Le Pouvoir de la sympathie (Louis DE BOISSY)
Comédie en trois actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 juillet 1738.
Personnages
CLITANDRE
DORANTE
LA BABONNE
JULIE
HORTENSE
LE COMTE
La Scène est dans la Maison de la Baronne.
ACTE I
Scène première
CLITANDRE, DORANTE
DORANTE.
Quel est le nœud fatal dont on veut nous lier !
Par le bizarre effet d’un hagard singulier,
Tu brûles pour Julie, et l’on me la destine :
J’aime secrètement Hortense sa cousine,
Et tu viens en ces lieux pour être son époux !
CLITANDRE.
Tes vœux sont écoutés, ton destin est trop doux :
Mais moi, j’ose aimer, qui ? Je frémis quand j’y pense ;
La fille du Marquis, elle qui dès l’enfance
Ne prononce et n’entend mon nom qu’avec horreur !
De son père et du mien l’implacable fureur,
Et l’intérêt plus fort que le sang qui nous lie,
De ma proche parente ont fait mon ennemie ;
J’ai tout à redouter de cette inimitié.
DORANTE.
Je sais que ton amour en doit être effraie.
D’autres te flatteraient, mais j’ai trop de franchise ;
La haine des parents ne quitte jamais prise ;
Dans la sienne sur tout ton père est endurci.
Tu ne verras jamais le Comte radouci :
Son fier ressentiment suffit pour t’en convaincre,
Et la mort du Marquis n’a pu même le vaincre.
CLITANDRE.
Épargne-toi le soin et augmenter mon effroi.
Qui connaît et qui craint son courroux plus que moi ?
Avant que de me rendre à Rennes chez ma tante ;
Moi-même, agent fatal de sa fureur confiante,
Au fond de la Bretagne, eh ! n’ai-je pas été.
Pour remplir les projets de son cœur irrité,
Et pour y recouvrer des titres que j’abhorre,
Et dont il veut s’armer contre ce que j’adore ?
Pardonnez, contre vous si j’ai fait un tel pas,
Julie, alors mon cœur ne vous connaissait pas.
Ce n’est pas que le Comte ait tort dans sa colère.
Non, mon amour n’est point injuste envers mon père ;
Jamais courroux ne fut mieux fondé que le sien ;
Et sa cause a d’ailleurs le bon droit pour soutien.
Il est né généreux, doux, humain, sans caprice ;
Mais son malheur, causé par la seule injustice,
A, de son caractère, altéré la douceur,
Et les siens l’ont forcé d’imiter leur rigueur.
Il est certains revers dont l’attente bizarre
Rendraient la bonté même inflexible et barbare.
DORANTE.
Il est vrai qu’il a vu, contre toute raison,
Revêtir son cadet des biens de sa maison,
Et que son frère a mis le comble à cet outrage,
En s’armant contre lui de tout son avantage.
CLITANDRE.
Ce n’est-là de ses maux qu’une faible moitié :
Un trait qui doit bien plus exciter la pitié,
Un trait, par sa noirceur unique, épouvantable,
Qui rend sa haine juste autant qu’inexorable ;
C’est celui dont je vais t’instruire en ce moment
Mon aïeul s’attira jadis imprudemment,
Pour un vain droit de chasse, une affaire fatale
Qui faillit à causer sa ruine totale.
Pour l’éteindre, il paya vingt mille écus comptants,
Et la chose survint dans un si cruel temps
Que n’ayant pu trouver cet argent nécessaire,
Il fallut l’emprunter d’une main usurière :
Par des lettres de change enfin il s’engagea ;
Mon père, alors majeur, pour lui les endossa,
Il remplit le devoir d’un fils sensible et tendre.
Il en fut bien payé ! Le devait-il attendre ?
Mon aïeul meurt un an après ces billets faits,
Et frustre de ses biens le Comte à son décès.
Le Marquis son cadet, le croiras-tu, Dorante ?
Dans le temps qu’il obtient sa dépouille éclatante,
Le laisse dans l’horreur d’un tel engagement.
On assigne mon père, et faute de paiement,
On saisit sa personne, en prison on le traîne,
Et son frère a pour lors la rigueur inhumaine
De l’y laisser languir dans un état honteux.
Lié cruellement par ces billets affreux
Dont ce frère a lui seul recueilli le salaire,
Il faut, pour les payer, que mon malheureux père
Vende sa légitime, et par la pauvreté,
Rachète durement sa triste liberté.
DORANTE.
Un procédé si noir paraît presque incroyable ;
De tant de dureté peut-on être capable ?
CLITANDRE.
Juge, après cet affront qui l’a fait vivre errant,
Si je puis condamner son courroux éclatant.
Tu sais que plus une âme est noble et bien placée ;
Et plus, quand on l’offense, elle paraît blessée.
Le mal comme le bien s’y grave avec des traits,
Qui, plus forts que le temps, ne s’efface... jamais.
DORANTE.
Clitandre, ce discours qui rend ton père à plaindre.
Fait voir en même temps qu’il en est plus à craindre ;
Ton malheur est certain, il m’alarme beaucoup ;
Je vois qu’il va causer 1e mien par contrecoup.
CLITANDRE.
Je me consolerais dans ma disgrâce extrême
Si j’avais, comme toi, le cœur de ce que j’aime ;
Si j’osais espérer...
DORANTE.
Non, ne j’espère pas ;
C’est un cœur ennemi que jamais tu n’auras.
CLITANDRE.
Ah ! flatte-moi plutôt pour adoucir ma peine,
Flatte-moi, par pitié, d’une espérance vaine.
Dis-moi qu’elle m’a vu sans montrer de courroux ;
Qu’elle a même pour moi des regards assez doux.
DORANTE.
Moi, je te trahirais en parlant de la sorte ?
La vérité sur moi fût toujours la plus forte.
Ta cousine t’a fait un accueil des plus froids ;
Et s’il faut en juger par tout ce que je vois,
Son cœur cache en secret...
CLITANDRE.
N’en dis pas davantage.
Tu déchires le mien par ce cruel langage.
Je n’ai jamais connu d’amis plus accablant !
Malheureux mille fois qui t’a pour confident.
L’amitié d’ordinaire est douce et consolante,
Mais la tienne est toujours dure et désespérante ;
Elle porte avec soi le découragement,
Doute toujours du bien, et voit le mal plus grand.
DORANTE.
Plus je t’estime, et plus je dois être sincère ;
De toutes les vertus c’est la plus nécessaire.
CLITANDRE.
C’est plutôt un défaut et des plus révoltants ;
Quand on l’a, comme toi, toujours à contretemps.
DORANTE.
On ne saurait jamais placer mal la franchise.
En tous lieux, à toute heure, apprends qu’elle est de mise.
CLITANDRE.
L’est-elle quand tu dois ménager ma douleur ?
DORANTE.
L’art des ménagements est celui d’un flatteur.
Mais on vient, c’est Julie.
CLITANDRE.
En la voyant, je tremble !
DORANTE.
Ton cœur peut s’éclaircir, et je vous laisse ensemble.
Scène II
CLITANDRE, JULIE
CLITANDRE, à part.
Au trouble de mes sens j’ai peine à commander !
JULIE.
Voilà Clitandre seul. Il craint de m’aborder.
Rentrons ; je dois moi-même éviter sa présence.
CLITANDRE.
Vous fuyez mon abord ; je vois qu’il vous offense.
JULIE.
Moi ! Monsieur : j’aurais tort ; ce serait sans sujet.
CLITANDRE.
Mon nom seul contre moi vous prévient en secret.
JULIE.
De tous nos démêlés vous n’êtes point blâmable,
Et ma prévention serait déraisonnable.
CLITANDRE.
Mon père vous poursuit ; sa fureur, à vos yeux,
Doit rendre, avec raison, tout son sang odieux.
JULIE.
Je dois croire plutôt que sa haine sévère
A passé dans son fils.
CLITANDRE.
Non, Madame, au contraire ;
Je condamne l’excès de son aversion,
Et je recherche en tout votre approbation.
Vous savez que je dois être l’époux d’Hortense ;
Je vais, dans peu de jours, voir par cette alliance,
Serrer les nœuds du sang qui m’unissent à vous,
Et, par là, ce lien m’en deviendra plus doux.
Je ne sais de quel œil vous verrez une chaîne
Qui va nous rapprocher.
JULIE.
Mais, Monsieur, avec peine.
CLITANDRE.
Avec peine !
JULIE.
Oui, vraiment, de ma tante, à regret,
Je vous verrai le gendre.
CLITANDRE.
Ah ! votre cœur me hait,
Je n’en puis plus douter !
JULIE, à part.
Que viens-je de lui dire ?
CLITANDRE.
Votre air me le confirme, et la haine transpire.
Je lis dans vos regards, à travers leur douceur,
Un fond d’aversion.
JULIE.
Vous lisez mal, Monsieur.
CLITANDRE.
