Le Petit ramoneur (Thomas SAUVAGE)

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 23 juin 1825.

 

Personnages

 

BERNARD, poêlier-fumiste

VERDIER, agent d’affaires

MARCEL, intendant de la comtesse

LA COMTESSE DE VILLECRESNE

ROSALIE, sœur de Bernard

MADAME BERNARD

ANATOLE, fils de Rosalie

JULIE, femme de chambre de la comtesse

LOUISE, fille de Bernard

VALETS de la comtesse

 

La scène se passe à Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon dans l’hôtel de la comtesse de Villecresne. À droite, deux portes séparées par une cheminée ; à gauche, deux fenêtres séparées par une console élégante ; au fond, une porte à deux battants ouvrant sur une antichambre. Des fauteuils, un bureau, une psyché.

 

 

Scène première

 

MARCEL, VALETS

 

Ils entrent par le fond, les valets apportent des bronzes et des vases qu’ils placent sur la cheminée et sur la console.

MARCEL.

Doucement ! doucement, donc !... Posez cela ici... bien ; et ces porcelaines sur la console... C’est si léger, si fragile ! on ose à peine y toucher. On appelle cela de l’élégance ! Parlez-moi des meubles d’autrefois, c’était bien plus solide.

Les valets sortent, Julie entre par la première porte à droite.

 

 

Scène II

 

MARCEL, JULIE

 

MARCEL.

Je suis rompu, brisé, mademoiselle Julie. Depuis trois jours que nous sommes arrivés, je n’ai pas encore pu me reposer un instant. Ce Paris est d’une grandeur maintenant ! pour la moindre chose il faut faire une lieue ; et puis nous avons voyagé avec une rapidité !

JULIE.

Vous trouvez, monsieur Marcel ?

MARCEL.

Les voitures d’à présent vont si vite ! Où est le temps où nous faisions trente lieues en deux jours et demi... Vous rappelez-vous les turgotines ? non, vous n’avez pas connu çà, vous... Les bonnes voitures !... si l’on n’avançait pas, on dormait au moins... Mais aujourd’hui, avec vos vélocifères, célérifères, accélérifères, on n’a pas un moment de repos... on vole... tout est léger en France... Tenez, mademoiselle, il n’y a plus qu’une voiture qui nous rappelle le bon temps, c’est le coche !...

JULIE, qui, pendant le bavardage de Marcel, à regardé les meubles et l’appartement.

Savez-vous, monsieur Marcel, que vous méritez des compliments ? il était impossible de trouver pour madame la comtesse de Villecresne, notre maîtresse, un hôtel plus convenable, mieux distribué, dans une plus belle situation ! rue de la Chaussée-d’Antin ! au centre des plaisirs, des promenades et du bon ton ! Ah ! vous êtes un habile homme !... Et les meubles, les vases, les draperies, tout est d’une recherche, d’une élégance !... Monsieur Marcel, si jamais je fais fortune, ce qui peut m’arriver tout aussi bien qu’à une autre, une jolie femme doit s’attendre à tout, je vous retiens pour mon intendant.

MARCEL.

Vous me faites plus d’honneur que je ne mérite, mademoiselle Julie... C’est le notaire de madame qui a été chargé de toutes ces acquisitions.

JULIE.

Eh bien ! ce notaire-là mérite la confiance... Il a un goût délicieux.

MARCEL.

Si madame m’eût donné l’ordre de lui acheter un hôtel, ce n’est pas à la Chaussée-d’Antin, dont on connaissait à peine l’existence de mon temps, que je me serais avisé de le chercher... c’est dans le faubourg Saint-Germain, au Marais... c’est le quartier de la vertu.

JULIE.

Enfin, nous voilà donc installés à Paris !

MARCEL.

Vous soupiriez après ce moment ?

JULIE.

Sans doute, et dans l’intérêt de madame ; n’est-elle pas restée assez longtemps dans son antique château au fond de l’Auvergne ? Trois ans avec son mari, dans une tristesse continuelle ; le pauvre jeune homme, je crois qu’il n’a jamais ri de sa vie.

MARCEL.

Il avait des chagrins secrets.

JULIE.

Un an depuis la mort de M. le Comte dans les pleurs, dans le deuil.

MARCEL.

Et sa douleur n’était pas feinte.

JULIE.

Tout doit avoir un terme.

MARCEL.

Vous avez raison, et quoique je regrette infiniment mon cher maître que j’avais élevé... quoique le chagrin de madame me semble bien naturel, je suis fort content de la voir résolue à se distraire un peu... Je l’ai tant priée, qu’elle m’a promis de s’occuper enfin des affaires de sa maison, de mettre en ordre les papiers de son mari, et de vérifier mes comptes, ce que je désire surtout beaucoup.

JULIE.

Voilà un intendant bien malheureux ! il administre, gouverne et dépense à son gré ; et, parce qu’on ne le force pas à rendre compte, il se plaint !... Que d’autres voudraient être à votre place.

On entend une sonnette.

Madame sonne ! c’est pour sa toilette... Je crois que nous allons en soirée.

Elle sort.

MARCEL.

Tant mieux ! tant mieux ! Cette chère dame !

 

 

Scène III

 

MARCEL, BERNARD

 

BERNARD, de la porte du fond.

Monsieur !

MARCEL.

Qu’est-ce ?

BERNARD.

C’est moi, Bernard, le poêlier-fumiste de la rue de la Michaudière, que vous avez fait demander.

MARCEL.

Ah ! c’est bien, je vous attendais. Je ne vous connais pas, monsieur Bernard ; mais, sur le bien que l’on m’a dit de vous, je n’ai pas hésité à vous employer.

BERNARD.

Je vous remercie, monsieur.

MARCEL.

J’avais autrefois des ouvriers qui travaillaient pour la maison ; mais depuis trente-six ans que nous avons quitté Paris, vous pensez bien que je ne les ai pas retrouvés... J’ai demandé un honnête homme : on vous a indiqué.

BERNARD.

C’est toute la réputation que j’ambitionne. J’espère conserver votre pratique... J’ai besoin de travailler... j’ai une famille.

MARCEL.

Nombreuse ?

BERNARD.

Ma femme, ma fille, ma sœur, mon neveu.

MARCEL.

Tout cela est à votre charge ?

BERNARD.

Eh ! mon Dieu ! dans les familles, tout le monde ne réussit pas, il faut bien s’entr’aider. Ah ça, nous allons commencer, et je vous réponds que votre ouvrage sera tout aussi bien fait que si j’étais Piémontais ou Italien, quoique je ne sois qu’Auvergnat.

MARCEL.

Ah ! vous êtes de l’Auvergne ! Nous en arrivons. Des environs de Clermont ?

BERNARD.

Je suis de Riom.

MARCEL.

Ah ! c’est tout près... Je vous recommande de n’employer ici que des gens dont vous serez sûr ; notre maîtresse est jeune, vive, légère ; sa femme de chambre est encore plus étourdie : on peut oublier quelque objet précieux.

BERNARD.

Soyez tranquille, vous ne verrez ici que moi et mon neveu, qui m’attend là dans l’antichambre.

Il appelle.

Holà ! hé ! petit... !

 

 

Scène IV

 

MARCEL, BERNARD, ANATOLE

 

Il ouvre la porte du fond, et paraît avec son sac sur le dos et son petit scan de poêlier à la main

ANATOLE.

Me voilà, mon oncle.

BERNARD.

Avance.

ANATOLE entre, à Marcel.

Votre serviteur, monsieur.

MARCEL.

Comment ! c’est cet enfant-là ?...

BERNARD.

Oui, monsieur.

MARCEL.

Il est bien petit !

ANATOLE.

Oh ! ça ne fait rien ; je sais mon métier. Mon oncle m’a appris tout, jusqu’à la petite chanson qu’on chante quand on est arrivé là-haut... Voulez-vous que je vous en régale ?

MARCEL.

Oui, parbleu ! je le veux... C’est au moins un usage qui n’a pas changé, car autrefois les ramoneurs chantaient aussi.

ANATOLE.

Allons, mon oncle, à nous deux.

Ronde.

Premier couplet.

Tra la la la,
Ramonez là,
La chemina
Du haut en bas.

P’tit ramoneur est sans chagrin,
Quoique sa bourse soit légère ;
Chaque jour amène son pain,
En riant il brav’ la misère.
Et quand ben d’autr’s font des faux pas
Ou par la hausse ou par la baisse,
Il va sans danger pour sa caisse
Du haut en bas.

Il reprend le refrain, en dansant avec Bernard.

Tra la la la, etc.

BERNARD.

Deuxième couplet.

Drès qu’une fois il est en train,
Il grimpe sans que rien l’arrête ;
Quand au sommet il touche enfin,
Il entonne sa chansonnette.
Car, bien qu’au faite il n’oubli’ pas,
Dans une ingrate et folle ivresse,
Et les serments et la promesse
Qu’il fit en bas.

Refrain et dansé comme au premier couplet.

Tra la la la, etc.

ANATOLE.

Troisième couplet.

Le soir vient, petit ramoneur
Regagne gaîment sa chambrette...
Sa mèr’ la pressé sur son cœur :
Il s’endort l’âme satisfaite ;
Car, sous ses habits noirs et gras,
Il cache un’ conscience plus nette
Qu’ cell’ de maint beau monsieur qui l’ traite
Du haut en bas.

Refrain et danse.

Tra la la la, etc.

MARCEL.

À merveille, mon petit homme ! à merveille ! Mais après la chanson le travail... Je vais donc vous dire ce que vous aurez à faire : d’abord visiter les cheminées, les ramoner...

BERNARD.

Ça le regarde, ça.

MARCEL.

Elles sont bien hautes, ne craignez-vous pas... ?

ANATOLE.

Oh ! il n’y a pas de danger ! Les plus hautes sont les meilleures... n’est-ce pas, mon oncle ?

MARCEL.

Eh ! eh ! le petit gaillard veut s’élever, il a de l’ambition !

BERNARD.

Celle-là, je la lui permets ; elle est de son état.

MARCEL.

Vous n’aimez pas qu’on en sorte, à ce qu’il paraît, monsieur Bernard.

BERNARD.

Non, monsieur ; peut-être ai-je tort, mais c’est ma manière de voir.

MARCEL.

Malheureusement ce n’est pas celle de tout le monde ! Aujourd’hui on élève les enfants au-dessus de l’état de leurs parents... Ils grandissent ; les garçons deviennent des paresseux et des libertins ; les filles, des coquettes... Déplacés au milieu de gens qui croient valoir mieux qu’eux, les hommes on les méprise ; les femmes, on les trompe.

