haïr la Cour, aimer la solitude ;

Mais inutilement j’ai tâché de chercher,

Le sujet malheureux qui vous a pu fâcher.

ARGÉNIE.

Soucis mordants, pensers, dont la rage affamée,

Dévore incessamment ma pauvre âme enflammée,

De grâce un peu de trêve ; ou permettez au moins,

Après tant de douleurs, que seule et sans témoins,

Quelque soupir m’échappe, en souffrant la torture,

Secret accusateur des peines que j’endure.

PHILISE.

Si vous avez connu ma parfaite amitié ;

Séparez vos tourments, donnez m’en la moitié ;

Ne vous consumez plus d’une flamme secrète,

Et vous ressouvenez que Philise est discrète.

ARGÉNIE.

À quoi me sert le trône où j’ai droit de monter,

Si je nourris un mal que je ne puis dompter ?

Si je porte sous l’or une âme langoureuse ?

Je suis grande, il est vrai mais pourtant malheureuse.

Que ne m’est-il permis de suivre mon désir,

Avec peu de pompe, et beaucoup de plaisir ?

J’irais (loin d’un séjour qui me semble profane)

De ce palais superbe à la simple cabane,

Et croirais y trouver (plus franche de souci)

Le repos de l’esprit, que je n’ai point ici.

PHILISE.

Qui vous le peut ôter ? je ne le puis comprendre.

ARGÉNIE.

Deux puissants ennemis, Amour, et Policandre ;

Ô pudeur, sur mon front tu marques mon pécher !

Mais c’en est fait pourtant, le mot en est lâché.

PHILISE.

Le sentiment commun condamnerait sans doute,

Une faute d’amour dont je vous tiens absoute ;

On ne peut se défendre, ayant bien combattu,

De la nécessité d’estimer sa vertu.

Et puis, qui peut savoir si ce n’est point un Prince,

Que l’amour ait conduit dedans cette Province ?

Bien qu’il soit dangereux de se taire et brûler,

Peut-être le respect l’empêche de parler.

ARGÉNIE.

Avec ce vain propos tu flattes mon martyre :

Dieux, qu’on croit aisément les choses qu’on désire !

PHILISE.

Possible ce discours a de la vérité :

Croyez qu’il a bien l’air d’homme de qualité :

Son marcher, son parler, poli, courtois, affable ;

Ces vers mystérieux qu’il nommait une fable ;

Ce vase élaboré qu’il osa vous offrir ;

Cette main délicate, et mal propre à souffrir

Le travail ordinaire à ceux de sa naissance ;

Tout cela sans mentir aide à ma connaissance ;

Et l’amour qui paraît visible dans ses yeux,

Montre qu’il est né Prince, ou trop audacieux.

ARGÉNIE.

Il est vrai que souvent ses regards pleins de flamme,

En me faisant rougir, m’ont fait lire en son âme ;

J’ai bien vu qu’il aimait, j’ai bien connu sa foi,

Mais qui peut m’assurer qu’il soit né Prince ?

CLÉARQUE.

Moi.

Princesse en qui le Ciel prodigua ses merveilles,

En qui nature a mis et ses soins, et ses veilles ;

Miracle de nos jours, vous ne vous trompez pas,

Croyant en ma faveur que mon sort n’est point bas.

Celui qui me donna l’âme que je vous donne,

Me doit enfin laisser son sceptre et sa Couronne ;

Je les mets à vos pieds, et sous votre pouvoir,

Donc avec mon cœur, veuillez les recevoir.

ARGÉNIE.

Dieux, en cet accident je ne me puis résoudre !

CLÉARQUE.

Et si je ne dis vrai, puisse d’un coup de foudre,

(Que ma présomption aura bien mérité)

Punir le juste Ciel cette témérité.

Déjà depuis longtemps, Princesse incomparable,

Mon cœur n’adore rien que votre œil adorable ;

Il espère en craignant, il vit, et meurt d’amour,

Et lorsque je m’éloigne, il reste en cette Cour.

Enfin ma passion et plus vive, et plus forte,

Que les faibles conseils que la raison apporte,

Me fit prendre un dessein bien haut, mais bienheureux,

Ha que n’entreprend point un esprit amoureux !

Car votre Altesse a dit, pour ma bonne fortune,

Que cette affection n’a rien qui l’importune ;

Jugez après cela, si jusques au trépas,

Je ne dois point baiser les traces de vos pas ?

Et si de tant d’amants qui flottent dans le calme,

Aucun a peu gagner une aussi belle palme ?

ARGÉNIE.

Pardonnez s’il vous plait à mon étonnement ;

Je ne saurais parler, ni tarder un moment ;

Mais rendez-vous ici demain à la même heure.

CLÉARQUE.

Pour ne m’y rendre pas, il faudra que je meure :

Mais dans le sentiment qui vous fait retirer,

Que me commandez-vous Madame ?

ARGÉNIE.

D’espérer.

CLÉARQUE.

Le Ciel en soit loué, j’ai ce que je demande :

Viens donc heureux espoir, puisqu’elle le commande ;

Mais tiens l’état de gloire où tu te vois monté,

Non pas de ma vertu, mais bien de sa bonté.

 

 

Scène VI

 

MÉLANIRE

 

Enfin j’ai découvert la cause de ma perte ;

Sorcier, malgré ton art j’ai vu ton âme ouverte,

Ingrat, audacieux, fourbe, méchant, trompeur,

Un foudre tombera, dont tu n’as point de peur.

Ton orgueil souffrira la peine méritée ;

Tu sauras ce que peut une amante irritée,

De qui le cœur outré d’un insolent mépris,

Veut posséder ou perdre un objet qui l’a pris.

Quelqu’insigne faveur que ton audace obtienne,

Tu conspires ta perte, en conspirant la mienne ;

Je saurai me venger des outrages soufferts,

Et briser ma cadène, en te mettant aux fers.

Prince, ou non, il n’importe à ma juste allégeance :

J’aurais plus de douceur d’une illustre vengeance :

Je le verrais périr d’un sourire moqueur,

Fut-il Roi du Levant, comme il l’est de mon cœur.