Pourquoi donc de plus près craindre de m’être unie ?
JULIE.
Je la suis déjà trop par le sang qui nous lie.
CLITANDRE.
Ciel ! Quel aveu cruel ! Il me remplit d’effroi !
JULIE.
Je romprais votre hymen, s’il dépendait de moi,
Il révolte mes sens, et mon cœur s’en irrite ;
Le parti qui me reste est celui de la suite.
Adieu.
CLITANDRE.
Je suis perdu !
Scène III
DORANTE, HORTENSE, CLITANDRE
HORTENSE, à Dorante.
Non, non, vous avez tort ;
Et jamais sur ce point nous ne serons d’accord.
Trop de sincérité choque par sa rudesse,
Nuit, en croyant servir, et devient maladresse ;
Nous fait haïr des grands, mépriser des petits,
Et nous rend le fléau de nos meilleurs amis.
Oui, Monsieur, croyez-m’en, je suis une étourdie,
Qui vous parle raison sous l’air de la folie.
DORANTE.
Vous me parlez raison ? Ah ! j’en suis enchanté.
HORTENSE.
Pourquoi donc, s’il vous plaît ?
DORANTE.
Mais, pour la nouveauté.
HORTENSE.
Vous montrez de l’esprit, la chose est aussi rare.
DORANTE.
J’en ai trop dit, peut-être, et le feu qui s’empare...
HORTENSE.
Non, c’est le ton que j’aime, et je hais la fadeur.
Mais j’aperçois Clitandre : il est triste et rêveur.
DORANTE.
Il sort d’avec Julie, et son air fait connaître
Qu’il n’est pas satisfait.
CLITANDRE.
Je n’ai pas lieu de l’être.
DORANTE.
Je te l’avais bien dit.
HORTENSE.
Gardez-vous d’écouter
Ses discours.
DORANTE.
Mais pourquoi voulez-vous le flatter ?
Il ne peut être aimé.
HORTENSE.
Sur quelles conjectures
L’osez vous décider ?
DORANTE.
Sur des preuves très sûres.
Le préjugé d’abord de l’éducation
S’élève fortement contre sa passion.
HORTENSE.
Il n’a point de pouvoir sur l’esprit du Julie ;
Et pour suivre la haine, elle est trop accomplie.
Le sang parle plutôt dans le fond de son cœur.
DORANTE.
L’apparence détruit un discours si flatteur.
HORTENSE.
L’apparence est pour lui de toutes les manières.
DORANTE.
L’air dont il est reçu ne le témoigne guères.
HORTENSE.
Il ne peut-être mieux. Sa douceur marque assez...
DORANTE.
Sa douceur ne dit rien.
HORTENSE.
Ses égards...
DORANTE.
Sont forcés.
Dès qu’elle voit Clitandre, elle n’est plus la même,
Sa gaîté disparaît.
HORTENSE.
Bon, signe qu’elle l’aime.
DORANTE.
Son front en même temps se couvre de rongeur.
HORTENSE.
C’est l’amour qui le peint de sa vive couleur.
DORANTE.
C’est plutôt le dépit.
HORTENSE.
Croyez-m’en l’un et l’autre ;
Mon sexe est connaisseur beaucoup plus que le vôtre.
DORANTE.
Mais, que lui-même ici dise la vérité.
CLITANDRE.
Sa haine, devant moi, n’a que trop éclaté !
HORTENSE.
L’esprit facilement croit tout ce qu’il redoute !
CLITANDRE.
Son entretien fatal ne m’en laisse aucun doute.
HORTENSE.
Que vous a-t-elle dit de si désespérant ?
CLITANDRE.
Ce qu’on. peut témoigner de plus désobligeant.
HORTENSE.
Quoi donc ?
CLITANDRE.
Qu’elle voyait d’une âme mécontente
Que j’allais devenir le gendre de sa tante.
HORTENSE.
Elle n’approuve pas, dites-vous, notre hymen ?
CLITANDRE.
Elle est au désespoir de voir que ce lien
Rapproche nos maisons.
DORANTE.
Un aveu si sincère
Prouve-t-il qu’elle hait ?
HORTENSE.
Ce discours au contraire
Montre qu’elle a pour lui de l’inclination,
Et sert à m’affermir dans mon opinion ;
L’amour seul lui fait voir cet hymen avec peine.
DORANTE.
Non, non, sa répugnance est l’effet de sa haine.
CLITANDRE, à Hortense.
Vous me rendez l’espoir.
À Dorante.
Tu combles ma terreur.
Qui convaincra mes sens ?
HORTENSE.
Moi, pour votre bonheur.
Il n’offre jamais rien dans un jour favorable.
Je montre les objets par leur face agréable.
Il portera toujours l’effroi dans votre cœur ;
Moi, je le remplirai d’un espoir séducteur.
Se peut-il sur le choix que votre âme balance ?
Il est le désespoir ; je suis la confiance.
CLITANDRE.
Je ne balance plus ; et mon cœur, dans ce jour,
Se range du côté qui flatte son amour.
DORANTE.
Il en sera la dupe.
HORTENSE, à Clitandre.
Allez, il a beau dire.
Je veux vous rendre heureux, laissez-moi vous conduire.
DORANTE.
Oh ! pour le coup, mon cher, ton bonheur est certain ;
Dors dans un plein repos, il est en bonne main.
HORTENSE.
Dorante, là-dessus, trêve de raillerie,
Très sérieusement je réponds de Julie :
Je sais qu’elle a déjà de l’estime pour lui.
Que ne suis-je, du Comte, aussi sûre aujourd’hui ?
Je crains sur le portrait que m’en a fait ma mère.
Pour désarmer son cœur, parlez, qu’allons-nous faire ?
DORANTE.
Rien. Vos efforts unis ne sauraient le dompter.
HORTENSE.
Oh ! jamais, selon vous, on ne doit rien tenter.
Quand la foudre menace, il faut courber sa tête,
Et, les deux bras croisés, attendre la tempête :
Mais votre exemple ici ne peut m’intimider.
J’imagine un moyen que je veux hasarder ;
C’est de mettre au plutôt, dans votre confidence ;
Ma mère adroitement.
DORANTE.
Quelle est votre imprudence !
CLITANDRE.
Vous ne pouviez trouver un moyen plus heureux.
La paix a toujours fait le sujet de ses vœux.
Elle a, pour rapprocher le cœur de ses deux frères,
Employé constamment tous ses efforts sincères ;
Et dans leurs démêlés, eu le don peu commun,
D’être chère à tous deux sans en trahir aucun.
HORTENSE.
Je compte réussir.
DORANTE.
Je suis sûr du contraire.
HORTENSE, à Clitandre.
Reposez-vous sur moi, je gagnerai ma mère ;
Votre père l’écoute, elle le fléchira.
DORANTE.
Jamais, Mademoiselle, elle ne le vaincra.
Fera-t-elle par l’art de deux ou trois journées,
Ce que n’a pu l’effort de plus de vingt années ?
Vous bravez le danger, je vous le fais sentir.
HORTENSE.
Oui, sans donner jamais les moyens de le fuir.
Dans tous les incidents que le sort nous suscite,
Vous voyez le revers, jamais la réussite ;
Elle paraît toujours impossible à vos yeux.
Vous n’avez de la foi qu’aux succès malheureux ;
J’entends ma mère, allez...
CLITANDRE.
Je sors plein d’assurance.
DORANTE.
Je pars plus amoureux, mais j’ai moins d’espérance.
Scène IV
LA BARONNE, HORTENSE
LA BARONNE.
Qu’avez-vous donc, ma fille, et pourquoi soupirer ?
HORTENSE.
Je voudrais... Mais je crains de vous le déclarer.
LA BARONNE.
Parlez, que craignez-vous ?
HORTENSE.
Je crains votre reproche.
LA BARONNE.
Verriez-vous en tremblant votre hymen qui s’approche ?
HORTENSE.
Mais...
LA BARONNE.
Mais ; expliquez-vous.
HORTENSE.
Il m’alarme en effet.
LA BARONNE.
Auriez-vous pour l’hymen quelque dégoût secret ?
HORTENSE.
Je ne dis pas cela, ma mère. Mais Clitandre
J’ai peur de vous fâcher.
LA BARONNE.
Non, je veux tout apprendre.
HORTENSE.
Puisqu’il faut découvrir mon appréhension,
Clitandre n’a pour moi nulle inclination.
LA BARONNE.
Ce nœud la formera.
HORTENSE.
Non, il n’est pas possible.
LA BARONNE.
Pourquoi ?
HORTENSE.
Son cœur y met un obstacle invincible.
Du courroux de son père, il n’a point hérité.
Les charmes de Julie ont soumis sa fierté.
Il en est très épris.
LA BARONNE.
Ma surprise est extrême !
De qui le savez-vous ?
HORTENSE.
Je le sais de lui-même.
LA BARONNE.
Je suis dans l’embarras.
HORTENSE.
