Le Fou raisonnable (Raymond POISSON)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en juin 1664.
Personnages
RODOLPHE, père d’Isabelle
ISABELLE, fille de Rodolphe
LÉOPOLDE, neveu de Rodolphe et promis à Isabelle
DOM ALPHONCE, ami de Rodolphe
DOM PÈDRE, amant et aimé d’Isabelle
FELICIAN, valet de Dom Pèdre
GLOSFEN, valet de Léopolde
CRISPIN, hôtelier d’Ilescas
LAZARILLE, garçon d’hôtellerie
PASQUETTE, servante d’hôtellerie
La Scène est dans Hôtellerie d’Ilescas.
Scène première
DOM PÈDRE, CRISPIN
CRISPIN.
Non, Seigneur Dom Pedro, je ne me puis méprendre,
Nous avons commandé trois campagnes en Flandre,
Vous et moi ; c’est vous-même en propre original,
Vous étiez Capitaine et j’étais Caporal ;
Il vous souvient peut-être encore de ma faute :
Depuis huit ou dix jours que vous êtes mon hôte,
Tous les soirs en soupant je vous envisageais
Et voulais vous parler, Monsieur, mais je n’osais,
Je me sentais encor un peu l’âme alarmée,
De ce que sans congé j’avais quitté l’armée :
Mais je vous vis hier faire d’assez beaux coups,
Vous seul en battre six, les blesser presque tous,
La bravoure, Monsieur m’en semble assez nouvelle,
C’est bien heureusement secourir cette Belle ;
Si vous ne les eussiez repoussé à l’assaut,
Je crois que son honneur allait faire un beau sauts
Monsieur son père était en d’étranges alarmes
Quand il vit son carrosse entouré de gens d’armes,
Qui méprisants ses cris et ses faibles efforts
Prirent d’abord sa fille au beau milieu du corps,
Mais il fut bien surpris, quand vous l’eûtes sauvée
Des mains de ces brigands qui l’avaient enlevée,
De voir qu’après l’avoir remise entre ses bras
Vous arrêtâtes ceux qui couraient sur vos pas :
Ce fut-là que passant entr’eux comme un tonnerre,
Vous leur montrâtes bien que vous saviez la guerre,
En les laissant d’abord tirer leurs premiers coups ;
Je n’avais jamais vu tant tirer dessus vous,
Je ne pouvais encore que vous voir et vous plaindre
Car un large fossé m’empêchait de vous joindre,
Mais j’entendais leurs coups ta ta ta ta ta ta,
Vous les aviez charmez car pas un ne porta,
Hors sur ces deux Laquais où d’abord ils donnèrent,
Mais je suis assuré que les votres portèrent,
Et que j’en entendis deux ou trois fort pressés
Qui disaient en fuyant, ha nous sommes blessés ?
Quand je vis qu’ils fuyaient, je suis un pauvre hère,
Mais je ne pus, ma foi, retenir ma colère,
Je sentais mon honneur par trop intéressé,
Je prends ma course, zeste, et franchis le fossé,
Mais en courant à vous et vous criant courage,
Je vis que ces fuyards revenaient dans leur rage,
Je revins au fossé, car ils tiraient bien fort,
Si je ne le franchis, disais-je, je suis mort,
Y tombant je l’étais sans aucune ressource,
Mais j’avais par bonheur de si loin pris ma course,
Que quoi qu’il fut fort large il me parut étroit,
Je sautai quatre pieds plus loin qu’il ne fallait :
Un coup venait à moi, ze... nargue de la honte,
Sans que je fis cela j’en avais pour mon compte,
Fort vite et fort courbé je revins sur mes pas,
Disant, je ferai mieux de ne paraître pas,
Il a commencé seul le combat, qu’il l’achève,
Qu’il triomphe tout seul, ou que tout seul il crève,
Je ne puis sans rougir lui ravir cet honneur,
Il en ragerait, disais-je, il a du cœur ;
Je vous laissai donc seul remporter la victoire,
Et vous en avez seul aussi toute la gloire ;
Mais je vins au carrosse, où je vis des chevaux
Qui par malheur étaient guéris de tous leurs maux,
Des lames, des chapeaux, des pistolets par terre,
Ce qu’on peut voir après une pareille guerre,
La Suivante fort mal, deux Laquais fort blessés
Qui sont je crois fort mal, s’ils ne sont trépassés
Et qui de tout cela portent la folle enchère,
Enfin je vis après et la fille et le père
Dans le milieu d’un champ tous deux comme hébétés,
Le Cocher leur criait, remontez, remontez,
Je m’offre à les servir et tous deux m’acceptèrent,
Et l’on leur cria tant, remontez, qu’ils montèrent.
Quand je les eus remis au carrosse tous deux,
Ils me prièrent fort de m’y mettre avec eux,
Je m’y mis, leur disant, qu’ils reprissent courage,
Que mon logis était l’unique du village,
Que c’était Ilescas, qu’ils y seraient fort bien,
Et que sans me vanter on n’y manquait de rien ;
Mais comme nous venions au grand trot sans lumière,
La flèche se rompt, crac... en sortant d’une ornière,
Je les amenai donc à pied jusques chez moi,
Ils y sont bien couchés et dorment que je crois,
Je ne leur ai point dit qui vous étiez, mais qu’est-ce ?
Prétendez-vous, Monsieur, que je parle sans cesse ?
Parlez à votre tour, je serais un bon sot
De parler plus longtemps à qui ne me dit mot,
Vous me croyez peut-être ignorant comme en Flandre,
Si vous croyez cela, vous pourriez vous méprendre,
Depuis sept ou huit ans que je ne vous ai vu
Je puis sans vanité vous dire que j’ai lu,
Et que j’ai retenu, de plus je sais l’Histoire...
Oui morbleu je la sais mieux que je n’ai su boire,
C’est vous dire, je crois que je la sais fort bien,
Et que je vaux l’honneur d’avoir votre entretien.
