Le Mari ambitieux (Louis-Benoît PICARD)

Sous-titre : l’homme qui veut faire son chemin

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Louvois, le 16 octobre 1802.

 

Personnages

 

CLÉON

DULIS, homme en place

DUPLESSIS, son beau-père

MONTBRUN, son ami

DERCOUR

DUBOIS, valet de chambre de Cléon

JOHN, jockey anglais

GERMAIN, valet de Cléon

MADAME CLÉON, femme de Cléon, fille de Duplessis

MADAME SAINT-ALBAN, intrigante

 

La Scène est à Paris chez Cléon.

 

Le Théâtre représente un salon, une porte de chaque côté : celle de droite est celle de Mme Cléon ; celle du fond, de l’intérieur ; et celle de gauche, du dehors.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS

 

MADAME CLÉON.

Quoi ! mon père, c’est vous ? j’ose le croire à peine.

Quel motif, quel bonheur à Paris vous amène ?

DUPLESSIS.

Je te revois, ma fille, et me voilà content.

Je ne t’avais jamais quittée un seul instant,

Et voilà bien six mois que ton mari, mon gendre,

Abandonna Bordeaux : j’ai voulu vous surprendre ;

À mon associé je laisse ma maison ;

Je pars et me voilà ; mais où donc est Cléon ?

MADAME CLÉON.

Comme il vous saura gré, mon père, du voyage !

Il va rentrer.

DUPLESSIS.

Fort bien ! Comment va le ménage ?

Comment te trouves-tu du séjour de Paris ?

Cléon fait-il fortune ? a-t-il beaucoup d’amis ?

T’aime-t-il toujours bien ? quand serai-je grand père ?

Songe que tu me dois compte de tout, ma chère.

MADAME CLÉON.

À ma félicité mon père seul manquait :

Loin de vous mon bonheur peut-il être parfait ?

DUPLESSIS.

Et voilà loin de toi ce que ton père éprouve :

Moi qui fus de tout temps si gai, chacun me trouve

D’un maussade à présent ! Je m’étais bien promis

De ne donner ta main qu’à quelqu’un du pays ;

J’aurais voulu qu’il fût signé devant notaire

Que ma fille jamais ne quitterait son père ;

Et comme quelque temps il en eut le projet,

Peut-être ton Cléon aurait-il bien mieux fait

De suivre mon commerce et ma manufacture,

Que de chercher ici quelque place peu sûre.

Mais il fallut céder, et ce pauvre Cléon,

Tourmenté, maîtrisé par son ambition,

Se berçant de projets, de grandeur, de fortune

De plus en plus trouvant la province importune,

Partit et t’emmena : mais voyons, c’est fort bien ;

À quel point en est-il ? il ne m’en écrit rien.

MADAME CLÉON.

Avant de m’épouser, Cléon était en place ;

Le départ d’un ministre amena sa disgrâce.

On a de ses talents gardé le souvenir :

De nouveau, lorsqu’il cherche encor à parvenir,

Vous sentez qu’il lui faut une place marquante.

La mort du brave Armand en laisse une vacante...

DUPLESSIS.

Qu’on donne à ton mari ! Reçois mon compliment.

MADAME CLÉON.

Pas encor, mais Cléon l’aura probablement.

DUPLESSIS.

Ah ! j’entends, il ne vit encor que d’espérance ;

En attendant, chez vous grand train, grande dépense,

Des valets, des chevaux, maison montée enfin.

MADAME CLÉON.

On ne peut autrement faire ici son chemin.

Pour réussir, dit-il, il faut briller, paraître...

DUPLESSIS.

Oui, se mettre en avant, pour n’avoir rien peut-être ;

Je m’en rapporte à lui là-dessus cependant,

Et pour se ruiner, je le crois trop prudent.

Mais toi, simple en tes goûts, dis, ma bonne Sophie,

Comment te trouves-tu de ce genre de vie ?

MADAME CLÉON.

Il plaît à mon mari.

DUPLESSIS.

C’est dire qu’il te plaît ;

Le monde et ses plaisirs d’ailleurs ont un attrait.

La parure toujours flatte une jeune femme ;

Ne vas pas en conclure au moins que je te blâme.

Sous ces brillants habits, je te trouve encor mieux ;

De ma fille, ma foi, je suis presqu’orgueilleux.

Dans le monde chacun te cite, je parie,

On fait bien ; à la fois, douce, aimable, jolie...

MADAME CLÉON.

Pourvu que je sois belle aux yeux de mon mari...

DUPLESSIS.

C’est tout ce qu’il te faut. Bon, je vois, Dieu merci,

Que vous vivez tous deux en bonne intelligence ;

Car, si tu l’aimes tant, c’est qu’il t’aime, je pense.

MADAME CLÉON.

Ah ! oui ; comme du mien, je réponds de son cœur.

DUPLESSIS.

Ton père, mon enfant, jouit de ton bonheur.

 

 

Scène II

 

MADAME CLÉON, MADAME SAINT-ALBAN, DUPLESSIS, GERMAIN

 

GERMAIN, annonçant.

Madame Saint-Alban.

Il sort.

MADAME CLÉON.

Faites entrer. Mon père,

Ne soyez pas surpris, cette femme est légère...

MADAME SAINT-ALBAN, venant du dehors.

Embrassez-moi, mon cœur, et grondez-moi bien fort.

Huit grands jours sans vous voir, oh ! j’ai tort, très grand tort,

On use de mou temps d’une manière infâme,

Vous le savez, je suis toute amitié, toute âme.

Mes chevaux sont rendus, j’ai couru tout Paris,

J’ai vu vingt fournisseurs, j’ai vu trente commis ;

J’ai choisi pour mon meuble une charmante étoffe

Le ministre Damon faisait le philosophe ;

Mais j’ai forcé sa porte, et j’aurai mon brevet

Pour Mirvil, vous savez, brave homme, mais si laid !

Quel dommage ! Arminval enfin a sa régie,

C’est fait, sa caution par mes soins est fournie.

Mais venons au sujet qui m’amène en ces lieux ;

C’est un fait qui vous touche, un fait très sérieux.

Dorimène a toujours grand monde à sa toilette ;

De Paris vous savez qu’on tient là la gazette.

Il se répand des bruits sur vous et sur Cléon,

Qui m’ont frappée au cœur : sans indiscrétion,

Peut-on devant monsieur s’expliquer ?

MADAME CLÉON.

C’est mon père.

MADAME SAINT-ALBAN.

Ah ! monsieur, recevez mon compliment sincère.

DUPLESSIS.

C’est moi... Pardon, quelle est madame ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Qui je suis ?

Une femme de feu, monsieur, pour ses amis,

Et de cœur attachée à votre aimable fille.

DUPLESSIS.

Je le crois ; mais quels sont ces bruits sur ma famille ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Votre fille, monsieur, c’est qu’elle réunit

Les attraits aux vertus, les grâces à l’esprit ;

Qu’elle mérite peu les chagrins qu’elle éprouve !

DUPLESSIS.

Quoi ?

MADAME SAINT-ALBAN.

C’est dans le malheur que l’amitié s’éprouve ;

Et pour vous consoler, je viens exprès vous voir.

Vous m’aiderez, monsieur.

MADAME CLÉON.

Je ne puis concevoir...

MADAME SAINT-ALBAN.

Pure méchanceté, mensonge, calomnie ;

Mais je croirais manquer aux devoirs d’une amie...

Et puis j’ai tant de peine à garder un secret,

Surtout pour ceux à qui je prends quelqu’intérêt.

Dans le monde chacun vous aime, vous estime ;

D’un époux, d’un tyran chacun plaint la victime.

DUPLESSIS.

Sa victime ; comment ? ne nous déguisez pas...

MADAME SAINT-ALBAN.

C’est public, à l’oreille on se le dit tout bas.

DUPLESSIS.

Quoi donc ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Qu’en affectant le train de l’opulence,

Cléon beaucoup trop loin a porté sa dépense ;

Qu’envers ses créanciers son bien est engagé ;

Que par l’ambition et le chagrin rongé,

Il néglige sa femme, et qu’il n’a pas pour elle

Ces égards que mérite une épouse fidèle,

Aimable, riche et digne enfin d’un meilleur sort.

On lui soupçonne même encor un autre tort,

Et je vous avouerai que j’en suis toute émue.

Cléon fait à Dulis une cour assidue.

De talents, de vertus modèle intéressant,

Dulis est militaire, en place, très puissant.

Mais hélas ! trop connu par sa galanterie,

Et toujours faible auprès d’une femme jolie.

De vos charmes Dulis a senti le pouvoir,

Et Cléon fait semblant, dit-on, de n’en rien voir.

DUPLESSIS.

Quels propos ! quels soupçons !

MADAME CLÉON.

Vous êtes mal instruite.

De Cléon mieux que moi qui connaît la conduite ?

Il fait de sa fortune un noble et sage emploi ;

Il n’a jamais manqué d’égards, d’amour pour moi.

Il aspire à remplir une place honorable :

Dès longtemps ses talents l’en ont rendu capable.

De Dulis il cultive, en effet, l’amitié :

Digne en tout du beau poste à ses soins confié,

De mon mari, Dulis a mérité l’estime.

Cléon n’est point tyran, je ne suis point victime.

Si Dulis de mes yeux a senti le pouvoir,

Je suis moi-même encor à m’en apercevoir.

Quant aux bruits plus méchants de vile complaisance,

Et d’affectation d’une fausse ignorance,

Par sa conduite intacte, et son honneur connu,

Je crois que mon mari d’avance a répondu.

MADAME SAINT-ALBAN.

La chose est-elle ainsi que vous venez de dire ?

Vous me comblez ; d’honneur ! comme on se plaît à nuire !

C’est affreux ; c’est aussi ce que je leur disais :

Un honnête mari souffrirait... fi ! jamais.

Cléon n’est pas encor placé, c’est une honte :

Il le sera bientôt ; que sur mon zèle il compte.

Je peux tout, vous savez ; j’ai l’oreille des gens ;

Je devine et je flatte, avec art, leurs penchants ;

Et j’ai déjà placé tant d’hommes de mérite !

Tenez, en ce moment encor, je sollicite

Pour le petit Dercour, un jeune homme charmant :

Je voudrais qu’il obtint l’emploi d’Armand.

DUPLESSIS.

D’Armand !

MADAME SAINT-ALBAN.

Il s’est laissé mourir, il faut qu’on le remplace :

Dulis précisément dispose de la place.

Vous m’avez mis l’esprit et le cœur en repos,

Ma chère en démentant ces odieux propos.

Je viendrai vous revoir peut-être dans mes courses.

De grâce, disposez de toutes mes ressources :

Je veux absolument être utile à Cléon.

Sur un ménage uni par inclination

Répandre de tels bruits ! Oh ! rendez-moi justice,

Moi, je n’en ai rien cru. Voulez-vous que je glisse

Quelques mots à Dulis : cela ne fait pas mal.

À vingt autres encor je puis parler au bal,

Chez milady, ce soir à propos, vous en êtes.

La fête, m’a-t-on dit, sera des plus complètes.

MADAME CLÉON.

Mais non nous n’irons pas. 

MADAME SAINT-ALBAN.

Point d’invitation

À Cléon ! pas possible : oubli, distraction.

Mais c’est égal : Cléon se nommant à la porte...

MADAME CLÉON.

Nous-mêmes nous avons quelques amis...

MADAME SAINT-ALBAN.

Qu’importe ?

À minuit au plutôt le bal commencera.

Votre amie au surplus pour vous y parlera.

Un mot de moi suffit ; je suis si répandue !

Embrassez-moi, mon cœur ; monsieur, je vous salue.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS

 

DUPLESSIS.

Ma fille ?

MADAME CLÉON.

Eh bien ! mon père.

DUPLESSIS.

Ainsi tu me trompais.

MADAME CLÉON.

Moi ? mais j’ai répondu...

DUPLESSIS.

Comme tu le devais ;

C’est bien mais ta réponse était-elle sincère ?

MADAME CLÉON.

Vous croiriez...

DUPLESSIS.

Tu rougis. Je sais que d’ordinaire

Tous ces bruits vont plus loin que la réalité ;

Mais n’ont-ils pas souvent un fond de vérité ?

Tu fais bien de cacher ta peine à cette folle

Que je crois plus maligne encore que frivole ;

Qui, feignant avec toi de vouloir s’affliger

Ne vient que pour s’instruire et pour t’interroger.

Mais ma fille avec moi doit-elle encor se taire ?

Crains-tu de confier tes chagrins à ton père ?

Réponds, avais-je tort de croire à ton bonheur ?

Cette femme a porté le trouble dans mon cœur.

MADAME CLÉON.

Eh ! bien donc je vous dois toute ma confiance ;

Aussi bien en gardant plus longtemps le silence,

Peut-être croiriez-vous le mal plus grand qu’il n’est.

Malgré moi, de mes maux je vous fis un secret.

Verser sur son mari l’ombre même du blâme,

C’est un rôle toujours bien dur pour une femme.

Oui, son ambition l’absorbe tout entier ;

Il s’agite, il s’intrigue et semble m’oublier.

Encor, dans les projets trop vastes qu’il médite,

S’il ne voulait devoir rien qu’à son seul mérite.

Je crains que pour sortir de son état obscur,

Il n’ait pris un chemin moins honnête que sûr.

Les succès des méchants, cet oubli trop funeste

Qui suit presque toujours l’honnête homme modeste

L’ont frappé ; dans l’espoir de réussir comme eux,

Il imite en tout point ces intrigants heureux.

Près des hommes en place il a d’humbles manières ;

Il va serrant la main des moindres secrétaires ;

Et pour frayer sa route, abaissant son orgueil

Aux valets même il fait un gracieux accueil.

DUPLESSIS.

Lui que j’ai vu si fier, s’abaisser de la sorte !

Et sa dépense aussi beaucoup trop loin se porte ?

MADAME CLÉON.

Si j’ose sur ce point témoigner ma frayeur,

Il me ferme la bouche avec une rigueur.

Quand on est glorieux, et que l’on s’humilie,

Il n’est pas étonnant que l’âme soit aigrie.

Jugez de mes chagrins par mon amour pour lui...

DUPLESSIS.

Qu’il est loin de payer de retour aujourd’hui !

MADAME CLÉON.

Ah ! croyez que toujours à Cléon je suis chère,

Et même jusqu’au bout, faut-il être sincère,

On daigne me trouver dans la société

Quelqu’esprit et peut-être aussi quelque beauté.

De tous les compliments qu’on adresse à sa femme,

Cléon, quoique jaloux, jouit au fond de l’âme.

Il est fier que mon nom soit partout répété,

Et son amour pour moi tient à sa vanité.

Dans les cercles il aime à me voir entourée ;

À son gré je ne suis jamais assez parée.

DUPLESSIS.

Allons trop délicats et trop rares maris,

Prenez de ses leçons ; mais quel est ce Dulis ?

MADAME CLÉON.

C’est un homme d’honneur, un militaire habile,

Mais léger, mais galant, à s’enflammer facile ;

À d’aimables dehors il joint un grand crédit,

Près des femmes, dit-on, toujours il réussit,

Et dès-lors il s’est fait une philosophie.

Nos vertus sont l’objet de sa plaisanterie.

Comme il voit maint époux volage, négligent

En amour pour lui-même il est fort indulgent.

À séduire, à tromper, il ne voit point de crime ;

Il a beaucoup d’amour pour nous, et peu d’estime.

Cependant dans sa place, austère, délicat,

Amant perfide, il est intègre magistrat.

Cléon tous les matins est à son audience ;

De l’attirer chez lui même il a l’espérance.

DUPLESSIS.

C’est à cet homme-là que Cléon fait la cour ?

Il est donc vrai Dulis a pour toi de l’amour.

MADAME CLÉON.

Je voudrais autrement expliquer sa conduite ;

Ses discours, ses regards ne m’ont que trop instruite ;

Il m’obsède partout. Dans un cercle brillant

Hier encor il fut vif, empressé, galant.

Avec moi Cléon garde un ton de politesse

Qui semble de Dulis excuser la faiblesse.

Jusqu’ici, j’ai cherché moi-même à plaisanter,

Avec Dulis, d’un feu dont je voudrais douter.

Mais la vérité perce.

