Le Martyre de Sainte Catherine (Jean PUGET DE LA SERRE)

Tragédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, en 1643.

 

Personnages

 

L’EMPEREUR

L’IMPÉRATRICE

LÉONOR, fille de l’Impératrice

ROSILÉE, fille de l’Impératrice

SAINTE CATHERINE

ÉMILIE, sa compagne

PORPHIRE, favori de l’Empereur

CORVIN, gentilhomme de l’Empereur

LÉPIDE, capitaine des Gardes

LUCIUS, docteur converti

 

La scène est dans le Palais de l’empereur en Alexandrie.

 

 

À MADAME LA CHANCELLIÈRE

 

MADAME,

 

Ce n’est point à votre Grandeur à qui je dédie cet ouvrage, votre mérite me l’arrache des mains, mais si doucement que lui-même me contraint d’en aimer la violence. Il est vrai, MADAME, que des le moment que j’eus la pensée de la faire, je me résolus à vous l’offrir, mais comme en ce dessein la force de votre esprit et la faiblesse du mien me rendaient également respectueux et timide, il fallait de nécessité que votre vertu qui en était l’objet me violentât en quelque sorte pour le mettre au jour que vous lui donnez. Sa piété a tant de rapport à la vôtre qu’on peut dire que de tous les divins exemples de perfection qu’il expose en public, vous nous en faites voir aujourd’hui les plus belles pratiques. En effet, MADAME, on peut lire dans vos actions de même que dans ce livre tous les sages préceptes qu’il nous saurait enseigner, et comme en cela vous joignez encore les effets aux paroles, on n’a qu’à vous suivre, et à vous imiter pour se rendre accompli en toutes choses. Qui n’a pas ouï parler de cette grande charité que vous professez en secret pour le public, quoi qu’elle ne cherche que l’ombre des prisons, comme si elle appréhendait d’être connue. Qui peut douter de votre bonté si elle s’intéresse toujours pour le soulagement des misérables, et qui ne connaît pas votre sagesse dans l’heureux emploi de vos occupations, n’ayant pour objet que la gloire de Dieu et l’utilité du prochain. Et ce sont ces vérités, MADAME, qui m’ont servi de commandement absolu pour m’acquitter de ce que je vous devais avec tant de justice, et pour faire connaître à toute la terre, qu’une vertu éminente comme la vôtre sait l’art de forcer les volontés quelques libres qu’elles soient, à lui rendre les honneurs, et les respects qui lui appartiennent. Mais certes, MADAME, cet avantage me demeure dans la contrainte qu’elle exerce aujourd’hui sur moi de l’avoir prévenue de mes souhaits, étant bien aise d’avoir rencontré l’occasion où je puisse vous témoigner publiquement comme je fais, que je suis sans intérêt, et serai toute ma vie avec passion.

 

MADAME,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur.

 

PUGET DE LA SERRE.

 

 

AUX ESPRITS FORTS

 

Je donne enfin cet Ouvrage à votre curiosité, pour voir si vous savez louer avec raison, ou médire de bonne grâce. Ce n’est pas que je désire votre approbation, ni que je craigne votre censure ; je cherche seulement ma satisfaction, vous donnant sujet de parler, pour avoir celui de vous connaître. Il n’est point de tableau qui ne demande et son jour et sa bordure. Que si celui-ci avec tous ces ornements ne peut encore vous agréer, vous me forcerez de croire que son éclat éblouit votre vue, ou que vos sentiments sont trop profanes pour un objet si divin. Je vous laisse pourtant la liberté que je ne saurais vous ôter, d’en juger à votre fantaisie. Mais je vous conseille de peser vos paroles, puisque l’estime et le mépris qu’on en fera, vous servira de récompense, ou de punition.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

L’IMPÉRATRICE, LÉONOR et ROSILÉE, ses filles

 

L’IMPÉRATRICE.

Que les bornes de cet Empire sont aujourd’hui de longue étendue, puisqu’une dernière victoire nous fait triompher de tout l’Univers. L’Empereur n’a plus d’ennemis ; tous subissent ses lois en redoutant ses armes. Et il semble que les Dieux mêmes, quoique jaloux de leur autorité, l’aient partagée avec lui, le laissant régner sur la terre aussi absolument qu’ils règnent dans le Ciel. Mais parmi toutes ces félicités qui me comblent de joie, un secret déplaisir en modère l’excès. Je ne saurais souffrir la tyrannie de cet Édit qui condamne les Chrétiens à la mort s’ils refusent de l’encens à nos Divinités. Leur sort par trop funeste me demande des pleurs, au même temps que mon devoir en fait tarir la source. J’ai beau porter toutefois des offrandes sur nos Autels, en signe d’allégresse, mon cœur devancera ma main, offrant des soupirs de compassion pour ces misérables, plutôt que des couronnes de gloire pour nos Dieux.

LÉONOR.

Quel Démon jaloux de votre repos, Madame, vous ôte le sentiment de ses délices : tout rit à vos désirs ; Le Soleil vous peut faire voir sur la terre autant d’esclaves qu’elle porte de mortels. Et comme si vous étiez insensible à toutes ces faveurs, vous en méprisez la jouissance, après avoir fait mille vœux pour les acquérir. Les Chrétiens doivent être immolés à la juste colère de l’Empereur, pour porter la peine de leur désobéissance. Nos Autels attendent aujourd’hui ces victimes, ou leurs offrandes.

ROSILÉE.

La Religion ne s’introduit pas dans nos âmes, ma sœur, ni par le fer, ni par le feu, il faut que la Nature nous en donne les premiers sentiments, et que les Dieux achèvent le reste. Car comme ils ne sont que lumière, c’est à eux d’éclairer nos esprits pour les élever jusques à leur connaissance, selon la portée de notre condition. Les Chrétiens sont plus malheureux que coupables. Que si les Lois de l’État, plutôt que celle de la Raison, demandent ou leur vie, ou leur obéissance, dans la nécessité où ils se trouvent réduits, je souffre avec eux une partie de sa violence.

L’IMPÉRATRICE.

Mon âme est si sensible aux misères d’autrui, qu’elle ne se défend jamais contre les atteintes de compassion qu’elles lui donnent. Je veux que les Chrétiens soient criminels d’État, le devoir et la pitié tiennent mon âme partagée ; si je souffre qu’on les accuse, je ne saurais me résoudre à les voir punir.

LÉONOR.

J’appréhende que votre Majesté n’ait beaucoup de peine, et peu de satisfaction dans le dessein qu’elle a de les sauver, puisque l’Empereur a conjuré leur perte. Quelle honte lui serait-ce, après tant de victoires, de recevoir la loi au milieu de sa Cour, d’une poignée de gens nés de la lie du peuple. Si sa Justice n’en extermine la race, il faudra un nouvel Hercule pour en dompter la rébellion.

ROSILÉE.

Vous nous voudriez persuader que les Dieux se baigneront de joie dans le sang des Chrétiens, comme s’ils prenaient plaisir à détruire leurs ouvrages. On doit s’informer de leur vie, et non pas de leur créance. On doit dis-je les instruire par l’exemple de notre vertu, plutôt que par l’appréhension des supplices.

L’IMPÉRATRICE.

Je ne saurais me persuader que sa Majesté ajoute à tant de victoires qui la comblent d’honneur, la défaite des Chrétiens qui la couvriront de honte. Quel avantage lui sera-ce de mener en triomphe des ennemis qui n’ont que des soupirs et des larmes pour résister à sa violence. La faiblesse et la soumission ne demandent jamais grâce inutilement qu’à la Tyrannie.

LÉONOR.

Il faut bien que sa Majesté se serve de la force des tourments pour se faire obéir, puisque celle de ses lois est inutile.

ROSILÉE.

La Clémence assujettit plus de cœurs, que la Cruauté n’en saurait immoler.

L’IMPÉRATRICE.

En effet, si les Rois ne tiennent leurs sujets enchaînés par l’amour, aussi bien que par la crainte, ils ne songent jamais qu’à recouvrer leur liberté, ne pouvant supporter le joug de leur servitude.

 

 

Scène II

 

L’IMPÉRATRICE, LÉONOR, ROSILÉE, TRASÉE

 

TRASÉE.

Madame, les préparatifs du Sacrifice sont faits, l’Empereur est déjà en chemin pour aller au Temple, le voici qui vient.

 

 

Scène III

 

L’IMPÉRATRICE, L’EMPEREUR, PORPHIRE, suivi de toute sa Cour

 

L’EMPEREUR.

Madame, nos vœux sont exaucés, et nos espérances terminées. Les Dieux protecteurs de mon Empire, ont voulu étendre son autorité aussi loin que le Soleil porte ses rayons. Toute la terre est mon Domaine, tous les mortels sont mes sujets, et je ne vois rien aujourd’hui sous le Ciel qui ne contribue à mes félicités pour me faire connaître qu’elles sont hors d’exemple. Mon Destin plus puissant que la Fortune, l’assujettit sous mes lois, puisque le Sceptre que je porte à la main sert de clou pour arrêter sa roue. Mais je veux faire voir à ce même Soleil qui éclaire mes Triomphes, que les Sacrifices continuels que je rendrai aux Dieux en seront les plus superbes trophées, faisant ériger à leur gloire immortelle autant d’autels que j’ai vaincu d’ennemis.