DOM PÈDRE.
Hélas !
CRISPIN.
Hen ?
DOM PÈDRE.
Mon destin m’a fait voir Isabelle,
Mais il me l’a fait voir si charmante et si belles,
Avecque tant d’éclat, avecque tant d’appas
Que je meurs la voyant et ne la voyant pas.
CRISPIN.
Hé quoi ! pour n’avoir vu qu’hier au soir cette Belle,
Vous avez su son nom et vous brûlez pour elle,
Vous pâmez en voyant des objets merveilleux,
Dès que vous en verrez, Monsieur, fermez les yeux.
DOM PÈDRE.
Non, non, depuis deux mois apprends que je l’ai vue.
Avec tous les appas dont le Ciel l’a pourvue,
J’appris où je la vis, hélas ! pour mon malheur,
Que Rodolphe son père était l’Ambassadeur
Que l’Empereur faisait séjourner en Espagne,
Qu’il avait amené sa fille d’Allemagne,
Et que dans peu de jours elle donnait la main
Par l’ordre de son père à son cousin-germain,
Son nom est Léopolde, il est considérable.
CRISPIN.
Il est fort débauché, mais il est agréable,
Te le connais, il a fait vingt repas ici,
Et les femmes de bien le connaissent aussi ;
Il a joué beau jeu.
DOM PÈDRE.
J’ai su dans la famille
Qu’il est aimé du père et fort peu de la fille,
Parce qu’elle sait bien que presque tous les jours
Il fait dedans Madrid de nouvelles amours,
Même il avait promis d’être ici devant elle ;
Et comme elle et son père allaient à Compostelle,
Ils dirent qu’au retour ils ne manqueraient pas
De venir un tel jour coucher dans Ilescas,
Sachant que c’était hier, je fus au devant d’elle
Où mon bonheur me fit secourir cette Belle,
Je l’attendais enfin, et ne puis rien sans toi,
Le dessein que j’ai pris t’étonnera je crois,
Tu diras hautement que mon esprit s’égare,
Qu’il est extravagant, ridicule, bizarre.
CRISPIN.
Moi, Monsieur, vous voyant fort raisonnable ici,
Je crois que vos desseins le doivent être aussi.
DOM PÈDRE.
Je sais que mon dessein n’a rien de raisonnable,
Vois si ce que je fais peut être pardonnable :
Je me rends à Madrid par un ordre du Roi
Et le jour que j’en parts pour m’en aller chez moi
Le sort veut que j’y tue un des Braves d’Espagne,
Que de peur d’être pris je tienne la campagne,
Et qu’attendant peut-être un destin rigoureux
Je sois encore ici fortement amoureux,
Mais hélas amoureux d’une fille promise,
Et pour tâcher à rompre une telle entreprise,
Je n’ai pu concevoir rien de plus assuré
Que de feindre auprès d’elle un esprit égaré,
Faire l’extravagant.
CRISPIN.
Mais vous l’êtes peut-être
DOM PÈDRE.
Si je ne le suis pas, je veux feindre de l’être.
Le dessein en est pris.
CRISPIN.
Est-il bien arrêté ?
DOM PÈDRE.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je l’ai médité,
Dès la première fois que je vis cette Belle
Je sus lui protester une amour immortelle,
Elle sait qui je suis, elle sait mon amour,
C’est par son ordre ici que je fais mon séjours
Et pour nous voir malgré son bizarre de père
Nous avons concerté tout ce que je vais faire,
CRISPIN.
Elle aime donc les fous ? allez tout ira bien.
DOM PÈDRE.
Mais il faut m’introduire, et voici le moyen,
Dis que je suis ton fils, qu’ayant nom Alexandre
Je crois l’être en effet, et qu’ils peuvent s’attendre
De voir un Alexandre assez divertissant :
Exerce ton esprit,, Crispin, sois agissant.
CRISPIN.
Mais je crois que déjà vous n’êtes pas trop sage
DOM PÈDRE.
Felician aussi fera son personnage.
Il joue Ephestion, et je me fie à lui.
CRISPIN.
Il n’est pas mal adroit.
DOM PÈDRE.
Je l’attends aujourd’hui,
Il est depuis deux jours à Madrid pour ma grâce
Et ma Sœur l’instruira de tout ce qui s’y passe,
J’ai de puissants amis aujourd’hui dans la Cour,
Et puis mon affaire est plus claire que le jour.
CRISPIN.
Mais vous feriez le fou, n’auriez-vous point de honte ?
La Gazette, Monsieur, en ferait un bon conte.
DOM PÈDRE.
C’est l’avis qu’elle m’a donné confidemment.
CRISPIN.
Cet avis à mon sens part d’un grand jugement,
Vous qui pouvez demain être sur la sellette...
DOM PÈDRE.
Moi ! je ne pense pas seulement qu’on décrète,
Va, de ce côté-là je suis fort en repos.
CRISPIN.
Voici Felician.
Scène II
DOM PÈDRE, CRISPIN, FELICIAN
DOM PÈDRE.
Tu viens fort à propos,
Que dit-on dans Madrid ? j’attendais ta venue.
FELICIAN.
L’on y parle de vous à chaque coin de rue.
DOM PÈDRE.
De moi !
FELICIAN.
Je ne sais pas ce que cela produit,
Mais par ma foi, Monsieur, votre nom fait grand bruit,
Car il n’est prononcé qu’avec des trompettes,
Ils sont trois à cheval montés sur des mazettes,
Un autre en robe longue et le bonnet carré
Aussi pâle qu’un mort, d’un ton mal assuré,
Monte sur son mulet, sa mule ou sa bourrique,
Lit dans un grand papier votre panégyrique,
Et tout cela le fait pour vous faire savoir
Que l’on vous aime tant qu’on brûle de vous voir,
Que si vous n’apportez à Madrid votre face
On va faire élever votre portrait en place.
