Le Mariage de rien (MONTFLEURY)
Comédie en un acte, et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en mars 1660.
Personnages
LE DOCTEUR
ISABELLE, fille du Docteur
LISANDRE, amant d’Isabelle
LE POÈTE, amant d’Isabelle
LE PEINTRE, amant d’Isabelle
LE MUSICIEN, amant d’Isabelle
LE CAPITAN, amant d’Isabelle
L’ASTROLOGUE, amant d’Isabelle
LE MÉDECIN, amant d’Isabelle
BÉATRIX, suivante d’Isabelle
La Scène est à Paris.
À MESSIRE CHARLES TESTU,
CONSEILLER DU ROI, en son Conseil d’État, Maître-d’Hôtel ordinaire de Sa Majesté, Chevalier, et Capitaine du Guet de Paris
Monsieur,
L’approbation que vous avez donnée au Rien que je vous présente, me donne lieu d’espérer que vous le recevrez avec autant de bonté que si c’était quelque chose, et que la lecture que vous en ferez ne détruira pas l’estime que la représentation vous en a fait concevoir. Ce n’est pas, Monsieur, que faisant réflexion sur la parfaite connaissance que vous avez de toutes sortes d’ouvrages, je n’eusse perdu l’envie de vous consacrer mon coup d’essai, si je n’avais considéré en même temps, que vous n’avez pas moins d’indulgence, pour e, excuser les défauts, que de facilité à les connaître ; et que m’obstinant à vouloir vous offrir quelque chose digne de vous, je me mettais au hasard de ne vous donner jamais de preuves de mon respect. Si toute la France n’était persuadée que la netteté de votre esprit égale l’éclat de votre illustre naissance, et que la prudence que vous avez toujours fait remarquer dans l’administration d’une charge aussi glorieuse pour vous, qu’utile pour le public, ne peut recevoir de comparaison sans perdre de son lustre ; je m’efforcerais d’en instruire ceux qui en pourraient douter, exagérant les rares qualités dont vous être avantageusement pourvu ; mais comme il n’est pas nécessaire d’voir tous les avantages, qui sont connus de tout le monde, pour mériter un ouvrage qui vaut si peu, il me serait inutile et même dangereux de l’entreprendre. Je passerai donc ces choses sous silence, pour vous protester que j’estimerai mon bonheur sans pareil, si vous êtes assez prodigue d’estime pour en donner à RIEN, et si ce RIEN que je vous offre avec toute sorte de respect, me peut faire obtenir la grâce de me lire,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
DE MONTFLEURY.
Scène première
LISANDRE
Je vois déjà briller l’aurore,
Et je n’aperçois point encore,
Celle qui doit bientôt ici,
Finir ou croître mon souci.
Cette paresseuse suivante,
À mon humeur impatiente,
Fait souffrir un rude tourment :
Elle me doit, dans ce moment,
Instruire de ce qu’il faut faire.
Pour me faire agréer du père
De celle de qui les trésors
Me charment bien plus que le corps ;
Puisqu’en épousant cette fille,
Unique dedans sa famille,
Je deviens riche d’indigent.
Car enfin, il faut de l’argent,
Dans ce maudit siècle où nous sommes,
Pour être bien venu des hommes ;
Et qui n’en a point n’est qu’un sot.
Mais Béatrix paraît.
Scène II
LISANDRE, BÉATRIX
LISANDRE.
Un mot.
Hé bien, vois-tu quelqu’apparence
À notre future alliance ?
Et pourrai-je par ton moyen...
BÉATRIX.
Ma foi, je n’y connais plus rien.
Ma maîtresse se désespère,
Parce que le Docteur, son père.
Trouve des défauts en tous ceux
Qui lui font offre de leurs feux.
De fous, d’ignorants, il les traite ;
Je crois que c’est une défaite ;
Et que même tant qu’il vivra.
Jamais il ne la mariera,
De peur de dégarnir sa bourse ;
Que c’est l’origine et la source
De tout le mépris qu’il fait d’eux.
LISANDRE.
Hélas ! que je suis malheureux !
Ne saurais-je, par quelqu’adresse,
Gagner le cœur de ta maîtresse ?
BÉATRIX.
Croyez-moi, je le sais fort bien,
Cela ne servirait de rien.
Vous n’avez autre chose à faire,
Qu’à tâcher de plaire à son père ;
Et lorsqu’il y consentira,
Je sais bien qu’elle le voudra ;
Car je crois, s’il n’y remédie,
Si bientôt il ne la marie,
Qu’on la verra mourir d’ennuis.
Elle pleure toutes les nuits,
Et craint si fort de mourir fille,
Et de voir manquer sa famille,
Que cette crainte, de ses jours,
Pourrait bien avancer le cours.
Mais il faut que je me retire ;
Le Docteur vient.
LISANDRE.
Quoi ! sans m’instruire !
Un mot de conversation.
BÉATRIX.
Songez à quelqu’invention,
Quelque ruse, quelqu’artifice,
Pour paraître à ses yeux sans vice.
Si vous trouvez, comme il le faut,
Un art sans tache et sans défaut ;
S’il n’y trouve rien à reprendre,
Soyez certain d’être son gendre.
LISANDRE.
Je vais de ce pas y songer ;
Tâche toujours à m’obliger.
Scène III
LE DOCTEUR, ISABELLE
ISABELLE.
Enfin vous voulez donc, mon père,
Voir toujours durer ma misère.
Et jamais ne me marier ?
LE DOCTEUR.
C’est que je veux bien m’allier.
ISABELLE.
Qui que ce soit qui se présente.
Votre humeur n’est jamais contente.
LE DOCTEUR.
Mais, toi, de qui la passion
Appète la conjonction
Et le lien du mariage,
Sais-tu bien quel en est l’ouvrage ?