BERNARD.

C’est bien vrai ça, monsieur.

À part.

Ma pauvre sœur !

ANATOLE.

Que dis-tu donc de ma mère ? elle n’est plus à plaindre, maintenant que tu as soin d’elle.

BERNARD.

C’est bon ! Ces enfants écoutent toujours... Allons à l’ouvrage.

MARCEL.

Voici madame ; commence par cette pièce.

Il ouvre la porte à gauche.

Ensuite tu iras dans l’antichambre, dont la cheminée communique dans celle-ci, et tu descendras par ce salon.

ANATOLE.

Oui, monsieur.

MARCEL.

Et dépêche-toi.

ANATOLE.

Oh ! vous serez content !

Bernard et Anatole sortent.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, MARCEL

 

La Comtesse entre par la première porte à droite ; elle tient des papiers à la main, elle va s’asseoir près de la table. Marcel reste à une petite distance, incliné respectueusement.

LA COMTESSE.

Mon époux n’avait point exagéré votre éloge, Marcel, en vous donnant à moi pour le serviteur le plus fidèle, le plus loyal...

MARCEL.

Madame m’excusera si je l’interromps... Mais c’est trop de bonté de sa part... de celle de feu M. le Comte... Je ne fais que mon devoir.

LA COMTESSE.

Vous avez des enfants, Marcel ?

MARCEL.

Deux fils, madame.

LA COMTESSE, soupirant.

Deux fils !

MARCEL.

L’un de vingt-cinq ans, qui sert bravement Sa Majesté et l’État ; il s’est même distingué dans la dernière campagne. L’autre n’a que treize ans ; il nous est arrivé un peu tard, on ne comptait guère sur lui... Mais qu’il soit honnête homme, et il ne sera pas de trop dans ce monde... Mais pardon, madame, de vous entretenir ainsi de ma famille ; comme c’est tout ce que j’ai de plus cher, je pense que chacun y prend le même intérêt, et je m’oublie.

LA COMTESSE.

Une famille des enfants ! et moi !...

MARCEL.

C’est bien dommage ! madame est si bonne ! Mais... un second mariage...

LA COMTESSE.

Non, Marcel... l’image de mon époux ne s’effacera jamais de mon cœur.

MARCEL.

L’excellent homme ! il mérite bien qu’on le regrette.

LA COMTESSE, se levant.

J’ai à vous reprocher une faute envers sa mémoire, mon cher intendant ?

MARCEL, effrayé.

À moi, madame !

LA COMTESSE.

Pourquoi n’avoir pas continué de payer les pensions que faisait M. le Comte ?

MARCEL, se rassurant.

Madame m’excusera, mais n’ayant pas reçu d’ordre à cet égard...

LA COMTESSE.

Pensiez-vous que je me serais refusée à les reconnaître ?

MARCEL.

Mille pardons, madame... mais je ne pouvais pas deviner vos intentions, et je ne suis point accoutumé à agir sans ordres.

LA COMTESSE.

Ces pauvres gens ont dû souffrir de ce retard.

MARCEL.

Cela ne me regarde pas.

LA COMTESSE.

Comment ! vous, Marcel ! tant de dureté.

MARCEL.

Je ne disposerai jamais du bien de madame ; je puis donner ce qui m’appartient...

LA COMTESSE.

Que voulez-vous dire ? Auriez-vous de votre argent... servi ces pensions ?

MARCEL.

Madame me pardonnera ; mais je n’ai pas cru faire mal.

LA COMTESSE.

Digne vieillard !

MARCEL.

Au reste, l’argent est tout compté ; et si madame l’ordonne, je vais le distribuer.

LA COMTESSE.

Sans doute, mais vous commencerez par reprendre vos avances ; je confirme toutes les donations faites par mon mari... Il m’a laissée son héritière, et je n’abandonnerai pas la plus belle part de sa succession... Parmi ses papiers j’ai remarqué celui-ci, il porte cette inscription : Note très importante ; il concerne une personne nommée Rosine.

MARCEL, vivement.

En vérité, madame... cette bonne Rosine !

LA COMTESSE.

Pouvez-vous me donner quelques renseignements sur cette personne ?

MARCEL, avec réserve.

Elle était aimable, douce, modeste... Qui aurait pu penser... ? M. le Comte n’a donc jamais parlé de cette jeune fille à madame ?

LA COMTESSE.

Une jeune fille ! non... Seulement à ces derniers moments il me remit cette lettre ; puis, voulant sans doute m’en indiquer l’usage, il ajouta : Marcel peut seul... mais les forces lui manquèrent, il me serra la main, et cessa de vivre... Cette note rappelle qu’on lui faisait une pension considérable, dont les arrérages sont accumulés depuis huit ans. Si cette Rosine n’existait plus, et qu’elle eût laissé un enfant, cette rente lui reviendrait, outre un capital réservé.

MARCEL.

Pauvre Rosine !... M. le Comte a voulu réparer des torts... Je reconnais bien là son cœur !

LA COMTESSE.

Quelle est donc cette Rosine ?

MARCEL.

Madame m’excusera, mais je ne saurais lui dire...

LA COMTESSE.

Cependant vous la connaissez ?

MARCEL.

Je l’ai connue, oui, madame... mais depuis huit ans, ni mon maître, ni moi, nous n’avons pas entendu parler d’elle.

LA COMTESSE.

Ah !... Savez-vous si elle existe encore ?

MARCEL.

Hélas ! je l’ignore.

LA COMTESSE.

Et à quel titre obtint-elle de mon époux cette pension... si expressément recommandée ?

MARCEL.

Je prie madame de me pardonner ; mais je ne saurais lui répondre là-dessus.

LA COMTESSE.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

MARCEL, avec fermeté.

Je dois faire observer à madame que M. le Comte ne lui a jamais parlé de cette personne, et que probablement il désirait...

LA COMTESSE.

Monsieur Marcel, vous êtes bien scrupuleux ! comment remplir les intentions de mon mari sans savoir... ?

MARCEL.

M. le Comte m’a nommé en présentant cette lettre à madame.

LA COMTESSE.

Eh bien ?

MARCEL.

Si madame veut m’en charger, je ferai en sorte de découvrir...

LA COMTESSE.

Non, mon cher intendant ; cette lettre restera entre mes mains jusqu’à ce que celle à qui elle est adressée me soit connue... Réfléchissez, et voyez s’il est en votre pouvoir de me dévoiler ce mystère.

MARCEL.

Je ne puis obéir à madame... Madame a vérifié mes comptes, veut-elle les approuver ?

LA COMTESSE.

Ceci ne presse pas, et nous avons le temps de nous en occuper.

MARCEL.

Avec des cheveux blancs on est toujours pressé ; le vieil intendant peut partir d’un instant à l’autre, il faut que ses livres soient à jour.

LA COMTESSE.

Si votre repos dépend de cette formalité...

Elle signe. Voyant un livre que Marcel prépare.

Qu’est-ce encore ?

MARCEL.

Ceci aura son tour... Je remettrai d’abord à madame ces cinq cents louis formant un mois de ses revenus, les frais, dépenses, appointements de sa maison prélevés...

LA COMTESSE.

Laissez-les sur cette table.

MARCEL.

Je prierai ensuite madame de vouloir bien me donner quittance sur ce livre.

LA COMTESSE.

Encore !

MARCEL.

C’est un usage auquel M. le Comte et ses ancêtres n’ont jamais dérogé.

LA COMTESSE.

Il n’y a rien à dire à cela. De si vieux usages doivent être respectés !

Elle signe.

MARCEL.

Les vieux usages font les vieilles maisons... Madame n’a plus rien à m’ordonner ?

LA COMTESSE.

Rien... que de songer à cette Rosine.

Marcel salue et sort.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, seule

 

C’était une jeune fille !... Et ce vieillard en fait l’éloge ; il en parle en versant des larmes ! Jamais Édouard ne m’a dit un seul mot qui pût me faire soupçonner cette liaison... Il l’a aimée... Il l’aimait encore... ! Quelque créature artificieuse qui l’avait attiré dans ses pièges... Non, non, elle avait des vertus la femme dont il a conservé le souvenir jusqu’au tombeau... Comme le cœur me bat ! Je sens que la jalousie y règne encore... et pourtant l’objet de mes craintes n’existe plus... Que je voudrais la connaître, celle qui possédait le cœur de mon époux... Cette lettre pourrait m’en donner les moyens... Quelle pensée !... Violer le dépôt d’Édouard... ce dépôt qu’accompagna son dernier soupir... Oh ! non... je le rendrai comme je l’ai reçu.

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, JULIE

 

JULIE, tenant un écrin.

Ah ! madame, voyez donc les belles choses !

LA COMTESSE.

Que m’apportes-tu là ?

JULIE.

La plus magnifique parure !... les plus brillantes pierreries... C’est comme le soleil... plus je les regarde, et moins je les vois.

LA COMTESSE.

Qui t’a remis cela ?

JULIE.

Ce fameux bijoutier, chez qui madame a été hier.

LA COMTESSE.

J’ai assez de parures, Julie.

JULIE.

Veuillez seulement les regarder... Quels diamants, quels feux ils jettent !

LA COMTESSE.

Oui... ils sont beaux... Combien le bijoutier en demande-t-il ?

JULIE.

Vingt mille écus... Cela ne me semble pas cher.

LA COMTESSE.

Tu peux lui reporter... je ne mettrai pas une telle somme à des bijoux.

JULIE.

Le bijoutier prétend cependant que cela ne peut convenir qu’à la comtesse de Villecresne.

LA COMTESSE.

Ah ! il a dit cela ?... Vraiment ces diamants sont beaux... mais c’est trop... Ah ! Julie, combien de familles subsisteraient avec cette somme, que de larmes elle essuierait !

JULIE, vivement.

Le bijoutier a une nombreuse famille, elle vit du fruit de son travail et de son commerce, et s’il ne trouvait pas à placer un objet aussi important, ses pauvres enfants seraient bien à plaindre.

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! mademoiselle, avec quel zèle vous prenez ses intérêts. Ah ! je vois la source de votre éloquence... Cette bague...

JULIE.

Cette bague ?... C’est singulier !... Je ne l’avais pas vue... Il me l’aura glissée à mon insu... Si madame voulait permettre, je lui essaierais ce bandeau... Ah ! que cette parure vous irait bien ? Que ne sommes-nous venues plus tôt à Paris... Nous ne vivions pas dans votre vieux château ! Quel effet madame va produire à sa présentation à la cour ! une veuve de vingt ans, jolie, riche, et comtesse !