CRISPIN.
Vous avez des amis fort puissants à la Cour,
Et puis votre affaire est plus claire que le jour...
DOM PÈDRE.
Ah ciel ! me ferait-on cet affront en Espagne ?
FELICIAN.
On dit que les Prévôts font pour vous en campagne,
Si proche de Madrid, gare l’in carcere.
DOM PÈDRE.
Quoi m’effigier moi !
FELICIAN.
Rien n’est plus assuré.
CRISPIN.
Vous qui pouvez demain être sur la sellette,
Moi, je ne pense pas seulement qu’on décrète,
J’ai de puissants amis aujourd’hui dans la Cour.
Je vous y garantis sans tête au premier jour.
DOM PÈDRE.
Mais ma sœur ?
FELICIAN.
Votre sœur sortit hier sur la brune,
En carrosse pour coure une bonne fortune,
Un certain Cavalier qu’elle aime éperdument
Se marie, elle veut y mettre empêchement,
Bref elle court les champs.
DOM PÈDRE.
Elle est trop vertueuse
Pour faire...
CRISPIN.
Hé pourquoi non, puisqu’elle est amoureuse.
DOM PÈDRE.
Courir après un homme ! ah ce n’est pas ma sœur.
CRISPIN.
Peut-être qu’elle court pour ravoir son honneur,
Que sait-on ?
DOM PÈDRE.
Je ne puis croire cette nouvelle ;
Mais celle du tableau me semble un peu cruelle,
Pour Messieurs les Prévôts je vois qu’heureusement
Je pourrai m’en parer par mon déguisement ; :
Ainsi, Felician, l’habit que j’ai fait faire
Pour plus d’une raison me sera nécessaire.
FELICIAN.
Et nous ferons les fous, Monsieur ? je n’en crois rien.
DOM PÈDRE.
Oui, oui, nous les ferons, et les ferons si bien.
Qu’on ne doutera point en nous voyant paraître
Que nous ne soyons lors ce que nous feindrons d’être
Fais-nous passer pour fous et tu m’obligeras,
Tout mon bonheur dépend de ce que tu diras ;
Chacun a sa folie, et nous avons la notre,
Qui croit n’en avait point en a plus que tout autre,
Et j’en emprunterais si je n’en avais pas :
Car enfin Isabelle a pour moi tant d’appas...
CRISPIN.
Hier sans votre bravoure elle eût perdu la vie,
Sait-elle que c’est vous qui l’avez tant servie ?
DOM PÈDRE.
Sans doute, elle me dit avec tant d’amour,
Hélas ! qu’heureusement tu me sauve le jour,
Dom Pèdre.
CRISPIN.
Et pourquoi donc, Monsieur, ne vous déplaise,
Faire tant de façons ? elle sera fort aise
De vous voir et son père...
DOM PÈDRE.
Et tu ne sais donc pas
Que ce père jamais ne la quitte d’un pas,
Que tant de jalousie en son esprit abonde
Qu’il ne la laisse voir à nul homme du monde,
Et s’il vient à savoir quelle est ma qualité,
Que ce fera tenter l’impossibilité
Que chercher à la voir, mais lui faisant entendre
Que j’extravague au point de me croire Alexandre,
Que mon Ephestion est fort divertissant...
FELICIAN.
Mais, Monsieur, s’il vous plaît, cela réussissant
N’ayant point votre grâce.
DOM PÈDRE.
Ah ! je vois Isabelle,
Hélas ! Felician, elle est encore plus belle
Que quand...
CRISPIN.
Elle vous voit.
DOM PÈDRE.
Allons tu reviendras,
Je veux t’instruire mieux sur ce que tu diras.
Scène III
RODOLPHE, ISABELLE
RODOLPHE.
Avez-vous pu dormir après cette aventure ?
ISABELLE.
Je n’ai pas fermé l’œil, Monsieur, je vous assure.
RODOLPHE.
J’admire le péril que nous avons couru !
ISABELLE.
Moi ,j’admire celui qui nous a secouru,
Avecque son grand cœur sa grâce est peu commune...
RODOLPHE.
Comment le vîtes-vous hier ?
ISABELLE.
Au clair de la lune.
RODOLPHE.
Vous rêvez, faisait-il clair de lune hier au soir ?
ISABELLE.
Non, je ne sais donc pas comme je l’ai pu voir.
RODOLPHE.
Rappelez vos esprits, la nuit était fort noire.
ISABELLE.
Je l’ai vu toutefois et l’ai dans ma mémoire,
Il est jeune je crois.
RODOLPHE.
C’est avoir des bons yeux.
Que d’avoir discerné s’il est ou jeune ou vieux.
ISABELLE.
L’effroi nous empêcha de demander au Maître
Quel il est.
RODOLPHE.
Vous devriez encore le connaître.
ISABELLE.
Moi, le connaître ! hélas je vous jure pour moi
Que jamais.
RODOLPHE.
Sans jurer ma fille je vous crois.
ISABELLE.
Connaître un homme moi ! cela pourrait-il être ?
RODOLPHE.
Excepté mon Neveu vous n’en pouvez connaître,
Ce Brave-là passait sans doute et par bonheur...
ISABELLE.
Enfin nous lui devons et la vie et l’honneur,
Et je souhaiterais de toute ma puissance
Lui montrer les effets de ma reconnaissance.
RODOLPHE.
Vous n’êtes pas ingrate ce que je puis voir ;
S’il est logé céans je ferai mon devoir.
Cependant Léopolde a manqué de parole,
Il devait être ici dès hier.
ISABELLE.
Je m’en console.
RODOLPHE.
Qui l’a pu retenir ?
ISABELLE.
Ses nouvelles amours.
RODOLPHE.
Sur ce chapitre-là vous l’accusez toujours.
ISABELLE.