Connais-tu quel en est le fruit ?
Sais-tu quels enfants il produit ?
Apprends que les haines mortelles,
Les contentions, les querelles,
Les débats, la dissension.
Le mépris et l’aversion.
En font les effets et la fuite.
Les hommes grands et de conduite,
Tels que fut autrefois Platon,
Lactance, Épicure, Ariston,
Quintilien, Anaxagore,
Draco, Lucrèce, Pythagore,
Étant sur ce point en débat,
Ont tous loué le célibat.
Socrate, homme savantissime,
Consulté sur cette maxime,
A dit, que qui se mariera,
Tôt ou tard s’en repentira.
ISABELLE.
Mais il en est de qui les charmes,
Loin de nous causer des alarmes,
Des plaintes, des soupirs, des pleurs,
Sont remplis de mille douceurs.
LE DOCTEUR.
Faire aux savants un tel outrage !
Des douceurs dans le mariage !
Avec qui donc, cette douceur ?
ISABELLE.
Le Soldat serait...
LE DOCTEUR.
Querelleur.
ISABELLE.
Le Noble ?
LE DOCTEUR.
Plein de fourberies.
ISABELLE.
L’Historien ?
LE DOCTEUR.
De menteries.
ISABELLE.
Le Juge ?
LE DOCTEUR.
De sévérité.
ISABELLE.
L’Interprète ?
LE DOCTEUR.
D’obscurité.
ISABELLE.
Les Devins ?
LE DOCTEUR.
De sorcelleries.
ISABELLE.
Le Poète ?
LE DOCTEUR.
Plein de rêveries.
ISABELLE.
Le Rhétoricien ?
LE DOCTEUR.
Flatteur.
ISABELLE.
L’Homme d’affaire ?
LE DOCTEUR.
Grand parleur.
ISABELLE.
Le Législateur ?
LE DOCTEUR.
Sans conduite.
ISABELLE.
Le Particulier ?
LE DOCTEUR.
Hypocrite.
ISABELLE.
L’Astronome ?
LE DOCTEUR.
Sera trompeur.
ISABELLE.
L’Apothicaire ?
LE DOCTEUR.
Empoisonneur.
ISABELLE.
Le Philosophe ?
LE DOCTEUR.
Sophistique.
ISABELLE.
Et l’Alchimiste ?
LE DOCTEUR.
Chimérique.
ISABELLE.
L’Astrologue ?
LE DOCTEUR.
Sera sorcier.
ISABELLE.
Le Marchand ?
LE DOCTEUR.
Trompeur, usurier.
ISABELLE.
Le Chasseur ?
LE DOCTEUR.
Sera sanguinaire.
ISABELLE.
Le Notaire ?
LE DOCTEUR.
Sera faussaire.
ISABELLE.
Et le Médecin ?
LE DOCTEUR.
Meurtrier.
ISABELLE.
À qui doncques me marier ?
Le vieux ?
LE DOCTEUR.
Sera fâcheux, avare,
Incommode, jaloux, bizarre.
ISABELLE.
Le jeune étant plein de santé ?
LE DOCTEUR.
Ce ne fera qu’un éventé.
Bref, quel que soit ce futur gendre,
J’y trouve toujours à reprendre.
ISABELLE.
Mais s’il s’en trouve un comme il faut ;
Et que vous trouviez sans défaut,
Le refuserez-vous encore ?
LE DOCTEUR.
Par les sciences que j’adore,
Par les mânes des grands Docteur,
Qui furent des arts inventeurs ;
Par le père de la doctrine,
Dont j’ai tiré mon origine ;
S’il s’en trouve un tel, aujourd’hui
Tu seras conjointe avec lui,
Pour multiplier ma famille.
Scène IV
LE POÈTE, LE DOCTEUR, ISABELLE
LE POÈTE.
Charmé des yeux de votre fille,
Auxquels on ne peut résister,
Je viens ici me présenter
Pour voir si j’oserais prétendre
À l’honneur d’être votre gendre.
LE DOCTEUR, à sa fille.
Ma fille, voici bien ton fait.
ISABELLE.
Cet homme n’est pas trop bien fait.
Mais de peur d’en être frustrée,
Et de n’être point mariée,
Je n’oserais dire que non.
LE DOCTEUR.
Quelle est votre vacation ?
LE POÈTE.
Ah ! il l’on peut, par cette voie,
Jouir d’une si belle proie,
Je suis assuré d’être heureux.
LE DOCTEUR.
Enfin, dites-moi...
LE POÈTE.
Je le veux.
Elle est si noble et si savante,
Si parfaite et si fort charmante,
Si digne de gloire et d’honneur,
Si pleine d’une noble ardeur,
Qu’aucune ne peut avec elle
Entrer jamais en parallèle.
LE DOCTEUR.
Mais enfin, sachons donc son nom.
LE POÈTE.
Sachez que l’occupation
Qui plaît seule à ma fantaisie,
Est la charmante poésie.
Pour vous en faire concevoir,
Et l’excellence, et le pouvoir,
Je pourrais dire que les Princes,
Dans les plus fameuses provinces,
Ont souvent fait bâtir des lieux
Magnifiques, industrieux,
Des théâtres, des édifices,
Faits avec beaucoup d’artifices,
Pour voir les effets merveilleux
De cet art descendu des cieux ;
Que jamais la philosophie,
La musique, l’astrologie,
Les médecins, les harangueurs.
N’ont joui de tous ces honneurs ;
Que dedans le milieu des rues,
Les poètes ont eu des statues ;
Que les oracles le servaient
De ce bel art qu’ils approuvaient ;
Que cet art eu fort ordinaire
Au blond ! hœbus qui nous éclaire,
Aussi bien qu’au reste des dieux ;
Que les neufs mules, en tous lieux,
De tout temps furent révérées,
Et par les doctes adorées.
