Le Paysan amoureux (Jean-François BAYARD - Eugène SCRIBE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 17 septembre 1832.

 

Personnages

 

LE COMTE D’ALZONE

SIMON, fermier

BAPTISTE, domestique

AGATHE

ANNA

ÉMILIE

LA MÈRE SIMONE, mère de Simon

MARIE, meunière

INVITÉS

VILLAGEOIS

VILLAGEOISES

 

Dans la ferme de la mère Simone, au premier acte : dans le château de Luzy, au deuxième acte.

 

 

ACTE I

 

Une salle de ferme ouverte au fond et donnant sur la campagne. Portes latérales ; la porte principale, à droite de l’acteur ; à gauche une table.

 

 

Scène première

 

AGATHE, ANNA, ÉMILIE, LA MÈRE SIMONE, BAPTISTE

 

Les trois jeunes filles sont assises autour de la table et boivent du lait ; la mère Simone les regarde. Baptiste est debout de l’autre côté.

Ensemble.

Air : Introduction du deuxième acte du Philtre.

AGATHE, ANNA et ÉMILIE.

Quel plaisir nous rassemble !
À l’appétit que j’ai
Depuis un mois il semble,
Que je n’ai rien mangé.

BAPTISTE et LA MÈRE SIMONE.

À voir le lait qu’ensemble
Ell’s se sont partage,
Depuis un mois, il semble
Qu’elles n’ont rien mangé.

AGATHE, ANNA, ÉMILIE.

Du lait encor !

BAPTISTE.

Courage !
Ces demoiselles ainsi
En ont bu deux fois plus, je gage,
Qu’on n’en avait ici.

Ensemble.

AGATHE, ANNA et ÉMILIE.

Le plaisir nous rassemble, etc.

BAPTISTE, LA MÈUE SIMONE.

À voir le lait qu’ensemble, etc.

La mère Simone sort et Baptiste va s’asseoir dans le fond à droite.

ANNA.

Dieu ! que c’est bon le lait chaud et le pain bis !

ÉMILIE.

Surtout après une promenade aussi longue.

AGATHE.

Voyez-vous bien, mesdemoiselles, que nous sommes à plus d’une lieue du château ?

ANNA et ÉMILIE.

Vraiment ?

BAPTISTE, à part.

Je crois bien... mes jambes ne veulent plus aller...

Il s’endort.

AGATHE.

Convenez que je ne vous trompais pas, lorsque je vous promettais une promenade délicieuse pour ce matin !... Quel bonheur, se lever à six heures du matin et arriver à travers les champs et les bois jusqu’à ce joli village où il y a de si bonne crème !

ANNA.

Et quand je pense qu’au château, tout le monde est encore endormi !...

ÉMILIE.

Pourvu que nous soyons de retour avant le déjeuner.

AGATHE.

Eh ! mon Dieu ! ne craignez rien, je tiens autant que vous à ne pas être grondée... jugez donc ! ma mère qui ne comprend que deux choses, le sommeil et le boston, si elle savait que tous les matins, je sors par la petite porte du parc, suivie de ce pauvre Baptiste, et qu’à l’heure du déjeuner j’ai déjà fait mes deux lieues à travers les bois...

Elles se lèvent et viennent sur le devant du théâtre.

Air : Du partage de la richesse. (Fanchon la Vielleuse.)

À mon retour, je parais plus jolie
Grâce au grand air, aux courses dans les champs,
Et, parmi vous, chacune porte envie
À ma fraicheur, à mes yeux plus brillants ;
Je puis garder tout cela pour moi-même,
Et ma beauté sur vous l’emporterait :
Jugez alors s’il faut que je vous aime.
Pour vous mettre dans mon secret !...

D’ailleurs ça m’amuse, ça me distrait, et j’en ai besoin.

ANNA.

Toi qui ris toujours ?

ÉMILIE.

Non pas... car je l’ai surprise hier toute seule qui se désolait...

ANNA.

Est-il possible ?... est-ce que tu aurais du chagrin ?

AGATHE.

Aucun ! mais souvent il faut rire pour ne pas pleurer... par ce moyen on oublie tout, on ne pense à rien, tout vous est indifférent, c’est ce que je fais et je m’en trouve bien.

Regardant vers la droite.

Ah ! mesdemoiselles ! mesdemoiselles ! regardez donc ce joli bateau qu’on aperçoit sur la rivière...

ÉMILIE.

Il est loin encore... mais il vient de ce côté...

AGATHE.

Si nous allions sur l’eau !...

ÉMILIE.

Ah ! la bonne idée !... mais cependant, mesdemoiselles, s’il y avait du danger ?

AGATHE.

Air du Ménage de garçon.

C’est charmant ! quel joli voyage !
Sur terre et sur merl quel bonheur !

ANNA.

Y pensez-vous ? ce n’est pas sage.
Car si le danger...

AGATHE.

Elle a peur !

ANNA.

Eh ! non vraiment, je n’ai pas pour,
Mais c’est un plaisir que ta mère
Ne nous permet pas...

AGATHE.

Que dis-tu ?
Moi j’y tiens deux fois plus, ma chère,
S’il est vrai qu’il soit défendu !

D’ailleurs, qui le saura ? nous, Parisiennes, qui, depuis trois jours, habitons le château de Luzy, est-ce qu’on nous connaît dans le pays ? est-ce que dans cette ferme, on sait seulement qui nous sommes et d’où nous venons ?...

ANNA.

Elle a raison.

AGATHE.

Allons, allons, Baptiste, éveille-toi !

BAPTISTE.

Hein ! qu’est-ce que c’est ? est-ce qu’il faut encore marcher ?

AGATHE.

Ce pauvre Baptiste, que nous promenons sur la terre et sur l’onde !

ANNA.

C’est un bateau qu’il faut retenir.

BAPTISTE, effrayé.

Un bateau !...

AGATHE.

Est-ce que tu crains l’eau ?

BAPTISTE.

Comme le feu...

TOUTES.

Ah ! le poltron !

AGATHE.

Et puis il faut le nettoyer ce bateau, l’apprêter pour nous recevoir, je ne me soucie pas de gâter ma robe de mousseline.

ÉMILIE.

Ni moi non plus...

ANNA.

Si nous y allions nous-mêmes ?

AGATHE.

Elle a raison.

Air de Leycester.

Allons, plus d’effroi !
Venez, suivez-moi !
Puisque le plaisir
Semble nous fuir,
Quel moyen nouveau !
En léger bateau
Il faut le chercher sur l’eau !

AGATHE, ANNA et ÉMILIE.

Allons plus d’effroi ! etc.

Anna et Émilie sortent avec Baptiste par la porte à droite.

AGATHE, restant seule après les autres.

Attendez-moi donc ! que je prenne mon chapeau.

 

 

Scène II

 

MARIE, AGATHE

 

MARIE, entrant par le fond et pleurant.

Ah ! que c’est mal à lui, je ne m’y serais jamais attendu !

AGATHE, qui a pris son chapeau de paille et qui est pête à sortir.

Une jeune fille qui pleure... qu’avez-vous donc, mon enfant ?

MARIE, à part.

Dieu ! une belle dame !

Haut.

Ce n’est rien, mam’selle... ce n’est rien...

AGATHE.

Mais si, vraiment... et si je pouvais vous consoler... est-ce que vous êtes la fille de Simone la fermière ?

MARIE.

Hélas ! non, mam’selle !

AGATHE.

Hélas ! non... je comprends !... vous n’êtes pas si riche que cela.

MARIE.

Si, mam’selle ; je suis Marie la meunière de ce moulin que vous voyez là-bas, au bord de la rivière, et le moulin est à moi par la mort de mon oncle, mon seul parent, dont je suis l’héritière.

AGATHE.

De sorte que vous êtes votre maîtresse et que vous vous appartenez...

MARIE.

Hélas oui !

AGATHE, étonnée.

Hélas oui !... il ne me semble pas que ce soit un malheur...

MARIE, pleurant.

Ah ! si, mam’selle, parce que d’être seule quand on a tant de chagrin... on ne peut pas y suffire, ça vous suffoque...

AGATHE.

Eh bien ! me voilà, mon enfant, me voilà, moi jeune fille comme vous, et qui ai peut-être bien aussi mes chagrins...

MARIE.

Vous ! mam’selle...

AGATHE.

Oui, à la ville comme au village, c’est la même chose !...

MARIE.

Oh non ! vous ne pouvez pas être si malheureuse que moi... Il est passé là, tout à l’heure, et ne m’a pas seulement regardée... et il n’y a pas à dire qu’il ne m’ait pas aperçue... car je lui avais fait la révérence en lui disant : « Bonjour, monsieur Simon », et il a continué son chemin sans me répondre, comme s’il était si difficile de dire : « Bonjour, mam’selle Marie ! »

AGATHE.

Est-il possible ?

MARIE.

C’est affreux, n’est-ce pas ? car enfin on ne force pas les gens à vous aimer, mais au moins il faut être honnête...

AGATHE.

Je vois que vous êtes fâchés ensemble... ce n’est que pour un moment...

MARIE.

Du tout, il est toujours comme ça, sombre, bourru, de mauvaise humeur, lui qui autrefois était si bon et si aimable... Depuis quelque temps il ne parlait à sa mère et à moi que pour nous gronder... mais enfin il parlait... et maintenant v’là qu’il ne dit plus rien.

AGATHE.

Et vous l’aimez ?

MARIE.

Oh !... mon Dieu non ! mais j’y pense toujours et c’est là ce qui me désole... Comment faire ? je vous le demande !

AGATHE.

En aimer un autre !

MARIE.

Ah ! si je pouvais !

AGATHE.

Est-elle ingénue !

MARIE, naïvement.

J’ai essayé...

AGATHE.

Vraiment ?

MARIE.

Il n’y a pas moyen...

AGATHE, vivement.

Eh bien ! c’est comme moi !

MARIE.

Est-il possible ? vous, une grande dame, on ne vous aimerait pas...

AGATHE.

Non, Marie, non... je crois qu’il m’aimait... oh oui ! j’étais aimée !... mais au moment où il allait se déclarer et m’offrir sa main... il m’abandonne... il s’éloigne... C’était ma faute, c’est possible... je ne dis pas non... mais je n’en conviendrai jamais et, dans mon dépit, je me vengerai sur tout le monde du chagrin que j’éprouve.

MARIE.

Sur tout le monde !

AGATHE.

Sur les hommes s’entend...

Air du vaudeville de l’Intérieur d’une étude.

Point de pitié pour eux, ma chère ;
Sans qu’ils m’inspirent de l’amour,
Je me fais un jeu de leur plaire,
De les désoler à mon tour !
Oui, c’est de la coquetterie
Et je m’efforce, en dépit d’eux,
D’être tous les jours plus jolie,
Afin qu’ils soient plus malheureux !

Et je te conseille d’en faire autant.

MARIE.

Je vous remercie bien, mam’selle, je tâcherai...

 

 

Scène III

 

MARIE, AGATHE, BAPTISTE

 

BAPTISTE.

Le bateau est prêt, mam’selle, ces demoiselles vous attendent.

AGATHE.

C’est bien, je vais les rejoindre.

BAPTISTE.

Il n’y a qu’une difficulté, c’est qu’il n’y a personne pour conduire la barque...

AGATHE.

