Le Festin de pierre (Thomas CORNEILLE)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Guénégaud, le 12 février 1677.
Personnages
DON LOUIS, père de Don Juan
DON JUAN
SGANARELLE, valet de Don Juan
DON CARLOS, frère d’Elvire
ALONSE, ami de Don Carlos
PIERROT, paysan
M. DIMANCHE, marchand
GUSMAN, domestique d’Elvire
LA STATUE du Commandeur
LA RAMÉE, valet de chambre de Don Juan
LA VIOLETTE, laquais de Don Juan
ELVIRE, ayant épousé Don Juan
THÉRÈSE, tante de Léonor
LÉONOR, demoiselle de Campagne
PASCALE, nourrice de Léonor
CHARLOTTE, paysanne, accordée à Pierrot
MATHURINE, autre Paysanne
ACTE I
Scène première
SGANARELLE, GUSMAN
SGANARELLE, prenant du tabac, et en offrant à Gusman.
Quoi qu’en dise Aristote, et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n’est rien qui l’égale ;
Et par les fainéants, pour fuir l’oisiveté,
Jamais amusement ne fut mieux inventé.
Ne saurait-on que dire, on prend la tabatière ;
Soudain à gauche, à droit, par devant, par derrière,
Gens de toutes façons, connus et non connus,
Pour y demander part, sont les très bien venus.
Mais c’est peu qu’à donner instruisant la jeunesse,
Le tabac l’accoutume à faire ainsi largesse ;
C’est dans la médecine un remède nouveau ;
Il purge, réjouit, conforte le cerveau ;
De toute noire humeur promptement le délivre ;
Et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre.
Ô tabac, ô tabac, mes plus chères amours !
Mais reprenons un peu notre premier discours.
Si bien, mon cher Gusman, qu’Elvire ta maîtresse.
Pour Don Juan mon maître a pris tant de tendresse,
Qu’apprenant son départ, l’excès de son ennui
L’a fait mettre en campagne, et courir après lui.
Le soin de le chercher est obligeant sans doute :
C’est aimer fortement, mais tout voyage coûte ;
Et j’ai peur, s’il te faut expliquer mon souci,
Qu’on l’indemnise mal des frais de celui-ci.
GUSMAN.
Et la raison encor ? Dis-moi, je te conjure,
D’où te vient une peur de si mauvais augure ?
Ton maître là-dessus t’a-t-il ouvert son cœur ?
T’a-t-il fait remarquer pour nous quelque froideur,
Qui d’un départ si prompt ?...
SGANARELLE.
Je n’en sais point les causes.
Mais, Gusman, à peu près je vois le train des choses ;
Et sans que Don Juan m’ait rien dit de cela,
Tout franc, je gagerais que l’affaire va là.
Je pourrais me tromper, mais j’ai peine à le croire.
GUSMAN.
Quoi ! ton maître ferait cette tache à sa gloire ?
Il trahirait Elvire, et d’un crime si bas...
SGANARELLE.
Il est trop jeune encor, il n’oserait.
GUSMAN.
Hélas !
Ni d’un si lâche tour l’infamie éternelle,
Ni de sa qualité...
SGANARELLE.
La raison en est belle !
Sa qualité ! C’est là ce qui l’arrêterait.
GUSMAN.
Tant de vœux...
SGANARELLE.
Rien pour lui n’est trop chaud ni trop froid ;
Vœux, serments, sans scrupule il met tout en usage.
GUSMAN.
Mais ne songe-t-il pas à l’hymen qui l’engage ?
Croit-il le pouvoir rompre ?
SGANARELLE.
Hé ! mon pauvre Gusman,
Tu ne sais pas encor quel homme est Don Juan.
GUSMAN.
S’il est ce que tu dis, le moyen de connaître,
De tous les scélérats, le plus grand, le plus traître ?
Le moyen de penser qu’après tant de serments,
Tant de transports d’amour, d’ardeurs, d’empressements,
De protestations des plus passionnées,
De larmes, de soupirs, d’assurances données,
Il ait réduit Elvire à sortir du couvent,
À venir l’épouser ? et tout cela, du vent !
SGANARELLE.
Il s’embarrasse peu de pareilles affaires :
Ce sont des tours d’esprits qui lui sont ordinaires ;
Et, si tu connaissais le pèlerin, crois-moi,
Tu ferais peu de fond sur le don de sa foi.
Ce n’est pas que je sache avec pleine assurance,
Que déjà pour Elvire il sait ce que je pense.
Pour un dessein secret en ces lieux appelé,
Depuis son arrivée il ne m’a point parlé ;
Mais par précaution je puis ici te dire
Qu’il n’est devoirs si saints dont il ne s’ose rire ;
Que c’est un endurci dans la fange plongé,
Un chien, un hérétique, un Turc, un enragé,
Qu’il n’a ni foi ni loi ; que tout ce qui le tente...
GUSMAN.
Quoi ! le ciel ni l’enfer n’ont rien qui l’épouvante ?
SGANARELLE.
Bon ! parlez-lui du Ciel, il répond d’un souris ;
Parlez-lui de l’enfer, il met le diable au pis ;
Et, parce qu’il est jeune, il croit qu’il est en âge
Où la vertu sied moins que le libertinage.
Remontrance, reproche, autant de temps perdu.
Il cherche avec ardeur ce qu’il voit défendu ;
Et ne refusant rien à madame nature,
Il est ce qu’on appelle un pourceau d’Épicure.
Ainsi ne me dis point, sur sa légèreté,
Qu’Elvire par l’hymen se trouve en sûreté :
C’est peu pour bon contrat qu’il en ait fait la femme ;
Pour en venir à bout, et contenter sa flamme,
Avec elle au besoin, par ce même contrat,
Il aurait épousé toi, son chien et son chat.
C’est un piège qu’il tend partout à chaque belle ;
Paysanne, bourgeoise, et dame et demoiselle,
Tout le charme ; et, d’abord pour leur donner leçon,
Un mariage fait lui semble une chanson.
Toujours objets nouveaux, toujours nouvelles flammes ;
Et si je te disais combien il a de femmes,
Tu serais convaincu que ce n’est pas en vain
Qu’on le croit l’épouseur de tout le genre humain.
GUSMAN.
Quel abominable homme !
SGANARELLE.
Et plus qu’abominable.
Il se moque de tout ; ne craint ni Dieu, ni diable ;
Et je ne doute point, comme il est sans retour,
Qu’il ne soit par la foudre écrasé quelque jour :
Il le mérite bien, et s’il te faut tout dire,
Depuis qu’en le servant je souffre le martyre,
J’en ai vu tant d’horreurs, que j’avoue aujourd’hui
Qu’il vaudrait mieux cent fois être au diable qu’à lui.
GUSMAN.
Que ne le quittes-tu ?
SGANARELLE.
Le quitter ! comment faire ?
Un grand Seigneur méchant est une étrange affaire.
Vois-tu, si j’avais fui, j’aurais beau me cacher,
Jusque dans l’Enfer même il viendrait me chercher,
La crainte me retient ; et ce qui me désole,
C’est qu’il faut avec lui faire souvent l’idole,
Louer ce qu’on déteste, et de peur du bâton,
Approuver ce qu’il fait, et chanter sur son ton.
Je crois dans ce palais le voir qui se promène :
C’est lui. Prends garde au moins...
GUSMAN.
Ne t’en mets point en peine.
SGANARELLE.
Je t’ai conté sa vie un peu légèrement ;
C’est à toi là-dessus de te taire ; autrement...
GUSMAN, s’en allant.
Ne crains rien.
Scène II
DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Avec qui parlais-tu ? Pourrait-ce être
Le bonhomme Gusman ? J’ai cru le reconnaître.
SGANARELLE.
Vous avez fort bien cru ; c’était lui-même.
DON JUAN.
Il vient
Demander quelle affaire en ces lieux nous retient ?
SGANARELLE.
Il est un peu surpris de ce que sans rien dire,
Vous avez pu, sitôt, abandonner Elvire.
DON JUAN.
Que lui fais-tu penser d’un départ si prompt ?
SGANARELLE.
Moi ?
Rien du tout, ce n’est point mon affaire.
DON JUAN.
Mais toi,
Qu’en penses-tu ?
SGANARELLE.
Je crois, sans trop juger en bête,
Que vous avez encor quelque amourette en tête.
DON JUAN.
Tu le crois ?
SGANARELLE.
Oui.
DON JUAN.