DUPLESSIS.

Et Cléon ?

MADAME CLÉON.

Il l’ignore ;

Tout le monde est instruit, il ne sait rien encore.

DUPLESSIS.

Fort bien, suivant l’usage en semblable secret

Celui qu’il intéresse est le dernier au fait.

MADAME CLÉON.

Tant qu’il fut incertain qu’on cherchât à me plaire,

Avec Cléon toujours j’ai cru devoir me taire.

Je sens qu’il faut parler à présent, j’en frémis !

Car il croit avoir tant besoin de ce Dulis !

DUPLESSIS.

Quoi ! lorsque tu l’auras mis dans ta confidence,

À rompre avec Dulis, penses-tu qu’il balance ?

Toi-même jusques-là douter de sa vertu !

Ma fille, il faut qu’il soit déjà bien corrompu.

MADAME CLÉON.

Cléon a de grands torts, mais mon cœur les excuse ;

Ses prétendus amis sont les seuls que j’accuse.

Jaloux de le compter au rang de leurs pareils,

Ils lui prêchent le mal d’exemple et de conseils.

Cette femme d’abord, à l’instant qui nous quitte,

Qui par état protège, intrigue, sollicite,

Qui par quelques attraits aidés de quelqu’esprit,

A conquis dans le monde un immense crédit,

Et voilant ses défauts sous le vernis des grâces,

Court les bureaux, les bals, les amants et les places ;

Puis un Montbrun doué, dit-on, d’un fort bon cœur

Mais très peu difficile en matière d’honneur.

Pour lui rien n’est honteux, pour lui tout est honnête ;

Sa conscience à tout s’accommode, se prêté ;

Un autre en conseillant le mal, croit s’avilir,

Mais lui, c’est un devoir d’ami qu’il croit remplir.

Il s’arrange si bien que partout on l’invite,

Et partout on le voit assidu parasite,

Payant le bon accueil que le monde lui fait,

De quelque vieux bon mot qu’il tient toujours tout prêt.

De Dulis il connait les valets, les maîtresses,

Il enivre Cléon d’espoir et de promesses ;

Chacun d’eux tour à tour est client et patron ;

Cléon flatte Dulis, Montbrun flatte Cléon.

Chez Cléon tous les jours tranchant de l’homme aimable,

Il le perd en faisant les honneurs de sa table.

DUPLESSIS.

Cléon doit aller loin avec de tels amis.

Corbleu ! j’ai donc bien fait d’arriver à Paris !

MADAME CLÉON.

Vous ne pouviez venir plus à propos ; mon père,

Nous voici donc enfin un ami franc, sévère

Qui peut rendre Cléon à l’amour, à l’honneur ;

Qui peut me consoler au moins dans ma douleur.

DUPLESSIS.

Pauvre garçon ! hélas ! il se donne une peine,

Et sans savoir encore où tout cela le mène.

Pour la place importante à laquelle il prétend,

Cette femme déjà lui donne un concurrent.

Est-ce le seul encor ? sur l’intrigue il se fonde,

Moyen facile et fait pour tenter bien du monde.

Songeons à le sauver ; je dois tout ignorer.

Sans retard sur Dulis, toi, songe à l’éclairer.

Suivant l’impression que cet aveu va faire,

Je verrai si je dois ou parler ou me taire.

À la place d’Armand qu’il parvienne fort bien,

Mais s’il en peut tout haut avouer le moyen.

Lorsque je lui donnai ta main, j’ai dû m’attendre

À devoir le bonheur de ma fille à mon gendre.

Malgré nous s’il persiste encore à s’égarer,

Celui qui vous unit saura vous séparer.

MADAME CLÉON.

Non, vous n’en viendrez pas à ce moyen extrême.

Dans le fond de son cœur il est honnête, il m’aime ;

Dulis même, à son tour, m’inspire quelque espoir :

Ils sont faits pour rentrer tous deux dans le devoir.

DUPLESSIS.

Pour leur gloire et leur bien ils ne sauraient mieux faire :

Puissent-ils tous les deux...

MADAME CLÉON.

Voici Cléon, mon père.

 

 

Scène IV

 

MADAME CLÉON, CLÉON, DUPLESSIS, GERMAIN, UN AUTRE VALET

 

CLÉON, du fond, à Germain.

Que chez l’Ambassadeur on écrive mon nom :

J’y suis pour tout le monde, entendez-vous ?

GERMAIN.

C’est bon.

Il sort.

MADAME CLÉON.

Mon ami, c’est mon père.

DUPLESSIS.

Oui, moi-même, mon gendre :

Embrassons-nous.

CLÉON, embrassant Duplessis.

Comment ! vous ainsi nous surprendre ?

C’est charmant !

DUPLESSIS.

N’es-tu pas enchanté de me voir ?

CLÉON.

Je mettrai tous mes soins à vous bien recevoir,

Car vous logez chez moi ?

DUPLESSIS.

Chez qui donc, je te prie ?

Parbleu je n’y fais pas tant de cérémonie ;

Ne suis-je pas chez moi ? Je suis chez mes enfants ;

Je ne peux avec vous rester que peu de temps.

CLÉON.

Vous parlez de partir, vous arrivez à peine.

Oh ! vous nous donnerez au moins une quinzaine ;

Mais pardon.

À un Valet.

Chez Montbrun que l’on passe à l’instant,

Et chez moi, dites-lui qu’à dîner on l’attend.

Le valet sort.

C’est un de mes amis, honnête, plein de zèle.

Je vous dirai, madame, une bonne nouvelle ;

Enfin, j’aurai Dulis, ce soir je le reçois,

Et Montbrun s’est fait fort de l’amener chez moi.

DUPLESSIS.

Dulis ?

CLÉON.

Un homme en place et qui peut m’être utile,

Estimable, estimé, recherché dans la ville.

Vous sentez qu’il n’est pas facile de l’avoir :

Jugez de mon bonheur, il vient chez moi ce soir.

DUPLESSIS.

Ah ! diable ! je t’en fais mon compliment, mon gendre :

Ma foi pour réussir, c’est à toi d’entreprendre ;

Et si tu n’as pas fait encore ton chemin,

Je te retrouve au moins sur la route, en bon train.

Des amis en crédit, de belles espérances ;

Ne te ralentis point, et puis si tu t’avances,

C’est toujours, j’en suis sûr, par d’honnêtes moyens,

Car tes principes sont aussi purs que les miens.

Tu fais une dépense un peu considérable ;

Tu la règles, sans doute, en homme raisonnable,

Et toujours bon ménage entre vous, mes amis ;

On dit qu’on en voit tant de mauvais à Paris,

Surtout parmi les gens qui se mêlent d’affaires.

Ce Dulis, ce Montbrun sont des amis sincères ?

CLÉON.

Dulis est un ami bien plus qu’un protecteur ;

Pour Montbrun, il me sert avec une chaleur...

Avec raison sur lui tout mon espoir se fonde ;

C’est l’homme de Paris qui voit le plus de monde.

DUPLESSIS.

Un homme à rechercher en effet. Mais là-bas

J’ai vu de grands apprêts ; tu donnes un repas

Apparemment ? Quels sont tes convives, de grâce ?

CLÉON.

Des banquiers, des commis, quelques hommes en place.

DUPLESSIS.

Bon ! à ces braves gens tu vas me présenter ;

L’ambition, je crois, aussi va me tenter :

Tous ces ambitieux ont une mine austère,

Dit-on, et je te vois tout joyeux au contraire.

L’exemple de mon gendre est précieux pour moi ;

Tâche de m’obtenir à mon tour quelqu’emploi.

 

 

Scène V

 

MADAME CLÉON, CLÉON, MONTBRUN, DUPLESSIS

 

MONTBRUN, venant du dehors.

Eh ! bon jour, cher Cléon.

CLÉON.

Ah ! Montbrun, vous voilà ?

Et Dulis ?

MONTBRUN.

Il viendra.

CLÉON.

Se peut-il ? il viendra.

MONTBRUN.

De son valet de chambre au moins j’ai la promesse.

Un homme très bien né ; ce n’est pas sans adresse

Que j’ai pu pénétrer...

DUPLESSIS.

Dans l’antichambre ? eh ! mais

Il faudrait moins de soins pour un traité de paix.

MONTBRUN.

Quel est ce monsieur-là ?

CLÉON.

Le père de madame.

MONTBRUN, à Duplessis.

Monsieur, je suis l’ami de Cléon, de sa femme...

À Cléon.

J’accours pour vous instruire, et je suis tout en eau ;

Tantôt j’irai savoir encor l’air du bureau.

DUPLESSIS.

Que de zèle !

CLÉON.

Ah ! sans doute, et comment reconnaître...

MONTBRUN.

Soyez heureux, Montbrun est toujours sûr de l’être.

 

 

Scène VI

 

MADAME CLÉON, CLÉON, DUBOIS, MONTBRUN, DUPLESSIS

 

DUBOIS, un peu en arrière.

Mon hommage sincère à madame, à monsieur.

MONTBRUN.

Ah ! c’est monsieur Dubois ! très humble serviteur,

L’homme dont je parlais, valet de confiance

De Dulis, précieux par son intelligence.

DUPLESSIS.

Ah ! l’homme très bien né ?

MONTBRUN.

Juste.

DUBOIS.

Je viens savoir

Si monsieur peut chez vous se présenter ce soir.

CLÉON.

Dites que je l’attends avec impatience.

MONTBRUN.

Vous avais-je trompé ?

CLÉON.

Non quelle jouissance !

Mon cher Montbrun, quel coup pour tous mes envieux !

DUBOIS.

J’étais sûr d’apporter le bonheur en ces lieux ; 

Et vu la circonstance, en dépit de l’usage,

J’ai voulu me charger moi-même du message.

CLÉON.

Trop bon, mon cher Dubois.

DUBOIS.

Messieurs, j’ai bien l’honneur...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MADAME CLÉON, CLÉON, MONTBRUN, DUPLESSIS

 

DUPLESSIS.

Peste ! monsieur Dubois a le ton protecteur.

CLÉON.

Il viendra, plus de doute ; à lui, mon cher beau-père,

Je veux vous présenter, vous l’aimerez, j’espère.

Vous, madame, pour lui soyez aux petits soins :

Quel bonheur ! sa visite aura trente témoins.

DUPLESSIS.

Je vois qu’elle te flatte un peu plus que la mienne.

CLÉON.

Non pas, mais dans mon plan j’ai besoin de la sienne.

 

 

Scène VIII

 

MADAME CLÉON, CLÉON, MONTBRUN, DUPLESSIS, GERMAIN

 

CLÉON.

Qu’est-ce ?

GERMAIN, du fond.

On attend monsieur dans son appartement :

Ce chanteur étranger, le docteur Allemand,

Et de l’ambassadeur ce petit secrétaire.

MONTBRUN.

Peste ! chacun d’entr’eux nous est fort nécessaire.

Le chanteur a, dit-on, la femme du docteur ;

Avec le secrétaire on tient l’ambassadeur.

Celui-ci du docteur est le meilleur malade,

Si bien qu’avec eux trois on mène l’ambassade.

CLÉON.

Je cours les recevoir.

DUPLESSIS.

Mais un moment...

CLÉON.

Pardon.

Ne tardez pas, madame, à vous rendre au salon.

Il sort avec Montbrun.

 

 

Scène IX

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS

 

DUPLESSIS.

Je m’efforce de rire et n’en ai guère envie.

MADAME CLÉON.

Cléon de vos discours a senti l’ironie.

DUPLESSIS.

Tu le plains ; moi j’ai peine à cacher mon humeur.

Si je ne lui croyais quelques restes d’honneur...

Suis-moi sur ses dangers il est temps qu’on l’éclaire.

S’il est sourd à la voix d’une épouse, d’un père,

De lui je me détache, et le voue aux mépris

Qui des lâches époux sont le trop juste prix.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLÉON, DUPLESSIS

 

DUPLESSIS.

Viens donc, je te fais signe afin que tu me suives ;

Au diable ton diner et tes tristes convives.

CLÉON.

Quoi, tout ce que la mode a de plus élégant,

Tout ce que la finance a de plus opulent,

Des gens d’affaires, tous, dans la plus belle passe,

Chez les gens comme il faut, ils sont tous à leur place.

DUPLESSIS.

L’un pour vous divertir veut me mystifier ;

L’autre fait l’honnête homme et fut banqueroutier.

Des gens âgés cherchant à se donner des grâces ;

Des fats pour se mirer se disputant les glaces ;

Un jeune homme charmant, son oncle est général !

Un homme de génie, il rédige un journal !

Des femmes accourant embrasser d’autres femmes,

À leurs embrassements mêlant des épigrammes ;

À l’esprit suppléant par la malignité,

Mangeant sans appétit, s’enivrant sans gaîté ;

En jeux de mots, chacun à qui mieux mieux s’escrime ;

Le maître du logis lui-même en est victime ;

Ils te flattent tout haut, te déchirent tout bas

Tu le sais glorieux déjà de ton repas,

Moins fier de leurs fadeurs que de leur perfidie,

Ton orgueil à longs traits savoure leur envie.

Mon cher Cléon, causons un moment d’amitié.

Tiens, tu leur fais envie, et tu me fais pitié.

CLÉON.

Ma présence au salon devient indispensable.

DUPLESSIS.

Eh ! laisse dope ; à peine on est sorti de table,

Et la plupart se sont enfuis sans dire adieu ;

Le reste avec fureur s’est déjà mis au jeu.

Logement magnifique et table somptueuse,

Tous les soirs, jeu, concert, société nombreuse ;

Pour ces dépenses-là, comment t’arranges-tu ?

CLÉON.

Une place augmentant bientôt mon revenu...

DUPLESSIS.

Une place !... Voilà six mois de vaine attente ;

Tu veux celle d’Armand, dit-on, elle est vacante :

Pourquoi ne l’as tu pas ? t’aurait-on refusé ?

CLÉON.

Moi, je ne me suis pas encore proposé.

DUPLESSIS.

Quoi ! ne pas demander la place qu’on désire !

CLÉON.

La demander, c’était pour me faire éconduire :

Plus je désire et moins je semble désirer.

D’un air insouciant je cherche à me parer.

De mes rivaux je trompe ainsi la vigilance ;

Sans qu’on s’en doute, ainsi, vers mon but je m’avance.

Cette place dépend tout-à-fait de Dulis ;

J’emploie auprès de lui tout ce que j’ai d’amis.

Autant que je le peux avec lui je me lie ;

Depuis deux mois en vain tous les jours je le prie ;

Enfin il vient ce soir, c’est un grand pas de fait.

Alors tantôt gardant avec soin mon secret,

Et n’aspirant qu’à vivre en homme obscur, tranquille,

Et tantôt à l’état, honteux d’être inutile,

Laissant pour cette place échapper mon désir,

Je l’amène aisément lui-même à me l’offrir. 

DUPLESSIS.

Je conçois : sourdement on prépare sa trame ;

Tout haut contre l’intrigue on s’élève, on déclame :

On manque, on n’a pas eu l’air de solliciter ;

On triomphe, on se fait prier pour accepter.

Mélange de faiblesse et d’orgueil misérable !

De la place d’Armand es-tu vraiment capable ?

Franchement à Dulis ose la demander :

S’il a les qualités qu’on lui daigne accorder

La franchise, voilà ta route la plus sûre ;

Au lieu de t’avancer, l’intrigue doit t’exclure.

CLÉON.

Mon Dieu ! qu’il n’en va pas ainsi que vous pensez !

Ces moyens, comme à vous, m’ont paru déplacés ;

Mais chacun les condamne, et chacun les emploie.

C’est que pour arriver il n’est que cette voie ;

C’est qu’il est bien prouvé que sans être intrigant,

D’un peu d’intrigue, il faut appuyer son talent :

Et puisque l’on ne peut réussir sans manège,

À ne pas m’en mêler moi seul m’obstinerai-je ?

En recherchant Dulis fais-je donc un grand mal ?

Eh ! mon Dieu, non : je suis l’exemple général.

Ainsi la politesse est fausse en ses formules :

Chacun se les permet cependant sans scrupules.

Ainsi, puisqu’il est tant de flatteurs ici-bas,

Bien insensé celui qui ne flatterait pas !

DUPLESSIS.

