Le Premier président (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)
Drame en trois actes, mêlé de vaudevilles.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 21 août 1832.
Personnages
MONSIEUR DE MORTAGNE, premier président au parlement de Toulouse
HENRI, son fils
MARCEL DUMESNIL, négociant
DELAUNAI, ami d’Henri
UN COMMISSAIRE
OVERNAI, ami de Dumesnil, personnage muet
UN PRINCE ITALIEN, personnage muet
HÉLÈNE, fille de M. de Mortagne
JUSTINE
JEUNES GENS, amis d’Henri et de Delonai
PARENTS et AMIS de M. de Mortagne
DOMESTIQUES
SOLDATS DU GUET
À Paris, premier acte ; au château de M. de Mortagne, à six lieues de Toulouse, aux deuxième et troisième actes.
ACTE I
Un salon élégant. À droite de l’acteur, un piano ; à gauche, une table ; des fauteuils et deux canapés dans le fond.
Scène première
HENRI, entrant avec JUSTINE
HENRI.
Tu dis qu’elle repose en ce moment ?
JUSTINE.
Oui, monsieur !
HENRI.
Et qu’elle n’a pas dormi de la nuit... qu’elle est souffrante...
JUSTINE.
Un étal vraiment inquiétant.
HENRI.
Ah ! que je suis malheureux ! et sais-tu comment cela lui a pris ?
JUSTINE.
Non vraiment... mais hier, en revenant de Longchamps, où mademoiselle Carline, de la Comédie Italienne, était devant elle dans ce magnifique phaéton que lui avait donné M. de Vaudreuil, elle a eu une espèce d’attaque de nerfs.
HENRI.
Et que dit le docteur ?
JUSTINE.
Il m’a dit, en confidence, que cela venait d’un grand chagrin qu’elle voulait cacher.
HENRI.
Ô ciel !... elle aura appris mon départ...
JUSTINE, étonnée.
Comment ?
HENRI.
Eh oui !... mon père, M. de Mortagne, premier président au parlement de Toulouse, veut marier ma sœur... et le moyen que je n’assiste pas à ce mariage... moi le fils aîné... le chef de la famille... je voulais le cacher à ta maîtresse, à ma chère Amélie... mais elle l’aura découvert...
JUSTINE.
Non, monsieur, car moi à qui elle dit tout, elle ne m’en a pas parlé.
HENRI.
Elle s’en doute, du moins, elle l’aura deviné...
JUSTINE.
Pas le moins du monde... et si vous voulez que je vous l’avoue... ce qui la chagrine, ce sont les soins et les assiduités de ce prince italien, qui veut absolument l’épouser...
HENRI.
Elle pourrait hésiter entre nous ! m’oublier ! moi qui ai tout sacrifie pour elle... car tu ne sais pas à quel point je l’aime... tune sais pas que mon avenir, ma fortune, la position honorable qui m’attendait à la cour... j’ai renoncé à tout pour vivre ici, à Paris, près d’elle !... longtemps le jeu... le jeu effréné auquel je me livrais a suffi à tous nos besoins... mais enfin le sort m’a trahi... Mon père ignore ma conduite, il ne se doute pas que poursuivi, criblé de dettes, je ne sais plus à quel moyen avoir recours... et c’est dans ce moment qu’elle veut m’abandonner... qu’elle paie ainsi tant d’amour... Ah ! je n’y survivrai pas... mais auparavant mon rival...
JUSTINE.
Y pensez-vous ? et quelle folie !... madame la baronne de Spiedler, ma maîtresse, est plus raisonnable que vous... elle vous aime toujours... elle n’aime que vous...
HENRI, vivement.
Dis-tu vrai ?... ah ! ce mot me console de tout !...
JUSTINE.
La preuve, c’est qu’elle ne veut pas être cause de votre ruine.
HENRI, à part.
C’est déjà fait !...
JUSTINE.
Et avec le prince italien qui a soixante ans et une fortune immense, elle peut encore espérer une position honorable et heureuse.
HENRI.
Heureuse ! dans un tel esclavage !... heureuse sans amour... dis-lui, Justine, dis-lui bien que ce mariage serait, pour elle, la source de tous les maux...
JUSTINE.
C’est ce que j’ai fait, monsieur, moi qui vous parle, je ne suis pas payée pour aimer le mariage... les mariages brillants... car il y a trois ans, dans la ville où j’étais couturière... séduite par les belles paroles d’un jeune homme charmant... un coureur de M. le prince de Vaudemont, qui s’était épris de mes attraits et de six mille livres d’économies que j’avais faites dans la couture... je me suis vue abandonner par lui... il est parti !...
HENRI.
Vraiment ?...
JUSTINE.
Emportant loin de moi ses volages amours, et mes deux mille écus... et depuis, je ne l’ai plus revu... j’ai raconté tout cela à ma maîtresse qui m’a répondu : « Pourquoi épousais-tu un coureur ?... » et elle avait raison... mais elle, sa position est bien différente, et le prince napolitain...
HENRI.
Tout comme elle le voudra... mais je déclare, moi, que ce mariage ne se fera pas... que je m’y oppose...
JUSTINE.
Alors, vous vous opposerez donc aussi aux poursuites de nos créanciers et de nos fournisseurs qui nous menacent tous de leurs mémoires...
HENRI.
Ô ciel !
JUSTINE.
Pas plus tard qu’aujourd’hui nous en attendons... et à moins que vous ne trouviez moyen de les satisfaire...
HENRI, avec désespoir.
Eh ! le puis-je ?... quand la nuit dernière encore, le jeu m’a tout enlevé !...
JUSTINE, avec finesse.
Sans les payer précisément... il y a telle garantie morale qui leur ferait prendre patience... qui rassurerait ma maîtresse sur l’avenir et qui empocherait naturellement le mariage napolitain.
HENRI.
Et quel moyen ?
JUSTINE.
Si vous-même, par exemple, vous offriez votre main...
HENRI, avec indignation.
Justine !...
Se reprenant.
Il suffit... laissez-moi... quoique bien coupable... je n’ai pas encore oublié ce que je devais à mon nom et à ma famille...
À part.
Ma sœur ! mon pauvre père !... ils en mourraient de douleur...
Haut.
Dès que madame la baronne sera réveillée... vous viendrez m’avertir.
JUSTINE.
Oui, monsieur.
Elle va pour entrer dans Ila chambre à droite.
HENRI.
N’y a-t-il rien pour moi ?
JUSTINE, montrant sur la table.
Votre valet de chambre a apporté, hier soir, de votre hôtel, plusieurs lettres...
HENRI.
C’est bien.
JUSTINE.
Il y en a, je crois, de Toulouse...
HENRI, avec émotion.
Laissez-moi... sortez !...
Justine entre dans la chambre à droite.
Scène II
HENRI, seul
De Toulouse !... je n’ose les regarder... je crains d’en trouver une de mon père... oui ! voilà son écriture...
Il jette toutes les autres lettres sur la table qui est à côté de lui.
Ma main tremble en brisant ce cachet... il va m’adresser tous les reproches que je mérite, il va m’accabler de sa juste colère... allons, du courage !...
Lisant.
« Mon Henri ! mon fils bien- aimé !... » Ah ! il ne sait rien encore... je respire... « Nous t’attendons pour le mariage de ta sœur, toi seul nous manques et ton absence m’explique la tristesse de notre chère Hélène, au moment de former une alliance aussi brillante qu’honorable... Ne tarde donc pas davantage, sois auprès de nous à la fin de la semaine... j’ai besoin de te voir, de te presser dans mes bras, ne fut-ce que pour dissiper les impressions pénibles que m’ont laissées des nouvelles auxquelles je ne crois point... car, si elles étaient vraies, c’est par toi que je les aurais apprises... » Grand Dieu !...
Lisant à voix basse.
Oui... oui... il se doute de la vérité !... on lui aura dit...
Lisant tout haut.
« Je fais la part de la jeunesse et des passions... il en est que je peux excuser... mais jamais celles qui conduisent à la honte et au déshonneur, et si l’on ne m’avait pas abusé... s’il était vrai que le jeu fût ton plaisir et ton passe-temps favori... je te dirais : Depuis quarante ans que je rends la justice au nom du roi et que je siège sur les bancs de la magistrature, presque tous ceux que le crime amenait devant moi, y avaient été conduits par la passion du jeu... c’est par là qu’ils avaient commencé, et ils finissaient par l’escroquerie, le vol et l’assassinat... non que de pareils forfaits puissent jamais s’offrir à ta pensée, mais la moindre tache faite à notre nom flétrirait à jamais ma vieillesse, et quoique mes plus chères espérances reposent sur toi, quoique tu sois mon fils unique, mon enfant bien-aimé, je t’aimerais mieux voir mort que déshonoré !... » Mon père !...
Il reste quelque temps la tête cachée Jans ses mains, puis regarde de nouveau la lettre.
Ah !... quelques mots encore... « Donne-nous des nouvelles du petit Marcel Dumesnil, on assure qu’il réussit à merveille dans son négoce... j’ai toujours bien auguré de ce jeune homme. » Lui ! un homme de rien... un roturier, élevé chez nous par les soins de mon père...
Air d’Aristippe.
Comme un modèle on le cite, on le vante !...
Pour m’irriter on le fait donc exprès !...
Plus sa fortune est rapide et brillante,
Plus il me semble, hélas ! que je le hais,
Au fond du cœur, je crois que je le hais.
Oui, ses succès pour moi sont un reproche,
En vain le sort a sépare nos rangs...
Chaque moment tous les deux nous rapproche,
Car il s’élève et je descends !...
Hein ?... qui vient là ?...
Scène III
DELAUNAI, HENRI
DELAUNAI.
Le voilà donc ! je le retrouve enfin !... ce cher de Mortagne.
HENRI.
C’est Delaunai !...
DELAUNAI.
Voilà dix fois que je vais à ton hôtel sans te rencontrer... Que tu n’y sois pas la nuit... je conçois cela... mais le jour !... il faut cependant bien rentrer, ne fût-ce que pour dormir... et je me serais encore présenté, en vain, aujourd’hui, si par hasard, en passant dans cette rue, je n’avais aperçu ta voiture à la porte de cette maison... « M. Henri de Mortagne n’est-il pas ici ?... Au premier, m’a-t-on répondu, chez madame la baronne de Spiedler... » Sans doute quelque baronne allemande ?...
HENRI.
Oui, mon cher !
DELAUNAI
Je t’en fais compliment... les baronnes allemandes sont à la mode cette année, c’est ce qu’il y a de mieux... c’est bon genre !... mais pourquoi, je te le demande, m’en faisais-tu mystère ?... tu ne m’en as jamais parlé... à moi, ton camarade de jeu et de plaisir...
HENRI.
Je n’en vois pas la nécessité...
DELAUNAI.
Je comprends... tu avais peur... tu as raison... j’ai du malheur ce mois-ci... voilà deux femmes charmantes que j’ai enlevées à des amis intimes... sans le vouloir... une Anglaise surtout... j’arrive d’Angleterre... je suis Anglais des pieds jusqu’à la tête !
HENRI.
C’est la folie du jour !
DELAUNAI.
Car je ne pense guère à l’amour, j’ai bien d’autres distractions... je suis ruiné, mon cher, et si je te cherchais avec tant d’empressement... c’était pour te voir, d’abord, et puis pour te demander les deux cents louis que tu me dois.
HENRI, à part.
Ô ciel !
DELAUNAI.
Tu sais, ce que nous avons gagné de moitié, il y a une quinzaine de jours, et que je t’ai abandonné en entier parce que tu avais besoin d’argent frais... j’étais en veine ce jour-là et le lendemain encore, ce qui a pensé me coûter cher...
HENRI.
Et comment cela ?...
DELAUNAI.
Le jeune étranger que nous avions mis à sec, ne s’est-il pas avisé de me chercher querelle parce que je gagnais toujours !... de là, une rencontre... un duel... où j’ai eu encore la main plus heureuse que lui... mais la famille a porté plainte... il y a des poursuites et je ne me montre pas... par prudence... j’ai même envie d’aller voyager en province, pendant quelque temps... mais pour cela, il faut de l’argent... et voilà pourquoi je viens réclamer le mien...
HENRI.
Tu me vois dans le plus grand embarras, j’ai perdu, la nuit dernière, tout ce qui me restait... et je ne vois plus personne à qui je puisse emprunter.
DELAUNAI.
Bah !... et la baronne... une baronne du Saint-Empire !... cela doit être riche !... j’espère qu’elle est vieille... et que tu es en train de la ruiner...
HENRI.
Au contraire... elle est jeune et jolie.
DELAUNAI, avec colère.
Est-il possible !... quel désordre !... quelle inconduite !... c’est donc toi alors !...
Air : Je loge au quatrième étage.
Dépenser pour une maîtresse
Sa fortune !... il faut m’écouter !
Lorsqu’à nous, dans notre jeunesse
La beauté vient se présenter,
On doit lui donner sans compter
Larmes, soupirs, serments, constance...
D’être riche c’est le moyen,
Quand en amour on ne dépense
Que ce qui ne nous coûte rien.
HENRI.
Eh bien ! moi, tout ce que je possède, je le lui donnerais... je ne peux vivre sans elle... je l’aime... je l’aimerai toujours...
DELAUNAI.
Qu’est-ce que des principes comme ceux-là !... il faut avoir perdu la tête pour raisonner ainsi... Règle première, l’amour s’envole, l’argent reste ; l’argent, source de tous les biens et de tous les plaisirs... l’argent, par qui l’on obtient le mérite, la vertu, la considération, ou ce qui vaut encore mieux, par qui l’on s’en passe... Car moi qui te parle et qui me suis faufilé parmi les gentilshommes, je ne voudrais pas répondre que ma noblesse fût d’un meilleur acabit que les seize quartiers de ta baronne... mais moi, chevalier Delaunai, qui osera me révoquer en doute, tant que je tiendrai le haut du pavé, tant que je mènerai joyeuse vie... tant que j’aurai là, en pièces d’or, mes titres que je pourrai faire sonner bien haut ; mais ces titres, les seuls réels, les seuls véritables... il faut les conserver, et pour cela il faut nous aider, nous entendre et nous prêter un appui nécessaire à tous deux... Le veux-tu ?...
HENRI.
Dans la situation où je suis...
DELAUNAI, lui donnant la main.
Tu acceptes... c’est bien !... j’ai toujours aimé les enfants de bonne maison... je me suis toujours dévoué à leurs intérêts et à leur fortune, pour la partager, quelle qu’elle fût... c’est tout profit... si la chance est heureuse, on l’exploite de moitié...