Servons nous bien du temps ; l’occasion est belle :

Si ce cœur est sujet, qu’il soit sujet rebelle :

L’amour ne défend rien ; la fureur permet tout ;

Poussons donc hardiment le crime jusqu’au bout.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LISANDRE, FLORESTOR

 

LISANDRE.

Il est temps Florestor, d’aller, où nous appelle,

Le soin et le devoir d’un service fidèle :

La nuit nous favorise, obscure comme elle est,

Et semble prendre part dedans notre intérêt :

Sachons si son Altesse a toujours cette envie,

Qui met dans le péril une si belle vie ;

S’il a besoin de nous, s’il n’a rien avancé,

Ou s’il voit son destin comme il l’avait pensé.

Je ne trouve pour moi que fort peu d’apparence,

À ce que lui promet une vaine espérance ;

Et bien que son grand cœur rassure mes esprits,

Je ne vois point de jour au dessein qu’il a pris.

FLORESTOR.

Hélas ! brave Lisandre, une pareille crainte,

Me donne incessamment une mortelle atteinte ;

Je suis désespéré, quand je me sens ravir

Le moyen de le voir, l’honneur de la servir.

Et je maudis le jour, où l’aveugle fortune,

Le jeta sur ces bords par les mains de Neptune,

Qui traître aussi bien qu’elle, abaissa son orgueil,

Et le mit dans le port, pour le mettre au cercueil.

Car de tant de soldats, de tant de Capitaines,

Qui furent les captifs de nos armes hautaines,

Le moyen que quelqu’un ne le connaisse enfin ?

Ne lui fasse éprouver la rigueur du destin ?

En le mettant aux mains d’une Reine offensée,

Qui le veut immoler à sa rage insensée ?

Pour moi, quand je regarde où son amour l’a mis,

Mon sang reste gelé, je tremble, je frémis,

Une extrême frayeur m’arrête en une place,

Et mon front est couvert d’une sueur de glace :

Mon âme est en désordre, et mon esprit confus ;

Et je suis en un point où jamais je ne fus.

LISANDRE.

Mais comme a pu souffrir une entreprise telle,

La prudence du père ? et que n’agissait-elle ?

FLORESTOR.

Le Prince est en des lieux où l’on n’a point songé :

Il partit de la cour sans prendre son congé ;

Et fit savoir après, que son âme affligée,

Voulait par le voyage être un peu soulagée,

Qu’il s’allait divertir d’un extrême souci ;

Or comme eût-on pensé qu’il peut entrer ici ?

Ni qu’il en eût dessein, vu la mortelle haine,

Qui s’augmente pour lui dans le cœur de la Reine ?

Et m’ayant défendu d’en avertir le Roi,

Le moyen de le croire au terme où je le vois ?

LISANDRE.

Tout dépend aujourd’hui de la bonté céleste :

Son espoir est douteux, le danger manifeste ;

Et s’il ne veut sortir de son enchantement,

Florestor, vous et moi travaillons vainement.

Mais puisque l’ombre règne, et que chacun repose,

Allons voir si le Prince aura fait quelque chose.

 

 

Scène II

 

ROSEMONDE, ANTHÉNOR, MÉLANIRE

 

ROSEMONDE.

Ha bons Dieux ! Anthénor, que m’avez vous appris ?

ANTHÉNOR.

Ainsi que votre esprit, le mien reste surpris.

ROSEMONDE.

Ce prodige incroyable est une menterie,

Qui nous vient de l’Enfer, qu’inspire une Furie.

ANTHÉNOR.

Madame, elle m’a dit qu’il est en son pouvoir,

De prouver ce prodige en vous le faisant voir.

ROSEMONDE.

Certes elle a raison, car aux grandes merveilles,

Il nous faut pour témoins les yeux et les oreilles :

Et quelques vrais qu’ils soient, mon cœur morne et transi,

Aura peine à les croire, en voyant celle-ci.

MÉLANIRE.

Si votre Majesté s’apaise, et se console,

Elle verra bientôt l’effet de ma parole.

ANTHÉNOR.

Je vous découvre un mal que je pouvais celer ;

Mais les lois de l’État m’ont forcé de parler :

Lois qu’un Prince sévère a lui-même ordonnées,

Et qui n’épargnent point les têtes couronnées :

Qui veulent qu’un tel crime ait sa punition,

Sans excepter de rang, ni de condition.

ROSEMONDE.

Ô mère infortunée ! ô fille détestable !

Si tout ce qu’on me dit se trouve véritable,

Quel supplice assez grand suffit à te punir,

D’un crime qui me tue à m’en ressouvenir ?

Un simple jardinier satisfait ton envie :

Ha ! cet infâme choix te va coûter la vie ;

Celle dont tu la tiens ne te la peut sauver :

Car ce crime est trop noir, ton sang le doit laver.

Et l’ardeur illicite où s’engage ton âme,

Pour te purifier demande une autre flamme,

Qui remplisse d’effroi l’esprit de tous les miens,

Et qui sauve l’honneur du sceptre que je tiens ;

Qui ne doit point aller en ta main trop pollue :

C’en est fait, il le faut, et j’y suis résolue ;

Qu’elle meure l’infâme, et que le châtiment,

Mesure sa rigueur à son aveuglement.

Malgré vous, amitié, dedans cette aventure,

L’honneur se trouvera plus fort que la Nature ;

Ici mon intérêt le cède à mon devoir.

MÉLANIRE.

Madame voici l’heure où vous les pourrez voir.

ROSEMONDE.

Si ton discours est faux, vois où tu te hasardes :

Elle parle à Anthénor.

Faites venir Ariste, et quatre de mes gardes,

Ce nombre suffira pour les saisir la nuit,

Mais que cela se fasse avec peu de bruit :

Revenez dans ma chambre, où je vais vous attendre :

Suis-moi, tu seras prise, ou tu les feras prendre.