Mais dans un cas pareil,
Si vous vouliez, ma mère, écouter mon conseil ;
De tout raccommoder il vous serait facile.
LA BARONNE.
Voyons, je le suivrai, s’il me paraît utile.
HORTENSE.
Pour le bien de la chose, il faudrait simplement,
De notre double hymen changer l’arrangement.
LA BARONNE.
Qu’entendez-vous par-là ? J’ai peine à vous comprendre.
HORTENSE.
Mais vous pourriez unir Julie avec Clitandre ;
Et Dorante...
LA BARONNE.
J’entends ; je vous le donnerais.
HORTENSE.
Pour le bonheur commun je me sacrifierais.
LA BARONNE.
L’effort est noble et grand. L’aimez-vous ?
HORTENSE.
Non, ma mère.
Mais il m’estime fort, et je le considère.
LA BARONNE.
Vos lumières, vraiment, éclairent mon esprit ;
Et, comme je le dois, j’en ferai mon profit.
HORTENSE.
Ce que je vous en dis, et vous devez m’en croire,
Est pour mon intérêt moins que pour votre gloire.
LA BARONNE.
Oh, je le crois.
HORTENSE.
Julie épousant mon cousin,
À tous les différends mettrait pour jamais fin.
Je songe en même temps qu’une union si sage,
De vos prudentes mains serait l’heureux ouvrage.
Ces nœuds où l’on verrait briller votre bon cœur,
Vous feraient dans le monde infiniment d’honneur.
LA BARONNE.
Le soin que vous prenez de ma gloire, m’enchante.
C’est vraiment un trésor qu’une fille prudente.
Ce conseil est par moi d’autant plus admiré,
Qu’un motif généreux vous l’a seul inspiré.
Vos avis désormais régleront ma conduite,
Et je rendrai justice à tout votre mérite.
HORTENSE.
Ma mère, parlez-vous bien sérieusement ?
Et puis-je me flatter ?
LA BARONNE.
N’en doutez nullement.
Allez, et, de ma part, avertissez Clitandre ;
Je prétends sans témoins lui parler, et l’entendre ;
Lui-même il m’apprendra ses sentiments secrets ;
Et de vous consulter j’aurai l’honneur après.
HORTENSE, en s’en allant.
Le discours de ma mère est assez équivoque,
Et de moi, dans le fond je crois qu’elle se moque.
Scène IV
LA BARONNE, seule
Ma fille a prétendu me surprendre, et j’en ris.
Je ne formerai point de nœuds mal assortis.
Je veux que ma bonté pour elle et pour Julie,
Aille plus loin encor que son étourderie.
Clitandre... Mais il vient, et son sort m’attendrit.
Sur moi les malheureux ont le premier crédit.
Scène V
CLITANDRE, LA BARONNE
LA BARONNE.
On frère est en chemin, il vient de me l’écrire.
Monsieur, voici sa lettre, et je dois vous la lire.
Elle lit.
Je prends la poste au moment où je vous écris, pour unir Clitandre à votre fille. Je compte que ce mariage sera d’autant plus avantageux pour elle, que je vais incessamment rentrer dans la possession des biens dont on m’avait injustement privé. Mon fils a heureusement entre ses mains les Titres qui prouvent incontestablement que ces biens me sont substitués, et que mon père, par conséquent, n’a pu les donner à mon frère à mon préjudice. Mon sort n’est plus douteux, et je suis rétabli dans mes droits sans le secours des Juges.
À Clitandre après avoir lu.
Vous voilà consterné. Parlez en cet instant ;
Pourquoi donc ce Billet vous afflige-t-il tant ?
J’attendais de la joie, et non de la tristesse.
Plaindriez-vous, Monsieur, le dessin de ma nièce ?
CLITANDRE.
Oui, je crains sa ruine, elle fait ma douleur,
Et je mourrai plutôt que d’en être l’auteur.
Des cruautés des siens elle n’est point coupable :
Ses charmes, ses vertus, son caractère aimable,
Tout parle en sa faveur, et mon juste chagrin....
LA BARONNE.
Vous parlez en amant, beaucoup plus qu’en cousin.
CLITANDRE.
Il est vrai, puisqu’il faut vous découvrir mon âme,
Pour elle je ressens la plus ardente flamme.
Votre cœur offensé par un si libre aveu,
Peut-être blâmera l’ardeur...
LA BARONNE.
Non, mon neveu.
Quoiqu’un aveu pareil ait lieu de me surprendre,
Et qu’il m’ôte l’espoir de vous avoir pour gendre ;
Mon intérêt doit être écouté le dernier ;
Et mon cœur à vos feux veut tout sacrifier.
Je vous dirai bien plus, vous m’en voyez ravie.
Cet amour dès longtemps, fait ma plus chère envie.
CLITANDRE.
Puisque vous l’approuvez, daignez le protéger.
LA BARONNE.
La paix, le bien commun, tout m’y doit obliger.
Si je puis parvenir à vous donner Julie,
L’union par ce nœud se verra rétablie.
Cette gloire me flatte, et le plus grand des biens,
Est pour moi d’assurer celui de tous les miens.
Je ne vous cache pas que mon frère m’alarme ;
Son âme est endurcie, et rien ne la désarme.
Mais je redoublerai près de lui mon effort,
Adieu. Si son courroux est toujours le plus fort :
Vous trouverez du moins en moi, pendant ma vie,
Tout l’appui d’une mère, et les soins d’une amie.
Scène VI
CLITANDRE, seul
Quel excès de bonheur ! Mes sens sont transportés.
Ma surprise et ma joie égalent ses bontés.
Scène VII
HORTENSE, CLITANDRE
HORTENSE.
La curiosité près de vous me ramène.
Que vous a dit ma mère ?
CLITANDRE.
Elle entre dans ma peine ;
Sa bonté, qui plus est, approuve mon ardeur.
Et doit près de mon père agir en ma faveur.
HORTENSE.
Tout de bon !
CLITANDRE.
Le succès surpasse mon attente ;
Vous aviez préparé son âme bienfaisante ;
Et je crois vous devoir un bien si surprenant.
HORTENSE.
Mon art fait réussir tout ce qu’il entreprend.
Je n’étais pas d’abord contente de ma mère ;
Et l’air de ses discours m’a paru peu sincère.
Mais je me suis trompée, et son goût suit le mien.
Elle ne peut mieux faire, et je la conduis bien.
Ai-je tort à présent d’être si confiante ?
Que j’aurai de plaisir à confondre Dorante !
CLITANDRE.
Ma cousine, voilà d’heureux commencements.
Mais Julie...
HORTENSE.
Eh bien, quoi ?
CLITANDRE.
M’alarme en ces moments.
HORTENSE.
Je vous ai déjà dit que je répondais d’elle.
Soyez sûr du succès, sitôt que je m’en mêle.
Vous pouvez hardiment lui déclarer vos feux.
J’ai des pressentiments qu’ils seront très heureux.
CLITANDRE.
J’ai lieu d’appréhender.
HORTENSE.
Votre crainte est blâmable.
C’est mon jour de raison, je dois être croyable.
CLITANDRE.
Du discours de tantôt mon cœur est agité.
HORTENSE.
Oh, vous l’avez, Monsieur, fort mal interprété ;
Et je viens de parler à Julie elle-même.
Vous lui faites, dit-elle, une injustice extrême.
Elle ne sent pour vous ni haine, ni mépris :
Rien n’est plus vrai, Monsieur, que ce que je vous dis.
Je la vois qui revient.
Scène VIII
HORTENSE, CLITANDRE, JULIE
HORTENSE.
Approchez, ma cousine,
Je ne puis détromper Clitandre, qui s’obstine
À penser, malgré moi, que vous le haïssez.
Détruisez son erreur.
JULIE.
Mais vous m’embarrassez,
Je ne sais que répondre.
CLITANDRE.
Et je ne sais que croire.
HORTENSE.
De votre réunion je veux avoir la gloire :
Pour la mieux affermir, Julie, en cet instant
Monsieur doit vous apprendre un secret important.
Je ne badine point, l’affaire est des plus graves,
Songez que de vos vœux nous sommes tous esclaves.
Dans vos mains sont remis nos communs intérêts ;
Vous pouvez d’un seul mot décider de la paix ;
Et de notre destin arbitre souveraine,
Éteindre, ou consacrer le flambeau de la haine.
Adieu.
Scène IX
JULIE, CLITANDRE
JULIE.
Mais ce discours m’étonne et m’interdit,
Je n’en puis concevoir le motif ni l’esprit.
CLITANDRE.
Daignez dans ce moment, daignez, belle Julie,
Tourner les yeux vers moi, vous serez éclaircie.
Dans mon air suppliant, dans mon trouble expressif,
De ce même discours vous tirez le motif :
Et pour vous l’expliquer tout est d’intelligence ;
Tout vous dit mon secret jusques à mon silence.
JULIE.
Mon âme jusqu’ici n’a’ pu le pénétrer.