Mais comme vous n’ignorez pas,
Et sa puissance et ses appas,
J’emploie en vain mon éloquence,
À vous en dire l’excellence,
Et crois que, dès ce même jour,
Vous approuverez mon amour.
LE DOCTEUR.
Donc, parce que vous êtes poète,
Vous tenez cette affaire faite ?
Sans considérer que ces mots,
Delectant carmina stultos,
Sortis de la bouche de poètes
Plus véritables que vous n’êtes,
Blâment votre témérité.
LE POÈTE.
Cet art...
LE DOCTEUR.
Cet art fut inventé,
Plus pour tromper et pour séduire
Les mortels, que pour les instruire ;
Et c’est le plus pernicieux
Qu’on ait inventé sous les deux.
À cause de l’effronterie,
Dont il déduit sa menterie.
LE POÈTE.
Sachez...
LE DOCTEUR.
C’est aussi de tout temps
Que les poètes font partisans
Des grands mensonges que vous faites ;
Ce qui fait que l’on dit des poètes
Qui furent jadis et qui font,
Semper mendacia fingunt.
LE POÈTE.
Mais permettez que je vous die...
LE DOCTEUR.
C’est à cause de leur folie,
Qu’on dit que tout leur est permis ;
Pictoribus atque Poetis,
Quidlibet audendi, semper suit æqua potestas.
LE POÈTE.
Mais...
LE DOCTEUR.
Les Lacédémoniens,
Ainsi que les Athéniens,
Bannissaient ces maudites pestes ;
Comme à tous les États funestes,
Alléguant que la probité,
L’innocence et la vérité,
Ne pouvant être avec le vice,
Doivent être sans artifice :
Par ces mots on nous l’a coté,
Verum non indiget Arte.
LE POÈTE.
Quoi ! vous ne voulez point m’entendre ?
LE DOCTEUR.
Je ne veux point de fou pour gendre.
LE POÈTE.
Cet homme, pour juger si mal
D’un art qui n’eut jamais d’égal,
Est, pour l’on trop peu de lumière,
Indigne d’être mon beau-père.
Scène V
LE DOCTEUR, ISABELLE
LE DOCTEUR.
Hé bien ?
ISABELLE.
Hélas ! j’aurais juré
Qu’il devait être rembarré.
Ah ! que si vous pouviez comprendre,
Combien, en refusant ce gendre,
Vous perdez plus que je ne perds !
Il aurait fait pour vous des vers,
Sonnets, madrigaux, épigrammes,
Poèmes épiques, anagrammes,
Sixains, quatrains, stances, dixains ;
Mais ce qui choque mes desseins,
Et qui touche le plus mon âme,
Il eût fait notre épithalame.
LE DOCTEUR.
Va, ne t’afflige plus ainsi,
Un autre s’approche d’ici :
Ce fera pour toi, je le jure.
ISABELLE.
Gardez-vous bien d’être parjure.
Scène VI
LE PEINTRE, LE DOCTEUR, ISABELLE
LE PEINTRE.
Serais-je bien assez heureux,
Pour obtenir, félon mes vœux,
L’honneur d’épouser votre fille,
Et d’entrer dans votre famille ?
LE DOCTEUR.
Peut-être. Qu’êtes-vous ?
LE PEINTRE.
Je suis
L’auteur des ouvrages finis,
Et le singe de la Nature,
J’excelle dedans la peinture ;
Et si je pouvais animer
Tous les corps que je sais former,
Je suis certain que la peinture
L’emporterait sur la Nature.
LE DOCTEUR.
Je crois cela facilement,
Puisqu’on pourrait tort aisément,
Supposant un si, sans merveille,
Vous mettre dans une bouteille.
LE PEINTRE.
De tous les ouvrages divers,
Il n’en est point dans l’univers,
Que je ne vous fasse paraître,
Par ce bel art où je suis maître.
Je sais, d’un seul coup de pinceau,
Former un visage plus beau
Que tous ceux qu’on voit sur la terre ;
Je sais dépeindre le tonnerre,
La foudre, le jour, les éclairs,
Les bêtes, les plantes, les airs,
Le soleil levant, les nuages,
Les embrasements, les rivages,
Les hommes, l’entre jour et nuit,
Les herbes, les fleurs et le fruit,
Les triomphes, la paix, la guerre,
L’eau, le feu, le ciel et la terre ;
Bref, pour achever mon portrait,
Et le rendre encor plus parfait,
Sachez qu’Alcidor l’on m’appelle,
Que je fuis descendu d’Apelle,
Celui qu’Alexandre le grand
Éleva dans un si haut rang,
À cause de son excellence.
Ainsi mon art et ma naissance,
Loin de me faire rebuter,
Vous obligent de m’accepter.
LE DOCTEUR.
Sachez, Monsieur, que l’on appelle
Alcidor descendu d’Apelle ;
Que je tiens pour fort ignorant,
Que je suis Docteur doctorant,
Que les sciences de mes pères
Sont dans notre race ordinaires,
Et de tout temps, de notre estoc,
Que le doctorat nous est hoc,
Dès le ventre de notre mère,
Puisqu’il nous est héréditaire ;
Et que je dois, ayant l’honneur,
D’être, per naturam, Docteur,
Rechercher avec soin un gendre,
Sur qui l’on n’ait rien à reprendre ;
Qu’on me mettrait au rang des fous,
Si je m’abaissais jusqu’à vous ;
Car, qui dit peintre, dit fantasque,
De quelque air que votre art se masque :
Qui dit peintre, dit glorieux,
Gueux, ivrogne, capricieux.
Atqui, cette belle alliance,
Outre un ivrogne d’importance,
Me donnerait, de plus, un gueux,
Un arrogant, un glorieux,
Un homme rempli de caprices,
Qui n’excelle que dans les vices.