Ma foi, tu crois juste ; et mon cœur,
Pour un objet nouveau sent la plus forte ardeur.
SGANARELLE.
Hé ! mon Dieu ! J’entrevois d’abord ce qui s’y passe.
Votre cœur n’aime point à demeurer en place ;
Et, sans lui faire tort sur la fidélité,
C’est le plus grand coureur qui jamais ait été.
Tout est de votre goût, brune ou blonde, n’importe.
DON JUAN.
Et n’ai-je pas raison d’en user de la sorte ?
SGANARELLE.
Hé ! monsieur...
DON JUAN.
Quoi ?
SGANARELLE.
Sans doute ; il est aisé de voir
Que vous avez raison si vous voulez l’avoir :
Mais si, comme on n’est pas bon juge dans sa cause,
Vous ne le vouliez pas, ce serait autre chose.
DON JUAN.
Hé bien ! je te permets de parler librement.
SGANARELLE.
En ce cas, je vous dis très sérieusement
Qu’on trouve fort vilain qu’allant de belle en belle,
Vous fassiez vanité partout d’être Infidèle.
DON JUAN.
Quoi ! si d’un bel objet je suis d’abord touché,
Tu veux que pour toujours j’y demeure attaché ;
Qu’un éternel amour de ma foi lui réponde,
Et me laisse sans yeux pour le reste du monde ?
Le rare et doux plaisir qui se trouve en aimant,
S’il faut s’ensevelir dans un attachement,
Renoncer pour lui seul à toute autre tendresse,
Et vouloir sottement mourir dès sa jeunesse !
Va, crois-moi, la constance était bonne jadis,
Où les leçons d’aimer venaient des Amadis :
Mais, à présent, on suit des lois plus naturelles ;
On aime sans façon tout ce qu’on voit de belles ;
Et l’amour qu’en nos cours la première a produit,
N’ôte rien aux appas de celle qui la suit.
Pour moi, qui ne saurais faire l’inexorable,
Je me donne partout où je trouve l’aimable ;
Et tout ce qu’une belle a sur moi de pouvoir,
Ne me rend point ailleurs incapable de voir.
Sans me vouloir piquer du nom d’amant fidèle,
J’ai des yeux pour une autre aussi bien que pour elle ;
Et, dès qu’un beau visage a demandé mon cœur,
Je ne puis me résoudre à l’armer de rigueur.
Ravi de voir qu’il cède à la douce contrainte
Qui d’abord laisse en lui toute autre flamme éteinte,
Je l’abandonne aux traits dont il aime les coups ;
Et, si j’en avais cent, je les donnerais tous.
SGANARELLE.
Vous êtes libéral !
DON JUAN.
Que de douceurs charmantes
Font goûter aux amants les passions naissantes !
Si pour chaque beauté je m’enflamme aisément,
Le vrai plaisir d’aimer est dans le changement :
Il consiste à pouvoir, par d’empressés hommages,
Forcer d’un jeune cœur les scrupuleux ombrages ;
À désarmer sa crainte ; à voir de jour en jour,
Par cent petits progrès, avancer notre amour ;
À vaincre doucement la pudeur innocente
Qu’oppose à nos désirs une âme chancelante ;
Et la réduire enfin, à force de parler,
À se laisser conduire où nous voulons aller.
Mais quand on a vaincu, la passion expire ;
Ne souhaitant plus rien, on n’a plus rien à dire ;
À l’amour satisfait tout son charme est ôté ;
Et nous nous endormons dans sa tranquillité,
Si quelque objet nouveau, par sa conquête à faire,
Ne réveille en nos cours l’ambition de plaire.
Enfin, j’aime en amour les exploits différents ;
Et j’ai, sur ce sujet, l’ardeur des conquérants,
Qui, sans cesse, courant de victoire en victoire,
Ne peuvent se résoudre à voir borner leur gloire.
De mes vastes désirs le vol précipité,
Par cent objets vaincus, ne peut être arrêté ;
Je sens mon cœur plus loin capable de s’étendre ;
Et je souhaiterais, comme fit Alexandre,
Qu’il fût un autre monde encor à découvrir,
Où je pusse en amour chercher à conquérir.
SGANARELLE.
Comme vous débitez ! ma foi, je vous admire.
Votre langue...
DON JUAN.
Qu’as-tu, là-dessus, à me dire ?
SGANARELLE.
À vous dire ? moi ? J’ai... Mais que dirais-je ? rien :
Car, quoique vous disiez, vous le tournez si bien,
Que sans avoir raison, il semble à vous entendre,
Qu’on soit, quand vous parlez, obligé de se rendre.
J’avais pour disputer des raisons dans l’esprit...
Je veux une autre fois les mettre par écrit :
Avec vous, sans cela, je n’aurais qu’à me taire :
Vous me brouilleriez tout.
DON JUAN.
Tu ne saurais mieux faire.
SGANARELLE.
Mais, monsieur, par hasard, me serait-il permis
De vous dire qu’à moi, comme à tous vos amis,
Votre genre de vie un tant soit peu fait peine ?
DON JUAN.
Le fat ! Et quelle vie est-ce donc que je mène ?
SGANARELLE.
Fort bonne, assurément ; mais enfin... quelquefois...
Par exemple, vous voir marier tous les mois.
DON JUAN.
Est-il rien de plus doux ? rien qui soit plus capable...
SGANARELLE.
Il est vrai, je conçois cela fort agréable ;
Et c’est, si sans péché j’en avais le pouvoir,
Un divertissement que je voudrais avoir :
Mais, sans aucun respect pour les plus saints mystères...
DON JUAN.
Ne t’embarrasse point ; ce sont là mes affaires.
SGANARELLE.
On doit craindre le ciel ; et jamais libertin
N’a fait encor, dit-on, qu’une méchante fin.
DON JUAN.
Je hais la remontrance ; et, quand on s’y hasarde...
SGANARELLE.
Oh ! ce n’est pas à vous que j’en fais, Dieu m’en garde.
J’aurais tort de vouloir vous donner des leçons.
Si vous vous égarez, vous avez vos raisons ;
Et, quand vous faites mal, comme c’est l’ordinaire,
Du moins vous savez bien qu’il vous plaît de le faire.
Bon cela. Mais il est certains impertinents,
A droit de fort esprit hardis, entreprenants,
Qui, sans savoir pourquoi, traitent de ridicules
Les plus justes motifs des plus sages scrupules,
Et qui font vanité de ne trembler de rien,
Par l’entêtement seul que cela leur sied bien.
Si j’avais par malheur un tel maître : âme crasse,
Lui dirais-je tout net, le regardant en face,
Osez-vous bien ainsi braver à tous moments
Ce que l’enfer pour vous amasse de tourments ?
Un rien, un mirmidon, un petit ver de terre,
Au ciel impunément croit déclarer la guerre ?
Allez, malheur cent fois à qui vous applaudit !
C’est bien à vous... (Je parle au maître que j’ai dit.)
À vouloir vous railler des choses les plus saintes,
À secouer le joug des plus louables craintes.
Pour avoir de grands biens, et de la qualité,
Une perruque blonde, être propre, ajusté,
Tout en couleur de feu, pensez-vous... (Prenez garde.
Ce n’est pas vous au moins que tout ceci regarde.)
Pensez-vous en avoir plus de droit d’éclater
Contre les vérités dont vous osez douter ?
De moi, votre valet, apprenez, je vous prie,
Qu’en vain les libertins de tout font raillerie ;
Que le ciel tôt ou tard pour leur punition...
DON JUAN.
Paix.
SGANARELLE.
Ça voyons. De quoi serait-il question ?
DON JUAN.
De te dire en deux mots qu’une flamme nouvelle ,
Ici, sans t’en parler, m’a fait suivre une belle.
SGANARELLE.
Et n’y craignez-vous rien pour ce commandeur mort ?
DON JUAN.
Je l’ai si bien tué, chacun le sait.
SGANARELLE.
D’accord :
On ne peut rien de mieux ; et, s’il osait s’en plaindre,
Il aurait tort : mais...
DON JUAN.
Quoi ?
SGANARELLE.
Ses parents sont à craindre.
DON JUAN.
Laissons-là tes frayeurs, et songeons seulement
À ce qui me peut faire un destin tout charmant.
Celle qui me réduit à soupirer pour elle,
Est une fiancée aimable, jeune, belle,
Et conduite en ces lieux, où j’ai suivi ses pas,
Par l’heureux, à qui sont destinés tant d’appas.