CLITANDRE.
Paraître devant vous, c’est vous le déclarer.
Mon transport le dévoile ; et, pour vous en instruire,
L’Amour dans mes regards a pris soin de l’écrire.
JULIE.
Qu’apprends-je ?
CLITANDRE.
Cet aveu révolte vos esprits,
De l’avoir préféré, moi-même je frémis.
J’aurais caché mes feux malgré leur violence ;
Mais mon malheur me force à rompre le silence.
On prépare des nœuds dont gémit mon amour,
Pour les former, mon père arrive dans ce jour,
Et c’est le seul moment que j’ai pour vous le dire.
JULIE.
Chaque mot que j’entends ne sert qu’à m’interdire.
CLITANDRE.
Prononcez mon arrêt, je l’attends en tremblant.
JULIE.
Je ne puis.
CLITANDRE.
Mon destin de vous seule dépend.
JULIE.
De moi ! Vous m’étonnez, Clitandre.
CLITANDRE.
De vous-même.
JULIE.
Puis-je croire ?...
CLITANDRE.
Oui, Julie est mon Juge suprême.
L’excès de vos rigueurs, ou de votre bonté,
Va faire mon malheur, ou ma félicité.
Votre haine est pour moi le coup le plus terrible ;
Si j’en suis accablé, mon supplice est horrible.
JULIE.
S’il faut pour châtiment que vous soyez haï,
Je sens que dans ce jour vous serez mal puni.
CLITANDRE.
Quoi, votre cœur pour moi ne ressent nulle haine ?
JULIE.
Non, il a trop souffert d’une guerre inhumaine.
Ce cœur qui vous estime, et qui vous est uni,
Voit en vous un parent, et non un ennemi.
CLITANDRE.
Mon bonheur est trop doux, mais il serait extrême,
Si votre âme y pouvait voir un amant qu’elle aime.
JULIE.
Avoir sans nul courroux écouté votre feu,
Eh ! n’est-ce pas du mien vous avoir fait l’aveu ?
Une autre eût fait paraître une fierté contrainte :
Mais mon âme sincère abhorre en tout la feinte ;
Et quand l’amour est pur, on ne doit point rougir,
Ni de le déclarer, ni de le ressentir.
CLITANDRE.
Dieux ! quel ravissement, et quel comble de gloire !
Je ne puis l’exprimer, et j’ai peine à le croire.
Nos cœurs heureusement se sont donc rencontrés ?
Le ciel, pour les unir, les avait préparés.
Dès le premier abord vos regards m’enchantèrent.
JULIE.
Et dès le premier jour les vôtres me touchèrent.
CLITANDRE.
L’hymen d’Hortense alors me remplit de frayeur.
JULIE.
Dorante me jeta dans la même terreur.
CLITANDRE.
Mon cœur jura de fuir un nœud si redoutable.
JULIE.
Et le mien en secret fit un serment semblable.
Sur votre hymen tantôt quand vous m’avez parlé,
Malgré moi, devant vous, mon cœur s’est décelé.
CLITANDRE.
Qu’avantageusement vous détrompez ma flamme !
Ce qui faisait ma peur, charme à présent mon âme.
JULIE.
Heureuse sympathie !
CLITANDRE.
Accord plein de douceur,
Qui d’une paix prochaine est le garant flatteur !
Julie à mon désir ne sera point contraire.
JULIE.
Plût au ciel qu’il n’eût pas plus à craindre d’un père !
Je ne puis y penser qu’avec frémissement.
CLITANDRE.
Ah ! n’empoisonnez point un instant si charmant ;
Ne livrons nos esprits qu’à la seule espérance.
Vos charmes souverains, le temps, notre constance,
La Baronne et ses soins triompheront de lui.
JULIE.
Rentrons, je vais moi-même implorer son appui.
Puisse-telle fléchir le courroux qui l’entraîne.
Eh ! le cœur des parents est-il fait pour la haine ?
Peut-elle si longtemps y faire son séjour ?
Je sens trop par le mien qu’il est né pour l’amour.
ACTE II
Scène première
JULIE, seule
Respirons. Mon ardeur n’est plus si malheureuse :
On m’aime, et j’ai pour moi ma tante généreuse.
Je viens de lui parler ; grâces à sa bonté,
L’espérance renaît dans mon cœur enchanté.
Cher Clitandre, avec vous, quoi ! je serais unie,
Et nous étoufferions la discorde ennemie !
Par l’hymen et Lamour tous nos jours enchaînés,
Dans le sein de la paix couleraient fortunés,
Et saurais le bonheur de fléchir votre père !
Où vais-je m’égarer ? Et qu’est-ce que j’espère ?
Pour oser me flatter d’un bien si séducteur,
Sans l’avoir jamais vu, je connais trop son cœur
Je sais que du Marquis il poursuit la famille :
Il détestait le père, il doit haïr la fille.
Mais quel est ce vieillard ? Qu’il a l’air imposant :
Je me sens pénétrer de crainte en le voyant.
Scène II
LE COMTE, JULIE
LE COMTE, sans voir Julie.
Enfin, après dix jours de fatigue et de peines,
Ma course est terminée, et me voilà dans Rennes,
Où mon esprit doit être à tous égards content.
JULIE, à part.
Dieu ! Ne serait-ce pas mon oncle qu’on attend ?
LE COMTE, sans voir Julie.
Je brûle de revoir dans mon impatience
La Baronne ma sœur, après douze ans d’absence.
JULIE, à part.
La Baronne sa sœur ! Ah ! je n’en doute plus.
Ces mots comblent l’effroi de mes sens éperdus.
C’est le Comte.
LE COMTE, à part apercevant Julie.
Quelle est cette jeune personne ?
Sa douceur me prévient, et sa beauté m’étonne.
Il faut que ce soit là la fille de ma sœur ;
Certain air de famille en assure mon cœur ;
Et pour ne pas l’en croire, il frappe trop ma vue.
JULIE, à part.
Plus il m’observe, et plus je sens mon âme émue ;
Son regard cependant n’est pas d’un ennemi.
LE COMTE, à part.
Parlons-lui, pour me voir dans ma joie affermi.
Haut.
Ne me trompai-je point, en vous croyant ma nièce ?
JULIE, d’un air tremblant.
Oui, Monsieur, je la suis.
LE COMTE, l’embrassant.
Mon cœur plein de tendresse
Ne s’était pas mépris dans son pressentiment.
JULIE.
Pardonnez, mais mon âme est dans l’étonnement.
LE COMTE.
Vous étiez dans l’enfance à mon dernier voyage.
Quel air doux et modeste ! Il a tant d’avantage,
Qu’il me fait oublier tout mon ressentiment,
Et me fait souhaiter de vous voir promptement
Changer le nom de nièce en celui de ma fille.
JULIE.
Quel bonheur !
LE COMTE.
Il sera plus grand pour ma famille,
Clitandre vous a vue, il doit presser ces nœuds,
Et de vous posséder il sera trop heureux.
JULIE.
Je ne puis exprimer ma joie.
LE COMTE.
Adieu, ma nièce.
Pour embrasser ma sœur, un instant je vous laisse ;
Je vais lui faire part de mon ravissement,
Et de votre hyménée avancer le moment.
Scène III
JULIE, seule
Quel heureux changement ! Dieu ! J’ai peine à le croire.
Sans combattre, je viens d’obtenir la victoire,
Et le cœur de mon oncle a prévenu le mien.
Ma tante, j’en suis sûre, est l’auteur d’un tel bien,
Il faut qu’elle ait écrit en secret à son frère :
Ses lettres ont eu l’art de vaincre sa colère,
Elles ont disposé son âme en ma faveur,
Et je leur dois sans doute un accueil si flatteur.
Scène IV
CLITANDRE, JULIE
JULIE.
Ah ! Clitandre, je suis au comble de la joie,
Rien n’est égal au bien que le ciel nous envoie.
Votre père...
CLITANDRE.
Achevez !
JULIE.
M’a vue, en arrivant.
Loin de me témoigner sa haine en m’abordant,
Il a fait éclater la plus vive tendresse
Dès que j’ai, devant lui, dit que j’étais sa nièce.
Il est prêt à combler nos désirs les plus doux,
Et veut que sans délai vous soyez mon époux.
CLITANDRE.
Qu’entends-je ! À nos désirs il ne met plus d’obstacle ?
JULIE.
Non, Clitandre.
CLITANDRE.
Vos yeux ont donc fait ce miracle ?
Par un charme secret ils ont, en un moment,
Vaincu toute l’aigreur de son ressentiment.
Mais tout leur est possible, et je sens par moi-même,
Qu’il n’est rien qui résiste à leur douceur extrême.
JULIE.
Ma tante, la première, a préparé son cœur.
Sa bonté...
CLITANDRE.
Non, vous seule en avez tout l’honneur.