Ergo, je conclus et promets,
Propter istas rationes,
Que vous ne ferez point mon gendre...
LE PEINTRE.
Mais...
LE DOCTEUR.
Mais allez vous faire pendre.
LE PEINTRE.
Cet homme est sans doute insensé,
Bien plus que je n’avais pensé.
Scène VII
LE DOCTEUR, ISABELLE
LE DOCTEUR.
Un peintre dedans ma famille !
ISABELLE.
Il faut donc que je meure fille ?
Qui voudra plus se présenter ?
Ah ! par ma foi, j’en veux tâter.
LE DOCTEUR.
Ma fille tenir ce langage !
ISABELLE.
Je veux dire du mariage,
Quand mon père y consentira.
LE DOCTEUR.
Bientôt un autre s’offrira.
ISABELLE.
Vous obstinant d’être sans gendre,
La vieillesse viendrait me prendre,
Et l’on ne voudrait plus de moi.
LE DOCTEUR.
Va, celui-ci sera pour toi.
Scène VIII
LE MUSICIEN, LE DOCTEUR, ISABELLE
LE MUSICIEN.
Pourriez-vous refuser de prendre
L’Arion du siècle pour gendre ?
ISABELLE, à part.
Cet homme parle de bon sens.
LE MUSICIEN.
Je suis l’Orphée de ce temps,
Je charme les sens, j’extasie,
Avec bien plus de mélodie,
Que Polymnestre, qu’Argien ;
Enfin, je suis musicien :
Non pas musicien vulgaire,
Puisque celui qui nous éclaire
Me cède l’honneur aujourd’hui,
De mieux symphoniser que lui,
Et que je suis, par mon adresse,
Unique dedans mon espèce ;
Je sais bien rendre les raisons
Des intervalles et des sons,
De leurs genres, et des parties
Qui composent les symphonies.
Entre ceux qu’on oyait souvent
Se mêler de cet art savant,
On pourrait nommer Timothée,
Néron, Auguste, Ptolomée :
Mais tous ces gens-là, sur ma foi,
Ne sont que des sots près de moi :
Et pour en donner assurance,
Pour bannir votre défiance,
Et vous le bien certifier,
Je veux, d’un plat de mon métier,
Régaler ici vos oreilles.
Vous allez ouïr des merveilles.
LE DOCTEUR.
Les gens de ce maudit métier
Se font, d’ordinaire, prier,
Par ceux qui les veulent entendre,
Deux heures avant que se rendre ;
Et ne cessent d’importuner
Ceux qui voudraient souvent donner
De l’argent pour les faire taire.
LE MUSICIEN.
C’est un air que je viens de faire.
Il chante, et poursuit après avoir chanté.
Hé bien, Docteur, que vous en semble ?
A-t-on jamais conjoint ensemble,
Si bien, si méthodiquement,
La voix avecque l’instrument ?
Si vous aimez la symphonie,
Votre âme doit être ravie.
Comment donc ! vous ne dites rien !
Êtes-vous sourd ? Ah ! je vois bien
Que cette douce mélodie
Vous transporte et vous extasie.
Mais vous ôtant, comme je vois,
Jusqu’à l’usage de la voix,
Je la supprime tout à l’heure,
Pour dire qu’il faut que je meure,
Si vous ne guérissez mon mal
Par le nœud matrimonial.
Quoi donc ! vous changez de visage !
LE DOCTEUR.
C’est moins de plaisir que de rage,
De voir qu’un homme de néant
Prétend si témérairement
Avoir ma fille en mariage.
LE MUSICIEN.
Vous ne savez pas l’avantage...
LE DOCTEUR.
Je sais que tous les musiciens
Sont des fainéants, des vauriens,
Des efféminés, inhabiles
À toutes les choses utiles ;
Que de tout tems, chez les Persans,
Ils étaient au rang des plaisants,
Des diseurs de bouffonneries,
De fables et de menteries,
Des bouffons et des bateleurs.
Outre qu’ils ont eu ces honneurs,
Je sais qu’en chaque république,
Les inventeurs de la musique
N’approchaient point des gens bien nés,
Parce que ces efféminés
Corrompaient toute leur jeunesse,
Par leur chant et par leur mollesse ;
Et que l’illustre Orphée est mort,
pour avoir transporté si fort
Les esprits des hommes de Thrace,
Qu’il avait rendu tout de glace ;
Que les femmes de ce pays,
Par l’extase de leurs maris,
Ne pouvant plus trouver leur compte,
Ardentes d’amour et de honte,
Tuèrent de leurs propres mains
Ce grand enchanteur des humains,
Et que rien n’est plus inutile
Que la musique en une ville.
Suivez donc des conseils meilleurs ;
Et cherchez des partis ailleurs.
LE MUSICIEN.
Quoi ! refuser mon alliance ?
LE DOCTEUR.
Allez, sortez de ma présence.
LE MUSICIEN.
Je vais sur ce sujet bouffon,
De ce pas, faire une chanson.
Scène IX
LE DOCTEUR, ISABELLE
ISABELLE.
Hélas ! que ce refus me pique,
Il m’aurait montré la musique.
J’aurais appris en même temps,
À bien toucher des instruments ;
J’aurais connu la tablature,
J’aurais su battre la mesure :
Mais pour mon malheur, je vois bien
Que je ne saurai jamais rien.
LE DOCTEUR.
Dans le dessein que j’ai de prendre
Un honnête homme pour mon gendre,
Je le veux bien examiner,
Avant que de te le donner.
ISABELLE.
Moi, j’ai toujours entendu dire,
Que qui choisit tant prend le pire.
LE DOCTEUR.
Ma fille a raison, sur ma foi.
Le premier sera donc pour toi.
ISABELLE.
Comme les autres.
LE DOCTEUR.
Sois certaine...