Air du vaudeville de l’Écu de six francs.
Si le sort fâcheux lui succède,
Si la fortune vous trahit,
La famille est là qui vous aide
Et protège de son crédit
Les fautes qu’ensemble on commit !...
En dépit d’eux leur bonté brille.
Car moi-même, mauvais sujet,
Ils m’adoptent... et ça ne fait
Qu’un seul de plus dans la famille.
J’ai comme cela deux ou trois grandes maisons auxquelles j’appartiens et que je puis t’offrir...
HENRI.
Si c’est pour nous prêter, j’accepte ! car je ne sais plus à quel saint me vouer... j’ai des dettes pour mon compte, pour celui de la baronne... je dois à toi... à tout le monde !... et pour comble de malheur, mon père à qui je ne puis désobéir, mon père me rappelle près de lui, à Toulouse... et s’il faut laisser Amélie, et la laisser malheureuse... je ne supporterai pas cette idée... je me tuerai !...
DELAUNAI, froidement.
Je ne dis pas non... c’est un moyen et l’on peut toujours y venir, mais il y a tant d’autres choses à faire avant cela... Quelle est cette lettre que tu tiens ?
HENRI.
Celle de mon père...
DELAUNAI, montrant celles qui sont sur la table.
Et celles-ci ?...
HENRI.
Je ne les ai seulement pas lues, il y en a trop.
DELAUNAI.
Je peux t’aider !... voyons un peu...
Il en ouvre une.
Ah ! ah ! c’est d’Isaac le marchand de chevaux, qui demande le prix d’un attelage gris pommelé...
HENRI, qui, de son côté, a ouvert une autre lettre.
Fourni pour la baronne...
Montrant la lettre qu’il vient d’ouvrir.
Ceci est de mon tailleur.
DELAUNAI, en ouvrant une autre.
Cette autre de la couturière...
HENRI, en ouvrant aussi et avec colère.
Et celle-ci du joaillier... ils s’entendent tous pour demander des acomptes... ils veulent tous savoir quand on les paiera...
DELAUNAI.
Ah ! ils veulent savoir... ils sont bien curieux !...
Regardant une dernière lettre qu’il tient.
Ah ! mon Dieu... est-ce bien possible ! non, une lettre datée de Toulouse et qui contient...
HENRI.
Qu’est-ce donc ?
DELAUNAI.
Deux effets au porteur, de quinze mille livres chacun, payables chez M. Beaujon, fermier général...
HENRI.
Dis-tu vrai ? voyons cette lettre...
DELAUNAI.
La voici... dis encore que notre association ne le porte pas bonheur !... à peine commencée, elle fructifie déjà et nous voilà en caisse trente mille livres comptant.
HENRI, qui a lu la lettre et d’un air abattu.
Eh ! mon Dieu non !... c’était un faux espoir.
DELAUNAI.
Faux !... les effets sont très bons... c’est de l’or en barre que l’on peut réaliser en moins d’un quart d’heure...
HENRI.
Oui, mais ce n’est pas pour nous !... c’est mon futur beau-frère qui me prie d’acheter et d’apporter avec moi, la corbeille de ma sœur, des parures et des diamants pour la somme de trente mille livres qu’il m’envoie en deux effets à mon ordre.
DELAUNAI.
Trente mille livres de diamants pour une jeune personne... qui ne s’y connaît pas... qui n’y tient pas... eh ! mon Dieu ! est-ce que ce sont les diamants qui font le bonheur... et si son prétendu est un jeune homme aimable, généreux...
HENRI.
C’est ce que tout le monde dit.
DELAUNAI.
Eh bien ! alors, il ne peut te refuser une malheureuse somme de dix mille écus dont tu as besoin.
HENRI.
Y penses-tu ? ce serait un abus de confiance...
DELAUNAI.
Dis, plutôt, un manque de confiance de ta part... tu ASTÉRIE. besoin d’argent ; tu empruntes... à qui ?... à ta famille !... à ton beau-frère !
Air : Adieu, je vous fuis, bois charmant.
Oui, mon cher, c’est tout naturel,
Et s’il a l’âme généreuse...
Que va-t-il jurer à l’autel ?
C’est de rendre ta sœur heureuse...
Or donc, si le frère et la sœur
Ne font qu’un... la chose est bien claire...
De ta sœur il fait le bonheur,
En faisant celui de son frère.
HENRI, lui prenant les deux effets.
Eh ! laissez-moi donc tranquille... L’on vient... un jeune homme ?... que demande-t-il ?...
Scène IV
DELAUNAI, HENRI, DUMESNIL
DUMESNIL.
Pardon, messieurs... Madame la baronne de Spiedler est-elle visible ?
HENRI, brusquement et sans le regarder.
Non, monsieur... que lui voulez-vous ?
DUMESNIL.
Eh mais ! je ne me trompe pas... le fils de mon bienfaiteur... Monsieur Henri de Mortagne...
HENRI.
Vous, Marcel !... vous, monsieur Dumesnil... je ne vous savais pas à Paris...
DUMESNIL.
J’y suis depuis trois jours... j’arrive de Nantes où tout m’a réussi au delà de mes espérances...
DELAUNAI.
Vous êtes bien heureux !...
DUMESNIL.
Oh ! sans doute, et je m’empresse d’en remercier la famille de celui à qui je dois tout...
À Henri.
C’est votre père qui a obtenu pour moi une bourse au collège Mazarin... c’est là que j’ai été élevé, près de vous, monsieur Henri... mais avec du travail, de l’ordre et de l’économie, on arrive à la fortune, et grâce au ciel, j’ai fait la mienne.
DELAUNAI, avec joie.
Est-il possible !...
HENRI, d’un air peiné.
Je le sais... je le sais...
À part.
Il n’y a rien d’insolent comme ces nouveaux enrichis...
Haut.
Ne parlons pas de cela.
DELAUNAI.
Au contraire... parlons-en... Un homme qui a fait fortune est un homme estimable, qui est toujours bon à entendre, ne fût-ce que pour savoir comment il s’y est pris.
DUMESNIL.
Mon secret est facile et je ne le cache à personne... ma famille, qui était de la bonne et ancienne bourgeoisie, avait tout perdu lors du système de Law, et mon père réduit à la plus profonde détresse, ne pouvait même subvenir aux frais de mon éducation... M. de Mortagne se chargea de ce soin et, quand je sortis du collège, me proposa même de me faire obtenir une compagnie ; mais comment parvenir dans le militaire quand on n’est pas gentilhomme ?... Je le remerciai de ses bontés et ne voulant plus rien devoir qu’à moi-même, j’entrai dans un comptoir... bien des gens me blâment de mon peu de fierté... vous, monsieur Henri, tout le premier... que voulez-vous ?... chacun a de l’ambition à sa manière... moi (et ce fut la mienne) pendant trois années j’ai travaillé nuit et jour à Nantes chez un négociant qui a fini par m’associer à son commerce et qui, plus tard, l’a laissé seul à mon nom. C’est alors que de brillantes, mais sages opérations ont assuré mon crédit et ma fortune... et tout le monde me disait : Vous êtes assez riche, quittez le commerce, achetez quelque bonne charge qui vous anoblisse...
HENRI.
Vous, Marcel... il serait possible !...
À part.
Ces gens-là ne doutent de rien !
Haut.
Et je comprends... c’est ce que vous êtes venu faire à Paris...
DUMESNIL.
Non, ma foi !... je reste négociant... Quels que soient les idées et les préjugés de mon siècle, il y aurait, selon moi, lâcheté et ingratitude à rougir d’un état à qui je dois mon aisance et mon bien-être ; d’un état qui fait vivre des milliers d’ouvriers.
Air : Un jeune Grec assis sur des tombeaux.
Il couvre au loin la mer de nos vaisseaux,
Puis, échangeant les trésors de la France,
Il y revient et, par mille canaux,
Y fait encor refluer l’abondance...
Et lorsqu’on fut, comme j’étais hier,
Un citoyen utile, on doit comprendre
Qu’on ne peut pas devenir, c’est bien clair,
Un gentilhomme oisif... Moi je suis fier,
Et je ne prétends pas descendre.
HENRI, souriant.
Le pauvre Dumesnil... il me fait peine...
DUMESNIL.
Je vous fais rire de pitié... je le vois... mais un temps viendra... et ce temps, peut-être, n’est pas loin, où l’on jugera les hommes comme les livres, non sur le titre, mais par ce qu’ils contiennent, par ce qu’ils valent... alors le talent, les arts, l’industrie, deviendront, en France, la noblesse véritable et réelle, car eux seuls mèneront à la fortune.
HENRI.
Voilà qui est trop fort !
DELAUNAI.
Cela rentre exactement dans mon système... et c’est parer en homme qui a de la noblesse... c’est-à-dire de l’argent dans sa poche.
DUMESNIL.
Cela ne m’empêche pas de faire mes affaires moi-même... et je viens recevoir chez madame la baronne de Spiedler un billet de quatre mille livres...
HENRI.
Comment !...
DUMESNIL.
Que je tiens d’un marchand tapissier avec qui j’étais en compte pour des bois des îles... des bois d’acajou... Connaissez-vous cette madame de Spiedler ?...
HENRI, avec embarras.
Oui certainement... c’est très bon... très solvable...
DUMESNIL.
C’est différent... me voilà tranquille et je puis me présenter sans crainte...
HENRI, avec embarras.
C’est que, dans ce moment, elle repose... elle a passé la nuit au bal...
DUMESNIL.
Pardon de mon indiscrétion... je reviendrai plus tard... tantôt dans la journée...
HENRI, de même.
Oui... dans la journée... ou plutôt faites mieux que cela... veuillez accepter, ce soir, à souper avec moi ici... chez la baronne, qui sera charmée de vous recevoir... ne vous formalisez pas d’une telle invitation, elle ne me désapprouvera pas... j’en suis sûr...
DUMESNIL, souriant.
Je comprends, monsieur Henri... et j’accepterais volontiers... surtout pour vous que j’ai grand plaisir à revoir... mais je n’ai qu’un jour à rester à Paris... et je suis engagé ce soir chez un de nos anciens camarades... à Mazarin, Overnai.
HENRI.
Overnai !... que je n’ai pas revu depuis le collège... c’est aussi un richard, à ce que j’ai entendu dire.
DUMESNIL.
Mais oui !... nous faisons des affaires ensemble...
DELAUNAI.
Excellente société !... ils sont tous riches... eh bien !... faisons la partie complète... amenez votre ami Overnai.
HENRI.
Il a raison !...
DELAUNAI.
Un petit souper de garçons...
HENRI.
Nous boirons aux souvenirs du collège...
DELAUNAI.
À l’amitié... à la fortune... à moins que dans le commerce, il soit défendu de s’amuser...
DUMESNIL.
Au contraire... mais Overnai n’osera peut-être pas venir ainsi chez madame de Spiedler qu’il ne connaît pas...
HENRI.
Que de cérémonies !...
Air du vaudeville des Blouses.
Pour obtenir qu’à ce repas il vienne
Lui faut-il donc une invitation ?...
DELAUNAI.
Je vais la faire ! Oh ! qu’à cela ne tienne !...
Où puis-je écrire ?
HENRI, montrant la porte à gauche.
Ici, dans ce salon.
DELAUNAI, à Dumesnil.
Ma signature a moins de prix, je gage.
Que vos billets, qui, très bons à tenir.
Valent de l’or !...
DUMESNIL.
Les vôtres davantage.
Je vais ce soir leur devoir un plaisir.
TOUS.
À ce banquet où l’amitié l’appelle
J’espère bien qu’il daignera venir.
Qu’on soit, le jour, aux affaires, fidèle,
Mais, que le soir appartienne au plaisir.
Delaunai entre dons la chambre à gauche.
Scène V
HENRI, DUMESNIL
DUMESNIL.
Je no suis pas fâché qu’il s’éloigne... car j’aurais à vous parler...
HENRI.
Et moi aussi, mon cher Dumesnil... mais ne rester qu’aujourd’hui à Paris et repartir demain pour Nantes... c’est trop prompt...
DUMESNIL.
Je ne vais pas à Nantes... mais à Toulouse...
HENRI.
À Toulouse !...
DUMESNIL.
Oui, embrasser mon père. En même temps, je reverrai le vôtre... toute votre famille... votre aimable sœur... et si vous avez pour eux quelques lettres, quelques commissions dont vous vouliez me charger...
HENRI.
Je vous remercie... moi-même j’espère sous peu faire aussi ce voyage.
DUMESNIL.
Ah ! si j’y suis encore... quel bonheur de nous voir tous réunis... de se retrouver au milieu des siens... votre père vous aime tant !... il est si heureux et si fier de sa famille !
HENRI, à part.
Si fier !...
DUMESNIL.
Et il a bien raison !... votre position est si belle... si honorable... un grand nom ! une belle fortune ! le bonheur vous sourit... vous n’avez qu’à le laisser faire... ce n’est pas comme moi qui étais forcé de l’aller chercher.
HENRI.
Vous l’avez trouvé du moins...
DUMESNIL.
Oui, je porte à mon père la fortune que j’ai faite... je vais la partager avec lui...
HENRI.
Ah ! vous dites vrai... vous devez être bien heureux...
À part, le regardant.
Il va enrichir son père... et j’ai ruiné le mien...
DUMESNIL.
Eh mais ! monsieur Henri, qu’avez-vous donc ?... pardon de mon indiscrétion... mais si vous aviez quelque grand chagrin qu’il fût en mon pouvoir d’alléger... je suis bien peu de chose... je ne suis qu’un marchand... un pauvre diable... mais c’est égal... si jamais je pouvais vous être utile...
HENRI.
Vous, Dumesnil !...
À part.
Et lui confier ma honte... lui emprunter... à lui !... ah ! quelle humiliation.
DUMESNIL.
Aurais-je deviné juste ?... eh bien ! monsieur Henri, de la franchise. Au collège, vous étiez un peu fier, un peu orgueilleux, c’était votre seul défaut... ça aurait-il continué ?... Vous auriez tort !... avec moi surtout. Nous sommes seuls... on ne peut nous entendre...
Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.
Oui, du collège et de ses droits,
Je regrette le temps propice.
Nous étions égaux autrefois,
Je pouvais vous rendre service
Allons, un généreux effort,
Laissez-moi remonter en grade !
Acceptez !... que je puisse encor
Me croire votre camarade.
HENRI, prêt à avouer.
Eh mais !...
À part.
Dieu ! l’on vient...
Haut.
Rien... mon cher Dumesnil... je n’ai rien, je vous jure...
Scène VI
HENRI, DUMESNIL, JUSTINE
JUSTINE, bas à Henri.