Eh bien ! n’es-tu pas là ?

BAPTISTE.

Je n’ai jamais été marin...

AGATHE.

C’est égal.

BAPTISTE.

J’ai bien eu un frère qui a bien manqué d’être matelot.

AGATHE.

Tu vois bien... il n’en faut pas davantage et, avec Baptiste pour capitaine de vaisseau, nous allons faire une promenade charmante... Adieu ! ma petite Marie, du courage et songe à ce que je l’ai dit.

Elle sort avec Baptiste.

 

 

Scène IV

 

MARIE, seule

 

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Arlequin Joseph.)

C’est dit, je profit’rai, j’espère,
Des avis qu’ell’ vient d’ me donner ;
Mais pour êtr’ coquett’ comment faire ?
Elle aurait bien dû m’ l’enseigner...
À Paris, pour qu’ell’s y parviennent,
C’est plus facil’, car en peu d’ temps.
On dit que les d’moisell’s l’apprennent,
Rien qu’en r’gardant fair’ leurs mamans !

Ah ! mon Dieu ! c’est monsieur Simon.

 

 

Scène V

 

MARIE, SIMON et LA MÈRE SIMONE, entrant par le fond en se disputant

 

LA MÈRE SIMONE.

Je te dis que si !...

SIMON.

Et moi, ma mère, je vous dis que non.

LA MÈRE SIMONE.

Je veux que tu y ailles.

SIMON,

Je n’irai pas.

LA MÈRE SIMONE.

Un paresseux... qui a des bras et des jambes et qui se repose toute la journée...

SIMON.

Pour ce qui est des bras et des jambes, c’est possible... ils sont au repos... mais en revanche la tête trotte joliment... Ah ! vous v’là, mam’selle Marie...

D’un air bourru.

bonjour !...

MARIE, lui faisant la révérence.

À la bonne heure au moins... bonjour, monsieur Simon, pourquoi ne m’avoir pas dit cela tout à l’heure ?

SIMON.

Quand donc ?

MARIE.

Quand je vous ai rencontré...

SIMON.

Je ne vous ai pas vue d’aujourd’hui !

MARIE.

Je vous ai parlé... je vous ai arrêté par le bras...

SIMON.

Ah ! c’était vous ? c’est possible !... je n’ai rien vu...

MARIE.

Bien vrai ?

SIMON.

Quand je vous le dis...

MARIE.

C’est différent... c’est plus gentil et je vous pardonne...

LA MÈRE SIMONE.

Elle n’est pas difficile.

SIMON.

C’est que, voyez-vous, je pensais...

LA MÈRE SIMONE, vivement.

À quoi ?

SIMON.

À rien !...

Soupirant et lui prenant la main.

la maman... à rien... j’étais là à rien faire, et si vous voulez me faire toutes les deux un plaisir, c’est de me laisser achever.

LA MÈRE SIMONE.

Encore ses vertiges qui le reprennent... mais, malheureux enfant, qu’est-ce que tu as ?

SIMON.

Ce que j’ai ?...

MARIE.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Eh ! mais c’est du chagrin peut-être.
Monsieur Simon ?

SIMON.

Et quand ça s’rait !...
Est-c’ que je ne suis pas le maître !
Si ça m’amuse... si ça me plaît...

MARIE.

Je ne dis pas... mais j’ suis certaine
Qu’ seul on souffre trop ! m’est avis
Qu’en fait de plaisir ou de peine,
Faut en faire part à ses amis.

Vous qui, autrefois, étiez si bon garçon, si joyeux, si aimable !...

SIMON.

Laissez-moi donc tranquille !

LA MÈRE SIMONE.

Pour aimable, je ne dis pas... mais il est bien planté... il est gentil... quand il veut ! pas aujourd’hui... et puis il n’a pas des mille et des cent, mais il a quelque chose et quand il voudra se marier, les fermières ne lui manqueront point.

MARIE.

Oui, monsieur Simon, pourquoi ne vous mariez-vous pas ?

SIMON.

Qu’est-ce que ça vous fait à vous ?... c’est drôle, ces petites filles ! eh bien ! pourquoi que vous ne vous mariez pas aussi, vous !... vous êtes grande !... vous êtes riche...

MARIE.

Oh ! moi, c’est différent...

SIMON.

Eh bien ! moi, c’est autre chose... et je me disais, tout à l’heure, en regardant votre moulin où j’ai été jeter mes filets...

MARIE, avec intérêt.

Ah ! vous venez de ce côté-là ?

SIMON, froidement.

Oui, là ou ailleurs... peu importe !...

LA MÈRE SIMONE, vivement.

Et tes filets, qu’est-ce que tu en as fait ?

SIMON, étonné.

Mes filets... tiens c’est vrai... je ne les ai pas rapportés... ils y sont encore, le poisson aura le temps d’y venir.

LA MÈRE SIMONE.

Et si on nous les vole...Va vite les reprendre, dépêche-toi !

SIMON.

C’est si loin... je n’ai plus de jambes...

Il s’assied auprès de la table.

et puisque mam’selle Marie retourne chez elle... elle peut bien les serrer.

MARIE.

Volontiers... monsieur Simon.

SIMON.

Alors ne perdez pas de temps et allez-y tout de suite... Eh bien ? qu’est-ce qu’elle a ?... Je vous demande ce qu’elle attend !

MARIE.

Eh mais !... j’attends que vous me le demandiez... un peu plus gentiment que ça...

SIMON.

C’te bêtise... ne faut-il pas lui faire des phrases ?... où voulez-vous que j’aille les pêcher ?

MARIE.

Mais dame !... c’est vos filets à vous.

SIMON, se levant.

Dieu ! que de façons pour rendre un service... eh bien ! voyons, quoi ? qu’est-ce que vous voulez ?

MARIE, passant au milieu.

Un petit mot aimable ; dites-moi : « Ma petite Marie, je vous en prie !... rendez-moi ce service... voulez-vous ?... »

LA MÈRE SIMONE.

Allons !... va donc !...

SIMON.

Eh bien ! ma petite Marie, voulez-vous ?...

MARIE.

Avec plaisir... j’y vais, monsieur Simon ; vous voyez bien que ce n’était pas bien difficile.

SIMON, avec attendrissement.

Oui, vous avez raison... Tenez, Marie, vous êtes une bonne fille... une brave fille... et maintenant

Avec brusquerie.

allez-vous-en et laissez-moi tranquille.

MARIE.

À la bonne heure au moins !... le v’là qui revient un peu... Adieu, madame Simone.

Quand elle est à la porte, elle se retourne et dit tendrement à Simon.

Adieu !

 

 

Scène VI

 

LA MÈRE SIMONE, SIMON

 

SIMON.

C’est-il lourd, c’est-il borné, ces paysannes !...

LA MÈRE SIMONE.

Écoute-moi, Simon... nous v’là seuls, elle est partie...

SIMON.

C’est heureux !...

LA MÈRE SIMONE.

Faut que je te parle, mon garçon, cette tristesse, ces soupirs, ce n’est pas naturel... il y a quelque chose là-dessous... et tiens... je crois que t’es amoureux...

SIMON.

Moi !... oh ! ne dites pas !...

LA MÈRE SIMONE.

Si fait... je m’y connais, vois-tu... ça vous rend triste, ça vous rend bête... ton père était comme ça... voyons, confie-moi ça, à moi, à ta vieille mère ; t’es amoureux, n’est-ce pas ?

SIMON.

Eh bien ! oui... la maman ! je le suis, et solidement !

LA MÈRE SIMONE.

Mais fallait donc le dire !... tu es amoureux... il n’y a pas de mal, mon garçon... pourvu que t’aies bien choisi...

SIMON.

Je vous en réponds... trop bien !...

LA MÈRE SIMONE.

Et pourquoi ça ?... t’es un bon parti... Voyons... ce n’est pas la petite Marie ?... non... j’en suis fâchée... Est-ce la fille au meunier Jalon ?... la celle au voisin Thomas ?... la nièce à Marguerite ?...

SIMON.

Tout ça... c’est des paysannes.

LA MÈRE SIMONE.

C’est une demoiselle !... tant pis...

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

Va, crois-moi, ça n’ te convient pas ;
Faut choisir parmi nos fermières.
À Paris, qu’est-c’ que tu trouv’ras ?
Des coquett’s, des femmes légères,
Des femm’s qui mènent leur maris !...
C n’est pas la pein’, quand ou est sage,
D’aller demander à Paris
Ce qu’on peut trouver au village !

Mais voyons si c’est possible...

SIMON.

Non, la mère, non... ça ne se peut pas !... une demoiselle belle, riche...

LA MÈRE SIMONE.

Qui que c’est ?...

SIMON.

Est-ce que je sais ?... Il y a un mois, quand je suis allé à Paris, pour le bail du moulin en concurrence avec le père Jalon... j’ai vu tant de belles choses, que j’en étais tout ébahi, quoi !... et des femmes surtout...jolies, si avenantes... ça me faisait battre le cœur... il me montait des chaleurs... je sentais que le sang me bouillait... je les regardais de loin... sans oser faire un pas... sans dire un mot... et puis, j’allais me coucher par là-dessus... et je faisais des rêves !... des rêves !... Mais v’là qu’un jour, dans un grand jardin, où’s qu’on va pour voir des cygnes... j’aperçus une demoiselle, comme je n’en avais pas encore vue... elle était belle... elle avait de grands yeux noirs... des yeux qui vous allaient là... elle donnait le bras à une vieille dame souffrante, qui venait chercher de l’air, du soleil et de la santé... je la regardai, la demoiselle !... et puis, sans y penser, je la suivis... et le lendemain je la vis encore de même... et tous les jours comme ça...

LA MÈRE SIMONE.

Et le père Jalon poussait toujours le bail.

SIMON.

Il s’agissait bien du père Jalon !... et un jour, qu’au milieu de sa promenade, il avait pris une faiblesse à sa bonne maman... c’était sa bonne maman, la vieille... moi qui étais là, qui les suivais... je l’ai reportée à sa voiture... et si vous aviez vu la jeune fille, quels regards... quels remerciements elle m’adressait... elle m’a même pris la main !... Oui, ma mère... oui, j’ai touché sa main... je l’ai touchée moi-même... je ne savais plus où j’en étais... j’étais de là immobile comme le factionnaire du jardin... Depuis, je ne les ai jamais revues !... c’est comme ça que ça a fini...

LA MÈRE SIMONE.

Et que t’as manqué le bail du moulin.

SIMON.

Le moulin !... j’y pensais bien !... j’avais bien le cœur au moulin !... le moulin !... ça m’était bien égal.

LA MÈRE SIMONE.

Et c’est pour cette fille-là que tu te péris l’âme ! Qu’est-ce que tu en espères ?

SIMON.

C’est ce que je me dis tous les jours... t’es un fou !... t’es une bête, Simon... eh bien !... c’est plus fort que moi.

Air du vaudeville de l’Homme vert.

Je n’ai plus le cœur à l’ouvrage,
Je n’ fais rien, ma tête s’en va ;
Et pour retrouver son image,
Je ferm’ les yeux, je reste d’là !...
C’est en rêve que j’sais lui plaire,
C’est en dormant que j’ suis heureux.
Et c’est depuis c’ temps-là, ma mère,
Que j’ suis d’venu si paresseux.