 

 

Scène III

 

CLÉARQUE

 

Heureux et doux moment, avance ton retour,

Ramène quand et toi l’objet de mon amour.

Fais revoir à mes yeux la beauté qu’ils adorent,

Et t’en viens dévorer les soins qui me dévorent :

Si la belle Argénie ose encor sommeiller,

Toi qui m’as éveillé va t’en la réveiller :

Vole de grâce Amour vers ma belle ennemie,

Reproche-lui pour moi qu’elle est trop endormie,

Et lui dis qu’un repos si profond, et si doux,

Sied mal à des esprits que font languir tes coups.

Fais la ressouvenir qu’elle s’est engagée :

Mais non, demeure ici, ma peine est soulagée ?

J’aperçois ma Déesse ; ô Ciel en ce transport,

Un excès de plaisir me donnera la mort :

Sa couleur est déjà sur mon visage peinte ;

Le véritable amour ne va jamais sans crainte ;

Elle suit son espoir ; et toujours le respect,

S’imprime dans mon cœur, à son aimable aspect.

 

 

Scène IV

 

ARGÉNIE, PHILISE, CLÉARQUE

 

ARGÉNIE.

Je tremble.

PHILISE.

Ô quel danger ! la valeur signalée !

ARGÉNIE.

Oui ; ne t’éloigne point ; reste dans cette allée,

Le destin a voulu vous ouvrir mon secret,

Mais n’en abusez pas ; soyez toujours discret ;

Et m’assurez encor, puisque je suis sortie,

Comme de votre amour, de votre modestie.

CLÉARQUE.

Après ce que je dois, Madame, à vos bontés,

Je n’agirai jamais que par vos volontés :

Et si j’ai des désirs en ce lieu solitaire,

Je saurai par respect, les souffrir, et les taire :

Et sans que vous usiez d’un absolu pouvoir,

Je resterai toujours aux termes du devoir.

Aussi bien j’ai déjà trop d’heure, et trop de gloire,

D’occuper quelque lieu dedans votre mémoire,

Après un bien si grand, où pourrais-je aspirer ?

Qui possède cette heure n’a rien à désirer.

ARGÉNIE.

Suivant de la vertu les traces adorables,

La raison et l’amour seront inséparables ;

Et je serai ravie, et vous serez charmé,

Si vous vous contentez d’aimer, et d’être aimé.

CLÉARQUE.

Ma flamme tient du lieu dont elle est animée ;

Je nourris un grand feu, mais il est sans fumée :

Et loin de me donner un sentiment abject,

Il est pur et divin, ainsi que son objet.

ARGÉNIE.

Ha ! certes, ce propos est digne d’un grand Prince,

Qui sait régir son cœur ainsi que sa Province ;

Qui sait donner des lois aux injustes désirs ;

Modérer sa puissance, et régler ses plaisirs.

CLÉARQUE.

Je n’en ai pas l’esprit, mais j’en ai bien le grade.

ARGÉNIE.

Tant s’en faut, c’est l’esprit qui me le persuade :

Mais dites votre nom.

CLÉARQUE.

Je ne puis reculer,

Il faut vivre ou mourir, se résoudre, et parler :

Princesse, vous saurez...

 

 

Scène V

 

ROSEMONDE, ANTHÉOR, ARISTE, MÉLANIRE, CHŒUR DE GARDES, ARGÉNIE, CLÉARQUE, PHILISE

 

ROSEMONDE.

Qu’est-ce que tu regardes ?

Dieux ! tu n’as que trop vu ; prenez-les tous deux, Gardes !

ARGÉNIE.

Nous sommes découverts.

CLÉARQUE.

Pourquoi la prenez-vous ?

Moi seul dois ressentir l’effet de ce courroux.

ROSEMONDE.

Qu’on les mène à sa chambre : ô douleur excessive !

Faut-il que je te souffre, et que je reste vive ?

MÉLANIRE.

L’aise de la vengeance occupe tous mes sens,

Je ne saurais la dire ainsi que je la sens

Orgueilleux, tu sauras qu’une femme en colère,

Est capable de tout, quand elle ne peut plaire.

PHILISE.

Ha Ciel, quel accident ! ô bons dieux quel malheur !

Mais Philise, tais-toi ; résiste à la douleur,

Et sauve ton esprit de l’ennui qui le presse,

Puisqu’on ne te voit point, pour sauver ta Maîtresse.

 

 

Scène VI

 

LISANDRE, FLORESTOR

 

LISANDRE.

Le signal fait en vain me donne de l’effroi.

FLORESTOR.

Passant en votre cœur, il vient jusques à moi.

LISANDRE.

Certain bruit entendu, forme une conjecture,

Qui me dit que le Prince est dans quelque aventure,

Où je tiens qu’aujourd’hui ce grand cœur se perdra :

Frappez encore un coup, pour voir s’il répondra.

Voici la même place, et le temps ordinaire :

Sans doute mon soupçon n’est point imaginaire ;

On l’aura découvert.

FLORESTOR.

Je le crois assuré :

Mais qu’avec le Ciel, l’Enfer soit conjuré,

Que pour notre malheur l’un et l’autre conspire,

Il faut que je me perde, ou que je le retire.

Sautons dans le jardin, et sans plus discourir,

Ayons l’honneur de vaincre, ou celui de mourir.

LISANDRE.

Sachez quand il faut rendre un service fidèle,

Que je ne manque point ni de cœur, ni de zèle,

Je vois bien le péril, mais sans étonnement :

Regardez Florestor de l’œil du jugement,

De quoi pourra servir notre faible assistance ;

À ce coup de malheur, opposez la constance ;

Faisons la guerre à l’œil, quoi qu’il puisse arriver ;

Et s’il nous faut mourir, mourons pour le sauver.

FLORESTOR.

Pardonnez-moi Lisandre, un discours qui vous fâche.

LISANDRE.