Je la vis par hasard, et j’eus cet avantage
Dans le temps qu’ils songeaient à faire leur voyage.
Il faut te l’avouer. Jamais jusqu’à ce jour,
Je n’ai vu deux amants se montrer tant d’amour :
De leurs cœurs trop unis la tendresse visible,
Me frappant tout à coup, rendit le mien sensible :
Et les voyant céder aux transports les plus doux,
Si je devins amant, je fus amant jaloux.
Oui, je ne pus souffrir sans un dépit extrême,
Qu’ils s’aimassent autant que l’un et l’autre s’aime.
Ce bizarre chagrin alluma mes désirs ;
Je me fis un plaisir de troubler leurs plaisirs,
De rompre adroitement l’étroite intelligence,
Dont mon cœur délicat se faisait une offense.
N’ayant pu réussir, plus amoureux toujours,
C’est au dernier remède enfin que j’ai recours.
Cet époux prétendu, dont le bonheur me blesse,
Doit aujourd’hui sur mer régaler sa maîtresse.
Sans t’en avoir rien dit, j’ai dans mes intérêts
Quelques gens qu’au besoin nous trouverons tout prêts.
Ils auront une barque, où la belle enlevée
Rendra de mon amour la victoire achevée.
SGANARELLE.
Ah ! monsieur !
DON JUAN.
Hé ?
SGANARELLE.
C’est là le prendre comme il faut.
Vous faites bien.
DON JUAN.
L’amour n’est pas un grand défaut.
SGANARELLE.
Sottise ! il n’est rien tel que de se satisfaire.
À part.
La méchante âme !
DON JUAN.
Allons songer à cette affaire.
Voici l’heure à peu près où ceux...
Scène III
ELVIRE, DON JUAN, SGANARELLE, GUSMAN
DON JUAN.
Mais qu’est ceci ?
Tu ne m’avais pas dit qu’Elvire était ici.
SGANARELLE.
Savais-je que si tôt vous la verriez paraître ?
ELVIRE.
Don Juan voudra-t-il encor me reconnaître ?
Et puis-je me flatter que le soin que j’ai pris...
DON JUAN.
Madame, à dire vrai, j’en suis un peu surpris ;
Rien ne devait ici presser votre voyage.
ELVIRE.
J’y viens faire sans doute un méchant personnage ;
Et, par ce froid accueil, je commence de voir
L’erreur où m’avait mise un trop crédule espoir.
J’admire ma faiblesse, et l’imprudence extrême
Qui m’a fait consentir à me tromper moi-même,
À démentir mes yeux sur une trahison
Où mon cœur refusait de croire ma raison.
Oui, pour vous contre moi ma tendresse séduite,
Quoi qu’on pût m’opposer, excusait votre fuite.
Cent soupçons, qui pouvaient alarmer mon amour,
Avaient beau, contre vous, me parler chaque jour ;
À vous justifier toujours trop favorable,
J’en rejetais la voix qui vous rendait coupable,
Et je ne regardais, dans ce trouble odieux,
Que ce qui vous peignait innocent à mes yeux.
Mais un accueil si froid et si plein de surprise
M’apprend trop ce qu’il faut que pour vous je me dise ;
Je n’ai plus à douter qu’un honteux repentir
Ne vous ait sans rien dire, obligé de partir.
J’en veux pourtant, j’en veux, dans mon malheur extrême,
Entendre les raisons de votre bouche même.
Parlez donc, et sachons par où j’ai mérité
Ce qu’ose contre moi votre infidélité.
DON JUAN.
Si mon éloignement m’a fait croire infidèle,
J’ai mes raisons, madame ; et voilà Sganarelle
Qui vous dira pourquoi...
SGANARELLE.
Je le dirai ? fort bien !
DON JUAN.
Il sait...
SGANARELLE, bas à Don Juan.
Moi ! s’il vous plaît, monsieur je ne sais rien.
ELVIRE.
Et bien ! qu’il parle ; il faut souffrir tout pour vous plaire.
DON JUAN.
Allons, parle à madame ; il ne faut point se taire.
SGANARELLE, bas à Don Juan.
Vous vous moquez, monsieur.
ELVIRE, à Sganarelle.
Puisqu’on le veut ainsi,
Approchez, et voyons ce mystère éclairci.
Quoi ! tous deux interdits ! Est-ce là pour confondre...
DON JUAN, à Sganarelle.
Tu ne répondras pas ?
SGANARELLE, bas à Don Juan.
Je n’ai rien à répondre.
DON JUAN.
Veux-tu parler, te dis-je !
SGANARELLE.
Hé bien ! allons tout doux.
Madame...
ELVIRE.
Quoi ?
SGANARELLE, à Don Juan.
Monsieur !
DON JUAN.
Redoute mon courroux.
SGANARELLE.
Madame, un autre monde... avec quelque autre chose...
Comme les conquérants... Alexandre, est la cause
Qui nous a fait en hâte, et sans vous dire adieu,
Décamper l’un et l’autre, et venir en ce lieu.
Voilà pour vous, monsieur, tout ce que je puis faire.
ELVIRE.
Vous plaît-il, Don Juan, m’éclaircir ce mystère ?
DON JUAN.
Madame, à dire vrai, pour ne pas abuser...
ELVIRE.
Ah ! que vous savez peu l’art de déguiser !
Pour un homme de cœur, qui doit avec étude,
De feindre, de tromper, avoir pris l’habitude,
Demeurer interdit, c’est mal faire valoir
La noble effronterie où je vous devrais voir.
Que ne me jurez-vous que vous êtes le même,
Que vous m’aimez toujours autant que je vous aime,
Et que la seule mort, dégageant votre foi,
Rompra l’attachement que vous avez pour moi ?
Que ne me dites-vous qu’une affaire importante
A causé le départ, dont j’ai pris l’épouvante ;
Que si de son secret j’ai lieu de m’offenser,
Vous avez craint les pleurs qu’il m’aurait fait verser,
Qu’ici d’un long séjour ne pouvant vous défendre,
Je n’ai qu’à vous quitter, et vous aller attendre ;
Que vous me rejoindrez avec l’empressement
Qu’a pour ce qu’il adore un véritable amant ;
Et, qu’éloigné de moi, l’ardeur qui vous enflamme
Vous rend ce qu’est un corps séparé de son âme ?
Voilà par où, du moins, vous me feriez douter
D’un oubli que mes feux devraient peu redouter.
DON JUAN.
Madame, puisqu’il faut parler avec franchise,
Apprenez ce qu’en vain mon trouble vous déguise.
Je ne vous dirai point que mes empressements
Vous conservent toujours les mêmes sentiments ;
Et que, loin de vos yeux, ma juste impatience
Pour le plus grand des maux me fait compter l’absence.
Si j’ai pu me résoudre à fuir, à vous quitter,
Je n’ai pris ce dessein que pour vous éviter :
Non que mon cœur encor, trop touché de vos charmes,
N’ait le même penchant à vous rendre les armes ;
Mais un pressant scrupule, à qui j’ai dû céder,
M’ouvrant les yeux de l’âme, a su m’intimider,
Et fait voir qu’avec vous, quelque amour qui m’engage,
Je ne puis, sans péché, demeurer davantage.
J’ai fait réflexion que pour vous épouser,
Moi-même trop longtemps j’ai voulu m’abuser ;
Que je vous ai forcée à faire au ciel l’injure
De rompre en ma faveur, une sainte clôture,
Où par des veux sacrés vous aviez entrepris
De garder pour le monde un éternel mépris.
Sur ces réflexions, un repentir sincère
M’a fait appréhender la céleste colère.
J’ai cru que votre hymen trop mal autorisé,
N’était pour tous les deux qu’un crime déguisé ;
Et que je ne pouvais en éviter les peines,
Qu’en tâchant de vous rendre à vos premières chaînes.
N’en doutez point ; voilà, quoi qu’avec mille ennuis,
Et pourquoi je m’éloigne, et pourquoi je vous fuis.
Par un frivole amour, voudriez-vous, madame,
Combattre le remords qui déchire mon âme ;
Et, qu’en vous retenant, j’attirasse sur nous,
Du ciel, toujours vengeur, l’implacable courroux ?
ELVIRE.
Ah ! scélérat ! ton cœur aussi lâche que traître,
Commence tout entier à se faire connaître ;
Et, ce qui me confond dans tout ce que j’attends,
Je le connais enfin, lorsqu’il n’en est plus temps.