LA MÈRE SIMONE.

Eh bien ! pour te réveiller, pense à autre chose.

SIMON.

Nos paysannes sont gentilles, c’est possible... je voudrais les aimer, il n’y a pas moyen, voyez-vous ; il y a dans les robes de mousseline quelque chose que n’ont pas les indiennes de village... et puis, ces belles demoiselles, c’est si beau, si bien soigné !... ça vous a des voitures, des femmes de chambre... des grands airs... des petites tournures si jolies, si jolies... ah ! ma mère !

LA MÈRE SIMONE, lui prenant la main.

Mon pauvre garçon... je comprends, c’est une maladie, ça... il n’y a qu’un moyen d’en guérir.

SIMON.

Et lequel ?

LA MÈRE SIMONE.

Un bon mariage !...

SIMON.

Jamais !

LA MÈRE SIMONE.

Il ne faut pas dire jamais... tu finiras par là... et alors, vaut mieux commencer tout de suite... Choisis une de nos jeunesses... elles sont gentilles... elles ont aussi des petites tournures... en se serrant un peu.

SIMON.

C’est possible... je voudrais bien les aimer... toutes même... je ne demanderais pas mieux... mais je ne peux pas... Encore, si j’en trouvais une qui lui ressemblât un peu... qui ait ses yeux noirs... ses traits...

LA MÈRE SIMONE.

Marie est jolie !...

SIMON.

Marie !... elle est blonde !... elle a des yeux bleus... l’autre est brune... ce n’est pas la même chose !...

LA MÈRE SIMONE.

Bah ! en s’y prêtant un peu... et puis, une bonne fille qui nous aime tant !... je suis sûre qu’elle ne se fâcherait pas si je lui disais : « Marie, veux-tu être ma bru ? la femme à Simon ? »

SIMON.

Je crois bien ! ça l’y irait joliment !...

LA MÈRE SIMONE.

Eh mais ! qu’est-ce qui vient là ?

SIMON.

Silence, ma mère... pas un mot !...

LA MÈRE SIMONE.

Sois tranquille !...

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR D’ALZONE, LA MÈRE SIMONE, SIMON

 

LA MÈRE SIMONE.

Eh ! c’est mon fieu... c’est M. d’Alzone.

D’ALZONE.

Moi-même ! ma bonne nourrice, mon cher Simon !...

SIMON.

Mon frère de lait !...

D’ALZONE.

Oui, mes amis, j’arrive du Saint-Gothard, du Simplon, de tous les précipices de la Suisse...

Il s’assied.

je voulais voyager toute ma vie et depuis deux mois que j’ai quitté Paris... j’en ai déjà assez... je reviens...

LA MÈRE SIMONE.

Et vous faites bien !...

D’ALZONE.

Et comme tu vois, en allant au château de Luzy, chez ma tante...

LA MÈRE SIMONE.

Il s’est rappelé que nous étions sur le chemin... le cher enfant ; et madame la comtesse... et votre jeune femme, est-ce qu’elle est restée dans la voiture ?

D’ALZONE.

Ma femme !...

LA MÈRE SIMONE.

Oui, fallait nous l’amener !...

SIMON.

Peut-être, après cela, qu’elle n’est pas comme vous... qu’elle est fière... c’est trop juste... elle est comtesse... elle est grande dame...

D’ALZONE.

Elle n’est rien du tout... car je ne suis pas marié !...

LA MÈRE SIMONE.

Est-il possible !... et que nous a donc dit Mathurin, votre garde-chasse, il y a deux mois en revenant de Paris ! « Mère Simone, une grande nouvelle !... notre jeune maître va se marier... je le tiens de lui-même. »

D’ALZONE, se levant.

C’est vrai... je lui avais annoncé que j’espérais bientôt vous amener ma femme et venir, avec elle, visiter les biens que j’ai dans ce pays... mais depuis j’ai changé d’idée, je suis resté garçon !...

LA MÈRE SIMONE.

J’entends !... ça n’était pas un assez bon parti... vous avez trouvé qu’il n’y avait pas assez de dot.

D’ALZONE.

Toi qui me connais, peux-tu le penser !... est-ce que je tiens à la fortune ?... est-ce que je n’en ai pas assez pour deux ? sans compter l’héritage de ma tante.

SIMON.

C’est vrai ! alors c’est qu’elle n’était pas jolie !...

D’ALZONE.

Charmante !... tous les talents, toutes les grâces réunies...

LE MÈRE SIMONE.

Vous ne l’aimiez donc pas ?

D’ALZONE.

Moi ne pas l’aimer ! je crois que je l’aime encore... ou du moins, je ne pense qu’à elle et je me dis tous les jours : Quel bonheur qu’elle ne soit pas ma femme !

SIMON.

Et pourquoi ça ?

D’ALZONE.

Parce que l’aimant comme je le fais... je serais le plus malheureux des hommes.

SIMON.

Air du vaudeville de Jadis et aujourd’hui.

C’est donc un esprit intraitable ?

D’ALZONE.

Au contraire, il était charmant,
Elle n’était que trop aimable !

SIMON.

Et ça vous déplaît ?

D’ALZONE.

Oui, vraiment !
Car les maris sont tous de même :
De nos femmes fiers et jaloux,
Nous permettons bien qu’on les aime
Pourvu qu’elles n’aiment que nous !

Et celle-là, avide d’éloges et de flatteries, ne pouvait renoncer aux hommages de mes rivaux... surtout un jeune colonel, riche, brillant, le plus redoutable en un mot, lui faisait une cour assidue... Craignant avec raison, qu’il ne l’emportât sur moi, et dédaignant des détours, indignes de mon caractère, je lui dis avec franchise : « Si vous m’aimez, promettez-moi d’ôter tout espoir au colonel... d’éviter sa présence »... elle me le jura.

LA MÈRE SIMONE.

À la bonne heure !...

D’ALZONE.

Et je partis pour un voyage indispensable... mais on va vite quand on est amoureux... trois jours après j’étais de retour... je cours à l’hôtel de ma prétendue... elle était au bal... chez la mère du colonel.

SIMON.

Est-il possible !

D’ALZONE.

J’y cours, et caché derrière un groupe de curieux, j’aperçois Agathe !... elle dansait avec mon rival dont elle écoutait les galants discours ; le plaisir brillait dans ses yeux... le sourire sur ses lèvres... jamais elle n’avait été plus jolie, ni mise avec plus d’élégance...

SIMON.

Ah ! oui !... de jolies tailles... des robes de gaze... et voir tout cela... que vous deviez être heureux !...

D’ALZONE.

J’étais furieux... Elle m’aperçut, elle pâlit !... je lui lançai un regard menaçant ; et sans lui parler, sans lui reprocher sa trahison, je partis... je m’éloignai de Paris, décidé à n’y plus revenir... et depuis ce moment, depuis deux mois, je n’ai pas revu Agathe.

SIMON.

Il a bien fait.

LA MÈRE SIMONE

Il a eu tort, ne fût-ce que pour cette pauvre jeune fille.

D’ALZONE.

Personne, excepté elle et sa mère, ne connaissait mes projets... ainsi la rupture de ce mariage n’a pu lui faire aucun tort.

SIMON, avec colère.

Et quand ça lui en aurait fait... quand ça l’aurait compromise...

où est le mal ?

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)

Si je rencontrais. Dieu me damne !
Un’ coquett’ qui me fit des traits ;
Un’ demoisell’, un’ paysanne,
Dieu sait comm’ je me vengerais !...
Amant ou mari, quand j’y pense,
Si j’étais trahi !...

LA MÈRE SIMONE.

Qu’est-c’ qu’il f’rait ?

SIMON.

Ça n’ se pass’rait pas sous silence,
Et tout le monde le saurait !

LA MÈRE SIMONE.

Eh bien ! alors tu as raison de ne pas te marier... Et vous, monsieur le comte, je trouve que vous avez été bien rigoureux et bien sévère... abandonner une femme qui vous aimait, pour un peu de coquetterie...

D’ALZONE.

Ah ! tu appelles ça un peu !

LA MÈRE SIMONE.

Eh bien ! quand il y en aurait beaucoup, il faut passer quelque chose aux femmes ; elles vous en passent tant !... elles sont coquettes, c’est vrai... mais ce qui rachète ça... c’est qu’elles le sont toutes...

SIMON.

Toutes !... eh bien ! voilà le mal !... voilà qui est affreux ! pourquoi qu’elles le sont ? pourquoi qu’une malheureuse femme ne se raisonne pas ?... ah çà ! mais, est-ce que, de votre temps, c’était comme ça, la maman ?

LA MÈRE SIMONE.

Eh ! mon Dieu oui !

D’ALZONE.

Bah !... et peut-être que toi-même...

LA MÈRE SIMONE.

Eh ! je ne dis pas !...

SIMON.

Dieu ! quel bonheur pour vous que je n’aie pas été mon père...

LA MÈRE SIMONE.

Tu aurais fait comme lui, et tu t’en serais bien trouvé ; et, si j’osais donner un conseil à mon ancien nourrisson...

D’ALZONE.

Dis toujours... dis hardiment... ça n’engage à rien...

LA MÈRE SIMONE.

Eh bien ! à votre place je ne me découragerais pas si vite, et pour renoncer à une femme qui vous convient, qui peut vous rendre heureux, je ne m’en tiendrais pas à une première épreuve... j’essaierais encore.

Air : Le choix que fait tout le village. (Les deux Edmond.)

Pour une erreur, une imprudence,
Ne montrez pas tant de courroux !
Chacun a besoin d’indulgence...
Un’ jeun’ fille encor plus que nous.
Vous charmer est son seul mérite ;
Et d’ plaire pourquoi l’empêcher ?...
Songez-y donc, ça pass’ si vite
Qu’elle a raison de s’ dépêcher !

D’ALZONE.

Merci, merci de ton conseil...

LA MÈRE SIMONE, riant et le regardant en dessous.

Vous mourez d’envie d’en profiter.

D’ALZONE.

C’est vrai !... je vais passer cette journée au château de Luzy, chez ma tante... et demain, je retourne à Paris.

LA MÈRE SIMONE.

À la bonne heure !

D’ALZONE.

Dis-moi un peu, pour aller à Luzy à pied, le chemin le plus court.

SIMON.

Je vas vous dire : faut prendre à gauche, ensuite, le champ de trèfle à droite ; vous tournerez la chaussée en face et puis à gauche...

LE MÈRE SIMONE.

Alors vous entrez dans le bois des Brosses...

SIMON.

À droite...

LE MÈRE SIMONE.

Vous allez toujours... et vous y êtes !

SIMON.

C’est clair.

D’ALZONE.

Oui, très clair... je ne m’en tirerai jamais !...

LA MÈRE SIMONE.

Mais ce qui vaut mieux... Simon peut vous conduire... vous mettre dans la route.

SIMON.

C’est cela, venez... de prendre l’air cela me fera du bien, car j’étouffe...

Il va prendre son chapeau.

LA MÈRE SIMONE, à part, à d’Alzone.

Air : Venez, mon père, ah ! vous serez ravi. (Les Inséparables.)

Ch’min faisant, parlez à notr’ fils
Qui d’viendra fou s’il n’y prend garde.

SIMON.

Allons, que dit-elle ?... est-elle bavarde !