LA COMTESSE.

Julie, cessez ces folies... Mes chevaux sont-ils attelés ?

JULIE.

Oui, madame.

LA COMTESSE, à part.

Je vais voir le notaire de mon mari, peut-être m’apprendra-t-il ce que je désire.

JULIE.

Madame ne prend point d’argent... Elle a épuisé sa bourse hier chez ce pauvre homme.

LA COMTESSE.

Donne-moi quelques louis.

Julie ouvre le sac que Marcel à apporté, y prend une poignée d’or qu’elle met dans la bourse de la comtesse et laisse le sac ouvert sur la table.

Écoutez, Julie ; je connais votre attachement pour moi, je vais vous charger d’une commission délicate.

JULIE

Certainement madame peut compter sur ma discrétion, ma prudence.

LA COMTESSE.

Il faut arracher à Marcel un secret que j’ai le plus grand intérêt à connaître.

JULIE.

Je ferai mon possible pour réussir, et je serais bien étonnée si je n’y parvenais pas.

LA COMTESSE.

Venez ; en allant à ma voiture, je vous expliquerai ce dont il s’agit.

JULIE, tandis que la comtesse se dirige vers la porte du fond.

L’écrin est placé ! je vais recevoir une confidence... Excellente journée ! voilà ma place qui devient bonne.

La comtesse sort, elle la suit.

 

 

Scène VIII

 

ANATOLE, seul

 

On entend d’abord du bruit dans la cheminée, puis le refrain de la chanson d’Anatole ; enfin il paraît, il est tout barbouillé de suie.

Ouf ! me voilà en bas !... Ces cheminées d’hôtels sont aussi hautes et aussi noires que nos montagnes... Je suis dans cette belle chambre par laquelle il m’avait recommandé de finir, M. l’Intendant... C’est il beau ici !... Dans nos petits greniers, nous sommes gais et contents, nous autres... Ceux qui demeurent là-dedans çа doit être bien autre chose, ils doivent chanter toute la journée.

Il se voit dans la Psyché, et recule effrayé.

Hé ! qui est là ?... Tiens ! c’est moi... Comme je suis noir, je me suis fait peur... Ô mon Dieu ! je te remercie de m’avoir donné un bon oncle qui m’a appris son état... mais être toujours noir comme ça, c’est bien désagréable aussi. Eh bien ! qu’est-ce que je dis donc là ? Ah ! fi ! Anatole ! c’est ça qui nourrit ta mère, tu ne dois pas en rougir... Ah ! les belles pierres, comme elles reluisent !... Ça, c’est de l’or ; ça s’appelle des louis... Je connais ça moi... parce qu’un jour maman en a rapporté un à la maison, pour de la broderie qu’elle avait faite... Elle était si contente !... Elle avait travaillé plus d’un mois... Ah ! si j’en avais eu quelques-uns quand nous étions si malheureux, ma pauvre mère si malade !... Mais bah ! ne pensons plus à tout cela ; elle se porte bien, nous sommes chez mon oncle, je travaille. Allons, allons... Dépêchons-nous de rentrer... Un baiser de ma mère vaut mieux pour moi que toutes ces belles choses.

Il prend son sac et sort.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une salle attenante à la boutique de Bernard. Au fond, une porte vitrée, au travers de laquelle on aperçoit des poêles de faïence, de fonte, etc. ; de chaque côté, des portes donnant dans l’intérieur. À droite, une table sur laquelle sont les livres de commerce de Bernard. À gauche, une autre table plus petite, sur laquelle est une corbeille contenant des ouvrages de femme.

 

 

Scène première

 

BERNARD, seul

 

Au lever du rideau, il est assis près de la table à droite, ses livres sont devant lui ; il écrit.

Trois journées chez M. Lambert, rue de Choiseul : neuf francs. Avoir fourni au même un poêle de faïence : quatre-vingt-dix francs. Aujourd’hui, chez... Eh bien ! j’ai oublié de m’informer du nom de cette dame, dans cet hôtel, rue de la Chaussée-d’Antin. C’est égal, il faut que le petit y retourne demain, il le demandera.

Il se lève.

L’ouvrage reprend un peu... tant mieux, ma foi !... j’en avais besoin ; le retour de ma sœur et de son fils m’a gêné... j’ai contracté des dettes... on commençait à crier... mais je vais sortir d’embarras, grâce à ce surcroît d’occupation et à l’échéance de la petite rente, que me produisent les vingt mille francs que j’ai placés... J’aurais bien pu y toucher ; mais je de viens vieux, mes forces diminuent... Bientôt... peut être même... ma femme... ma fille... il faudra les quitter... Au moins je me console en pensant que je leur laisserai quelque chose.

Il s’essuie les yeux, et se remet à la table.

Achevons mes comptes... deux et trois font cinq...

 

 

Scène II

 

BERNARD, MADAME BERNARD, LOUISE

 

Bernard est assis devant la table, Louise entre après sa mère, par la porte à droite ; elle porte une écuelle, la pose devant son père, et va s’asseoir auprès de la petite table à droite.

BERNARD, comptant.

Cinq et sept... font douze... et huit font vingt.

MADAME BERNARD.

Voici ta soupe, notre homme.

BERNARD.

Merci, femme... Et cinq font vingt-cinq... et sept...

MADAME BERNARD.

Tu es revenu bientôt, aujourd’hui.

BERNARD.

Trop tôt pour t’écouter.

MADAME BERNARD.

Il a déjà de l’humeur.

BERNARD.

Ne vois-tu pas que je relève mes comptes. Vingt cinq et sept...

MADAME BERNARD.

Prends ça pendant que c’est chaud.

BERNARD.

Laisse-le là... Vingt-cinq et sept, trente-deux, et neuf...

MADAME BERNARD.

Elle se refroidira.

BERNARD.

Si tu pouvais le taire... Trente-deux et neuf...

MADAME BERNARD.

Me taire !... toujours me taire !...

BERNARD.

Voilà que tu recommences ?

MADAME BERNARD.

Et toi tu ne fais que gronder, matin et soir.

BERNARD.

Ma femme !

MADAME BERNARD.

Et sans raison, sans motif !

BERNARD.

Madame Bernard !

MADAME BERNARD.

Dès qu’on veut parler un peu, voilà comme il est avec moi, avec sa fille... elle ne peut pas dire un mot la, pauvre enfant !

BERNARD, se levant.

Ma fille n’a-t-elle rien de mieux à faire qu’à bavarder ?... Qu’elle couse, qu’elle tricote... Quand elle sera mariée, elle jasera... si cela amuse son mari.

MADAME BERNARD.

Qu’elle couse ! qu’elle tricote ! belle occupation ! Quel mari trouvera-t-elle avec ça ? un ouvrier !

BERNARD.

Écoute, femme, nous allons nous fâcher, si tu touches ce chapitre-là... Hé ! que j’aurais mieux fait de rester avec vous autres dans notre petite ville !... Vous n’aviez pas de tentations, là !... Mais Paris vous tourne la tête... Va, femme, je te le répète, Louise épousera un ouvrier.

MADAME BERNARD.

Hem ! quel entêtement !

BERNARD.

Un ouvrier, te dis-je, qui saura bien son métier, qui nourrira sa femme et ses enfants du fruit de son travail, et avec qui elle ne manquera de rien tant qu’il pourra remuer les bras... Je sais bien que depuis que notre sœur, qui a été élevée dans un château par une grande dame, est revenue avec nous, ça t’a donné des idées nouvelles ; mais ça n’a pas changé les miennes, tout au contraire.

MADAME BERNARD.

Si elle j’entendait, cette chère Rosalie, une si bonne et si digne femme !

BERNARD.

Sans doute, c’est bon, c’est honnête ; mais tu vois où l’ambition et c’te brillante éducation peuvent mener une honnête femme. Son mari... il y a huit ans qu’on n’en entend plus parler

MADAME BERNARD.

Elle a du moins cette consolation, que c’était un homme comme il faut.

BERNARD.

Oui ! belle consolation.

MADAME BERNARD.

Je voudrais cependant bien savoir ce qu’il était.

BERNARD.

Cela ne te regarde pas... Elle n’a pas voulu me le nommer... Corbleu ! si je l’avais connu !... si j’avais été là dans le temps, bien des choses ne seraient pas arrivées.

MADAME BERNARD.

Quand le mal est fait...

BERNARD.

Il faut le réparer : aussi l’ai-je été chercher dès que je l’ai sue malheureuse. Sœur, lui ai-je dit, c’est fini, je ne t’en veux plus ; viens avec nous, et surtout ne parlons jamais de tout cela... Oui, oui, ma Louise, apprends à conserver ce que gagnera ton mari, et tu en sauras assez. Mais où diable est donc ma sœur ?

LOUISE.

Dans sa chambre, mon père.

MADAME BERNARD.

Peut-être ne viendra-t-elle pas.

BERNARD.

Eh ! pourquoi ?

MADAME BERNARD.

Tu l’as tellement brusquée hier... Elle n’est pas accoutumée à ces manières-là.

BERNARD.

Il faudra bien qu’elle s’y accoutume. Je n’aime pas ces péronnelles auxquelles on ne peut pas dire un mot.

LOUISE.

La voici, mon père.

 

 

Scène III

 

BERNARD, MADAME BERNARD, LOUISE, ROSALIE

 

BERNARD.

Eh bien ! vous voyez bien, vous autres, qu’elle est plus raisonnable que vous ne pensiez ! Sœur, ma femme disait que tu ne viendrais pas, parce que je t’ai un peu brusquée hier.

À Rosalie.

ROSALIE.

Ma sœur s’est trompée... Je sais trop ce que je te dois, mon frère, mon seul appui, le protecteur de mon enfant. Ah ! tu ne peux jamais me fâcher.

BERNARD.

C’est qu’aussi je ne le veux jamais. Tiens, ma sœur, je t’en prie, ne parle jamais de livres, de musique, et de toutes ces autres niaiseries devant Louise... C’est ma seule joie que ma fille ; vois-tu bien, si tu venais lui mettre en tête d’apprendre tout cela, nous nous brouillerions, je t’en avertis.

ROSALIE.

Je t’obéirai, mon frère.

MADAME BERNARD, bas à Rosalie.

Laissez-le dire, nous n’en ferons pas moins à notre fantaisie.

Louise, pendant la scène, se lève plusieurs fois et va regarder au fond.

BERNARD.

Qu’as-tu donc, Louise ? Tu ne peux rester un instant tranquille.

LOUISE.

Je regarde si Anatole ne revient pas.

ROSALIE.

Anatole n’est pas rentré ?