De vos premiers regards la force enchanteresse,
A, dans le sein du fils, allumé la tendresse ;
Il n’est pas étonnant que leur pouvoir vainqueur
Ait, dans l’âme du père, étouffé la fureur.
JULIE.
Je n’ai pas cet orgueil. Mais on vient, c’est Dorante :
Je vous laisse, et je vais remercier ma tante.
Scène V
CLITANDRE, DORANTE
CLITANDRE.
Dorante, approche, viens, partage mon transport ;
Un instant a changé ma fortune et ton sort.
Nous allons être heureux contre ton espérance ;
J’épouse enfin Julie, et l’on t’accorde Hortense.
DORANTE.
Voilà des changements...
CLITANDRE.
Oui, rien n’est plus certain.
Tout conspire à la fois à combler mon destin.
D’abord, ce qui m’enchante, et qui va te surprendre,
Julie a pour mes feux le retour le plus tendre.
DORANTE.
Je ce reconnais-là, tu crois facilement.
CLITANDRE.
C’est elle qui m’a fait un aveu si charmant ;
Ma tante en même temps protège notre flamme.
DORANTE.
S’il est vrai... Mais Hortense aura déçu ton âme.
CLITANDRE.
Non, ce que je te dis est dans la vérité ;
Et pour mettre le comble à ma félicité,
Mon père est dans ces lieux, il vient de voir Julie ;
Et charmé d’elle, il veut qu’un même sort nous lie.
DORANTE.
Ton père a vu Julie ? il est prêt d’approuver ?...
Tu te moques, Clitandre, et tu veux m’éprouver.
CLITANDRE.
Je dis vrai.
DORANTE.
Quand tu veux composer une histoire,
Rends la plus vraisemblable, et l’on pourra la croire.
CLITANDRE.
C’est un fait.
DORANTE.
Tu diras tout ce que tu voudras,
Je répondrai toujours : cela ne se peut pas.
CLITANDRE.
Tu me pousses à bout, et je perds patience.
DORANTE.
Oh ! je la perds aussi. Contre toute apparence ;
Le moyen qu’on le croie, en une heure de temps,
Tu plais à ta cousine en dépit du bon sens ;
Tu retournes l’esprit d’une tante sensée ;
Elle devient l’appui d’une ardeur déplacée ;
Et par un trait encore moins croyable à nos yeux ;
Tu subjugues le cœur d’un père furieux.
Un instant déracine une haine envieillie,
Que dans tous ses replis vingt ans ont endurcie :
On trouverait, morbleu, de pareils incidents
Outrés dans un Roman, même des plus Romans.
CLITANDRE.
Mais, bourreau, ce n’est point une fable inventé
C’est une vérité par Julie attestée.
Elle vient tout à l’heure, et, dans ce même endroit,
De rencontrer mon père et de lui parler.
DORANTE.
Soit.
CLITANDRE.
Accordes-tu ce point ? Car je veux te convaincre.
DORANTE.
Oui, mon esprit n’est pas si difficile à vaincre :
C’est l’incroyable seul dont il n’est pas d’accord.
CLITANDRE.
Il a paru charmé dès le premier abord.
DORANTE.
Sa beauté l’a frappé. Je le croirais sans peine.
CLITANDRE.
C’est quelque chose encore que ta bouche en convienne.
DORANTE.
Mon intérêt me porte à te croire aujourd’hui.
CLITANDRE.
Sois donc sûr de l’accueil qu’elle a reçu de lui.
DORANTE.
Il est homme du monde, il se peut qu’à sa nièce,
Par simple bienséance, il ait fait politesse.
Dans son sexe, une fille a toujours un appui ;
On doit le respecter même étant ennemi.
CLITANDRE.
Il n’est pas question d’égards, de bienséance,
Il s’agit que le Comte a fait en sa présence
Éclater tout l’amour d’un parent attendri,
Et qu’il veut que je sois au plutôt son mari.
DORANTE.
Oh ! voilà justement ce qui n’est pas croyable.
CLITANDRE.
Oui, cet homme est en tout mon fléau redoutable ;
Quand le sort me menace, il m’ôte tout espoir,
Il ne m’annonce rien que de triste et de noir ;
Et quand je suis heureux, il ne veut pas me croire,
Il traite mon bonheur de ridicule histoire.
Sortons ; je suis bien bon de perdre ici mon temps
À le persuader !
DORANTE, l’arrêtant.
Mais calme un peu tes sens.
Dis-moi, de qui tiens tu cette grande nouvelle !
CLITANDRE.
Je la tiens de Julie, et je sors d’auprès d’elle.
DORANTE.
Elle-même t’a dit que ton père y consent ?
CLITANDRE.
Oui, Dorante éternel, sa bouche en est garant ;
Pour la cinquième fois faut-il te le redire ?
Mais viens voir les apprêts du nœud que je désire,
Ils convaincront tes yeux.
DORANTE, d’un air froid.
Puisque tu me le dis,
Je n’objecte plus rien, et je m’en réjouis.
CLITANDRE.
Si tu t’en réjouis, témoigne donc ta joie.
D’un effroi malheureux cesse d’être la proie :
De tes amis par-là tu troubles le bonheur,
Tu détruis le tien même en altérant le leur.
Si tu ne parviens pas jusqu’à la confiance,
Ose livrer du moins ton âme à l’espérance.
Goûte, goûte un plaisir qui fait notre soutien ;
Le plus doux est souvent dans l’attente du bien.
DORANTE.
Dorante ne saurait, d’une espérance vaine,
Se flatter comme un sot.
CLITANDRE.
Ah ! la tienne est certaine.
Mais fût-elle une erreur, et l’erreur d’un instant,
Ton cœur profiterait toujours de ce moment,
Et ce serait autant de minutes volées...
Aux craintes, aux terreurs dans ton sein rassemblées.
D’un chimérique bien l’espoir qui nous conduit,
Devient un vrai bonheur pendant qu’il nous séduit.
Tous nos plaisirs ne sont qu’une heureuse méprise ;
Notre opinion seule au fond les réalise ;
Et j’aime mieux, en sot, être heureux deux instants ;
Que toujours misérable en homme de bon sens.
DORANTE.
Quelqu’agréablement qu’une erreur préoccupe ;
J’aurais un vrai regret si j’en étais la dupe.
CLITANDRE.
Tu ne le seras pas dans cette occasion,
Hortense, qui paraît, sera ma caution.
Scène VI
HORTENSE, CLITANDRE, DORANTE
CLITANDRE.
Venez, pour achever de convaincre Dorante ;
Car vous savez, sans doute, un bonheur qui m’enchante ;
Faisons-le, de concert, rougir de ses frayeurs.
HORTENSE.
Je viens, je viens plutôt augmenter ses terreurs.
Tout est perdu...
CLITANDRE.
Ces mots excitent ma surprises ;
Julie a vu mon père...
HORTENSE.
Ah ! c’est une méprise :
Il l’a prise pour moi.
CLITANDRE.
Comment !
HORTENSE.
L’accueil flatteur
Qu’elle a reçu de lui, venait de cette erreur.
Son âme en ce moment vient d’être détrompée,
Comme d’un coup de foudre elle a paru frappée ;
Il a pâli d’abord, ensuite il a frémi,
Et repris par degré le front d’un ennemi.
Son air m’a fait trembler ; vous m’en voyez émue,
D’autant plus qu’il veut voir notre union conclue
J’ai senti ma gaieté s’éteindre avec ma voix,
Et j’ai perdu l’espoir pour la première fois.
CLITANDRE.
Je suis pétrifié par ce revers terrible.
DORANTE.
En bien, quand je t’ai dit qu’il était impossible
Que ton père approuvât ton hymen prétendu ;
Dans mon opinion je m’étais donc déçu ?
Plains-toi présentement que je suis intraitable ;
Et qu’à mes yeux toujours le bien est incroyable ;
Je pourrais, à mon tour, avec plus d’équité,
Te reprocher l’excès de ta crédulité.
CLITANDRE.
Qui pouvoir se douter d’une telle disgrâce ?
HORTENSE.
Un autre en aurait fait tout autant à sa place.
DORANTE.
Moi, je ne donne pas dans de pareils panneaux.
Et j’ai de trop bons yeux pour jamais croire à faux.
Le Comte m’est connu.
CLITANDRE.
J’ai cru que pour Julie,
Le sang avait parlé dans son âme attendrie.
HORTENSE.
Je le pensais aussi.
DORANTE.
Fausses préventions !
Que dirait la Nature en ces occasions ?
Les bons procédés seuls de la part de nos proches,
Leur conduite envers nous, exempte de reproches,
Ont le droit souverain de parler à nos cœurs.
De Julie, un moment, les charmes séducteurs,
Ont pu frapper les yeux et l’âme de ton père ;
Mais c’était-là l’effet d’une erreur passagère,
Et son courroux repris en la reconnaissant,
Suffit pour nous prouver la chimère du sang.
CLITANDRE.
Non, rien ne pourra plus désarmer sa colère.