Ferme ! En si beau chemin, mon gendre, qui t’arrête !

Il est tant de fripons ! pourquoi serais-je honnête ?

C’est là que te conduit ton beau raisonnement.

Ah ! je rougis pour toi de ton aveuglement.

Ainsi, quand on compose avec sa conscience,

Dans le chemin du vice à grands pas on avance :

Ainsi, de plus en plus pour toi-même indulgent,

Tu seras de Dulis le plus vil complaisant.

Eh ! crois-tu l’emporter encor, quand tu calcules

Jusqu’à quel point tu peux étendre ses scrupules ?

Moyen tout à-la-fois honteux et mal choisi.

Les demi-probités n’ont jamais réussi

Ces hommes délicats suivant les circonstances,

Dans leurs frêles vertus qui mettent des nuances,

Aux pièges des fripons les premiers sont surpris,

Et des honnêtes gens, comme eux, ont le mépris.

Il faut choisir comment tu veux que l’on te nomme,

Être fripon parfait, ou parfait honnête homme.

Si jamais sur ce choix tu pouvais balancer,

Tu sens bien qu’à nous voir il faudrait renoncer.

Il est un autre point peut-être non moins grave,

Et de ton cher Dulis en te faisant l’esclave,

Si tu savais à qui tu prodigues tes soins ;

(Car tu n’es pas instruit, j’aime à le croire au moins)...

Ta femme t’apprendra la vérité cruelle.

Ici Mme Cléon paraît.

Je l’aperçois ; adieu, je te laisse avec elle.

C’est pour elle et pour toi que je viens à Paris ;

Mais il m’y reste encor quelques bons vieux amis,

Avec lesquels je veux renouer connaissance.

Aucun d’eux n’eut jamais de basse complaisance ;

À flatter, à ramper nul ne s’est abaissé :

Dans son état chacun pourtant s’est avancé.

Ils sont riches, heureux ; quelques-uns sont en place.

La vertu n’est donc pas, quoi que l’intrigue fasse,

Un moyen si certain de ne rien obtenir.

Adieu sur ce sujet tâche de réfléchir.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MADAME CLÉON, CLÉON

 

CLÉON.

Madame, expliquez-moi ce que ceci veut dire.

Quel est donc le secret dont vous devez m’instruire ?

Vous seriez-vous permis des plaintes contre moi ?

MADAME CLÉON.

Moi, me plaindre de vous, cher Cléon ! et pourquoi ?

Vous savez à quel point votre épouse vous aime ;

Votre amour n’est-il pas pour moi toujours le même ?

Mon père s’est peut-être un peu trop alarmé

D’un luxe qui déjà par d’autres est blâmé :

Il m’a, sur ce sujet, d’abord interrogée,

Et sa crainte par moi se trouve partagée.

CLÉON.

Quoi ! n’est-ce que cela ? Vous me blâmez à tort : 

J’ai de quoi soutenir ma dépense, d’abord ;

Et bien loin que déjà ma fortune chancelle,

Quel homme a jamais eu perspective plus belle ? 

Vous l’avez entendu : Dulis viendra ce soir.

Madame, c’est à vous à le bien recevoir.

MADAME CLÉON.

Est-ce bien pour Dulis qu’une femme sensée,

Monsieur, doit se montrer prévenante, empressée ?

CLÉON.

Pour qui donc, si ce n’est pour notre protecteur ?

En se rendant chez moi Dulis me fait honneur ;

Et n’eût-il pas pour lui ses talents son mérite,

À le bien accueillir mon intérêt m’invite.

MADAME CLÉON.

Près des femmes, monsieur, ses principes connus

Ne balancent-ils pas l’éclat de ses vertus ?

On sait dans tout Paris ses intrigues nombreuses ;

Bien des femmes, par lui, ne sont que trop fameuses ;

Et, puisque vous voulez vous en faire un appui,

Souffrez que je conserve un ton froid avec lui.

Je n’eus jamais besoin d’avoir tant de prudence :

Déjà veille sur nous l’active médisance.

À sa malignité craignons d’ouvrir le champ :

Il n’est que trop prouvé, Cléon, que le méchant

Trouve d’autres méchants toujours prêts à le croire.

Aussi pour mon repos, surtout pour votre gloire,

Je voudrais que Dulis ici n’eût point accès.

CLÉON.

Comment !... mais c’est pousser le scrupule à l’excès,

Et je peux avec vous braver la calomnie :

Votre vertu, madame, est trop bien établie.

MADAME CLÉON.

Et si je vous disais que malheureusement

Mes craintes ne sont pas sans quelque fondement ;

Que ce Dulis, objet de votre complaisance,

Et que vous attendez avec impatience,

Que vous me prescrivez de si bien recevoir,

A sur moi des projets qu’il ne doit point avoir.

CLÉON.

Que dites-vous... Mais non, voilà comme vous êtes,

Mesdames, à-la-fois et prudes et coquettes ;

De ces contes en l’air vous bercez vos maris ;

À vous croire, de vous tout le monde est épris.

Apparemment, ainsi, vous pensez mieux nous plaire.

Voilà donc ce secret dont parlait votre père !

Mais voyons ; vous avez voulu me faire peur :

D’où vous vient cette idée, ou plutôt cette erreur ?

MADAME CLÉON.

M’avez-vous jamais vue ou coquette, ou légère ?

CLÉON.

Mon Dieu non, j’en conviens ; mais quoi ! l’on a beau faire,

On ne se défend pas d’un peu de vanité,

Et surtout sur l’effet que produit sa beauté,

À se tromper soi-même une femme est sujette ;

La vôtre, à tous les yeux comme aux miens est parfaite,

Sans doute ; mais pour moi l’on connaît votre amour ;

Qui se hasarderait à vous faire la cour ?

Je suis donc sur Dulis tranquille, fort tranquille,

Et la preuve à donner serait si difficile...

MADAME CLÉON.

Ah ! Cléon, vous parlez de mon amour pour vous ;

Peut-on me croire, moi, bien chère à mon époux ?

Dans le monde on nous voit bien rarement ensemble ;

Et lorsque le hasard quelquefois nous rassemble,

Vous paraissez distrait, préoccupé, rêveur.

Quel espoir ne doit pas donner votre froideur ?

CLÉON.

Nous nous aimons ; faut-il nous le dire sans cesse ?

Devant les étrangers, faire assaut de tendresse ?

Revenons à Dulis ; de son amour pour vous,

Madame, s’il vous plaît, quelle preuve avez-vous ?

MADAME CLÉON.

Je ne vais nulle part que Dulis ne s’y trouve.

CLÉON.

On l’invite partout ; qu’est-ce que cela prouve ?

MADAME CLÉON.

Partout je veux en vain éviter son regard.

CLÉON.

Modestie et réserve, au fond, de votre part.

MADAME CLÉON.

Mon entretien, dit-il, est celui qu’il préfère.

CLÉON.

Dulis a de l’esprit, le vôtre doit lui plaire.

MADAME CLÉON.

De mes charmes sans cesse il me fait compliment.

CLÉON.

Preuve qu’il est poli, non qu’il est votre amant.

MADAME CLÉON.

À l’entendre, je suis une femme adorable.

CLÉON.

Lieux communs qu’il débite à toute femme aimable.

MADAME CLÉON.

Enfin, hier...

CLÉON.

Hier...

MADAME CLÉON.

Tandis qu’en beau joueur,

Vous perdiez, et cachiez si gaîment votre humeur,

Jusqu’à s’expliquer mieux Dulis poussa l’audace ;

Forcée, en rougissant, de lui céder la place,

Je vis que notre vif et trop long entretien

De tous les spectateurs fut remarqué si bien,

Que le bruit aujourd’hui dans Paris en circule ;

Vous seul, sur cet amour, serez-vous incrédule ?

Pour moi, si jusqu’ici j’ai pu vous le celer,

Tout me fait un devoir aujourd’hui de parler.

CLÉON.

Allons vous le voulez, ainsi que votre père ;

Hé bien ! Dulis aspire en effet à vous plaire ;

Mais voyons, sur le champ convient-il d’éclater ?

Vous me permettrez bien encore de douter !

MADAME CLÉON.

En vous faisant, Cléon, cet aveu nécessaire,

Je méritais au moins que l’on me crût sincère.

 

 

Scène III

 

MADAME CLÉON, CLÉON, MONTBRUN

 

MONTBRUN, venant du dehors.

Il me suit ; je causais encor dans ses bureaux

À sa voiture anglaise on mettait les chevaux ;

Pour le coup, je l’ai vu, je l’ai bien vu lui-même.

Si vous saviez, Cléon, à quel point il vous aime,

J’en pleure de plaisir ; quel zèle, quelle ardeur !

De madame et de vous, quel éloge flatteur !

CLÉON.

Qui ? Dulis, il faisait l’éloge de ma femme ?

MONTBRUN.

Et l’éloge, mon cher, partait du fond de l’âme.

Peste, je m’y connais ; il y mettait un feu...

Ses occupations le gêneront un peu.

Il a ce soir beaucoup de visites à faire ;

C’est chez vous, m’a-t-il dit, qu’il fera la première.

De saluer madame, il est impatient ;

Puis soudain, sans éclat il s’éclipse un instant,

Fait ses courses, revient, et toute la soirée

À son ami Cléon se trouve consacrée.

CLÉON.

C’est charmant.

MADAME CLÉON.

J’ai parlé comme je le devais ;

Vous attendez Dulis ne trouvez pas mauvais

Que bornée aux égards de simple politesse,

Je ne partage pas vos transports : je vous laisse.

À l’attirer chez vous mettez tout votre orgueil ;

Mais, moi, je ne lui dois que le plus froid accueil.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

CLÉON, MONTBUN

 

MONTBRUN.

Eh mais ! mon cher ami, votre femme est donc folle ;

Froid accueil à Dulis : ah ! bon Dieu, quelle école !

Un homme que partout on recherche avec soin ;

L’homme précisément dont vous avez besoin.

Il y faut amitié, prévenance, au contraire,

Autrement vous manquez tout-à-fait votre affaire ;

Il peut vous perdre, ainsi qu’il peut vous protéger.

CLÉON.

À le bien accueillir, je ne vois nul danger,

En effet ; car enfin, Dulis est honnête homme,

N’est-ce pas ?

MONTBRUN.

En tous lieux c’est ainsi qu’on le nomme.

CLÉON.

Et ce nom par Dulis fut toujours mérité ?

MONTBRUN.

Oh ! toujours ; et c’est bien la pure probité,

L’honneur...

CLÉON.

Et dans ses mœurs, quoique galant, volage,

Il craindrait de troubler l’union d’un ménage.

MONTBRUN.

Par exemple, ceci, c’est un peu différent,

Et je ne serais pas là-dessus son garant.

CLÉON.

Vous croyez ?

MONTBRUN.

Mais, de grâce, à quoi bon ce langage ?

CLÉON.

Oh ! vous entendez bien que c’est un badinage.

Dites-moi comme il est en place, ses amours

Des oisifs, des malins font souvent les discours.

Quel est dans ce moment la femme qui l’attache ?

MONTBRUN.

Mais il peut en avoir quelques autres qu’il cache :

La petite Doris est sa maîtresse en nom.

CLÉON.

Médiocre beauté, point d’esprit, du jargon.

MONTBRUN.

Eh bien ! depuis six mois il la prend, il la quitte,

Il la reprend : elle est adroite, la petite.

Il l’aime d’autant plus qu’il en est plus trahi :

Il est riche, amoureux ; on le traite en mari.

CLÉON.

En mari, cher Montbrun ? c’est fort plaisant.

MONTBRUN.

Sans doute.

Vous n’imaginez pas tout ce qu’elle lui coûte.

Il se fâche, et jamais les raccommodements

Ne finissent, dit-on sans quelques diamants.

Avec de l’ordre aussi serait-elle opulente,

(Car sa femme de chambre a mille écus de rente.)

Mais quoi ! de ses amours il n’est pas question :

Il va venir ; mon cher, suivez bien ma leçon.

Sachez pour demander saisir la circonstance ;

Une fois sur les rangs, de la persévérance :

Celui qu’on éconduit et qui sait revenir,

En lassant les refus, finit par obtenir.

Que de gens ici-bas doivent leur réussite

À l’importunité bien plus qu’au vrai mérite !

Surtout qu’il soit fêté de toute la maison :

À votre femme il faut faire entendre raison.

CLÉON.

Qu’entends-je ? est-ce un ami, grand Dieu ! qui me propose...

MONTBRUN.

Vous-même sur quel ton prenez-vous donc la chose ?

CLÉON.

Oh ! ne prenez pas garde à tout ce que je dis,

Cher Montbrun : vains propos dont moi-même je ris.

 

 

Scène V

 

CLÉON, MADAME SAINT-ALBAN, MONTBRUN

 

MADAME SAINT-ALBAN, venant du dehors.

Ah ! bon soir, cher Cléon ; Montbrun, je vous salue :

Pour vous voir ce matin, j’étais déjà venue ;

Votre femme m’a dit des choses... C’est charmant,

Une femme fidèle, un mari presqu’amant,

C’est si beau, c’est si rare ; ah ! j’en suis pénétrée ;

Elle m’a, sur Dulis, tout-à-fait rassurée.

CLÉON.

Sur Dulis ! et de grâce, on disait...

MADAME SAINT-ALBAN.

Rien, des bruits

Ridicules et faux, et que j’ai démentis.

MONTBRUN.

Il serait fort plaisant qu’on voulût faire croire

Dulis mal avec lui, quand il est très notoire

Que Dulis de Cléon est le meilleur ami ;

Par les méchants, l’instant serait fort mal choisi.

MADAME SAINT-ALBAN.

Nous l’aimons tous, Cléon, et c’est du fond de l’âme ;

C’est ce que je disais tantôt à votre femme.

Pour vous faut-il agir, courir, parler, prier,

Soit tout autre ou Dulis ? vous pouvez m’employer.

CLÉON.

Bien sensible, madame, à votre zèle extrême.

MONTBRUN.

Et croyez que Cléon se suffit à lui-même.

Nous ne sommes pas mal près de Dulis aussi,

Et comme il est certain qu’il vient ce soir ici...

MADAME SAINT-ALBAN.

Il vient ici ce soir ?

MONTBRUN.

Fort à votre service ;

C’est donc Cléon qui peut vous rendre un bon office.

MADAME SAINT-ALBAN.

Mais cela se rencontre à merveille, vraiment ;

Il ne faut pas laisser échapper le moment,

Quand on veut obtenir ce que l’on sollicite ;

À passer la soirée avec vous je m’invite.

Je ne vous gêne pas, au moins.

CLÉON.

Nous gêner, vous ?

Mais j’allais vous prier de rester avec nous.

MADAME SAINT-ALBAN.

Ah ! trop bon ; de Dulis j’aurais une audience ?

Je crois que chez un tiers on a bien plus d’aisance :

Là, je demande avec bien plus de liberté ;

Il refuse avec moins d’opiniâtreté ;

Vous concevez ?...

CLÉON.

Très bien ; mais quelle est donc l’affaire ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Mon Dieu, je ne veux pas vous en faire un mystère !

Vous connaissez Dercour, un jeune homme charmant,

Je prétends qu’on le nomme à la place d’Armand.

CLÉON.

D’Armand ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Place à la fois lucrative, honorable.

CLÉON.

De la place d’Armand, Dercour est-il capable ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Très capable, mon cher ; esprit, bon sens, raison,

Figure intéressante, enfin le meilleur ton.

Dercour est né pour faire honneur à sa patrie ;

Il a je ne sais quoi qui promet le génie.

Ne le trouvez-vous pas ?...

MONTBRUN.

Au jeune homme charmant

D’autres disputeront cette place d’Armand.

MADAME SAINT-ALBAN.

Mon Dieu ! je suis au fait de leurs petites trames ;

Mais je ne les crains pas. Dulis aime les dames ;

Et quand je lui dirai que c’est moi qui le veux...

CLÉON.

Oh ! je ne doute pas du pouvoir de vos yeux :

Dulis, homme galant, doit leur rendre les armes ;

Mais sur Dulis en place ont-ils les mêmes charmes ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Fi donc et quand j’aurais quelqu’ascendant sur lui,

Voudrais-je pour Dercour m’en servir aujourd’hui ?