Il faut que je vous parle... madame ne sait que devenir... la marchande de modes apporte son mémoire... elle est là, elle attend...
HENRI, bas.
Tais-toi donc !... tais-toi !...
Haut à Dumesnil.
Vous permettez ?...
JUSTINE.
Quel est ce monsieur ?...
HENRI.
Un autre créancier porteur contre elle d’un effet de quatre mille livres... mais j’ai gagné du temps... jusqu’à ce soir... je l’ai invité à souper...
JUSTINE.
Et madame qui, de sou côté, a aussi invité le prince napolitain...
HENRI.
Ô ciel !
JUSTINE.
C’est à ce sujet qu’elle veut absolument vous parler...
HENRI.
Je ne puis en ce moment !...
JUSTINE.
Elle dit qu’elle va s’empoisonner...
HENRI.
J’y vais... je te suis...
À Dumesnil.
Pardon, mon cher ami, je reviens à l’instant... mais ce soir... ce soir n’y manquez pas... je compte sur vous...
Il entre avec Justine dans la chambre à droite.
Scène VII
DUMESNIL, seul
Non certainement, je n’y manquerai pas... et je suis désolé qu’on soit venu nous interrompre... trois fois j’ai voulu lui parler de sa sœur et je n’ai jamais osé... il est vrai que venant de lui faire des offres de service... je ne pouvais plus... c’était impossible... j’aurais eu l’air d’en réclamer le prix.
Scène VIII
DUMESNIL, DELAUNAI
DELAUNAI, sortant de la porte à droite.
Voici la lettre d’invitation pour votre ami Overnai que nous recevrons avec grand plaisir... je dis nous, parce que Henri et moi, nous ne faisons qu’un... c’est Oreste et Pylade...
DUMESNIL.
Quoi ! vous êtes son ami, son confident ?... vous êtes plus heureux que moi qui n’ai pu, tout à l’heure, lui arracher un secret qui le tourmente...
DELAUNAI.
Et que je crois avoir deviné... il a besoin d’argent... je lâcherai d’arranger cela...
DUMESNIL.
Non pas... après les obligations que j’ai à sa famille... c’est moi que cela regarde... et si deux mille écus peuvent lui être agréables...
DELAUNAI.
Vous ! un négociant !... cela vous gênerait...
DUMESNIL.
Du tout... j’ai avec moi des fonds considérables...
DELAUNAI.
Des fonds pour votre commerce ?...
DUMESNIL.
Non !... je les destine à un autre usage... j’ai appris que les biens que ma famille possédait autrefois aux environs de Toulouse étaient en vente... je les ai fait racheter en secret... je pars demain pour en apporter le prix au notaire : deux cent mille livres en or, et je me présenterai devant mon père en lui disant : « Ces biens qui vous appartenaient et que le malheur vous avait enlevés, mon travail vous les rend, les voilà, soyez riche et heureux » Ah ! quel moment !... ce sera le plus beau de ma vie...
DELAUNAI.
C’est superbe !... c’est sublime !... et deux cent mille livres en or, dans votre chaise de poste...
Air du vaudeville des Maris ont tort.
Avoir une somme aussi belle !...
DUMESNIL.
Devant moi dans mon coffre-fort...
DELAUNAI.
Voilà, mon cher, ce que j’appelle
Savoir gaiement rouler sur l’or ;
Le voyage me plairait fort,
Avec vous je voudrais le faire,
Et serais charmé, sur ma foi,
Moi qui suis toujours en arrière,
D’avoir de l’argent devant moi.
C’est à cause de cela... de l’arriéré dont je vous parle, que j’accepte, pour mon ami, les deux mille écus...
DUMESNIL.
C’est à une condition...
DELAUNAI.
Ah diable !...
DUMESNIL.
C’est que vous ne lui en parlerez pas... c’est pour moi d’une importance plus grande que vous ne pouvez le penser.
DELAUNAI.
Et comment cela ?...
DUMESNIL, hésitant.
Je puis vous le confier, à vous qui êtes son ami... et qui, maintenant, je l’espère, êtes le mien...
DELAUNAI.
À la vie... et à la mort... disposez de moi et de tout ce que je possède...
DUMESNIL, lui serrant la main.
Ah c’est trop !...
DELAUNAI.
Du tout... c’est moins que rien ! eh bien ! achevez...
DUMESNIL.
Eh bien ! élevé d’abord dans la maison de M. de Mortagne... et plus tard, quand j’étais au collège, y allant chaque année passer mes vacances... je n’ai pu voir la sœur de Henri, la charmante Hélène sans l’aimer... ou plutôt cet amour me semble inné en moi, c’est ma vie, c’est mon être... C’est pour combler la distance qui nous séparait que j’ai rêvé la fortune... que je travaillais jour et nuit... on me croyait avare, intéressé... oui ! je l’étais... oui ! cet or m’était cher... précieux... il me rapprochait d’elle... et maintenant que je suis arrivé au comble de mes vœux... me voilà plus tremblant que jamais... M. de Mortagne qui tient à la noblesse de sa maison, à cette noblesse de robe dont il est si fier... voudra-t-il pour gendre... un homme sans naissance, un négociant... un roturier, en un mot. Ah ! si son fils me protégeait et parlait pour moi... j’aurais du moins quelque espoir... mais je n’ai jamais osé...
DELAUNAI.
Une demande en mariage...
À part.
Il ne sait pas encore la nouvelle... ne lui en disons rien...
Haut.
Je comprends... c’est à moi de parler pour vous...
DUMESNIL.
Quoi ! monsieur, vous seriez assez bon...
DELAUNAI.
Mais avant tout dites-moi, du côté de la jeune personne, y a-t-il quelque espoir ?...
DUMESNIL.
Vous comprenez bien que jamais je ne lui ai parlé de mon amour... mais il me semble qu’elle ne peut en douter...
DELAUNAI.
Et probablement elle en a été touchée ?
DUMESNIL.
Elle ne me l’a jamais dit... pourtant je le crois... et ce médaillon que je tiens de son amitié, de sa seule amitié ne me quittera jamais !...
DELAUNAI.
C’est bien, jeune homme, de la délicatesse... de la sensibilité... nous nous comprenons !... cela s’arrangera...
Air de Cendrillon.
Tantôt, mon cher, vous reviendrez ici,
Pendant ce temps laissez-moi faire ;
C’est à moi seul de plaider votre affaire
En avocat ou plutôt en ami.
Moi, si j’avais une sœur, je voudrais
Vous nommer ce soir mon beau-frère.
DUMESNIL.
Que de bontés !...
DELAUNAI.
Non, c’est moi qui croirais
Avoir fait une bonne affaire.
Ensemble.
DELAUNAI.
Tantôt, mon cher, vous reviendrez ici, etc.
DUMESNIL.
Oui, je reviens et, par vous, aujourd’hui.
Le sort me deviendra prospère
Si vous parlez pour moi, près de son frère,
En avocat ou plutôt en ami,
Il sort.
Scène IX
DELAUNAI, puis HENRI
DELAUNAI.
C’est une connaissance très utile que je viens de faire là.
Apercevant Henri.
Ah ! te voilà ?... comme tu es troublé... qu’y a-t-il donc ?...
HENRI.
Où est M. Dumesnil ?
DELAUNAI.
Parti, mais il reviendra !
HENRI.
À la bonne heure ! il faut que je lui parle... je n’ai d’espoir qu’en lui... tout à l’heure il m’a fait des offres de service que l’amour-propre... que la honte... m’ont empêche d’accepter... mais maintenant il le faut...
DELAUNAI, souriant.
C’est déjà fait... il nous prêtera...
HENRI.
Combien ?
DELAUNAI.
Deux mille écus.
HENRI.
Ce n’est pas assez.
DELAUNAI
Et comment cela ?
HENRI.
Eh oui ! tout à l’heure, vaincu par les larmes, par l’effroi de la baronne... car des huissiers allaient tout saisir chez elle... et plus encore, s’il faut le dire, tourmenté par la jalousie, par la crainte qu’elle n’eût recours à ce prince italien... j’avais envoyé toucher ces doux effets... je lui en ai abandonné la moitié...
DELAUNAI.
Quinze mille livres !... y penses-tu ? quelle extravagance !...
HENRI.
C’est fait.
DELAUNAI.
Tu veux donc nous ruiner...
HENRI.
J’espérais que Dumesnil me remplacerait cette somme...
DELAUNAI.
Tu le peux encore.
HENRI.
Lui emprunter de nouveau...
DELAUNAI.
Tu le peux sans crainte... il sera trop heureux... car je puis t’apprendre un secret... il aime ta sœur... et je crois même qu’il en est aimé.
HENRI.
Que me dis-tu là ? lui, un misérable élevé chez nous par pitié !
DELAUNAI.
Qu’est-ce que cela fait !... il veut l’épouser, et en lui laissant cet espoir...
HENRI.
Oser aspirer à sa main !... oser la séduire !... À cette idée seule, tout mon orgueil se révolte et je punirai une telle audace...
DELAUNAI.
Aller lui chercher querelle... à lui... à l’argent qu’il nous apporte...
HENRI.
Je n’en veux pas... qu’il le reprenne... je ne veux rien de lui...
DELAUNAI.
Eh bien ! ce n’est pas à toi qu’il le prête... c’est à moi, qui, grâce au ciel, n’ai ni sœur, ni orgueil de naissance... car c’est inconcevable à quel point c’est dans le sang, ils sont étonnants, ma parole d’honneur !...
HENRI.
Quoi ! une pareille pensée ne te révolte pas ?... Ah ! si mon père en était instruit... et il le saura...
DELAUNAI.
Il ne s’agit pas de ton père... mais de nous qui sommes ruinés... et puisque tu ne veux plus avoir recours au négociant...
HENRI.
Jamais !...
DELAUNAI.
Il n’y a plus qu’un moyen... nous avons grand monde ce soir... pendant que j’étais en train défaire des invitations, j’en ai adressé à d’autres qu’au négociant Overnai... on jouera avant le souper... nous avons de l’argent.
HENRI, vivement.
Tu as raison !
DELAUNAI.
Il y aura des étrangers...
HENRI.
Le prince napolitain.
DELAUNAI.
Un rival ! tant mieux ! et cet Overnai qu’on dit tout cousu d’or !...
HENRI.
Et ce Dumesnil, si fier de sa fortune...
DELAUNAI.
Air : Oui, de cette terre sauvage. (La Vieille.)
Ah ! pour nous quel bonheur extrême !
HENRI.
Oui, qu’ils soient tous les bienvenus !
DELAUNAI.
Voilà les ennemis que j’aime...
HENRI.
Des affronts que j’en ai reçus
Nous nous vengerons ici même...
DELAUNAI.
Et sur eux et sur leurs écus
HENRI.
Oui, sur eux...
DELAUNAI et HENRI.
Et sur leurs écus.
DELAUNAI.
Ah ! quel plaisir, mon cher, que la vengeance !
Notre arriéré, mémoires et dépense,
Nos créanciers et ceux de la baronne,
Jusqu’au souper qu’ici l’amitié donne.
Par l’ennemi ce soir tout est payé ;
Vive l’argent et l’amitié !...
HENRI et DELAUNAI.
Par l’ennemi, ce soir, tout est payé ;
Vive l’argent et l’amitié !
Ici entrent deux domestiques qui disposent la table pour le jeu, y placent des flambeaux, et approchent des fauteuils ; d’autres placent des flambeaux sur le piano.
HENRI s’arrêtant.
Mais un instant... si la chance tournait... si nous perdions...
DELAUNAI, froidement.
Nous ne perdrons pas.
HENRI.
Eh ! qu’en sais-tu ?
DELAUNAI.
Je t’en réponds ! est-ce que tu perds jamais quand tu joues avec moi ?... est-ce que tu ne te rappelles pas le jour où nous avons gagné cinq cents louis à ces Anglais ?... Ce soir, ce sera de même si tu me laisses faire, je te conseillerai, sois tranquille... aie seulement les yeux sur moi.
HENRI.
Delaunai !... une telle proposition...
DELAUNAI.
Est celle d’un ami...
Voyant qu’il fait un geste.
Je sais ce que ta vas me dire... tu vas me parler de ton nom, de les aïeux... nos aïeux n’y regardaient pas de si près... le chevalier de Grammont, dont la famille était alliée à la tienne, et tous les seigneurs de son temps, qui étaient bons gentilshommes... se faisaient gloire de ce qui te fait hésiter... et cependant ils n’avaient pas les mêmes raisons que toi... car il y va de ton honneur... qu’il faut sauver... et si tu aimes mieux perdre maîtresse, fortune, avenir...
HENRI.
Tais-toi !... tais-toi !... l’on vient...
DELAUNAI, à part.
Allons donc !... on a bien de la peine à lui faire entendre raison.
Scène X
DELAUNAI, HENRI, DUMESNIL, OVERNAI, LE PRINCE ITALIEN, plusieurs personnes, HOMMES et FEMMES INVITÉS, que Delaunai salue et fait asseoir
LE CHŒUR.
Air : Chantons ce mariage. (Le Philtre.)
Le plaisir nous appelle,
Il lui faut obéir ;
Que chacun soit fidèle
Au signal du plaisir !
DELAUNAI, bas à Dumesnil.
Au gré de votre attente
J’ai déjà parié... ça va bien !
Mais point de démarche imprudente,
Et, pour qu’on ne soupçonne rien...
Haut.
Quelques tours de trente-et-quarante,
Monsieur Marcel...
DUMESNIL.
Soit !
À part.
Singulier moyen !
LE CHŒUR, pendant que l’on place les tables de jeu.
Le plaisir nous appelle, etc.
DUMESNIL.
Je vous avoue que je n’y entends pas grand’chose... je ne joue jamais.
DELAUNAI.
Bon ! le trente-et-quarante... cela se joue tout seul.
DUMESNIL.
Nous jouerons petit jeu, n’est-ce pas... parce que... un négociant...
DELAUNAI.
Bah ! quelques louis pour commencer... Allons, Henri, fais la banque et tiens tête à ces messieurs.
Les joueurs se placent autour de la table.
HENRI, troublé.
Mais en vérité... je ne sais...
DELAUNAI, aux autres joueurs.
Oui ! il a du malheur !... il perd toujours... mais comme maîtres de maison, c’est à nous de faire les honneurs à ces messieurs... nous serons associés...
Bas à Henri.
Allons, du courage... laissons-les d’abord gagner et pour cela, je t’abandonne à toi-même et à tes propres forces...
Se tournant vivement vers des dames.
Ces dames veulent-elles bien s’asseoir ?
Les dames prennent place sur les canapés qui sont dans le fond.