HORTENSE.
Vous devez en trembler, puisque j’en désespère.
DORANTE.
Votre crainte à présent surpasse mon effroi,
Et je vous vois tous deux plus abattus que moi.
Voilà ce que produit le trop de confiance,
Vous vous êtes flattés d’une vaine espérance ;
Elle enivrait vos sens, et ses fausses douceurs,
Du coup qui la détruit, augmentent les horreurs
D’une félicité qu’on croyait peu commune,
Il est dur de passer au sein de l’infortune,
Ces instants de plaisir que tu me vantais tant,
Par un cruel retour, sont payés chèrement.
Ils ne m’ont pas séduit. J’ai sur toi l’avantage ;
J’ai su, par ma raison, affermir mon courage ;
J’ai prévu mon malheur, j’en suis moins effrayé :
Un revers attendu ne frappe qu’à moitié.
CLITANDRE.
Cesse de m’accabler par un discours semblable !
HORTENSE, à Dorante.
Dorante qui me perd n’est pas inconsolable !
DORANTE.
Ah ! je le suis autant que peut l’être un amant.
Mon désespoir n’a pas attendu ce moment ;
Depuis un mois entier il éclate sans cesse,
Et’ j’en cache à présent la moitié par tendresse :
Je tremble plus qu’un autre avant le coup affreux ;
Mais quand il est porté, je deviens courageux :
Loin de vouloir, Clitandre, insulter à ta peine,
Ma fermeté plutôt veut soutenir la tienne.
Nous trouvons défier les Destins ennemis,
Quoique leur courroux tente, il ne peut faire pis ;
Et grâce au trait fatal qui vient de nous détruire,
Le temps peut nous servir, et me saurait nous nuire.
CLITANDRE.
Au même point que moi tu n’est pas malheureux ;
Vous fléchirez pour vous, la Baronne, tous deux.
Mais qui vaincra pour moi mon père inexorable !
DORANTE.
Que sait-on ? Il ne saut qu’un instant favorable.
CLITANDRE.
Tu nous parlais tantôt sur un différent ton.
DORANTE.
Parce que vous étiez sortis de la raison.
Aveugles dans l’espoir, faibles dans la disgrâce,
Le premier vous égare, et l’autre vous terrasse.
Je tâche d’éviter ces dangereux excès ;
Rien ne peut m’éblouir ni m’abattre jamais.
Des plus grands biens les maux sont quelque fois les sources,
Et l’extrême malheur est père des ressources.
HORTENSE.
Des ressources ! Ce mot ranime seul mon cœur ;
Ma mère, par mes soins...
DORANTE.
Secours faible et trompeur !
La Baronne, sans doute, a beaucoup de prudence,
De monde, de bonté, d’esprit, d’expérience ;
Mais elle apporte en tout trop de ménagement,
Et, pour le Comte, il faut frapper plus fortement
La douceur, près de lui, n’est qu’une faible amorce,
Et c’est par la vigueur qu’on peut vaincre la force.
HORTENSE.
Qui l’osera tenter ? Le coup est hasardeux :
Ma mère a le droit seul... Mais ils viennent tous deux ;
Ils parlent vivement.
CLITANDRE.
Mon père est inflexible,
Et je lis mon arrêt dans son regard terrible.
Scène VII
LE COMTE, LA BARONNE, HORTENSE, CLITANDRE, DORANTE
LA BARONNE.
Mon frère, écoutez moi.
LE COMTE.
Vos soins sont superflus,
Rien ne pourra jamais me fléchir là-dessus ;
Vous me connaissez trop.
LA BARONNE.
Quoi ! votre âme peut-elle
Aux volontés du Ciel, être à ce point rebelle ?
Peut-elle rejeter un accommodement,
Qu’a préparé sa main dans cet heureux moment ?
Pour rétablir les droits de l’union bannie,
Le Ciel, à haute voix, vient d’élire Julie,
Et c’est lui qui l’offrant la première à vos yeux,
Pour changer votre cœur, l’a conduite en ces lieux.
Votre âme s’est émue en la voyant paraître,
Et vous l’avez aimée avant de la connaître.
Voudriez-vous du sang démentant le retour,
Pour reprendre la haine, éteindre cet amour,
Sur elle appesantir votre main rigoureuse,
Et rendre pour jamais sa destinée affreuse ?
LE COMTE.
Je suis bien éloigné d’avoir ce sentiment !
Mon courroux n’agira jamais que noblement.
Les titres recouvrés que mon fils doit me rendre ;
De mes vœux absolus vont la faire dépendre.
Le bien de mes aïeux va rentrer dans mes mains ;
Je vais être, à mon tour, maître de mes destins.
Mais l’exemple des siens, auteurs de mes disgrâces,
Ne saurait m’obliger à marcher sur leurs traces.
Je veux me rétablir sans m’avilir comme eux.
J’ai vécu trop longtemps au rang des malheureux,
Pour me livrer jamais au noir plaisir d’en faire.
Et je veux être humain jusques dans ma colère.
Loin d’accabler Julie en Tyran odieux,
J’adoucirai son sort même en fuyant ses yeux.
À rentrer dans mes droits je borne ma vengeance ;
Le devoir du vainqueur est toujours la clémence.
LA BARONNE.
Ne vous arrêtez pas au milieu du bienfait,
Mon frère, montrez-vous généreux tout-à-fait :
Unissez dans ce jour Clitandre avec Julie,
C’est un nœud nécessaire, une chaîne assortie
Pour ramener la paix, et, dans notre maison,
Éteindre un démêlé honteux à notre nom.
Rendez-vous aux soupirs d4une sœur qui vous aime,
Un courroux si constant vous fait tort à vous-même ;
Il n’a que trop rempli votre esprit irrité,
Le Marquis, au tombeau, doit l’avoir emporté.
Par le temps et la mort il n’est rien qu’on n’oublie.
Je voudrais l’étouffer aux dépens de ma vie :
La nature et le sang vous parlent par ma voix ;
Daignez les écouter, et rentrer sous leurs lois.
LE COMTE.
Les miens seuls ont aux pieds foulé ces lois sacrées :
Dans mes plus grands transports je les ai révérées.
Je n’éclaterai point en procédés honteux :
Mais je n’aurai jamais nul commerce avec eux ;
J’accorderai la paix, mais jamais d’alliance :
De me vaincre en ce point perdez toute espérance ;
Et mon fils doit lui-même applaudir mon dessein.
La guerre trop longtemps a déchiré mon sein,
Et m’a rendu la vie agitée et pénible ;
J’en veux finir le cours dans un état paisible,
Ne voir devant mes yeux que des traits consolants
Dont l’aspect adoucisse en moi le poids des ans.
Je veux, surtout, je veux mettre dans ma famille
Un objet que je puisse aimer comme ma fille,
Qui fasse ma douceur et mon souverain bien,
Trouver dans sa présence et dans son entretien,
Le repos désiré, cette paix douce et pure,
Où je puise l’oubli de ma sanglante injure.
Je le vois dans Hortense, et je m’en applaudis.
Si mon cœur choisissait la fille du Marquis,
Malgré les dons flatteurs dont le Ciel l’a pourvue,
Elle retracerait tous les jours à ma vue
L’image des affronts que ses parents m’ont faits.
Je croirais retrouver, malgré moi, dans ses traits,
Ceux d’un frère cruel dont elle tient la vie,
Et j’y verrais par-là toujours une ennemie.
Mon bonheur et le sien m’interdisent ces nœuds ;
Ils nous rendraient, ma sœur, infortunés tous deux.
Je signale, en fuyant cette chaîne cruelle ;
Moins mon ressentiment que ma bonté pour elle.
LA BARONNE.
Non, la haine toujours règne dans votre cœur ;
Si vous le vouliez bien vous en seriez vainqueur.
LE COMTE.
Ne me reprochez pas cette haine fatale,
C’est un malheur pour moi que nul autre n’égale.
On a contraint mon cœur de haïr malgré lui.
Que dis-je ? Dans le fonds il n’a jamais haï,
Il n’est que pénétré de sa disgrâce horrible ;
Plus il était né tendre, et plus il est sensible.
Au comble des douleurs on l’a fait parvenir,
Et mon ressentiment n’est qu’un dur souvenir
Des maux où l’a plongé la cruauté d’un frère,
Et dont j’ai vu ma sœur soupirer la première.
Je ne mérite pas d’être blâmé ni craint ;
On m’a persécuté, mon sort doit être plaint.
LA BARONNE.
Il l’est aussi, mon frère, autant qu’il le peut être,
Et vos malheurs fameux vous ont trop fait connaître.
D’une juste pitié le monde est pénétré ;
Mais c’est peu d’être plaint, il faut être admiré.
DORANTE.
Ce n’est pas là le ton.
LA BARONNE.
Il faut, pour votre gloire,
Obtenir sur vous-même une entière victoire.