Outre que le moyen ne serait pas honnête,

Mon cher, à certain point mon amitié s’arrête.

Le fait est que Dercour est un joli sujet,

Qu’il est peut-être encore un peu jeune, indiscret ;

Mais qu’il est bon enfant, que tout le monde l’aime,

Que vous venez ainsi de le juger vous-même :

Qu’enfin, en sa faveur, pour décider Dulis,

Il faut nous réunir tous les trois, mes amis.

Attendez : il me vient une idée excellente.

Chez vous, mon cher Cléon, ce soir je le présente.

CLÉON.

Chez moi ? mais permettez : je ne puis...

MADAME SAINT-ALBAN.

La raison ?

Vous avez trop de monde. Eh ! mon cher, sans façon.

Dercour vous gênerait ; mais que Dulis le voie :

C’est tout ce qu’il nous faut, et puis je le renvoie.

Vraiment il ne faut pas nous gêner avec lui.

N’est-il pas trop heureux ! vous avoir pour appui !

Deux mots, vous l’allez voir accourir, j’en suis sûre.

 

 

Scène VI

 

CLÉON, MADAME SAINT-ALBAN, MONTBRUN, GERMAIN, venant du dehors

 

GERMAIN, annonçant.

Monsieur Dulis.

CLÉON.

Dulis !

GERMAIN.

Il descend de voiture.

MADAME SAINT-ALBAN.

Vite à Dercour j’écris dans votre cabinet,

Et puis un de vos gens portera mon billet :

Je sors.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

CLÉON, MONTBRUN

 

CLÉON.

Mais cette femme est sans cérémonie.

MONTBRUN.

Laissons-la : ne songeons qu’à Dulis, je vous prie.

CLÉON.

Sans doute ; mais Dercour, un petit ignorant,

Qui se mêle déjà de faire l’intrigant !

Ah ! oui, je l’appuierai de la bonne manière.

MONTBRUN.

Fort bien ! contre Dercour j’aime votre colère :

Surtout ne soyez plus inquiet, indécis.

CLÉON.

Qui ? moi, je suis charmé de recevoir Dulis.

MONTBRUN.

Le voilà.

 

 

Scène VIII

 

CLÉON, DULIS, MONTBRUN

 

CLÉON.

Recevez mon hommage sincère,

Monsieur.

MONTBRUN.

Votre visite à Cléon est bien chère ;

Ce jour sera compté parmi ses jours heureux,

Et de vous posséder il est tout radieux.

DULIS.

En venant chez Cléon, je m’oblige moi-même ;

Vous le savez, Dulis vous estime et vous aime.

En ami sans façon je viens vous visiter ;

De grâce daignez donc en ami me traiter.

CLÉON.

Ah ! monsieur...

MONTBRUN.

En ami ! quelle délicatesse !

DULIS.

Je voudrais vainement déguiser ma faiblesse.

Ma place, cher Cléon, a des charmes pour moi ;

Occuper dans l’état un glorieux emploi,

Par d’utiles travaux pouvoir marquer sa vie,

Certes, c’est un bonheur bien digne qu’on l’envie !

Ces travaux ont pourtant avec eux quelqu’ennui ;

Chargé de mille soins, je n’ai pu qu’aujourd’hui

De me rendre chez vous trouver l’instant propice ;

Encore n’est-il pas bien certain que je puisse,

Autant que je voudrais auprès de vous rester.

Des moments je dois donc chercher à profiter ;

À votre aimable femme, il faut qu’on me présente.

MONTBRUN.

Comme nous, de vous voir elle est impatiente.

CLÉON.

Avec quelques amis elle est dans le salon.

Voulez-vous bien, monsieur...

DULIS.

Oui, sans doute ; pardon

Mon valet doit venir ; priez qu’on m’avertisse.

MONTBRUN.

Je me charge, monsieur, de ce léger service.

DULIS.

Oui, Cléon, vous m’avez appris à vous chérir :

Je me tiendrais heureux de pouvoir vous servir.

CLÉON.

Honorable amitié, monsieur, que j’apprécie !

Mais quoi ! voulez-vous bien joindre la compagnie ?

DULIS.

Pour madame et pour vous, Cléon, je viens ce soir.

MONTBRUN.

Toujours galant !

CLÉON.

Venez, monsieur Vous l’allez voir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DULIS, DUBOIS

 

DULIS.

Fort bien ! Elle n’est pas au salon ; on m’évite.

DUBOIS.

D’après votre ordre, ici, monsieur, j’accours bien vite.

Ce ministre étranger vous attend...

DULIS.

Je vous suis. Dubois, avez-vous vu cet honnête commis ?

DUBOIS.

Oui, monsieur, et j’en suis tout ému. Le digne homme !

Il ouvrait de grands yeux en voyant cette somme.

DULIS.

Vous vous êtes surtout gardé de me nommer !

DUBOIS.

À se taire avec vous il faut s’accoutumer.

DULIS.

Ah ! madame Cléon, vous fuyez ma présence !

Mais c’est aussi pousser trop loin la prévoyance.

Parbleu ! cela me pique. Écoutez : milady

Donne un grand bal ce soir. Sans doute, par oubli,

Cléon n’est pas prié : Dubois, faites en sorte

Qu’il le soit sans délais. À vous je m’en rapporte :

Vous avez de l’esprit pour ces sortes d’emplois.

DUBOIS.

Je n’aurai pas de peine à réussir, je crois.

DULIS, à part.

Il faudrait qu’elle y vint sans Cléon, pour bien faire :

Je saurai l’occuper aisément, je l’espère ;

Et pour peu que ce soir on me daigne accueillir

Pour conduire madame alors j’ose m’offrir :

D’accepter, son mari la pressera, je gage.

Ils nous servent toujours, ces maris : c’est l’usage.

J’estime celui-ci sans doute, et son talent

Est fait pour lui valoir quelque poste éminent ;

Mais il n’en est pas moins toujours froid auprès d’elle,

Et madame à mes vœux n’en est que plus rebelle...

A-t-elle tort, au fait ? Hélas ! au fond du cœur,

Je sens trop que moi seul suis coupable.

DUBOIS.

À monsieur

Pourrais-je demander une petite grâce ?

DULIS.

Quoi ?

DUBOIS.

Sans égard pour vous qui l’aviez mis en place,

On a destitué mon frère.

DULIS.

On a bien fait.

Votre frère, Dubois, est un mauvais sujet.

Plus j’aurai pour quelqu’un montré de bienveillance,

Moins il doit de ma part espérer d’indulgence,

Dès qu’il ne se rend pas digne de mes bienfaits.

Voici Cléon passez chez milady.

DUBOIS.

J’y vais.

 

 

Scène II

 

CLÉON, DULIS

 

DULIS.

Votre réunion est complète et charmante.

Quel aimable coup d’œil votre salon présente !

Mon cher Cléon, ma foi ! n’en déplaise aux censeurs,

Nos femmes ont un goût qu’on cherche en vain ailleurs ;

Et dans celle qu’hier je trouvais déjà belle,

Aujourd’hui je découvre une grâce nouvelle.

CLÉON.

Des femmes vous parlez en amateur, Dulis.

DULIS.

Je me piquai toujours d’être de leurs amis.

 

 

Scène III

 

MONTBRUN, CLÉON, DULIS

 

MONTBRUN venant du fond.

Je ne suis, pas de trop ? Auriez-vous à vous dire

Quelque chose en secret ? Parlez : je me retire.

CLÉON.

Restez, Montbrun : monsieur me faisait compliment

Sur ma société.

MONTBRUN.

Son plus bel ornement,

C’est à vous qu’il le doit. Comme à votre arrivée,

Monsieur, chaque personne aussitôt s’est levée !

Soudain j’ai vu sur vous se fixer tous les yeux.

Ce jour au cher Cléon fait plus d’un envieux.

DULIS.

C’est mettre trop de prix... Mais où donc est madame ?

Vous parlez de bonheur : c’est une telle femme

Qui doit vous attirer, Cléon, bien des jaloux.

CLÉON.

Mais elle est assez bien, j’en conviens avec vous.

 

 

Scène IV

 

MONBRUN, CLÉON, DULIS, MADAME SAINT-ALBAN, DERCOUR

 

MADAME SAINT-ALBAN.

Entrez, mon jeune ami :

Présentant Dercour à Dulis.

le voilà, c’est lui-même,

Dercour qui de vous voir a le désir extrême.

DERCOUR.

Mille excuses je suis peut-être un indiscret.

De madame à l’instant je reçois le billet :

Par son style pressant, j’ai cru devoir comprendre

Que Cléon même ici m’invitait à me rendre.

CLÉON.

Certes je suis ravi de recevoir monsieur.

Madame sert les gens avec une chaleur...

MADAME SAINT-ALBAN.

Pas vrai ? Que voulez-vous ? C’est dans mon caractère :

Ne rien faire à demi. Venons à notre affaire :

Cher Dulis, vous voyez mon jeune homme...

DULIS.

Ah ! celui

Pour lequel vous vouliez me parler aujourd’hui ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Lui-même. Avancez donc : il faut qu’on l’encourage ;

Il est timide encor. C’est tout simple : à son âge.

Vous concevez. Parlez.

DERCOUR.

Quelle obligation

N’ai-je pas à madame, ainsi qu’au cher Cléon !

C’est par eux que j’obtiens l’honneur de vous connaître,

Vous qu’avec tant d’éclat nous avons vu paraître

Dans les camps, au conseil ; dont les talents acquis...

DULIS.

C’est assez. De mon mieux j’ai servi mon pays,

J’ai rempli mon devoir : c’est un faible mérite.

On me gêne, monsieur, quand on m’en félicite.

MONTBRUN.

Sans doute ; et vous saurez, jeune homme, avec le temps,

Qu’il ne faut pas, en face, outrer les compliments.

DERCOUR.

Pardon ; mais...

MADAME SAINT-ALBAN.

C’est par zèle et non par flatterie.

Monsieur pousse trop loin aussi la modestie.

Puis de vous voir de près il est tout étourdi :

L’homme d’un vrai talent est rarement hardi.

DULIS.

Puis-je savoir enfin ce que monsieur désire ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Allons, mon cher Dercour, c’est à vous à le dire.

DERCOUR.

Quoique jeune déjà j’ai beaucoup voyagé.

MADAME SAINT-ALBAN.

Quoique très répandu, je sais qu’il est rangé.

DERCOUR, présentant un mémoire.

Je suis connu daignez lire cette apostille.

MADAME SAINT-ALBAN.

Mervil, s’il est placé, doit lui donner sa fille.

DERCOUR, à Dulis qui parcourt le mémoire.

Vous voyez sur mon compte on s’explique assez bien.

MADAME SAINT-ALBAN.

Enfin de l’avancer nous cherchons le moyen.

DULIS.

Mais en me supposant à monsieur favorable,

Je ne vois pas pour lui de place convenable.

MADAME SAINT-ALBAN.

J’en sais une.

DULIS.

Laquelle ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Eh ! mais, celle d’Armand.

Ici Cléon paraît gêné ; son embarras doit redoubler jusqu’à la sortie de Dulis.

DULIS.

C’est là ce que monsieur demande ?

MONTBRUN.

Seulement ;

Le timide jeune homme a de la confiance.

DULIS.

Pardon ; mais il nous faut plus que de l’espérance.

Cette place, au défaut de services rendus,

Doit être au moins le prix de talents reconnus.

De tous les siens monsieur me donne bien la liste :

Sur les preuves surtout trouvez bon que j’insiste.

MADAME SAINT-ALBAN.

Nous vous les fournirons les preuves, cher Dulis.

Placez-le vous servez l’état et vos amis,

Et moi qui vous en fais ardemment la prière.

Aux femmes, de tout temps, vous avez voulu plaire ;

Et quand de m’obliger vous avez le pouvoir...

DULIS.

Ce que je ne crois pas conforme à mon devoir,

Je sais le refuser à vous-mêmes, mesdames.

MADAME SAINT-ALBAN.

Mon Dieu vous n’avez point à craindre d’épigrammes.

Le monde va d’abord approuver un tel choix :

N’est-ce pas, cher Cléon ?

CLÉON, avec contrainte.

Eh ! mais, oui je le crois.

DULIS.

Mais madame Cléon se fait longtemps attendre.

MONTBRUN sonne, un valet entre.

C’est vrai. Priez madame en ces lieux de se rendre.

CLÉON.

Eh ! oui.

MONTBRUN, en montrant Dulis.

Prévenez-la que monsieur est ici.

CLÉON, montrant madame Saint-Alban.

Que madame et monsieur veulent la voir aussi.

MADAME SAINT-ALBAN.

Oui, sans doute : courez.

Le valet sort.

DULIS.

Fort bien ! je la salue,

Et je m’enfuis, Cléon, dès que je l’aurai vue.

MADAME SAINT-ALBAN.

De sa présence, moi, je me fais un plaisir.

Elle va pour Dercour à nous se réunir ;

Car de Cléon déjà nous avons le suffrage.

CLÉON.

Mon suffrage !

MADAME SAINT-ALBAN.

Et j’invoque ici son témoignage.

CLÉON.

Mais vous allez bien vite.

MADAME SAINT-ALBAN.

Eh ! non je m’en souviens.

Tantôt du cher Dercour vous m’avez dit un bien...

DERCOUR.

Ah ! de ma gratitude agréez l’assurance.

CLÉON.

Eh ! monsieur, modérez votre reconnaissance.

Ni pour ni contre vous je n’ai pu prendre feu :

Nous ne nous connaissons encore que fort peu.

Madame vous protège ; et loin que je la blâme,

Je l’admire au contraire.

 

 

Scène V

 

MONTBRUN, CLÉON, MADAME CLÉON, DULIS, DERCOUR

 

CLÉON.

Eh ! venez donc, madame.

Vous me laissez tout seul recevoir mes amis,

Madame Saint-Alban, Dercour, monsieur Dulis...

DERCOUR.

Ah ! madame, enchanté...

MADAME SAINT-ALBAN.

Bonsoir, ma chère amie.

Depuis tantôt encor je la trouve embellie.

DULIS.

Du plaisir de vous voir pourquoi donc nous priver ?

Près de vous, de Cléon, heureux de me trouver ;

Heureux que l’amitié quelquefois me délasse

Des travaux, des soucis attachés à ma place

Puis-je de vous parler laisser fuir le moment ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Comme à tout ce qu’il dit il met un sentiment !

MONTBRUN, bas, à Cléon.

Eh ! mais, dites-lui donc, Cléon, qu’elle réponde.

CLÉON, bas, à sa femme.

En effet, pour Dulis, comme pour tout le monde,

Soyez polie, au moins.

MADAME CLÉON.

Je sens qu’il m’est bien doux

De voir en vous, monsieur, l’ami de mon époux.

Que, pour votre crédit, la foule vous révère,

C’est bien ; mais ce qu’en vous surtout je considère...

CLÉON, se hâtant d’interrompre.

Sans doute, c’est l’ami délicat, plein d’honneur...

Vous êtes bien émue en parlant à monsieur. 

MADAME SAINT-ALBAN.

Fort bien comme Dercour votre femme est timide.

Vous vous complimentez, et rien ne se décide.

À la place d’Armand pour qu’il nomme Dercour

À Dulis toutes deux il faut faire la cour ;

Il faut absolument que pour Dercour j’obtienne...

DULIS, à madame Cléon.

À l’estime de tous votre époux joint la mienne :

Il est fait pour remplir de grandes fonctions.

MADAME SAINT-ALBAN.

Répondez donc.

DULIS, à madame Saint-Alban.

Eh ! bien, madame nous verrons.

À Cléon.

Pour vous, mon cher Cléon, que faut-il que je fasse ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Nous verrons ! nous verrons ! c’est style d’homme en place ;

Mais j’insiste, et je veux un mot plus positif.

DULLIS, à madame Saint-Alban.

Madame, l’amitié, voilà le seul motif

Qui chez Cléon m’amène ; et franchement d’affaires

Hors de mon cabinet, je ne m’occupe guères.

MONTBRUN.

C’est vrai : pour s’égayer monsieur vient chez Cléon ;

Et vous lui décochez une pétition.

MADAME SAINT-ALBAN.

Point de bruit. Dercour veut seulement qu’on l’écoute :

Il pourra donc chez vous se présenter ?