BERNARD.

Oh ! il a de l’ouvrage aujourd’hui !

MADAME BERNARD.

Comme cette vilaine suie gâte sa petite figure, qui était si jolie ! Pauvre petit ! c’était né pour toute autre chose !

BERNARD.

Silence, femme !

ROSALIE.

Ma chère sœur, je ne voudrais pas que mon fils vous entendît parler ainsi, vous feriez son malheur.

BERNARD, à Rosalie.

Et toi, il fallait garder ton secret, si tu voulais que ton fils ne l’apprît pas.

MADAME BERNARD.

Ce n’est pas de moi qu’il le saura ; mais son sang parlera.

BERNARD.

S’il ne connaît sa naissance que par là... je suis bien tranquille.

ROSALIE.

Tout ce que je désire, c’est que son sang lui apprenne à être, comme son second père, honnête homme.

Elle serre la main de Bernard.

BERNARD, gaiement.

Honnête homme ! Voyez le beau mérite ! Il n’y a que les coquins qui ne sont pas d’honnêtes gens.

Il se remet à table et mange sa soupe.

LOUISE.

Le voici ! le voici !

 

 

Scène IV

 

BERNARD, MADAME BERNARD, LOUISE, ROSALIE, ANATOLE

 

ANATOLE.

Bonsoir, mon oncle, ma tante... Bonsoir, ma bonne mère.

LOUISE.

Et moi, tu ne me dis rien ?

ANATOLE.

Comment va, petite cousine ?

Il embrasse tout le monde.

MADAME BERNARD.

Comme il serait gentil sans cette vilaine...

Bernard la regarde, elle se tait.

ROSALIE.

As-tu bien travaillé, mon fils ?

ANATOLE.

J’ai fait tout ce que mon oncle m’avait commandé.

BERNARD.

C’est bien, ça.

ANATOLE.

Et puis, tandis que je revenais le sac sur le dos, en criant comme m’a appris mon oncle : Ah ! ramoner la cheminée... j’ai été appelé dans deux maisons. Voici l’argent que j’ai reçu.

BERNARD.

Oh ! oh ! mon garçon, garde ca, c’est ton profit !

ANATOLE.

Grand merci, mon oncle... Tiens, maman.

Il lui donne l’argent.

BERNARD.

Du tout, du tout... Ta mère n’a pas besoin de toi.

ANATOLE.

Elle n’a pas besoin de moi ?

ROSALIE.

Cher enfant !

BERNARD.

Certainement ; ne suis-je pas là ? me comptes-tu pour rien ?

ANATOLE.

Elle refuserait le premier argent que j’ai gagné ?...

ROSALIE.

Mon frère ! mon fils ! que vous me rendez heureuse !

ANATOLE.

Ma mère, tu le prendras, n’est-ce pas ?

ROSALIE.

Oui, mon fils.

BERNARD.

Brave garçon !

MADAME BERNARD.

Ça vous a un cœur !

LOUISE.

Bon petit Anatole !

BERNARD.

Ah ! ça, avant que la journée soit finie, Anatole, tu vas achever de nettoyer ce poêle qui est dans la boutique.

ANATOLE.

Oui, mon oncle.

BERNARD.

Moi, pendant ce temps-là, j’irai à deux pas d’ici, chez M. Dubreuil, ce gros banquier de la rue d’Hanovre, chez qui j’ai mon argent, toucher la petite rente qu’il me produit... Nous avons besoin de ça.

MADAME BERNARD.

Oui, oui... Tu as raison, notre homme ; j’ai tout plein d’emplettes à faire.

BERNARD.

Là ! encore des emplettes à faire ; toujours la même chanson.

MADAME BERNARD, bas à son mari, Louise s’avance, écoute et fait voir qu’elle a entendu.

C’est après demain la fête de notre fille, mon ami, il faut bien lui faire un petit cadeau... J’ai envie de lui donner un joli châle de laine et une belle robe de petit taffetas.

BERNARD.

Ne lui donne pas de vanité, voilà tout ce que je te demande.

À Anatole qui caresse sa mère.

Allons, Anatole, à la boutique.

Il sort, Anatole le suit.

 

 

Scène V

 

LOUISE, ROSALIE, MADAME BERNARD

 

MADAME BERNARD.

Et vous, Louise, débarrassez tout cela.

LOUISE.

Oui, ma mère.

À part.

Il ne faut pas la fâcher aujourd’hui... J’ai entendu ce qu’elle disait là tout à l’heure à mon père.

À sa mère qui la regarde.

Oui, maman, v’là que j’y vas.

Elle prend la soupière et sort.

MADAME BERNARD, à Rosalie, qui est assise près de la table à gauche, et brode.

Elle est gentille, n’est-ce pas ? Quel dommage que son père ne veuille pas entendre parler d’une éducation un peu soignée... La danse, la musique, la broderie... C’est si comme il faut ! Je vais courir tous les marchands, entrer dans tous les magasins des boulevards, depuis la petite Jeannette jusqu’au serment des Calicots ; je veux qu’elle ait la plus jolie robe... Sans adieu, ma sœur.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

ROSALIE, seule

 

Pauvre femme ! comme elle s’abuse ! Ô mon frère ! tu as bien raison : un pas fait hors de la sphère dans laquelle nous sommes nés, et nous sommes entraînés bien loin !... Tes desseins seront secondés, et jamais Anatole ne se doutera qu’il était né pour un sort plus brillant que celui que lui destine ta bonté paternelle.

 

 

Scène VII

 

ROSALIE, BERNARD, VERDIER

 

Ils entrent par le fond.

VERDIER.

Parbleu, monsieur Bernard, je vous ai trouvé là à point nommé ; vous alliez, dites-vous, chez M. Dubreuil ?

BERNARD.

Oui, monsieur.

VERDIER.

Je connais l’affaire qui vous y appelait, et c’est précisément elle qui m’amène ici.

BERNARD.

Il m’apporte mes intérêts... C’est bien honnête de sa part.

VERDIER.

Mais je désirerais être seul avec vous.

BERNARD.

Oh ! c’est ma sœur, et nous pouvons parler devant elle.

VERDIER.

Non, je vous en prie...

BERNARD.

Si vous le voulez absolument... ma sœur, laisse-nous.

Rosalie sort.

 

 

Scène VIII

 

BERNARD, VERDIER

 

BERNARD.

Que de cérémonies pour compter quelques écus !... Maintenant, monsieur, je suis à vous ; si vous vouliez vous asseoir ?

VERDIER.

Je vous remercie, nous autres nous sommes si sou vent assis, que nous ne sommes pas fâchés de nous tenir un peu debout.

BERNARD.

Et nous autres, nous sommes si souvent sur nos jambes, que nous ne sommes pas fâchés de nous asseoir un peu.

Il s’assied.

Je pense que vous êtes venu pour m’apporter l’intérêt de mon argent de la part de M. Dubreuil.

VERDIER.

Au contraire, monsieur Bernard.

BERNARD, effrayé.

Comment, au contraire !

VERDIER.

Je suis Verdier, agent d’affaires...

BERNARD.

Agent d’affaires ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Un avocat ?

VERDIER.

Non.

BERNARD.

Un notaire ?

VERDIER.

Oh ! non.

BERNARD.

Un huissier ?

VERDIER.

Encore moins.

BERNARD.

Un agent de change, peut-être ?

VERDIER.

Pas davantage, et c’est assez difficile à vous expliquer : un agent d’affaires, voyez-vous, est une espèce d’avoué marron, qui fait de la procédure et du commerce ; c’est un état mixte qui tient à la robe et qui touche aux finances... Je ne sais si je me fais comprendre ?...

BERNARD.

Mais oui... à peu près... vous prenez des deux mains, et vous mangez à deux râteliers.

VERDIER, avec un rire forcé.

Hé ! hé ! l’expression est singulière !

BERNARD.

Au reste, puisque vous ne venez pas m’apporter ma rente, comment savez-vous que j’ai de l’argent placé ?

VERDIER.

Est-ce que tout ne nous passe pas par les mains, à nous autres ?

BERNARD.

Ah ! mon Dieu ! si mon argent y passe, il y restera, c’est sûr.

VERDIER.

Je suis bien fâché, mon cher monsieur Bernard, d’être obligé de vous annoncer une fâcheuse nouvelle.

BERNARD.

Là, quand je le disais !

VERDIER.

Mais il faut savoir supporter ce qu’on ne peut empêcher.

BERNARD.

Eh bien !... quoi donc ?

VERDIER.

Qui aurait pensé cela ?... Une maison si solide... un crédit immense ! Oh ! vous aviez fait preuve de prudence en lui confiant vos fonds.

BERNARD.

Parlerez-vous, enfin, monsieur ?

VERDIER.

Ne vous effrayez pas.

BERNARD.

Monsieur, Joseph Bernard ne s’effraie jamais que d’une mauvaise action ; au fait, je vous prie, que venez-vous m’apprendre ?

VERDIER.

Eh ! bien donc, monsieur Bernard, je viens vous dire que M. Dubreuil s’est vu réduit à manquer.

BERNARD.

Comment, manquer ?

VERDIER.

Les temps sont si durs, les choses si chères... des spéculations malheureuses, une maison à tenir... Et puis il faut vivre.

BERNARD.

Et M. Dubreuil ?...

VERDIER.

A peut-être un peu trop bien vécu.

BERNARD, atterré.

Je vous entends à présent... M. Dubreuil a manqué d’ordre, a manqué de conduite, a manqué de probité, et il manque à ses engagements, il fait banque route.

VERDIER.

Avec ces gens-là il faut toujours appeler les choses par leur nom... Eh ! bien, oui, monsieur.

BERNARD, se levant.

Le coquin !... le fripon !

VERDIER.

Doucement, monsieur Bernard... n’insultez pas mon client... il est en règle... c’est moi qui ai dirigé ses affaires et je vous défie de trouver une banqueroute mieux faite, plus conforme à la loi.

BERNARD.

Ne croyez pas que cela se passe ainsi... Je cours.

VERDIER.

Où donc ?

BERNARD.

Trouver la justice, faire arrêter ce misérable...

VERDIER.

Eh ! mon cher monsieur, vous vous y prenez trop tard.

BERNARD.

Comment ! le scélérat ?...

VERDIER.

L’infortuné M. Dubreuil est en Belgique depuis trois jours.

BERNARD.

Il est sauvé !... mais ses biens, ses effets ?

VERDIER.

Tout est sous les scellés, à la requête de sa femme... C’est elle qui m’envoie ici.

BERNARD.

Ah !

VERDIER.