L’IMPÉRATRICE.

Il est juste de rendre aux Dieux les hommages de reconnaissance que nous devons à leur bonté, après une si grande victoire, et les Sacrifices n’en peuvent être que publics, puisque chacun doit prendre part à notre joie.

L’EMPEREUR.

Porphire, renouvelle mes plaisirs dans le nouveau récit des merveilles que Silanus et Thésiphonte ont faites à l’extrémité de la terre pour m’en rendre l’unique conquérant. Tu ne saurais charmer mes oreilles d’une plus douce harmonie.

PORPHIRE.

Leur valeur incomparable et leur courage invincible, me fournissant d’abord trop de matière, je me trouve muet dans un si beau sujet de parler. Toutefois comme leurs actions sont également admirables, l’éclat des unes représentera à votre Majesté la beauté des autres. Ces deux Héros de notre Siècle n’eurent pas plutôt fait prendre terre à leur armée au premier port de la Scythie, après avoir forcé la résistance qui s’opposa à leur dessein, que se rendant maîtres de la campagne, le bruit de votre renommée dépeupla tout à coup les villes, et enrichit les déserts de leurs dépouilles pour en ôter l’espérance à ces conquérants. Mais comme les obstacles qu’ils rencontraient dans le chemin de leurs victoires en augmentaient les couronnes, ils portèrent leurs armes aussi loin que la crainte avait porté leurs ennemis ; et jusques dans ces mêmes déserts pour en accroître l’horreur en le peuplant de morts, dont on ne peut jamais savoir le nombre ; et moins encore le prix des trésors qui enrichirent nos soldats. Les nouvelles de cette grande défaite donnant l’alarme à tous les peuples voisins, les Sarmates, les Caspiens, et les Basternes, composèrent un nouveau corps d’armée, du débris de celle des Scythes, et y joignirent leur force pour la rendre invincible. Douze Rois se firent voir dans un champ de bataille à la tête de cent mille combattants, pour défendre leur liberté aussi bien que leur vie ; et ce fut en ce dernier combat, où Silanus et Thésiphonte, animés également du seul Génie de votre Majesté en firent admirer la Fortune, par la grandeur de leur courage, puisqu’avec une armée moins forte en nombre, que celle des ennemis, ils en punirent l’audace, immolant les uns à leur juste fureur, et réservant les autres à une juste servitude. La première attaque parut d’abord funeste de tous côtés. Les Scythes qui portaient encore gravées sur le front les marques de leur défaite, hasardaient leur vie pour en effacer la honte, et comme en cela ils partageaient le péril qu’ils couraient, on les voyait aussitôt vaincus que vainqueurs, recevant et donnant tout à la fois mille plaies mortelles. Les Sarmates, et les Basternes animés de ce bel exemple, aussi bien que de leur propre valeur, méprisaient tellement la mort, qu’ils ne reculaient jamais d’un pas à sa rencontre, et dans le désespoir de se sauver, ils en ôtaient souvent l’espérance à leurs vainqueurs, mourant tous ensemble pour emporter une même gloire. Mais enfin tous les efforts de ce grand nombre d’ennemis n’en purent retarder la défaite que d’un moment. Les uns se vouèrent à la fuite comme à leur Déesse tutélaire, et les autres encoururent le sort de la servitude, en se trouvant forcés de vivre dans les fers qui leur avaient été destinés. Une journée entière fut employée au gain de cette bataille. Et il est croyable que les Dieux protecteurs de cet Empire, alentissaient la courbe du Soleil pour avancer la défaite de vos ennemis, puisque la nuit ne s’approchait qu’à la mesure de nos désirs, comme si nous eussions été Maîtres également et de notre fortune et de celle des vaincus. Dix Rois furent comptés au nombre des morts, et les deux autres courant la même disgrâce que leurs sujets, en partagèrent les chaînes, et se trouvent esclaves dans une même prison. Le seul bruit d’un Triomphe si glorieux s’étant épandu dans l’Orient, servit d’une nouvelle armée pour forcer tous les autres peuples barbares qui l’habitent, à se rendre, et dans les dix jours nous vîmes à nos pieds leurs Ambassadeurs, chargés des présents, ou plutôt des tributs, qu’eux-mêmes s’étaient imposés pour prévenir nos demandes. De sorte que votre Majesté peut disposer aujourd’hui d’autant de Couronnes qu’il y a de peuples sur la terre, puisque tout le monde ensemble vous reconnaît pour Souverain.

L’EMPEREUR.

Ces félicités sont des présents des Dieux, plutôt que de la Fortune, et les bruits de mon nom ni la force de mes armes ne me rendraient point aujourd’hui Maître de toute la terre, si le Ciel n’eût donné un nouveau courage à mes Soldats pour emporter le prix d’une telle conquête ; je veux que Silanus et Thésiphonte aient contraint les plus incrédules d’ajouter foi aux miracles de leur valeur ; si faut-il confesser que les Dieux en soutenant mes intérêts ont gagné la victoire. Ce qui m’oblige en reconnaissance de tant de faveurs, de faire un Sacrifice aussi pompeux que mon Triomphe, et pour le rendre plus célèbre, il faut que les Chrétiens en soient, ou les admirateurs, ou les victimes, ne pouvant souffrir dans mon Empire des Sujets qui refusent de l’encens aux Divinités que j’adore.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LÉPIDE

 

LÉPIDE.

Le Grand Prêtre attend vos Majestés dans le Temple où tout le peuple est assemblé, pour commencer le Sacrifice.

L’EMPEREUR.

Allons Madame, allons célébrer la fête des Dieux durant ce beau jour de Triomphe ; il leur en faut offrir les couronnes pour en mériter la gloire ; Que si les Chrétiens au mépris de mon Édit ne suivent mon exemple, je jure par ma vie, que la leur sera l’objet de mon juste Courroux.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

SAINTE CATHERINE, ÉMILIE, sa cousine

 

SAINTE CATHERINE.

Que cet Édit qu’on a fait contre les Chrétiens me paraît doux et cruel tout à la fois. Il est doux en menaçant de nous ôter une vie toute remplie de misères, pour nous en donner une autre toute pleine de félicités ! Et il est cruel en voulant effacer du milieu de nos cœurs ou par le fer, ou par la flamme, les sacrés caractères de notre Religion. Le silence et la crainte de cette rencontre me rendraient malheureuse et criminelle. Je veux plaider la cause des Chrétiens, puisque je suis également intéressée et dans le gain, et dans la perte qu’ils en feront.

ÉMILIE.

Vous pouvez plaindre secrètement leur infortune, et par générosité et par raison, puisque vous professez une même créance : Mais si peu d’éclat que fassent vos plaintes, vous courez hasard de subir la peine où ils sont déjà condamnés.

SAINTE CATHERINE.

Le Dieu que j’adore ne veut pas être servi en secret. Il se dit la parole de son Père ; Serais-je muette quand il faut confesser son nom : puisqu’il est mort pour mon salut, je veux sacrifier ma vie pour sa gloire.

ÉMILIE.

Vous devez ménager également en cette rencontre, et votre vie et votre crédit ; croyez vous faire changer en faveur des Chrétiens la résolution qu’on a prise de les perdre. Il faut de nécessité qu’ils soient ou victimes, ou idolâtres ; les Édits et l’Empereur sont des lois qu’on ne peut violer.

SAINTE CATHERINE.

Quand le dessein que j’ai de les protéger ne réussirait pas, je me satisferai toujours la première, en courant un même sort ; ma vie et mon crédit sont au rang des choses périssables, je ne veux faire fortune que dans le Ciel.

ÉMILIE.

Si faut-il que la prudence modère l’excès de votre zèle. Quel profit peuvent tirer les Chrétiens de votre dommage : Vous avez donné des larmes à leur malheur, vous soupirez encore de leurs misères ; vous joignez vos soins à leurs vœux pour leur faire recouvrer la liberté, que sauraient-ils prétendre davantage.

SAINTE CATHERINE.

Je méprise les conseils de la prudence humaine, où il y va de l’intérêt de mon salut. Ma mort sera plus utile aux Chrétiens que ma vie, puisque l’exemple de mon Martyre doit donner du courage aux plus timides pour franchir la carrière des tourments où ils sont destinés. Voici Corvin qui m’en porte sans doute les premières nouvelles.

 

 

Scène II

 

SAINTE CATHERINE, ÉMILIE, CORVIN

 

CORVIN.