C’est que je le connais, toutes les amourettes
Lui font bien oublier l’honneur que vous lui faites.
RODOLPHE.
Mais... Et je vous l’ai dit déjà deux ou trois fois,
Je crois dans ce désordres avoir ouï sa voix,
Peut-être poursuit-il ces gens-là...
ISABELLE.
Quel peut-être.
Qui l’aurait empêché de se faire connaître ?
RODOLPHE.
Mais si près d’être unis d’un aimable lien,
Je vous vois peu d’ardeur.
ISABELLE.
Il en use si bien,
Que j’ai tout à fait tort...
RODOLPHE.
Le Seigneur Dom Alphonce
À qui j’écrivis hier, me doit faire réponse,
Je lui demande escorte et je le prie aussi
De dire un mot au Roi de ce malheur ici,
Par lui de mon Neveu nous aurons des nouvelles.
ISABELLE.
Si l’on vous disait tout vous en sauriez de belles.
Scène IV
RODOLPHE, ISABELLE, CRISPIN
CRISPIN.
Servons mon Capitaine.
RODOLPHE.
Approchez-vous de nous.
CRISPIN.
Comment déjà levés ! hé Monsieur, qu’avez-vous ?
Vous déviez être au lit toute cette journée,
Ou tout au moins dormir la grâce matinée ;
N’étiez-vous pas tous deux couchés comme des Rois ?
Car mes matelas sont rebattus tous les mois ;
Vous vous étendez-là, morbleu c’est un délice
Et le moindre est piqué de fine bour’lanice :
Pour vous à votre lit vous aviez un chevet
Qui me coûte vingt francs, il est tout de duvet.
RODOLPHE.
Vos lits étaient fort bons, notre hôte, et tout le reste,
Et les linceuls fort blancs.
CRISPIN.
Je le sais bien, la peste,
On ne voit point ici de linge relavé,
Je ferais un beau bruit si j’en avais trouvé,
RODOLPHE.
C’est fort bienfait à vous, mais j’aurais grande envie :
De connaître celui qui nous sauva la vie,
Faites, s’il est ici, que je le puisse voir.
CRISPIN.
Monsieur en vous servant il a fait son devoir,
Et s’il en prétendait quelque reconnaissance,,
Je saurais le punir de son impertinence.
RODOLPHE.
Que nous dites-vous donc ?
CRISPIN.
Je sais ce que je dis,
Celui dont vous parlez m’appartient, c’est mon fils...
ISABELLE...
Votre fils !
CRISPIN.
Oui mon fils, si je ne suis son père,
Du moins j suis certain que ma femme est sa mère,
Je n’ai que celui-là, je l’aime tendrement ;
Et ne refuse rien à son contentement.
ISABELLE.
Si vous nous dites vrai ma surprise est extrême ;
Ces belles qualités étaient donc en lui même,
Car enfin par le sang qu’il a reçu de vous.
CRISPIN.
Ah ! laissez-là de grâce et notre sang et nous,
Si sa naissance enfin, n’est pas considérable,
Son éducation fut assez raisonnable,
J’en suis fort satisfait, il m’en coûte mon bien,
Mais je puis dire aussi qu’il n’ignore de rien.
RODOLPHE.
Vous avez si bien fait, que dans cette aventure.
On peut dire que l’art a passé la nature.
CRISPIN.
Mais on a fait pour moi ce que j’ai fait pour lui
Et pour vous détromper apprenez aujourd’hui
Quoi que vous me voyez Maître d’une Taverne.
Qu’il n’est aucun Auteur ancien ou moderne
Qui ne soit là dedans, puis que je les ai vus
Avec attachement et tous lus et relus ;
J’ai même écrit contre eux, ou fait quelque remarque,
Et pour le renvier encore sur Plutarque,
Qui croit avoir tout dit de ces fameux. Héros ;
Mais il est fort trompé, j’ai remué leurs os.
Je travaille à leur mort en dépit de l’envie
Et de ce fat qui n’a travaillé qu’à leur vie.
RODOLPHE.
Vous êtes donc Auteur ?
ISABELLE
Mais dites-nous comment
Votre fils s’est rendu si brave et si galant ?
CRISPIN.
Je voulus qu’il apprît d’abord l’Astrologie,
On dit que l’on ne peut la savoir sans Magie,
Que cela soit ou non il la sait comme il faut
Car sitôt qu’il est nuit et qu’il regarde en haut
Il vous montre du doigt à la moindre prière
Le char du Roi David, l’étoile poussinière,
Le chemin de saint Jacques...
RODOLPHE.
Être si studieux
Fait bien tourner l’esprit.
CRISPIN.
C’est pour cela, tant mieux,
Il est fort amoureux, fort jaloux, il compose
La Musique il la sait mieux que tout autre chose,
Le procès le plus grand et le plus épineux
Il vous le met en vers en moins d’une heure ou deux.
C’est bien être Poète et savoir la pratique,
Et si l’Avocat veut il le plaide en Musique,
Quelque procès qu’on ait c’est un divin secours
Les Juges sont charmés, on le gagne toujours.
ISABELLE.
Pourquoi cette science, et que vouliez vous faire
De Monsieur votre fils ?
CRISPIN.
Je vais vous satisfaire.
RODOLPHE.
C’est se jouer a perdre un esprit tout à fait
Que de...
CRISPIN.
C’est pour cela, Monsieur, que je l’ai fait
Moquez-vous en tous deux, étouffez-en de rire,
J’en voulais faire un fou, puisqu’il vous le faut dire.
RODOLPHE.
Un fou ! pourquoi cela ?
CRISPIN.
Pour son avancement,
Pour faire sa fortune, et je crois fortement
Qu’un scrupule d’amour, un gros de jalousie,
Deux once de chicane, une de Poésie,
Trois dragmes de Musique et six grains de procès
Infusez là dedans causent un grand accès,
C’est pour perdre un esprit un remède admirable.