Scène X
LE CAPITAN, LE DOCTEUR, ISABELLE
LE CAPITAN.
Docteur, savez-vous qui m’amène ?
LE DOCTEUR.
Non.
LE CAPITAN.
Sachez que c’est à dessein
D’être votre gendre demain,
Que l’amour en ce lieu m’envoie,
Pourvu que cet excès de joie
Ne cause pas votre trépas :
Car enfin, je ne voudrais pas
Que l’honneur que je vous veux faire,
Coûtât la vie à mon beau-père.
LE DOCTEUR.
Qu’êtes-vous ?
LE CAPITAN.
Ventre ! qui je suis ?
Docteur, rassemblez vos esprits
Pour tâcher à le bien comprendre.
LE DOCTEUR, à sa fille.
Autre fou.
ISABELLE.
Mais il faut l’entendre,
Avant que de juger de lui.
LE CAPITAN.
Je suis du désordre l’appui,
Je suis partisan du carnage ;
Et quand je veux, par mon courage,
Je finis des mortels le sort,
Et suis Substitut de la Mort.
Rien ne m’ose faire la guerre,
Et si l’on voit loin de la terre
Le ciel, c’est, Docteur, de l’effroi
Que ses habitants ont de moi.
Le grand Jupin, dès mon enfance,
Redoutant déjà ma puissance,
Me joua d’un fort mauvais tour,
Qu’il me payera quelque jour.
Ce fut le maquereau céleste,
Qui fut le ministre du reste.
En sommeillant je fus jeté
Au milieu du fleuve Lethé ;
C’était afin que ma mémoire
Ne parût jamais dans l’histoire ;
À ce que du depuis je sus,
Je m’en tirai comme je pus ;
Et par des efforts incroyables,
Je fis enrager tous les diables.
Je donnai cent coups à Pluton,
Je rompis la barque à Caron ;
Je mis en fuite Rhadamante,
Et dans mon humeur fulminante,
Tout l’enfer fut par moi vaincu ;
Je fis même Pluton cocu.
Ensuite je revins au monde
Montrer ma valeur sans seconde,
Où j’ai seul, par mes grands efforts,
Rempli l’enfer de plus de morts,
Que les trois Parques étonnées
N’ont pu trancher de destinées ;
Et si leurs rigoureux efforts
L’avaient rempli de plus de morts,
Des Parques mêmes étonnées
J’aurais tranché les destinées.
Je suis vainqueur le plus souvent.
Sans exposer flamberge au vent ;
Car, d’un regard je mets, sans doute,
Une armée entière en déroute.
Tous les livres que l’on a faits,
Ne parlent que de mes hauts faits :
Mais sous des noms qu’on a dû feindre,
Les auteurs ont su les dépeindre,
De peur qu’étant trop valeureux,
Ils ne parussent fabuleux.
Je suis Hector dans la Troade,
Achille dedans l’Iliade ;
Dans Sénèque je suis Jason
Qui fut conquêter la toison.
Je suis Jupiter dans la fable,
Le héros dans Robert le diable ;
Dedans Daviti, Tamerlan ;
Dedans l’Arioste, Roland ;
Dans le Tite-Live, Romule ;
Dans l’image des dieux, Hercule ;
Dans Rabelais, Gargantua,
Et Belzébuth dans Agrippa.
Tout ce que l’on met dans leur vie,
Est de la mienne une partie ;
L’effroi de mon nom glorieux
S’est semé jusques dans les cieux ;
Les dieux tremblent en ma présence.
Et si l’Amour a l’assurance
De ne pas m’éviter comme eux,
C’est à cause qu’il n’a point d’yeux.
Quoique tout cède à mon courage,
J’use peu de cet avantage ;
Je laisse les palais aux Rois,
Les autres maisons aux bourgeois ;
Je laisse aux bergers, les chaumières,
Les spélonques aux bêtes fières ;
Car j’ai (l’on ne le peut nier)
L’enfer pour cave ; et pour grenier
Le ciel environné d’étoiles ;
La terre pour lit, et les voiles
Que la nuit répand sur les eaux,
En font le ciel et les rideaux ;
Les piliers, les pôles du monde ;
Et les creux abîmes de l’onde
Me servent de pot-à-pisser.
LE DOCTEUR.
J’en réponds, s’il vient à casser.
LE CAPITAN.
J’ai pour chevet, la pointe aiguë
Des rochers qui touchent la nue ;
Les feuilles me servent de draps,
L’herbe me sert de matelas,
La lune me sert de chandelle.
Vous en riez, belle Isabelle ;
Ce discours vous plaît, que je croi.
Docteur, dépêchez, dites-moi,
De moi ferez-vous votre gendre ?
LE DOCTEUR.
Je serais assez fou pour prendre,
Pour mon gendre, le roi des fous ?
LE CAPITAN.
Par le ventre ! que dites-vous ?
À Isabelle.
Si vous n’êtes pas ma maîtresse,
Fussiez-vous autant que Lucrèce,
Je sais bien ce que je ferai.
ISABELLE.
Quoi donc ?
LE CAPITAN.
Je vous tarquinerai.
Docteur, si je n’ai votre fille,
Si je n’entre en votre famille,
Encore une fois je ferai,
Ventre !...
LE DOCTEUR.
Quoi ?
LE CAPITAN.
Je m’en passerai.
LE DOCTEUR.
Je crains bien que votre imprudence
Ne mette à bout ma patience.
LE CAPITAN.
Quoi ! vous me refusez aussi ?
LE DOCTEUR.
Si vous ne délogez d’ici...
LE CAPITAN.
Parbleu ! ce bonhomme est colère ;
Hé bien ! il ne m’importe guère ;
Car, malgré tout votre courroux,
Ma foi, je me moquais de vous.
Scène XI
LE DOCTEUR, ISABELLE
ISABELLE.