Madame, l’horreur et la pitié rendent mes yeux plus éloquents que ma bouche, pour vous faire voir par mes larmes plutôt que par mes discours le déplorable sort des Chrétiens ; lisez donc Madame sur mon triste visage le funeste récit de leur mort, puisque la voix me défaut pour vous en raconter l’histoire ; je vous dirai toutefois en peu de mots, qu’Alexandrie n’est plus qu’un Théâtre sanglant où l’Empereur fait représenter aujourd’hui la tragédie de ses cruautés, par autant de bourreaux qu’il a choisi de victimes ; et à voir les rues toutes couvertes de sang, on dirait que le Nil qui en porte la couleur s’est débordé pour en tirer vengeance.

SAINTE CATHERINE.

Ce funeste récit des tourments qu’ils ont soufferts blesse si vivement mon cœur par les oreilles, qu’il en soupire de douleur aussi bien que de compassion. Mais son ressentiment me paraît trop lâche, dans le peu de soin que je prends de les secourir : allons arracher des mains des bourreaux ces innocentes victimes, ou les forcer à me mettre au nombre. Ma conscience et mon devoir me reprochent déjà ma paresse. Je veux désarmer la colère du Tyran, ou l’animer à ma propre ruine.

CORVIN.

Aurez-vous bien le courage de soutenir l’intérêt des Chrétiens devant l’Empereur qui est leur partie.

SAINTE CATHERINE.

On ne manque jamais de hardiesse à soutenir la vérité ; la perfection de la grâce en ces rencontres, supplée au défaut de la nature. Il suffit de le désirer pour l’entreprendre, et c’est assez de commencer pour y réussir.

CORVIN.

Tous vos amis vous conseillent la fuite.

SAINTE CATHERINE.

Ô pernicieux conseil ! Et où fuirai-je pour être à l’abri des atteintes de ma lâcheté, puisque ses honteux reproches troubleront en tous lieux le repos de ma vie ! Quand j’éviterais la colère du Tyran, celle du Ciel me poursuivrait toujours fuyant l’occasion de combattre pour sa gloire, il faut défendre ses Autels.

ÉMILIE.

Tous vos efforts seront inutiles.

SAINTE CATHERINE.

Mais le dessein en sera glorieux.

ÉMILIE.

Qui peut résister à une puissance absolue.

SAINTE CATHERINE.

Un esprit résolu comme le mien.

ÉMILIE.

La tyrannie de l’Empereur est à craindre.

SAINTE CATHERINE.

Et la gloire du Martyre à désirer.

ÉMILIE.

L’occasion de le souffrir se présente à tous moments.

SAINTE CATHERINE.

Et l’impatience en cette attente s’augmente à toute heure.

CORVIN.

Pourquoi vous précipitez-vous avec tant de violence dans un péril si apparent.

SAINTE CATHERINE.

Parce qu’il y a plus d’honneur à l’encourir, que de contentement à l’éviter.

CORVIN.

De quel charme trompeur avez-vous les sens offusqués, faisant si peu de cas des conseils que mon affection vous donne.

SAINTE CATHERINE.

Et de quel funeste sommeil avez-vous l’esprit assoupi méprisant les raisons que Dieu seul me suggère.

CORVIN.

Tous ces sentiments sont des faiblesses de votre humeur, que la prudence ne peut souffrir.

SAINTE CATHERINE.

Et tous vos discours autant de témoins de votre aveuglement, que la Justice ne saurait approuver.

CORVIN.

Votre perte ne sauvera pas le reste des Chrétiens qui vivent encore.

SAINTE CATHERINE.

Non, mais elle leur apprendra à mépriser les grandeurs de la terre, pour posséder les félicités du Ciel.           

Elle s’en va.

CORVIN, seul.

Il faut avouer qu’un zèle indiscret est aussi aveugle qu’une amour passionnée. Cette jeune Princesse court avec trop de violence au devant du péril dont elle est menacée, par un excès de charité que la nature ni la raison ne sauraient approuver. La colère des Rois ne se peut adoucir que par la soumission ; c’est un Torrent qui entraîne tout ce qu’il trouve ; Et comme il ne veut que passer, la prudence lui fait un chemin dont la pente précipite la courbe. Je sens déjà par avance tous les malheurs qu’elle doit encourir.

 

 

Scène III

 

L’EMPEREUR,  L’IMPÉRATRICE, PORPHIRE, et toute leur suite

 

L’EMPEREUR.

La fête des Sacrifices que je présente aux Dieux ne saurait être dignement célébrée, si le dernier des Chrétiens n’en est aujourd’hui la victime sur les mêmes Autels qu’il aura profanés de son mépris. Je veux étouffer cette race dans son berceau, en condamnant au feu tous les enfants qu’elle fait naître ; et je prends encore à témoin les mêmes Dieux que j’adore, de n’épargner personne, et de faire éclater le bruit de ma vengeance aussi loin que mes armes ont porté mon nom.

L’IMPÉRATRICE.

Les cris et les plaintes de ces malheureux seront des objets de compassion qui modéreront en quelque sorte notre joie. Il est temps ce me semble de faire connaître votre bonté, après avoir fait ressentir votre puissance.

L’EMPEREUR.

Les plaintes des criminels sont autant de Cantiques de gloire pour les Dieux, puisqu’elles publient hautement leur Justice ; que si nos sens sont effrayez des tourments qu’ils endurent, la force de la raison doit prévaloir sur cette faiblesse de la nature, pour réjouir nos esprits de l’avantage qui nous en revient.

 

 

Scène IV

 

LÉPIDE, L’EMPEREUR

 

LÉPIDE.

Sire, la Princesse Catherine demande audience à votre Majesté.

L’EMPEREUR.

Qu’on la fasse entrer, pour savoir le sujet qui la mène : mais j’appréhende d’en être trop tôt éclairci, m’imaginant ce qu’elle a à me dire.

 

 

Scène V

 

SAINTE CATHERINE, L’EMPEREUR

 

L’Empereur parle le premier.

L’EMPEREUR.

Que désirez-vous de moi, ma Princesse.

SAINTE CATHERINE.

Un moment d’audience.

L’EMPEREUR.

Parlez hardiment, votre mérite et votre condition vous en donnent la liberté.

SAINTE CATHERINE.

Je m’étonne que votre Majesté jette les fondements de son Empire sur les cendres des Chrétiens ? comme si son repos dépendait de leur ruine. Elle veut commencer son Règne par un déluge de sang, dont la cruauté de ses Édits va inonder toute la Grèce ; mais le Ciel y prépare déjà votre cercueil, vous mettant au nombre des victimes qu’on doit immoler sur vos Autels.

L’EMPEREUR.

Qui vous rend si hardie de plaider la cause des Criminels d’État en ma présence.

SAINTE CATHERINE.

Mon devoir.

L’EMPEREUR.

Mais vous ne considérez pas qu’en demandant leur grâce, vous vous rendez coupable.

SAINTE CATHERINE.

Si leur Religion fait mon crime, je ne m’en justifierai jamais.

L’EMPEREUR.

Quoi professer leur créance dans ma Cour et devant mes yeux, sans rougir de la honte de votre impiété, ou sans pâlir de la crainte de ma vengeance.

SAINTE CATHERINE.

En quelque lieu où je me trouve ma bouche ne dément jamais mon cœur. Si je rougis de honte ce sera pour votre aveuglement, et si je pâlis de crainte, ce ne peut être que pour votre perte.

L’EMPEREUR.

Ne songez qu’à votre salut, puisque vous respirez à la veille de vos funérailles.

SAINTE CATHERINE.

J’y songe aussi continuellement par le mépris que je fais de vos nouvelles lois.

L’EMPEREUR.

Doutez-vous de mon autorité dans la condition où je me trouve ?

SAINTE CATHERINE.

Non, mais j’en méprise la puissance dans la résolution où je suis.

L’EMPEREUR.

Ne savez vous pas que mes volontés sont révérées par toute la terre, et que mon Sceptre est aussi redoutable que le foudre des Dieux ?

SAINTE CATHERINE.

À quoi vous servent toutes ces marques de souveraineté, si votre raison est au nombre de vos esclaves. Votre Sceptre est de même matière que la main qui le porte : son autorité absolue ne fait peur qu’aux méchants, les âmes innocentes en méprisent la tyrannie, ayant assez de constance pour la souffrir, quand le pouvoir leur manque de l’éviter.

L’EMPEREUR.

Je sais l’art de me faire craindre.

SAINTE CATHERINE.

Apprenez donc maintenant celui de vous faire aimer.

L’EMPEREUR.

Je me ferai plutôt obéir, et si je trouve de la résistance, je me servirai des bourreaux et des supplices pour la dompter.

SAINTE CATHERINE.

Croyez vous que la force des tourments étonne le courage des Martyrs : ils souhaitent la mort dont vous les menacez ; mais s’ils en portent la peine, vous en souffrirez la honte, puisque votre seule Tyrannie les a déclarés criminels.

L’EMPEREUR.

Mes passions ne s’intéressent point dans ma Justice, et si je l’exerce aujourd’hui avec sévérité, mon devoir m’y contraint, et avec violence.