Mais sache, à me tromper quand ce cœur s’étudie,
Que ta perte suivra ta noire perfidie ;
Et que ce même ciel dont tu t’oses railler,
À me venger de toi voudra bien travailler.
SGANARELLE, bas à part.
Se peut-il qu’il résiste, et que rien ne l’étonne ?
Haut.
Monsieur...
DON JUAN.
De fausseté je vois qu’on me soupçonne ;
Mais, madame...
ELVIRE.
Il suffit, je t’ai trop écouté.
En ouïr davantage est une lâcheté ;
Et, quoi qu’on ait à dire, il faut qu’on se surmonte,
Pour ne se faire pas trop expliquer sa honte.
Ne te figure point qu’en reproches en l’air
Mon courroux contre toi veuille ici s’exhaler ;
Tout ce qu’il peut avoir d’ardeur, de violence,
Se réserve à mieux faire éclater ma vengeance.
Je te le dis encor ; le ciel armé pour moi,
Punira, tôt ou tard ton manquement de foi ;
Et si tu ne crains point sa justice blessée,
Crains du moins la fureur d’une femme offensée.
Scène IV
DON JUAN, SGANARELLE
SGANARELLE.
Il ne dit mot, il rêve, et les yeux sur les siens...
Hélas ! si le remords le pouvait prendre.
DON JUAN.
Viens,
Il est temps d’achever l’amoureuse entreprise
Qui me livre l’objet dont mon âme est éprise.
Suis-moi.
Scène V
SGANARELLE, seul
Le détestable ! À quel maître maudit,
Malgré moi, si longtemps, mon malheur m’asservit !
ACTE II
Scène première
CHARLOTTE, PIERROT
CHARLOTTE.
Notre-dinse, Piarrot, pour les tirer de peine,
Tu t’es là rencontré bian à point.
PIERROT.
Oh ! marguienne.
Sans nous c’en était fait.
CHARLOTTE.
Je le crois bian.
PIERROT.
Vois-tu !
Il ne s’en fallait pas l’épaisseur d’un fétu,
Tous deux de se nayer eussiont fait la sottise.
CHARLOTTE.
C’est donc l’vent d’à matin...
PIERROT.
Aga ! quien, sans feintise,
Je te vas tout fin drait conter par le menu,
Comme en n’y pensant pas le hasard est venu.
Il aviont bien besoin d’un œil comme le nôtre,
Qui les vît de tout loin, car c’est moi, com’ç’dit l’autre,
Qui les ai le premier avisés. Tanquia don,
Sur le bord de la mar bian leu prend que j’équion,
Où de tarre Gros-Jean me jetait une motte,
Tout en batifolant ; (car com’tu sais, Charlotte,
Pour v’nir batifoler Gros-Jean ne cherche qu’où ;
Et moi par foas aussi, je batifole itou.)
En batifolant donc, j’ai fait l’apercevance
D’un grouillement su gl’iau, sans voir la différence
De ç’qui pouvait grouiller, ça grouillait à tous coups ;
Et, grouillant, par secousse allait comme envars nous.
J’étais embarrassé ; c’n’était point stratagème,
Et, tout com’ je te vois, je voyais ça de même,
Aussi fixiblement ; et pis tout d’un coup, quian,
Je voyais qu’après ça je ne voyais pu rian.
Hé ! Gros-Jean, ç’ai-je fait, stanpendant que je somme
À niaiser parmi nous, je pens’ que vlà dé z’homme
Qui nagiant tout là-bas. Bon ! ç’m’a-t-i fait, vraiment,
T’auras de queuque chat vu le trépassement :
T’as la vu’ trouble. Oh ! bian, ç’ai-je fait, t’as biau dire,
Je n’ai point la vu’ trouble, et ç’ n’est point jeu pou rire ;
C’est là dé z’homme. Point, m’a-t-i fait, ç’n’en est pas,
Piarrot, t’as la barlue. Oh ! j’ai ç’que tu voudras,
Ç’ai-je fait, mais gageons que j’n’ai point la barlue,
Et qu’ ça qu’en voit là-bas, ç’ai-je fait, qui remue,
C’est dé z’hommes, vois-tu ? qui nageont vars ici.
Gag’que non, ç’m’a-t-i fait. Oh ! margué, gag’ que si,
Dix sous. Oh ! ç’m’a-t-i fait, je le veux bian, marguienne ;
Quien, mets argent sus jeu, v’là le mien. Palsanguenne
Je n’ai fait là-dessus l’étourdi, ni le fou,
J’ai bravement bouté par tarre mes dix sous,
Quatre pièces tapées, et le restant en double.
Jarnigué, je varrons si j’avons la vu’ trouble,
Ç’ai-je fait, les boutant... plus hardiment enfin
Que si j’eusse avalé queuque varre de vin ;
Car je sis hasardeux moi ; qu’an m’mette en boutade,
Je vas, sans tant d’raisons, tout à la débandade.
Je savais bian pourtant ç’que j’faisais d’en par-là :
Queuque gniais ! enfin donc, j’n’ons pas plutôt mis, v’là,
Que j’voyons tout à plain com’deu z’homme à la nage
Nous faisions signe ; et moi, sans rien dir’ davantage,
De prendre lé zenjeux. Allons, Gros-Jean, allons,
Ç’ai-je fait, vois-tu pas comme i nou z’appellont ?
Ils s’vont nayer. Tant mieux, ç’m’a-t-i fait, je m’en gausse,
I m’ont fait pardre. Adonc le tirant par lé chausses,
J’l’ai si bian sarmoné, qu’à la parfin vers eux,
J’avons dans une barque avironné tous deux,
Et pis, cahin-caha, j’ons tant fait que le somme
Venus tout contre ; et pis, j’les avons tiré comme
Il aviont quasi bu déjà pus que de jeu ;
Et pis, j’lé z’ons cheu nous menés auprès du feu,
Où je l’z’ons vus tout nuds sécher leu z’oupelande ;
Et pis, il en est v’nu deu z’autres de leu bande,
Qui s’équiant, vois-tu bian ! sauvés tout seul ; et pis,
Mathurine est venue à voir leu biaux z’habits ;
Et pis, il li ont conté qu’al n’était pas tant sotte,
Qu’al avait du malin dans l’œil ; et pis, Charlotte,
V’là tout com’ça s’est fait pour te l’dire en un mot...
CHARLOTTE.
Et ne m’disais-tu pas qu’li en avait un, Piarrot,
Qu’était bien pu mieux fait que tretous ?
PIERROT.
C’est le maître,
Queuque bian gros monsieu, dé pus gros qui puisse être ;
Car i n’a que du d’or par ilà, par ici ;
Et ceux qui le sarvont sont dé monsieus aussi.
Stanpendant, si je n’eûme été là, palsanguenne ,
Il en tenait.
CHARLOTTE.
Ardé z’un peu.
PIERROT.
Jamais marguienne,
Tout gros monsieu qui l’est, il n’en fut revenu.
CHARLOTTE.
Et cheu toi, dis Piarrot, est-il encor tout nu ?
PIERROT.
Nannin, tout devant nous qui le regardions faire,
I l’avons r’habillé. Monguieu, combian d’affaire !
J’n’avais vu s’habiller jamais de courtisans,
Ni leu z’engingorniaux, je me pardrais dedans :
Pour les z’y faire entrer, comme n’an lé ballote !
J’étais tout ébobi de voir ça. Quien, Charlotte,
Quand i sont habillés, y vou z’ont tout à point
De grands cheveux touffus, mais qui ne tenont point
À leu tête, et pis v’là tout d’un coup qui l’y passe,
I boutont ça tout comme un bonnet de filasse.
Leu chemise, qu’à voir j’étais tout étourdi,
Ont dé manche où tous deux j’entrerions tout brandi.
En dé leu d’haut de chausse, il ont çartaine histoire
Qui ne leu vient que là : j’aurais bian de quoi boire,
Si j’avais tout l’argent dé lisets de dessu ;
L’i’en a tant, l’i’en a tant, qu’an n’en serait voir pu.
Il ont jusqu’au collet qui n’va point en darrière
Et qui leu pend devant, bâti d’une manière
Que je n’té l’serais dire, et si j’l’ai vu de près.
Il ont au bout dé bras d’autres petits collets,
Aveu dé passements faits de dantale blanches
Qui, veniant par le bout, faisont le tour dé manches.
CHARLOTTE.
I faut que j’aille voir, Piarrot...
PIERROT.
Oh ! si te plaît !
J’ai queuq’ chose à te dire.
CHARLOTTE.