RODOLPHE.
L’on vous aura purgé d’un recipé semblable,
Pourquoi donc rendre fou votre fils ?
CRISPIN.
Pour son bien,
Lès Savants aujourd’hui ne font propres à rien.
Je connais un Régent qui malgré sa Grammaire
Malgré tout son Latin s’était mis Secrétaire,
Deux Avocats du temps, je dis des plus fameux
Out quitté le Palais et sont aujourd’hui gueux.
Et vous ne voulez pas en voyant ces orages,
Et pouvant être sage aux dépens de ces sages
Que je mette mon fils, puis qu’ils se sont mépris
Au chemin tout contraire à celui qu’ils ont pris,
De l’air dot vous voyez que chacun veut paraître,
N’est-ce pas être fou que de ne le pas être ?
Car l’on n’est pas ici dans ces heureux cantons
Où l’on fait sa fortune en gardant des moutons :
Mon ambition est de le voir à son aise,
Si l’on voit à la Cour qu’il soit un fou qui plaide,
Comme sans vanité je pense qu’il plaira,
J’aurai tout fait pour lui, rien ne lui manquera,
Il a pour son malheur un rival à combattre,
Qui dans peu s’est acquis de la faveur pour quatre ;
Mais c’est par un bonheur, car je gage aujourd’hui
Qu’Alexandre mon fils est bien plus fou que lui
Car il l’est en un point qui ne se peut comprendre,
Depuis un mois ou deux il se croit Alexandre,
Et son valet plus fou croit être Ephestion.
ISABELLE.
Monsieur, j’aime les fous avec passion,
Voyons-les.
CRISPIN.
Volontiers, passez-en votre envie,
Je vais les amener.
ISABELLE.
Que je serai ravie !
RODOLPHE.
Ils diront quelqu’ordure et vous les voulez voir.
ISABELLE.
Ceux-là n’en disent point.
RODOLPHE.
Vous parlez sans savoir.
Taisez-vous.
CRISPIN.
Ces fous-là ne sont pas des infâmes,
Ce sont des fous appris à respecter les Dames,
De ces fous amoureux pendants à leurs genoux,
Plus aimables cent fois que tous les autres fous.
ISABELLE.
Ce sont ceux qu’il nous faut, hé voyons-les de grâce !
RODOLPHE.
Je le veux, viendront-ils dans cette salle basse ?
CRISPIN.
Non, je les mènerai dans votre appartement.
RODOLPHE.
Allons-y.
CRISPIN.
C’est mentir assez impudemment,
Dom Pèdre n’est pas fou, mais puis qu’il le veut être,
J’ai vanté son mérite, il n’a plus qu’à paraître,
Il dupera du moins le jaloux aujourd’hui ;
Mais voici son rival, courons et disons-lui.
Scène V
LÉOPOLDE, GLOSFEN
GLOSFEN.
Mais dites-moi, Monsieur, ayant trouvé Constance
Où vous la vouliez mettre ?
LÉOPOLDE.
En un lieu d’assurance
Ou l’obliger du moins à dégager ma foi,
Et remettre en mes mains un mot qu’elle a de moi.
GLOSFEN.
Ma foi puisqu’en carrosse elle s’est échappée,
Son dessein est, je crois de n’être pas trompée ;
Mais vous la cajolez depuis trois ou quatre ans,
Ne mentez point, combien en avez-vous d’enfants ?
LÉOPOLDE.
Ah ! que dis-tu, Glosfen, sais-tu par ce blasphème.
Que tu blesse l’honneur et la sagesse même ?
GLOSFEN.
Hé Monsieur, l’on voit peu de sièges de quatre ans !
Ce sont contes à faire à des petits enfants,
L’approche d’une place étant bien ménagée
Elle est par ma foi prise aussi tôt qu’assiégée,
Et quand avec du sang un homme écrit son sein
La sagesse et l’honneur tirent fort à la fin.
LÉOPOLDE.
Je lui donnai par force une telle assurance,
Elle n’en voulait pas.
GLOSFEN.
Voyez la belle avance !
LÉOPOLDE.
La trouvant j’évitais ce fâcheux accident.
GLOSFEN.
Il ne s’est jamais fait un coup plus imprudent,
Avant que d’arrêter un carrosse on regarde
Si c’est...
LÉOPOLDE.
Il n’est plus temps enfin, c’est par mégarde.
GLOSFEN.
Par mégarde... il est bon... mais il faut avouer
Que c’est un par mégarde à se faire rouer,
Trois de vos bons amis en font sur la litière,
Deux laquais de votre oncle en font au cimetière,
Deux chevaux de carrosse et deux autres chevaux
En sont morts et mangez des chiens et des corbeaux,
Isabelle en pensa mourir, et sa Suivante
En est au lit malade et peut-être mourante ;
Si l’on vous eu t connu comme l’on n’a pas fait
Cette grande action faisait un bel effet :
Un cousin vient exprès épouser sa cousine,
Mais par mégarde un soir ce cousin l’assassine :
Par mégarde, voyez ! et tous ceux qui sont morts
Le sont tous par mégarde il en a cent remords ;
Il s’écrie, ayant vu sa bévue et la notre,
Ah ! qu’ai-je fait ? j’ai pris un carrosse pour l’autre ;
Mais peut-être qu’un jour votre oncle le saura.
LÉOPOLDE.
Et qu’importe dans peu mon hymen se fera.
GLOSFEN.
Mais je crains, attendant que cet hymen s’apprête,
Que Constance n’en vienne un peu troubler la fête,
Son honneur est un bien dont elle faisait cas,
Relevez-le, Monsieur, vous l’avez mis bien bas.
Constance est de maison, elle est riche, elle est belle,
Et de toutes façons elle vaut Isabelle :
Si son frère venait, je crois que Dieu merci.
LÉOPOLDE.
Son frère passerait fort mal le temps ici.
GLOSFEN.