Pendant que ces messieurs sont plongés dans les combinaisons du jeu... nous pourrions faire de la musique.
LES DAMES.
Ah ! oui... de la musique...
HENRI, jouant.
Trente et un pour les pontes !
DELAUNAI.
À merveille !... cela commence bien.
Aux dames.
Si madame de Saint-Albin veut se mettre au piano... nous allons dire quelque chose... de Floquet ou de Piccini.
Une dame se place au piano, la ritournelle commence.
J’ai peu de voix, mais on s’en tire avec de la méthode...
HENRI, jouant et parlant.
Trente-quatre !... j’ai perdu !...
DELAUNAI, parlant et tenant un papier de musique.
Je vous disais bien qu’il avait du malheur...
Aux dames.
Voici un morceau du dernier opéra.
Finale.
Air : fortune à ton caprice. (Robert le Diable.)
Sur la fortune inconstante
Bien fou qui compte un instant,
Elle est femme, elle est changeante,
Elle tourne au moindre vent !
L’or est une chimère,
Sachons nous en servir !
HENRI, parlant sur la ritournelle.
Encore !... c’est insupportable.
DELAUNAI et LE CHŒUR.
Sur la fortune inconstante,
Bien fou qui compte un instant,
Elle est femme, elle est changeante,
Elle tourne au moindre vent !
L’or est une chimère,
Sachons nous en servir,
Le vrai bien sur la terre
N’est-il pas le plaisir ?
HENRI, avec désordre.
Nous mettons !... deux cents louis !
DELAUNAI, bas à Henri.
Il est temps que tu partes...
Haut.
Diable !... un moment.
Messieurs...
DUMESNIL.
Deux cents !...
HENRI.
Trois cents !...
DUMESNIL.
Trois cents !...
DELAUNAI.
Le coup vraiment
Devient par trop intéressant ;
Prenant la place d’Henri.
Pour changer le destin, c’est moi qui prends les cartes...
Bas, à Henri.
Je suis sûr du succès...
HENRI, de même.
Tu le crois ?...
DELAUNAI, de même.
J’en réponds !...
À part.
Et cette fois nous les tenons.
La musique est suspendue.
Allons, Messieurs, faites le jeu...
Scène XI
LES MÊMES, JUSTINE, qui est entrée vers la fin de la scène précédente, apportant un plateau de rafraichissements, en a offert aux dames qui sont assises, puis se tournant vers les joueurs, elle se trouve en face de Delaunai et fait un geste de surprise
JUSTINE.
Ah ! mon Dieu ! si ce n’était ce bel habit, cette tournure brillante, je croirais que c’est mon perfide... le coureur du prince de Vaudemont.
DELAUNAI, tirant les cartes.
Attention... je commence !
JUSTINE, à part.
La même voix... c’est lui !...
DELAUNAI, retournant.
Vingt-cinq... et un valet !...
JUSTINE, à part.
C’est bien cela... c’est mon mari...
DELAUNAI.
Trente-cinq pour les pontes.
DUMESNIL.
Ce n’est pas trop beau jeu.
DELAUNAI.
C’est selon... voyons pour nous.
Levant les yeux et apercevant Justine qui le regarde avec attention ; à part.
Juste ciel !... qu’est-ce que je vois là ?... Ô chienne de rencontre... et comment m’y soustraire ?...
DUMESNIL.
Eh bien ? allez donc !
DELAUNAI, balbutiant, tirant les cartes au hasard et regardant alternativement les joueurs et Justine.
Vous avez raison... mais c’est que dans ce moment... six... onze...
À part.
Il n’y a pas de doute... c’est bien elle...
Haut.
Seize !...
DUMESNIL.
On dirait que votre main tremble...
DELAUNAI.
C’est possible... l’émotion... un coup si important... vingt-neuf !...
DUMESNIL.
Un beau point ! et la dernière ?...
DELAUNAI, en jetant une tout troublé.
La voici...
DUMESNIL, regardant.
Trente-neuf !... nous avons gagné !...
Justine s’éloigne avec son plateau et gagne le fond.
DELAUNAI, à part.
Dieux ! moi qui, dans mon trouble, jette une dame au lieu d’un deux... au diable les femmes... et surtout la mienne !...
HENRI, passant près de lui.
Je ne sais plus où j’en suis...
DELAUNAI.
Ni moi non plus...
À part.
Mais je ne la vois plus... elle ne m’aura peut-être pas reconnu...
Avec force.
Quitte ou double, messieurs, quitte ou double !
TOUS.
Volontiers !
DELAUNAI, à Henri.
Donne-moi de l’argent... tout ce qui te reste...
HENRI, lui donnant sa bourse.
Tiens !... mais si nous perdons...
Il s’éloigne de lui et s’approche des dames ; en ce moment Justine, tenant son plateau, s’approche de Delaunai, à sa gauche.
JUSTINE, bas à Delaunai.
Te voilà donc, traître !...
DELAUNAI, à part.
Encore elle !...
Haut, voulant l’éloigner.
Merci, ma chère amie, je n’ai besoin de rien, je ne veux rien...
JUSTINE, bas.
Mais moi... je veux le démasquer...
TOUS, avec impatience.
Allons donc !... commencez !...
DELAUNAI.
M’y voilà... quinze... dix-huit...
Bas à Justine.
Sois sûre que mon amour...
JUSTINE, de même.
Je ne veux pas de ton amour... mais de mes deux mille écus...
DELAUNAI, de même.
Tu les auras...
Haut.
Vingt-huit !... trente-cinq !... pour les pontes... je suis en nage...
Haut à Justine.
et vous êtes là avec vos rafraîchissements, il y a de quoi me donner une fluxion de poitrine... attendez que j’aie gagné
Bas.
et vous aurez votre argent.
JUSTINE, de même.
Je le veux à l’instant, ou je te fais arrêter !
DELAUNAI, de même, troublé.
Me faire arrêter ?
TOUS.
Eh ! allez donc...
DELAUNAI, hors de lui.
Trente !... quarante !...
HENRI.
Perdu !
DELAUNAI, à part.
C’est fait de nous !
Ensemble.
Reprise du finale de Robert le Diable.
Air : Malheur sans égal.
DELAUNAI et HENRI.
Ah ! le sort jaloux !
Qui pèse sur nous
De ses derniers coups
Aujourd’hui nous frappe !
Efforts impuissants,
De mes doigts tremblants
L’or fuit... et je sens
Que ma raison m’échappe.
JUSTINE, à part.
Quoi ! c’est mon époux !
De ses derniers coups
Le destin jaloux
Aujourd’hui me frappe !...
Efforts impuissants.
De ses doigts tremblants
L’or fuit !... et je sens
Qu’hélas ! ma dot m’échappe !...
DUMESNIL et LE CHŒUR.
Ah ! le sort jaloux
Qui pèse sur vous
De ses derniers coups
Aujourd’hui vous frappe !
Nos vœux, je le sens,
Seraient impuissants...
De ses doigts tremblants
Son or fuit et s’échappe.
Au moment où l’on va sortir, le commissaire et les soldats paraissent. La musique continue piano, jusqu’à la reprise du chœur.
Scène XII
LES MÊMES, UN COMMISSAIRE et PLUSIEURS SOLDATS DU GUET
LE COMMISSAIRE, en dehors aux soldats.
Halte-là... gardez toutes les issues... que personne ne bouge...
TOUS.
Que vois-je !...
LE COMMISSAIRE, montrant Delaunai.
Au nom du Roi, emparez-vous de cet homme...
Montrant Henri.
et de son complice que voilà !...
HENRI.
Moi !... qu’osez-vous dire ?
DUMESNIL, au commissaire.
Arrêtez, monsieur, vous êtes dans l’erreur... c’est le chevalier Delaunai et M. Henri de Mortagne, fils du premier président de Toulouse.
LE COMMISSAIRE.
Impossible !... c’est une maison suspecte où l’on ne vous a attirés que pour vous ruiner.
DUMESNIL.
On vous a abusé, car c’est nous, au contraire, qui gagnons à ces messieurs une somme considérable... une vingtaine de mille francs...
LE COMMISSAIRE.
Est-il vrai ?
DELAUNAI.
Oui, monsieur.
DUMESNIL.
Et je réponds d’eux, moi, Marcel Dumesnil, négociant... fournisseur de la marine...
LE COMMISSAIRE.
M. Dumesnil !... c’est différent... votre nom seul, monsieur, vaut toutes les garanties possibles...
Il sort avec les soldats.
Ensemble.
DELAUNAI, à part.
Le destin jaloux
Qui pèse sur nous,
De ses derniers coups
Aujourd’hui me frappe !...
Fuyons d’ici... fuyons,
Nous le retrouverons,
Fuyons, fuyons.
HENRI, à part.
Le destin jaloux
Qui pèse sur nous,
De ses derniers coups
Aujourd’hui me frappe !
Fuyons d’ici, fuyons.
C’est mon dernier espoir, courons,
Fuyons, fuyons !
DUMESNIL.
Ah ! le sort jaloux
Qui pèse sur vous
De ses derniers coups
Aujourd’hui vous frappe !
Partons, adieu, parlons.
Oui, nous nous reverrons,
Partons, partons.
JUSTINE et LE CHŒUR.
Le destin jaloux,
Qui pèse sur vous.
De ses derniers coups
Aujourd’hui vous frappe
Fuyons d’ici, fuyons ;
Nous le retrouverons,
Fuyons, fuyons !
ACTE II
Un salon de campagne orne de corps de bibliothèque et formant le cabinet de M. de Mortagne. Une table à droite de l’acteur.
Scène première
HÉLÈNE, seule, est assise près de la table et y jette un livre qu’elle tenait à la main
Déjà neuf heures !... mon père m’a dit de l’attendre dans son cabinet... cet entretien m’inquiète, j’ai bien peur qu’il n’ait deviné mon secret ! oh oui !... un juge... un président au parlement... ces messieurs sont tellement habitués à lire dans le fond du cœur !...
Se levant.
C’est sa faute, après tout, si je me suis attachée à ce pauvre Marcel !... il me vantait toujours son caractère, sa loyauté, le courage avec lequel il luttait contre l’infortune...
Air : Il m’en souvient, longtemps ce jour.
C’est la faute de tous les miens
Si j’ai pour lui de la tendresse,
Ma mère aussi, je m’en souviens,
De Marcel me parlait sans cesse !
Plus tard, dans mon cœur attendri,
Me rappelant sa voix si chère,
Malgré moi, je pensais à lui,
En croyant penser à ma mère.
Et maintenant...
Soupirant.
l’on veut que j’en épouse un autre... Ah ! jamais !... si quelqu’un mérite des reproches, ce n’est pas moi, c’est ma famille... et je leur dirai bien à tous !... Ah ! mon Dieu ! c’est mon père...
Scène II
HÉLÈNE, MONSIEUR DE MORTAGNE
MONSIEUR DE MORTAGNE, parlant au fond à deux domestiques.
Le souper dans une heure... et que l’on prépare pour demain les appartements de M. de Beaugé.
HÉLÈNE, à part.
Encore ce vilain futur ! on ne s’occupe que de lui !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Te voilà, mon enfant !
HÉLÈNE, timidement.
J’attendais nos ordres, mon père...
MONSIEUR DE MORTAGNE, avec bonté.
Mes ordres ! est-ce donc là le langage qui nous convient, ma chère Hélène ? je veux causer avec toi... parce qu’autrefois tu me disais tout... est-ce que nous aurions perdu nos bonnes habitudes, et ton père ne serait-il plus ton confident, ton meilleur ami ?
HÉLÈNE, timidement.
Oh ! toujours... mais...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Pas pour certains secrets... Écoute ma fille... depuis la mort de ta bonne mère, vivant loin du monde, j’ai pensé que ton cœur n’avait pu cesser d’être libre, et j’ai disposé de ta main, sans te consulter ; c’est un tort, j’en conviens, car tu sais si je t’aime et si le bonheur de mes enfants est l’objet de mes soins...
HÉLÈNE, tendrement.
Ah ! je le sais, mon père !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Eh bien !... depuis que ce mariage est décidé, tu es triste, rêveuse, j’ai surpris plus d’une fois des larmes dans tes yeux... parle-moi sans détours, me serais-je trompé ? aimerais-tu quelqu’un ?
Hélène garde le silence.
Tu gardes le silence ? c’est répondre clairement... Mon enfant, pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?
HÉLÈNE, timidement et après avoir hésité.
Vous ne me l’avez pas demandé...
MONSIEUR DE MORTAGNE, souriant.
C’est juste ! c’est ma faute !... et dis-moi, y a-t-il longtemps que tu l’aimes ?
HÉLÈNE.
Oui, mon père.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Ainsi, il a abusé de l’inexpérience de ton âge, pour t’inspirer un amour... cela annonce peu de délicatesse...
HÉLÈNE, à part.
Ah ! mon Dieu ! il se prévient déjà !... ce pauvre Marcel va perdre son amitié.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Et quel est ce jeune homme ? car c’est un jeune homme ?
HÉLÈNE, hésitant.
Oui, mon père... c’est un jeune homme.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Qui est bien, sans doute ?...
HÉLÈNE.
Il est très bien.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Et son nom ?
HÉLÈNE.
Si cela vous est égal... j’aimerais mieux ne pas vous nommer.
MONSIEUR DE MORTAGNE, avec bonté.
Soit, ma fille, ne le nomme pas ; c’est ici que tu l’as vu ?...
HÉLÈNE.
Oui, mon père.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Est-il encore dans ce pays ?...
HÉLÈNE.
Non.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
En partant, a-t-il reçu de toi quelque souvenir, quelque gage de tendresse ?...
HÉLÈNE.
Un médaillon... qu’un jour je lui donnai en présence de ma mère... qu’il plaça sur son cœur, et qu’il jura de conserver toute sa vie !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Toute sa vie !... c’est-à-dire quelques mois... quelques jours...
HÉLÈNE.
Ah ! si je le croyais !
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Air : T’en souviens-tu ?
Un jeune cœur qui ne peut rien connaître
Croit que l’amour ne doit jamais finir ;
Tu ne sais pas qu’un matin le voit naître,
Et que le soir souvent le voit mourir !
Pleurant alors une erreur mensongère
Tu reviendras implorer mon secours...
Car, mon enfant, l’amour’ d’un père
Est le seul qui dure toujours.
Tu vois bien que si tu avais raisonné un moment...
HÉLÈNE, confuse.
Que voulez-vous, mon père ! je l’aimais, je ne raisonnais pas.
MONSIEUR DE MORTAGNE, avec bonté.