LA MÈRE SIMONE.

Oui, tu f’ras bien d’ suivre ses avis,
Il a d’ l’esprit ; toi, tu n’es qu’un benêt,
Et vous devriez êtr’ de même
Car je vous ai nourris du même lait...

SIMON.

C’est qu’il aura pris tout’ la crème.

Ensemble.

LA MÈRE SIMONE.

Ch’min faisant parlez à notr’ fils
Qui d’viendra fou s’il n’y prend garde ;
Quand j’lui parle, il m’ trait’ de bavarde,
Mais il f’ra bien d’suivr’ vos avis.

D’ALZONE.

Oui, je vais emmener ton fils.
Eh ! mais, je n’y prenais pas garde ;
Quel air triste !... ça me regarde,
Il faut qu’il suive mes avis.

SIMON.

Venez avec moi, j’vous conduis,
Car c’est moi que cela regarde.
N’l’écoutez pas, c’est un’ bavarde.
Mais vous, je suivrai vos avis.

D’Alzone et Simon sortent.

 

 

Scène VIII

 

LA MÈRE SIMONE, MARIE

 

MARIE, entrant par l’autre côté.

Madame Simone... madame Simone !...

LA MÈRE SIMONE.

Ah ! mon Dieu ! comme te voilà essoufflée !...

MARIE.

Je crois bien !... si vous saviez... quelle aventure !... j’en suis encore toute tremblante, quoi ! Figurez-vous que retournée au moulin, j’allais détacher les filets de Simon...

S’interrompant et regardant autour d’elle.

Tiens... il n’est plus ici ?... je croyais...

LA MÈRE SIMONE.

Non, non, après ?

MARIE.

Et je voyais venir le long de la rivière un petit batelet... où’s qu’il y avait ces belles demoiselles conduites par un vieux domestique qui leur servait de marinier...

LA MÈRE SIMONE.

Ce sont celles qui ont pris du lait ici ce matin... je leur ai procuré un bateau.

MARIE.

Vrai ?... eh bien ! ça leur a joliment réussi !... voilà que, tout-à-coup, j’entends des cris... je regarde... le batelet venait de chavirer...

LA MÈRE SIMONE.

Ah ! mon Dieu !

MARIE.

Les demoiselles étaient dans l’eau... le domestique surtout criait... criait... il paraît qu’il a bu un coup !...

LA MÈRE SIMONE.

Ô ciel ! du danger peut-être...

MARIE.

Non ! il n’y avait que deux pieds d’eau... en hiver, tout de même, ils se seraient noyés... mais, par bonheur, ils ont choisi leur temps... et leur place... je les ai fait sortir de là comme j’ai pu, je les ai menés chez moi, ou s qu’il y avait un bon feu... je leur ai donné mes robes, mes bonnets, mes fichus, tout ce que j’ai de plus beau... il y en a déjà une de prête... Mais venez donc, les autres ont besoin de vous... et puis, le domestique, qui gronde toujours, est dans votre grange à grelotter... faut que vous lui trouviez des habits... quelque chose de votre fds.

LA MÈRE SIMONE.

Tout de suite... Ah ! quel malheur !...

MARIE.

Oh ! ne vous effrayez pas... à présent, elles rient toutes les trois comme des folles ! et tenez, en v’là une !...

 

 

Scène IX

 

LA MÈRE SIMONE, MARIE, AGATHE

 

AGATHE, en habits de paysanne, entrant en riant.

Ah ! ah ! ah ! la charmante promenade !... Ah ! c’est vous, ma jolie meunière !... ces demoiselles vous attendent...

MARIE.

Ne vous impatientez pas, mam’selle, nous allons, avec la mère Simone, leur donner ce qui leur manque.

LA MÈRE SIMONE.

Tout de suite ! Mon Dieu ! quand je pense que ce maudit bateau...

AGATHE.

Ah ! il n’y a pas de mal... à présent !... car d’abord, nous avons eu une peur !... ce pauvre Baptiste surtout... Ma bonne, je vous le recommande !...

LA MÈRE SIMONE.

J’y vais, mam’selle, soyez tranquille... mais vous, il ne vous faut rien... vous n’avez pas à me demander ?...

AGATHE.

Mais non... il me semble qu’il ne me manque rien... qu’en dites-vous ?...

LA MÈRE SIMONE.

Je dis que ça vous va bien.

Air : De l’aimable Thémire.

MARIE.

Sous cett’ robe grossière,
Sous c’ modeste corset,
De charmer et de plaire
Vous avez le secret...
Dans ces habits d’village
Que j’viens de vous donner,
Pour moi quel avantage !
Si ça pouvait s’gagner !

AGATHE.

Ah ! c’est gentil ce que tu me dis là !...

Marie et la mère Simone vont pour sortir.

Ah ! dites-moi, encore un service... c’est de garderie secret sur notre aventure... le plus grand secret.

LA MÈRE SIMONE.

Dame ! mam’selle... je tâcherai...

Elle sort avec Marie.

 

 

Scène X

 

AGATHE, seule

 

À la bonne heure ! c’est de la franchise... je voudrais pourtant bien qu’on ne sût rien au château... mais en rentrant par la petite porte du parc, nous pouvons nous glisser jusqu’à ma chambre et changer de costume sans que personne s’en aperçoive.

Se regardant devant un miroir.

Elle a raison... je ne suis pas mal du tout, le costume de paysanne me va très bien... et il me semble même qu’ainsi je suis jolie.

S’arrêtant tristement.

Ah ! jolie ou non... Cela m’est bien égal à présent, la seule personne à qui j’eusse voulu plaire... me fuit... m’abandonne... ne pense plus à moi...

Vivement.

Allons ! allons ! ne pensons plus à lui, ni à personne... oublions tout... je ne suis plus moi, je ne suis plus Agathe, me voilà paysanne.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames. (Rien de trop.)

Sous ce bonnet, sous ce corsage,
Si je pouvais faire aujourd’hui
Quelque conquête de village ;
Pour moi quelle gloire !... eh bien ! oui !
Après tout ce n’est qu’un échange !
Et des maux que j’éprouve là
Il faut qu’à la fin je me venge...
Tant pis sur qui ça tombera !...

Mais par malheur, il n’y a personne pour m’admirer.

 

 

Scène XI

 

AGATHE, SIMON, qui est entré pendant la fin de la scène précédente

 

SIMON.

Je l’ai remis dans son chemin et maintenant...

Apercevant Agathe.

Ah ! mon Dieu... qu’est-ce que je vois ?

AGATHE, se retournant et apercevant Simon.

À qui en a-t-il, celui-là, et d’où sort-il ?

SIMON.

Ce n’est pas possible... et cependant c’est la même physionomie...

la même taille...

Avec dédain.

Une fille du pays, une robe de laine... je deviens fou, c’est certain.

AGATHE, à part.

Comme il me regarde !...

SIMON.

Pardon, mam’selle, c’est moi que je suis Simon, le fermier... est-ce que vous êtes de ce village ?

AGATHE, faisant la révérence.

Non, monsieur Simon.

À part.

Son air étonné me divertit.

Parlant en paysanne.

J’suis d’un autre village plus considérable... et qui est loin d’ici...

SIMON.

Celui de Rémival ?...

AGATHE.

Justement...

SIMON.

C’était l’autre semaine la fête, et je ne vous y ai pas vue...

AGATHE.

Je suis arrivée d’hier...

SIMON, vivement.

De Châtillon, peut-être ?...

AGATHE.

Comme vous dites.

SIMON.

Est-ce que vous seriez cette jeunesse qu’attendait la commère Bertrand... c’te cousine qu’avait perdu son père et qui devait venir s’établir chez elle ?...

AGATHE.

Précisément.

SIMON, à part.

Je ne peux pas en revenir encore... mais ça me fait une joie, un bonheur...

Haut.

Vous allez demeurer près de nous... à deux lieues.

Riant.

C’est drôle tout de même...

AGATHE.

Fort drôle...

SIMON, riant.

Ah ! plus encore que vous ne croyez...

AGATHE, de même.

Non pas !...

SIMON, de même.

Ah ! si fait ! si fait..., j’sais c’que j’dis... c’est-à-dire, pas beaucoup, parce que plus j’vous r’garde et plus il me semble que mes idées s’embrouillent... mais ce n’est pas désagréable... c’est comme quelque chose qui vous monte à la tête... qui vous étourdit... qui vous grise... ça me fait l’effet d’une bouteille de vin le dimanche...

AGATHE, riant.

Ah ! ah !

À part.

Qu’il a l’air bête !...

SIMON.

Vous dites ?

AGATHE.

Je dis que vous êtes ben galant tout de même.

SIMON.

Non, je ne suis pas galant... je ne sais pas ce que c’est... je n’y entends rien... mais vous êtes si jolie...

AGATHE.

Vraiment ! monsieur Simon ?...

À part.

En voilà un !... ça se trouve bien !

SIMON.

Qu’il me semble que je vous ai toujours aimée...

AGATHE.

Est-il possible !

SIMON.

Est-ce que vous ne le voyez pas ? est-ce que je ne vous l’ai pas dit ? oui, mam’selle, oui, je suis encore à savoir comment ça s’est fait... mais il me semble que je vous aime...

AGATHE.

Vrai !... comment que vous médites ça ? répétez-le, je vous prie...

SIMON.

Je vous aime !

AGATHE, à part.

Il est toujours gentil, ce mot-là.

Haut.

Comment, monsieur Simon, vous m’aimez...

SIMON.

C’est-à-dire... pour être franc et ne pas vous tromper... ce n’est pas tout à fait vous que j’aime...

AGATHE.

Qu’est-ce que ça signifie...

SIMON.

C’est une autre.

AGATHE, piquée.

Eh bien ! par exemple !...

SIMON.

Une autre qui vous ressemble.

AGATHE.

C’est flatteur pour moi...

À part.

Il faut que je supplante ma rivale.

Haut.

Vous me trouvez donc mieux qu’elle ?

SIMON.

Oh non !

AGATHE.

Comment ?

SIMON.

Écoutez donc, vous ne pouvez pas être si bien... c’est impossible... c’était une demoiselle... une vraie demoiselle... de Paris encore !... tandis que vous, vous n’êtes qu’une paysanne... vous avez l’air niais, embarrassé...

AGATHE.

Ah dame ! monsieur Simon, ce n’est pas ma faute.

SIMON.

C’est vrai, avec votre robe de siamoise et de cotonnade, vous ne pouvez pas jouter avec des châles, des manches à gigot... des madapolams...

Couplets.

Air : Monsieur Robert est de ces gens.

Premier couplet.

Vous n’avez pas l’air distingué,
Ni les manièr’s d’un’ demoiselle ;
Ni ses bell’s robes de dentelle...
Ses yeux si doux... Ah ! jarnigué !
Vous v’nez de me r’garder comme elle.
Juste comme elle.

AGATHE.

Laissez donc, mes yeux sont trop niais.

SIMON.

Ah ! c’est fini... v’là qu’ça me monte !
Moi qui pour elle vous aimais,
J’vas vous aimer pour votre compte,
J’sens que j’vous aime pour votr’ compte.

Deuxième couplet.

AGATHE.

Monsieur Simon m’fait trop d’honneur,
Je n’suis qu’un’ fille de village.