Le bruit court à Madrid qu’il a quitté la Flandre,
Qu’il vient querir sa grâce.
LÉOPOLDE.
Et vient se faire pendre,
Et s’il est en Espagne il ne peut qu’être mal.
Scène VI
LÉOPOLDE, GLOSFEN, LAZARILLE
LAZARILLE.
L’on vous a vu, Monsieur, descendre de cheval,
On dit que vous montiez ou que l’on va descendre.
LÉOPOLDE.
Quoi l’on m’a vu Glosfen !
GLOSFEN.
Hé ! vouliez-vous surprendre ?
Vous n’avez eu le temps que de vous débotter
Des gens entrent ici.
LÉOPOLDE.
Viens, c’est trop caqueter.
Scène VII
DOM PÈDRE, FELICIAN, CRISPIN
DOM PÈDRE.
As-tu vu notre abord ?
CRISPIN.
Oui, Monsieur.
DOM PÈDRE.
Que t’en semble ?
CRISPIN.
J’en suis surpris, Monsieur, je l’admire et je tremble,
Isabelle a fort ri, son père est satisfait,
On ne peut faire mieux qu’Ephestion a fait.
FELICIAN.
Ma foi je n’en suis plus.
DOM PÈDRE.
Tu m’as promis...
FELICIAN.
Tout passe.
J’espérais que Constance obtiendrait votre grâce
Que nous pourrions sans crainte ici faire les fous,
Mais enfin le couteau n’attend plus qu’après vous,
Et la corde après moi, car je portais l’épée,
Qui du pauvre Dom Lope a la trame coupée.
CRISPIN.
Je ne vois point de mal plus sensible ici bas.
Que celui de mourir quand on ne le veut pas ;
Fuyez-le, il vous menace et vous est fort contraire.
DOM PÈDRE.
Moi quitter Isabelle ! hélas ! le puis-je faire ?
CRISPIN.
Le cousin qu’elle attend vient pourtant d’arriver,
Je vous l’ai dit, il monte et s’en va la trouver.
DOM PÈDRE.
Il sera mal reçu de sa belle cousine.
CRISPIN.
Peut-être, mais enfin il a fort bonne mine.
DOM PÈDRE.
S’il l’emmène à Madrid, j’y vais.
CRISPIN.
À quelle fin ?
DOM PÈDRE
Tu l’ignores ?
CRISPIN.
Non, non, je vois votre dessein,
Votre portrait s’y fait, et je sais qu’il doit être
Dans une grande place élevé pour paraître,
Même il doit être vu de tous les curieux,
Comme il n’est que croqué, vous voulez qu’il soit mieux,
Je connais votre humeur et vois que sans rien craindre
Vous allez à Madrid vous achever de peindre.
DOM PÈDRE.
Oui, oui, j’irai, dussé-je y trouver le trépas,
Je la suivrai partout.
FELICIAN.
Moi, je ne vous suis pas.
Et la vie et l’honneur valent bien des maîtresses.
DOM PÈDRE.
J’entends du bruit, sortons et quitte ces faiblesses ;
Allons voir ce rival, quoi qu’il puisse arriver,
J’ai trop bien commencé pour ne pas achever.
Scène VIII
RODOLPHE, LÉOPOLDE
RODOLPHE.
Mon neveu, nos deux fous vont venir tout à l’heure.
L’Ephestion sur tout est bouffon, ou je meure :
Ho des sièges quelqu’un, ils veulent être assis.
Scène IX
RODOLPHE, LÉOPOLDE, LAZARILLE
LAZARILLE.
Combien vous en faut-il ?
RODOLPHE.
Il en faut cinq ou six,
L’Alexandre est un fou qui se croit raisonnable
Avec son sérieux je le trouve admirable ;
Mais il est devenu vote rival, au moins,
Il cajole ma fille et lui rend mille soins,
Songez-y, mon neveu, s’il en fait sa conquête
LÉOPOLDE.
Ce rival ne me peut mettre martel en tête,
Il la peut librement cajoler devant moi,
Sans que j’en sois jaloux, Monsieur.
RODOLPHE.
Ah je vous crois ;
J’avais hier fort tard écrit à Dom Alphonce
Touchant tout ce désordres, en voici la réponse.
LÉOPOLDE.
Quoi votre homme est déjà revenu de Madrid !
RODOLPHE.
Oui.
LÉOPOLDE.
C’est fort bien aller.
RODOLPHE.
Voyez ce qu’il m’écrit.
RODOLPHE lit.
Avant que d’avoir lu la votre
J’avais su que votre accident
Fut causé par un imprudent
Qui prit un carrosse pour l’autre ;
Le mien avant midi sera dans Ilescas,
Et moi je ne manquerai pas
Peu de temps après de m’y rendre ;
Trois de ces étourdis sont fort blessés ici,
Je suis sur cette affaire amplement éclairci
Et sur un autre encore que j’irai vous apprendre.
Scène X
ISABELLE, DOM PÈDRE, RODOLPHE, FELICIAN, LÉOPOLDE, GLOSFEN
GLOSFEN.
Vous demeurez ?
LÉOPOLDE.
Oui.
GLOSFEN.
Moi je prends congé de vous
DOM PÈDRE.
Ephestion.
FELICIAN.
Seigneur.
RODOLPHE.
Voici venir nos fous.
LÉOPOLDE.
Demeure auprès de moi, Glosfen, tu n’es pas sage.
GLOSFEN.
Non, Monsieur, je ne puis demeurer davantage.
DOM PÈDRE.
Vois cette fille, vois cette Divinité.
FELICIAN.
Elle est encore fille ? ah ! l’inhumanité :
Oui vous êtes à plaindre et j’enrage, Madame,
On aurait fait de vous une fort belle femme.
DOM PÈDRE.
Nous y travaillerons un jour avec ardeur.
FELICIAN.