DULIS.

Sans doute.

Il me faut vous quitter, c’est bien contre mon gré ;

Mais ce soir, je l’espère, encor je reviendrai.

MADAME SAINT-ALBAN, à Dercour.

Allons, remerciez.

DULIS.

Il n’est pas nécessaire.

Oui, j’ai pour vous, Cléon, une estime sincère ;

Ainsi, comptez, non pas sur ma protection,

Mais bien sur ma constante et franche affection.

CLÉON, reconduisant.

Permettez...

DULIS.

Restez donc, point de cérémonie.

MONTBRUN.

Ah ! laissez-nous vous voir plus longtemps, je vous prie.

Il sort avec Dulis et Cléon.

 

 

Scène VI

 

MADAME CLÉON, DERCOUR, MADAME SAINT-ALBAN

 

MADAME SAINT-ALBAN.

Hai ! le succès n’est pas encore bien certain.

DERCOUR, d’un ton très suffisant, passant au milieu.

Eh bien, moi j’en réponds, chez lui j’irai demain ;

Je l’emporte, et l’honneur en est à vous, mesdames.

En sa faveur, heureux qui peut avoir les femmes.

MADAME SAINT-ALBAN.

Vous parlez à présent ; mais vous étiez bien sot,

Devant Dulis ; à peine osait-il dire un mot.

DERCOUR.

Pour la première fois, quand on aborde un homme,

Et qu’il sait tout au plus encor comme on vous nomme,

Il n’est pas étonnant qu’on soit intimidé ;

Mais c’est fini, demain je suis plus décidé.

J’ai reconnu son faible, et je fais sa conquête ;

Un homme très profond, ce Dulis, une tête ;

Oh ! du premier coup d’œil ainsi je l’ai jugé ;

On s’y connaît un peu, quand on a voyagé.

MADAME SAINT ALBAN.

Je le crois. Mais bon Dieu, qu’avez-vous donc, ma chère ?

Vous paraissez rêveuse et pensive.

MADAME CLÉON.

Au contraire,

De monsieur je partage avec vous le bonheur.

DERCOUR.

J’en suis reconnaissant, madame, de tout mon cœur.

 

 

Scène VII

 

MADAME CLÉON, DERCOUR, CLÉON, MADAME SAINT-ALBAN

 

DERCOUR, allant au devant de Cléon.

Venez, qu’on vous embrasse et qu’on vous remercie ;

Mon cher Cléon, je suis tout vôtre pour la vie.

MADAME SAINT-ALBAN.

Là, dites-moi, Cléon, franchement, sans flatter,

Sur la place d’Armand, Dercour peut-il compter ?

CLÉON.

Vous avez de Dulis vu tout l’enthousiasme.

MADAME SAINT-ALBAN.

J’ai cru voir dans son air tant soit peu de sarcasme.

C’est égal, je saurai si bien l’environner...

Or çà, je neveux pas plus longtemps vous gêner.

DERCOUR.

Touchez-là, cher Cléon ; si, comme je l’espère,

J’ai la place ; chez moi grand festin, grande chère ;

De Dulis et de vous je porte la santé ;

Vous verrez ! que je sois riche et sans vanité,

À manger mon argent je mettrai tant de grâce...

MADAME SAINT-ALBAN.

Vous l’aiderez, au moins, cher Cléon, dans sa place. 

DERCOUR.

Et comme vous serez employé quelque jour,

Mon cher, je vous rendrai la pareille à mon tour ;

Nous vivrons tous les deux en amis, en confrères ;

L’un chez l’autre, en dînant, nous ferons nos affaires,

Et mutuellement nous nous protégerons :

Madame, recevez mes salutations.

MADAME SAINT-ALBAN.

Sans adieu, car ce soir vous me verrez encore.

 

 

Scène VIII

 

MADAME CLÉON, CLÉON

 

CLÉON.

Si ce fat est nommé, Dulis se déshonore.

Quant à vous, recevez tout mon remerciement ;

Il faut vous arracher de votre appartement.

Vous vous imaginez que cet homme vous aime ;

Rien n’est moins évident.

MADAME CLÉON.

Eh ! quoi, devant vous-même

Cette femme s’obstine à le solliciter ;

Sans répondre, il s’obstine à me complimenter ;

Je surprends ses regards sur moi fixés sans cesse ;

Pour faire votre éloge, à moi seul il s’adresse ;

Tout ce qu’il vous a dit d’aimable, de flatteur,

Il le pense, je crois, Dulis n’est pas menteur ;

Mais d’après les aveux qu’il m’a fallu vous faire,

Son amour à vos yeux peut-il être un mystère ?

En doutant, vous semblez moi-même m’outrager ;

En doutant, vous semblez vouloir l’encourager.

CLÉON.

Eh ! pourquoi m’avez-vous fait cette confidence ?

MADAME CLÉON.

Que dites-vous ?

CLÉON.

Sans doute, en vous j’ai confiance.

Sûr de votre vertu, que me font ses amours,

Et pour lui résister, vous faut-il mon secours ?

Supposons qu’il vous aime, il s’en faut qu’il vous plaise ;

Ne me doutant de rien, je pouvais à mon aise

Demander, accepter : voilà que, grâce à vous,

Je me sens près de lui gêné, presque jaloux ;

Vous m’avez rendu là grand service.

MADAME CLÉON.

Qu’entends-je !

Ah ! Cléon, à quel point l’ambition vous change !

Persistez donc toujours, monsieur, à ne rien voir ;

Mais ne me blâmez pas d’avoir fait mon devoir.

CLÉON.

Eh ! bien, puisqu’à Dulis vous croyez être chère,

Avec moi, j’en conviens, vous ne pouviez vous taire :

Cependant vous savez que de lui j’ai besoin ;

Pour l’attirer chez moi, quelle peine, quel soin !

Et tout d’un coup je perds toutes mes espérances,

Pour des mots mal compris, de fausses apparences ;

Et cette femme encor, pour son petit Dercour,

À Dulis, sous mes yeux et chez moi, fait la cour ;

Demande justement l’emploi que je désire ;

Et moi, je suis forcé d’écouter sans rien dire :

Que voulez-vous de plus ? pouvais-je mieux agir ?

Déjà de ma conduite avez-vous à rougir ?

Faut-il être incivil avec lui, pour vous plaire ?

Ce serait un peu trop flatter votre chimères ;

Mais plus j’en agis bien, plus vous me tourmentez ;

De mon amour pour vous à présent vous doutez.

Je ne vous en veux pas d’un excès de tendresse ;

Mais par égard pour vous, lorsque j’ai la faiblesse

De laisser de mes mains échapper le bonheur,

Ma foi, vous pouvez bien me passer quelqu’humeur.

MADAME CLÉON.

Cher Cléon, vous cherchez à vous tromper vous-même ;

Vous n’êtes que trop sûr que cet homme-là m’aime.

Je devine et je plains votre position ;

Flottant entre l’honneur et votre ambition,

Vous tremblez vous doutez du parti qu’il faut prendre ;

Puisse l’amour aussi de vous ce faire entendre !

Il joint sa faible voix à celle de l’honneur.

CLÉON.

Eh ! mon dieu vous avez tout pouvoir sur mon cœur,

Vous le savez trop bien ; mais laissons-là de grâce

Dulis et ses amours.

MADAME CLÉON.

Mon entretien vous lasse.

Voici Montbrun, je sors et le laisse avec vous ;

Sans doute, ses conseils vous sembleront plus doux ;

En voulant obliger, puisse-t-il ne pas nuire !

Par vous-même, Cléon, tâchez de vous conduire ;

Tâchez de mériter toujours comme aujourd’hui,

Et votre propre estime, et l’estime d’autrui.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

CLÉON, MONTBRUN

 

MONTBRUN.

Là-dedans, mon ami, j’ai dit à tout le monde

Que Dulis reviendrait ; or çà que je vous gronde.

CLÉON.

Me gronder ! eh ! pourquoi ?

MONTBRUN.

Pour un homme d’esprit,

Vous vous êtes, mon cher, bien gauchement conduit.

Après six mois, avec une peine infinie,

J’amène enfin Dulis, c’est un coup de partie :

Il vient, et vous voilà déjà déconcerté,

À madame, Dulis veut être présenté ;

Celle-ci prend soudain un petit air de prude,

Je vois sur votre front régner l’inquiétude,

Étaient-ce là, morbleu ! nos projets, notre plan ?

Voyez, mon cher, voyez madame Saint-Alban,

C’est-là bien posséder le métier des affaires ;

Je rends justice, moi, même à mes adversaires.

CLÉON.

À qui le dites-vous ? Cette femme me perd ;

Pendant cet entretien à quel point j’ai souffert.

Dercour, sa protectrice, et Dulis et ma femme

Semblent se réunir pour me déchirer l’âme.

MONTBRUN.

Il n’est pas encor temps de se désespérer ;

Le mal est grand, sans doute, il peut se réparer,

En le recevant mieux...

CLÉON.

Puis-je être assez infâme

Pour bien traiter Dulis quand il aime ma femme ?

MONTBRUN.

Votre femme !... Dulis !... Je reste stupéfait.

CLÉON.

Blâmez-moi près de lui d’être confus, muet.

MONTBRUN.

Ah ! mon dieu ! jusqu’au cœur un tel discours me frappe.

CLÉON.

C’est malgré moi, Montbrun, que ce secret m’échappe.

N’allez pas révéler...

MONTBRUN.

Fi donc ! mais, mon ami,

Êtes-vous vous bien certain que la chose est ainsi ?

CLÉON.

Eh ! parbleu ! je le tiens de ma femme elle-même.

MONTBRUN.

De madame Cléon la prudence est extrême ;

Il faut bien qu’il en soit quelque chose ; et Dulis,

À madame a donc fait un aveu bien précis ?

CLÉON.

Et que sais-je ? en mon trouble, ai-je pu savoir d’elle...

MONTBRUN.

Tout s’explique à présent, et quand je me rappelle...

Aussi je me disais...

CLÉON.

Ainsi, rien n’est plus clair

À vos yeux, n’est-ce pas ?

MONTBRUN.

Pas tout-à-fait, mon cher ;

Mais Dulis est galant, votre femme est aimable ;

Écoutez donc, la chose est assez vraisemblable.

CLÉON.

Puis-je donc autrement me conduire aujourd’hui ?

MONTBRUN.

Impossible, mon cher ; il faut rompre avec lui,

Je le vois : et malgré son crédit, sa puissance,

Vous ne pouvez fonder sur lui nulle espérance.

On vous dira qu’il est des époux dans Paris,

Qui de votre aventure au fond seraient ravis.

CLÉON.

Comment ?

MONTBRUN.

Oui, de Dulis l’amour vous importune ;

Bien d’autres n’y verraient qu’un moyen de fortune.

CLÉON.

Vous penseriez qu’il est des hommes assez bas...

MONTBRUN.

Les exemples, mon cher, ne me manqueraient pas.

Tel semble aimer sa femme et souffre qu’on l’adore ;

Tel sait tout, et paraît tout ignorer encore ;

Tel, de son accident plaisante le premier ;

Tel s’en fait un honneur, tel autre en fait métier,

Et c’est à qui, pourtant à ces maris honnêtes,

Prodiguera l’accueil, les cadeaux et les fêtes,

Tant les mœurs parmi nous passent pour préjugés.

CLÉON.

Que de mépris et d’or ils demeurent chargés,

On ne me confondra jamais avec ces lâches.

MONTBRUN.

Jamais : restons toujours délicats, purs, sans taches,

Faisons notre chemin, mais sans nous dégrader.

CLÉON.

Et cependant Dulis est prêt à m’accorder...

Vous l’avez vu, Montbrun, d’amitiés il m’accable ;

Y répondre sans être à mes yeux méprisable,

Impossible, et je suis sans place, ruiné.

Ma dépense est énorme, et mon bien très borné :

Que résoudre ? que faire ? ah ! quel état pénible !

MONTBRUN.

À vos peines, Cléon, combien je suis sensible !

Un conseil à donner est fort embarrassant.

Ce Dulis... toutefois en y réfléchissant,

Sa passion pour vous est-elle dangereuse ?

CLÉON.

Comment donc ?

MONTBRUN.

Votre femme est sage et vertueuse.

CLÉON.

Certes ; mais je saurai qu’il l’aime.

MONTBRUN.

J’en conviens ;

C’est votre propre cœur que vous craignez, c’est bien.

Mais cependant pourquoi, vous forgeant des chimères,

Par scrupule manquer les plus belles affaires ?

J’ai des principes, moi ; d’ailleurs, en tout ceci,

Ai-je d’autre intérêt que celui d’un ami ?

Avant que l’on remarque ici ce qui se passe,

Mettez-vous sur les rangs pour obtenir la place.

CLÉON.

Moi ?

MONTBRUN.

Vous, et dès ce soir.

CLÉON.

Eh ! quoi, vous prétendez...

MONTBRUN.

Une place est vacante et vous la demandez,

Point de mal à cela ; mais Dulis en dispose,

Il aime votre femme ; eh bien ! je le suppose,

Ne peut-il donc l’aimer sans que vous le sachiez ?

Est-ce sur cet amour que vous vous appuyez ?

En possédez-vous moins les talents nécessaires ?

Que Dulis, dans l’espoir d’avancer ses affaires,

Vous accorde l’emploi que vous sollicitez,

Que vous importe encor, si vous le méritez ?

De ses intentions êtes-vous responsable,

Et des fautes d’autrui peut-on être coupable ?

Vous croira-t-on soudain complice de Dulis ?

Oui, si vous n’étiez pas l’exemple des maris ;

Si vous étiez moins pur, votre femme moins sage ;

Mais vous dont en tous lieux on cite le ménage,

Souffrir un tel amour, ou le favoriser,

Un ennemi craindrait de vous en accuser.

À de tels arguments cherchez une réplique ;

C’est en vain, tant ils sont clairs et forts en logique.

CLÉON.

Par un pareil obstacle au fait être arrêté,

C’est faiblesse, sottise, imbécile fierté.

Mon cœur est pur, mes droits sont de toute évidence,

De ma femme on connaît la vertu, la prudence,

Qu’aurais-je à craindre encor ? les propos des méchants ?

Sur tous les bons esprits leurs traits sont impuissants ;

Quant à ceux qui d’y croire ont l’extrême sottise,

Loin de les redouter, le sage les méprise.

Dès longtemps n’ai-je pas médité mon dessein ?

Dès longtemps le succès n’en est-il pas certain ?

Un obstacle imprévu survient, il faut le vaincre :

Supposons qu’on parvienne enfin à me convaincre,

Sûr que dans ses projets il ne peut réussir,

De Dulis pour les miens ne puis-je me servir ?

Allons, Cléon, reprends un peu de caractère ;

Qu’importe un fol amour dans une grande affaire ?

Poursuis ton plan ; Montbrun, rejoignons nos amis,

Reprenons un air calme, accueillons bien Dulis.

Pour lui certes jamais de basse complaisance ;

Mais de ce que je vaux ayant la conscience,

J’oserai demander, sans croire m’avilir,

L’emploi que je me sens capable de remplir.

MONTBRUN.

Bien, c’est prendre un parti...

CLÉON.

Paix ! j’entends mon beau-père ;

Il faut dissimuler, c’est un homme sévère.

 

 

Scène X

 

CLÉON, DUPLESSIS, MONTBRUN

 

DUPLESSIS.

Me voilà de retour, j’ai revu mes amis ;

Et toi, Cléon, as-tu reçu ton cher Dulis ?

CLÉON.

Je l’ai vu.

DUPLESSIS.

Qu’as-tu donc ? ta mine est abattue,

Tu ne me parais pas content de l’entrevue.

CLÉON.

Pardonnez-moi, je suis de Dulis très content,

Et j’ai lieu d’espérer... Excusez, on m’attend.

DUPLESSIS.

Mais, pourquoi quand j’arrive, as-tu toujours affaire ?

À tes amis tu dois me préférer, j’espère.

CLÉON.

À demain, s’il vous plaît, remettons l’entretien ;

Impossible ce soir... du reste, tout va bien ;

Près de Dulis je suis en très bonne posture,

Et je ne fus jamais plus gai, je vous assure.

Il sort.

MONTBRUN.