SIMON.

Ah ! vous avez un avantage.

AGATHE.

Mais lequel ?

SIMON.

Ell’ me faisait peur,
Je n’disais mot.

AGATHE.

C’était dommage !
Oh ! grand dommage !

SIMON.

L’respect m’cassait jambes et bras !
Mais près d’vous le courag’ me monte,
Et si ça continue j’m’en vas
Vous embrasser pour votre compte.

Il lui serre la main.

AGATHE, sans se fâcher.

Finissez... ou je me fâche...

À part.

Il paraît qu’au village, ils sont très forts sur la pantomime...

SIMON.

Ça m’est égal... ça ne m’effraie pas... et pourvu que je vous revoie... car je vous reverrai, n’est-ce pas ?

AGATHE.

Certainement... quand on vous a vu une fois...

SIMON.

À demain.

AGATHE.

À demain !

SIMON.

Au petit bois des Aliziers, qui est à moitié chemin du village de Rémival et de celui-ci.

AGATHE.

Tiens... pourquoi pas ?

SIMON, sérieusement.

Votre parole...

AGATHE.

Mon Dieu oui... mais j’y pense... un rendez-vous... rien que cela !...

SIMON, lui serrant toujours la main.

Puisque je vous aime, puisque vous m’aimez... mais en tout bien tout honneur... car vous serez ma femme... je n’en veux pas d’autre.

AGATHE.

Ah ! c’est différent.

SIMON.

Et la preuve, c’est que v’là mon anneau... il est d’argent... et de vrai...

AGATHE.

Oh ! comme il brille... c’est trop beau, monsieur Simon.

SIMON, la regardant.

Rien de trop beau quand on aime... et en revanche... je prends ce bracelet, me v’là votre fiancé.

Air : Que j’sis content, queu’ bonne affaire. (Le Baiser au porteur.)

Que j’sis coulent ! j’en perds la tête !
C’bijou qu’j’ai pris ! Dieu qu’ c’est galant !
Et pour demain, un tête-à-tête,
J’suis sût’ d’être heureux à présent !
Que j’sis content !
Ah ! ah ! que j’sis content !

AGATHE.

Ce gage que vous v’nez de m’prendre,
Vous y tenez donc ?

SIMON.

Oui, vraiment.
Je mourrais plutôt que d’le rendre...

Lui serrant la main.

Quand j’aime, c’est solidement.

AGATHE, un peu effrayée.

Monsieur Simon, de grâce... j’entends ces demoiselles.

SIMON.

Dites-moi encore une fois que vous m’aimez.

AGATHE.

Eh bien ! oui, je vous aime.

SIMON, avec transport.

Vous m’aimez !... elle m’adore... Ah ! je suis trop heureux... je m’en vais.

Que j’sis content, j’en perds la tête, etc.

Il fait quelques pas pour sortir, puis il revient et ombrasse Agathe par surprise. Il s’en va.

AGATHE.

Il m’a embrassée... il m’a vraiment embrassée !... mais aussi quelle étourderie !... Ah ! parlons, parlons vite... et que jamais on ne sache...

 

 

Scène XII

 

AGATHE, LA MÈRE SIMONE, MARIE, ANNA, ÉMILIE, BAPTISTE

 

ANNA et ÉMILIE, en paysannes.

Nous voilà !... nous voilà ! notre toilette est achevée...

ANNA.

Vois un peu, comment me trouves-tu en paysanne ?

ÉMILIE.

Et moi ?

AGATHE.

Très bien !... très bien !... mais hâtons-nous, retournons au château...

ÉMILIE et ANNA.

Parlons !...

AGATHE, à Simone.

Adieu, madame.

À Marie.

Adieu, Marie, nous ne vous oublierons pas !... mais surtout pas un mot de notre aventure.

ÉMILIE.

Comme nous serions grondées !

BAPTISTE.

Et moi donc !...

MARIE.

Mesdemoiselles... pardon... pour vos habits à reporter, où irai-je ?

BAPTISTE.

Au château de Luzy !...

AGATHE, bas.

Imbécile !... tais-toi !...

Air : Finale du Philtre.

Ensemble.

AGATHE, ANNA et ÉMILIE, se regardant.

Sous cet habit nouveau
Combien nous devons être belles !
Allons, partons, le temps est beau,
Gaiement retournons au château.

LA MÈRE SIMONE et MARIE.

Partez, le temps est beau ;
Partez, mes belles demoiselles,
Et sous ce costume nouveau
Gaiement retournez au château.

BAPTISTE.

Si jamais en bateau
Je mène encor des demoiselles
Et si je r’mets le pied sur l’eau,
J’en réponds bien, il fera chaud !

LA MÈRE SIMONE, passant auprès d’Agathe.

Du chemin je peux vous instruire,
J’connais madame de Luzy...

AGATHE, à part.

Grand Dieu !

LA MÈRE SIMONE.

Et je viens de faire conduire
Monsieur d’Alzone son neveu.

AGATHE, à part.

Quoi ! d’Alzone en cette demeure...

LA MÈRE SIMONE, de même.

Mais dans quel trouble je la vois !
Et c’qu’il me disait tout à l’heure...
S’rait-c’par bavard, une des trois ?

Ensemble.

AGATHE, ANNA et ÉMILIE.

Sous cet habit nouveau... etc.

LA MÈRE SIMONE et MARIE.

Partez, le temps est beau... etc.

BAPTISTE.

Si jamais en bateau... etc.

Les jeunes filles partent. Marie et la mère Simone rentrent dans la ferme.

 

 

ACTE II

 

Un pavillon du château de Luzy.

 

 

Scène première

 

AGATHE, ANNA

 

ANNA.

Quand je te dis que ces messieurs veulent organiser une partie délicieuse, une chasse dans les bois... et puis les dames suivront en calèche... nous y allons toutes...

AGATHE.

Moi... je ne sortirai pas...

ANNA.

Et pourquoi donc ?... on compte sur toi !...

AGATHE.

On a eu tort... je reste ici...

ANNA.

C’est singulier ! toi qui étais si gaie, si enjouée hier ! comme te voilà triste aujourd’hui !

AGATHE.

Triste, moi !... mon Dieu non, je t’assure...

ANNA.

Je t’assure qu’il y a quelque chose et ce n’est pas bien... quand tous ces messieurs travaillent à nos plaisirs, il faut s’y prêter un peu, ne fût-ce que par reconnaissance... il y a surtout le nouveau venu, celui qui est arrivé hier...

AGATHE.

Le neveu de madame de Luzy !...

ANNA.

Oui ! M. d’Alzone ! il y met tant de grâce...

AGATHE.

Tu trouves ?...

ANNA.

C’est un charmant jeune homme et tu dois le connaître.

AGATHE.

Moi !... fort peu... à peine l’ai-je vu quelquefois.

ANNA.

Air du vaudeville de Irons-nous à Paris ?

D’une naissance peu commune,
On nous vante, de tous côtés,
Son esprit, son goût, sa fortune,
Car il a mille qualités ;
De plus, une autre bien plus belle,
Qu’on ne peut trop apprécier,
La plus importante !...

AGATHE.

Laquelle ?

ANNA.

On dit qu’il est à marier !

Par malheur, ce ne sera pas pour longtemps...

AGATHE, avec émotion.

Qui te l’a dit ?

ANNA.

Personne... mais je le sais... il se promenait ce matin dans le parc avec sa tante, madame de Luzy, et comme ils passaient de l’autre côté de la charmille où j’étais... j’ai écouté...

AGATHE.

C’est très mal...

ANNA.

C’est-à-dire, j’ai entendu...

AGATHE.

Et que disait-il ?

ANNA.

Rien, c’était madame de Luzy qui parlait et qui disait avec sa petite voix cassée : « Puisque vous me demandez mon avis, mon cher neveu, je pense que ce mariage est ce que vous pouvez faire de mieux pour trois raisons... »

AGATHE.

Eh bien ! après ?

ANNA.

Ils sont sortis de l’allée tournante pour entrer sur la pelouse... je n’ai pu les suivre que des yeux, et madame de Luzy s’est éloignée, emportant avec elle ses trois raisons.

AGATHE.

Qui sont détestables, j’en suis sûre...

ANNA.

Et moi aussi ! Vouloir le marier ! lui qui est si bien ainsi !... ils ne sont plus bons à rien quand ils sont mariés, ils deviennent des papas... ils ne dansent plus... tandis que celui-ci... il nous donne un bal ce soir, ce qui n’empêche pas la partie de ce malin, une journée complète... je vais à ma toilette... et toi ?

AGATHE.

Moi ! je suis bien ainsi, je n’y changerai rien.

ANNA.

As-tu donc oublié les leçons de coquetterie que tu nous donnais hier ?

AGATHE.

Ah ! ne parlons plus de cela.

ANNA, à demi-voix.

Tiens, tiens, le voici !

AGATHE, troublée.

M. d’Alzone...

 

 

Scène II

 

AGATHE, ANNA, D’ALZONE

 

D’ALZONE.

Comment, mesdemoiselles, encore ici !... lorsqu’on fait les préparatifs du départ pour la promenade que nous organisons avec approbation des grands parents... et sauf votre consentement ?

ANNA.

Oh ! toutes ces demoiselles et moi, nous consentons à l’unanimité... hors une voix, celle d’Agathe.

D’ALZONE.

Mademoiselle refuse !... je voudrais que notre partie réunit tout te monde, car l’absence d’une personne... d’une seule, viendrait troubler notre plaisir... le mien, du moins...

ANNA, bas à Agathe.

Tu entends ! on n’est pas plus aimable...

AGATHE, à part.

Je n’ose lever les yeux !...

D’ALZONE, regardant Agathe.

Et je m’attendais si peu en venant dans ce vieux château... où je ne croyais trouver que ma tante... à rencontrer d’anciens amis...

ANNA.

D’anciens amis !... et Agathe me disait tout à l’heure, qu’elle vous connaissait à peine...

D’ALZONE.

Vraiment ! je serais déjà oublié à ce point !...

AGATHE.

Moi, monsieur... du tout... je n’ai pas dit...

ANNA.

Ah ! tu l’as dit... mais raison de plus pour renouer connaissance...

À d’Alzone.

Elle vient avec nous... le départ est, je crois, pour deux heures ?...

D’ALZONE.

Oui, mademoiselle, et l’on sera exact.

ANNA.

Ah ! mon Dieu !... je n’aurai qu’une heure pour ma toilette... pardon, monsieur...

À part.

Il est charmant ce jeune homme-là !

Elle sort, et Agathe va la suivre, d’Alzone la retient.

 

 

Scène III

 

AGATHE, D’ALZONE

 

D’ALZONE.

Vous sortez, mademoiselle ?...

AGATHE.

Mais... monsieur...

D’ALZONE.

Puisque vous ne devez pas être des nôtres, rien ne vous presse... et moi qui depuis hier désirais vainement vous parler...

AGATHE.

Vous, monsieur ?... je ne vous comprends pas... vous qui depuis deux mois avez brusquement disparu... qui avez évite toutes les occasions de me rencontrer...

D’ALZONE.

C’est vrai ! mais vous voyez bien que je ne réussis pas toujours...

AGATHE.

Je n’en dois rendre grâce qu’au hasard... car vous ne veniez ici que pour madame de Luzy votre tante...