Hé bien ! dis, qu’est-ç’ que c’est !
PIERROT.
Vois-tu ! Charlotte, i faut qu’aveu toi, com’ç’dit l’autre,
Je débonde mon cœur : il irait trop du nôtre,
Quand je somme pour être à nous deux tout de bon,
Si je n’me plaignais pas.
CHARLOTTE.
Quement, qu’est-ç qu’il’i’a don ?
PIERROT.
Il’i’a que franchement, tu me chagrines l’âme.
CHARLOTTE.
Et d’où vient ?
PIERROT.
Tatigué, tu dois être ma femme.
Et tu ne m’aimes pas.
CHARLOTTE.
Ah ! ah ! n’est-ce que ça ?
PIERROT.
Non, ç’n’est qu’ça ; stanpendant c’est bian assez. Vian çà...
CHARLOTTE.
Mon guieu, toujou, Piarrot, tu m’dis la même chose.
PIERROT.
Si j’te la dis toujou, c’est toi qu’en est la cause ;
Et si tu me faisais queuque fouas autrement,
J’te dirais autre chose.
CHARLOTTE.
Apprends-moi donc quement
Tu voudrais que j’te fisse.
PIERROT.
Oh ! je veux que tu m’aime.
CHARLOTTE.
Est-ç’ que je n’t’aime pas ?
PIERROT.
Non, tu fais tout de même
Que si j’n’avions point fait nos z’acordailles ; et si
J’n’ai rien à me r’procher là-dessus, Dieu marci.
Drès qu’i passe un marcier, tout aussitôt j’t’ajette
Lé pu jolis lacets qui soient dans sa bannette.
Pour t’aller dénicher dé marles je n’sais z’où,
Tous lé jours je m’hasarde à me rompre le cou.
Je fais jouer pour toi le vielleu z’à ta fête,
Et tout ça contre un mur c’est me battre la tête !
J’n’y gagne rien. Vois-tu ! Ça n’est ni biau ni bon ;
De n’vouloir pas aimer les gens qui nous z’aimon.
CHARLOTTE.
Mon guieu, je t’aime aussi ; de quoi te mettre en peine ?
PIERROT.
Oui, tu m’aimes ; mais c’est d’une belle dégaine.
CHARLOTTE.
Qu’es-donc q’tu veux qu’an fasse ?
PIERROT.
Oh ! je veux que tout haut,
L’an fasse ce qu’an fait pour aimé comme i faut.
CHARLOTTE.
J’t’aime aussi comme i faut ; pourquoi donc q’tu t’étonnes ?
PIERROT.
Non, ça s’voit quand il est, et toujou z’aux parsonnes,
Quand c’est tout d’bon qu’en aime, an leu fait, en passant,
Mil p’tite singerie ; et sis-je un innocent ?
Margué, je n’veux que voir com’ la grosse Tomasse
Fait au jeune Robin ; al n’tient jamais en place,
Tant al n’est assotée, et, dès qu’al l’voit passer,
Al n’attend point qui vienne, al s’en court l’agacer ;
Ly jett’ son chapiau bas, et toujou sans reproche
Li fait exprès queuq’niche, ou baille une taloche ;
Et darnairment encor que su z’un escabiau
I regardait danser, al s’en fut bian et biau
Li tirer de dessous, et l’mit à la renvarse.
Jarny, v’là ç’q’c’est qu’aimer ! mais margué l’en me barce
Quand dret comme un piquet j’vois q’tu vians te parcher.
Tu n’me dis jamais mot, et j’ai biau t’entincher,
En lieu de m’fair’ présent d’une bonne égratignure,
De m’bailler queuque coup, ou d’voir par aventure
Si j’sis point chatouilleux, tu te grattes les doigts ;
Et t’es là toujou comm’ une vrai souch’ de bois.
T’es trop fraide, vois-tu ! ventrigué, ça me choque.
CHARLOTTE.
C’est me himeur, Piarrot ; que veux-tu ?
PIERROT.
Tu te moques !
Quand l’en aime les gens, l’en an baille toujou
Queuq’ petit’ signifiance.
CHARLOTTE.
Ô cherche donc par où.
S’tu penses qu’à t’aimer queuque autre soit pu prompte,
Va l’aimer, j’te l’accorde.
PIERROT.
Et bian ! v’là pas mon compte !
Tatigué, s’ tu m’aimais, m’dirais-tu ça ?
CHARLOTTE.
Pourquoi
M’vians-tu tarabuster toujou l’esprit ?
PIERROT.
Dis-moi
Queu mal t’fais-je à vouloir que tu m’fasses paraître
Un peu d’amiquié ?
CHARLOTTE.
Va, ça me viendra peut-être ;
Ne me presse point tant, et laisse faire.
PIERROT.
Hé bian !
Touche donc là, Charlotte, et d’bon cœur.
CHARLOTTE.
Hé bian ! quian.
PIERROT.
Promets qu’tu tâcheras z’à m’aimer davantage.
Scène II
CHARLOTTE, PIERROT, DON JUAN, SGANARELLE
CHARLOTTE.
Est-ce là ce Monsieu ?
PIERROT.
Oui, le v’là.
CHARLOTTE.
Queu dommage
Qui l’eût été nayé ! Qui l’est genti !
PIERROT.
Je vas
Boire chopaine : aguieu ; je ne tarderai pas.
Scène III
CHARLOTTE, DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Il n’y faut plus penser, c’en est fait, Sganarelle ;
La force entre mes bras allait mettre la belle,
Lorsque ce coup de vent, difficile à prévoir,
Renversant notre Barque, a trompé mon espoir.
Si par là de mon feu l’espérance est frivole,
L’aimable Paysanne aisément m’en console ;
Et c’est une conquête assez pleine d’appas,
Qui, dans l’occasion ne m’échappera pas.
Déjà, par cent douceurs, j’ai jeté dans son âme
Ces dispositions à bien traiter ma flamme :
On se plaît à m’entendre ; et je puis espérer
Qu’ici je n’aurai pas longtemps à soupirer.
SGANARELLE.
Ah ! monsieur, je frémis à vous entendre dire.
Quoi ! des bras de la mort quand le Ciel nous retire,
Au lieu de mériter, par quelque amendement,
Les bontés qu’il répand sur nous incessamment ;
Au lieu de renoncer aux folles amourettes
Qui déjà tant de fois... Paix, coquin que vous êtes !
Monsieur sait ce qu’il fait ; et vous ne savez, vous,
Ce que vous dites.
DON JUAN.
Ah ! que vois-je auprès de nous ?
SGANARELLE.
Qu’est-ce ?
DON JUAN.
Tourne les yeux, Sganarelle, et condamne
La surprise où me met cette autre paysanne.
D’où sort-elle ? Peut-on rien voir de plus charmant ?
Celle-ci vaut bien l’autre, et mieux.
SGANARELLE.
Assurément.
DON JUAN.
Il faut que je lui parle.
SGANARELLE, à part.
Autre pièce nouvelle.
DON JUAN, à Charlotte.
L’agréable rencontre ! Et d’où me vient, la belle,
L’inespéré bonheur de trouver en ces lieux,
Sous cet habit rustique, un chef-d’œuvre des cieux ?
CHARLOTTE.
Hé ! monsieu...
DON JUAN.
Il n’est point un plus joli visage.
CHARLOTTE.
Monsieu...
DON JUAN.
Demeurez-vous, ma belle, en ce village ?
CHARLOTTE.
Oui, monsieu.
DON JUAN.
Votre nom ?
CHARLOTTE.
Charlotte, à vous sarvir,
Si j’en étais capable.
DON JUAN.
Ah ! je me sens ravir.
Qu’elle est belle, et qu’au cœur sa vue est dangereuse !
Pour moi...
CHARLOTTE.
Vous me rendez, monsieu, toute honteuse !
DON JUAN.
Honteuse, d’ouïr dire ici vos vérités !
Sganarelle, as-tu vu jamais tant de beautés ?
Tournez-vous, s’il vous plaît. Que sa taille est mignonne !
Haussez un peu la tête. Ah ! l’aimable personne !
Cette bouche... ces yeux, ouvrez-les tout à fait :
Qu’ils sont beaux ! Et vos dents ? Il n’est rien si parfait.
Ces lèvres ont surtout un vermeil que j’admire,
J’en suis charmé.
CHARLOTTE.
Monsieur, cela vous plaît à dire,
Et je ne sais si c’est pour vous railler de moi.
DON JUAN.