Le jour nous montrera ce que la nuit nous cache :

Nous saurons plus au vrai le succès advenu,

Veuillent les Dieux tous bons, qu’il ne soit pas connu ;

Car si les immortels sont sourds à ma prière,

Ce funeste jardin sera son cimetière :

La fureur de la Reine éclatera sur lui ;

Et certes de leur main tout dépend aujourd’hui.

FLORESTOR.

Résolu de mourir si notre attente est vaine,

Sachez que son tombeau le sera de la Reine.

 

 

Scène VII

 

ROSEMONDE, ANTHÉOR, ARGÉNIE, CLÉARQUE, PHILISE, ARISTE, CHŒUR DE GARDES

 

ROSEMONDE.

Puisqu’il me faut punir ce que je viens de voir,

Lisez un peu la Loi qui m’en donne pouvoir.

ANTHÉNOR lit dans un gros volume.

Lorsqu’un roi sera pris de la Parque meurtrière,

S’il ne laisse en mourant qu’une fille héritière,

Nous voulons que la veuve ait toujours en la main,

Le Sceptre qui lui donne, un pouvoir souverain,

Jusqu’à tant que l’hymen achevant sa tutelle,

Mette dedans le Trône un Prince digne d’elle.

ARGÉNIE.

Permettez-moi de dire à votre Majesté,

Qu’ainsi votre pouvoir se trouve limité,

Et que la Loi me donne à régir cet Empire,

Puisqu’on voit à mon choix tout ce que je désire.

ROSEMONDE.

Le choix d’un Jardinier ! Dieux, qui n’en rougira ?

Poursuivez.

ANTHÉNOR lit encore.

Des amants, qui le premier aura

Montré la sale ardeur qu’il nourrissait en l’âme,

Afin de le punir, qu’il meure dans la flamme.

ROSEMONDE.

Avez-vous entendu ce que porte la Loi ?

Répondez-y tous deux.

CLÉARQUE.

Ce fut moi.

ARGÉNIE.

Ce fut moi.

ANTHÉNOR.

Glorieuse dispute, honorable mensonge,

Ou plutôt vérité, qui paraît un beau songe.

CLÉARQUE.

De nos deux qualités, faites comparaison,

Et puis vous connaîtrez qui de nous a raison ;

Le moyen qu’une fille ait eu cette assurance ?

Elle fait un discours qui n’a point d’apparence :

Son grade et ce propos se vont contredisant :

Si son cœur a péché, c’est en s’en accusant :

Ce fut moi qui premier découvris mon envie ;

Faites donc que ma mort lui conserve la vie ;

Soyez juste et clément, et comme votre rang,

Madame, conservez les sentiments du sang.

ARGÉNIE.

Non, non, n’écoutez point la fureur insensée,

Qui parle par sa bouche, et trahit sa pensée :

En se voulant charger de mon sort rigoureux,

Il n’est point criminel, mais il est amoureux ;

Et quelque vain effort que son amitié fasse,

Jugez qui des mortels aurait bien eu l’audace

D’oser me découvrir ses feux et sa langueur,

Si pour voir son esprit, je n’eusse ouvert mon cœur ;

Et concevant première une flamme éternelle

Il demeure innocent, et je suis criminelle ?

À moins que d’être injuste on ne peut l’attaquer ;

Et le décret des Lois ne se peut révoquer.

Qu’il échappe, qu’il vive, et que l’Infante meure :

Elle ne peut avoir de fortune meilleure :

Elle meurt sans douleur ; et son esprit charmé,

Cessant de vivre en soi, vit en l’objet aimé.

CLÉARQUE.

Est-ce ainsi qu’on témoigne une amour mutuelle ?

Vous pensez m’être douce, et vous m’êtes cruelle.

ARGÉNIE.

Celui qui me chérit, me veut-il affliger ?

CLÉARQUE.

Vous me désobligés, en croyant m’obliger.

ARGÉNIE.

C’est à vous d’obéir sans faire résistance.

CLÉARQUE.

C’est à moi de mourir, pour prouver ma constance.

ARGÉNIE.

Vous enviez mon heure.

CLÉARQUE.

Vous haïssez mon bien.

ARGÉNIE.

Policandre.

CLÉARQUE.

Madame, et quoi, ne puis-je rien ?

Puisque je suis heureux, que je cesse de vivre.

ARGÉNIE.

Mon esprit en partant, vous permet de le suivre.

Mais ne combattez plus contre la vérité.

CLÉARQUE.

Madame, vous savez qu’elle est de mon côté.

ROSEMONDE.

Ô dieux ! par quel moyen vaincrons-nous cet obstacle ?

ANTHÉNOR.

La prudence des Lois a prévu ce miracle,

Oyez, touchant cela, ce qu’elle met au jour.

Il continue de lire.

S’il arrive parfois que la force d’amour,

Oppose aux yeux de tous l’épaisseur d’une nue,

Et que la vérité ne soit pas bien connue,

Qu’ils soutiennent tous deux avoir premier péché,

Pour connaître l’auteur de ce crime caché,

Nous voulons en ce cas, que le combat le prouve ;

Et leur donnons huit jours, à dessein qu’il se trouve.

Suivant le cri public, et fait en chaque endroit,

Un guerrier qui défende, et conserve leur droit ;

Afin que le vainqueur découvrant le coupable,

Rende par sa valeur, notre arrêt équitable.

Que si l’un d’eux en manque, et que l’autre en ait un,

Nous défendons de faire, un châtiment commun,

Voulons que l’assisté s’exempte du supplice,

Mais que n’en ayant point, l’un et l’autre périsse.

Voilà ce que les lois disent sur ce sujet.

ROSEMONDE.

Ôtez-moi ce funeste et déplaisant objet ;

Je meurs en les voyant, et mon esprit s’égare :

Qu’on les mène au donjon, faites qu’on les sépare,

Et que Philise seule ait droit de la servir.

CLÉARQUE.

C’est me ravir le jour, que de me la ravir :

Je me meurs, je suis mort, je suis un corps sans âme,

Laissez-vous vaincre enfin, veuillez vivre, Madame.

ARGÉNIE.