Oui... Elle vous fait bien des compliments.

BERNARD.

Des compliments ! à moi ! que son mari a volé !

VERDIER.

Eh ! mon Dieu, du sang-froid !

BERNARD.

Cela vous est bien aisé à dire.

VERDIER.

À quoi sert le bruit ?... Ne vous ai-je pas annoncé ce malheur avec toute la douceur possible ?

BERNARD.

Qu’on vienne vous dire, avec toute la douceur possible, « Mon ami, ta maison brûle, » vous ne verrez pas la mine, vous ne verrez que le feu. Oh ! le coquin ! le voleur !

VERDIER.

Toutes vos injures ne changeront rien à l’affaire... il vaut mieux chercher à y remédier.

BERNARD.

Au fait, vous ayez raison.

VERDIER.

Écoutez donc ce que j’ai à vous proposer de la part de madame Dubreuil, vous verrez qu’elle s’occupe de vos intérêts.

BERNARD.

Je vous écoute.

VERDIER.

Cette respectable dame ayant apporté en dot à son mari une somme de cinq cent mille francs, et ce que laisse M. Dubreuil n’en faisant pas la moitié, avait droit à s’emparer de tout.

BERNARD.

Et les créanciers ?

VERDIER.

Ils auraient eu le reste.

BERNARD.

Corbleu ! mari et femme sont donc ?...

VERDIER.

Deux époux fort unis dans leur ménage ; mais du reste séparés de biens... Cependant, par pure générosité, et par égard pour les personnes qui ont eu confiance en son époux, madame Dubreuil s’est décidée à sacrifier une partie de ce qui lui revient aux termes de la loi.

BERNARD.

C’est très bien, ça !

VERDIER.

N’est-ce pas ?

BERNARD.

Vous auriez dû me le dire plus tôt, je n’aurais pas pesté contre cette brave femme.

VERDIER.

Ainsi, nous pourrons nous entendre ?

BERNARD.

C’est tout entendu... Voici mon titre.

Il cherche dans son portefeuille.

VERDIER.

Vous avez raison... il faut toujours accepter ce qu’on offre... Elle vous donnera donc deux mille francs.

BERNARD.

En à compte ?

VERDIER.

En paiement, et vous lui donnerez quittance totale et définitive.

BERNARD.

Deux mille francs pour vingt mille !

VERDIER.

Sans doute, dix pour cent.

BERNARD.

Et vous osez venir offrir ça à un honnête homme !... Monsieur l’agent d’affaires, croyez-vous que je l’ai volé cet argent-là ?... Deux mille francs pour vingt mille !

VERDIER.

En vérité, mon cher, c’est une offre très honnête... demandez...

BERNARD.

Comment, coquin, honnête !... Je ne veux rien... gardez tout... ça ne vous profitera pas... mais Dieu ne m’abandonnera pas... Et vous, monsieur, sortez, vous et vos messages.

VERDIER.

C’est ainsi que vous prenez mes avis ! Vous vous fâchez avec moi ! vous avez tort, monsieur Bernard... Je puis vous être utile... tenez, j’ai entre les mains, dans ce moment-ci, un petit jeune homme à qui je prête vingt mille francs, cinq mille en espèces et quinze mille en marchandises... Si vous aviez été raisonnable, j’aurais pu vous placer là une bonne douzaine de poêles...

BERNARD.

Sortez, vous dis-je, tandis que je suis encore maître de moi... car je ne répondrais pas...

VERDIER.

Adieu donc, mon cher... Si vous avez jamais besoin d’arranger vos affaires, je me recommande à vous. Serviteur.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

BERNARD, seul

 

Il tombe sur une chaise.

Ruiné !... totalement ruiné !... et des dettes... et une famille à faire subsister... Je n’ai jamais aimé l’argent plus qu’il ne faut, mais j’avais gagné celui-là si durement... et le perdre tout d’un coup ! ça fait un mal !... C’est égal, j’aime mieux être le pauvre Bernard que ce fripon de banquier... Voler le fruit des sueurs d’un malheureux... je n’aurais pas un instant de repos !... Comment dire ça à madame Bernard ? Où sont-ils donc tous ?... ils me laissent seul... Je suis bien aise pourtant qu’ils ne reviennent pas tout de suite, ils devineraient tout... Et si je pouvais leur épargner ce chagrin, à ces pauvres femmes...

 

 

Scène X

 

BERNARD, ROSALIE

 

Il commence à faire nuit, Rosalie apporte une lumière.

BERNARD.

Ah ! c’est ma sœur !

Il veut se lever.

Les jambes me tremblent tant, que je ne peux pas me lever.

ROSALIE.

Te voilà seul, mon frère ; ce monsieur est parti ?...

BERNARD.

Oui... il est parti... Où est ma femme ?

ROSALIE.

Elle n’est pas encore rentrée.

BERNARD.

Elle est allée faire des emplettes.

ROSALIE.

Mais qu’as-tu donc, mon frère ?... comme tu es pâle !

BERNARD, il se lève.

Moi... pâle !... allons donc.

ROSALIE.

Tu trembles, tu te soutiens à peine.

BERNARD.

J’ai tant travaillé...

ROSALIE.

Non, non, ce n’est pas cela... tu souffres... tu es malade... Mon frère, je t’en prie, tire-moi d’in quiétude.

BERNARD.

Je ne suis pas malade.

ROSALIE.

Quelque malheur t’est arrivé ?

BERNARD.

Ah ! un malheur qui arrive à bien d’autres... J’ai perdu...

ROSALIE.

Quoi !... ce ne seraient pas tes épargnes ?... Ce banquier...

BERNARD.

Il a fait banqueroute... il est en fuite, et mon avoir avec lui.

ROSALIE.

Grand Dieu !

BERNARD.

Et me voilà chargé de dettes, dans la misère !

ROSALIE.

Tu me brises le cœur ! Faut-il que j’augmente encore tes peines.

BERNARD.

Et comment apprendre notre infortune à ma femme, elle qui est allée acheter mille colifichets pour notre fille... Tu sais comme elle est... elle n’aura rien trouvé de trop beau.

ROSALIE.

Je tâcherai de la préparer à cette triste nouvelle.

BERNARD.

Oui, arrange-ça, toi, ma sœur ; moi, je suis accoutumé à brusquer les choses, elle à crier... Je me mettrais en colère... et si cela m’arrivait, j’en serais fâché !

ROSALIE.

Laisse-moi cette triste tâche, mes malheurs m’ont appris à adoucir la douleur des autres.

BERNARD.

Tiens, la voici !... Dieu nous assiste !

 

 

Scène XI

 

BERNARD, ROSALIE, MADAME BERNARD, LOUISE, ANATOLE

 

Madame Bernard entre chargée de paquets ; Louise la suit, Bernard est assis près de la table. Pendant cette scène l’on voit au fond Anatole occupé à nettoyer un poêle ; de temps en temps il interrompt son ouvrage pour écouter.

MADAME BERNARD.

Ah ! j’ai assez couru ! Je suis entrée, je crois, dans vingt boutiques... Dieu ! qu’on fait de jolies choses à présent... on n’a que l’embarras du choix. Si je m’en étais crue, j’aurais tout acheté, moi... mais le père Rabat-Joie aurait grondé... aussi, j’ai été raisonnable.

À Rosalie.

Nous ne lui dirons pas tout. Tiens, regarde-moi ça, est-ce joli ?

Elle déploie un châle.

BERNARD.

C’est bon... c’est bon.

MADAME BERNARD.

Tu as encore de l’humeur.

LOUISE.

Ah ! maman ! pour qui donc ça ?

MADAME BERNARD.

Tu le sauras... Et cette robe : est-ce que je n’ai pas bon goût, ma fille ?

LOUISE.

Oh ! si fait, vraiment, ma mère... Voyez donc, papa.

BERNARD, bas à Rosalie.

Allons, ma sœur... ou j’éclate.

ROSALIE.

Ma sœur... il voit avec peine ces dépenses... Mon frère dit que s’il lui arrivait quelque malheur, on se rait bien fâché de n’avoir rien épargné.

MADAME BERNARD.

Eh mais ! ce n’est pas pour moi, c’est pour notre enfant, pour lui, qui l’aime tant, que je fais tout cela ; vous savez bien, ma sœur, que je ne tiens pas à ces bagatelles, jamais je ne pense qu’à eux. Que le bon Dieu prenne tout ce que j’ai, pourvu qu’il me laisse mon mari et ma fille.

BERNARD, se lève brusquement et se place entre sa femme et sa fille qu’il prend dans ses bras.

Eh bien ! il te les a laissés, mais il a pris tout le reste !

MADAME BERNARD.

Que veux-tu dire ?

BERNARD, à sa fille.

Ma Louise, tes pauvres parents ne te laisseront rien que leur bénédiction et un nom sans reproche.

LOUISE.

Mon père, vous pleurez.

MADAME BERNARD.

Bernard, au nom du ciel, explique-toi.

ANATOLE, s’avançant.

Que se passe-t-il donc ici ?

MADAME BERNARD.

Qu’est-il arrivé ?

ROSALIE.

Ma sœur, du courage.

BERNARD.

Le banquier...

MADAME BERNARD.

M. Dubreuil ?...

ROSALIE.

Est parti.

BERNARD.

Et ne reviendra jamais.

MADAME BERNARD.

Ah ! le coquin !... avec nos épargnes ?

BERNARD.

Les nôtres et celles de bien d’autres aussi confiants que moi... Il t’a emporté ta dot, ma fille !

MADAME BERNARD.

Ah ! mon pauvre homme !... Et moi qui, pendant ce temps...

Elle montre ses paquets ; Bernard est allé s’asseoir à gauche, sa femme et sa fille l’entourent.

LOUISE.

Ne vous affligez pas, mon père, je renonce à tout cela, je travaillerai.

ANATOLE, retenant sa mère sur l’avant-scène.

C’était beaucoup ?

ROSALIE.

Vingt mille francs.

ANATOLE, préoccupé.

Ça fait-il un gros tas de louis d’or ?

ROSALIE.

Oui, sans doute.

ANATOLE.

Si j’en avais jamais autant !

ROSALIE.

Tu voudrais les rendre à ton oncle... cher enfant !

ANATOLE.

Ce serait bien de le faire, n’est-ce pas ?

ROSALIE.

Si tu le pouvais... certainement.

ANATOLE.

Si je le pouvais !

ROSALIE.

N’es-tu pas redevable de tout à ton oncle ?

Elle va se joindre aux autres personnages.

ANATOLE, seul sur le devant.