Que mes vœux redoublés, que ma vive douleur,
Hâtent, dans ce moment, ce triomphe flatteur !
DORANTE.
Madame étale-là des sentiments louables ;
On ne peut qu’applaudir à des efforts semblables.
Mais auprès de Monsieur il faut d’autres discours,
Les soupirs et les pleurs sont un faible secours.
La force des raisons seule a droit de le vaincre.
J’ose les employer, Monsieur, pour vous convaincre ;
Je vous dois, sans détour, montrer la vérité,
Et vous devez vous rendre à la sincérité.
Deux grands motifs auxquels vous n’avez rien à dire,
S’opposent au lien que votre âme désire,
Et vous forcent d’unir la fille du Marquis ;
Indispensablement aux jours de votre fils.
Monsieur, en quatre mots, puisqu’il faut vous l’apprendre,
Je brûle pour Hortense, et le cœur de Clitandre
Est épris de Julie.
LE COMTE.
Il l’aime !
DORANTE.
Éperdument.
LA BARONNE.
Qu’ose-t-il dire ?
DORANTE
Ainsi vous voyez clairement.
LE COMTE.
À ce discours fatal je reprends ma colère.
HORTENSE.
Il renverse d’un mot l’ouvrage de ma mère.
LE COMTE.
Cet amour détesté manquait à mon malheur !
LA BARONNE.
Mon frère, c’est un bien, et songez...
LE COMTE.
Non, ma sœur,
C’est le plus grand fléau que mon âme eût à craindre.
Et de vous-même ici, je dois, je dois me plaindre.
LA BARONNE.
Calmez...
LE COMTE.
Je n’entends rien, et je sors furieux.
Vous, mon fils, oubliez un objet odieux ;
Le nommer seulement c’est vous rendre coupable.
J’ai prononcé l’arrêt : il est irrévocable.
Il sort.
LA BARONNE, suivant le Comte.
Je ne vous quitte pas.
CLITANDRE.
Que vais-je devenir !
Il sort désespéré.
Scène VIII
DORANTE, HORTENSE
DORANTE.
Cet homme est singulier ; je n’en puis revenir.
HORTENSE.
La douceur près du Comte est une faible amorce ;
Et c’est par la vigueur qu’on peut vaincre la force.
DORANTE.
Mais c’est sans contredit : je devais l’emporter.
HORTENSE.
Allez, il vous sied bien, Monsieur, de vous flatter.
Notre franchise perd Clitandre avec Julie,
Et fait pis aujourd’hui que mon étourderie.
Elle sort.
DORANTE, en s’en allant.
Qu’Hortense me condamne autant qu’elle voudra,
Il n’est plus d’espérance après ce grand coup-là.
ACTE III
Scène première
CLITANDRE, DORANTE
CLITANDRE.
On, ne me parle plus, après ton imprudence,
Mon désespoir s’accroît par ta seule présence.
Tu brouilles à la fois, par un funeste avis,
Le frère avec la sœur, le père avec le fils ;
Tu nuis en même temps à ce que ton cœur aime ;
Tu révoltes sa mère, et te trahis toi-même ;
Tu perds Julie, et rend son malheur accompli,
Et tu portes la mort dans le sein d’un ami.
DORANTE.
Je ne suis pas l’auteur du malheur qui t’accable,
Mon cœur, s’il était vrai, serait inconsolable.
Tout l’art de la Baronne eût été sans effet :
Personne ne fera ce que je n’ai pas fait.
Je te l’ai toujours dit, la haine fraternelle
Ne s’allume jamais que pour être éternelle :
Les nœuds du sang ne sont qu’avec peine rompus ;
Mais quand ils sont brisés, ils ne se joignent plus.
CLITANDRE.
En te justifiant, va, tu me désespères.
DORANTE.
Si tu prêtais l’oreille à mes conseils sincères.
CLITANDRE.
Ils sont trop malheureux, je ne t’écoute plus.
Je voudrais, dans l’horreur de mes sens éperdus,
Avec le monde entier, pouvoir me fuir moi-même :
Mais on vient, c’est Julie. Ô désespoir extrême !
Pour la dernière fois, va, laisse-nous jouir
De la triste douceur de nous entretenir.
Scène II
CLITANDRE, JULIE
JULIE.
Quel retour !
CLITANDRE.
Quel revers !
JULIE.
Ah ! Clitandre !
CLITANDRE.
Ah ! Julie !
JULIE.
Notre félicité se voit évanouie ;
Tout espoir est détruit et pour vous et pour moi :
Je ne vous verrai plus, et j’en frémis d’effroi !
CLITANDRE.
Périsse des parents la guerre criminelle !
De mon père en fureur la défense cruelle
M’épouvante aujourd’hui moins pour moi que pour vous :
Sa main peut vous porter les plus funestes coups !
JULIE.
Eh ! qu’ai-je à craindre après le coup qui nous sépare ?
Je brave tous les traits de son courroux barbare.
Il vous a commandé d’éteindre votre amour,
De me fuir et de rompre avec moi sans retour.
Il ne pouvoir trouver de plus sorte vengeance,
Et tout ce que je crains c’est votre obéissance.
CLITANDRE.
Je respecte mon père, et révère ses lois,
Mais le sang et l’amour sont plus forts que ses droits ;
Leur doux lien m’attache à vous, belle Julie ;
Il doit durer autant que celui de ma vie.
Vous devez redouter un malheur plus réel ;
Je vois, en frémissant, qu’armé d’un droit cruel,
Il va précipiter votre perte infaillible.
JULIE.
Et moi je l’envisage avec un œil paisible.
Qu’il m’ôte tous mes biens ; sans peine j’y souscris.
Qu’il me laisse l’amour et le cœur de son fils,
Je serai trop heureuse au milieu de ma chute ;
Et c’est le seul trésor que mon feu lui dispute.
CLITANDRE.
Plus vous avez d*amour, et plus j’ai de frayeur.
Être déshérité, proscrit par sa fureur,
N’est qu’un faible revers près de votre ruine.
J’aurais trempé moi-même au sort qu’on vous destine !.
J’en crois l’infiniment !... Non, il n’en sera rien :
Pour détourner ce coup je sais un sûr moyen.
Il tire des papiers.
Ces titres malheureux qui causent mes alarmes,
Deviendraient contre vous d’inévitables armes.
Il doit les employer pour vous perdre aujourd’hui :
Ils seront, dans vos mains, moins à craindre pour lui...
Vous êtes généreuse, et c’est une défense,
Dont je dois vous armer contre sa violence.
JULIE.
Non, ma main les refuse, et j’aurais à rougir
Si par votre ruine elle osait s’enrichir.
CLITANDRE.
Affermir votre sort, c’est combler ma fortune ;
Sans ce bonheur certain, je n’en connais aucune.
Acceptez ce secours, je l’exige de vous.
Ah ! ne m’enlevez pas le plaisir le plus doux
Que je puisse goûter en un jour si funeste ;
Ce plaisir est le seul peut-être qui me reste.
JULIE.
C’est vous précipiter dans un malheur affreux.
CLITANDRE.
Si je puis vous sauver, eh ! suis-je malheureux ?
Ne privez pas mon cœur de la douceur extrême,
D’assurer, par ce don, l’état de ce qu’il aime.
Que dis-je par ce don ? Ce n’est pas un présent.
En dérobant vos jours au danger menaçant,
Je ne fais qu’écouter et suivre la justice :
Me refuser, enfin, c’est me rendre complice.
JULIE.
L’Amour vous séduit.
CLITANDRE.
Non, vous jouissez d’un bien
Que vous tenez d’un père, et qu’il devoir au sien.
Leurs volontés pour vous l’ont rendu légitime :
On ne peut désormais vous l’enlever sans crime.
JULIE.
Et vous, pour assurer le repos de mes jours,
Vous trahiriez un père, et seriez, sans secours,
Privé de biens...
CLITANDRE.
Pour moi, soyez en assurance :
L’état d’un gentilhomme est sûr sans l’opulence :
Il est riche par tout quand il a de l’honneur,
Et son nom lui suffit, aidé de sa valeur.
C’est vous qui devez fuir et craindre l’indigence ;
C’est le plus grand malheur des filles de naissance.
Songez que, sans les biens, leur état est affreux ;
Tour leur devient funeste ou superflu sans eux.
Contraintes dans leur peine à demeurer tranquilles,
Pour elles les talents sont des dons inutiles ;
La vanité leur fait un devoir d’en rougir,
Et, sans honte, leur art ne peut les secourir.
Leur nom perce et trahir l’obscurité propice ;
La fierté de leur cœur met le comble au supplice.
Leur noblesse est un poids dont gémit leur orgueil ;
Leur jeunesse un péril, et leur grâce un écueil.
JULIE.
J’en sens toute l’horreur ; mais, Clitandre, il me reste
Un plus noble parti contre ce coup funeste.
La Sagesse et l’Amour le mettent dans mon sein ;
C’est le Couvent qui m’offre un asile certain.