C’est en vain que chacun s’empresse
De vouloir finir ma tristesse,
Puisque vous les rebutez tous.
LE DOCTEUR.
Veux-tu que j’accepte des fous ?
ISABELLE.
Ils sont tous fous, à votre compte ;
Votre humeur est un peu trop prompte.
Si vous n’aviez point rebuté
Ce dernier qui s’est présenté.
Il vous eût fait chérir des Princes ;
Il vous eût conquis des provinces ;
Il vous aurait fait respecter.
LE DOCTEUR.
Mais je voulais le rebuter.
ISABELLE.
Mais quand serai-je mariée ?
LE DOCTEUR.
Ce sera dès cette journée.
Un autre s’approche d’ici.
ISABELLE.
Vous l’allez rebuter aussi.
LE DOCTEUR.
C’est celui-ci que je veux prendre.
ISABELLE.
Puisqu’il doit être votre gendre,
Accomplissez donc son désir ;
Qu’il m’épouse ; à votre loisir,
Vous l’examinerez ensuite.
LE DOCTEUR.
Je veux connaître son mérite,
Avant qu’en faire ton époux.
ISABELLE.
Il le va mettre au rang des fous ;
Mais écoutons leur dialogue.
Scène XII
L’ASTROLOGUE, LE DOCTEUR, ISABELLE
L’ASTROLOGUE.
Voudriez-vous d’un Astrologue
Pour l’appui de votre maison ?
Si vous ne manquez de raison,
Je suis sûr d’être votre gendre,
Quand je vous aurai fait comprendre
Que mon art est si merveilleux,
Qu’il n’a pour objet que les cieux.
Pour lire dans les destinées
Les événements des années,
Je ne consulte que les cieux ;
Les astres épars sont mes dieux,
Et j’ai la céleste influence
Pour principe de ma science.
LE DOCTEUR.
Gai, l’astrologie, en effet,
Est un art divin et parfait ;
Et dedans le siècle où nous sommes,
Il le rencontre si peu d’hommes,
Qui sachent en bien discourir,
Qu’on doit extrêmement chérir
Ceux à qui la toute puissance
En a donné sa connaissance.
ISABELLE.
Faut-il toucher dedans la main ?
Quand m’épousera-t-il ?
LE DOCTEUR.
Demain.
ISABELLE.
Pourquoi différer davantage ?
Concluez notre mariage,
Le plutôt vaut toujours le mieux.
L’ASTROLOGUE.
J’ai, par cet art industrieux,
Du sort des mortels connaissance ;
Je prédis aux uns, leur naissance,
Leurs contentements, leurs santés,
Leurs bonheurs et leurs dignités,
Leurs biens, la longueur de leur vie,
La douceur dont elle est suivie,
Leurs victoires et leurs honneurs.
Aux autres, leur mort, leurs malheurs,
Leurs déplaisirs, leurs maladies,
Leurs affronts, leurs ignominies,
La perte des biens, des honneurs ;
Des enfants, leurs maux, leurs langueurs ;
Bref, le plaisir ou le désastre.
Selon l’ascendant de chaque astre.
Je ne dirai point que Crassus,
César, Néron, Déjotarus,
Julien l’Apostat, Décie,
Ont tous aimé l’astrologie ;
Qu’ils portaient honneur singulier
À ceux de ce savant métier,
Puisqu’enfin, il est trop illustre,
Pour vouloir tirer d’eux son lustre,
Et que l’éclat que j’aurais d’eux,
Ne pourrait pas me rendre heureux.
LE DOCTEUR.
Puisque vous savez chaque chose,
Permettez que je vous propose
Quatre mots, afin de bien voir
Jusqu’où s’étend votre savoir.
L’ASTROLOGUE.
Dites, c’est ce que je demande :
Plus la question fera grande,
Plus elle aura d’obscurité ;
Et plus, par ma subtilité,
Je vous ferai voir et comprendre
Quel homme vous aurez pour gendre,
Lorsque vous m’aurez accepté.
LE DOCTEUR.
Elle a fort peu d’obscurité :
Mais puisque votre complaisance
Me veut donner cette assurance,
Je voudrais, mais certainement,
Savoir si dedans ce moment
Vous pourrez avoir l’avantage
D’avoir ma fille en mariage.
L’ASTROLOGUE.
La belle proposition !
Cette fantasque question
Passe mon art et ma science,
Puisqu’enfin notre connaissance
Ne va point jusqu’aux volontés.
LE DOCTEUR.
Vous ne le savez pas ? sortez.
Portez ailleurs votre science,
Votre art et votre connaissance.
Vous ne méritez pas l’honneur,
D’être le gendre d’un Docteur.
L’ASTROLOGUE.
Est-il au monde une science
Qui puisse savoir ce qu’on pense ?
Certes, ce secret merveilleux
Ne peut être commun qu’aux dieux.
ISABELLE.
Écoutez-le avec patience.
LE DOCTEUR.
Quelle peut être sa science ?
Puisqu’il ne connaît pas son fort.
En ce qui le touche si fort.
Il nous dit que cette science
Lui fait avoir la connaissance
Du sort des mortels, de leurs maux,
De leur gloire, de leurs travaux,
Et de toutes leurs aventures ;
Mais ce font autant d’impostures.
Pourrait-il faire pour autrui
Ce qu’il ne peut faire pour lui ?
L’ASTROLOGUE.
Puisque tu refuses de prendre
Un astrologue pour ton gendre ;
Pour le prix de ta question,
Écoute ma prédiction.
Dedans l’an mil-six-cent-soixante,
Tu mourras de mort violente.
Ta fille dont je ne veux point,
Peut, sans se tromper d’un seul point,
Dès maintenant être assurée
De n’être jamais mariée.
ISABELLE.
Hélas !
L’ASTROLOGUE.