Et voilà le mal... Écoute, ma fille, tu ne voudrais pas me donner un chagrin, toi, mon espoir, ma consolation.
HÉLÈNE, vivement.
Oh ! jamais... jamais !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, l’attirant à lui avec tendresse.
Dans cet amour que rien ne justifie, tu ne vois toi-même que des obstacles, signe certain qu’il est déraisonnable. Dans l’époux que ma tendresse t’a choisi, au contraire, fortune, considération, naissance, tout se trouve réuni... c’est le fils de mon plus vieil ami... l’honneur, la loyauté même ! jeunes encore et quoique lancés dans deux carrières bien différentes, lui colonel, moi magistrat... le marquis de Beaugé me voua un attachement qui ne s’est jamais démenti... Lorsque les parlements furent en disgrâce, il voulut me cacher chez lui, au risque de perdre sa faveur, son crédit... plus tard, ce fut à son zèle éclairé que je dus la main de ta mère, mon Hélène, qui fit trente ans ma joie et mon bonheur... aujourd’hui c’est encore lui qui veut être le protecteur de ton frère et lui faciliter son entrée dans la carrière des armes... et pour prix de tant d’amitié, quand il me demande, à son tour, le bonheur de son fils... quand je lui ai donné ma parole... il faudrait y manquer... se montrer injuste... ingrat, moi, ma fille, qui, dans une carrière aussi longue qu’honorable, n’ai jamais manqué à la plus simple promesse donnée même à un indifférent !... moi, que la plus légère atteinte à l’honneur ferait mourir de honte et de désespoir... Songes-y bien, mon enfant, je ne te parle pas en père, c’est un ami qui cause avec toi, qui s’adresse à ton cœur, et maintenant que nous nous sommes dit nos raisons, nos motifs, décide toi-même ce qui est le plus sage et lequel de nous deux doit céder à l’autre...
HÉLÈNE, dans les bras de son père.
Ah ! c’est moi, mon père, je le vois bien... j’étais préparée à votre colère, à votre sévérité... mais vous êtes si bon !... comment voulez-vous que je me défende ?...
MONSIEUR DE MORTAGNE, ému et après un silence.
Ainsi tu consens ?
HÉLÈNE, avec effort.
Oui, mon père, je le dois...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Tu oublieras cet autre amour.
HÉLÈNE.
Je tâcherai...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Et tu seras heureuse.
HÉLÈNE, essuyant une larme.
Oui, mon père, puisque vous le serez.
MONSIEUR DE MORTAGNE, attendri.
Ah ! je n’espère pas moins, et puis, tu as encore quelque temps devant toi... pour te donner du courage... Le contrat, il est vrai, devait se signer demain, à l’arrivée de ton futur... nos amis de Toulouse et des environs sont déjà réunis... mais mon fds, qui devrait être près de nous depuis plusieurs jours, n’est pas encore arrivé et cependant il devrait avoir hâte de nous voir... et puis de faire connaissance avec ce nouveau domaine, dont je lui ai annoncé l’acquisition.
HÉLÈNE.
Oh ! il faut attendre mon frère.
À part.
C’est toujours cela de gagné.
Haut.
Vous croyez qu’il n’a pas quitté Paris ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Je l’ignore... ce voyage est pour moi une source de chagrins... on m’assure qu’entraîné par un fol amour pour une coquette qui le domine...
Écoutant.
Eh ! mais, qu’entends-je ? un bruit de chevaux !...
HÉLÈNE, courant à une fenêtre.
Les domestiques s’empressent... courent à la grille...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
J’entends des cris de joie...
HÉLÈNE.
À la lueur des flambeaux !... c’est lui... c’est mon frère...
MONSIEUR DE MORTAGNE, avec un cri de joie.
Henri !... mon fils ! au moment où je l’accusais ! ah ! courons !...
VOIX, du dehors.
Le voici !... le voici !...
Scène III
HÉLÈNE, MONSIEUR DE MORTAGNE, HENRI, DELAUNAI en habits de voyage, PLUSIEURS DOMESTIQUES
M. de Mortagne et Hélène s’élancent vers Henri qu’ils pressent dans leurs bras ; celui-ci est pâle, défait et jette souvent des regards inquiets autour de lui. Delaunai salue tout le monde d’un air dégagé.
MONSIEUR DE MORTAGNE, embrassant Henri.
Mon fils !...
HÉLÈNE, de même.
Mon frère !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Mon Henri !... je te revois enfin... je suis le plus heureux des pères...
DELAUNAI, s’essuyant les yeux.
Impossible de retenir ses larmes... un pareil spectacle !...
À part.
J’étais né pour avoir une famille, moi ! un père surtout... figure vénérable... sensible... généreux... des cheveux blancs et quatre-vingt mille livres de rentes... ça m’a toujours manqué...
À Henri.
Présente-moi donc à ta respectable famille...
HENRI, d’une voix tremblante en présentant Delaunai.
Le chevalier Delaunai, mon père, qui a bien voulu m’accompagner...
DELAUNAI, passant auprès de M. de Mortagne et saluant.
C’est bien indiscret à moi, monsieur le premier président... mais nous sommes si liés avec ce cher Henri...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Ses amis sont les miens et toujours sûrs d’être bien accueillis !... j’aurai peu de distractions à vous offrir, monsieur le chevalier... la chasse... la promenade... une réunion d’amis... quelques membres du parlement qui ont profite des vacances pour venir passer une quinzaine avec moi... vous savez, la vie de château...
DELAUNAI.
Ah ! des confrères du parlement... c’est charmant... vous pourriez faire un petit tribunal entre vous... au reste, c’est une société délicieuse... j’adore la magistrature moi ! profession si noble, si admirable... l’appui de l’innocence, l’effroi des pervers !... j’ai eu un oncle président à mortier, et, dans ma jeunesse, on voulait me faire avocat général... mais nous autres gentilshommes, à vingt ans, vous savez... l’épée, les épaulettes... c’est si séduisant !...
HENRI, bas à Delaunai.
Tais-toi !... n’a-t-on pas frappé à la porte ?
DELAUNAI, bas.
Eh ! non... calme-toi donc, il n’y a plus de danger... si tu te voyais dans la glace, tu as une figure de déterré.
Haut.
Le pays paraît fort agréable...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Position délicieuse, six lieues avant Toulouse... j’espère que vous pourrez en juger à votre aise... vous nous donnerez quelques jours, chevalier... vous restez à la noce de ma fille ?...
DELAUNAI, avec empressement.
Oui, je sais que mademoiselle se marie !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Nous n’attendons plus que-le futur et tout est prêt... le contrat... la dot...
DELAUNAI.
La dot...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Oui, cette terre que je viens d’acheter pour elle et cent mille livres que mon notaire vient de m’envoyer.
DELAUNAI.
Cent mille livres !...
Air du vaudeville de l’Homme vert.
Votre gendre est digne d’envie,
Chacun voudrait avoir ses droits...
Passant auprès d’Hélène.
Dot superbe et fille jolie...
Ah ! c’est trop de biens à la fois !
Un seul des deux devrait suffire
Pour être heureux !... et, si jamais
J’avais le choix, je puis le dire...
À part.
Je sais bien ce que je prendrais...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Mais vous devez avoir besoin de repos...
Regardant Henri.
Eh ! bon Dieu ! qu’as-tu donc ? comme tu es pâle... abattu...
DELAUNAI.
Ce n’est rien... la fatigue... le voyage...
Il passe à la gauche de Henri.
HÉLÈNE.
Il ne m’a pas encore dit un mot... moi qui suis enchantée de son retour et, cependant, j’y ai du mérite.
HENRI.
Pourquoi donc ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Rien ! un enfantillage... je vais faire servir le souper sur-le-champ...
DELAUNAI.
Pardon... nous sommes, vraiment, dans un état déplorable... je vous demanderai la permission de prendre un habit plus décent.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Très volontiers...
À un vieux valet de chambre qui tient un flambeau.
Antoine, conduisez M. le chevalier...
DELAUNAI.
Mille grâces...
Passant près de Henri.
Allons donc, du sang-froid... tu feras tout deviner...
HENRI, bas.
Laisse-moi... je n’ose plus lever les yeux sur mon père.
DELAUNAI, bas.
Pauvre homme !
Haut et d’un air agréable.
Je ne vous demande qu’une minute, la route m’a donné un appétit !... et je crois que je ferai honneur au souper du parlement.
Delaunai sort précédé du domestique.
Scène IV
HÉLÈNE, MONSIEUR DE MORTAGNE, HENRI
MONSIEUR DE MORTAGNE, arrêtant Henri au moment où il va pour sortir.
Il est un peu singulier, ton chevalier Delaunai... mais les jeunes gens d’aujourd’hui... À propos, Henri, as-tu songé à la commission de ton beau-frère ? ces diamants pour la corbeille de la sœur ?
HENRI, un peu troublé.
Oui, mon père, mais nous sommes partis si précipitamment... qu’il m’a été impossible... et puis je me connais si peu à ces sortes de choses... je craignais d’être trompé...
Tirant un paquet de billets de la poche de son gilet.
Voici toujours son argent que j’ai touché... et que je lui rapporte.
MONSIEUR DE MORTAGNE, les prenant.
Ah ! c’est dommage !...
Air de l’Ermite de Saint-Avelle
À sa fille.
Te voilà contrariée...
Ces diamants précieux,
Au front d’une mariée
Auraient ébloui les yeux...
À son fils.
Moi j’en suis fâché pour elle...
HÉLÈNE.
Moi je n’y tiens pas, hélas !
À part.
À quoi sert d’être belle ?
Il ne me verra pas !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
On les achètera plus tard... j’espère au moins que tu m’apportes mes lettres... celles du ministre de la guerre.
HENRI, fouillant dans sa poche.
J’en ai plusieurs qu’on m’a remises au moment de monter en voiture...
Il cherche avec trouble dans un paquet de papiers au milieu desquels on voit un portefeuille. M. de Mortagne s’est assis auprès de la table et ouvre quelques lettres que son fils lui donne.
D’abord de la chancellerie...
MONSIEUR DE MORTAGNE, les ouvrant.
MM. de Meaupou... de Lamoiguon... des compliments... c’est très aimable...
HÉLÈNE, apercevant le portefeuille entre les mains de son frère.
Ah ! le beau portefeuille !... c’est sans doute la mode...
HENRI, sans l’écouter.
Oui, oui...
HÉLÈNE, apercevant un petit médaillon suspendu par un ruban et sortant du portefeuille que tient son frère.
Et ce médaillon...
Frappée.
Ah ! mon Dieu !...
HENRI.
Qu’as-tu donc ?...
HÉLÈNE.
Rien ! j’ai cru voir...
Se contraignant.
Il est fort joli, ce médaillon...
HENRI, le regardant et troublé.
Le médaillon... ah ! oui... je n’avais pas pris garde...
MONSIEUR DE MORTAGNE, à son bureau et parcourant ses papiers.
Un bijou de Paris... ah ! voilà de quoi tourner toutes les têtes !...
HÉLÈNE, à Henri qui veut remettre le médaillon dans sa poche.
Laissez-moi le voir, mon frère, c’est que, vraiment, il est de fort bon goût... c’est quelque cadeau que l’on vous a fait ?...
HENRI, voulant le reprendre.
Oui ! un cadeau...
HÉLÈNE.
Ah ! vous rougissez !... c’est d’une femme ?
HENRI, s’efforçant de sourire.
Eh ! bien ! ma sœur... quand cela serait...
MONSIEUR DE MORTAGNE, riant.
Voyez un peu l’indiscrète !
HÉLÈNE.
C’est que, si vous n’y tenez pas beaucoup, vous seriez bien aimable de me le donner...
MONSIEUR DE MORTAGNE, se levant.
Hélène !...
HENRI.
Quelle idée !
HÉLÈNE.
De me le prêter... c’est ce que je voulais dire, mon père, je le trouve si bien... que je voudrais en faire faire un pareil... je ne le garderai que quelques instants... voilà tout ce que je vous demande.
HENRI, souriant.
Qu’à cela ne tienne, ma chère Hélène, c’est si peu de chose...
HÉLÈNE.
Ah ! je vous remercie...
MONSIEUR DE MORTAGNE, souriant.
Allons, elle use déjà de son privilège de nouvelle mariée, il faut lui passer tous ses caprices...
À part.
Ce soir, par le courrier, je recevrai son brevet d’officier... je lui garde cette surprise...
Prenant Henri par le bras.
Viens, mon ami, que je te conduise... tu as à peine le temps de faire ta toilette... demain nous parlerons d’affaires... aujourd’hui je ne veux penser qu’au plaisir de te voir.
Ils sortent.
HÉLÈNE, à son frère qui s’en va.
Je vous le rendrai, mon frère, soyez tranquille...
Scène V
HÉLÈNE, seule
Mais je veux m’assurer, avant tout, car ce serait bien affreux... et je ne puis croire encore... voyons... je me rappelle qu’il y avait un secret.
Elle ouvre le médaillon.
Ô ciel !... je ne me suis pas trompée... c’est lui ! voilà notre chiffre ! notre chiffre !...
Très émue.
Il avait juré de ne jamais s’en séparer... et c’est aune femme qu’il l’a sacrifié ! à une femme !... peut-être cette coquette qui s’est aussi emparée de l’esprit de mon frère !... ah ! ces femmes de Paris ! je les déteste ! Quelle indignité, il me trahit... il m’oublie... tandis que moi... j’allais en épouser un autre, c’est vrai !... mais, sans l’aimer... c’est bien différent !...
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
Quand je formais une chaîne nouvelle,
À mon père j’obéissais...
Mais maintenant, puisqu’il est infidèle,
Je ne veux plus y penser... non jamais !...
Quand je devrais en mourir de regrets !...
Oui, je saurai punir un tel outrage,
Et la haine que j’ai pour lui
Va, je le sens, me donner le courage
D’adorer mon mari.
Scène VI
HÉLÈNE, MONSIEUR DEMORTAGNE, DES AMIS, les Hommes en noir avec la poudre et les cheveux longs, les Dames avec le costume du temps, puis, HENRI et DELAUNAI habillés, ce dernier très gai, saluant et répondant aux compliments
Les amis s’empressent près de M. de Mortagne.
LE CHŒUR.
Air : Fragment de Fra-Diavolo.
Allons, le souper nous appelle...
Mais recevez tous nos compliments !
Enfin, la maison paternelle
Réunit, près de vous, vos enfants !...
Ah ! quel moment pour un bon père !...
Ce jour déjà le rend heureux,
Et demain, un hymen prospère
Achève de combler ses vœux !
MONSIEUR DE MORTAGNE, à ses amis.
Venez tous !...