D’ALZONE.

J’en conviens... je venais pour elle, et je ne lui ai parlé que de vous !...

AGATHE.

De moi !... vous êtes bien bon de vous en occuper encore... moi, grâce au ciel, je vous ai tout-à-fait oublié.

D’ALZONE.

Ah ! je m’en aperçois, car vous dédaignez même de porter encore le gage de mon amitié... ce bracelet que vous ne deviez jamais quitter... et que vous avez, comme moi, disgracié.

AGATHE.

Oui, monsieur ; c’était, je pense, ce que vous désiriez.

Geste de d’Alzone.

Votre conduite, du moins, me l’a assez prouvé... Après avoir obtenu le consentement de ma mère, de ma famille et, je le dis en rougissant de regret... le mien... vous rompez ce mariage... vous vous éloignez brusquement... sans explication, sans motifs...

D’ALZONE.

Sans motifs !... avez-vous donc oublié, Agathe, la promesse que vous m’aviez faite de ne plus voir le colonel... et ce bal où je vous trouve chez lui ?...

AGATHE.

Air du vaudeville de la Robe et les bottes.

Et si c’était par l’ordre de ma mère ?

D’ALZONE.

Mais votre mère ordonnait-elle aussi
De le séduire et de lui plaire,
De ne danser, ce soir-là, qu’avec lui ?
Vous étiez tellement aimable !...

AGATHE.

Et vous si peu !...

D’ALZONE.

Qui ? moi ! grands dieux !...

AGATHE.

Qu’il fallait, c’était convenable,
Que l’un de nous le fût pour deux.

D’ALZONE.

Ah ! mademoiselle !...

AGATHE, avec émotion et froidement.

Maintenant je n’ignore point vos projets... on vient de me les apprendre... croyez, monsieur, aux vœux que je fais pour votre bonheur.

D’ALZONE.

Quoi ! l’on vous aurait dit !...

AGATHE.

Que votre tante s’occupe en ce moment de vous marier...

D’ALZONE.

C’est vrai ! et si j’osais, je vous demanderais conseil...

AGATHE.

À moi, monsieur !...

D’ALZONE.

Elle. m’a parlé d’une jeune personne que je refusais d’abord, car rien n’égalait son inconséquence, sa coquetterie ; et, avec un tel caractère, il n’y a point de bonheur possible en ménage... vous le sentez comme moi... mais madame de Luzy m’a fait voir que je m’étais peut-être trop hâté de la condamner, elle m’a même assuré... et je vous avoue qu’en l’écoutant, je me sentais accablé de remords, elle m’a assuré qu’un certain colonel l’avait demandée en mariage.

AGATHE, à part.

Ô ciel !

D’ALZONE, la regardant.

Qu’un parti si brillant avait été refusé par elle et qu’elle avait déclaré ne vouloir jamais se marier... qu’en dites-vous ?...

AGATHE.

Je dis... que si elle ne l’aimait pas, elle a bien fait...

D’ALZONE.

Mais à moi, Agathe, croyez-vous qu’elle me pardonne ?... car maintenant je suis bien coupable...

AGATHE.

Elle l’était plus que vous... et vous aviez raison dans tous vos reproches, mais elle en a été bien punie !... Si vous saviez tout ce que j’ai souffert !...

D’ALZONE.

Chère Agathe !

AGATHE.

Mon désespoir... mes tourments... et surtout mes regrets... Ah ! je suis corrigée, je le suis pour toujours... et si, maintenant, l’on pouvait m’accuser de la moindre inconséquence, de la moindre coquetterie, méprisez-moi, ne me revoyez plus... je l’aurai mérité.

D’ALZONE.

Je vous crois, Agathe, je vous crois, car après ce que nous avons souffert tous les deux... mais hâtez-vous de me rassurer sur un autre sujet qui m’inquiète bien plus encore...

AGATHE.

Et lequel ?

D’ALZONE.

Ne m’a-t-on pas dit que vous rejetiez tous les partis qui s’offraient à vous... que vous renonciez à vous marier...

AGATHE.

Non, mais j’attendais...

D’ALZONE.

Et vous me permettez de renouveler près de votre mère une demande qui la surprendra peut-être...

AGATHE.

Mais... je le crois !

D’ALZONE.

Air de Céline.

Consentira-t-elle à m’entendre ?
Aurai-je un favorable arrêt ?

AGATHE.

Mais de moi cela va dépendre.

D’ALZONE.

Et vous ?...

AGATHE.

Oh ! moi, c’est mon secret.

D’ALZONE.

Quel est-il ? daignez m’en instruire.

AGATHE.

Non... il faut vous y résigner :
Moi je ne puis pas vous le dire,
C’est à vous de le deviner.

Adieu, je vais trouver ma mère... Vous ne serez plus injuste...

D’ALZONE.

Vous ne serez plus coquette... adieu !...

AGATHE.

Adieu...

À part en sortant.

Ah ! que je suis heureuse !

 

 

Scène IV

 

D’ALZONE, seul

 

Je suis aimé !... oh ! oui, je ne puis douter de son amour !... Ce n’est plus cette jeune tille légère, étourdie... Je suis heureux d’être venu dans ce château... d’y être resté surtout... car en la voyant, je n’ai pas eu la force de partir... et pourtant, comme je le lui disais tout à l’heure, une nouvelle preuve de sa coquetterie... et rien ne m’aurait retenu, rien ne me retiendrait encore.

 

 

Scène V

 

D’ALZONE, SIMON, entrant sans voir d’Alzone

 

SIMON, jetant son chapeau par terre.

Ah ! c’est fini !... j’en mourrai !

D’ALZONE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

SIMON.

Me tromper ainsi ! c’est affreux, c’est indigne !...

D’ALZONE.

Eh ! mais... c’est bien lui... c’est Simon !...

SIMON.

On m’a nomme !... Monsieur d’Alzone !...

D’ALZONE.

Comment ! que fais-tu là ?...

SIMON.

Je viens rejoindre la maman qu’est à compter ses fermages avec madame votre tante...

Essayant des larmes.

Ah !

D’ALZONE.

Mais qu’as-tu donc ?...

SIMON.

Comme vous voyez... j’étouffe !...

D’ALZONE.

Ah ! mon Dieu ! mon ami... tu as du chagrin...

SIMON.

Du chagrin... oui, j’en ai... c’est là comme une barre qui me coupe la respiration, quoi !

D’ALZONE.

Mais enfin... explique-toi !

SIMON.

M’expliquer ? est-ce que je le peux... est-ce que... Ah ! ah ! faut-il qu’une femme soit perfide ! pourquoi qu’elle est venue chez nous ? pourquoi qu’elle m’a fait des mines... qu’elle m’a permis de l’aimer... qu’elle m’a donné un rendez-vous !...

D’ALZONE.

Eh ! mais !... de qui parles-tu ?

SIMON.

Est-ce que je sais ? Figurez-vous qu’hier, chez ma mère, j’ai vu une jeune fille, une paysanne... mais jolie ! jolie ! comme il n’y en a pas !... si fait pourtant, il y en a une... une autre que j’aimais depuis longtemps... et je ne sais pas si c’est la paysanne qui ressemble à la demoiselle, ou la demoiselle qui ressemble à la paysanne... c’était le même amour !...

D’ALZONE.

Que diable me dis-tu là ? je ne te comprends pas...

SIMON.

Ah ! vous ne me... c’est possible... car moi-même je ne suis pas bien sûr... là, voyez-vous, la tête n’y est plus... elle m’a ensorcelé !...

Air : De cet amour vif et soudain. (Caroline.)

Depuis hier son souvenir
Ne me laisse ni paix ni trêve ;
Je n’ puis manger, je n’ puis dormir...
Et j’avais... non, c’ n’est pas un rêve !
J’ voyais là... j’avais d’vant les yeux
Ma femm’... mes quatr’ garçons, ma fille...
Et vous voyez un malheureux
Qui vient d’perdre tout’ sa famille !

D’ALZONE.

Et comment ça ?...

SIMON.

Au bois des Aliziers... ou’s qu’elle m’avait donné rendez-vous... pour ce matin... j’y ai couru...

D’ALZONE.

Au bois des Aliziers... et tu as trouvé ?...

SIMON.

J’ai trouvé... personne !... J’ai cherché, j’ai appelé, toujours personne !... enfin, las d’attendre, je suis allé jusqu’au village de Rémival... j’ai demandé la cousine de la mère Bertrand... car elle m’a dit qu’elle était la cousine de la mère Bertrand...

D’ALZONE.

Eh bien ?

SIMON.

Eh bien !... il n’y a qu’un malheur, c’est que la cousine de la mère Bertrand n’est pas au pays... on m’a ri au nez... et vrai, il y avait de quoi... j’étais resté de là comme un imbécile !...

D’ALZONE.

Allons... tu ne t’es pas trompé... c’est quelque coquette de village qui s’est moquée de toi !

SIMON.

Qui s’est moquée de moi !... eh bien ! nous verrous qu’est-ce qui se moquera de l’autre.

D’ALZONE.

Comment ! que veux-tu faire ?...

SIMON.

Ce que je veux faire ?... je n’en sais rien... mais je vais courir tout le pays... et si je la retrouve, il ne sera pas dit qu’elle m’aura rendu amoureux... qu’elle m’aura donné des espérances, une bague de fiançailles, un rendez-vous... et cela pour se moquer de moi !... Ah ! ah ! c’est que je ne ferai pas comme vous, moi ! je ne m’en irai pas... je resterai... je me vengerai...

D’ALZONE.

Et tu feras bien !...

SIMON.

Mais, c’est égal, tenez, je sens là que je l’aimerai toujours !...

 

 

Scène VI

 

D’ALZONE, SIMON, AGATHE, ANNA, ÉMILIE, INVITÉS

 

LE CHŒUR.

Air de la Fiancée.

À la chasse qui commence
Consacrons tous ce beau jour ;
Ce soir les jeux et la danse
Nous attendent au retour.

SIMON.

En v’là-t-il des demoiselles, en v’là-t-il !...

AGATHE.

Ainsi tout est prêt pour le départ ?

ANNA.

Certainement... ces messieurs viennent de faire approcher les voitures, nous partons, on n’attend plus que monsieur d’Alzone.

D’ALZONE.

Pardon, j’étais retenu par ce brave garçon, qui me contait ses chagrins.

TOUTES.

Ses chagrins...

SIMON, bas à d’Alzone.

Oh ! ne leur dites pas...

Il aperçoit Agathe près de lui.

Ciel !...

AGATHE, à part.

Ah ! Simon !...

D’ALZONE.

Qu’est-ce donc ?

SIMON.

Rien... je n’ai rien...

À part.

Depuis hier, cette ressemblance est toujours là... fixe !...

D’ALZONE.

Ma chère Agathe, je vous présente Simon, mon ami, mon frère de lait... un brave fermier du pays.

SIMON, à part.

Sa chère Agathe...

AGATHE, à part.

Son ami !

SIMON, à part.

Oh ! non, non... ce n’est pas possible !

D’ALZONE.

Ce pauvre garçon est bien malheureux... ou l’a joue indignement... une jeune fille de ce village qui s’est amusée à le rendre amoureux, pour s’en moquer après.

AGATHE.

Ah ! une jeune fille de village !