Me railler de vous ! Non, j’ai trop de bonne foi.
Regarde cette main plus blanche que l’ivoire,
Sganarelle ; peut-on...
CHARLOTTE.
Fi, Monsieu, al est noire
Tout comme je n’sais quoi.
DON JUAN.
Laissez-la moi baiser.
CHARLOTTE.
C’est trop d’honneur pour moi, j’n’os’rais vous refuser.
Mais si j’eus su tout ça, devant votre arrivée,
Exprès aveu du son je m’la serais lavée.
DON JUAN.
Vous n’êtes point encor mariée ?
CHARLOTTE.
Oh ! non pas ;
Mais je dois bientôt l’être au fils du grand Lucas.
Il se nomme Piarrot ; c’est ma Tante Phlipotte
Qui nous fait marier.
DON JUAN.
Quoi ! vous, belle Charlotte,
D’un simple paysan être la femme ? Non.
Il vous faut autre chose ; et je crois tout de bon
Que le ciel m’a conduit exprès dans ce village,
Pour rompre cet injuste et honteux mariage ;
Car enfin je vous aime ; et, malgré les jaloux,
Pourvu que je vous plaise, il ne tiendra qu’à vous
Qu’on ne trouve moyen de vous faire paraître
Dans l’éclat des honneurs où vous méritez d’être.
Cet amour est bien prompt, je l’avouerai ; mais quoi !
Vos beautés tout d’un coup ont triomphé de moi ;
Et je vous aime autant, Charlotte, en un quart d’heure,
Qu’on aimerait une autre en six mois.
CHARLOTTE.
Oui ?
DON JUAN.
Je meure,
S’il n’est rien de plus vrai.
CHARLOTTE.
Monsieu, je voudrais bian
Que ça fût tout com’ça ; car vous n’me dites rian
Qui n’me fasse assé z’aise, et j’aurais bien envie
De n’vous mécroire point ; mais j’ai toute ma vie
Entendu dire à ceux qui savont bian ç’que c’est,
Qu’i n’est point de monsieu qui ne soit toujou prêt
À tromper queuque fille, à moins qu’al n’y regarde.
DON JUAN.
Suis-je de ces gens-là ? Non Charlotte.
SGANARELLE.
Il n’a garde.
DON JUAN.
Le temps vous fera voir comme j’en veux user.
CHARLOTTE.
Aussi je n’voudrais pas me laisser abuser.
Voyez-vous ! si j’sis pauvre et native au village,
J’ai d’l’honneur tout autant qu’on en ait à mon âge ;
Et, pour tout l’or du monde, an n’me pourrait tenter,
Si j’pensais qu’en m’aimant l’an me l’voulût ôter.
DON JUAN.
Je voudrais vous l’ôter, moi ? Ce soupçon m’offense.
Croyez que pour cela j’ai trop de conscience,
Et que si vos appas m’ont su d’abord charmer,
Ce n’est qu’en tout honneur que je vous veux aimer.
Pour vous le faire voir, apprenez que dans l’âme
J’ai formé le dessein de vous faire ma femme.
J’en donne ma parole : et, pour vous, au besoin,
L’homme que vous voyez en sera le témoin.
CHARLOTTE.
Vous m’vouriez épousé, moi ?
DON JUAN.
Cela vous étonne ?
Demandez au témoin que mon amour vous donne,
Il me connaît.
SGANARELLE.
Très fort.
À Charlotte.
Ne craignez rien, allez,
Il vous épousera cent fois, si vous voulez.
J’en réponds.
DON JUAN.
Hé bien donc ? pour le prix de ma flamme,
Ne consentez-vous pas à devenir ma femme ?
CHARLOTTE.
I faudrait à ma tante en dire un petit mot,
Pour qu’al en fût contente ; al aime bian Piarrot.
DON JUAN.
Je dirai ce qu’il faut, et m’en rendrai le maître.
Touchez-là seulement, pour me faire connaître
Que, de votre côté, vous voulez bien de moi.
CHARLOTTE.
J’n’en veux que trop ; mais vous ?
DON JUAN.
Je vous donne ma foi,
Et deux petits baisers vous vont servir de gage...
Scène IV
PIERROT, dans le fond, CHARLOTTE, DON JUAN, SGANARELLE
CHARLOTTE.
Oh ! monsieu, attendez qu’jons fait le mariage.
Après ça, voyez-vous ! je vous baiserai tant,
Que vous n’aurez qu’à dire.
DON JUAN.
Ah ! me voilà content.
Tout ce que vous voulez, je le veux pour vous plaire ;
Donnez-moi seulement votre main.
CHARLOTTE.
Pourquoi faire ?
DON JUAN.
Il faut que cent baisers vous marquent l’intérêt...
PIERROT, s’approchant.
Tout doucement, monsieu, tenez-vous, si vous plaît.
Vous pourriez, v-z-échauffant, gagné la purésie.
DON JUAN.
D’où cet impertinent nous vient-il ?
PIERROT.
Oh ! jarnie,
J’vous dis qu’où vous teniais, et qu’i n’est pas besoin
Qu’où veniais courtisé nos femmes de si loin.
DON JUAN, le poussant.
Ah ! que de bruit !
PIERROT.
Margué, je n’nou z’émouvons guère,
Pour cé pousseus de gens.
CHARLOTTE.
Piarrot, laisse-le faire.
PIERROT.
Quement, que je l’laisse faire ? Et je ne l’veux pas, moi.
DON JUAN.
Ah !
PIERROT.
Par ç’qu’il est monsieu, i s’en viendra, je crois,
Caresser à not’barbe ici no z’acordées.
Pargué, j’en sis d’avis que j’vous l’z’ayons gardées.
Allez v-z-en caresser lé vôtres.
DON JUAN, lui donnant plusieurs soufflets.
Hé !
PIERROT.
Hé ! margué,
Ne v-z-avisez pas trop de m’frapper, jarnigué !
Ventrigué ! tatigué ! voyez un peu la chance,
De v’nir battre les gens ! Ç’n’est pas la récompense
De v-z’être allé tantôt sauvé d’être nayé.
J’vous devions laissez boire. I l’est bien employé.
CHARLOTTE.
Va, ne te fâche point, Piarrot.
PIERROT.
Oh ! palsanguienne,
I m’plaît de me fâcher ; et t’es une vilaine,
D’endurer qu’an t’cajole.
CHARLOTTE.
I me veut épouser ;
Et tu n’te devrais pas si fort colériser.
Ç’n’est pas ç’que tu penses, dà.
PIERROT.
Jarni, tu m’es promise.
CHARLOTTE.
Ça n’y fait rien, Piarrot ; tu n’mas pas encor prise.
S’tu m’aimes comme i faut, s’ras-tu pas tout joyeux
De m’voir madame ?
PIERROT.
Non, j’aimerais cent fois mieux
Te voir crever qu’nan pas qu’un autre t’eût. Marguenne...
CHARLOTTE.
Laiss’moi que je la sois, et n’te mets point en peine,
Je te ferai cheux nou z’apporter des œufs frais,
Du beurre...
PIERROT.
Palsangué, je g’n’i’en port’rai jamais,
Quand tu m’en f’rais poyer deux fois autant. Acoute,
C’est donc com’ça q’tu fais ? Si j’en eusse eu queuq’ doute,
Je m’sras bien empâché de le tirer de gl’iau,
Et j’li aurais baillé plutôt un chinfreniaiu,
D’un bon coup d’aviron sur la tête.
DON JUAN.
Hé ?
PIERROT, s’éloignant.
Parsonne
N’me fait peur.
DON JUAN.
Attendez, j’aime assez qu’on raisonne.
PIERROT, s’éloignant toujours.
Je m’gobarg’ de tout, moi.
DON JUAN.
Voyons un peu cela.
PIERROT.
J’en avons ben vu d’autre.
DON JUAN.
Ouais !
SGANARELLE.
Monsieur, laissez-là
Ce pauvre diable ; à quoi peut servir de le battre ?
Vous voyez bien qu’il est obstiné comme quatre.
À Pierrot.
Va, mon pauvre garçon, va-t’en, retire-toi,
Et ne lui dis plus rien.
PIERROT.
Et j’li veux dire, moi.
DON JUAN, donnant un soufflet à Sganarelle, croyant le donner à Pierrot qui se baisse.
Ah ! je vous apprendrai...
SGANARELLE.
Peste, soit du maroufle !
DON JUAN.
Voilà ta charité !
PIERROT.