SAINTE CATHERINE.

Les Chrétiens ont toujours eu du respect et de la soumission pour vos commandements, que s’ils préfèrent maintenant la mort à l’obéissance de votre nouvel Édit ; j’envie la gloire d’un si beau trépas à ceux qui m’ont déjà devancée ! on doit subir les décrets du Ciel, plutôt que les ordonnances des hommes.

L’EMPEREUR.

Le Ciel a établi les fondements de mon Empire ici-bas.

SAINTE CATHERINE.

Mais lui-même détruira bientôt ceux de vos Temples.

L’EMPEREUR.

Il faut donc que les Dieux se détruisent eux-mêmes, puisque leur gloire n’a point de trône plus éclatant que celui de nos Autels.

SAINTE CATHERINE.

Vos divinités sont des chimères de la fantaisie à qui la rêverie des Gentils a donné des noms différents, et leur industrie des corps de toute sorte de matière pour charmer les esprits de ces fausses illusions, et tromper les sens par leurs sensibles apparences ; mais le Soleil de la Vérité, qui dissipe à nos yeux toutes ces ombres, vous en laisse l’obscurité dans votre aveuglement volontaire, et nous en donne la connaissance pour en éviter le péril.

L’EMPEREUR.

Ha ! quelle impudence ? mais quels blasphèmes, les cheveux me hérissent à l’ouïe de ces discours, qui vous anime à me tenir ce langage ?

SAINTE CATHERINE.

La raison.

L’EMPEREUR.

Et c’est elle-même qui se déclare votre partie, puisqu’elle me contraint malgré les persuasions de votre jeunesse, de punir votre impiété.

SAINTE CATHERINE.

Si votre fureur a fait des Martyrs dans le berceau, ma jeunesse ne doit point arrêter le cours de ces violences. Laissez, laissez-la se désaltérer dans mon sang, et épargnez celui de tant d’autres innocents que vos bourreaux traînent au supplice.

L’EMPEREUR.

Quel plaisir prenez-vous d’avancer votre perte pour retarder celle d’autrui ?

SAINTE CATHERINE.

Et quel avantage vous sera-ce de ruiner votre réputation pour assouvir vos cruautés ?

L’EMPEREUR.

Appelez-vous cruauté de venger les Dieux, et punir des rebelles.

SAINTE CATHERINE.

Est-ce une action de clémence, de forcer les volontés, et violer les lois de la Nature.

L’EMPEREUR.

Ha quelle arrogance ! elle contraint ma Justice à la punir, au lieu d’implorer ma bonté pour la pardonner.

SAINTE CATHERINE.

Ha quel aveuglement ! il met mon devoir au rang de mes crimes, et condamne la Raison parce qu’elle tient mon parti.

L’EMPEREUR.

Vous avez beau courir à votre ruine, ma pitié s’intéresse pour votre salut : Qu’on l’arrête prisonnière dans mon Palais. Je vous donne le loisir de considérer votre faute.

SAINTE CATHERINE.

Dites plutôt pour pleurer de la vôtre.

L’EMPEREUR.

Je veux dépeupler la terre, et remplir les enfers de cette race de Démons, dont eux-mêmes excitent la malice, pour semer toujours la division parmi mes sujets, en leur persuadant la révolte. Je veux, dis-je, faire creuser un tombeau si profond pour les y ensevelir dedans tous ensemble, qu’on perde peu à peu jusques à la mémoire de leur nom. Il faut régner absolument si l’on veut porter la qualité de Souverain, les Sceptres et les couronnes ne relèvent que d’eux-mêmes. Mais que dis-je, cette inhumaine se rit de mes desseins, sachant que le pouvoir de ses charmes s’étend beaucoup plus loin que celui de mon autorité. Cette belle idolâtre me persuade de le devenir ; car à mesure que le feu de la colère embrase mon cœur, je sens que celui de l’amour s’allume dans mon âme. Quel parti dois-je prendre ? fuirai-je les sentiments de la Justice ou ceux de l’amour. Les Dieux veulent être vengés, mais si je leur obéis je me punis moi-même. En cette extrémité mon esprit irrésolu me suggère tout à la fois mille différentes pensées sans se pouvoir déterminer au choix de l’une, ou de l’autre. Mais c’est trop longtemps s’arrêter dans un chemin où la raison et mon devoir me veulent servir de guide, courons à la vengeance, au mépris de l’amour, et s’il faut mourir de la blessure dont je suis atteint, sauvons l’honneur en perdant la vie, ce me sera toujours quelque sorte de consolation.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

L’EMPEREUR, PORPHIRE

 

L’EMPEREUR.

Ha Porphire, que mon sort est déplorable ! J’ai fait prisonnière dans mon Palais celle-là même qui me tient esclave sous son Empire ; ma tyrannie a commandé qu’on la mît aux fers, et sa beauté plus cruelle encore me donne à tous moments la gêne. Je veux venger les Dieux de son impiété, et elle me punit déjà de la pensée que j’en ai eue ; quel parti dois-je prendre en l’état où tu me vois réduit.

PORPHIRE.

Quoi, la Princesse Catherine serait si heureuse dans son malheur d’enchaîner son geôlier, d’imposer des lois à son Souverain, et de se faire dresser des Autels par celui-là même qui l’avait déjà destinée pour victime : ce discours me surprend.

L’EMPEREUR.

Pourquoi t’étonnes-tu de ces merveilles, puisque l’Amour en est l’ouvrier : Oui, cette belle criminelle et cette adorable impie me demande des Autels, au même temps que je dois exiger d’elle des Sacrifices ; Je la veux forcer d’adorer nos Dieux, et elle me contraint de la mettre au nombre de nos Déesses. Comment l’accuserai-je d’idolâtrie, si j’en fais aujourd’hui mon idole.

PORPHIRE.

C’est toujours servir les Dieux d’obéir à celui qui s’en dit le maître ; votre Majesté se doit faire justice la première, la colère et la vengeance ne sont plus de saison contre un ennemi qui se fait redouter dans sa faiblesse, et qui mène en triomphe son vainqueur.

L’EMPEREUR.

J’approuve ce conseil : Mais j’ai besoin de ton secours ; il faut que tu la persuades de changer de Religion, et d’agréer l’amour que j’ai pour elle. Que si la vertu prenant ses intérêts lui fait mépriser les miens ; représente-lui pour la satisfaire, que la justice autorise ma passion dans le dessein que j’ai de partager mon autorité avec elle en qualité d’épouse.

PORPHIRE.

Les honneurs dont votre Majesté la veut combler aujourd’hui, me semblent si considérables, qu’il faudrait être insensible pour refuser ce présent ; et il serait inutile d’employer d’autre éloquence que celle de tous ces avantages pour la persuader, puisqu’ils se font souhaiter eux-mêmes par les grandeurs qui les accompagnent.

L’EMPEREUR.

Offre-lui hardiment et mon Sceptre et ma couronne, puisque le cœur qui anime la tête et la main qui les portent, ne connaît plus que ses lois.

PORPHIRE.

Si le succès des desseins de votre Majesté ne dépend que de mes services, elle sera bientôt satisfaite.

L’EMPEREUR.

Va donc promptement consulter l’Oracle de ma bonne fortune, j’ai déjà de l’impatience pour ton retour. Mais considère toujours la fin de ton message, je la veux posséder à quelque prix que ce soit. Si elle se met en colère, adoucis-la par tes soumissions. Si elle méprise tes offres, représente-lui sans t’émouvoir le tort qu’elle se fait. Enfin ménage discrètement le temps et l’occasion de l’entretenir, et ne hasarde rien sur tout en cette affaire, puisqu’il y va de mon repos.

PORPHIRE.

J’exécuterai fidèlement les commandements de votre Majesté.

 

 

Scène II

 

L’IMPÉRATRICE, LÉONOR

 

L’IMPÉRATRICE.

J’ai découvert à la fin les artifices de l’Empereur ; il fait semblant de venger les Dieux, en punissant les Chrétiens, et il protège Catherine dans son Palais, la fait traiter en Reine plutôt qu’en esclave, et commande qu’on lui rende les honneurs qui ne sont dus qu’à ma qualité, comme si elle occupait déjà la place de mon trône. Il soupire en secret de ses appas ; Et pour cacher à mes yeux le feu de son amour, il fait semblant d’attiser celui de sa colère, croyant me décevoir.

LÉONOR.

Quelle apparence, Madame, que l’Empereur ait dessein de contracter alliance avec une Chrétienne au mépris des Dieux et de la foi qu’il a donnée à votre Majesté. Je veux  que Catherine soit la plus belle du monde, le pouvoir de ses charmes ne s’étend pas si loin que ses désirs.

L’IMPÉRATRICE.

Il faut que j’apprenne de sa bouche les sentiments de son cœur, pour savoir au vrai où tendent ses entreprises ; l’ambition n’a pas moins de charmes pour la tenter, que son visage d’attraits pour me donner de la jalousie.

LÉONOR.