Oui, monsieur, tout est bien, tout va bien, tout nous rit,

Et sa félicité, moi-même m’attendrit.

 

 

Scène XI

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS

 

MADAME CLÉON.

Аh, je vous attendais avec impatience.

DUPLESSIS.

Eh bien, ma fille ?

MADAME CLÉON.

Eh bien, j’ai rompu le silence ;

De l’amour de Dulis, Cléon voudrait douter ;

À le bien accueillir il ose m’exciter.

DUPLESSIS.

À bien traiter Dulis, c’est Cléon qui t’invite ?

MADAME CLÉON.

Lui-même ; et contre lui, ce procédé m’irrite.

DUPLESSIS.

Eh bien, de ton époux, suis les sages avis ;

Sache le feindre, au moins ; accueille bien Dulis.

MADAME CLÉON.

Qui ? moi ! vous me donnez un tel conseil, mon père ?

DUPLESSIS.

Ce n’est pas encor là tout ce que je veux faire ;

Parmi mes vieux amis, je viens de retrouver

Dorval, un galant homme, à qui, pour s’élever,

Peut-être il ne faudrait que moins de modestie ;

Son ami peut avoir pour lui de l’industrie :

Quand il en sera temps, j’irai trouver Dulis,

Et comme, malgré moi, Cléon vint à Paris.

Mais nous y reviendrons ; maintenant ce qui presse,

C’est d’avoir pour Dulis beaucoup de politesse.

MADAME CLÉON.

Ciel ! un homme en amour entreprenant, hardi,

Estimable d’ailleurs, par moi bien accueilli.

DUPLESSIS.

Que peux-tu redouter, quand tu n’agis, ma chère,

Que d’après les conseils, sous les yeux de ton père ?

MADAME CLÉON.

Oui... je sens, quoi qu’il puisse en coûter à mon cœur,

Que c’est le seul moyen... jugez de sa douleur ;

Il m’aime, que va-t-il penser de ma conduite ?

DUPLESSIS.

Viens, puisqu’entre une place et sa femme il hésite,

Pour son propre intérêt nous devons l’affliger,

Et c’est le servir mal que de le ménager.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MADAME CLÉON, DULIS

 

DULIS.

Enfin donc, sans témoins, je puis parler, madame ;

Je vous ai révélé les secrets de mon âme.

MADAME CLÉON.

Allons, monsieur, cessez ces propos de romans,

Ou bien permettez-moi d’en rire à vos dépens.

DULIS.

Tout à l’heure au salon d’un œil plus favorable

Vous paraissiez me voir : caprice inconcevable !

Eh ! quoi ! devant le monde en ami me traiter,

Et quand nous sommes seuls soudain me plaisanter ;

Croire que l’on se moque en disant qu’on vous aime,

De quiconque a des yeux c’est vous moquer vous-même.

Croyez que je ne suis que trop de bonne foi.

MADAME CLÉON.

Plus vous me l’assurez, monsieur, moins je vous crois.

DULIS.

Qui ? moi ! je mentirais lorsque je vous répète

Que j’ai conçu pour vous une estime parfaite !

MADAME CLÉON.

Eh ! mais, qu’entendez-vous par estime, monsieur ?

DULIS.

Ce mot, dans notre langue, a-t-il un sens trompeur,

Surtout quand c’est à vous, madame, qu’il s’adresse ?

MADAME CLÉON.

Pour l’époux qui jouit de toute ma tendresse,

Vous paraissiez tantôt avoir quelqu’amitié.

DULIS.

Oui, de cœur et d’esprit à lui je suis lié.

MADAME CLÉON.

Est-ce donc vous montrer son ami bien intime,

Que d’avoir pour sa femme une aussi haute estime ?

DULIS.

Ah ! madame, parlons plus sérieusement.

MADAME CLÉON.

Oui, je me sens gênée involontairement

Par le ton qu’avec vous j’avais cru devoir prendre.

Très sérieusement aussi daignez m’entendre.

On perd son temps, monsieur, à me faire la cour : 

Attachée à Cléon par devoir, par amour...

DULIS.

Ah ! laissez-moi penser que mes soins, ma constance,

Peut-être de Cléon le peu de prévenance...

Pardon ; mais il paraît bien faiblement épris ;

Du trésor qu’il possède il méconnaît le prix.

Souffrez...

MADAME CLÉON.

Si vous n’avez autre chose à me dire,

Trouvez bon qu’à l’instant, monsieur, je me retire.

DULIS.

Ah ! madame, de grâce, un mot.

MADAME CLÉON.

Voici Cléon :

Poursuivez devant lui la conversation.

 

 

Scène II

 

MADAME CLÉON, CLÉON, DULIS

 

CLÉON.

Pourquoi donc quittez-vous ainsi la compagnie ?

DULIS.

Ah ! c’est vous ? Que fait-on là-dedans, je vous prie ?

CLÉON.

Mais on joue.

DULIS.

Ah ! fort bien. Je ne suis point joueur :

Nous nous entretenions de vous.

CLÉON.

De moi, monsieur ?

DULIS.

Sans doute ?

CLÉON.

C’est pousser trop loin la complaisance.

DULIS.

Non, vous savez de vous tout le bien que je pense.

Je viens ce soir chez vous pour la première fois ;

Mais nous nous connaissons tous deux depuis six mois.

Plein d’une ambition juste autant que louable,

Vous brûlez de remplir une place honorable :

La mienne me permet de servir mes amis.

Parlez, et vos désirs seront bientôt remplis.

CLÉON.

Était-ce là l’objet que vous traitiez ensemble

Quand je vous ai troublés ?

DULIS.

À peu près, ce me semble.

MADAME CLÉON.

Mais oui quoi qu’il en soit, ce langage flatteur

Doit vous plaire surtout de la part de monsieur.

CLÉON.

Je sais apprécier cette offre généreuse ;

Mais quoiqu’elle puisse être à mes yeux précieuse,

À la seule amitié je ne veux rien devoir :

Sur mes propres moyens j’ai fondé mon espoir.

MADAME CLÉON.

Ah ! Cléon, c’est bien mal répondre.

CLÉON.

En quoi, madame ?

MADAME CLÉON.

Ce sentiment sans doute annonce une belle âme :

Il ne faut rien pousser à l’excès cependant.

Il est bien de fonder ses droits sur son talent ;

Mais pourquoi repousser un ami serviable ?

CLÉON.

Pourquoi ?

DULIS.

Madame parle en femme raisonnable.

L’estime a précédé pour vous mon amitié.

Avec honneur déjà vous fûtes employé.

Vous placer, ce n’est point faveur, mais c’est justice ;

À moi-même, à l’état, c’est rendre un vrai service.

CLÉON.

D’un si vif intérêt, monsieur, je suis confus.

MADAME CLÉON.

Eh ! pourquoi donc ? Vraiment je ne vous connais plus.

Faut-il que ce soit moi qui pour vous sollicite ?

Tantôt vous méditiez toute une autre conduite :

À monsieur vous vouliez confier vos projets.

DULIS.

Serait-il vrai, Cléon ?

CLÉON.

J’en conviens. Je voulais

Sur mes secrets désirs m’expliquer ce soir même ;

Mais à présent...

MADAME CLÉON.

Eh bien ! pourquoi ce trouble extrême ?

Je conçois : quel que fût en monsieur votre espoir,

Cet excès d’amitié ne pouvait se prévoir.

Vous êtes étonné de cette offre imprévue :

Moi-même j’avouerai que j’en suis toute émue.

DULIS.

Mais si madame et vous parlez sincèrement,

Il m’est doux d’inspirer un pareil sentiment,

Et je justifierai votre reconnaissance.

Vous vous taisez pour vous je peux parler, je pense.

Ai-je deviné juste ? Il est quelques emplois

Vacants, et dont je peux disposer à mon choix.

À Bordeaux, par exemple, une place importante,

D’autres ailleurs ; enfin la perte encor récente

Du brave Armand me laisse un grand vide à remplir.

Madame Saint-Alban chez vous a fait venir

Son jeune protégé : vous gardiez le silence ;

J’ai cru même vous voir gêné par sa présence.

CLÉON.

D’autres à cette place ont peut-être des droits ;

Mais autant que Dercour j’en suis digne, je crois.

DULIS.

Et moi, dont le devoir n’est pas toujours d’attendre

Que les gens aux emplois s’avisent de prétendre,

Déjà pour cette place à vous j’avais pensé.

CLÉON.

À moi ?

DULIS.

Mon choix pourtant n’est pas encor fixé.

Quoiqu’il soit incertain que tous ayez la place,

Voudriez-vous, Cléon, m’accorder une grâce ?

Il existe un travail par Armand commencé,

Difficile, important, et surtout fort pressé :

Pour que vous l’acheviez, souffrez qu’on vous l’envoie.

CLÉON.

Travail bien précieux que j’accepte avec joie !

Puissé-je le finir, monsieur, à votre gré !

DULIS.

Et peut-être bientôt je me déciderai.

Mais quoi ! devant madame ainsi parler d’affaires !

MADAME CLÉON.

À mon cœur celles-ci ne peuvent qu’être chères.

De la tendre amitié que vous avez pour nous,

Je me sens pénétrée autant que mon époux.

CLÉON, à sa femme.

Mais je m’en aperçois.

DULIS.

Oh ! vous êtes trop bonne.

N’êtes-vous pas du bal que milady nous donne ?

CLÉON.

Mais on ne nous a pas envoyé de billet...

DULIS.

Vraiment ? Oh ! c’est sans doute un oubli de valet

Que milady ce soir va réparer peut-être.

L’heure approche : un moment il me faut y paraître ;

Et ce bal m’offrirait un plaisir bien plus doux,

Si j’étais bien certain d’y voir madame et vous.

De mon respect, madame, agréez l’assurance ;

De vous servir, Cléon j’emporte l’espérance,

Et je dois m’applaudir de ce court entretien.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MADAME CLÉON, CLÉON

 

CLÉON.

Je le crois il s’en va par vous traité fort bien.

MADAME CLÉON.

Vous voyez que je fais tout pour vous satisfaire,

Et de moi vous devez être content, j’espère :

Pour Dulis ai-je assez montré d’empressement ?

CLÉON.

Mais je ne reviens pas de mon étonnement :

Vous, madame, tenir une telle conduite,

Et vouloir avec moi vous en faire un mérite !

Vous, qui de vos devoirs parlez à tous moments,

Prodiguer à Dulis tant de remerciements !

MADAME CLÉON.

Vous, monsieur me blâmer d’être reconnaissante

Pour l’homme qui vous donne une place importante,

Vous, qui m’encouragiez à le bien accueillir,

Avant qu’il eût rien fait encor pour nous servir !

CLÉON.

Avez-vous oublié que tantôt ici même

Vous m’avez révélé que cet homme vous aime ?

MADAME CLÉON.

Avez-vous oublié qu’à vos yeux cet aveu

Ne parut de ma part qu’une chimère, un jeu ?

CLÉON.

Mais si d’un fait réel vous avez cru m’instruire,

Au salon avec lui pourquoi causer et rire ?

MADAME CLÉON.

De quelques mots galants fallait-il me choquer,

Et des méchants ainsi me faire remarquer ?

CLÉON.

Mais au moins avec lui pourquoi ce tête-à-tête ?

MADAME CLÉON.

Mais j’allais vous rejoindre : il survient, il m’arrête.

CLÉON.

Mais de votre entretien quel était le sujet ?

MADAME CLÉON.

Ne vous l’a-t-il pas dit ? De vous il me parlait.

CLÉON.

A-t-il dit vrai, madame ?

MADAME CLÉON.

Eh ! mais, mon Dieu, qu’importe ?

Pourquoi s’inquiéter, s’il vous plaît, de la sorte ?

N’êtes-vous pas certain, Cléon, de mon amour ?

CLÉON.

S’il est vrai cependant qu’il vous fasse la cour...

Rien ne peut altérer en vous ma confiance...

Mais vous avez montré tant de reconnaissance.

De vos remerciements il sort tout glorieux,

Et de joie et d’espoir j’ai vu briller ses yeux.

MADAME CLÉON.

Eh ! mais, qu’importe encor qu’il s’abuse et qu’il m’aime ?

Cet amour, qui d’abord m’épouvantait moi-même,

Vous effraie à présent : nous avions tort tous deux.

Car enfin qu’a-t-il donc pour nous de dangereux ?

Voyons l’événement du côté favorable.

Vous voilà presque sûr de la place honorable

Que depuis si longtemps vous ambitionnez ;

Vous voilà dans le monde un état. Convenez

Que plus on a douté d’un succès, plus il flatte :

En toute liberté que votre joie éclate.

Nous sommes sans témoins : pourquoi feindre avec moi ?

N’êtes-vous pas charmé d’avoir un tel emploi !

CLÉON.

Eh ! madame, quittez ce ton-là, je vous prie.

J’aime à croire qu’il n’est qu’une plaisanterie ;

Mais n’est-ce pas prouver que vous m’aimez bien peu,

Que de mon embarras ainsi vous faire un jeu ?

MADAME CLÉON.

À votre tour, calmez un tel transport, de grâce.

Moi ne pas vous aimer ! Ah ! Cléon, quoi qu’il fasse,

Ne cessera jamais d’être cher à mon cœur,

Et l’amour me défend encor plus que l’honneur.

CLÉON.

Je le crois ; mais enfin à quoi tend ce mystère ?

Pourquoi cette conduite obscure et singulière ?

 

 

Scène IV

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS, CLÉON

 

DUPLESSIS.

C’est toi, mon gendre ? Eh bien ! tout ton monde est parti :

Les voilà tous qui vont au bal chez milady,

Et Dulis...

MADAME CLÉON.

À l’instant même il nous quitte, mon père.

DUPLESSIS.

Et toujours il est bien avec toi, je l’espère.

MADAME CLÉON.

Il n’a pas attendu que Cléon demandât.

DUPLESSIS.

Se pourrait-il ? Dulis...

MADAME CLÉON.

En ami délicat,

Lui-même il nous prévient, il s’informe, nous presse ;

De la place d’Armand nous donne la promesse.

DUPLESSIS.

Oh ! par ma foi, Dulis est un homme charmant.

Te voilà donc placé : reçois mon compliment.

Tu dois être enchanté.

CLÉON.

Qui ? moi ! je suis aux anges...

DUPLESSIS.

À Dulis tu n’as pas épargné les louanges,

Ni les remerciements ?

CLÉON.

Qu’en était-il besoin ?

De le remercier madame a pris le soin.

DUPLESSIS.

Ma fille ? Elle a bien fait.

CLÉON.

Vous l’approuvez ?

DUPLESSIS.

Je pense

Que nous lui devons tous de la reconnaissance ;

Si j’avais été là, je l’aurais embrassé,

Cet ami généreux !

CLÉON.

Mais si je suis placé,

À madame surtout je dois en rendre grâce.

DUPLESSIS.

Bon ! comment ?

CLÉON.

Mais avant qu’on m’offrit cette place,

Madame, avec Dulis, fort longtemps a parlé,

Et d’amitié pour moi, Dulis a redoublé.

DUPLESSIS.

Voilà ce qui s’appelle une femme sublime ;

Pour ma fille en effet, il a beaucoup d’estime,

Je m’en suis aperçu : protéger son mari !

C’est fort bien, il est beau de se conduire ainsi !

CLÉON.

Allons, pour me railler, vous semblez vous entendre.

DUPLESSIS.

Quel est donc ce discours que je ne puis comprendre ?

Je connais peu les mœurs de ce pays, d’accord ;

J’en sais assez pour voir qu’elle est loin d’avoir tort ;

Au lieu de la blâmer, pour moi je l’encourage.

Que ton avancement devienne son ouvrage ;

C’est aux femmes à faire un sort à leurs maris,

Et c’est la seule mode immuable à Paris.

CLÉON.

Quelques droits que votre âge et que le nom de père

Vous donnent en ces lieux, ce ton doit me déplaire.

Quel est votre dessein ? Expliquez-vous, monsieur ?

Déjà me croyez-vous un époux sans honneur ?

DUPLESSIS.

Quel diable de propos me tiens-tu là, de grâce ? 

S’agit-il de l’honneur ? il s’agit d’une place

Que tu veux obtenir...