SIMON, l’observant.

Peut-être pire que ça... car je ne la connais pas... et si c’était une demoiselle...

AGATHE.

Impossible... ou alors ce ne serait qu’une plaisanterie.

D’ALZONE.

Une plaisanterie qui trouble son repos, son bonheur... ah ! ce serait une coquetterie inexcusable, car elle prouve un mauvais cœur... et quant à moi je ne reverrais de ma vie celle...

SIMON, se rapprochant de d’Alzone.

Vous connaissez cette belle demoiselle ?

D’ALZONE.

Oui... oui... la jeune fille dont je parlais à la mère... que j’ai retrouvée ici...

SIMON.

Ah ! c’ t’autre coquette !...

D’ALZONE.

Chut ! nous sommes raccommodés.

SIMON.

Excusez, mam’selle et toute la compagnie... de vous avoir interrompus.

AGATHE, à part.

Ah ! je respire... je suis sauvée...

Haut.

Partons vite... Dieu !... c’est Marie !...

 

 

Scène VII

 

D’ALZONE, SIMON, AGATHE, ANNA, ÉMILIE, MARIE, INVITÉS

 

MARIE.

Bonjour, mesdemoiselles !...

ANNA.

Tiens... c’est la petite meunière !...

MARIE.

Oui vraiment... sachant que la mère Simone venait aujourd’hui au château pour payer les fermages à madame... j’ai dit : V’là une bonne occasion pour rapporter les habits à ces demoiselles...

SIMON, brusquement.

Leurs habits... pourquoi ça ?

MARIE, d’un air aimable.

Ah !... c’est vous, monsieur Simon... vous ne nous aviez pas dit que vous veniez au château...

SIMON, brusquement.

Je n’ai pas de comptes à vous rendre... dites-moi seulement

MARIE, de même.

Vous vous portez bien depuis hier...

SIMON.

Il ne s’agit pas de cela... qu’est-ce que c’est que ces habits ?

MARIE.

Les robes de ces dames... qu’elles avaient laissées chez nous... au village...

AGATHE, cherchant à l’interrompre.

C’est bien... ma chère enfant... c’est bien... il est inutile de parler...

MARIE.

Oh ! ne craignez rien... j’suis du secret... si vos mamans étaient là... je ne dirais mot... mais devant Simon, il n’y a pas de danger...

Bas à Simon.

C’est des robes de paysannes que nous leur avions prêtées... et c’était bien amusant...

SIMON.

Des robes de paysannes...

MARIE.

Ah ! mon Dieu !... comme vous êtes pâle !

SIMON.

Moi ? du tout !...

À part.

C’est elle, j’en suis sûr...

À Marie à demi-voix.

Allez donc aussi, vous, allez donc chercher vos habits... ceux que vous avez prêtés à mam’selle...

MARIE.

Ah ! mon Dieu ! comme vous me chassez...

D’ALZONE.

Qui donc !... Simon !

À Marie.

Ah ! mon enfant, pardonnez-lui... je vous le recommande, ce pauvre garçon !... il est amoureux, il me l’a avoué !...

MARIE.

Amoureux !... c’est-il possible !... enfin, amoureux... et de qui ? Ah ! je le devine...

D’ALZONE, donnant la main à Agathe.

Venez, Agathe !...

SIMON, s’approchant d’Agathe, pendant que d’Alzone va donner la main à Anna. Bas.

Restez, mam’selle, ou j’éclate devant tout le monde.

LE CHŒUR.

À la chasse qui commence
Consacrons tous ce beau jour :
Ce soir, les jeux et la danse
Nous attendent au retour.

Marie sort par le fond, d’Alzone, Anna, Émilie, et tous les amis sortent par la porte latérale, à droite. Agathe va pour sortir la dernière, Simon se place devant elle.

 

 

Scène VIII

 

SIMON, AGATHE

 

SIMON.

Me v’là, mam’selle !

AGATHE.

Comment ? Que voulez-vous ?

SIMON.

Je vous ai attendue au bois des Aliziers... vous n’êtes pas venue... et cependant, vous m’y aviez donné rendez-vous... et ce rendez-vous, je l’aurai !...

AGATHE.

Taisez-vous, et rendez-moi ce bracelet que je vous ai confié.

SIMON.

Que vous m’avez donné... pour de vrai, je le garde.

ANNA, en dehors.

Agathe !... Agathe !... viens-tu ?

AGATHE.

Me voici !...

SIMON, la retenant.

Mam’selle, vous n’irez pas... que ce que vous m’avez promis...

AGATHE.

Y pensez-vous ? du bruit... un éclat ?...

SIMON.

Il me faut ce rendez-vous.

AGATHE.

Silence !... vous me perdez...

SIMON.

Ah ! je vous perds, si je fais du bruit... eh bien ! j’en ferai, mam’selle, j’en ferai...

À part.

Oui ! j’oserai eu faire...

Haut.

Je vous le promets... et moi je tiens mes promesses.

AGATHE.

C’en est trop !... vous êtes le maître... faites ce que vous voudrez... je sais, moi, le parti qui me reste à prendre... et, quelles qu’en soient les suites, il m’épargnera l’humiliation de vous craindre...

Simon veut la retenir.

Laissez-moi, éloignez-vous, ou je vous fais chasser du château.

SIMON.

Mam’selle...

AGATHE.

Ne reparaissez jamais devant moi.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

SIMON, LA MÈRE SIMONE

 

SIMON, seul ; il est resté immobile.

Hein !... me faire chasser !... moi Simon... après ce qu’elle a fait... et moi, qui espérais me mettre en colère... l’accabler de reproches !... je ne sais... cet air... cette voix... ça m’a tout intimidé !... ah çà ! qu’est-ce que j’ai donc ?

LA MÈRE SIMONE.

Enfin te v’là !... je te retrouve... si tu savais comme je suis aise !... t’es donc amoureux ?

SIMON.

Amoureux !... oui, oui, je le suis... et furieusement !

LA MÈRE SIMONE.

À la bonne heure !... puisque c’est de quelqu’un que tu peux épouser !...

SIMON.

Que je peux !... par exemple !... ne dites donc pas des choses comme ça, la maman !

LA MÈRE SIMONE.

Dame ! si c’est de la petite Marie ?...

SIMON.

De Marie ?

LA MÈRE SIMONE.

Elle vient de me le dire en courant, elle est si contente ! elle t’aimait depuis si longtemps !... elle n’en dormait pas !...

SIMON.

Pauvre Marie !... elle était donc comme moi !...

LA MÈRE SIMONE.

Elle en perdait la tête !

SIMON.

Comme moi !

LA MÈRE SIMONE.

Tout à l’heure encore elle fondait en larmes !

SIMON, sanglotant.

Comme moi !

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant. (Romagnesi.)

Pauvre Marie ! ah ! je le vois,
J’ai bien des reproch’ à me faire !...
J’étais brutal, j’étais colère,
Tandis qu’elle souffrait pour moi !
Je m’en punirai, je le dois...
D’ chaque côté, c’était la même chose :
Elle ressentait tout c’ que j’éprouvais,
Mêmes tourments, mêmes regrets...
Et les chagrins qu’ l’autre me cause,
Sans le vouloir j’ les lui rendais !

LA MÈRE SIMONE.

Et tiens, la voilà...

 

 

Scène X

 

SIMON, LA MÈRE SIMONE, MARIE

 

MARIE, à la cantonne.

Oui, je la lui remettrai, soyez tranquille...

Entrant.

Ah ! c’est Simon !... comme il me regarde ! il a l’air plus aimable...

À Simon.

Ça va mieux, n’est-ce pas ?

LA MÈRE SIMONE.

Eh bien ! mes enfants, à quand la noce ? Dame ! j’suis pressée, je vous en avertis.

MARIE.

Ah ! ne dites donc pas...

SIMON, lui prenant la main.

Tiens, Marie, écoute... à moins d’être mauvais cœur, je vois bien...

Voyant la lettre qu’elle tient.

Qu’est-ce que vous tenez donc là ?... ce papier...

MARIE, mystérieusement.

Chut ! c’est une lettre de mademoiselle Agathe pour son amoureux.

SIMON.

Ah !

MARIE.

Pour M. d’Alzone.

LA MÈRE SIMONE, passant entre Marie et Simon.

Oui, mon fieu m’a tout dit... cette jeune fille... tu sais... elle est corrigée ; elle n’est plus coquette... mais plus du tout... elle l’a revu, et ça reprend... c’est pourtant moi qui lui ai donné ce conseil-là... hein !... il est bon ?...

SIMON.

Joliment !...

À part.

Elle aurait aussi bienfait de le garder pour elle.

À Marie.

Et mam’selle Agathe vous a priée...

MARIE.

De lui remettre secrètement ce billet... et comme elle était émue... comme sa main tremblait... je crois que c’est un billet doux.

SIMON, avec colère.

Et c’est vous qui vous en êtes chargée !... c’est vous, mam’selle !

MARIE.

Dame ! monsieur Simon... le désir de rendre service...

SIMON.

Des services pareils !... allez, mam’selle, c’est affreux !... c’est indigne... j’avais de l’affection pour vous... ça me commençait... mais après un trait comme celui-là !

MARIE, pleurant.

Mais qu’est-ce qui lui prend donc ?

LA MÈRE SIMONE.

A-t-il perdu la tête ?

SIMON, passant auprès de Marie.

Remettez-moi ce billet tout de suite... c’est le seul moyen que je vous pardonne.

MARIE.

Oh ! le v’là, monsieur Simon... le v’là...

SIMON.

Je me charge de le remettre à son adresse... parce que moi, c’est différent...

Lisant.

D’Alzone... c’est bien ça... Allez-vous-en... allez !...

MARIE.

Et vous, est-ce que vous ne venez pas ?

SIMON.

Si fait... bientôt.

MARIE.

C’est qu’il me semble qu’à présent, je ne voudrais plus vous quitter.

LA MÈRE SIMONE.

Dépêche-toi ; va trouver mon fieu... fais-lui compliment sur son mariage.

SIMON.

Son mariage !... Adieu, la maman, adieu !

MARIE, s’approchant de lui.

Adieu, monsieur Simon !

SIMON, durement.

Adieu !

MARIE, à part.

Toujours un peu bourru... mais c’est égal, il est déjà bien plus gentil.

Elle sort avec la mère Simone.

 

 

Scène XI

 

SIMON, seul

 

Son mariage !... ah ! elle va se marier... à un beau monsieur parce qu’il est riche, parce qu’il est comte !... et moi. tant pis si je souffre... tant pis si je suis malheureux... je suis un paysan ! oui... mais un paysan qui a du cœur... qui a de la tête... qui ne souffrira pas qu’on se moque de lui... qu’on le traite comme un imbécile !...

Il déchire la lettre qu’il tient et en jette les morceaux à terre.

je le suis, c’est possible... je ne dis pas... mais à qui la faute ?... quand je pense qu’elle m’a chassé... et que dans le même moment elle lui écrivait un billet doux...

Ramassant les morceaux de la lettre.

car c’en est un, j’en suis sûr...

Il les rapproche et lit.