À l’abri des dangers il mettra ma jeunesse,
Et sauvera ma gloire en servant ma tendresse.
D’un père il vous rendra l’estime et l’amitié ;
Si je n’ai son amour, j’obtiendrai sa pitié.
Nous aurez tous mes biens, et dans l’objet que j’aime,
Avec plus de douceur j’en jouirai moi-même,
CLITANDRE.
Vous n’accomplirez point de si cruels projets.
Non, recevez plutôt l’offre que je vous fais :
À de nouveaux efforts tant de vertu m’invite.
JULIE.
Cessez de m’outrager, ma gloire s’en irrite.
CLITANDRE.
Ah !ce refus constant me met au désespoir :
Rien ne saurait fléchir votre auster devoir.
Mais mon amour, sans vous, peut vous rendre justice,
Il en va sur le champ faire le sacrifice.
Vous n’existerez plus, papiers trop détestés ;
Je vais vous mettre en pièce.
JULIE, lui arrachant les papiers, et les cachant.
Ah ! l’on vient, arrêtez !
Scène III
LA BARONNE, CLITANDRE, JULIE
LA BARONNE.
Tout est désespéré. Votre père, Clitandre,
Dispose son départ, et ne veut plus m’entendre.
Des obstacles qu’il voir il accuse mon cœur,
Et l’aveu de Dorante a comblé sa fureur.
Je ne puis l’arrêter, et ma douleur extrême
Est qu’il parte irrité contre une sœur qui l’aime.
Séparez-vous tous deux. Julie, éloignez-vous,
Et craignez et augmenter l’aigreur de son courroux.
S’il vous voyait ensemble, elle serait accrue,
Et par amour pour lui vous devez fuir sa vue.
JULIE.
Je cède à mon malheur, Madame, et j’obéis.
Elle rentre.
Scène IV
LA BARONNE, CLITANDRE
CLITANDRE.
L’espoir de l’obtenir ne m’est donc plus permis ?
LA BARONNE.
Non, mes efforts sont vains.
CLITANDRE.
Je n’ai donc plus de père :
Mais vous m’avez promis de me servir de mère.
LA BARONNE.
Plût au Ciel ! mon appui pût-il vous rendre heureux !
Quoiqu’il dût m’en couter, je comblerais vos vœux :
Mais votre père vient...
CLITANDRE, à part.
Quel instant pour ma flamme !
Scène V
LE COMTE, LA BARONNE, CLITANDRE
LE COMTE.
Verrez, mon fils, partons.
LA BARONNE.
Vous partez ?
LE COMTE.
Oui, Madame.
Tout presse mon départ quand pour mes ennemis,
Notre main rompt les nœuds que je m’étais promis.
Et quand vous approuvez, en secret, dans Clitandre,
Un amour que sans vous il n’aurait osé prendre.
CLITANDRE.
Mon père, si ma flamme est un crime en effet,
Je n’ai point de complice, et mon cœur a tout fait :
Un instant a rendu sa défaite accomplie ;
C’est l’ouvrage subit d’un regard de Julie.
LE COMTE.
Vous êtes bien hardi de proférer ce nom,
Et d’user persister dans votre passion,
Contre mes volontés et contre ma défense.
Venez, suivez mes pas. Quoi ! votre âme balance !
Patrons sans plus tarder, et craignez de maigrir.
CLITANDRE.
Donnez donc à mon cœur la force d’obéir.
LE COMTE.
Ah ! cette résistance augmente ma colère,
Tu n’as que deux partis. Veux-tu suivre ton père,
Prendre ses sentiments, et te montrer soumis ?
Ou veux-tu demeurer avec mes ennemis,
Te déclarer pour eux contre ma juste cause ?
Décide promptement.
CLITANDRE.
Nature ! Amour !... je n’ose.
LE COMTE.
Ton lâche cœur hésite entre ta flamme et moi.
Va, je rompt les liens qui m’attachent à toi ;
Tu ne mérites plus, fils ingrat, de me suivre :
À ton mauvais destin tout entier je te livre.
Je ne veux plus te voir. Rends-moi dans ces instants ;
Rends-moi, sans différer, les titres que j’attends.
Donne, que tardes-tu ? Rompras-tu ce silence ?
Réponds.
CLITANDRE.
Ils ne sont plus, mon père, en ma puissance.
LE COMTE, frappé de surprise.
Comment ! que me dis-tu ? Ces papiers où mon rang,
Où mon sort, mon repos, où ma gloire, où mon sang,
Où tout est attaché, tu n’en es plus le maitre !
Et qu’en as-tu donc fait ? parle, où peuvent-ils être ?
Tu ne me réponds rien, tu pâlis devant moi.
Ce trouble te décèle, et sur ton front je vois
Que tu les as remis en des mains trop fatales.
Ah ! barbare ! Ah ! perfide ! Ô douleurs sans égales !
Dieu ! plus affreusement peut-on être trahi !
Et peut-on l’être encor par un bras plus chéri !
Il ne te reste plus que de trancher ma vie.
Par une lâcheté digne d’être punie,
Tu sers, à mon insu, mes tyrans inhumains ;
En leur pouvoir fatal tu livres mes destins.
Tu trahis un dépôt, et le dépôt d’un père,
D’où dépend sa fortune, et tout ce qu’il espère.
Tu violes, ingrat, le droit le plus sacré,
Droit qui chez le Barbare est même révéré.
Ah ! de ma haine encor me sera-t-on un crime ?
N’y suis-je pas forcé par le sort qui m’opprime ?
Tous mes jours ont été marqués par des horreurs.
Mon père a le premier commencé mes malheurs.
Il m’a déshérité contre toute justice :
Mon frère a durement souffert que je gémisse
Dans l’horreur des prisons sans m’avoir secourir :
À de pareils revers je m’étais attendu.
Mais mon fils, mon appui, mon unique espérance,
Mon fils qui possédait toute ma confiance,
À mes persécuteurs lui même m’a livré.
Mon courage, à ce coup, n’était point préparé ;
Sous ce poids imprévu je sens que je succombe,
Il accable mes ans, et va m’ouvrir la tombe.
Eh bien !cruel, eh bien ! remplis tes attentats,
Sois le modèle affreux de tous les fils ingrats.
Outrage la nature et comble ma misère,
Enrichis tes tyrans et dépouille ton père.
Achève.
Scène VI
LE COMTE, LA BARONNE, CLITANDRE, JULIE
JULIE.
Non, Monsieur, vous ne le serez pas.
Voilà ces titres chers, armez en votre bras.
De votre fils ma main vient réparer le crime,
Seule, de vos fureurs, rendez-moi la victime.
Vous me voyez ici paraître devant vous,
Pour attendre l’arrêt d’un si juste courroux.
LE COMTE.
Que vois-je !
JULIE.
De mon sort soyez juge vous-même ;
Votre malheur fut grand, rendez le mien extrême,
Ne me laissez, Monsieur, ni secours ni soutien :
Ôtez-moi mon état, ôtez-moi tout mon bien.
Égalez, s’il se peut, la vengeance à l’injure,
Vous me verrez subir tous ces coups sans murmure.
Je ne puis, dans ce jour, par d’assez rudes traits,
Expier tous les maux que les miens vous ont faits ;
La grâce qu’à genoux ma bouche vous demande,
Ne me haïssez plus, que votre cœur se rende
Aux sincères soupirs, aux pleurs que je répands ;
Du respect le plus tendre ils vous sont les garantis,
Votre pitié du moins doit payer ma tendresse :
Soyez mon oncle enfin quand je suis votre nièce :
La perte de mes biens, les besoins effrayants,
Sont pour moi mille fois moins durs, moins accablants,
Que le poids et l’horreur de votre haine affreuse :
Si je puis l’étouffer, je serai trop heureuse.
Je borne uniquement mes vœux à ce bienfait.
Mais vous n’exaucez point un si juste souhait,
Et pour moi, je le vois, vous êtes inflexible.
LE COMTE.
Non, je résiste en vain.
JULIE.
Quoi ! vous êtes sensible ?
J’aurais !...
LE COMTE.
Oui, je le suis, et ce trait généreux,
Rappelle la nature, et rattache ses nœuds.
On est trop sûr de vaincre avec tant d’avantage,
Et vous subjugueriez l’âme la plus sauvage.
À mon ressentiment dont vous êtes vainqueur
L’estime et l’amitié succèdent dans mon cœur.
Ma nièce, ramenez la paix dans ma famille ;
Rendez Clitandre heureux en devenant ma fille,
Et montrez ce que peut la générosité,
Qu’inspire la sagesse, et qu’aide la beauté.
JULIE.
Tant de bonheur m’étonne, et ma voix...
CLITANDRE.
Ah ! mon père !
LA BARONNE.
À ce retour heureux je reconnais un frère.
LE COMTE.
Par un double lien couronnons ce grand jour,
Et célébrons le Sang rétabli par l’Amour.