Je m’ris d’queuq’vent qui souffle ;
À Charlotte.
Et j’m’en vas à ta tante en lâcher quatre mots,
Laisse faire.
Scène V
DON JUAN, CHARLOTTE, SGANARELLE
DON JUAN.
À la fin il nous laisse en repos ;
Et je puis à la joie abandonner mon âme.
Que de ravissements quand vous serez ma femme !
Sera-t-il un bonheur égal au mien ?
Scène VI
CHARLOTTE, DON JUAN, MATHURINE, SGANARELLE
SGANARELLE, voyant Mathurine.
Ah ! ah ?
Voici l’autre.
MATHURINE, à Don Juan.
Monsieu, qu’est-ç’ donc qu’ous faites-là ?
Est-ç’qu’vous parlez d’amour à Charlotte ?
DON JUAN, bas à Mathurine.
Au contraire ;
C’est qu’elle m’aime ; et moi, comme je suis sincère,
Je lui dis que déjà vous possédez mon cœur.
CHARLOTTE, à Don Juan.
Qu’est-ç’ donc que vous veut là Mathurine ?
DON JUAN, bas à Charlotte.
Elle a peur
Que je ne vous épouse ; et je viens de lui dire
Que je vous l’ai promis.
MATHURINE.
Quoi, Charlotte, est-ç’ pour rire ?
DON JUAN, bas à Mathurine.
Tout ce que vous direz ne servira de rien :
Elle me veut aimer.
CHARLOTTE.
Mathurine, est-il bien
D’empêcher que Monsieu.
DON JUAN, bas à Charlotte.
Vous voyez qu’elle enrage.
MATHURINE.
Oh ! je n’empêche rien ; il m’a déjà...
DON JUAN, bas à Charlotte.
Je gage
Qu’elle vous soutiendra qu’elle a reçu ma foi.
CHARLOTTE.
J’ne pensais pas...
DON JUAN, bas à Mathurine.
Gageons qu’elle dira de moi,
Que j’aurai fait serment de la prendre pour femme.
MATHURINE, à Charlotte.
Vous v’né un peu trop tard.
CHARLOTTE, à Mathurine.
Vous le dites.
MATHURINE.
Tredame.
Pourquoi me disputer ?
CHARLOTTE.
Pis q’monsieu me veut bian.
MATHURINE.
C’est moi qu’i veut putôt.
CHARLOTTE.
Oh ! pourtant j’n’en crois rian.
MATHURINE.
I m’a vu la prumière, et m’la dit ; qu’i réponde.
CHARLOTTE.
Si v-z-a vu la prumière, il m’a vu la seconde,
Et m’veut épousé.
MATHURINE.
Bon !...
DON JUAN, bas à Mathurine.
Hé ! que vous ai-je dit ?
MATHURINE.
C’est moi qu’il épous’ra. Voyez le bel esprit !
DON JUAN, bas à Charlotte.
N’ai-je pas deviné ? La folle ! je l’admire.
CHARLOTTE.
Si j’n’avons pas raison, le v’là qu’est pour le dire,
Il sait notre querelle.
MATHURINE.
Oui, puisqu’i sait ç’qu’en est,
Qui nous juge.
CHARLOTTE.
Monsieu, jugez nous, si vous plaît.
Laqueule est parmi nous...
MATHURINE.
Gageons qu’ c’est moi qu’il aime,
Vous z’allez voir.
CHARLOTTE.
Tant mieux, vous z’allez voir vous-même.
MATHURINE, à Don Juan.
Dites.
CHARLOTTE, à Don Juan.
Parlez.
DON JUAN.
Comment ! est-ce pour vous moquer ?
Quel besoin avez-vous de me faire expliquer ?
À l’une de vous deux j’ai promis mariage,
J’en demeure d’accord, en faut-il davantage ?
Et chacune de vous, dans un débat si prompt,
Ne sait-elle pas bien comme les choses vont ?
Celle à qui je me suis engagé, doit peu craindre
Ce que pour l’étonner l’autre s’obstine à feindre ;
Et tous ces vains propos ne sont qu’à mépriser,
Pourvu que je sois prêt toujours à l’épouser.
Qui va de bonne foi, hait les discours frivoles.
J’ai promis des effets, laissons-là les paroles ;
C’est par eux que je songe à vous mettre d’accord ;
Et l’on saura bientôt qui de vous deux a tort,
Puisqu’en me mariant je dois faire connaître
Pour laquelle l’amour dans mon cœur a su naître.
Bas à Mathurine.
Laissez-la se flatter, je n’adore que vous.
Bas à Charlotte.
Ne la détrompez point, je serai votre époux.
Bas à Mathurine.
Il n’est charmes si vifs que n’effacent les vôtres.
Bas à Charlotte.
Quand on a vu vos yeux, on n’en peut souffrir d’autres.
Haut.
Une affaire me presse, et je cours l’achever.
Adieu, dans un moment je viens vous retrouver.
Scène VII
CHARLOTTE, SGANARELLE, MATHURINE
CHARLOTTE.
C’est moi qui li plaît mieux, au moins.
MATHURINE.
Pourtant, je pense
Que je l’épouserons.
SGANARELLE.
Je plains votre innocence,
Pauvres jeunes brebis, qui, pour trop croire un fou,
Vous-mêmes vous jetez dans la gueule du loup !
Croyez-moi, toutes deux, ne soyez point si promptes
À vous laisser ainsi duper par de beaux contes.
Songez à vos oisons, c’est le plus assuré.
Scène VIII
CHARLOTTE, SGANARELLE, MATHURINE, DON JUAN
DON JUAN, dans le fond du Théâtre.
D’où vient que Sganarelle est ici demeuré ?
SGANARELLE.
Mon maître n’est qu’un fourbe ; et tout ce qu’il débite,
Fadaise : il ne promet que pour aller plus vite.
Parlant de mariage, il cherche à vous tromper.
Il en épouse autant qu’il en peut attraper ;
Et...
Apercevant Don Juan qui l’écoute.
Cela n’est pas vrai ; si l’on vient vous le dire ;
Répondez hardiment qu’on se plaît à médire ;
Que mon maître n’est fourbe en aucune action ;
Qu’il n’épouse jamais qu’à bonne intention ;
Qu’il n’abuse personne ; et que, s’il dit qu’il aime...
Ah ! tenez, le voilà, sachez-le de lui-même.
DON JUAN, à Sganarelle.
Oui !
SGANARELLE.
Le monde est si plein, monsieur, de médisants,
Que, comme on parle mal, surtout des courtisans,
Je leur faisais entendre à toutes deux, pour cause,
Que, si quelqu’un, de vous leur disait quelque chose,
Il fallait n’en rien croire ; et que de suborneur...
DON JUAN.
Sganarelle !...
SGANARELLE.
Oui, mon maître est un homme d’honneur ;
Je le garantis tel.
DON JUAN.
Hon !
SGANARELLE.
Ce seront des bêtes,
Ceux qui tiendront de lui des discours malhonnêtes.
Scène IX
CHARLOTTE, LA RAMÉE, DON JUAN, SGANARELLE, MATHURINE
LA RAMÉE, à Don Juan.
Je viens vous avertir, monsieur, qu’ici pour vous
Il ne fait pas fort bon.
SGANARELLE.
Ah ! monsieur, sauvons-nous.
DON JUAN, à la Ramée.
Qu’est-ce ?
LA RAMÉE.
Dans un moment doivent ici descendre
Douze hommes à cheval commandés pour vous prendre ;
Ils ont dépeint vos traits à ceux qui me l’ont dit,
Songez à vous.
Scène X
CHARLOTTE, DON JUAN, SGANARELLE, MATHURINE
SGANARELLE.
Pourquoi s’aller perdre à crédit ?
Tirons-nous promptement, monsieur.
DON JUAN.
Adieu, les belles ;
Celle que j’aime aura demain de mes nouvelles.
MATHURINE, s’en allant.
C’est à moi qui promet, Charlotte.
CHARLOTTE, s’en allant.
Oh ! c’est à moi.
Scène XI
DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Il faut céder : la force est une étrange loi.
Viens, pour ne risquer rien usons de stratagème ;
Tu prendras mes habits.
SGANARELLE.
Moi, monsieur ?
DON JUAN.
Oui, toi-même.
SGANARELLE.
Monsieur, vous vous moquez. Comment, sous vos habits,
M’aller faire tuer ?
DON JUAN.
Tu mets la chose au pis.
Mais dis-moi, lâche, dis, quand cela devrait être
N’est-on pas glorieux de mourir pour son maître ?