Ce n’est pas le moyen de modérer sa vanité, que de lui rendre visite jusques dans sa prison ; vos soumissions élèveront si haut son arrogance, qu’elle portera sans doute ses desseins aussi loin que ses pensées.

L’IMPÉRATRICE.

Je veux bien me satisfaire dans l’inquiétude où je me trouve, son entretien éclaircira mon esprit de ses doutes ; Suivez-moi, ne vous opposez plus à mon contentement.

 

 

Scène III

 

SAINTE CATHERINE, seule dans la chambre de sa prison

 

« Ô Divin Rédempteur de mon âme, puisque votre bonté toujours infinie guide aujourd’hui mes pas dans le même chemin que vous avez tenu pour acquérir votre propre gloire, éclairez mon esprit de la lumière de vos grâces : Échauffez ma volonté du feu de votre amour, et animez mon courage de la force de votre protection, afin que je connaisse la vérité en vous adorant, que je méprise toutes choses en vous aimant, et que je triomphe de tous mes ennemis en leur faisant confesser et votre nom, et leur erreur par la voix d’une humble repentance. Ajoutez Seigneur, à toutes ces grâces, celle de pouvoir mourir pour vous, n’étant plus capable de passion que pour en souhaiter la gloire. Mais d’un désir impatient, puisqu’il me fait sans cesse soupirer en cette attente. Voici Porphire, Que désire-t-il-de moi. »

 

 

Scène IV

 

PORPHIRE, SAINTE CATHERINE

 

PORPHIRE.

Madame, réjouissez-vous, je viens rompre vos chaînes, et vous prêter la main pour vous aider à monter sur le trône qu’on vous a préparé, si vous êtes résolue à changer de créance.

SAINTE CATHERINE.

Monsieur, les chaînes de ma servitude me sont plus agréables, que les nouvelles que vous m’apportez de les rompre ; et je n’a pas besoin de votre appui pour monter sur le trône où j’aspire, puisque la Religion que je professe, et la mort qu’elle me fait espérer y ont déjà marqué la place.

PORPHIRE.

Ne vous est-ce pas un grand honneur de voir assujetti sous vos lois par la seule force de vos appas le seul Monarque de la terre.

SAINTE CATHERINE.

La gloire est bien plus grande de se vaincre soi-même par le mépris de toutes ces vanités.

PORPHIRE.

Appelez-vous vanité la conquête d’un Royaume.

SAINTE CATHERINE.

Mettez-vous au rang des trésors les félicités d’ici-bas.

PORPHIRE.

Est-il rien de plus doux qu’un Empire absolu.

SAINTE CATHERINE.

Non, pourvu que nos passions en soient les sujettes.

PORPHIRE.

Il faut régner à quelque prix que ce soit.

SAINTE CATHERINE.

Quand je régnerais sur les mortels, je n’aurais de l’empire que sur des misérables qui courent sans cesse au tombeau en me suivant ; Je veux des grandeurs qui soient à l’épreuve du temps, et hors des atteintes de son inconstance.

PORPHIRE.

Qui vous peut disputer la qualité d’Impératrice que l’Empereur vous donne maintenant si vous quittez celle de Chrétienne.

SAINTE CATHERINE.

Croyez-vous que pour une couronne que la Fortune m’offre aujourd’hui, et que la mort me peut ôter demain, je change la qualité de Chrétienne avec celle d’Impératrice : Non, non, Monsieur, le Dieu que j’adore est l’Époux de mon âme, je lui ai donné ma foi, il possède mon cœur, je ne puis contracter ici-bas des secondes noces.

PORPHIRE.

Considérez votre jeunesse.

SAINTE CATHERINE.

Elle vieillit à toute heure.

PORPHIRE.

Songez aux grandeurs qui vous accompagnent.

SAINTE CATHERINE.

Elles ne me suivront que jusques au tombeau.

PORPHIRE.

Mépriserez-vous encore cette grande beauté dont la Nature vous a pourvue.

SAINTE CATHERINE.

Ma beauté est un éclair qui ne luit que pour disparaître.

PORPHIRE.

Êtes-vous insensible aux plaisirs de la Cour.

SAINTE CATHERINE.

Les contentements du monde sont des jeux d’enfant, puisque leur usage nous ôte celui de la raison : Je ne saurais avoir de l’amour que pour les délices éternelles.

PORPHIRE.

Ne changerez-vous jamais d’humeur, votre mérite attire à vos pieds et les Sceptres et les Couronnes, pourquoi en méprisez-vous le présent.

SAINTE CATHERINE.

Parce que je n’en saurais que faire.

PORPHIRE.

Encore que la Nature vous en ait enrichie de ses faveurs, celle de la Fortune ne sont point à refuser.

SAINTE CATHERINE.

Les biens de la Nature sont aussi périssables que ceux de la Fortune ; tous ensemble relèvent du temps avec tant de souveraineté, que si un de ses moments nous en donne l’usage, celui qui le suit a le pouvoir de nous l’ôter ; Je veux des félicités qui durent toujours, puisque mon âme est immortelle.

PORPHIRE.

Si les richesses ni les grandeurs ne vous peuvent toucher, considérez au moins l’intérêt de vos parents, et celui des Chrétiens, dans la protection que vous leur pouvez donner durant le temps de votre règne.

SAINTE CATHERINE.

Je ne considère que la gloire de Dieu, mes parents seront heureux s’ils cherchent leur félicité dans sa crainte. Et les Chrétiens ne manqueront jamais de protection, puisque le Ciel s’intéresse en leur défense.

PORPHIRE.

Mais n’appréhendez-vous pas que vos rigueurs changent à la fin cette grande affection que l’Empereur a pour vous, en un excès de tyrannie.

SAINTE CATHERINE.

Comment voulez-vous que j’appréhende ce que je souhaite : je préférerai toujours sa haine à son amour, dans la résolution que j’ai prise de n’aimer rien au monde que Dieu seul.

PORPHIRE.

Que dites-vous, Madame, de préférer aux caresses, et aux respects d’un grand Monarque, ses mépris et ses vengeances.

SAINTE CATHERINE.

Oui, Porphire : Dar ses respects et ses caresses ruineront ma réputation en retardant ma perte, et ses mépris et ses vengeances me combleront de joie en avançant ma mort.

PORPHIRE.

Pensez à ce que vous dites, Madame.

SAINTE CATHERINE.

Songez à ce que vous faites, Porphire.

PORPHIRE.

Je crains que la colère de l’Empereur n’éclate sur votre tête.

SAINTE CATHERINE.

Et j’espère que la Bonté de Dieu fera bientôt couronner la vôtre.

PORPHIRE parle tout bas.

Fuyons promptement, je sens ma faiblesse comme si mon cœur tenait déjà son parti. Madame, je m’en vais rendre compte à l’Empereur de mon message.

SAINTE CATHERINE.

Allez hardiment, le Ciel prépare votre récompense. Mais voici l’Impératrice ; je sais le dessein qui l’amène, le succès lui en sera favorable.

 

 

Scène V

 

L’IMPÉRATRICE, parlant à SAINTE CATHERINE

 

L’IMPÉRATRICE.

Chère Princesse, je suis fort aise que votre vertu et votre beauté obligent aujourd’hui l’Empereur à vous élever sur son trône. Je n’envierai jamais vos félicités, et moins encore vos grandeurs, sachant que votre naissance est aussi considérable que votre mérite.

SAINTE CATHERINE.

Madame, votre Majesté remplit si dignement la place qu’elle occupe, que je n’ai pas sujet d’y prétendre : Et quelque éclat qu’ait ma naissance, et quelque louange que la flatterie me donne, mon devoir me tiendra toujours rabaissée aux pieds de votre Majesté, pour lui rendre les respects et les déférences d’une sujette.

L’IMPÉRATRICE.

Pourquoi me celez-vous le secret de votre ambition ; votre naissance, votre esprit, votre beauté, et mille autres qualités aimables qui vous rendent aujourd’hui si admirable aux yeux de toute la Cour, trahissent vos desseins, et me font voir jusques dans votre cœur la vérité que vos discours me cachent.

SAINTE CATHERINE.

Madame, puisque la curiosité de savoir mes intentions, persuade votre Majesté de me rendre l’honneur de sa visite, je lui dirai hardiment qu’elle doit guérir son esprit de la crainte, et son âme de la jalousie, étant résolue d’emporter dans le tombeau la seule qualité de Chrétienne.

L’IMPÉRATRICE.

Ma naissance m’ôte la crainte, et ma condition me défend la jalousie : je ne viens ici que pour me réjouir avec vous des avantages que l’Empereur vous offre, avec la qualité de son Épouse.

SAINTE CATHERINE.

Il est vrai, Madame, que je suis votre rivale dans un même dessein, puisque nous n’aurons toutes deux qu’un même Époux.

L’IMPÉRATRICE.

Vous m’étonnez sans vous faire entendre.

SAINTE CATHERINE.