On entend la cloche à la porte d’entrée.
Mais qu’entends-je ?... à la grille l’on sonne !...
LE CHŒUR.
Écoutez ! oui vraiment, à la grille l’on sonne...
MONSIEUR DE MORTAGNE, étonné.
En ces lieux, cependant, je n’attends plus personne,
Puisque tous mes amis
Sont ici réunis...
LE CHŒUR, ils se regardent, à mi-voix.
Qui vient donc dans cette demeure ?
Le bruit, je ne sais trop pourquoi...
En ce moment... à pareille heure...
M’a saisi d’un secret effroi !...
Scène VII
LES MÊMES, UN VALET DE CHAMBRE
LE VALET DE CHAMBRE.
Monsieur le président !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Qu’y a-t-il, Antoine ?
LE VALET DE CHAMBRE.
Un jeune homme... un voyageur tout ému... tout en désordre... qui, à quelques lieues d’ici, a été arrêté par des voleurs...
TOUS.
Ah ! mon Dieu !...
LE VALET DE CHAMBRE.
Il s’est sauvé à travers les bois et, après trois heures de marche, est arrivé à la porte de ce château qui lui est inconnu et où il demande l’hospitalité.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Faites entrer !... et sur-le-champ !...
LE VALET DE CHAMBRE.
Le voici !...
Scène VIII
LES MÊMES, DUMESNIL, pâle et suivi de QUELQUES DOMESTIQUES
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Ciel ! Dumesnil !...
HÉLÈNE.
Lui !
DELAUNAI, à part.
C’est le diable !...
DUMESNIL, étonné, regardant autour de lui.
Est-il possible !... M. de Mortagne... M. Henri... où suis-je donc ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Chez moi ! au milieu de mes amis !... mais que vient-on de nous apprendre ? que vous est-il arrivé ?
DUMESNIL.
À quelques lieues d’ici... j’ai été arrêté... par deux misérables... deux hommes masqués...
HENRI, à part.
Ô ciel !...
DELAUNAI, de même.
Silence !...
Haut.
Qu’est-ce que vous dites !... les environs ne sont donc pas sûrs ?... et moi qui voyage sur la foi des traités et de la maréchaussée...
HÉLÈNE.
Et vous n’êtes pas blessé, monsieur Marcel ?... vous paraissez si faible... asseyez-vous.
DUMESNIL, que tout le monde entoure.
Que vous êtes bonne !...
HÉLÈNE, à part.
Oh ! oui... trop bonne... mais après tout, je ne m’attendais pas qu’il serait malheureux.
MONSIEUR DE MORTAGNE, à Marcel.
Donnez-nous quelques détails.
DUMESNIL.
Autant que mes souvenirs me le permettront, car je suis encore si troublé, que je puis à peine rassembler mes idées... J’étais parti de Paris seul dans ma chaise de poste... portant avec moi une partie de cette fortune que j’étais fier d’offrir à mon père...
Regardant Hélène timidement.
et peut-être à une autre personne... je comptais arriver cette nuit à Toulouse... Fatigué d’une longue route, je m’étais assoupi à la montée de Canals près du bois Saint-Jory... lorsqu’un coup de feu me réveilla en sursaut !... il faisait nuit... le postillon s’était jeté en bas de son cheval et fuyait à travers les champs... j’allais l’appeler quand j’aperçus deux hommes qui s’efforçaient de renverser la voiture...
HÉLÈNE.
Ô mon Dieu !
HENRI, à part.
Je respire à peine !...
TOUS, avec intérêt.
Eh bien ?
DUMESNIL.
Je saisis mes armes, je m’élance hors de la portière, le pied me manque au moment où un second coup de feu partait derrière moi... je n’en fus pas atteint... mais en tombant, ma tête avait porté sur un quartier de roc... le coup fut si violent, que je perdis connaissance, les malheureux crurent m’avoir tué !... J’ignore ce qui s’est passé depuis, les chevaux effrayés avaient sans doute pris le mors aux dents ; quand je revins à moi... j’étais seul, étendu sur la route... dépouille de mon portefeuille, de tout ce que je possède... et, sans le secours de deux paysans qui ont eu pitié de moi, je ne sais comment j’aurais pu arriver jusqu’ici.
HÉLÈNE.
Pauvre jeune homme !
TOUS.
Quelle aventure !
MONSIEUR DE MORTAGNE.
C’est inouï !... depuis dix ans, le pays n’avait entendu parler d’un seul vol !...
HÉLÈNE.
Et je pense, maintenant, que m’on frère Henri l’a échappé belle...
HENRI, troublé.
Moi ! que voulez-vous dire ?
DELAUNAI, vivement, passant entre Henri et M. de Mortagne.
Sans doute, nous avons passé au même endroit... une heure avant monsieur...
À Henri.
Te rappelles-tu ? je t’ai dit : Voilà deux mauvaises figures entre les arbres... je ne voudrais pas les rencontrer face à face !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Calmez-vous, mes amis, calmez-vous, mon cher Dumesnil... j’ai un moyen infaillible de découvrir vos fripons... je vais, en attendant, envoyer un homme à cheval, à Toulouse, prévenir le procureur général, le lieutenant civil et le commandant de la province.
DELAUNAI.
Il n’y a que ça !... qu’ils se dépêchent.
À part.
Et nous aussi ! demain je pars pour l’Espagne et peut-être cette nuit...
MONSIEUR DE MORTAGNE, à Dumesnil.
Et dites-moi, vous n’avez aucun indice, aucun signe qui puisse les faire reconnaître ?
DUMESNIL.
Ils étaient masqués !...
DELAUNAI, voulant sortir.
Parbleu ! ils savent prendre leurs précautions !
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Où allez-vous donc, chevalier ?
DELAUNAI.
Ne faites pas attention, c’est que je ne peux pas rester en place ; d’ailleurs j’ai l’idée qu’en faisant une battue dans les environs, on pourrait...
À part.
trouver moyen de filer.
HENRI, bas à Delaunai.
Je te devine... tu ne t’éloigneras pas... tu resteras près de moi...
DELAUNAI, bas.
Quel enfantillage !... mais, mon cher...
HENRI, de même, le retenant avec force.
Non, te dis-je... tu ne sortiras pas !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Qu’est-ce donc, Henri ?
DELAUNAI.
Rien ! il a peur que je m’expose, ce cher ami !
À Henri.
Eh bien !... si tu le veux absolument, viens avec moi...
DUMESNIL.
Du tout, je ne souffrirai pas...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Ce serait une imprudence, laissez-moi conduire cette affaire.
À Delaunai.
Je vous réponds que les coupables ne nous échapperont pas...
À Dumesnil.
Vous ne perdrez rien, je vous en réponds ; vous resterez avec nous, mon cher Dumesnil, nous tâcherons de vous calmer... de vous consoler d’une perte qui, je l’espère, sera bientôt réparée... et d’abord pour vous distraire, vous assisterez à la noce de ma fille.
DUMESNIL, frappé et regardant Hélène.
Comment... mademoiselle ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Elle se marie demain...
DUMESNIL, à part.
Demain ! tous les coups à la fois !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, à mi-voix.
Je vous conterai cela... un mariage brillant... qui lui plaît beaucoup...
HÉLÈNE, vivement.
Mon père, il y a une heure qu’on a servi... on vous attend...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
C’est juste !... Allons, messieurs... la main aux dames ! venez, mon cher Dumesnil !
DUMESNIL.
Pardon... je n’ai besoin de rien que d’un peu de repos...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Je conçois, après une pareille aventure !... Hélène, fais donner un appartement à notre ami.
À Delaunai.
Quant à vous, chevalier... je vous retiens... vous serez près de moi...
DELAUNAI.
Trop d’honneur...
À part.
J’aimerais autant être loin d’ici... ces vieux magistrats vous condamneraient... et puis continueraient leur souper avec un sang-froid... Après tout, pas de preuves... pas de soupçons... et je défie bien.
Offrant la main à une dame.
Belle dame !...
À Henri.
Allons, mon ami, allons souper.
LE CHOEUR.
Air : On prétend qu’en le voisinage.
Quel accident épouvantable !...
Ah ! c’est affreux on vérité.
Allons, messieurs, allons, à table,
Pour retrouver notre gaieté.
Tous sortent, excepté Hélène et Dumesnil.
Scène IX
HÉLÈNE, DUMESNIL
Un grand moment de silence.
HÉLÈNE.
Je vais dire, monsieur, que l’on vous montre votre appartement...
DUMESNIL, parlant avec émotion.
Je suis fâché, mademoiselle, de l’embarras que je vous cause... à la veille d’un mariage... tant d’autres soins... et si j’avais pu prévoir ce qu’on vient de m’apprendra... ce n’est pas ici que je serais venu chercher un asile...
HÉLÈNE.
Et comment ce que vous venez d’apprendre a-t-il droit de vous étonner, monsieur ?
DUMESNIL, vivement.
Vous me le demandez !...
HÉLÈNE.
Sans doute...
DUMESNIL.
Ah ! vous avez raison !...
Air : À dix-sept ans la pauvre Coralie.
Oui, dans mon ardeur indiscrète,
Que pourrais-je ici réclamer ?
Ma bouche fut toujours muette
Et mes seuls droits furent d’aimer !...
Jamais à mon ardeur fidèle
Aucun espoir ne fut permis...
Et cependant, mademoiselle,
Répondez, répondez... n’aviez-vous rien promis ?
Parlez, parlez... n’aviez-vous rien promis ?
HÉLÈNE, vivement.
Et quand ces promesses seraient vraies, monsieur, qui les a oubliées le premier, qui les a trahies de nous deux ?
DUMESNIL.
Ce n’est pas moi !...
HÉLÈNE.
Ce n’est pas vous ?
DUMESNIL.
Je le jure...
HÉLÈNE, indignée.
Vous osez !... par exemple, moi qui avais encore des ménagements... qui croyais, après son malheur, ne pas devoir l’accabler !... Eh bien ! monsieur, puisque vous avez été si fidèle à vos promesses, il vous sera facile de montrer ce souvenir que devant ma mère...
DUMESNIL.
Ah ! pour cela, il ne m’a jamais quille...
HÉLÈNE, prenant le médaillon.
Comment se fait-il donc qu’il soit entre mes mains ?
DUMESNIL.
Entre vos mains !...
HÉLÈNE, le lui montrant.
Regardez !...
DUMESNIL, très troublé.
Que vois-je, ce médaillon ?... que j’avais encore sur moi, il y a deux heures !... Au nom du ciel, mademoiselle, qui vous l’a confié ? de qui le tenez-vous ?
HÉLÈNE.
Que vous importe ?
DUMESNIL, agité.
J’ai le plus grand intérêt...
HÉLÈNE, avec ironie.
Oh ! je m’en doute !... il est cruel de voir le peu de cas que l’on fait de vos dons, et avec quelle facilité on s’en sépare...
DUMESNIL.
Ce n’est pas cela !... si vous saviez de quelle importance... encore une fois, je vous en conjure, de qui tenez-vous ce médaillon ?
HÉLÈNE, triomphante.
De quelqu’un qui est ici...
DUMESNIL, vivement.
Ici !...
HÉLÈNE.
Oui, monsieur !...
DUMESNIL.
Et son nom ?
HÉLÈNE, à part.
Pour lui chercher querelle ?
Haut.
Vous ne le saurez pas.
DUMESNIL.
Comment ?...
HÉLÈNE, appuyant.
Non, monsieur... vous ne le saurez pas !... mais je ne vous défends pas de vous justifier... parlez, je vous écoute !... je suis même toute disposée à vous croire, pourvu que cela soit seulement vraisemblable... Eh mais ! comme vous voilà troublé... hors de vous !... vous le voyez bien, monsieur, c’est que vous êtes coupable...
Avec larmes.
que vous m’avez trompée... j’en ai la certitude, et c’est maintenant que je suis plus malheureuse que jamais !...
DUMESNIL.
Eh ! bien, Hélène...
HÉLÈNE, se remettant.
On vient !... il suffit, monsieur, tout est fini entre nous, et vous m’obligerez de ne jamais m’adresser la parole !...
DUMESNIL, à part.
Je m’y perds !...
Scène X
HÉLÈNE, DUMESNIL, MONSIEUR DE MORTAGNE, HENRI, DELAUNAI, CONVIVES et VALETS portant des flambeaux pour conduire chacun dans son appartement
Finale du premier acte de Louise.
LE CHŒUR.
Regagnons chacun notre asile,
Et jusqu’au lever du soleil,
Dans cette demeure tranquille.
Allons nous livrer au sommeil.
MONSIEUR DE MORTAGNE, parlant pendant la ritournelle.
Antoine, des flambeaux...
Apercevant Dumesnil.
Comment, mon cher Dumesnil, vous n’êtes pas encore dans votre appartement ?
S’apercevant de son trouble et reprenant le chant à mi-voix.
Mais qu’avez-vous donc ? et quel trouble !
Votre pâleur ici redouble...
DUMESNIL, le prenant à part ainsi qu’Henri et Delaunai.
Pardon, monsieur... et vous, monsieur Henri...
Je vais, je crois, bien vous surprendre.
Mais l’auteur du vol est ici...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Chez moi ! comment ?
DELAUNAI, à part.
Dieu !
HENRI, à part.
Je frémi...
DUMESNIL.
J’ai la preuve...
MONSIEUR DE MORTAGNE, lui faisant signe de se taire.
On peut nous entendre !...
Demain... vous me direz... je vais, en attendant,
De fermer le château donner l’ordre à l’instant,
Il s’éloigne pour donner un ordre et faire les honneurs à ses amis. L’orchestre continue pendant que l’on parle.
DELAUNAI, qui a prêté l’oreille.
Il y a de quoi troubler ma digestion...
Il gagne du côté d’Hélène pour ne pas être aperçu.
DUMESNIL, s’approchant d’Hélène et à mi-voix.
Je m’éloigne, mademoiselle... mais jusqu’à ce que vous ayez reconnu votre injustice, daignerez-vous, au moins, me rendre ce souvenir ?...
HÉLÈNE, bas.
Du tout, monsieur, il ne vous appartient plus...
DUMESNIL, bas.
Comment ?
HÉLÈNE, de même.
Il est à mon frère et je dois le lui rendre...
DUMESNIL, dans le plus grand désordre.
À votre frère !... Ô ciel !...
Reprise du finale.
Ensemble.
DUMESNIL.
Quelle affreuse lumière
Vient doubler mon effroi...
À ce fatal mystère
Je n’ose ajouter foi !...
HÉLÈNE, à part.
Au seul nom de mon frère
Voyez-vous son effroi ?