Si, comme on peut changer,
Elle évite un si grand danger,
Puisque tu n’as pas voulu prendre
Quelque savant homme pour gendre,
Pour ton malheur et pour le sien,
Ton gendre sera...
LE DOCTEUR.
Quoi donc ?
L’ASTROLOGUE.
Rien.
Scène XIII
LE DOCTEUR, ISABELLE
LE DOCTEUR.
Que ce dernier a de folie !
ISABELLE.
Quelle funeste prophétie !
LE DOCTEUR.
Ne me diras-tu point encor
Qu’en le refusant, j’ai grand tort ?
ISABELLE.
Je dis que qui refuse muse ;
Que je suis la dupe et la buse,
Et vous l’ennemi de mon bien,
Et que je n’espère plus rien.
Pourquoi faut-il que sa science
Me fasse faire pénitence,
Et souffrir des maux si cuisants ?
Ceux qui disent que les enfants
Portent, par des lois nécessaires,
Les iniquités de leurs pères,
L’ont dit avec grande raison...
LE DOCTEUR.
Un astrologue en ma maison ?
Ces gens sont remplis d’imposture.
ISABELLE.
Il m’eût dit ma bonne aventure.
Ah ! que cette prédiction
Va croître mon affliction !
LE DOCTEUR.
C’est par hasard quand il rencontre.
Mais un autre déjà se montre.
Scène XIV
LE MÉDECIN, LE DOCTEUR, ISABELLE
LE MÉDECIN.
Sans doute vous ne rebutez
Tous ceux qui se font présentés,
Que pour me faire votre gendre :
J’ai peu de peine à le comprendre ;
Docteur vous avez fort bien fait ;
Car, Doctor Doctorem decet.
LE DOCTEUR.
Que cet homme a mauvaise mine !
LE MÉDECIN.
Je suis Docteur en médecine,
Et de ce bel art sectateur,
Dont Esculape fut auteur.
Tout ce que savait Hippocrate,
Paraxagore, Érosistrates
Avicenne, Sérapion,
Galien et Thémision,
N’approchent point de ma science ;
Et la parfaite connaissance
Que j’ai de tous les végétaux,
Fait que je guéris tous les maux.
Je sais guérir l’épilepsie,
La colique, la cachexie,
L’hydropisie, les abcès,
Les fièvres et tous leurs accès,
La migraine, la pleurésie,
Le pourpre, la paralysie,
L’accidentelle surdité,
Les douleurs de dents, de côté,
Le cancer, ainsi que l’ulcère,
Le mal de cœur, le mal de mère,
De tête, de jambes, de dos,
Necnon morbos venereos.
Enfin...
LE DOCTEUR.
Dites, je vous supplie,
En avez-vous pour la folie ?
LE MÉDECIN.
Non ; ce mal ne se peut guérir.
LE DOCTEUR.
Prenez donc garde d’en mourir.
LE MÉDECIN.
Apprends, pédantesque Critique,
De qui la sotte politique
T’a dû rendre qualifié
Du nom d’homme stultifié.
Et qui me taxes de folie,
Qu’il n’est aucune maladie
Qui ne pût abréger nos jours,
Sans cet art et sans son secours ;
Qu’il n’est rien de si nécessaire,
Partout où le soleil éclaire ;
Que cet art a toujours été
Omni peæstantior arte ;
Que, sans l’aide des médecines,
Des herbes, des fleurs, des racines,
Sirops, bolus, émulsions,
Trochisques, miels, décoctions,
Poudres, diatris, vomitoires,
Coloquinte, masticatoires,
Camphre, cassonade, agaric,
Scamonée, séné, mastic,
Jujubes, mâne, capillaires,
Turbith, rhubarbe, électuaires,
Casse, jalap et tamaris,
Totus succumberet orbis,
Et que...
LE DOCTEUR.
Sachez, Docteur de balle,
Que c’est en vain que l’on m’étale
Les effets de cet art maudit,
Que j’en sais plus que l’on n’en dit ;
Et que je tiens la médecine
Plus à craindre que la famine,
Que la peste, le feu, ni l’eau ;
Qu’elle en met plus dans le tombeau,
Que tous ces choies ensemble ;
Qu’il n’est point d’art qui lui ressemble :
De plus, que qui dit médecin,
Dit putrefait, dit assassin,
Sale, meurtrier, homicide,
Homme de sang humain avide,
Homme ennemi de la santé,
Ami de la mortalité,
Et qu’étant résolu de prendre
Un homme de bien pour mon gendre,
Je ferais contre mon dessein
Si je prenais un médecin.
LE MÉDECIN.
Quoi donc !...
LE DOCTEUR.
Allez ailleurs vous plaindre,
Ou vous apprendrez à me craindre.
LE MÉDECIN.
Toi, de qui le raisonnement
Méprise témérairement
Et cet art et son excellence,
Pour punir ton extravagance,
Veuillent les dieux qu’un médecin
Soit dedans peu ton assassin.
Scène XV
LE DOCTEUR, ISABELLE
LE DOCTEUR.
Pour un souhait aussi funeste,
Veuillent tous les dieux que la peste
Puisse, secondant mon dessein,
T’étouffer et sans médecin.
ISABELLE.
Il faut donc, malgré mon envie,
Que je passe toute ma vie
Sans avoir pu me marier ?
LE DOCTEUR.
De peur de me mésallier.
Je souhaite et veux que le gendre
Que, pour toi, j’ai dessein de prendre,
Soit si charmant et si parfait,
Soit si fort selon mon souhait,
Si digne que chacun l’admire,
Que sur lui l’on n’ait rien à dire.
ISABELLE.
Ah ! si vous aviez pu souffrir
Le dernier qui vient de s’offrir,
Il eut employé sa science,
Et la parfaite connaissance
Qu’il a de tous les végétaux,
Pour me guérir de tous mes maux ;
Mais, hélas !...