« Il faut que je vous parle... mon sort en dépend... feignez de partir pour la chasse... et revenez au pavillon... je vous y attends. » C’est ici !... c’est un rendez-vous... Allons, v’là le coup de grâce... ma tête n’y est plus... un rendez-vous !... c’est pour ça qu’elle me chasse... un rendez-vous !... Ce n’est pas lui... c’est moi qui l’aurai... j’y suis et j’y reste.

Apercevant Agathe qui entre par le fond.

Ah !

Il se tient caché près de la croisée.

 

 

Scène XII

 

SIMON, AGATHE

 

AGATHE, entrant sans le voir et dans le plus grand trouble.

Que faire ? grand Dieu !... je voulais tout lui avouer, c’était mon dessein... et madame de Luzy à qui je viens de me confier m’a dit que c’est me perdre à jamais.

Apercevant Simon.

Ciel... encore !...

SIMON.

Ne craignez rien, mam’selle... c’est moi.

AGATHE.

Sortez, monsieur... ou plutôt...

Elle veut sortir.

SIMON, la retenant.

Non, non, vous resterez... et moi aussi... je le veux.

AGATHE.

Qu’osez-vous faire, malheureux ! y pensez-vous ?

SIMON.

Oui, oui, j’y pense... ah ! vous avez cru qu’après m’avoir trompé, vous n’auriez plus qu’à me dire : « Taisez-vous... je vous chasse... sortez ! » et que je me tairais, que je sortirais... Non, mam’selle, non, je suis resté, me v’là !...

AGATHE.

Eh ! mais que voulez-vous de moi ?... laissez-moi, car enfin, savez-vous si je n’attends pas...

SIMON.

Oui, je sais, vous l’attendez, lui !... vous lui donnez un rendez-vous, comme à moi... mais il n’y viendra pas.

AGATHE.

Comment ?

SIMON, lui montrant les morceaux de la lettre qui sont à terre.

Tenez, votre billet... le voici.

AGATHE.

Et qui a osé ?

SIMON.

C’est moi... moi à qui vous avez donné un rendez-vous aussi, et j’y viens... pourquoi pas ?... il vous parlerait de son amour... je vous parlerai du mien... il vous aurait parlé de son mariage... mais ce mariage-là il ne faut plus y penser... je saurai bien l’empêcher...

AGATHE.

L’empêcher !

SIMON.

D’abord M. d’Alzone est mon ami, mon frère de lait... il ne souffrira pas que je sois malheureux par vous... et je ne veux pas qu’il épouse une coquette qui ne l’aime pas.

AGATHE.

Moi ! mais l’aimer est tout mon bonheur...

SIMON.

Comme moi... ce matin encore, j’étais d’une joie... ma pauvre mère croyait que j’étais fou, quoi ! je l’embrassais... je sautais, je chantais, c’est que c’était vrai, j’étais fou... je le suis encore.

AGATHE.

Simon, mon ami, c’est une faute, une inconséquence dont je ne prévoyais pas les suites... mais vous vous abusez vous-même... m’aimer ainsi !... y pensez-vous ?... après une heure d’entretien... c’est impossible...

SIMON.

Ah ! cet amour avait commencé depuis longtemps... vous ne vous rappelez pas ce jour... ce jardin... à Paris, quand votre mère se trouva mal... car c’était vous... oh oui ! c’était vous.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène. (Les Amants sans amour.)

Un paysan s’offrit à votre vue,
Car partout il suivait vos pas...
Par lui vous fûtes secourue...

AGATHE.

Quoi ! c’était vous ?

SIMON.

Je ne m’en vante pas ;
Oui, c’était moi... je ne m’en vante pas ;
Mais dit’s-moi si c’est d’ la justice,
Et qui d’nous fut l’plus généreux ?
J’vous ai vu’pour vous rendr’service,
Et vous, mam’selle, pour m’rendr’mallieureux.

AGATHE.

Ah ! vous avez raison... j’ai eu plus de torts que je ne croyais... mais je veux les réparer... reconnaître le service que vous m’avez rendu... je parlerai à ma mère, et ses bienfaits... le peu de fortune que je possède...

SIMON.

De l’argent... à moi !... à moi... Ah ! mam’selle... vous me méprisez donc ?... Gardez votre fortune, je n’en veux pas... ce qu’il me faut, c’est que ce mariage ne se fasse pas...

AGATHE.

Ah ! je le sais... un mot de vous, et il est rompu sans retour... je le sais, d’Alzone me fuira de nouveau... mais malgré lui, malgré vous, je l’aimerai toujours.

SIMON.

Vous l’aimez... et celui que vous avez rendu malheureux ?

AGATHE.

Qu’exige-t-il de moi ?... lui, mon plus cruel ennemi.

SIMON.

Ô ciel ! quand mon amour...

AGATHE.

Non, je n’y crois pas...

SIMON.

Vous n’y croyez pas ? je vous trompe donc aussi, moi ? et mon désespoir, mes larmes, vous n’y croyez pas ? je n’ai donc renoncé à rien pour vous ? je ne vous ai donc pas fait de sacrifice ?... et moi aussi, on m’aimait... oui, mam’selle, oui... il n’y a pas une de nos jeunes filles qui ne voulût être ma femme !... et cette pauvre Marie si bonne, si gentille !... j’ai tout refusé pour vous... et cet amour, ce bonheur, ces espérances... vous donneriez tout ça à un autre !... non... c’est plus fort que moi...

AGATHE.

Silence !... j’entends les voitures... ils reviennent.

SIMON, fermant les portes.

Ça m’est égal.

AGATHE.

Que faites-vous ?

SIMON.

Ils vont venir... tant mieux... ils me trouveront ici, en tête-à-tête avec vous.

AGATHE.

Je suis perdue !... je ne te parle plus de mon avenir, de mon mariage... j’y renonce... c’est fini... mais pour ma mère... pour ma réputation...

Tombant à genoux.

Grâce ! grâce... je t’en prie.

SIMON.

Ciel ! à mes genoux ! vous... mademoiselle !... ah ! me faire un tel affront... relevez-vous, relevez-vous... je suis un malheureux... j’avais perdu la tête... elle était là pourtant... elle y était...

AGATHE.

Ah ! si je vous suis chère...

SIMON.

Ah ! grand Dieu !

On frappe à la porte du fond.

AGATHE.

Ciel !

SIMON.

Silence !

D’ALZONE, en dehors.

Agathe, êtes-vous là ?

AGATHE.

D’Alzone ! c’est fait de moi...

SIMON.

Non, non...

On frappe à droite.

MARIE, en dehors.

Simon, Simon...

SIMON.

Marie...

Il court ouvrir la porte à droite.

 

 

Scène XIII

 

SIMON, AGATHE, MARIE, puis D’ALZONE

 

MARIE, entrant.

Vous ne venez donc pas ?

SIMON.

Chut !... entre... tais-toi.

Il court ouvrir la porte du fond.

D’ALZONE, entrant.

Enfin, on peut entrer... Ah ! Simon...

SIMON, s’efforçant de rire.

Oui, nous étions là... depuis une demi-heure... avec mademoiselle... Marie et moi...

MARIE.

Tiens...

SIMON, bas à Marie.

Dis comme moi.

MARIE.

Oui, oui, depuis une demi-heure...

SIMON, lui serrant la main.

Bien... tu es une bonne fille.

MARIE, à part.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

D’ALZONE.

Ma chère Agathe, je viens de parler à votre mère, de lui demander votre main... et maintenant mon sort dépend de vous.

AGATHE.

Monsieur...

Elle jette un regard d’inquiétude sur Simon qui se détourne pour cacher ses larmes.

J’entends tout le monde qui, instruit de mes projets, vient vous féliciter.

AGATHE, à demi-voix.

Ah ! je vais tout lui dire !

SIMON, bas à Agathe.

Silence, mam’selle, pas un mot... c’est ma condition.

 

 

Scène XIV

 

SIMON, AGATHE, MARIE, D’ALZONE, LA MÈRE SIMONE, ANNA, ÉMILIE, TOUT LEMONDE

 

D’ALZONE, à Agathe.

Parlez, mademoiselle, c’est voire consentement... Mais que vois-je ? que s’est-il donc passé ? Agathe, vous êtes émue... des larmes...

AGATHE, troublée.

Moi... moi... monsieur !...

SIMON, très vivement et gaiement.

Oh ! c’est possible... quand vous êtes entré, mam’selle nous parlait de son bonheur... que nous en étions tout émus, Marie et moi...

À Marie.

N’est-ce pas ?...

MARIE.

Moi...

Simon la pousse.

Oui, oui, tout émus... c’est vrai !

D’ALZONE.

Et pourquoi ? qui peut vous affliger ? votre mariage ?...

AGATHE.

Mon mariage...

SIMON.

Au contraire... mam’selle nous disait qu’elle était contente.

Bas à Agathe lui rendant son bracelet.

Allez, j’en mourrai... c’est égal !

D’ALZONE, se retournant.

Eh bien ?

SIMON.

Oui, vous savez... ces idées que j’avais... mam’selle m’en a guéri, en s’occupant de notre bonheur à Marie et à moi... mam’selle arrangeait notre mariage.

MARIE.

Avec moi !... Ah ! mam’selle... il se pourrait !... quelle joie... quelle...

SIMON.

Mais puisque tu étais là...

MARIE, se calmant.

Ah ! oui... c’est juste... j’étais là... mais c’est égal, ça fait toujours plaisir à entendre... Simon m’épouse... je suis sa femme... et c’est à mademoiselle que je dois...

AGATHE.

Oui, mon enfant ! c’est un bon choix dont je félicite Simon, il vous aimera... il vous aime déjà... et vous le rendrez bien heureux, n’est-ce pas ? Ah ! il le mérite... c’est un brave et honnête garçon.

À d’Alzone.

D’Alzone, vous m’avez dit qu’il était votre ami, votre frère... il sera le mien...

Elle lui tend la main.

SIMON, la prenant.

Ah ! mam’selle !

À part.

Ah ! ce n’est pas la même chose.

MARIE.

Oh ! oui, il sera heureux... je vous le promets...

Lui frappant sur la joue.

Tu seras content, va !...

D’ALZONE.

C’est bien, voilà qui est convenu, nous ferons les deux noces ensemble, le même jour... je veux que Simon soit à la mienne et au bal de ce soir.

SIMON, à part.

Moi... par exemple, voir ça !...

Haut.

Merci !... nous allons nous marier de notre côté... en famille... Marie aime mieux ça, n’est-ce pas ?

Il la pousse.

MARIE.

Moi, oui, oui, j’aime mieux ça...

Bas à Simon.

Oh ! tout ce que tu voudras...

SIMON.

Adieu ! monsieur d’Alzone... madame la comtesse...

LE CHŒUR.

Air d’une Tyrolienne.

Heureuse amie,
On la marie !
Combien j’envie
Ce bonheur-là !

SIMON.

Adieu, partons.

À part.

Il faut m’éloigner d’elle
De l’oublier il n’est pas d’aut’ moyen.

AGATHE.

Vous nous quittez ?

SIMON.

Nous f’rons des vœux, mam’selle.
Pour vot’ bonbeur, et ça m’fra croire au mien.

LE CHŒUR.

Heureuse amie, etc.

SIMON et MARIE, prêts à sortir par la porte à droite.

Adieu... adieu !...

Ils sortent.

LE CHŒUR.

Heureuse amie,
On la marie !
Combien j’envie
Ce bonheur-là !

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