Je sais trop bien aimer, pour avoir ce souci ;

Et tu me blâmerais, si j’en usais ainsi.

ROSEMONDE.

Ô constance admirable, autant qu’elle est égale !

Prodige, qu’un rustique ait une âme Royale !

Qui ne s’ébranle point, par l’objet du danger !

Qui se tient toujours ferme, et qu’on ne peut changer !

Qui se moque du feu, dont on voit la fumée !

Et qui ne craint la mort qu’en la personne aimée !

Certes nature eut tort qu’elle ne mit en toi

Ainsi que la valeur, la qualité de Roi.

Que je porte en l’esprit une douleur amère !

Je suis Reine, il est vrai ; mais pourtant je suis Mère.

Et de quelque discours que je flatte mon deuil,

Je songe à son berceau pensant à son cercueil :

Hélas ! je n’en puis plus, en vain je m’évertue ;

Fille, je t’ai fait naître, et ta faute me tue.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLÉARQUE, ARISTE

 

CLÉARQUE est en prison.

Brave Ariste, sachez qu’en ces tourments offerts,

Je bénirais la flamme, et chérirais mes fers,

Si mon amour pouvait (secondant mon attente)

Épargner par mon sang, celui de votre Infante.

Je ne regarde qu’elle en ce coup de malheur,

Et le soin de mes jours ne fait pas ma douleur.

Que la Reine en colère invente des tortures,

Qu’on me fasse endurer les peines les plus dures,

Qu’on lasse les bourreaux en me persécutant,

Je souffrirai sans plaindre, et je mourrai content ;

Pourvu que faisant voir son ardeur infinie,

Mon cœur se puisse perdre et sauver Argénie ;

Ce trépas glorieux, n’aurait que du plaisir ;

Et certes il est seul l’objet de mon désir.

ARISTE.

Généreux étranger, crois que c’est avec peine,

Que ma charge m’oblige à ce que veut la Reine :

Je plains ton infortune, et loin de te blâmer,

Ton extrême valeur me contraint à t’aimer,

Je vois par la raison, considérant ta faute,

Qu’il faut pour la commettre, avoir une âme haute.

Et si dessous le faix tu restes abattu,

C’est manque de bonheur, et non pas de vertu.

CLÉARQUE.

Plût à ce Dieu puissant qui fait naître ma flamme,

Qu’un rayon de pitié vous peut entrer en l’âme,

Que le sort d’Argénie, et non pas mes tourments,

Afin de la sauver, émeut vos sentiments :

Et qu’il me fut permis épousant sa querelle,

De m’offrir contre moi, pour combattre pour elle,

Mais avec un serment observé sans mentir,

De rentrer en prison, l’en ayant fait sortir.

ARISTE.

Supposé qu’on le fît, tu perdrais ta Maîtresse,

Non manque de valeur, mais à faute d’adresse :

Ton métier et le nôtre ont des règles à part.

CLÉARQUE.

On doit toujours donner quelque chose au hasard ;

Et puis, courtois Ariste, il faut que je vous dise,

Que ma main est adroite autant qu’elle est hardie :

Oui, je lève le masque, et je vous fais savoir,

Que je ne suis pas né ce que je me fais voir.

En noblesse de sang je ne cède à personne ;

Et le rang que je tiens m’acquiert une Couronne.

Mais la force d’amour, qui règne absolument,

M’a fait résoudre enfin à ce déguisement.

Que si pour mieux aider à votre connaissance,

Et vous prouver par là que telle est ma naissance,

Vous vouliez recevoir quelques joyaux offerts,

Et souffrir que de l’or me délivrât des fers,

Il lui montre des pierreries.

Je vous en donnerais ; mais loin de l’entreprendre,

Je tiens votre courage incapable d’en prendre,

Et ce que mon pouvoir vous promet maintenant,

C’est de vous élever plus haut que Lieutenant ;

De vous donner un grade en la Cour de mon père,

Qui vous fera bénir la faveur que j’espère,

Et qui vous fera voir, même après mon trépas,

Que si quelqu’un me sert, il ne s’en repent pas.

Je dis après ma mort, car je ne veux plus vivre,

Si par votre moyen l’Infante se délivre ;

Et sans vous assurer au gage de ma foi,

Ordonnez des soldats qui répondent de moi :

Afin qu’après avoir satisfait mon envie,

Si le combat offert me laisse encor en vie,

Je vienne me remettre en l’état où je suis,

Et vous tirer de peine, en me tirant d’ennuis.

ARISTE.

Ce dessein généreux que nul autre n’égale,

Prouve bien clairement que votre âme est Royale ;

Je le vois, je le crois, et je me sens ravir

Celui que j’avais fait de ne vous pas servir.

Votre vertu me force à vous être propice ;

Bien que ce haut projet me montre un précipice ;

Et de mes compagnons disposant absolu,

Vous sortirez Monsieur, si j’y suis résolu.

C’est l’unique moyen de sauver la Princesse :

Car le peuple qui croit votre feinte bassesse,

La méprise, la hait, et la verra souffrir,

Sans que pour son sujet aucun se vienne offrir.

CLÉARQUE.

Sauvons la brave Ariste, allons sécher ses larmes.

ARISTE.

Mais si je le permets, où prendrez-vous des armes ?

CLÉARQUE.

Mon Écuyer m’en garde en un bourg près d’ici.

ARISTE.

Sortons, vous le voulez, et je le veux aussi.

Ma faute à mon avis n’est pas fort criminelle :

Mais souffrez que je parle à votre sentinelle,

Afin que par cet or que vous m’avez offert,

Ainsi que le chemin, son cœur vous soit ouvert.

CLÉARQUE.

Ha ! que ne dois-je point pour un si bon office !

ARISTE.

Mais veuillez recueillir le fruit de mon service,

Et sans vous amuser en discours superflus,

Vous étant présenté, ne vous renfermez plus :

Et cette chère Infante à bon port arrivée,

Songez à vous sauver après l’avoir sauvée :

Où ferons nous retraite, étant lors dégagés ?