Je crois que le plutôt ce serait le meilleur,
Songez-y donc, grand Prince.
DOM PÈDRE.
Elle a toute mon âme,
Mais son cœur est de glace et le mien tout de flamme.
LÉOPOLDE.
Quel est-il, ma cousine ? il sent son grand Seigneur.
DOM PÈDRE.
Vous êtes Allemand volontiers ?
LÉOPOLDE.
Oui, Monsieur
Je le suis.
DOM PÈDRE.
J’ai jugé que vous le deviez être,
Il faut être Allemand pour ne me pas connaître,
Demandez qui je suis à tous les Lydiens,
À tous les Cypriotes, à tous les Phrygiens,
Aux Mèdes, aux Persans, aux Paphlagoniens,
Scythes et Bactrians et Babyloniens,
À tous ceux dont le nom se termine en iens,
Tous ces Peuples vaincus et soumis à ma gloire
Vous diront qui je suis, s’ils ont bonne mémoire,
Ephestion.
FELICIAN.
Seigneur.
DOM PÈDRE.
Ne m’abandonne pas,
Il est temps d’assiéger de si puissants appas,
Éloigne toi, je vais reconnaître la place.
FELICIAN.
Cet homme me déplaît, de grâce qu’on le chasse,
RODOLPHE.
C’es mon neveu.
FELICIAN.
Sa mine excite mon courroux,
Il nous mange des yeux et se moque de nous,
Vous avez des neveux aussi désagréables...
RODOLPHE.
Ils sont vos serviteurs.
FELICIAN.
Ils sont insupportables,
Nous ne commandez rien, le siège est-il remis ?
DOM PÈDRE.
Le Gouverneur du fort est de mes grands amis,
Sans quelque point d’honneur j’entrerais dans la place.
RODOLPHE.
Ah ! que ma fille est aise.
LÉOPOLDE.
Admirez sa grimace.
On ne vous entend point, Seigneur, vous parlez bas ?
DOM PÈDRE.
Je prétends bien aussi qu’on ne m’entende pas.
LÉOPOLDE.
Quelle affaire avez-vous ?
DOM PÈDRE.
Une importante affaire.
LÉOPOLDE.
Il en faut parler haut.
ISABELLE.
Cousin laissez-le faire,
Ce discours n’est plaisant qu’en ce qu’il es dit bas,
S’il le disait tout haut il ne vous plairait pas,
Je n’ai jamais ouï rien de plus agréable.
DOM PÈDRE.
Je n’ai jamais rien dit de plus considérable.
RODOLPHE.
Mais, Seigneur, qu’est-ce encor ? enfin dites-le nous.
DOM PÈDRE.
Je lui dis que dans peu je serai son époux.
LÉOPOLDE.
Ha, Monsieur, qu’il est fou !
RODOLPHE.
Que ma fille est niaise !
ISABELLE.
Et moi je lui réons que j’en serai fort aise.
RODOLPHE
Elle lui fait beau jeu pour le divertir mieux.
LÉOPOLDE.
Ah ! qu’elle aime les fous, je le vois dans les yeux.
FELICIAN.
C’est votre fille ?
RODOLPHE.
Oui.
FELICIAN.
La peste qu’elle est belle !
Comment la fîtes-vous ? aviez-vous un modèle ?
LÉOPOLDE.
Modèle ou non, Seigneur, l’ouvrage en est fort beau.
FELICIAN.
Taisez-vous, s’il vous plaît, Monsieur le Damoiseau,
Ne faites qu’écouter dans les choses futures,
Nous voyons arriver d’étranges aventures ;
Car comme un homme sage a plus d’esprit qu’un fou,
Une tulipe est bien différente d’un chou,
Par la même raison quand l’erreur se dissipe,
On voit fort bien qu’un chou n’est pas une tulipe,
Vous m’avouerez encore que l’on a vu depuis
L’orage bien plus grand sur mer que dans un puits,
C’est pourquoi nous voyons l’été les hirondelles...
Oui-da, ce ne sont pas ici des bagatelles,
Qu’en dites-vous ?
LÉOPOLDE.
Qui moi...
FELICIAN.
Ne vous en moquez pas,
Neveu vous pourriez voir votre perruque bas.
RODOLPHE.
Ce fou-ci, ce me semble, est d’humeur un peu prompte,
Avecque celui-là trouvez-vous votre compte,
Ma fille ?
ISABELLE.
Tout à fait il charme mes ennuis,
J’y passerais sans crainte et les jours et les nuits.
DOM PÈDRE.
Mon cher Ephestion, pour flatter mon martyre
Et charmer cet objet, joins ta voix à ta lyre.
FELICIAN.
Lazarille, mon luth est sur le potager,
Cours vite le querir.
Scène XI
LAZARILLE, DOM PÈDRE, ISABELLE, LÉOPOLDE, etc.
LAZARILLE.
Il est fort en danger,
Le bois nous a manqué.
FELICIΑN.
J’ai la veine enjoué,
Mais je trouve aujourd’hui ma voix fort enroué.
Scène XII
LAZARILLE, DOM PÈDRE, RODOLPHE, etc.
LAZARILLE.
Vous n’aviez plus de lut tardant encore un peu,
Car faute de fagot on l’allait mettre au feu,
Pour donner la couleur à deux oisons.
FELICIAN.
Ivrogne,
As-tu perdu le sens ? quoi des luts de Boulogne,
Pour donner la couleur à deux oisons ! parbleu
La viande aurait coûté beaucoup moins que le feu.
Chanson,
FELICIAN chante.
Partout comme dedans la Cour
On masque la nuit et le jour,
Chaque passion se déguise,
Mais quoi qu’on en die en ces lieux,
Pour une burlesque entreprise,
Je trouve que l’amour se déguise le mieux.
DOM PÈDRE.