Oh ! oui... Il l’a soignée dans sa maladie, il l’a recueillie quand je ne pouvais plus que demander l’aumône pour elle... Oui, je lui dois tout.

Il s’agenouille et prie.

Ô mon Dieu ! entends ma prière, fais que je rende à ce bon oncle tout ce qu’il a fait pour nous !

 

 

ACTE III

 

Même décoration qu’au premier acte.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, JULIE, UN VALET

 

Le jour commence à paraître. Le valet porte des flambeaux et les pose sur la table ; la comtesse est en costume de bal.

LA COMTESSE, regardant la pendule.

Cinq heures !

JULIE.

Le temps n’a pas paru long à madame ; c’est tout simple, au milieu de tant d’adorateurs, de tant d’hommages, les heures s’écoulent avec une rapidité !

LA COMTESSE, s’assied.

Je suis excédée de fatigue et d’ennui.

Au valet.

Laissez-nous.

Le valet sort.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, JULIE

 

LA COMTESSE.

Eh bien ! Julie, pendant mon absence, t’es-tu occupée de ce dont je t’avais chargée ?

JULIE.

Madame peut-elle en douter ? Découvrir un secret, pénétrer un mystère ! c’est une tâche trop agréable pour qu’on ne s’en acquitte pas avec zèle et plaisir.

LA COMTESSE, vivement.

Ainsi, tu as fait parler Marcel ?

JULIE.

Lui !... on ferait plutôt parler une statue... C’est un de ces êtres bizarres qui voient tout et ne disent rien ; se croient obligés de garder les secrets qu’on leur confie, et, pour argent ni pour or, ne se permettent la moindre médisance sur leurs maîtres... avec cela vieux et insensible...

LA COMTESSE.

C’est donc sa femme ?

JULIE.

Oh ! sa femme, c’est différent... il y a plaisir ; elle est plus aimable et ne demande pas mieux que de parler ; mais, comme elle ne sait rien, elle n’a rien pu m’apprendre.

LA COMTESSE.

Me voilà fort bien instruite !... Vous êtes d’une maladresse !

JULIE.

La mère Marcel se souvient, il est vrai, d’une Rosine qui était chez la comtesse douairière, élevée par cette dame au château... Elle était, dit-elle, aussi belle que modeste.

LA COMTESSE.

Belle !

JULIE.

Oh ! selon la vieille ; et Dieu sait ce que cette bonne femme nomme beauté !

LA COMTESSE.

Et puis ?

JULIE.

Et puis, elle n’en sait pas davantage, Rosine ayant disparu un matin au grand chagrin de madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Et l’on ignore ce qu’elle devint ?

JULIE.

Absolument... M. le comte en fut longtemps affligé... Il chassa son valet de chambre... ensuite il eut de grands entretiens avec Marcel, mais per sonne ne put en savoir le sujet.

LA COMTESSE.

Je ne sais à quelle pensée m’arrêter.

JULIE.

Je soupçonne, moi, que M. le comte aimait mademoiselle Rosine, et qu’il l’aura fait disparaître.

LA COMTESSE.

Faites-moi grâce de vos conjectures... Si Édouard m’avait trompée !...

JULIE.

Madame veut-elle passer dans sa chambre ?

LA COMTESSE.

En effet, il est temps, je pense...

Julie prend les flambeaux et passe devant la comtesse.

 

 

Scène III

 

ANATOLE, seul

 

La scène reste obscure, le jour paraît au dehors au travers des fenêtres.

Il descend avec précaution de la cheminée, il s’arrête et regarde.

Oui... c’est bien ça... c’est dans cette chambre que j’ai vu hier cet or... je ne me suis pas trompé de route... Et personne ici !... ils dorment... Ah !... l’or et les pierreries, tout y est encore... je les vois qui brillent dans l’obscurité... Ils sont là... sur cette table, comme si personne n’en voulait ; et chez nous l’on est dans la douleur, dans le besoin... Je ne veux pas y toucher... oh ! non, jamais je ne pourrais... Mais combien ils seraient heureux là-bas !... combien je le serais, moi, si je pouvais leur dire : Tenez, mon oncle, ma mère, ne pleurez plus, voilà votre argent.

Il fait un pas.

Si l’on venait, pourtant ?... Ah ! pauvre Anatole ! que penserait-on ? voudrait-on croire que c’est seulement pour implorer leur pitié que tu es venu ? La nuit !... cet or ! Ah ! bon Dieu que deviendrais-je ? C’est alors que ma mère serait tout-à-fait malheureuse... Ah ! sortons... sortons bien vite...

Il veut regagner la cheminée.

 

 

Scène IV

 

ANATOLE, LA COMTESSE, JULIE

 

Elles sortent vivement de la chambre de la comtesse, Julie porte un flambeau.

LA COMTESSE.

N’as-tu pas entendu parler dans ce salon ?

ANATOLE.

Je suis perdu !

Il demeure immobile.

JULIE.

Certainement, madame... j’ai même entendu marcher.

LA COMTESSE.

Voyons ce que cela peut être.

JULIE.

J’ai une frayeur mortelle... Je vais sonner.

LA COMTESSE.

Attendez... nous pouvons nous être trompées.

Elle aperçoit Anatole.

Ah ! qu’est-ce que c’est que cela ?

JULIE.

Ah ! madame, c’est le diable !

ANATOLE, se jetant à genoux.

Pardon ! pardon !... mes bonnes dames... ayez pitié de moi.

JULIE.

C’est fait de nous, madame... il va nous étrangler... nous emporter.

ANATOLE.

Prenez pitié du petit Anatole... J’ai un pauvre oncle... j’ai une pauvre mère.

Il pleure.

JULIE.

Madame... je crois que le diable pleure.

Elle approche la lumière.

LA COMTESSE.

C’est un enfant !... Qui es-tu ?

ANATOLE.

Je suis Anatole.

LA COMTESSE.

D’où viens-tu ?

ANATOLE.

De la cheminée.

JULIE.

Jolie entrée !

LA COMTESSE.

Et qui est-ce qui t’amenait ici ?

ANATOLE.

Madame, cet or.

LA COMTESSE.

Malheureux !

JULIE.

Ah ! le petit voleur... attends, attends, on va te traiter comme tu le mérites.

Elle s’avance vers la sonnette.

ANATOLE, se traînant sur ses genoux.

Grâce... grâce... je n’ai rien pris.

JULIE, voulant le faire lâcher.

Parce que tu n’as pas eu le temps.

ANATOLE.

Non, non... Quand même vous ne seriez pas venues... Ô mon Dieu ! ne croyez pas...

JULIE.

Tu mens.

ANATOLE.

Je ne mens pas... ayez pitié de moi.

JULIE.

Comment, pitié !... un voleur !

Elle tient la sonnette.

LA COMTESSE.

Arrêtez, Julie.

À Anatole.

Relève-toi... Dis-moi, petit, tu étais auprès de cette table... comment savais-tu qu’il y avait de l’or dessus ?

ANATOLE.

Je suis déjà venu hier ici.

JULIE.

Voyez-vous ! Combien as-tu pris ?

Elle va vers la table.

ANATOLE.

Rien oh ! rien, je vous assure... je n’y ai pas touché.

JULIE, qui a regardé l’or et les bijoux.

C’est vrai, madame... tout est là comme je l’ai laissé hier.

LA COMTESSE.

C’est singulier...

À Anatole.

Et pourquoi n’y as-tu pas touché hier ?

ANATOLE.

Parce qu’il ne m’appartient pas.

LA COMTESSE.

Et cependant tu es revenu ?

ANATOLE.

Ah ! madame, lorsque j’ai vu hier cet or, je n’en avais nul désir... Ils étaient joyeux et contents chez nous... Mais, quand je revins à la maison, tout le monde y pleurait ; un méchant homme s’était sauvé, emportant tout l’argent que mon oncle avait gagné avec tant de peine. Leur chagrin me déchirait le cœur... Il a nourri ma mère et moi, me disais-je... et à présent le voilà pauvre... à son tour il n’a plus rien !... plus rien !... Cela est bien triste, madame, de n’avoir plus rien !... J’aurais bien voulu le tirer de peine ; je cherchais quelque moyen... voilà que tout à coup ces pièces d’or me reviennent à l’idée.

LA COMTESSE.

Julie, il m’attendrit.

JULIE, s’essuyant les yeux.

Et moi aussi, madame : il a une petite voix si douce.

ANATOLE.

Je n’avais pas achevé hier tout l’ouvrage que l’on m’avait commandé, je suis revenu avant le jour... Les portes de l’hôtel étaient ouvertes, une voiture venait d’entrer ; je suis monté dans l’antichambre, dont la cheminée communique avec celle-ci. Arrivé dans cette chambre, j’ai bien retrouvé l’or à la même place, mais personne à qui demander de quoi secourir mes pauvres parents.

LA COMTESSE.

Qui est ton père ?

ANATOLE.

Mon père ? 

LA COMTESSE.

Oui.

ANATOLE.

Je n’en ai pas.

JULIE.

Ah !

ANATOLE.

Faut-il donc en avoir un ? J’ai une mère.

JULIE.

C’est bien le moins.

LA COMTESSE.

Comment se nomme-t-elle ?

ANATOLE.

Rosalie.

LA COMTESSE.

Et pas d’autre nom ?

ANATOLE.

Je ne comprends pas... C’est Rosalie, et voilà tout.

JULIE.

Pauvre enfant ! il paraît bien ignorant.

ANATOLE.

Ignorant !... je sais lire, écrire...

JULIE.

Écrire !

LA COMTESSE.

Qui t’a appris cela ?

ANATOLE.

Ma mère... et puis je sais ramoner à présent... mais c’est mon oncle qui me l’a appris, et qui m’apprendra encore bien des choses.

JULIE.

Est-ce aussi lui qui t’apprend à descendre chez les gens la nuit, par la cheminée ?

LA COMTESSE.

Julie !... Qui est ton oncle ?

ANATOLE.

Bernard, le fumiste de la rue de la Michaudière. Ah ! si vous le connaissiez ! il est si bon !...

LA COMTESSE.

Je veux le connaître...

À Julie.

Faites venir Marcel.

ANATOLE.

Oh ! non, non, personne... Laissez-moi partir sans qu’on me voie... je vous en supplie.

Il tombe à genoux.

LA COMTESSE.

Tu n’as rien à craindre... ton bon cœur, ta franchise, m’ont touchée... Je veux te protéger.

ANATOLE.

Ah, madame ! que vous êtes bonne !

Il veut prendre sa main et la baiser.

JULIE.

Veux-tu bien te reculer avec tes vilaines mains noires.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, ANATOLE

 

LA COMTESSE.