CLÉARQUE.

Vous le saurez bientôt, et qui vous obligez.

 

 

Scène II

 

ARGÉNIE, PHILISE

 

ARGÉNIE est en prison.

Laisse enfin à l’Amour le soin de me conduire :

Voyons si la fortune est lasse de me nuire ;

Et puisque ton courage ose tout hasarder,

Fais tes derniers efforts, pour me faire évader.

Ce n’est pas que mes soins regardent ma personne,

Et tu me connais mal si ton cœur m’en soupçonne :

Un plus noble dessein occupe mon penser ;

Mais le péril nous presse, il le faut devancer.

As-tu vu Clorian ? Me sera-t-il fidèle ?

C’est son Écuyer.

Aurai-je de sa main ce que j’espère d’elle ?

Ce siècle a-t-il encor quelques amis constants ?

Aura-t-il ses vertus, ou les vices du temps ?

T’a-t-il fait voir à nu sa bonne conscience ?

Réponds vite, et pardonne à mon impatience ;

Parle-moi franchement, et ne me cèle rien,

Car je sais recevoir, et le mal et le bien.

PHILISE.

Madame, il m’a promis de suivre votre envie,

Dût-il perdre en ce jour et l’honneur et la vie :

Il a déjà chez lui l’équipage dressé,

Le mieux que le permet un départ si pressé.

Reste qu’à la faveur de l’habit que je porte,

Vous alliez abuser les gardes de la porte :

Vous trouverez après au bas de l’escalier,

Pour vous donner la main ce brave Cavalier :

Abaissez bien mon voile, afin qu’on ne vous voie.

ARGÉNIE.

Une extrême douleur se mêle avec ma joie,

Et je rougis de honte, en te laissant ici.

PHILISE.

Philise ne vaut pas l’honneur de ce souci ;

Et mon esprit heureux, n’aura que trop de gloire,

S’il revit par ma mort dedans votre mémoire ;

Passez à l’antichambre ; et sans perdre un moment,

Afin de vous sauver, changeons d’habillement.

 

 

Scène III

 

LISANDRE, FLORESTOR

 

LISANDRE.

Notre crainte est certaine, et sa perte assurée,

Le destin y consent, la Reine l’a jurée.

FLORESTOR.

Quoi, l’a-t-on reconnu ?

LISANDRE.

Non ; mais c’est qu’en ce jour,

Le malheur a permis qu’on ait su son amour ;

Que les lois de l’État, funestes et fatales,

Veulent être punies de peines capitales ;

L’on a surpris la nuit l’infante avec lui :

Or jugez quel espoir nous demeure aujourd’hui.

On vient de publier leur prise infortunée.

FLORESTOR.

De force et de raison mon âme abandonnée

Sent en soi les effets d’une extrême terreur,

Et tous ses mouvements vont jusqu’à la fureur.

Ne le découvrir point c’est vouloir qu’il périsse ;

Et dire ce qu’il est, c’est hâter son supplice :

Ô Dieux qui connaissez jusqu’où vont mes douleurs.

Hélas ! faites finir mes jours, ou ses malheurs :

Et ne permettez pas que cet excellent Prince,

Rencontre son tombeau dedans cette Province,

Sauvez-le du péril où l’amour l’a jeté,

Et par votre pouvoir, et par votre bonté.

Tout autre espoir en moi se réduit en fumée ;

Naples nous peut donner une puissante armée :

Mais avant que je puisse en avertir le Roi,

Le Prince aura subi les rigueurs de la Loi,

De sorte qu’en l’état que sa fortune est mise,

C’est de vous, immortels, que dépend sa franchise.

LISANDRE.

Pour l’exempter du mal qu’on lui fait endurer,

Je trouve qu’il nous reste un moyen d’espérer :

Le combat est permis, nous le pouvons défendre.

FLORESTOR.

Vous me ressuscitez, brave et sage Lisandre ;

Si l’on peut empêcher son trépas pour s’offrir,

Il est bien assuré de ne le pas souffrir.

Mais sans perdre le temps allons en diligence,

Dire aux juges du camp que je prends sa défense.

LISANDRE.

Bien que vous le vouliez, je n’en suis pas d’accord :

Ce que je vous permets est de tirer au sort,

Pour voir qui de nous deux choisira la fortune :

Soit comme l’amitié cette gloire commune.

FLORESTOR.

Mène-t-on dans la place ici les prisonniers ?

LISANDRE.

On le faisait ainsi jusqu’aux siècles derniers,

Qu’un tumulte arrivé fit changer cet usage.

FLORESTOR.

J’ai quelque chose au cœur, qui m’est de bon présage :

Allons voir qui de nous devra se présenter,

Puisque par ce moyen on vous peut contenter.

LISANDRE.

Tant que durent huit jours la barrière est ouverte.

FLORESTOR.

Nous ne saurions trop tôt empêcher notre perte.

 

 

Scène IV

 

MÉLANIRE

 

Indomptable Tyran qui règne dans mon cœur,

Après un grand combat tu restes le vainqueur,

Tu chasses le dépit de mon âme insensée,

Et tu lui fais changer sa dernière pensée.

J’aime encor Policandre, et tu me fais sentir,

Qu’on ne nuit en amour que pour s’en repentir :

Et que quelques efforts que la liberté fasse,

Toujours l’objet aimé sait obtenir sa grâce :

Plaire comme autrefois, conserver son pouvoir,

Et donner des désirs quand on ne le peut voir.

Ô funestes transports qui gouvernés mon âme !

Vous seuls avez soufflé cette tragique flamme,

Qui s’en va consumer le plus beau des amants,

Et me faire mourir par ses propres tourments.

Mon âme à la fureur s’est trop abandonnée ;

Malheureux Policandre, Infante infortunée ;

Puisque ce mauvais sort ne se peut plus changer,

Au moins par mon trépas je vous saurai venger.

 

 

Scène V

 

RUTILE, MÉLANIRE

 

RUTILE.

Mais qu’est-il devenu, ne m’en peux-tu rien dire ?