Il n’est plus temps de feindre, Madame, votre Majesté veut connaître mon cœur, je lui en veux dire les pensées. Elle appréhende que j’épouse l’Empereur pour partager avec elle l’autorité de son Sceptre et de sa Couronne ; Le Ciel nous invite toutes deux à des plus grandes noces ; préparons-nous seulement d’en recevoir l’honneur.

L’IMPÉRATRICE.

Mais quel est cet Époux.

SAINTE CATHERINE.

C’est le Fils unique du Père Éternel : Considérez sa puissance, le Ciel et la terre sont les ouvrages de sa parole. Représentez-vous sa Beauté, le Soleil ne luit que de ses regards : Révérez sa Sagesse, toutes les choses qu’il a créées en portent les caractères dans l’ordre où elles agissent continuellement. Adorez son amour, il a épousé notre condition, s’est revêtu de nos misères, et est mort pour nous racheter de son sang la même vie que sa Bonté nous avait donnée, et que notre malice nous avait fait perdre ; Lui peut-on refuser des Autels ?

L’IMPÉRATRICE.

Ha Divine Catherine ! vos paroles toutes de lumière et de feu en illuminant mon esprit, enflamment tellement mon cœur de l’amour de ce céleste Époux dont vous me faites espérer la jouissance, que je soupirerai sans cesse du regret de son éloignement. Allons, allons donc au devant de la mort, je ne vois plus le jour qu’à regret en l’attente de ce beau Soleil qui doit éclairer nos âmes d’une lumière éternelle. Et toutes les grandeurs qui m’environnent me sont si fort à mépris, que je n’en saurais souffrir la pensée, bien loin d’en supporter l’éclat.

SAINTE CATHERINE.

L’heure de notre retraite sonnera bientôt, Madame, mourons fidèles aujourd’hui, pour vivre éternellement heureuses.

L’IMPÉRATRICE.

Mais si vous avez l’honneur de me devancer, faites que la voix de votre sang crie miséricorde en ma faveur pour m’obtenir la grâce de votre constance, ma faiblesse a besoin de votre secours.

SAINTE CATHERINE.

Il faut que votre espérance surmonte votre crainte, le Ciel n’abandonne jamais ceux qui combattent pour sa gloire : Je ne vous dis point adieu, Madame, nos âmes se verront bientôt dans le Ciel.

L’IMPÉRATRICE.

Cette espérance me console de notre séparation.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

L’EMPEREUR, PORPHIRE, avec sa suite

 

L’EMPEREUR.

J’ai de la peine à croire ce que tu dis ? Quoi, elle méprise le présent de mon Sceptre, et de ma couronne, je me sens contraint à démentir tes yeux et tes oreilles. C’est en vain que tu t’efforces à me le persuader.

PORPHIRE.

Je ne saurais flatter votre Majesté en une action si importante à son repos, elle a paru insensible à toutes les offres des grandeurs et des richesses, de même qu’aux menaces des supplices, et de la mort.

L’EMPEREUR.

En quel état me vois-je réduit, à quoi me sert cette puissance absolue que le destin, la fortune, et mes armes victorieuses m’ont fait acquérir sur toute la terre, si une fille aujourd’hui borne mon autorité de ses désirs, assujettit mon Sceptre sous ses lois, et porte sur ses lèvres, l’Empire de ma Couronne ? Où sont ces flatteurs maintenant qui disent que les Rois sont Tout-puissants ici-bas, afin que ma faiblesse leur reproche cette imposture ? Fut-il jamais sujet si misérable que moi ? Je règne partout fors que dans le cœur de celle qui possède le mien ; tout le monde me craint, et celle que j’aime uniquement, méprise mon amour, et se rit de mes peines ? Ha Porphire ! puisque mon mal est sans remède, donne-moi au moins quelque soulagement.

PORPHIRE.

Si l’on ne lui fait connaître son erreur pour l’obliger à changer de créance, votre Majesté n’en tirera jamais raison.

L’EMPEREUR.

Il faut que je me serve de ce dernier moyen, j’ay commandé  qu’on fit assembler les plus savants Philosophes, ou  que Lucius comme le plus fameux de tous prouve en ma présence la vérité de notre Religion et la fausseté de la sienne. Mais avant qu’on commence la dispute je veux me donner le contentement de lui parler, qu’on la face venir. Ha ! que j’ai mauvaise grâce de faire le Souverain devant cette Reine de mon âme, j’ai beau cacher dans mon sein le feu qui me dévore, mes soupirs sont autant d’étincelles qui en décèlent le secret.

 

 

Scène II

 

SAINTE CATHERINE, L’EMPEREUR

 

L’EMPEREUR lui parle.

Belle Princesse, l’Amour a beau me solliciter de lui accorder la grâce de votre crime, je ne puis la donner qu’à votre repentir.

SAINTE CATHERINE.

L’innocence ne se repent jamais.

L’EMPEREUR.

Vous voyez le respect que j’ai pour votre condition, que n’avez-vous de la déférence pour mes Édits.

SAINTE CATHERINE.

Votre Majesté connaît la Justice qu’il y a dans mes plaintes, que n’a-t-elle de l’affection pour mon soulagement.

L’EMPEREUR.

N’est-ce pas aimer votre repos de le préférer à celui de ma vie.

SAINTE CATHERINE.

Et n’est-ce pas être jalouse de votre gloire de vous représenter les malheurs qui en peuvent offusquer l’éclat.

L’EMPEREUR.

Quel Démon vous anime avec tant d’opiniâtreté à creuser le tombeau où vous devez être ensevelie.

SAINTE CATHERINE.

Et quelle fureur vous transporte avec tant d’aveuglement de chercher vos plaisirs dans les misères d’autrui.

L’EMPEREUR.

Je punis les rebelles.

SAINTE CATHERINE.

Je protège les Innocents.

L’EMPEREUR.

Modérez ce zèle indiscret qui vous rend si ingénieuse à trouver les moyens de vous perdre.

SAINTE CATHERINE.

Donnez quelque intervalle à cette passion de vengeance qui vous fait passer pour tyran en mille lieux.

L’EMPEREUR.

Est-ce tyrannie de rompre vos fers, ou d’en partager la servitude.

SAINTE CATHERINE.

Est-ce bonté de combattre des ennemis, après que votre puissance les a désarmés.

L’EMPEREUR.

Je vois bien que votre désespoir l’emporte sur ma raison. J’ai compassion toutefois de votre jeunesse, vous êtes aveugle aussi bien que moi ; mais nos bandeaux sont différents, vous portez celui de l’ignorance, et moi celui de l’amour. Il faut que je fasse rompre le vôtre, et que je vous donne la moitié du mien.

SAINTE CATHERINE.

Il est vrai que nous sommes aveugles tous deux, vous à la lumière de la Vérité que je vous représente, et moi à l’éclat des richesses que vous m’offrez. Mais votre aveuglement comme volontaire, ne vous peut être que funeste ; et le mien comme nécessaire me sera toujours glorieux.

L’EMPEREUR.

Le Philosophe que j’ai envoyé quérir vous instruira en ma présence, pour vous faire connaître votre erreur.

SAINTE CATHERINE.

J’espère que lui-même confessera bientôt la sienne à votre confusion et à son avantage, puisque les larmes de son repentir, et le sang de son martyre en éteignant les foudres du Ciel, lui en feront acquérir la gloire.

L’EMPEREUR.

Quelle apparence, qu’un disciple instruise son maître : défendez-vous seulement, encore que vous soyez vaincue, la hardiesse que vous avez de vous présenter au combat, mérite des couronnes.

 

 

Scène III

 

CORVIN, L’EMPEREUR

 

CORVIN.

Le Philosophe Lucius choisi et député de tous ses compagnons, est à la porte de la chambre ; il demande à votre Majesté la liberté d’entrer.

L’EMPEREUR.

Faites-le venir, j’attends déjà avec impatience le succès de son entreprise.

 

 

Scène IV

 

LUCIUS, philosophe, et TOUS LES AUTRES

 

L’EMPEREUR lui parle.

Lucius, il faut que tu me donnes aujourd’hui ce contentement, d’instruire cette belle ignorante, et de lui faire connaître à force de raisons, l’erreur où elle a vécu, et la vérité qu’elle doit suivre ; sa jeunesse doit excuser la vanité qu’elle a, d’entrer en dispute avec un homme de ta réputation. Que si tu ne remportes pas beaucoup d’honneur à la vaincre, cet avantage te demeurera toujours de m’avoir obéi.

LUCIUS.

Il est vrai que j’ai de la peine d’entrer dans une lice d’honneur, pour en disputer les couronnes à une fille dont l’ignorance et le bégaiement rendront ma victoire aussi honteuse que ma défaite. Mais puisqu’en cette action il s’agit de la gloire des Dieux, et du contentement de votre Majesté, je trouve le mien particulier dans l’obéissance que je lui veux rendre.

L’EMPEREUR.

Commencez la dispute ; voici l’Impératrice. Madame, vous aurez le contentement de l’ouïr.