Scène XVI
LISANDRE, LE DOCTEUR, ISABELLE, BÉATRIX
LE DOCTEUR.
Un autre s’avance.
ISABELLE.
J’en conçois bien peu d’espérance,
Hélas ! s’il prenait cet amant,
Que j’aurais de ravissement !
Mais c’est en vain que je l’espère.
LISANDRE.
Voudriez-vous être mon beau-père ?
ISABELLE.
Ah ! Béatrix, qu’il est charmant !
S’il le refuse, assurément...
LE DOCTEUR.
Qu’êtes-vous ?
ISABELLE.
J’en perdrai la vie.
LISANDRE.
Pour satisfaire à votre envie,
Je ne suis ni rhétoricien,
Ni peintre, ni musicien ;
Je ne suis point dialectique,
Téméraire, ni politique,
Je ne suis devin ni joueur,
Ni médecin, ni harangueur ;
Je ne suis indigent ni riche,
Je ne suis libéral ni chiche,
Ni financier, ni magistrat ;
Je ne gouverne point l’État.
Car, peut-on être, quoi qu’on die,
Rhétoricien sans flatterie,
Poète sans avoir l’esprit creux,
Peintre sans être ivrogne ou gueux ?
Peut-on être dialectique,
Sans ignorer quelque rubrique ?
Il n’eu point de vacation
Exempte d’imperfection.
Est-on marchand sans tromperie ?
Est-il un devin sans magie ?
Un joueur sans être blâmé ?
Est-il un médecin aimé ?
Est-on riche sans fâcherie,
Indigent sans ignominie ?
De plus, sans prodigalité,
A-t-on la libéralité ?
Est-on puissant sans injustice,
Économe sans avarice ?
Est-on, sans peine, magistrat ?
Est-on, sans carnage, soldat ;
Financier sans inquiétude,
Astrologue avec certitude,
Ignorant sans présomption,
Intéressé sans paisson ?
Sans être scélérat, ou traître...
LE DOCTEUR.
Que diable pouvez-vous donc être ?
LISANDRE.
Sachez que je suis sans défaut.
ISABELLE.
Ah ! voici l’homme qui vous faut.
Il ne voudrait pas vous le dire,
S’il n’était vrai.
LE DOCTEUR.
Je veux m’instruire,
S’il ne m’impose point. Hé bien ?
Qu’êtes-vous donc ?
LISANDRE.
Je ne suis rien,
Et n’étant rien, sans injustice,
On ne peut m’imputer de vice.
LE DOCTEUR, à part.
Que diable peut-on dire à rien ?
LISANDRE.
Je vous dis de moi plus de bien,
Que je ne vous en pourrais dire,
Si j’étais maître d’un Empire,
En vous disant mes faits divers,
Puisque l’auteur de l’univers,
De rien, produisit chaque chose.
Ainsi, quoique l’on se propose,
On ne peut dire que du bien
D’un homme qui dit qu’il n’est rien.
LE DOCTEUR.
Ce rien me surprend et m’étonne.
ISABELLE.
En effet, sa raison est bonne :
On ne peut dire que du bien
D’un homme qui dit qu’il n’est rien.
LISANDRE.
Et pour vous le faire comprendre,
Qu’est-il de plus grand qu’Alexandre,
Rien de plus sage que Caton,
Rien de plus docte que Platon,
Rien de plus beau que l’artifice,
Rien de plus grand que la justice,
Rien de plus vaste que les cieux,
Rien de plus parfait que les dieux ?
ISABELLE.
Rien de plus heureux qu’une vie
D’un bon mariage suivie ?
LISANDRE.
Rien. C’est pourquoi vous voyez bien
Qu’il n’est rien plus grand que le rien.
ISABELLE.
C’est par-là que la prophétie
De l’astrologue est accomplie.
LE DOCTEUR.
Moi, qui croyais venir à bout
De répondre à tous, et surtout,
Je vois que, quoi que je propose,
Loin de répondre à chaque chose,
Je ne saurais répondre à rien.
Puisqu’il n’est rien, je vois fort bien
Qu’on ne lui peut, sans injustice,
Imputer ni défaut ni vice.
Trouverais-je bien un moyen
De dire quelque chose à rien ?
Mais non, il ne m’est pas possible,
Cette entreprise est trop pénible,
J’entreprendrais sur les esprits
Dont nous lisons les beaux écrits.
Puisqu’il est certain qu’Euripide,
Sophocle, Homère, Thucydide,
Diogène, Tertullien,
Hérodote, Quintilien,
Accurse, Balde, Théodose,
Ont tous parlé de quelque chose,
Et pas un n’a parlé de rien ;
C’est pourquoi ce premier moyen
Ne fournit point de quoi répondre.
Toutefois si, pour le confondre,
Au défaut de quelqu’Ancien...
Me voilà plus surpris de rien,
Que quatre autres de quelque chose,
Car, enfin, sur ce qu’il propose,
Toute ma science se perd,
Et cet homme m’a pris sans verd.
Plus je songe à ce nouveau gendre,
Moins je vois par où me défendre,
De m’acquitter de mon serment ;
Le ciel le veut assurément,
L’astrologue l’a su prédire.
Rien !... sur rien je n’ai rien à dire.
Allez, je vous veux rendre heureux,
Et vous aurez, selon vos vœux,
Demain ma fille en mariage,
Aussi-bien mon serment m’engage.
LISANDRE, à Isabelle.
Que ne vous dois-je point ? enfin,
J’ai pourtant été le plus fin ;
Serez-vous à mes vœux contraire ?
ISABELLE.
Je veux tout ce que veut mon père.
LE DOCTEUR.
Rentrons. Vous autres songez bien
À ce que vous direz de Rien.