Cela prouve, j’espère,
Tout son manque de foi !...
DELAUNAI et HENRI, à part.
Cette affreuse lumière
Me perdra, je le vois,
Que devenir ? que faire ?
Tout m’accable à la fois !...
HÉLÈNE, voyant le trouble de Dumesnil.
Eh ! quoi, monsieur... vous gardez le silence ?...
Ah ! je le vois... vous êtes convaincu...
Et ce témoin...
DUMESNIL.
Je reste confondu...
HENRI, bas à Delaunai.
C’est découvert !... tout est perdu !...
DELAUNAI, bas.
Et pourquoi donc ? lui seul est dans la confidence...
Entends-tu bien ? lui seul !...
HENRI, bas.
Demain, il parlera...
DELAUNAI.
Peut-être ! mais tais-toi, l’on a les yeux sur nous.
M. de Mortagne rentre.
Ensemble.
DELAUNAI.
Allons, allons, bonne espérance !
En vain le ciel est contre nous...
Du courage, de la prudence,
Et nous saurons braver ses coups.
MONSIEUR DE MORTAGNE, à part.
Qu’ai-je entendu ? quelle impudence !...
Quoi ! le coupable est parmi nous !...
Ah ! qu’il redoute la vengeance
Des lois dont il brave les coups !...
HÉLÈNE, à part.
Plus de repos, plus d’espérance !
Le sort m’accable de ses coups.
Regardant Dumesnil.
Ah ! je croyais que la vengeance
Était un plaisir bien plus doux !...
DUMESNIL, à part en regardant Henri.
Plus de bonheur, plus d’espérance !
Tout se réunit contre nous,
Le ciel lui-même en sa vengeance
Vient m’accabler de tous ses coups !
HENRI, à part.
Plus de repos, plus d’espérance !
Oui, tout conspire contre nous...
Le ciel lui-même en sa vengeance
Vient m’accabler de tous ses coups.
LE CHŒUR.
Partons sans bruit... faisons silence,
Le sommeil règne autour de nous...
À M. de Mortagne et à Hélène.
Soyez bercés par l’espérance
Et par les songes les plus doux...
ACTE III
La chambre de Dumesnil dans le château de M. de Mortagne. Fenêtre au fond. Deux portes latérales. La fenêtre est ouverte, la persienne seule est fermée par l’espagnolette. Ameublement gothique. Une lumière sur une table.
Scène première
DUMESNIL, seul, il écoute la vieille horloge qui achève de sonner minuit dans l’éloignement
Minuit !... les domestiques eux-mêmes sont rentrés !...
Il se promène avec inquiétude.
et le silence le plus profond !... impossible de chercher le sommeil... tous les événements de cette affreuse journée me poursuivent de leur souvenir, et demain, que dirai-je à M. de Mortagne... son fils... son propre fils... c’était lui !... et que lui ai-je fait ?... quel sentiment de haine, de fureur a donc pu l’égarer... le jeu ?... des pertes énormes... sans doute ?... on me l’avait déjà dit... et je n’en veux pour preuve que son trouble, dans cette dernière soirée où la fortune me fut si favorable !... infernale passion !... oublier son rang ! son nom !... son vieux père, l’honneur de la magistrature ! sa sœur, si douce, si timide... Moi, du moins je n’oublierai pas ce que je leur dois à tous !... puisque, seul, j’ai pénétré cet horrible secret... qu’il reste ignoré !... qu’il meure dans mon sein... je renonce à mes rêves de bonheur, de richesse, il n’y aurait pas de fortune qui put me consoler de voir mon bienfaiteur forcé de rougir devant moi...
Air d’Aristippe.
Demain, sans parler à personne,
Au point du jour, je quitterai ces lieux...
À ce vieillard que l’estime environne
Je tairai ce secret affreux.
Qu’en paix, sa carrière s’achève
À son honneur, qu’un fils vient de souiller,
Il croit encore... ah ! laissons-lui son rêve !
Qu’il meure avant de s’éveiller !
Écoutant.
J’entends marcher !... Dieu !... M. de Mortagne saurait-il déjà... et comment ?
Allant à lui.
Eh quoi ! monsieur...
Scène II
DUMESNIL, MONSIEUR DE MORTAGNE, sortant de la porte à gauche qu’il laisse ouverte
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Silence ! vous vous doutez bien que votre confidence d’hier soir ne me permettrait pas de dormir... il est minuit... tout le monde repose et j’ai pensé que cet instant était le plus favorable pour notre entretien...
DUMESNIL, troublé.
Mais êtes-vous certain que personne...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Personne ne saura ma visite... car cet escalier secret conduit directement de votre chambre à mon cabinet... asseyez-vous... j’ai beaucoup de choses à vous dire.
DUMESNIL.
À moi ?
Ils s’asseyent.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Oui... tout à l’heure quand ma fille est venue me souhaiter le bonsoir, dans mon appartement... son trouble et son émotion lui ont fait trahir... non pas son secret, je le savais déjà... elle me l’avait confié... mais le nom d’une personne que j’étais loin de soupçonner...
DUMESNIL.
Quoi ! monsieur, vous pourriez croire...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Pourquoi vous justifier ? je ne vous accuse pas... je n’ai rien à reprocher ni à mon enfant... ni à la personne qu’elle m’a nommée ; mais je désire seulement que l’on sache que ma fille est décidée à accepter l’époux que je choisirai... et que jamais... quelque fortune qu’on puisse m’offrir, je ne lui donnerai pour mari que son égal en naissance et en noblesse ; malgré les idées à la mode, toute mésalliance est un déshonneur et je n’en veux pas dans ma famille...
DUMESNIL.
Monsieur !
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Vous le savez ! cela me suffit... j’ai dû vous parler en père et vous ne vous en offenserez pas, car vous êtes notre ami... Maintenant, c’est le magistrat qui vous interroge... revenons à l’horrible confidence que vous m’avez faite.
DUMESNIL.
Combien je suis fâché d’avoir cédé à un premier mouvement...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Non, non, vous avez bien fait... la chose est d’une telle importance... ainsi vous êtes sûr que l’auteur de ce vol est ici... dans ma maison ?...
DUMESNIL.
C’est-à-dire... j’avais cru d’abord... mais je me serai trompé...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Impossible !... vous m’avez assuré que vous aviez des preuves...
DUMESNIL, à part.
Ô ciel !
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Et je vous connais, Dumesnil... vous n’auriez pas hasardé un pareil mot, si vous n’étiez certain de votre fait...
DUMESNIL.
Je puis vous jurer...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Vous voulez épargner le coupable !... c’est un de mes gens, je le vois, un homme auquel je suis attaché... n’importe, parlez... fût-ce le plus vieux, le plus dévoué de mes serviteurs...
DUMESNIL, vivement.
Non, monsieur... gardez-vous de soupçonner...
MONSIEUR DE MORTAGNE, se levant.
Comment !... c’est donc quelqu’un admis dans mon intimité... une personne de ma société ?... un ami peut-être ?... c’est encore pis !... surprendre mon estime !... ma confiance !... il faut qu’il soit puni... qu’il soit livré aux tribunaux, sur-le-champ !
DUMESNIL, effrayé.
Que voulez-vous faire ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Mon devoir !... que dirait-on d’un juge dont les affections deviendraient un brevet d’impunité !... Magistrat, tout ce qui m’entoure doit l’exemple d’une vie sans reproches !... je réponds devant tout le monde de celui qui est reçu chez moi ! raison de plus pour être sans pitié, lorsque le crime ose s’y réfugier... Ainsi, mon cher Marcel, point de vains ménagements, nommez le misérable... je le veux ! je l’exige !...
DUMESNIL.
Je ne puis.
MONSIEUR DE MORTAGNE, surpris.
Cependant, vous savez qui c’est ?...
DUMESNIL.
Je le sais, il est vrai, mais je ne le nommerai jamais...
Air du vaudeville de Turenne.
Par pitié, vous, mon second père,
Et pour moi-même et peut-être pour vous,
N’essayez pas de percer ce mystère.
Je vous en conjure à genoux !
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Parlez ! parlez, je l’exige de vous !
Garder plus longtemps le silence,
C’est être ingrat, songez-y bien !
DUMESNIL, à part.
Et pourtant c’est le seul moyen
De prouver ma reconnaissance.
Il s’arrête brusquement en prêtant l’oreille du côté du jardin.
Attendez !...
Baissant la voix.
N’avez-vous rien entendu dans le jardin ?
MONSIEUR DE MORTAGNE, écoutant.
On a marché sous cette fenêtre...
DUMESNIL.
Le bruit cesse, on s’est arrête.
MONSIEUR DE MORTAGNE,
C’est ici dessous... près de mon appartement.
DUMESNIL.
Que dites-vous ?
À part.
Ô Dieu !... se pourrait-il que la pensée d’un dernier crime...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Qu’avez-vous, Marcel ?... vous pâlissez !... si quelque péril vous menace, vous êtes chez moi, je réponds de vos jours...
DUMESNIL.
Non !... vous vous méprenez... ce n’est plus pour moi que je puis trembler... mais je crains que vous-même... et je dois veiller...
MONSIEUR DE MORTAGNE, voulant le suivre.
Où allez-vous ?
DUMESNIL, l’arrêtant.
Restez !... je vous en conjure... ici, du moins, vous ne courez aucun danger, et pour plus de sûreté...
Il souffle la lumière qui est sur la table.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Que faites-vous ?
DUMESNIL.
Chut !... cette clarté pouvait attirer l’attention.
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Mais vous exposer seul...
DUMESNIL, prenant ses pistolets sur un meuble.
J’ai des armes...
MONSIEUR DE MORTAGNE, le suivant jusqu’à la porte.
Appelez du moins mes gens...
DUMESNIL, à voix basse.
Au nom du ciel !...
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant. (Romagnesi.)
N’appelez pas ! n’appelez pas !
Gardez de rompre le silence !...
Fût-ce même pour ma défense,
Que l’on ne suive point mes pas !
Oui, que nul ne suive mes pas !...
Et, que je meure ou que je vive,
Dites-vous : S’il est des ingrats,
Marcel, du moins, ne le fui pas !...
Mon bienfaiteur, quoi qu’il arrive,
N’appelez pas ! n’appelez pas !
Il sort par la porte à droite.
Scène III
MONSIEUR DE MORTAGNE, seul
Nuit complète.
Que veut-il dire ?... je frémis malgré moi... et, sans le comprendre, ce mystère me pénètre d’inquiétude et de crainte !... Est-il en butte à quelque haine, quelque vengeance personnelle ?... quel est son ennemi ?... pourquoi ne pas le nommer ?
Après une pause.
Je m’y perds !... et n’ose arrêter ma pensée sur aucun des soupçons qui se pressent dans ma tête !...
Se jetant dans un grand fauteuil qui est en face de la fenêtre.
Attendons son retour... il ne saurait tarder et...
On entend du bruit à la fenêtre du balcon.
Quel bruit !
Baissant la voix.
Il y a quelqu’un en dehors... on essaie d’ouvrir la persienne... elle cède... taisons-nous...
Scène IV
MONSIEUR DE MORTAGNE, dans le fauteuil et prêtant l’oreille, HENRI et DELAUNAI sur le balcon
La persienne s’est ouverte lentement et sans bruit. Delaunai paraît le premier et reste sur le bord du balcon.
DELAUNAI, à voix basse.
Pas de lumière !... il sera déjà passe dans sa chambre a coucher...
Entrant dans la chambre.
Allons ! avance donc !...
HENRI, de même.
Je ne puis...
DELAUNAI, de même.
Il est bien temps d’avoir des scrupules... quand il sait tout et que demain il peut parler...
MONSIEUR DE MORTAGNE, à part.
Qu’entends-je ?...
HENRI, combattu.
Demain !...
DELAUNAI, bas.
As-tu quelque autre moyen de sauver ton honneur ?...
HENRI.
Non... il faut qu’il me jure le silence... sinon, sa vie ou la mienne...
MONSIEUR DE MORTAGNE, à part.
Cette voix !...
Avec terreur.
Oh ! non !... ce n’est pas possible !... c’est une illusion !
HENRI, faisant un pas.
Il n’est pas couché !... il s’est endormi dans ce fauteuil !
MONSIEUR DE MORTAGNE, cachant sa tête dans ses mains.
Mon fils !...
HENRI.
Ô ciel ! on a parlé...
DELAUNAI, effrayé.
C’est fait de nous !... avance donc...
HENRI, s’avançant.
Malheureux !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, se levant et d’une voix solennelle.
Que me veux-tu, Henri ?...
HENRI, laissant tomber son épée.
Dieu !... mon père !...
DELAUNAI.
Le père ?... sauvons-nous !...
Il voit la porte à gauche restée ouverte et s’élance par cette issue.
Scène V
MONSIEUR DE MORTAGNE, HENRI, atterré
HENRI, étendant la main vers M. de Mortagne et d’une voix suppliante.
Mon père !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
C’est lui !... et le misérable qui raccompagnait... ce Delaunai... plus de doute !...
HENRI.
Je succombe...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Vous ici !... au milieu de la nuit... armé de votre épée !... il est donc vrai ?...
Avec indignation.
après l’avoir dépouillé, vous veniez l’assassiner !...
HENRI.
Ah !... c’est trop souffrir... et je voudrais en vain cacher la vérité...
À voix basse et détournant les yeux.
Oui, c’est moi, que des conseils infâmes... une horrible frénésie... l’amour du jeu...
MONSIEUR DE MORTAGNE, d’une voix tremblante et allant en chancelant s’appuyer près de la table.
Le jeu !... oui, je te l’avais prédit... quand ma tendresse alarmée te signalait les écueils qui t’environnaient... le jeu !... voilà ses bienfaits ordinaires... voilà ce qu’il traîne après lui... je t’avais dit... la misère... le vol... l’assassinat... j’avais oublié le parricide...
HENRI.
Ah ! ne m’accablez pas !
MONSIEUR DE MORTAGNE, levant les yeux au ciel.
Pauvre mère !... que lues heureuse d’être morte !... de n’avoir pas vu ce fils, dont tu étais si fière, pour qui tu avais consumé ton repos et ta vie... devenir notre opprobre, devenir le dernier, le plus lâche des hommes !...
HENRI.
Mon père !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, avec force.
Oui ! le plus lâche !... celui que ton bras menaçait était venu chercher asile sous notre toit... il reposait sous la foi de l’hospitalité... c’était Ion ami, ton camarade d’enfance... ici... la nuit... sous le fer d’un meurtrier, il se tut écrié : Henri, Henri, viens me défendre... et Henri l’assassinait...
HENRI, avec chaleur.