MÉLANIRE.

Non ; fuis de ce jardin comme de cet Empire ;

Fuis dis-je, avec ces biens qu’un Prince t’a donnés,

Et va passer ailleurs tes jours mieux fortunés :

Mais ne t’informe point de l’espèce du crime :

Et pour mon triste cœur, que le malheur opprime,

Il va chercher la mort pour rencontrer la paix,

Console-toi Rutile, adieu pour tout jamais.

RUTILE.

Quel étrange discours ! ô Ciel quelle furie !

Que veut-elle bien dire en cette rêverie ?

N’importe, éloignons-nous, puisqu’il nous reste encor,

Ce que j’aime plus qu’elle, et la franchise, et l’or.

 

 

Scène VI

 

ROSEMONDE, ANTHÉOR, THÉOTIME, ARCHANE, CHŒUR DE COURTISANS, CHŒUR DE PEUPLE, ARMILE, JUGES DE CAMPS, CHŒUR DE TROMPETTES

 

ROSEMONDE.

Peuple qui connaissez le sujet de ma peine,

Qui savez quel désastre attaque votre Reine,

Souffrant un si grand mal dont vous êtes témoins,

Ne l’en pouvant guérir plaignez-la pour le moins.

Donnez quelques soupirs au soin qui l’importune ;

Et remarquez en moi ce que peut la fortune,

Qui se moquant du grade, et du pouvoir humain,

Règne, et me vient ôter le Sceptre de la main.

Me voici dans la place, où cette inexorable

Doit peut-être aujourd’hui me rendre misérable,

Et vous ravir à tous celle qui doit régner.

Enfin, quoiqu’il en soit, je viens vous témoigner,

Que le respect des lois, comme de la Couronne,

Peut tout sur mon esprit, voyant qu’il abandonne

Mon unique héritier à leur sévérité ;

Supplice que je souffre, et qu’elle a mérité.

ANTHÉNOR.

Madame, j’aperçois un guerrier qui s’avance.

 

 

Scène VII

 

ARGÉNIE, ANTHÉNOR, ROSEMONDE

 

ARGÉNIE a la visière baissée et dit ceci tout bas.

Pardonne cher amant à mon peu de vaillance,

Si cette faible main ne te sauve en ce jour,

Je puis manquer de force, et non jamais d’amour.

ANTHÉNOR.

Pour qui combattez-vous ? faites-le nous entendre.

ARGÉNIE.

Pour le plus innocent.

ANTHÉNOR.

Pour qui ?

ARGÉNIE.

Pour Policandre.

ROSEMONDE.

Prodige, qu’un paysan rencontre du support ?

Fille, on t’a prononcé ta sentence de mort.

 

 

Scène VIII

 

FLORESTOR, LISANDRE

 

FLORESTOR.

Nous sommes prévenus, il s’offre pour mon Maître.

LISANDRE.

Puisqu’il est le premier, il nous lui faut permettre,

De défendre son droit.

FLORESTOR.

S’il le faut, je le veux.

LISANDRE.

Mais secondons encor ses armes de nos vœux.

ANTHÉNOR.

Un autre Cavalier se présente à la lice.

 

 

Scène IX

 

CLÉARQUE, FLORESTOR, ANTHÉNOR, ARGÉNIE, ROSEMONDE

 

CLÉARQUE a la visière baissée et dit ceci tout bas.

Adorable Argénie, accepte le service,

Que mon bras te va rendre.

FLORESTOR.

Ha que vois-je, ô bons Dieux !

Les armes de mon Maître éclatent en ces lieux !

ANTHÉNOR.

Dites ce qui vous mène en cette compagnie ?

ARGÉNIE.

Je suis pour Policandre.

CLÉARQUE.

Et moi pour Argénie.

ROSEMONDE parle bas.

Faible et débile espoir, tâche de subsister :

Le Ciel, vaillant Héros, daigne ici t’assister,

Les trompettes sonnent.

ANTHÉNOR.

On vous donne à tous deux le congé de la Reine,

Achevez par le fer le dessein qui vous mène.

FLORESTOR.

Le traître, le voleur, il dérobe aujourd’hui

Les armes de mon maître, et les prend contre lui !

ARGÉNIE parle bas.

Quel est cet importun, qui vient sans qu’on l’appelle ?

CLÉARQUE dit ces trois premiers vers tout bas.

Quel visage inconnu s’engage à ma querelle ?

Sache cruel ami que tu ne me plais pas,

Et que cette faveur avance ton trépas.

Pourquoi viens-tu défendre un méchant, un coupable,

Qui se juge de vie, et de grâce incapable ?

Qui ne t’approuve point, qui désire finir,

Et que ton bras injuste empêche de punir.

Soit en d’autres exploits ta valeur occupée,

Si tu veux te sauver des coups de mon épée.

ARGÉNIE.

Pourquoi nous amuser d’inutiles discours ?

Sans doute les meilleurs sont ici les plus courts.

Sois pour qui tu voudras, je suis pour Policandre :

Ne harangue donc plus, et songe à te défendre.

Ils mettent l’épée à la main et se battent.

CLÉARQUE.

Ô le lâche vanteur, qu’il a peu résisté !

Elle tombe.

Reconnais ta faiblesse, et ta témérité.

Il lui ôte le casque.

Juste Ciel c’est l’Infante ! hélas barbare infâme,

Elle vient te sauver, et tu lui ravis l’âme !

Elle combat pour toi, tu la prives du jour !

Monstre dénaturé, tu n’eus jamais d’amour.

ROSEMONDE.

Ô dieux, c’est Argénie !

ARGÉNIE.

Achève ta victoire,

Jaloux de mon repos, ennemi de ma gloire,

Perds, au lieu de sauver celle que tu défends,

Et vois qu’elle te haït pour le soin que tu prends.

ROSEMONDE.

Sa fortune aujourd’hui n’en sera pas meilleure.

CLÉARQUE.

Puisque je suis vainqueur, que Policandre meure.

Il ôte son habillement de tête.