 

 

Scène V

 

JOHN, MADAME CLÉON, DUPLESSIS, CLÉON, DUBOIS

 

DUBOIS.

Votre valet, messieurs ;

Vous nous voyez chargés de messages flatteurs,

Le mien est pour monsieur et le, sien pour madame.

CLÉON.

Que dites-vous ? comment, un message à ma femme !

JOHN, donnant une petite lettre à Mme Cléon.

Yes, de milady, je suis petit jockey,

Et pour mistriss Cléon, j’apporte ce billet.

DUBOIS, donnant un paquet sous enveloppe à Cléon.

Moi, de monsieur Dulis homme de confiance,

J’apporte pour monsieur ce paquet d’importance.

Il sort.

DUPLESSIS.

Qu’est-ce donc ?

CLÉON.

Un travail par Armand commencé,

Que lui-même à l’instant il m’avait annoncé.

DUPLESSIS.

À merveille ! déjà te donner de l’ouvrage,

C’est te donner la place.

MADAME CLÉON, remettant le billet à Cléon.

Au bal ou nous engage

Tous les deux, cher Cléon.

CLÉON.

C’est s’y prendre un peu tard.

JOHN.

Il est le faute à moi, s’il est quelque retard ;

Dès hier soir, j’avais le billet dans ma veste,

Par malheur, j’oublié ; milady, je proteste,

Me grondera très fort, si vous manquez ce soir ;

Je dirai qu’on aura le plaisir de vous voir ;

Pas vrai, promettez moi, madame, je salue.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS, CLÉON, DUBOIS

 

CLÉON.

À me désespérer, je crois, tout contribue ;

J’aurais voulu paraître à ce bal un moment,

Et ce travail, chez moi, me retient forcément ;

Il faut à le finir passer la nuit entière,

Il est de plus en plus pressant et nécessaire.

 

 

Scène VII

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS, CLÉON

 

DUPLESSIS.

Je conçois que cela doit vous contrarier ;

À ce bal, où l’on vient tous deux de vous prier,

Ma fille, comme toi, voudrait aller, je gage.

MADAME CLÉON.

Moi !

DUPLESSIS.

Toi, l’on aime encore à danser à ton âge.

CLÉON.

Vous voyez que je suis retenu malgré moi.

DUPLESSIS.

Oh ! c’est tout simple, il faut que tu travailles, toi ;

Mais ma fille ce soir n’a pas d’ouvrage à faire ;

Des femmes, le plaisir, voilà l’unique affaire.

Consens qu’elle aille au bal, tu le dois par égard

Pour cette milady qui vous prie un peu tard,

On vous croirait piqués, cela nuirait peut être ;

Ainsi l’un de vous deux au moins doit y paraître.

CLÉON.

Comment ?

DUPLESSIS.

Oui, sois tranquille, elle t’excusera ;

On ne t’en voudra plus dès qu’elle paraîtra.

CLÉON.

Mais seule ?

DUPLESSIS.

Seule, non.

CLÉON.

Quoi ?

DUPLESSIS.

J’y vais avec elle.

Je ne suis pas prié, la chose est naturelle :

On ne sait pas encor mon arrivée ici ;

J’accompagne ma fille au lieu de son mari,

Et l’on me recevra très bien, je le parie.

CLÉON.

Vous au bal ? c’est sans doute une plaisanterie.

DUPLESSIS.

Non, s’il faut être franc, je me fais un plaisir

De voir comme à Paris on sait se divertir.

Et d’ailleurs à ce bal Dulis sera sans doute.

CLÉON.

Oui vraiment.

DUPLESSIS.

Il faut donc, mon cher, quoi qu’il t’en coûte ;

Que ta femme se rende à l’invitation,

Rien n’est à négliger dans ta position,

Et nous pourrons trouver un moment favorable

Pour te rendre à Dulis encor plus agréable.

CLÉON.

Quoi ? sérieusement.

DUPLESSIS.

Très sérieusement.

Allons, nous n’avons pas à perdre un seul moment,

Ni toi non plus ; partons, ma fille, tout à l’heure.

Il va pour sortir.

CLÉON, passant au milieu.

De grâce...

MADAME CLÉON, se trouvant à gauche.

Exigez-vous, Cléon, que je demeure ?

DUPLESSIS, revenant à la droite de Cléon.

Fi donc ! Cléon n’est pas un tyran, un jaloux.

CLÉON.

Non, sans doute.

DUPLESSIS.

Il sait trop qu’un délicat époux,

D’un plaisir innocent ne prive point sa femme.

CLÉON.

Puisque vous le voulez, allez au bal, madame,

Mais j’y vais avec vous.

DUPLESSIS.

Toi ! tu n’y penses pas ;

De la place d’Armand, fais-tu si peu de cas ?

Pour un bal, oublier un travail d’importance !

Que penserait Dulis de cette insouciance ?

CLÉON.

Il est trop vrai, je sens que cela me perdrait.

À part.

Est-ce un jeu pense-t-il ce qu’il dit en effet ?

Il faut prendre un parti, pourtant, j’en perds la tête.

Ferai-je ce travail ? irai-je à cette fête ?

Y laisserai-je aller ma femme ? Eh ! quoi, sans moi,

Quand Dulis y doit être et quand je m’aperçois

Qu’on a presque vaincu pour lui sa répugnance.

MADAME CLÉON, à part à son père.

Mon père, vous voyez qu’il souffre, qu’il balance.

DUPLESSIS, bas à sa fille.

Bien. Il faut l’achever.

CLÉON, à part.

Je vais trouver Montbrun ;

Oui, je veux qu’à ce bal il surveille chacun...

DUPLESSIS, haut.

Partons, ma fille au bal ne te fais pas attendre ;

Toi, dans ton cabinet, renferme-toi, mon gendre.

CLÉON.

Allons, madame, à vous je dois m’en rapporter,

Et vous savez comment il faut vous comporter,

Avec Dulis, surtout.

DUPLESSIS.

Beaucoup de prévenance,

Beaucoup d’empressement et de reconnaissance.

CLÉON.

Eh ! non, ce n’est pas là ce que j’entends, monsieur.

MADAME CLÉON.

Bien, un air de réserve et même de froideur.

CLÉON.

Ce n’est pas là non plus ce que j’ai voulu dire.

MADAME CLÉON.

Pour vous plaire, comment faut-il donc me conduire ?

CLÉON.

Comment !... mais vous devez, je pense, le savoir.

DUPLESSIS.

Eh ! oui, parbleu, la chose est simple à concevoir.

Conduis toi de façon que Cléon ait la place.

CLÉON.

Sans doute... cependant... mais quoi ! le temps se passe.

Il faut que ce travail soit fini pour demain.

De votre amour pour moi, jusqu’à présent certain,

Je dois me confier à vous, à votre père.

Tous les deux, vous savez ce que vous devez faire ;

Quant à moi, de ce bal où vous voulez aller,

Pressé par mon travail, je ne puis me mêler.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

DUPLESSIS, MADAME CLÉON

 

DUPLESSIS.

L’indigne ! Eh bien, m’étais-je abusé sur son compte ?

Tour-à-tour il redoute et désire sa honte.

MADAME CLÉON.

Vous le voyez aussi, Dulis a des projets ;

Ces deux lettres ensemble... on l’aurait fait exprès...

DUPLESSIS.

À ce bal on voudrait te voir seule, ma chère.

Eh bien, on t’y verra ma fille, avec ton père ;

Et c’est là, qu’à Dulis parlant comme je dois,

De mon ami Dorval, de Cléon et de toi...

 

 

Scène IX

 

DUPLESSIS, MADAME CLÉON, GERMAIN

 

GERMAIN.

Monsieur Dulis.

DUPLESSIS.

Encor !

MADAME CLÉON.

Que peut-il donc prétendre ?

GERMAIN.

Il demande à vous voir.

MADAME CLÉON.

À cette heure !

GERMAIN.

Il va prendre

Sa sœur pour la conduire au bal chez milady ;

Comme il sait que madame y doit aller aussi,

Avec sa sœur, dit-il, il peut mener madame.

DUPLESSIS.

Qu’il vienne.

Germain sort.

MADAME CLÉON.

Vous voulez...

DUPLESSIS.

Lire au fond de son âme.

Dulis a des vertus. Que des flatteurs, des sots,

En belles qualités érigent ses défauts !

Moi, je vais lui parler en honnête homme, en père,

Qu’il entende une fois la vérité sévère.

MADAME CLÉON.

C’est lui-même.

DUPLESSIS.

À merveille, il vient ici pour toi.

Sans rien faire paraître, avec lui laisse-moi.

 

 

Scène X

 

DUPLESSIS, MADAME CLÉON, DULIS

 

DULIS.

Vous sortez.

MADAME CLÉON.

Oui, monsieur ; pardon, je me retire ;

Mon père que je laisse, a deux mots à vous dire.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

DUPLESSIS, DULIS

 

DULIS.

Quoi ! madame Cléon...

DUPLESSIS.

Est ma fille, monsieur,

Et c’est moi qui, ce soir, lui sers de conducteur.

Bien sensible pourtant à votre offre agréable ;

Puis-je mettre à profit ce hasard favorable ?

Avec vous j’ai besoin d’un moment d’entretien ;

Vous passez dans Paris pour un homme de bien ;

Vous tenez un haut rang, vous estimez mon gendre ;

Juste dans mes désirs, j’ai donc lieu de m’attendre,

Que de vous j’obtiendrai bientôt ce que je veux.

DULIS.

Parlez en vous servant, c’est moi qui suis heureux.

DUPLESSIS.

Du brave Armand la place est encore vacante ;

Dorval, dont les talents, la probité constante,

Sans doute sont connus de vous comme de moi,

Sans l’oser demander prétend à cet emploi.

DULIS.

Dorval est, en effet, un homme respectable,

Digne par ses vertus, par ses talents capable

D’obtenir, d’occuper cette place d’Armand.

Mais, monsieur, pardonnez à mon étonnement.

DUPLESSIS.

Quel est-il ?

DULIS.

Est-ce donc à moi de vous instruire

Que Cléon, votre gendre, à cette place aspire ?

DUPLESSIS.

Je le savais, monsieur.

DULIS.

Vous le saviez ?

DUPLESSIS.

Mais, oui.

DULIS.

Pourquoi la demander pour un autre que lui ?

DUPLESSIS.

Monsieur, j’ai mes raisons.

DULIS.

Ne pourriez-vous les dire ?

DUPLESSIS.

Mais, comme dès longtemps, d’abord je le désire,

Je voudrais que Cléon, comme moi, commerçant.

DULIS.

Ah ! j’entends ; mais peut-on surmonter son penchant ?

Tel mauvais commerçant serait ministre habile ;

C’est en suivant ses goûts qu’on peut se rendre utile.

DUPLESSIS.

Eh bien, monsieur, faut-il vous parler franchement ?

Cette place dépend de vous uniquement ;

Tout en appréciant les qualités, le zèle

Qui vous ont mérité l’estime universelle,

Je voudrais, puisqu’il faut qu’il suive enfin ses goûts,

Que Cléon fût placé par d’autre que par vous.

DULIS.

Pourquoi ?

DUPLESSIS.

Qu’est-il besoin d’en dire davantage ?

Ne devinez-vous pas, monsieur, à mon langage,

Que de vos vœux secrets ma fille m’a parlé ?

DULIS.

Comment ?

DUPLESSIS.

À Cléon même elle a tout révélé.

Je ne vous parle pas du tort que vous vous faites,

En agissant ainsi, dans la place où vous êtes ;

Des mœurs des magistrats vous devez trop savoir

Sur les publiques mœurs l’ascendant, le pouvoir,

Et cet esprit galant que le beau monde estime,

Faiblesse pour tout autre en eux est presque un crime ;

Ce sont vos intérêts, je ne m’en mêle pas,

Et franchement, je crains trop peu les résultats

D’un amour sans espoir, comme il est sans excuse ;

Mais des torts de Cléon, souffrez qu’on vous accuse.

Quoique trop bien instruit de ce fatal amour,

Mon gendre continue à vous faire la cour.

Vous courtisez sa femme, et c’est vous qu’il implore ;

Vous sentez qu’un bienfait de vous le déshonore :

Que d’autres briguent donc votre protection ;

Moi, je brigue, monsieur, votre oubli pour Cléon :

Oui, cet oubli peut seul nous rendre tous tranquilles ;

Pour vous-même, étouffez des désirs inutiles,

Et pour nous, à Cléon refusez votre appui ;

De la place, Dorval est digne autant que lui ;

Servez, en le plaçant, Dorval et sa famille ;

En l’oubliant, servez Cléon même et ma fille ;

Ma fille, qui jamais ne pourra vous aimer,

Mais qui du moins, alors, pourra vous estimer.

DULIS.

Monsieur, votre discours a lieu de me surprendre ;

Singulière façon de servir votre gendre :

Briguer une disgrâce avec plus de chaleur,

Que l’on n’en mit jamais à briguer la faveur !

Vous vous hâtez aussi de croire aux apparences,

Et vous êtes un peu vif dans vos remontrances ;

Vous m’avez mal connu, si vous avez pensé

Que je me crusse ici moi-même intéressé

À donner à Cléon la place qu’il désire ;

Quoi que les passions sur moi prennent d’empire,

Elles ne me font pas manquer à mon honneur.

De Cléon, le mérite est le seul protecteur ;

Et comme c’est lui seul qui pourrait me résoudre,

D’un indigne motif il doit aussi m’absoudre.

Ce que vous m’avez dit est assez important,

Monsieur, pour mériter qu’on y pense un instant.

Au bal, chez milady, nous nous verrons, je pense ;

Dans tous les cas, comptez sur ma reconnaissance.

J’estimerai toujours, même dans son erreur,

L’homme qui dit tout haut ce qu’il a dans le cœur.

Monsieur, je vous salue.

 

 

Scène XII

 

DUPLESSIS, seul

 

Oui, cet homme est honnête,

Mais il est subjugué. j’ai mon dessein en tête ;

Sauvons-les tous les deux. Sur mon ancien valet,

Je peux compter.

Il appelle.

Germain. Il est adroit, discret ;

C’est un vieux serviteur de toute la famille,

Et qui ne m’a quitté que pour suivre ma fille.

 

 

Scène XIII

 

DUPLESSIS, GERMAIN

 

GERMAIN.

Que veut monsieur ?

DUPLESSIS.

Germain, puis-je compter sur toi,

Pour rendre un grand service à ta maîtresse, à moi ?

GERMAIN.

Oui, sans doute, monsieur, du meilleur de mon âme ;

Que ne ferais-je pas pour vous et pour madame !

DUPLESSIS.

Je le sais. Suis-moi donc ; surtout souviens-toi bien

Qu’il faut que de ceci Cléon ne sache rien.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLÉON, seul, son travail à la main, très agité, s’asseyant, se levant, se promenant à grands pas pendant tout le monologue

 

Une heure du matin, elle n’est pas rentrée !

De craintes, malgré moi, mon âme est déchirée.

Que fait-elle ? Pour moi, préoccupé, distrait,

De ce travail à peine encore ai-je rien fait.

Je serai plus tranquille ici. Si cet ouvrage,

De Dulis, tout-à-fait, me gagne le suffrage,

J’obtiens donc cette place, objet de tous mes vœux,

Et grâce au ciel, enfin je suis heureux... Heureux !

Où je vais le chercher, le bonheur peut-il être ?

Ah ! j’en doute ; le jour n’est pas près de paraître.

C’est le temps du sommeil, du repos général,

Tout dort ; moi je travaille, et ma femme est au bal.

Funeste ambition ! mais quoi ! quelle folie !

Ma femme est vertueuse autant qu’elle est jolie.

Je ne concevais pas qu’on pût être jaloux,

Et je le deviendrais ? Allons, rassurons-nous ;

Songeons que cette place assure ma fortune ;

Si je l’obtiens, je sors de la classe commune.

Le trop modeste Armand l’occupait sans éclat ;

Mais moi, je m’en ferai le plus brillant état ;

Et jeune encor, lancé dans les grandes affaires,

De là, pour arriver aux dignités premières,

En prenant bien mon temps, il ne me faut qu’un pas.

Poursuivons... mais ma femme... elle ne paraît pas.

L’officieux Montbrun, lui-même m’abandonne,

Il devait revenir, et je ne vois personne.