Il prétend vous avoir : non, non, pour vous prétendre,
Il faut qu’il ait l’honneur de combattre Alexandre ;
Je ne vous ai point vu dans ces fameux hasards
Où la gloire et la mort courent de toutes parts ;
Quand on n’a point de nom dans ces combats célèbres,
Il faut s’aller cacher dans l’horreur des ténèbres.
LÉOPOLDE.
Seigneur, assurément, j’honorerais vos coups,
Et c’est être vaillant qu’être tué de vous.
DOM PÈDRE.
N’en doutez point.
ISABELLE.
Cousin, laissez mon Alexandre,
Un sang si précieux n’est pas fait pour répandre.
DOM PÈDRE.
Le répandre !
LÉOPOLDE.
Non, non, nous resterons amis.
Scène XIII
RODOLPHE, ISABELLE, DOM PÈDRE, LÉOPOLDE, FELICIAN, LAZARILLE, PASQUETTE
PASQUETTE.
Monsieur, savez-vous bien que le couvert est mis ?
Et quand il vous plaira qu’on servira sur table.
RODOLPHE.
Cette petite fille est tout à fait aimable.
PASQUETTE.
Oui fort.
LÉOPOLDE.
Mais ces tétons sont gros et bien placés...
PASQUETTE.
N’y touchez pas, Monsieur, vous les aplatissez
LÉOPOLDE.
Mignonne.
PASQUETTE.
Ha que de bruit !
LÉOPOLDE.
Ah ! trêve de furie.
PASQUETTE.
Ah ! trêve de tétons, Monsieur, je vous en prie.
FELICIAN.
Je les patinerai, pour moi.
PASQUETTE.
Tout doux, tout doux,
Tredame, on se faira patiner par des fous ?
Scène XIV
RODOLPHE, LÉOPOLDE, ISABELLE, DOM PÈDRE, FELICIAN, LAZARILLE, PASQUETTE, CRISPIN
CRISPIN.
Celui dont vous avez ce matin en réponse
Arrive et vient ici.
RODOLPHE.
Comment ! c’est Dom Alphonce :
Monsieur, venir vous-même et prendre tant de part...
Scène XV
RODOLPHE, ISABELLE, DOM PÈDRE, LÉOPOLDE, FELICIAN, LAZARILLE, DOM ALPHONCE, PASQUETTE, CRISPIN
DOM ALPHONCE.
Le Roi sait votre affaire, et je viens de sa part ;
Je demande audience, afin de vous apprendre
Des nouveautés ici qui pourront vous surprendre,
Pour parler du rencontre, ou plutôt du malheur
Que vous courûtes hier, Monsieur en est l’auteur.
RODOLPHE.
Ô Ciel ! que dites-vous ?
DOM ALPHONCE.
Il vous prit pour Constance
Qui venait vous montrer cet écrit d’importance,
Prenant votre carrosse il crut prendre le sien,
Quelque Brave inconnu vous défendit si bien,
Que trois qu’il a blessés en ont conté l’histoire.
RODOLPHE.
Vous dois-je croire, ô Dieux !
LÉOPOLDE.
Oui, vous le devez croire,
Monsieur, cette promesse est sans doute de moi
Depuis trois ans Constance a mon cœur et ma foi ;
Le Ciel n’a pas permis...
DOM ALPHONCE, montrant la promesse à Isabelle.
Avec un pareil gage
On pouvait s’opposer à votre mariage.
ISABELLE.
Sans doute.
DOM ALPHONCE, à Rodolphe.
Cet écrit est signé de son sang
À Léopolde.
Vous savez que Constance est d’un illustre rang,
Son frère Dom Pedro qui se fait craindre en Flandre,
Aux plus riches partis peut justement prétendre
Les puissants ennemis qui poursuivent sa mort,
Depuis deux ou trois mois n’ont fait qu’un vain effort.
RODOLPHE.
Je sais qu’il a tué Don Lope de Cardonne...
A-t-il sa grâce ?
DOM ALPHONCE.
Oui.
ISABELLE.
Oui !
DOM ALPHONCE.
Le Roi la lui donne...
Le Courier part...
CRISPIN.
Non, non, qu’il ne bouge de là
Ou qu’il l’apporte ici, Monsieur, car le voilà.
DOM ALPHONCE.
Dom Pèdre, en cet état la surprise est nouvelle,
Qui vous amène ici ?
DOM PÈDRE.
La charmante Isabelle.
ISABELLE.
On ne peut trop payer ce qu’il a fait pour nous.
RODOLPHE.
Vous direz bien vraiment que vous aimiez les fous.
DOM PÈDRE.
Constance étant ma sœur, que prétendez-vous faire ?
LÉOPOLDE.
Avoir demain l’honneur d’être votre beau-frère...
DOM ALPHONCE.
La Reine vous attend pour faire cet accord,
Constance est en ses mains.
LÉOPOLDE.
J’en rends grâces au sort.
DOM ALPHONCE.
Monsieur, il faut songer à ce double hyménée.
RODOLPHE.
Ce qu’a fait Dom Pedro rend mon âme étonné
Vous en serez surpris.
DOM ALPHONCE.
Donnez lui quelque espoir.
RODOLPHE.
Il faut gagner Madrid, je ferai mon devoir ;
Dom Pèdre vaut beaucoup, Isabelle est sensible.
ISABELLE, à Dom Pèdre bas.
Ce mot est à mon sens assez intelligible.
DOM ALPHONCE.
Sortons tous d’Ilescas et nous en parlerons.
RODOLPHE.
Allons dîner, Messieurs, et puis nous partirons.
FELICIA-N.
Les fous sont bienheureux et je vois qu’avec honte,
Les morts et les blessés en auront pour leur conte.
DOM PÈDRE.
Vous avez fait les fous pour me servir tous deux.
Votre fortune est faite et vous serez heureux.
CRISPIN.
Vous voyez, la sagesse est ma foi trop commune,
Il faut faire les fous pour faire sa fortune.