Non !... le ciel m’en est témoin... je voulais le défier... recevoir de lui la mort... ou le forcer au silence et sauver mon honneur...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Ton honneur ! malheureux !... un nouveau crime pouvait-il te le rendre ? n’est-il pas perdu pour jamais ?... ton digne complice ne l’a-t-il pas en son pouvoir ?... un mot de Dumesnil ne peut-il pas te traîner devant les tribunaux ?
HENRI.
Ah ! vous avez raison ! je ne suis plus digne de vivre,
Ramassant l’épée qu’il a jetée nu commencement de la scène.
et cette épée, du moins...
MONSIEUR DE MORTAGNE, la lui arrachant avec indignation.
Ton épée de gentilhomme !... non, ce n’est pas par l’épée que tu dois périr !... je suis magistrat, et je sais quel est mon devoir...
HENRI, avec effroi.
Ah ! grâce !... grâce, mon père !
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Grâce ? et de quel droit vous ferais-je grâce ? moi qui dois la justice à tous, moi qui ai juré devant Dieu de la rendre selon ma conscience... il faut donc que je vous traîne sur le banc des accusés, ou que moi-même je descende du tribunal !...
Air : Un page aimait la jeune Adèle. (Les Pages du duc de Vendôme.)
Et de quel front désormais oserais-je
Y juger des gens tels que vous ?
Et si jamais et du haut de mon siège
Je les condamne, ils diront tous :
Voyez ce juge inexorable
Qui verse notre sang... eh bien !...
Il en épargne un plus coupable...
Et ce sang... c’est le sien !...
HENRI, avec désespoir.
Mon père !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Eh bien oui !... et c’est le seul parti qui me reste... je renoncerai à une carrière dont, grâce à vous, je suis indigne... ainsi, nous avons tous notre part du châtiment... Maintenant allez-vous-en ; je ne suis plus magistrat... je ne vous poursuivrai pas... c’est tout ce que je peux promettre...
HENRI, éperdu.
Où puis-je porter mes pas ?
MONSIEUR DE MORTAGNE, vivement.
Où vous voudrez... le plus loin possible... que je n’entende plus prononcer votre nom !...
HENRI, à genoux.
J’obéirai ! oui, mon père, je vous délivrerai d’une présence... qui doit vous être odieuse...
Voulant saisir sa main.
mais, du moins, qu’un seul mot... qu’un regard de pitié...
MONSIEUR DE MORTAGNE, retirant vivement sa main et sans le regarder.
Ne me demandez rien... car ma malédiction !...
Scène VI
MONSIEUR DE MORTAGNE, HENRI, HÉLÈNE
HÉLÈNE, en dehors.
Mon père !... mon père !...
HENRI.
Qu’entends-je ?
MONSIEUR DE MORTAGNE, effrayé.
C’est la voix d’Hélène !...
HENRI, courant à la porte du fond.
Ma sœur !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, de même.
Qu’y a-t-il donc ?
Hélène paraît en négligé du matin, pâle et une lumière à la main. Elle est en désordre.
HÉLÈNE.
Mon père !... où est-il ?
Elle l’aperçoit.
Ah !... vous voilà !... et mon frère aussi... je respire !...
HENRI.
Qu’as-tu donc ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Pourquoi ce trouble ?...
HÉLÈNE, se calmant et posant son flambeau sur la table.
J’ai eu bien peur !... je vous cherchais partout... Imaginez-vous, mon père... vous ne le croirez pas... il y a des voleurs dans la maison...
MONSIEUR DE MORTAGNE, regardant son fils.
Des voleurs !... que veux-tu dire ? explique-toi...
HÉLÈNE, à Henri.
Si je le peux... car le cœur me bat encore... vous savez que je loge au rez-de-chaussée... près de l’appartement de mon père... je ne pouvais dormir parce que je songeais à beaucoup de choses qui me tourmentent... qui me chagrinent... il était tard cependant, el j’allais éteindre ma lumière... lorsque
À son père.
j’entends un bruit sourd dans votre cabinet...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Dans mon cabinet ?...
HÉLÈNE.
J’ai craint que vous ne fussiez indisposé... j’appelle Antoine à voix basse... personne ne me répond... oh ! alors, ma frayeur augmente... je m’élance... j’entre chez vous... la fenêtre était forcée... le secrétaire brisé... quelques pièces d’or répandues çà et là sur le parquet, indiquaient les traces du voleur... au cri qui m’échappe, je vois un homme courir à la croisée... sauter dans le jardin... et je vous en demande pardon, mon frère, mais à sa tournure, il ressemblait beaucoup à voire ami le chevalier...
MONSIEUR DE MORTAGNE, à lui-même.
Je devine !...
HENRI, voulant sortir.
L’infâme... je cours à sa poursuite.
MONSIEUR DE MORTAGNE, l’arrêtant.
Non pas...
Froidement, à Henri.
si on l’arrête, il nommera ses complices...
HENRI.
Quoi ! la dot de ma sœur !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, à voix basse.
Ne vaut pas l’honneur ! plût au ciel que toute ma fortune pût acheter son silence...
HENRI.
Non, je ne souffrirai pas...
HÉLÈNE.
Mon frère, ne vous exposez pas, c’est bien assez que M. Dumesnil...
MONSIEUR DE MORTAGNE et HENRI.
Dumesnil !...
HÉLÈNE.
Mais oui... c’est pour cela que je suis venue... que j’appelais du secours... il était dans le jardin... car j’ai entendu sa voix et ses pas... il était à la poursuite du voleur...
MONSIEUR DE MORTAGNE, s’élançant à la fenêtre et l’ouvrant.
Ah ! grand Dieu !... voilà ce que je craignais... Dumesnil !...
Il veut sortir, on entend deux coups de feu dans le jardin, il s’arrête.
HÉLÈNE, jette un cri.
Ah !...
Elle s’appuie contre le fauteuil.
HENRI.
Il n’est plus temps !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Malheureux !... il est frappé !... il expire, peut-être... ah ! ce doute est affreux !...
HÉLÈNE, s’attachant à lui.
Mon père ! je vous en supplie, ne sortez pas...
DUMESNIL, en dehors.
Allez, Antoine, faites exactement ce que je vous ai dit.
HENRI, prêtant l’oreille.
Attendez ! c’est sa voix !...
TOUS.
Dumesnil !...
Scène VII
MONSIEUR DE MORTAGNE, HENRI, HÉLÈNE, DUMESNIL, au fond, il est suivi d’un VALET
DUMESNIL, à mi-voix.
Me voilà !... ne craignez rien...
TOUS.
Dieu soit loué !
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Eh bien ?
HENRI.
Parlez !...
HÉLÈNE.
Qu’y a-t-il donc ? que vous est-il arrivé ?
DUMESNIL, avec sang-froid et faisant signe aux deux hommes qu’il ne peut parler devant Hélène.
Ce n’est rien... et deux mots suffiront pour vous expliquer... Mais pardon, mademoiselle, vous n’êtes pas la seule que ce bruit ait effrayée, tout le monde est sur pied dans le château... on se rassemble... on s’interroge, veuillez rassurer ces dames... les amis de votre père... daignez leur dire qu’une rencontre... une affaire d’honneur...
MONSIEUR DE MORTAGNE et HENRI.
Comment ?...
HÉLÈNE.
Un duel ?
DUMESNIL, regardant M. de Mortagne.
Je vous demande pardon, monsieur le président... j’aurais dû me souvenir que j’étais chez vous... mais l’insulte était si grave !...
HÉLÈNE.
Mais enfin, monsieur, cet homme qui s’était introduit...
DUMESNIL, avec un peu d’impatience.
Plus tard, vous saurez tout, mademoiselle, mais laissez-nous, je vous en conjure...
HÉLÈNE, à part.
Par exemple !... s’il croit que je vais lui obéir...
Haut.
Mon père !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, regardant Dumesnil.
Laisse-nous, mon enfant, tu reviendras bientôt.
HÉLÈNE, confondue et regardant alternativement son père et son frère qui ne quittent pas Dumesnil des yeux.
Allons, c’est M. Dumesnil qui commande ici à tout le monde...
Elle sort.
Scène VIII
MONSIEUR DE MORTAGNE, DUMESNIL, HENRI
MONSIEUR DE MORTAGNE et HENRI, après un silence.
Marcel !...
DUMESNIL.
Remettez-vous, monsieur Henri, calmez-vous, mon digne bienfaiteur... il n’y a plus aucun danger...
HENRI.
Comment ?...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Ce misérable ?...
DUMESNIL.
Ne peut plus compromettre personne...
MONSIEUR DE MORTAGNE et HENRI.
Ô ciel !
DUMESNIL, à M. de Mortagne.
Je n’avais pas besoin de sa dernière tentative, pour être convaincu qu’il était seul coupable de vos chagrins et de toutes les erreurs d’une personne qui nous est si chère... Aussi, en vous quittant... c’est lui que je cherchais !... les cris de votre fille, cette fenêtre franchie... la fuite précipitée de ce malheureux m’ont bien vite éclaire... je m’élance sur ses traces, je l’atteins au détour d’une allée... Furieux de se voir découvert, il se retourne... vient à moi... « Tu peux me livrer, me dit-il, mais tremble de perdre toute une famille que tu aimes... que tu chéris !... j’ai des complices !... il me suffirait d’un mot pour les perdre... » Outré de tant d’audace... je veux le saisir... il recule... je vois briller un pistolet dans ses mains... j’avais les miens... les deux coups partent presque en même temps !... mais le ciel a été juste... et désormais le mystère le plus profond enveloppe sa vie... ses crimes... et même le nom de ceux que ses infâmes conseils avaient pu égarer...
MONSIEUR DE MORTAGNE, le serrant dans ses bras.
Marcel !... mon ami !... et c’est vous... vous à qui je dois tant !...
HENRI, saisissant sa main et la couvrant de larmes.
Ô le plus généreux des hommes !... mon sauveur... mon dieu tutélaire !...
DUMESNIL.
Calmez-vous, vous dis-je, votre vieil Antoine est prévenu de ce qu’il doit faire... de ce qu’il doit dire... je l’ai trompé lui-même... ainsi rien ne peut nous trahir...
HENRI, avec joie.
Je renais... je suis sauvé !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, lentement et le regardant.
Oui, aux yeux des hommes !... il n’eu est plus que deux qui connaissent votre crime... moi ! et lui... dont le silence peut se lasser un jour...
DUMESNIL.
Ô ciel ! pouvez-vous penser !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Je pense que notre honneur est dans vos mains... et je ne sais qu’un moyen de vous contraindre à le garder comme le vôtre ;
À Henri.
c’est qu’il daigne faire partie lui-même de cette famille déshonorée.
DUMESNIL.
Qu’entends-je ?
MONSIEUR DE MORTAGNE, à Dumesnil.
C’est une grâce que je vous demande...
DUMESNIL.
Air : Le luth galant qui chanta les amours.
Que faites-vous ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Daignez me rassurer ;
Pour mon enfant, je viens vous implorer.
La honte désormais à notre nom s’attache,
Que sous l’abri du vôtre, en ce jour, il se cache,
Car c’est vous, maintenant, vous qui, pur et sans tache,
Allez nous honorer.
Scène IX
MONSIEUR DE MORTAGNE, DUMESNIL, HENRI, HÉLÈNE, reparaissant à la porte du fond
HÉLÈNE, timidement.
Puis-je revenir, mon père ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Oui, mon enfant.
HÉLÈNE.
Tout le monde, qui vient de se relever, est rassemblé dans le salon ; on s’inquiète, on vous attend, on veut absolument connaître les détails...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
C’est bien ! nous allons les rassurer, et, en même temps, leur présenter ton mari.
HÉLÈNE, intriguée.
Mon mari !... comment... quel mari ? est-ce qu’il est déjà arrivé ?
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Non pas M. de Beaugé... à qui je vais écrire et qui me comprendra, j’espère... mais celui que tu avais choisi... que tu aimais en secret...
HÉLÈNE, vivement.
C’est une calomnie, mon père, je n’aime plus personne...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Et tu refuserais ce bon Dumesnil !... même si tu savais que mon bonheur en dépend...
HÉLÈNE, vivement.
Ah ! pour cela, c’est bien différent.
À mi-voix.
Mais êtes-vous bien sûr que ce soit un bon sujet... car il y a tant de choses sur lesquelles il ne s’est pas encore justifié...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
Je n’ai qu’un mot à te dire, mon enfant... je serais fier d’avoir un fils tel que lui !...
HÉLÈNE.
Du moment que vous m’en répondez !...
Se tournant vers Henri qui est immobile.
Vous aussi, mon frère, c’est que je ne ferais rien sans votre consentement... vous êtes le chef de la famille !... vous m’en répondez aussi, n’est-ce pas ?...
HENRI.
Oui, oui, ma sœur... c’est l’homme que j’estime...
S’arrêtant confus.
que je respecte le plus !...
HÉLÈNE, tendant la main à Dumesnil.
À la bonne heure !... aussi bien, j’étais trop malheureuse de ne plus vous aimer...
DUMESNIL.
Chère Hélène !
HÉLÈNE, bas.
Mais vous m’expliquerez l’histoire de ce médaillon ?...
DUMESNIL, bas.
Sans doute !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, les serrant tous deux dans ses bras.
Dieu soit loué !... voilà mes deux enfants !... voilà ceux qui me consoleront... qui me fermeront les yeux...
Il jette un regard sur Henri et s’approche lentement de lui, tandis qu’Hélène et Dumesnil causent tout bas.
Vous, monsieur, vous savez ce que je vous ai dit...
HENRI, les yeux baissés.
Je suis prêt !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, tirant un papier de sa poche.
Voici ce que j’avais demandé et obtenu pour vous...
HENRI.
Un brevet d’officier !...
M. de Mortagne le déchire froidement.
Ô ciel !... vous le déclarez !...
MONSIEUR DE MORTAGNE.
De quel droit oseriez-vous commander à des gens qui valent mieux que vous !...
Henri garde le silence.
Partez comme simple soldat !... ils ignorent votre crime... vous serez encore trop heureux qu’ils vous souffrent dans leurs rangs !... et
Avec un regard expressif.
s’il vous reste une étincelle d’honneur... je n’ai rien à vous dire... vous savez ce que vous avez à faire...
HENRI.
Je comprends ! je pars !
MONSIEUR DE MORTAGNE, ému.
Allez !
HENRI, baisant sa main à la dérobée.
Et du moins, mon père... du moins... si je meurs sur le champ de bataille !...
MONSIEUR DE MORTAGNE, sans le regarder.
J’en rendrai grâce au ciel !...