 

 

Scène II

 

CLÉON, MONTBRUN

 

CLÉON.

Ah ! c’est lui.

MONTBRUN.

Me voici, je vous l’avais promis,

Et je ne sais jamais manquer à mes amis.

CLÉON.

Eh bien ! mon cher, ce bal où ma femme est allée ?

MONTERUN.

Non, je n’ai jamais vu de plus belle assemblée !

Ah ! combien je vous ai regretté, cher Cléon !

Tous les ambassadeurs ; les gens du meilleur ton,

Des parures d’un goût, un luxe, une élégance !

Et les femmes, mon cher ; mais la danse, la danse !

CLÉON.

Oui, l’on danse partout à ravir à présent,

Je le sais ; mais venons au point intéressant.

Ma femme...

MONTBRUN.

Milady met les gens à leur aise.

Elle a du tact, du goût, on la croirait Française ;

Ce bal lui fait honneur.

CLÉON.

Oh ! je n’en doute pas.

De milady, je fais déjà bien plus de cas,

Depuis ce bal fameux dont vous faites l’éloge.

C’est sur ma femme, ami, que je vous interroge.

MONTBRUN.

Sur votre femme !

CLÉON.

Eh ! oui, ne me déguisez rien.

De lui parler, Dulis a-t-il trouvé moyen ?

Son père, exactement a-t-il veillé sur elle ?

Vous me devez de tout un récit bien fidèle.

MONTBRUN.

Et vous comptez sur moi, mon cher, avec raison ;

Je m’informais à tous de madame Cléon,

Lorsque de loi n j’ai vu votre honnête beau-père

Causer avec Dulis.

CLÉON.

Plaît-il ? autre mystère !

Comment, avec Dulis ?

MONTBRUN.

Pour un provincial,

Le beau-père a tenu fort bien sa place au bal.

CLÉON.

Je le crois ; c’est de moi qu’ils parlaient, je parie.

MONTBRUN.

Une tournure aisée, un air de bonhomie...

CLÉON.

Enfin, que disaient-ils ?...

MONTBRUN.

Je n’ai pu le savoir.

CLÉON.

Bien ! Vous avez tout vu hors ce qu’il fallait voir.

MONTBRUN.

Pardonnez-moi j’ai vu des choses très piquantes,

Et pour vous cher Cléon, surtout intéressantes.

CLÉON.

Eh ! quoi donc, s’il vous plaît ?

MONTBRUN.

Madame Saint-Alban

Et son petit Dercour, fidèles à leur plan,

Pour approcher Dulis se donnaient une peine...

Dulis, qui cependant paraissait à la gêne,

Les évitait partout ; et comme tout se sait,

De Dulis et de vous assez haut on parlait,

De madame Cléon chacun vantait la grâce ;

Du brave Armand déjà l’on vous donnait la place.

Madame Saint-Alban ne se possédait pas ;

Elle affectait de rire, et murmurait tout bas :

C’était plaisant.

CLÉON.

Allons : à-la-fois tout m’accable ; 

De Paris, je le vois, je suis déjà la fable :

Cette place, à quel prix me la fait-on avoir !

MONTBRUN.

Mais avez-vous rien fait contre votre devoir ?

Jouissez des effets, sans remonter aux causes ;

Et quand elles vont bien, laissez aller les choses.

CLÉON.

Mais vous ne venez point à l’objet principal :

Ma femme, dites-moi, que faisait-elle au bal ?

MONTBRUN.

Vous saurez que partout j’ai promené ma vue...

Mais comment distinguer ?... Un monde, une cohue !...

J’ai trouvé force gens qu’à peine je connais,

Sans pouvoir rencontrer tous ceux que je cherchais.

CLÉON.

Que dites-vous ? Comment, vous ne l’avez pas vue ?

MONTBRUN.

Ma foi ! non.

CLÉON.

Ah ! grand Dieu, qu’est-elle devenue ?

Serais-je dans l’erreur en la croyant au bal !

MONTBRUN.

Eh ! tranquillisez-vous pour en agir si mal

Elle a trop de bon sens ; pour votre grande affaire,

Elle sent trop qu’au bal elle était nécessaire.

Il est vrai que partout je l’ai cherchée en vain :

Mais elle était au bal, Cléon, j’en suis certain.

CLÉON.

Moi, j’en doute ; et comment expliquer sa conduite ?

 

 

Scène III

 

CLÉON, MONTBRUN, GERMAIN

 

GERMAIN, par la gauche.

Eh ! mais, comme en plein jour chacun vous fait visite :

Madame Saint-Alban.

MONTBRUN.

Bon ! je la reconnais. 

Au bal chez milady, comme je vous disais,

J’ai vu qu’elle enrageait dans fond de son âme.

Peut-être avec Dulis elle a vu votre femme,

Inquiète, elle accourt pour vous faire parler,

Et de notre bonheur nous allons l’accabler.

 

 

Scène IV

 

CLÉON, MADAME SAINT-ALBAN, MONTBRUN

 

MADAME SAINT-ALBAN.

Ma visite, sans doute, est étrange à cette heure.

Je sors du bal : avant de gagner ma demeure,

J’ai voulu, cher Cléon, moi-même m’informer...

(Les cœurs sensibles sont si prompts à s’alarmer...)

Pourquoi donc à ce bal, ni vous ni votre femme...

CLÉON.

Ni ma femme ! comment ?...

MONTBRUN.

Vous vous trompez, madame.

MADAME SAINT-ALBAN.

Vous étiez invités tous les deux, cependant.

MONTBRUN.

Dulis charge Cléon d’un ouvrage important :

À l’achever Cléon passe la nuit entière.

Quant à sa femme, elle est au bal avec son père.

MADAME SAINT-ALBAN.

Le beau-père, d’accord ; mais madame Cléon !

CLÉON.

Quoi ! ma femme n’est pas chez milady ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Mais non.

CLÉON.

Se peut-il ?

MADAME SAINT-ALBAN.

Et Dulis, ce soir même a l’adresse

De charger le mari d’un ouvrage qui presse !

Je ne m’étonne plus qu’un instant on l’ait vu,

Et que du bal il ait lestement disparu.

CLÉON.

Disparu ! Qui ? Dulis ? Quel mystère funeste !

Holà ! quelqu’un ! Germain !

MONTBRUN.

Eh ! calmez-vous.

MADAME SAINT-ALBAN.

Au reste,

C’est public on vous nomme à la place d’Armand.

Au lieu de me fâcher, je vous fais compliment.

À ce choix on pourra soupçonner une cause :

Certes, je ne crois pas que tout haut on en cause ;

Mais on dira tout bas qu’à servir son ami,

Dulis trouve peut-être un avantage aussi.

CLÉON.

Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire ;

Mais quoi que l’on invente aujourd’hui pour me nuire,

Sans vanité, je suis digne de cet emploi.

MONTBRUN.

Mieux que Dercour, au moins.

 

 

Scène V

 

CLÉON, MADAME SAINT-ALBAN, MONTBRUN, GERMAIN, à la gauche de Cléon

 

CLÉON.

C’est toi, Germain ? dis-moi,

C’est pour aller au bal que ma femme est sortie.

GERMAIN.

Monsieur doit le savoir.

CLÉON.

Son père l’a suivie ?

GERMAIN.

Mais madame sortant sans monsieur aujourd’hui,

Peut-elle aller au bal avec d’autres que lui ?

CLÉON.

Mes chevaux à l’instant ! je vole sur sa trace.

MADAME SAINT-ALBAN.

Quel délire ! Songez que vous avez la place.

CLÉON.

L’abandonner ainsi ! C’en est fait : je le vois ;

Je suis trompé, perdu.

GERMAIN.

Son père mieux que moi

Peut instruire monsieur : le voilà.

Il reste au fond.

CLÉON.

Dieux ! sans elle.

 

 

Scène VI

 

CLÉON, DUPLESSIS, MADAME SAINT-ALBAN, MONTBRUN

 

DUPLESSIS, revenant du dehors.

Je t’apporte, Cléon, une bonne nouvelle.

CLÉON.

Votre fille ? ma femme ?

DUPLESSIS.

Enfin, c’est décidé :

C’est à toi que l’emploi d’Armand est accordé.

CLÉON.

Mais ma femme, monsieur ? 

DUPLESSIS.

Emploi considérable,

Qui te donne à Paris un état honorable.

CLÉON.

Eh ! cet état ! au prix que je crains d’entrevoir...

Il eût fait mon bonheur, il fait mon désespoir.

DUPLESSIS.

Vraiment ! Trouves-tu donc que trop cher il te coûte ?

N’es-tu pas maître encor de refuser ?

CLÉON.

Sans doute.

Refuser ! je le veux... je le dois... Mais après

Que vais-je devenir ?

DUPLESSIS.

C’est où je t’attendais.

Cet effroi d’un refus qui serait nécessaire,

De ton peu d’énergie est la preuve trop claire.

Refuser ! toi ! jamais je l’avais bien prévu.

Tu n’aurais même pas ce reste de vertu.

Il n’en est pas besoin, grâce au ciel : ton beau-père

A su faire pour toi ce que tu devais faire.

Ta femme que toi-même avais mise en danger,

En dépit de toi-même a su se protéger ;

Et Dulis, éclairé sur sa propre faiblesse

A su te préserver, Cléon, d’une bassesse.

Germain !

GERMAIN.

Je vous entends.

Il sort.

CLÉON.

Qu’est-ce donc ?

MONTBRUN.

Permettez :

Je suis de trop ; je sors.

MADAME SAINT-ALBAN.

Adieu, Cléon.

DUPLESSIS.

Restez.

Sur ma fille je sais, grâce aux torts de mon gendre,

Tous les affreux soupçons qu’on se plaît à répandre.

Vous vous êtes hâtés les premiers, tous les deux,

D’apprendre à son mari ces bruits calomnieux :

Les premiers apprenez aussi son innocence,

Et sur elle songez à garder le silence.

Dulis et vous au bal vous la cherchiez en vain ;

Et tandis que Cléon, toujours plus incertain,

De leurs devoirs communs se reposait sur elle ;

Tandis que des méchants, dans leur gaîté cruelle,

Sur elle répandaient les discours les plus faux,

Ma fille était bien loin de goûter le repos,

Sans doute : mais au moins c’est dans la solitude

Que, pour l’ingrat Cléon, pleine d’inquiétude,

Elle attendait ici mon retour de ce bal,

Sans mon heureux voyage à tous deux si fatal.

La voilà de sa chambre elle n’est pas sortie.

 

 

Scène VII

 

CLÉON, DUPLESSIS, MADAME SAINT-ALBAN, MONTBRUN, MADAME CLÉON dans le plus grand négligé, prend la droite

 

CLÉON.

Ma femme !

MONTBRUN.

C’est bien elle !

MADAME SAINT-ALBAN.

Eh ! mais, quelle folie !

DUPLESSIS.

Seul j’étais à ce bal où j’ai trouvé Dulis.

Malgré tous mes discours, incertain, indécis,

En vantant de Cléon le talent, le mérite,

À mes yeux il tentait d’excuser sa conduite.

Persistez donc, lui dis-je alors, ayant recours

À l’unique moyen d’étouffer ses amours ;

Persistez à donner à Cléon cette place,

Quand il ne doit de vous tenir aucune grâce ;

Et ma fille, en partant, vous ravit tout espoir ;

Je l’emmène. Cléon méconnaît son devoir :

Sur elle je reprends l’autorité d’un père ;

Le pouvoir même ici ne m’est pas nécessaire :

De Cléon elle sent qu’il vaut mieux être loin,

Que d’être de sa honte ou complice où témoin.

Dulis, quoique trompé dans sa folle espérance,

Hésitait ; et moi, fort de toute la puissance

Que sur un homme droit, malgré lui, criminel,

Peuvent donner l’honneur et l’amour paternel,

J’insiste en demandant la place pour un autre.

MADAME SAINT-ALBAN.

Ah ! fort bien ! pour Dercour ?

CLÉON.

Quel projet est le votre !

MONTBRUN.

Pour qui donc, s’il vous plaît ?

CLÉON.

Et qu’a-t-il répondu ?

DUPLESSIS.

De mon langage austère étonné, confondu,

Il me dit qu’en ces lieux lui-même il va se rendre.

Le voilà.

 

 

Scène VIII

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS, CLÉON, DULIS, MADAME SAINT-ALBAN, MONTBRUN

 

DULIS.

Ma présence a droit de vous surprendre.

Pour Bordeaux vous pouviez hâter votre départ :

Combien j’aurais gémi qu’un instant de retard

M’eût privé du bonheur de vous ouvrir mon âme !

À madame Saint-Alban.

Je suis bien aise ici de vous trouver, madame.

MADAME SAINT-ALBAN.

Moi, monsieur ?

DULIS.

Vous m’avez demandé pour Dercour

Un emploi dont il peut se rendre digne un jour,

Mais dont il s’en faut bien qu’il soit déjà capable :

Qu’il tâche d’acquérir le talent convenable ;

À l’emploi qu’il mérite, alors pour le porter,

Vous n’aurez pas besoin de me solliciter.

À Cléon.

Que mes torts envers vous, Cléon, me semblent graves,

Puisqu’à votre bonheur ils mettent des entraves !

Oui, quoique cet emploi par vous soit mérité,

Quoique votre talent et votre probité

Aient en votre faveur fait pencher la balance,

Bien plus qu’une trompeuse et coupable espérance,

C’est un autre que vous qu’il m’a fallu choisir,

Dorval. Mais qu’il me soit permis de vous servir :

Je l’implore pour vous Cléon, comme une grâce.

À Bordeaux justement il est une autre place,

Aussi belle peut-être, et je viens vous l’offrir.

Cet emploi, de Paris vous forçant à partir,

Pourra dans ses projets tromper la médisance,

Sans être d’aucun poids pour votre conscience.

Point de remerciements : mon offre est un devoir ;

C’est vous qui m’obligez en daignant recevoir.

Songez bien qu’un refus de votre part m’accable,

Et qu’envers vous alors je suis toujours coupable.

À Duplessis.

Quant à vous, croyez-moi, consentez que Cléon,

Monsieur se livre encore à son ambition.

Vous ne parviendriez jamais à la détruire :

Vos efforts et les siens doivent donc se réduire

À savoir vers le bien toujours la diriger.

Mais si de caractère on ne peut pas changer,

Il est des passions au moins que l’on peut vaincre :

C’est de quoi je saurai, j’espère, vous convaincre.

Adieu, messieurs.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS, CLÉON, MADAME SAINT-ALBAN, MONTBRUN

 

MADAME SAINT-ALBAN.

Fort bien ! c’est superbe, d’honneur.

Ainsi le cher Dercour est seul dans le malheur.

Mais c’est égal : sur vous, sur Cléon, sur sa femme,

Sur Dulis, on pourrait faire le plus beau drame.

Il est tard excusez... Le beau trait !... Le beau trait !...

Elle sort.

MONTBRUN.

Je vous l’avais bien dit, que tout s’arrangerait.

J’étais sûr qu’il vaincrait sa passion fatale ;

À mes moments perdus, j’écris sur la morale,

Je noterai ce trait parmi les traits choisis.

Vous, comptez-moi toujours au rang de vos amis.

Il sort.

 

 

Scène X

 

MADAME CLÉON, DUPLESSIS, CLÉON

 

DUPLESSIS.

Tu dois sentir qu’après l’éclat de cette affaire,

Avec moi, ton départ est presque nécessaire.

CLÉON.

Une place à Bordeaux, mais c’est comme un exil.

DUPLESSIS.

Là, du moins, ton honneur ne court aucun péril.

Du courage, Cléon, remplis mon espérance ;

Va, je ne suis que trop enclin à l’indulgence.

Ici-bas, je sais trop que tous nous nous devons,

Pour nos torts mutuels, de mutuels pardons ;

Mais, si l’on peut aux gens passer quelques faiblesses,

Jamais on ne leur doit pardonner de bassesses.

MADAME CLÉON.

Loin de toi, cher époux, de coupables regrets ;

Toi-même aurais bientôt gémi de ton succès.

CLÉON.

Oui, de ce qui s’est fait, je dois vous rendre grâce.

Sans ma femme pourtant, j’aurais eu cette place.

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