Le voici, commandez que ce soit devant vous,

Ce bienheureux trépas me semblera fort doux.

ROSEMONDE.

Ce miracle nouveau me remplit de merveille ;

Bons Dieux, qui vit jamais aventure pareille ?

CLÉARQUE.

N’observera-t-on pas ce que prescrit la Loi ?

ARGÉNIE.

Non ; il faut si tu meurs que je meure avec toi,

Je hais presque ta main, à cause qu’elle m’aide.

CLÉARQUE.

Vous augmentez mon mal, mais j’en sais le remède,

Madame, trouvez bon qu’en cet extrémité,

Je puisse ouvrir mon cœur à votre Majesté,

Et que je la conjure en sauvant la Princesse,

De se résoudre ici d’accomplir sa promesse,

Qui porte qu’on la donne, à qui vous donnera

La tête de Cléarque.

ROSEMONDE.

Et bien qui le fera ?

CLÉARQUE.

Moi Madame, qui suis ce misérable Prince,

Que l’amour a conduit dedans cette Province,

Ce Cléarque odieux, mais pourtant innocent ;

Vous désirez sa tête, et son cœur y consent.

Il se met à genoux.

Je la mets à vos pieds, et je vous l’abandonne :

Vous souhaitez ma mort, faites qu’on me la donne ;

Épargnez par mon sang le vôtre qui vaut mieux :

Ainsi jamais objet ne déplaise à vos yeux ;

Ainsi puisse régner l’infante prisonnière,

Et que cette douleur soit pour vous la dernière.

Vengez-vous ; perdez-moi, sans tarder un moment ;

Et vous ressouvenez quel est votre serment.

Mais pour vous contenter, et suivre mon envie,

Refusez-moi l’Infante, et m’accordez sa vie ;

C’est tout ce que demande un esprit amoureux,

Qu’au milieu des tourments vous pouvez rendre heureux.

ROSEMONDE.

Ô ciel ! ô sort ! ô Dieux ! quel conseil dois-je suivre ?

Mon vœu reste imparfait, si je le laisse vivre,

Et si pour le punir son sang est épandu,

Quel honneur d’attaquer un ennemi rendu ?

Amant, fille, mari, courage, amour, mémoire,

Que dois-je faire ici pour conserver ma gloire ?

Oublier, ou haïr ? punir, ou pardonner ?

Immoler ma victime, ou bien la couronner ?

Ô divers sentiments, vous me donnez la gêne,

Et je ne puis choisir, ni l’amour, ni la haine.

ARGÉNIE.

Nous sommes l’un et l’autre indignes de pitié,

Mais donnez lui la vie, et non votre amitié ;

Et souffrez que mon sang efface l’infamie,

Des folles passions d’une amante ennemie,

Qu’il vive et que je meure ; et que ce fer vainqueur,

Trouve ainsi que ses yeux le chemin de mon cœur.

Elle se jette sur l’épée du Prince, mais on l’empêche.

CLÉARQUE.

Ha ! cruelle Argénie, est-ce ainsi que votre âme,

Veut prouver son amour et faire voir sa flamme ?

Ainsi donc votre esprit a voulu me trahir ?

ARGÉNIE.

Je quitte un ennemi que je ne puis haïr.

Et bien que ma vertu sans sujet on soupçonne,

Un nom me fait horreur dont j’aime la personne.

Oui je t’aime Cléarque ; et c’est en ce moment,

Pourquoi je veux finir, pour finir en t’aimant.

En étant assuré, supprime ce reproche.

CLÉARQUE.

Puisqu’on ne peut fléchir ce courage de roche

Permets-moi de meurtrir ce cœur rempli de foi,

J’en demande congé parce qu’il est à toi.

Comme il veut se tuer, la Reine le retient.

ROSEMONDE.

Non, non, vivez tous deux, cette amour sans pareille,

Qui me ravit le cœur, et me charme l’oreille,

Devrait aussi bien qu’elle éternise vos jours,

La haine que j’avais a pris un trop long cours ;

L’orage va finir, et j’aperçois la rive :

Que Policandre meure, et que Cléarque vive :

Ainsi tout s’accomplit : et je veux désormais,

Voir entre nos états une éternelle paix :

Aussitôt qu’Altomire aura fait reconnaître,

Qu’ainsi qu’on me l’a dit il vous a donné l’être.

CLÉARQUE.

Lisandre que je vois, peut être mon témoin.

LISANDRE.

Je le connais, Madame, et le plege au besoin.

CLÉARQUE.

Chacun sait que mon père approuve l’Hyménée.

ROSEMONDE.

Votre fidélité doit être couronnée :

Soit ainsi, je le veux : puissiez-vous un longtemps,

Vivre autant amoureux que vous êtes contents.

CLÉARQUE.

Que je baise vos pas, incomparable Reine.

ARGÉNIE.

Que le plaisir est doux, en suite de la peine !

FLORESTOR.

Dieux cléments et tous bons, que je vous dois d’encens !

ANTHÉNOR.

Changeons le feu du crime en des feux innocents,

Qui poussent jusqu’au Ciel les marques de la joie,

Qui règne dans nos cœurs, et que lui même envoie.

ROSEMONDE.

Ne me direz-vous point vos maux et vos plaisirs ?

CLÉARQUE.

Nous ne prendrons de lois que de vos seuls désirs :

Mais afin que ce jour n’ait plus rien qui soit triste,

Donnez-moi le pardon des Gardes et d’Ariste.

ARGÉNIE.

Philise, dont le zèle est sans comparaison,

Demande à vos bontés la clef de ma prison.

ROSEMONDE.

La loi vous met en main la puissance Royale.

Et pour moi, j’ai donné la grâce générale :

Vivez, régnez heureux, et célébrez le jour,

Où l’on voit triompher la constance et l’amour,

Le danger encouru pour la personne aimée,

Va remplir l’Univers de votre renommée,

Et les siècles suivants, pour l’avoir méprisé,

Admireront encor, LE PRINCE DÉGUISÉ.

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