L’IMPÉRATRICE.

J’en espère plus de profit que de joie.

SAINTE CATHERINE.

Seigneur, puisque ta providence me destine aujourd’hui à soutenir publiquement la gloire de ton Nom, fais que ton divin Esprit change ma langue de chair, en une de ces langues de feu, dont tes Apôtres embrasaient de ton amour les cœurs les plus insensibles. Parle maintenant par ma bouche, fais-toi entendre par ma voix, il n’appartient qu’à toi seul de parler dignement de toi-même.

LUCIUS.

Sire, comment pourrait-elle prouver la vérité de sa créance, si elle ne sait ce que c’est que Religion.

SAINTE CATHERINE.

C’est l’art de sauver l’homme en servant Dieu, et l’on peut s’élever à sa connaissance par la lumière de la Foi ; l’adorant comme Créateur, l’aimant comme Rédempteur, et lui obéissant comme Souverain absolu en toutes choses.

LUCIUS.

Qu’on l’aime comme Rédempteur, peut-on aimer un Dieu crucifié ?

SAINTE CATHERINE.

Écoutez l’Oracle de la Sybille Cumaine, Dieu aura pitié de sa Créature, et la rachètera par le bois.

LUCIUS.

Mais parmi tant de peuples différents dont le monde est rempli, qui sont ceux qui servent Dieu fidèlement.

SAINTE CATHERINE.

Les Chrétiens seuls, parce qu’ils ne connaissent que le Dieu qui a fait l’homme. Tout au contraire de vous autres Païens, qui adorez les Dieux que l’homme a faits. Votre Saturne inhumain, votre Jupiter adultère, et votre Mercure trompeur, sont autant de divinités fantastiques123 qui ne subsistent ici-bas que par la matière de leurs Statues.

LUCIUS.

Quelle impiété, quelle imposture ? Il se connaît bien que nos Dieux sont véritables et tout-puissants, puis qu’ils font le destin de tous les hommes. Et les Romains en adorant les Dieux de toutes les nations, se sont rendus Maîtres de tous les peuples.

SAINTE CATHERINE.

Le nombre des Dieux ne diffère point de l’Athéisme, comme nous assure la Sibylle Persane, puisqu’en effet les Dieux ne sont que créatures, ou vanités. Et quand tous les mortels adoreraient vos Dieux, cette idolâtrie n’en prouverait pas la vérité. Les Romains dans leurs conquêtes nous ont laissé beaucoup plus de marques de leur folle ambition, que de témoins de la puissance de leurs Dieux.

LUCIUS.

Quelle comparaison peut-on faire des Dieux des Gentils, avec le Dieu des Chrétiens ; si ceux-là règnent glorieusement dans le Ciel, et si celui-ci est mort honteusement sur la terre.

SAINTE CATHERINE.

L’impiété a beau ériger des Trônes au-dessus des nues à vos fausses divinités, l’Enfer est maintenant leur Olympe. Et si mon Sauveur est mort ici-bas, c’est pour nous faire voir dans l’excès de son amour, les apparences de sa faiblesse, et la vérité de son pouvoir, puisqu’entrant comme homme dans la sépulture, il en est sorti comme Dieu.

LUCIUS.

Mais si votre Dieu est Tout-puissant, donnez-moi des preuves de sa puissance souveraine et indépendante.

SAINTE CATHERINE.

En sauriez-vous souhaiter de plus grandes que de voir cette fille dont vous prêchiez si haut et l’ignorance et le bégaiement, vous rendre muet et confus avec toute votre sagesse.

LUCIUS.

Ce sont des merveilles, je suis curieux de voir ses miracles.

SAINTE CATHERINE.

Tu ressentiras bientôt la Vertu du premier qu’il a fait, Lucius, puisque la boue de ton corps détrempée avec les larmes de tes yeux, fera maintenant recouvrer la vue à ton âme. Écoute encore l’Oracle de la Sibylle Cumaine, La Lumière parlera pour instruire les aveugles. Il n’est plus temps de résister.

LUCIUS.

Ha Seigneur, le jour de ta grâce commence à luire dans mon âme ! Sa lumière perce le bandeau de mon aveuglement : je ressens ta Bonté, je reconnais ta Puissance, je confesse ton Nom ; j’adore le Dieu des Chrétiens. Sire, votre Majesté peut voir son erreur dans la confession publique que je fais mienne, mon esprit humilié, et ma raison soumise sous le doux joug de la Foi, me font connaître mon ignorance. Le Dieu seul des Chrétiens doit être adoré.

L’Empereur se lève de sa chaise avec colère.

L’EMPEREUR.

Quel subit changement ? Quoi Lucius ? une fille nouvellement instruite dans sa Religion vous imposera silence au mépris des Dieux et de mon autorité, c’est ce que je ne puis concevoir. Recommencez la dispute.

LUCIUS.

La dispute est finie, puisque je n’ai plus rien à dire. J’ai été attaqué par une fille ; mais le Dieu de Vérité m’a vaincu. Je sens également et son pouvoir et ma faiblesse : je vois mon néant devant sa grandeur, et ne suis plus capable de passion que pour détester la folle religion que j’ai si longtemps professée.

L’EMPEREUR.

Quelle manie le transporte. Si vous ne changez de discours, je vous immolerai à mon juste ressentiment.

LUCIUS.

Ô agréable Sacrifice ! que n’ai-je mille vies à vous offrir pour acquérir mille couronnes en souffrant autant de morts. Je ne connais d’autre Dieu que celui des Chrétiens.

L’IMPÉRATRICE.

Je lui ai dressé un autel dans mon âme, où elle-même lui a présenté tous ses vœux ; et afin qu’on n’en puisse plus douter, je confesse hautement que je suis Chrétienne.

L’EMPEREUR.

Que dites-vous, Madame, n’appréhendez-vous pas les foudres du Ciel.

L’IMPÉRATRICE.

Je ne les appréhende que pour vous, puisque leurs flammes vengeresses punissent les impies.

L’EMPEREUR.

Changez de créance, Madame, ou vous ressentirez bientôt les effets de mon courroux.

L’IMPÉRATRICE.

Je cherche la mort, pour trouver la vie. Allons, allons au martyre, où sont les bourreaux, il ne faut point de témoins pour me convaincre, ni de Juge pour me condamner, j’adore le Dieu des Chrétiens.

PORPHIRE.

Je veux mourir pour sa gloire en confessant son Nom.

L’EMPEREUR.

Quel changement effroyable ? ô Dieux ! prêtez-moi vos foudres pour un moment, afin que je vous venge, et que je me satisfasse. Que Lucius soit brûlé tout vif, et Porphire dévoré des Lions : qu’on tranche la tête à l’Impératrice, et qu’on mette en pièces cette enchanteresse, dans les supplices des roues ; mais tout maintenant, de peur que ma justice trop tardive ne me rende complice de leur impiété.

SAINTE CATHERINE, seule.

Ô adorable Rédempteur ! dont la parole toute-puissante s’est servie de ma bouche pour annoncer vos louanges et soutenir la vérité, je vous rends grâces d’avoir exaucé mes vœux en illuminant ces aveugles, pour leur apprendre le chemin du Calvaire, où votre miséricorde infinie leur a préparé tout à la fois, et des autels et des couronnes. Agréez seulement le zèle de toutes ces victimes ; et puisque votre Bonté m’a mise du nombre, je vous offre par avance le cœur de ce corps qui vous doit être immolé, pour achever le sacrifice à votre gloire.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

SAINTE CATHERINE, L’EMPEREUR, avec sa suite

 

L’EMPEREUR.

Je veux ériger un Autel à la Justice des Dieux, où la mienne y portera en offrande les cendres de Lucius, les os de Porphire, la tête de l’Impératrice, et le corps brisé de cette malheureuse Princesse, afin que ces objets d’horreur et d’effroi punissent par avance les rebelles à force de crainte et d’étonnement. A-t-on exécuté mes commandements ?

CORVIN.

Lucius est expiré à la fin dans les flammes, et l’on eût dit qu’il s’y baignait de joie chantant des Hymnes, et des Cantiques à la gloire du Dieu des Chrétiens. J’ai retenu ces dernières paroles, qui en éclatant dans l’air ont frappé mes oreilles. Seigneur, fais que le feu dont tu as embrasé mon âme, dure autant qu’elle, afin que je brûle éternellement sans me consommer jamais dans les flammes de ton amour. Porphire s’est écrié tout haut se voyant sur le point d’être précipité dans la fosse aux Lions, Souverain Créateur de toutes choses, puisque ta bonté infinie me destine aujourd’hui à servir de proie à ces bêtes farouches, ne permets pas qu’en dévorant mon cœur elles effacent les caractères de ta crainte, et de ton amour, que tu y as gravés de ta main propre. L’Impératrice a fait sans y penser un trône de son échafaud, puisque toutes les grâces et toutes les majestés qui étaient affectées à sa naissance, sont montées dessus avec elle, pour donner à sa mort le même éclat qu’avait eu sa vie. La Princesse Catherine seule, vit encore, ayant brisé par le pouvoir de ses charmes, et la roue et les liens qui l’y tenaient enchaînée.