Je vais te laisser avec mon intendant ; c’est un brave homme qui aura bien soin de toi, et qui plus tard te reconduira chez tes parents.

ANATOLE.

Ah ! laissez-moi partir ; à la maison on ne sait pas que je suis sorti ; quand ils ne vont pas me voir, ils seront dans une inquiétude... Et ma mère...

LA COMTESSE.

La douleur de tes parents t’avait amené ; tu voulais l’apaiser... par une faute, peut-être ?...

ANATOLE.

Non, madame, je n’aurais jamais pu, je vous l’assure.

LA COMTESSE.

Mets un terme à leur infortune, sans avoir de reproches à te faire, prends cet or et donne-le à ta mère.

Elle donne un rouleau de louis.

ANATOLE, hors de lui.

Quoi ! c’est pour elle ?... Ah ! madame... Ma mère ! mon oncle !... comme ils seront joyeux !

 

 

Scène VI

 

ANATOLE, LA COMTESSE, MARCEL, JULIE

 

LA COMTESSE.

Venez, Marcel ; voilà un petit hôte que je confie à vos soins.

MARCEL.

Dieu me pardonne, c’est le petit ramoneur !

ANATOLE.

Qui a si bien travaillé et si bien chanté hier.

JULIE.

Et qui profite de l’obscurité pour rendre ses visites.

MARCEL.

Comment ! un voleur ! si jeune !

ANATOLE.

Non, monsieur... je n’ai rien pris, rien pris du tout.

En se débattant il laisse tomber les louis.

MARCEL.

Eh ! qu’est-ce que je vois là ! je ne me trompe pas, ce sont des louis d’or.

LA COMTESSE.

Oui, Marcel, vous ne vous trompez pas.

MARCEL.

Madame m’excusera, mais il est fort singulier...

LA COMTESSE.

Point de réflexions, mon cher Marcel, il est grand jour, les boutiques sont ouvertes, procurez-lui des habits et renvoyez-le moi.

MARCEL.

J’obéis à madame... mais il n’est pas moins fort singulier... Il ne me convient pas de m’opposer aux ordres de madame... j’obéis... Allons, viens-toi... Madame m’excusera, mais c’est très singulier.

JULIE, à Anatole.

Va te débarbouiller, petit diable ! nous verrons après qui tu es.

Marcel emmène Anatole.

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, JULIE

 

JULIE.

Madame va-t-elle enfin se reposer ?

LA COMTESSE.

Non... L’émotion que m’a fait éprouver cet enfant a éloigné le sommeil.

JULIE.

Madame va donc garder ce petit drôle ?

LA COMTESSE.

Je le reconduirai chez sa mère... Je veux connaître sa famille ; et si, comme je le crois, elle mérite l’intérêt qu’elle m’inspire déjà, je réparerai ses malheurs... Reste ici... tu m’avertiras lorsqu’il sera prêt.

Elle rentre chez elle.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, seule

 

Allons, voilà qui ne tourne pas mal pour le petit ramoneur... il est bien heureux de s’en être tiré comme ça... mais madame est si bonne... Ma foi il est bien gentil, et ç’aurait été dommage qu’il fût coupable.

 

 

Scène IX

 

JULIE, ROSALIE

 

Rosalie entre vivement et regarde partout d’un air égaré.

JULIE.

Que veut cette femme ?

ROSALIE.

On m’a dit qu’il était ici.

JULIE.

Qui cherchez-vous, madame ?

ROSALIE.

Mon fils, mon cher enfant... Il est sorti ce matin ayant le jour.

JULIE.

Ah ! je sais qui vous voulez dire... Le petit ramoneur.

ROSALIE.

Oui, mademoiselle.

JULIE.

Rassurez-vous... Oui, oui, il est ici.

ROSALIE.

Ah ! merci, mademoiselle... Et il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

JULIE.

Non, certainement.

ROSALIE.

Qu’il m’a donné d’inquiétude !... Parti avant le jour... sans me dire adieu, sans embrasser sa mère !... Il nous avait vu hier très affligés... Je craignais que le désir de nous être utile... Je ne savais que penser.

JULIE.

Pauvre mère !

ROSALIE.

Je n’ai pu résister plus longtemps à mes craintes... je suis sortie, demandant à tous mes voisins s’ils ne l’avaient pas rencontré... Jugez de mon désespoir, personne ne l’avait vu. Enfin, je me suis rappelée qu’il était venu travailler hier dans cet hôtel... j’ai osé m’y présenter... Pardon, mademoiselle, d’avoir pénétré jusqu’ici ; mais la douleur m’égarait... Si vous voulez me dire où je trouverai mon fils, je vais l’embrasser et me retirer.

JULIE.

Restez ici, madame ; il ne peut pas tarder à descendre.

ANATOLE, dans la coulisse.

C’est maman, je l’ai vue passer... Laissez-moi la voir.

JULIE.

Tenez, je l’entends.

À part.

Allons avertir madame.

Elle rentre.

 

 

Scène X

 

ANATOLE, ROSALIE

 

ANATOLE, se précipitant dans les bras de Rosalie.

Ma mère, ma bonne mère !

ROSALIE.

Cher enfant !

ANATOLE.

Me voilà, ne pleure plus.

ROSALIE.

Je te revois, enfin. Mais pourquoi cet habillement ; que t’est-il arrivé ?

ANATOLE.

Ô ma mère ! și tu savais comme je suis heureux !... Je puis rendre à mon oncle ce qu’il a perdu... je puis te rendre riche... tiens, vois...

ROSALIE.

De l’or !... de l’or dans tes mains !

ANATOLE.

Oui, prends, prends tout.

ROSALIE.

D’où te vient cela, mon fils ? d’ou te vient cet or ?

ANATOLE.

Je te le conterai ; mais prends toujours, et viens vite consoler mon oncle.

ROSALIE.

Nous ne sortirons d’ici pas que tu ne m’aies expliqué... Serait-il possible ?...

ANATOLE.

Ne me gronde pas, maman.

ROSALIE.

Prends pitié de moi, parle ; dis-moi si je puis encore, sans rougir, me nommer ta mère... D’où te vient cet or ?

 

 

Scène XI

 

ANATOLE, ROSALIE, LA COMTESSE, JULIE

 

Elles sont entrées un peu avant la fin de la scène précédente.

LA COMTESSE, s’avançant.

De moi.

ROSALIE.

De vous, madame !

ANATOLE.

Ah ! la voilà, cette bonne dame.

À la comtesse.

Venez m’aider à calmer maman : elle est bien en colère contre moi.

LA COMTESSE.

Un mot va l’apaiser, mon enfant.

ROSALIE.

Comment mon fils a-t-il osé s’adresser à vous, madame, sans l’aveu de sa mère ?

ANATOLE.

Maman, ne te fâche pas ; je voulais secourir mon oncle, je suis venu par la cheminée...

ROSALIE, se cachant le visage.

Grand Dieu !

LA COMTESSE.

L’idée d’une action honteuse n’a pu entrer dans son cœur... il m’a conté votre infortune, son récit, sa candeur m’ont attendri, et c’est de moi seule qu’il tient cette somme.

ANATOLE.

Bien sûr, maman, c’est comme cela. 

ROSALIE.

Vous me rendez la vie.

ANATOLE.

Tu me pardonnes ?

ROSALIE.

Oui, mon fils... Mais, madame, permettez-moi de vous témoigner toute ma reconnaissance.

LA COMTESSE.

Que faites-vous ? ne suis-je pas assez récompensée par la vue de votre bonheur ; je voudrais le rendre complet... vous assurer un sort plus digne de vous.

ROSALIE.

Je sais me contenter de celui que le ciel m’a réservé.

LA COMTESSE.

Vous n’étiez pas née pour une condition aussi humble ? Sans doute des malheurs...

ROSALIE, embarrassée.

Madame...

LA COMTESSE.

Quel est votre mari ?

ROSALIE.

Mon mari ?

LA COMTESSE.

Le père de cet enfant ?

ANATOLE.

Maman, dis donc si j’ai un papa ; je dis que non, et on ne veut pas me croire.

ROSALIE, fondant en larmes.

Non, pauvre enfant, tu n’en as pas.

ANATOLE.

Ne vous l’avais-je pas dit ?

LA COMTESSE.

Ne pensez pas qu’une vaine curiosité me fasse sonder une plaie qui paraît encore bien sensible ; vous m’intéressez vivement... Croyez que le seul désir d’adoucir vos peines m’anime en ce moment ; il doit faire pardonner mon indiscrétion.

ROSALIE.

Ah ! madame, pouvez-vous mériter un semblable reproche ! Votre âme généreuse et compatissante se montre trop facilement pour qu’on puisse vous refuser sa confiance.

La comtesse fait signe à Julie, qui se retire avec Anatole.

 

 

Scène XII

 

LA COMTESSE, ROSALIE

 

LA COMTESSE.

Nous sommes seules, parlez sans crainte ; confiez moi vos chagrins, apprenez-moi leur cause... Vous hésitez.

ROSALIE.

Hélas ! la honte ferme ma bouche... Quel funeste aveu demandez-vous ?... Mon fils est le fruit d’un crime !

LA COMTESSE.

D’un crime !

ROSALIE.

Mais ce crime ne fut pas le mien.

LA COMTESSE.

Ah ! je le crois sans peine.

ROSALIE.

Fort jeune encore je perdis mes parents, ils moururent sans laisser de fortune. Une grande dame, ayant appris ma position, me prit chez elle ; j’obtins bientôt l’affection de ma bienfaitrice.

LA COMTESSE.

Quel était son nom ?

ROSALIE.

Pardonnez, madame, si je vous le tais... il est si respectable, que je n’ose plus le proférer... J’étais heureuse, bien heureuse alors !... Elle perdit son époux ; son fils unique, qui avait un grade dans l’armée, revint pour la consoler... Sa mère l’aimait tendrement, et son attachement était bien naturel, il était si bon, si généreux !... Les éloges que me donnait sa mère, l’habitude de me voir sans cesse, l’abandon que j’apportais dans nos relations, tout, hélas ! enflamma le cœur de ce jeune homme.

LA COMTESSE.

Et vous-même, peut-être, n’étiez pas insensible à ses aimables qualités ?

ROSALIE.