L’EMPEREUR.

Quoi ? les Démons à l’exemple des Géants, déclareront la guerre aux Dieux en s’opposant aux desseins de leur vengeance, c’est ce que je ne puis me persuader. Mais voici Lépide qui m’éclaircira de cette doute.

LÉPIDE.

C’est en vain que votre Majesté a condamné à la mort la Princesse Catherine, elle méprise également et les bourreaux et les supplices, paraissant insensible aux atteintes de tous ensemble.

L’EMPEREUR.

Serait-elle immortelle pour me faire mourir éternellement, je veux être témoin de tous ces prodiges.            

Bruits de tonnerre.

LÉPIDE.

Vos oreilles le sont déjà par le bruit effroyable qu’elles entendent.

L’EMPEREUR.

Il faut que mes yeux le soient aussi, j’ai de la peine à le croire :

On tire le rideau.

Quel étrange spectacle, elle sort triomphante du milieu des tourments, comme si son corps était de pierre ou de bronze. Belle enchanteresse, tous vos charmes sont inutiles, puisque j’ai résisté à ceux de vos yeux. Vous avez beau appeler l’Enfer à votre secours, le Ciel a conjuré votre ruine, et vous ne sauriez l’éviter qu’en portant de l’encens sur nos autels.

SAINTE CATHERINE.

Le sang de mon Martyre sera l’encens que j’offrirai au Dieu de mon âme, pour jouir de la gloire éternelle qu’il me fait espérer, au lieu des honneurs périssables que votre majesté me présente.

L’EMPEREUR.

Je vous offre l’Empire de toute la terre.

SAINTE CATHERINE.

Je n’en prétends que l’espace de mon tombeau.

L’EMPEREUR.

Refuserez-vous la couronne de l’Univers.

SAINTE CATHERINE.

Toutes les couronnes du monde ne méritent pas seulement d’être souhaitées, puisqu’à peine a-t-on le loisir de les essayer en passant. Je ne vois rien ici-bas digne de mon envie.

L’EMPEREUR.

Mais pourquoi voulez-vous mourir à la veille de posséder toutes les grandeurs de mon Empire.

SAINTE CATHERINE.

Parce que le jour est venu que je dois acquérir toutes les félicités du Paradis.

L’EMPEREUR.

Ha chère Princesse ! ouvrez les yeux à l’éclat des honneurs qui vous attendent sur mon trône.

SAINTE CATHERINE.

Ha grand Monarque ! prêtez l’oreille au bruit de ces foudres qui vous menacent dans votre Palais.

L’EMPEREUR.

Rendez-vous aux prières de mon amour.

SAINTE CATHERINE.

Ne résistez plus à celles de mon zèle.

L’EMPEREUR.

Considérez les richesses que vous méprisez.

SAINTE CATHERINE.

Pensez aux trésors que vous pouvez acquérir.

L’EMPEREUR.

Tous mes sujets vous attendent dans ma Cour pour vous rendre les premiers hommages de leur servitude.

SAINTE CATHERINE.

Et tous les Anges vous appellent dans le Ciel pour vous faire partager la couronne de Gloire que votre Épouse a remportée.

L’EMPEREUR.

Partagez plutôt avec moi les félicités dont elle a fait si peu d’estime, et ne courez point aveuglement à la mort.

SAINTE CATHERINE.

Les félicités que je désire ne sont point des fruits d’ici-bas, et si je cours à la mort qu’on me prépare, c’est pour trouver la vie que j’attends.

L’EMPEREUR.

Sauvez-vous pour éviter ma perte, puisque l’amour que j’ai pour vous, me fait prendre part à tous vos malheurs.

SAINTE CATHERINE.

Perdez-vous plutôt heureusement avec moi, si vous m’aimez comme vous dites, puisque la gloire de notre commun trépas doit rendre nos félicités égales.

L’EMPEREUR.

Je ne saurais vous suivre dans votre désespoir.

SAINTE CATHERINE.

Et je ne puis vous imiter en votre idolâtrie.

L’EMPEREUR.

Mourez dans votre Religion pour vous contenter : mais vivez dans la mienne pour me satisfaire.

SAINTE CATHERINE.

La mort n’a point des Couronnes à donner, que celles-là mêmes que nous avons faites durant la vie. Je veux suivre le chemin de la Vérité, pour trouver celui de la Gloire.

L’EMPEREUR.

Pourquoi me forcez-vous avec tant de violence, de vous abandonner à la rigueur de mes lois.

SAINTE CATHERINE.

Parce que je ne saurais acquérir les félicités que je désire, qu’en souffrant les nouveaux tourments dont vous me menacez.

L’EMPEREUR.

Je vois bien que mes respects l’offensent, et que ma douceur excite sa colère. Qu’on lui tranche la tête tout maintenant, il faut éprouver si la force de ses charmes résistera à celle du glaive. Je vous abandonne à votre désespoir.

SAINTE CATHERINE.

Et moi à votre aveuglement.

L’EMPEREUR, seul.

Quel Démon jaloux de mon repos suscite aujourd’hui cette malheureuse Princesse, à préférer les horreurs de la mort aux délices de la vie. La jeunesse et la beauté, les richesses et les grandeurs, lui présentent à l’envi tout ce qu’elles ont de plus précieux et de plus agréable, et d’un pas précipité elle court aveuglement au tombeau pour se couronner des épines de toutes ces roses. Amour qui dans ta petitesse veut être reconnu pour le plus grand des Dieux, à quoi servent maintenant tes Autels, si tu animes tes sujets à y sacrifier dessus les objets qu’ils adorent ? Tu m’avais rendu idolâtre des beautés de cette Princesse ; et sans me faire changer de passion, non plus qu’à celle de visage, tu te sers maintenant de ma puissance absolue pour l’immoler à ma fureur. Ha cruel ! ne porte plus ce nom d’Amour, que pour te faire haïr davantage de ceux qui te connaissent. Et tu as beau dorénavant te cacher sous le voile de ton bandeau ; j’ai déchiré le mien pour découvrir tes ruses. Mais de quelle manie ai-je l’esprit agité. J’ai commandé qu’on fît mourir cette belle Princesse, et un moment de son absence me fait ressentir mille morts. Faut-il que je sois absolu pour ma ruine, et que mon autorité souveraine ne me donne des sujets que pour m’affliger en m’obéissant. Il me semble que je la vois la tête baissée sous l’effort de ma tyrannie, attendant la dernière atteinte de sa fureur. Ô Dieux ! pardonnez-moi si j’abandonne vos intérêts dans le repentir qui me demeure d’avoir vengé votre querelle. Il est vrai, cette Princesse était coupable. Mais comment pouvais-je la contraindre à vous apporter de l’encens, si elle m’en demandait à toute heure. Je l’accusais d’idolâtrie, et sa beauté m’en avait déjà convaincu. Ha ! quelle injustice, elle a porté seule la peine d’un crime qui nous était commun. Voici Lépide qui vient m’en apprendre les funestes nouvelles. Et bien, est-elle morte ?

LÉPIDE.

S’en est fait, Sire : mais sans mentir, son trépas a été tout rempli de prodiges.

L’EMPEREUR.

Parle hardiment, il n’est plus temps de feindre, le désespoir commence d’amortir mes flammes dans son sang.

LÉPIDE.

Ses veines n’ont versé que du lait. Et à ce miracle visible qui a frappé d’étonnement tous les spectateurs, la Musique des Anges qui ont enlevé son corps a charmé si doucement mes oreilles, que mon esprit en est encore tout ravi.

L’EMPEREUR.

Puis-je ajouter foi à tes paroles. Mais qu’est-ce que j’entends ?

On ouvre la tapisserie.

LÉPIDE.

Le nouveau récit sans doute des vérités que je viens de raconter.

L’EMPEREUR écoute la Musique des Anges qui paraissent sur la montagne de Sinaï, où ils ensevelissent le corps de Sainte Catherine.

De quels miracles éclatants suis-je délicieusement ébloui ? De quels charmes de joie sens-je mon âme comblée ? Je perds peu à peu l’usage de la voix dans mon ravissement.              

Il demeure quelque temps sans parler.                            

L’Empereur, reprend la parole après que la musique a cessé.

Ha divine Catherine ! pardonne mon erreur, excuse mon aveuglement : j’adore ta vertu en cessant d’aimer ta beauté, et confesse hautement que le Dieu de tes Autels doit avoir place dans nos Temples : je réclame sa bonté, j’implore ton secours ; et pour en mériter la grâce, je t’accorde celle des Chrétiens, et leur laisse la liberté de professer publiquement leur Religion, puisque la gloire de ta mort efface la honte de leur vie. Allons Lépide, allons renouveler ces vœux dans nos Temples, le Ciel s’est déclaré protecteur des Chrétiens.

PDF