Oubliant mes devoirs envers ma bienfaitrice lors qu’il me parla de sa tendresse, je le laissai lire dans mon âme ; mais, revenant à moi-même, je lui montrai la distance qui nous séparait. Mes refus l’accablèrent : le désespoir s’empara de son cœur... on craignait pour ses jours... Que vous dirais-je, madame ? il me promit de s’unir à moi par des liens éternels, et je fus assez faible pour consentir à un hymen clandestin... Un soir, son valet de chambre homme faux et pervers, dont il avait la faiblesse de suivre les conseils, entre tout à coup dans ma chambre... mon amant le suivait. Ma bienfaitrice, disent-ils, est absente, tout est préparé dans la chapelle du château... Je veux résister, ils m’entraînent... Le valet de chambre, et quelques témoins qui m’étaient inconnus assistèrent à cette triste cérémonie, qui devait décider du destin de ma vie.

LA COMTESSE.

Vous fûtes donc son épouse ?

ROSALIE.

Je le crus, et quelques mois se passèrent dans cette douce illusion... Il fut obligé de se rendre à l’armée. Peu de temps après son départ, ce valet, témoin de notre hymen, eut l’insolence de me parler de l’amour qu’il ressentait pour moi... Humiliée de tant d’audace, je lui témoignai tout le mépris qu’il m’inspirait, et le menaçai du courroux de son maître. Jugez de ma douleur, de ma honte, quand ce monstre me dit, avec une ironie affreuse, qu’il valait mieux être la femme du valet que...

Elle se cache le visage.

LA COMTESSE.

Ciel ! que voulez-vous dire ?

ROSALIE.

Le mariage, les témoins...

LA COMTESSE.

Eh bien ?

ROSALIE, fondant en larmes.

Tout était supposé.

LA COMTESSE.

Quelle horrible trame !

ROSALIE.

Mon bonheur était détruit ! Je quittai le château, ignorant où le ciel me conduirait, mais résolue à ne jamais revoir celui qui m’avait abusée... Je me cachais à tous les yeux, vivant du travail de mes mains, lorsque je m’aperçus qu’un gage de cette union criminelle... j’étais mère ! Elle est grande cette joie... Je l’éprouvai avec ivresse, malgré l’horreur de ma situation : tout le monde m’avait abandonnée ; mais cette créature innocente, que je pressais dans mes bras, rachetait toutes mes peines.

LA COMTESSE.

Excellente mère !

ROSALIE.

Ma bienfaitrice n’existait plus. Repoussée par mon frère, qui refusait de croire à mon innocence, je passai plusieurs années avec mon fils dans un dénuement absolu. Enfin, épuisée, hors d’état de subvenir à nos besoins, je tombai malade ; mon enfant sortait chaque jour pour mendier le pain de sa mère... Un jour, un brave homme, ému de pitié à la vue de cette pauvre créature, se fit conduire par lui à ma demeure... C’était mon frère ; il m’ouvrit ses bras, m’amena dans sa maison, et maintenant il apprend à Anatole son état, et lui montre son exemple pour devenir un honnête homme.

LA COMTESSE.

Votre récit m’a vivement touchée ; que de résignation ! Oui, vous méritez tout ce que j’étais décidée à faire dès que je vous ai vue... Tant de malheurs seront réparés... Le père de votre fils vit-il encore ?

ROSALIE.

Je l’ignore, madame... et, s’il vivait, pourrais-je apprendre au pauvre Anatole le secret de sa naissance ?

LA COMTESSE.

Mais cet enfant ne peut se plaire au métier pénible que lui fait exercer votre frère.

ROSALIE.

Ah ! madame, mon cœur en gémit tous les jours ; mais il faut se résigner.

LA COMTESSE.

Eh bien ! confiez-le à mes soins ; le hasard me l’a envoyé, et j’éprouve déjà pour lui l’intérêt le plus vif... Vous consentez ?

ROSALIE.

Comment refuser des offres aussi généreuses !

Allant vers la chambre.

Viens, mon enfant.

 

 

Scène XIII

 

LA COMTESSE, ROSALIE, ANATOLE

 

ROSALIE.

Viens tomber aux pieds de ta seconde mère.

LA COMTESSE.

Je ne veux pas vous séparer d’Anatole, vous me suivrez tous deux dans mes terres. Anatole, tu me chériras comme ta mère ? 

ANATOLE.

Je vous aime déjà tant !

ROSALIE.

Ô ma noble bienfaitrice ! vous ne pouvez vouloir vous soustraire à notre reconnaissance ; de grâce, apprenez-nous le nom de celle à qui nous devons tant.

LA COMTESSE.

Je suis la comtesse de Villecresne.

ROSALIE.

La comtesse... ! Ô ciel !

LA COMTESSE.

Qu’avez-vous ?... vous vous troublez...

ROSALIE.

Anatole... ton père !...

Elle tombe évanouie.

ANATOLE.

Ma mère !... ma mère !... elle se meurt !

Il court à la sonnette.

LA COMTESSE.

Son père !... Dieu ! quelle pensée !

 

 

Scène XIV

 

ANATOLE, ROSALIE, LA COMTESSE, JULIE, MARCEL

 

JULIE.

Qu’y a-t-il ?

MARCEL.

Que veut madame ?

ANATOLE.

Ah ! maman, maman se meurt, sauvez-la.

On s’empresse de secourir Rosalie.

LA COMTESSE.

Marcel, vous ne voudriez pas me tromper ; votre âge, votre probité, vos longs services dans cette maison... non, j’en suis sûre, vous ne me tromperez pas.

MARCEL.

Madame m’effraie !

LA COMTESSE.

Parlez. Comment se nommait la jeune fille que mon époux a séduite ?

MARCEL.

Bonté divine ! qu’est-ce qui a dit à madame ? 

LA COMTESSE.

Celle qu’il a abusée d’une manière si cruelle.

MARCEL.

Comment ! Mais madame sait donc... ?

LA COMTESSE.

Son nom... rien que son nom ?

MARCEL.

On la nominait Rosine au château, et dans sa famille Rosalie.

LA COMTESSE.

Tout est vrai !

MARCEL.

Que veut dire... madame ? cet enfant, cette femme.

LA COMTESSE.

Cette femme est la malheureuse Rosine, et cet enfant le fruit de la séduction d’Édouard.

MARCEL.

Dieu ! Rosine !

LA COMTESSE.

Édouard ! Édouard ! tu pouvais te jouer ainsi de ma tendresse !

MARCEL, à la comtesse.

Madame m’excusera ; mais je lui ferai observer qu’elle peut à présent remettre la lettre de M. le comte... elle peut accomplir la dernière volonté de son époux.

ROSALIE, reprenant ses sens.

La dernière volonté d’Édouard... Il n’est plus ?

MARCEL.

Il est devant son juge.

ROSALIE.

Mes prières l’y ont devancé.

LA COMTESSE.

Pour son pardon ?...

ROSALIE.

Et le mien, madame.

LA COMTESSE, lui remettant la lettre.

À Rosine !

ROSALIE.

À moi ?

LA COMTESSE.

À vous.

ROSALIE.

À moi, d’Édouard... Les pleurs obscurcissent mes yeux.

Elle lit.

« Chère Rosine, quand cet écrit vous sera remis la main qui l’a tracé sera déjà glacée par la mort. Si le repentir le plus sincère peut expier un crime aussi affreux que le mien, j’ai mérité le pardon que je vous demande... »

S’interrompant.

Pauvre Édouard !

ANATOLE.

Tu pleures, maman !

ROSALIE.

Ô mon fils !

Elle continue.

« Vous vous êtes soustraite à toutes mes recherches, j’ignore si l’existence d’un être innocent a éternisé ma faute... Ma main tremble en traçant ces mots... Alors vous vous êtes trop cruellement vengée !... Cependant, mon cœur déchiré répand sur lui ses bénédictions... »

S’interrompant.

Anatole, ton père te bénit !

Elle continue.

« Dans mes papiers est le contrat d’une pension pour vous... Quand je n’existerai plus, je désire qu’il vous soit remis. Si vous avez un enfant, j’ai donné des ordres pour qu’il soit veillé à son sort... Mon fidèle Marcel vous remettra cette lettre, il ne trahira jamais mon secret, et mon épouse respectera trop ma mémoire pour chercher à le pénétrer. Si votre malédiction ne me suit pas jusqu’aux pieds du juge éternel, si vous me pardonnez, découvrez-lui mes torts envers vous, confiez-vous à elle... consolez-la... je lui dois le seul bonheur qu’il m’a été permis de goûter après mon crime... Elle vous accueillera comme une sœur, si vous lui présentez cette lettre au nom d’Édouard mourant. »

Rosalie prend son fils s’avance vers la comtesse, lui présente la lettre en se jetant à ses genoux avec Anatole ; la comtesse les relève et les serre dans ses bras.

LA COMTESSE.

Édouard, tes volontés sont sacrées pour moi... Venez tous deux sur mon cœur... Pardonnez à ma faiblesse... Rosine, soyez mon amie ; Anatole, sois mon fils... Édouard, que ton ombre sois satisfaite, ton épouse est digne de toi !

 

 

Scène XV

 

ANATOLE, ROSALIE, LA COMTESSE, JULIE, MARCEL, BERNARD, MADAME BERNARD, LOUISE

 

BERNARD.

Ah ! je vous trouve, enfin, vous autres ; je cours après vous de tous les côtés, où diable... Ah ! pardon, madame et votre compagnie, de vous déranger, c’est que... Madame Bernard, fais donc la révérence, et toi aussi, Louise.

ANATOLE.

Ne grondez pas, mon oncle, je vous dirai...

LOUISE.

Voyez donc comme il est beau, mon père !

BERNARD.

C’est vrai ! Comme te voilà arrangé ! comme t’es propre ! je ne te reconnais presque pas... Dis donc, quelles sont ces belles dames-là ?

ROSALIE.

Mon frère, c’est la généreuse comtesse de Villecresne.

BERNARD.

Ah !

ANATOLE, lui mettant des louis dans son chapeau.

Tenez, mon oncle, voilà pour vous.

MADAME BERNARD.

Ah ! mon Dieu !

BERNARD.

Reprends ça, petit... Pardonnez, madame, mais je ne puis pas accepter cela.

LA COMTESSE.

Monsieur Bernard, acceptez au moins une dot pour votre fille.

Elle prend le sac et le donne à Louise.

LOUISE.

Ah ! madame, vous êtes bien honnête... Faut-il prendre, mon père ?

MADAME BERNARD.

Allons, notre homme, tu n’as plus rien à dire, remercie donc.

BERNARD.

Pour ma fille, à la bonne heure... Ah ! ça, il paraît que tu renonces à l’état, mon garçon ?

ANATOLE.

Oui, mon oncle ; mais je lui dois trop pour oublier jamais que j’ai été un petit ramoneur.

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