SGANARELLE.
Serviteur à la gloire.
Scène XII
SGANARELLE, seul
Ô Ciel, fais qu’aujourd’hui,
Sganarelle en fuyant ne soit pas pris pour lui.
ACTE III
Scène première
SGANARELLE, habillé en Médecin, DON JUAN
SGANARELLE.
Avouez qu’au besoin j’ai l’imaginative
Aussi prompte d’aller que personne qui vive.
Votre premier dessein n’était point à propos.
Sous ce déguisement j’ai l’esprit en repos.
Après tout, ces habits nous cachent l’un et l’autre
Beaucoup mieux qu’on n’eût pu me cacher sous le vôtre ;
J’en regardais le risque avec quelque souci ;
Tout franc, il me choquait.
DON JUAN.
Te voilà bien ainsi.
Où diable as-tu donc pris ce grotesque équipage ?
SGANARELLE.
Il vient d’un médecin qui l’avait mis en gage :
Quoique vieux, j’ai donné de l’argent pour l’avoir.
Mais, monsieur, savez-vous quel en est le pouvoir ?
Il me fait saluer des gens que je rencontre,
Et passer pour docteur partout où je me montre :
Ainsi qu’un habile homme on me vient consulter.
DON JUAN.
Comment donc ?
SGANARELLE.
Mon savoir va bientôt éclater.
Déjà six paysans, autant de paysannes,
Accoutumés sans doute à parler à des ânes,
M’ont sur différents maux demandé mon avis.
DON JUAN.
Et qu’as-tu répondu ?
SGANARELLE.
Moi ?
DON JUAN.
Tu t’es trouvé pris ?
SGANARELLE.
Pas trop. Sans m’étonner, de l’habit que je porte
J’ai soutenu l’honneur, et raisonné de sorte
Que, sur mon ordonnance aucun d’eux n’a douté
Qu’il n’eût entre les mains un trésor de santé.
DON JUAN.
Et comment as-tu pu bâtir tes ordonnances ?
SGANARELLE.
Ma foi, j’ai ramassé beaucoup d’impertinences,
Mêlé café, opium, rhubarbe, et cætera,
Tout par drachme ; et le mal aille comme il pourra,
Que m’importe ?
DON JUAN.
Fort bien. Ce que tu viens de dire
Me réjouit.
SGANARELLE.
Et si, pour vous faire mieux rire,
Par hasard, (car enfin, quelquefois, que sait-on ?)
Mes malades venaient à guérir ?
DON JUAN.
Pourquoi non ?
Les autres médecins que les sages méprisent,
Dupent-ils moins que toi dans tout ce qu’ils nous disent ?
Et, pour quelques grands mots que nous n’entendons pas,
Ont-ils aux guérisons plus de part que tu n’as ?
Crois-moi, tu peux, comme eux, quoiqu’on s’en persuade,
Profiter, s’il advient, du bonheur du malade,
Et voir attribuer au seul pouvoir de l’art
Ce qu’avec la nature aura fait le hasard...
SGANARELLE.
Oh ! jusqu’où vous poussez votre humeur libertine !
Je ne vous croyais pas impie en médecine.
DON JUAN.
Il n’est point parmi nous d’erreur plus grande.
SGANARELLE.
Quoi !
Pour un art tout divin vous n’avez point de foi ?
Le café, le séné, ni le vin émétique...
DON JUAN.
La peste soit le fou !
SGANARELLE.
Vous êtes hérétique,
Monsieur. Songez-vous bien quel bruit, depuis un temps,
Fait le vin émétique ?
DON JUAN.
Oui, pour certaines gens.
SGANARELLE.
Ses miracles partout ont vaincu les scrupules ;
Leur force a converti jusqu’aux plus incrédules :
Et, sans aller plus loin, moi qui vous parle, moi,
J’en ai vu des effets si surprenants...
DON JUAN.
En quoi ?
SGANARELLE.
Tout peut être nié, si la vertu se nie.
Depuis six jours un homme était à l’agonie,
Les plus experts docteurs n’y connaissaient plus rien,
Il avait mis à bout la médecine.
DON JUAN.
Hé bien ?
SGANARELLE.
Recours à l’émétique : il en prend pour leur plaire ;
Soudain...
DON JUAN.
Le grand miracle ! il réchappe ?
SGANARELLE.
Au contraire,
Il en meurt.
DON JUAN.
Merveilleux moyen de le guérir !
SGANARELLE.
Comment ! depuis six jours il ne pouvait mourir ;
Et, dès qu’il en a pris, le voilà qui trépasse ;
Vit-on jamais remède avoir plus d’efficace ?
DON JUAN.
Tu raisonnes fort juste.
SGANARELLE.
Il est vrai, cet habit
Sur le raisonnement m’inspire de l’esprit ;
Et si, sur certains points où je voudrais vous mettre,
La dispute...
DON JUAN.
Une fois je veux te la permettre.
SGANARELLE.
Errez en médecine autant qu’il vous plaira,
La seule faculté s’en scandalisera :
Mais sur le reste, là, que le cœur se déploie.
Que croyez-vous ?
DON JUAN.
Je crois ce qu’il faut que je croie.
SGANARELLE.
Bon, parlons doucement, et sans nous échauffer.
Le ciel...
DON JUAN.
Laissons cela...
SGANARELLE.
C’est fort bien dit. L’enfer...
DON JUAN.
Laissons cela, te dis-je.
SGANARELLE.
Il n’est pas nécessaire,
De vous expliquer mieux, votre réponse est claire.
Malheur si l’esprit fort s’y trouvait oublié !
Voilà ce que vous sert d’avoir étudié ;
Temps perdu. Quant à moi, personne ne peut dire
Que l’on m’ait rien appris, je sais à peine lire,
Et j’ai de l’ignorance à fond ; mais, franchement,
Avec mon petit sens, mon petit jugement,
Je vois, je comprends mieux ce que je dois comprendre,
Que vos livres jamais ne pourraient me l’apprendre.
Ce monde où je me trouve, et ce soleil qui luit,
Sont-ce des champignons venus en une nuit ?
Se sont-ils faits tout seuls ? Cette masse de pierre
Qui s’élève en rocher, ces arbres, cette terre,
Ce ciel planté là-haut, est-ce que tout cela
S’est bâti de soi-même ? Et, vous, seriez-vous là
Sans votre père, à qui le sien fut nécessaire
Pour devenir le vôtre ? Ainsi, de père en père,
Allant jusqu’au premier, qui veut-on qui l’ait fait,
Ce premier ? Et dans l’homme, ouvrage si parfait :
Tous ces os agencés l’un dans l’autre ; cette âme,
Ces veines, ce poumon, ce cœur, ce foie... Oh ! dame,
Parlez à votre tour comme les autres font ;
Je ne puis disputer, si l’on ne m’interrompt.
Vous vous taisez exprès, et c’est belle malice.
DON JUAN.
Ton raisonnement charme, et j’attends qu’il finisse.
SGANARELLE.
Mon raisonnement est, monsieur, quoiqu’il en soit,
Que l’Homme est admirable en tout, et qu’on y voit
Certains ingrédients, que, plus on les contemple,
Moins on peut expliquer, d’où vient que... Par exemple,
N’est-il pas merveilleux que je sois ici, moi,
Et qu’en la tête, là, j’aie un je ne sais quoi,
Qui fait qu’en un moment, sans en savoir la cause ;
Je pense, s’il le faut, cent différentes choses,
Et ne me mêle point d’ajuster les ressorts
Que ce je ne sais quoi fait mouvoir dans mon corps ?
Scène II
LÉONOR, dans le fond, DON JUAN, SGANARELLE
SGANARELLE, continuant.
Je veux lever un doigt, deux, trois, la main entière,
Aller à droit, à gauche, en avant, en arrière...
DON JUAN, apercevant Léonor au fond du théâtre.
Ah ! Sganarelle, vois. Peut-on sans s’étonner...
SGANARELLE.
Voilà ce qu’il nous faut, monsieur, pour raisonner.
Vous n’êtes point muet en voyant une belle.
DON JUAN.
Celle-ci me ravit.
SGANARELLE.
Vraiment.
DON JUAN.
Que cherche-t-elle ?
SGANARELLE.
Vous devriez déjà l’être allé demander.
DON JUAN, à Léonor.
Quel bien plus grand le ciel pouvait-il m’accorder ?
Présenter à mes yeux dans un lieu si sauvage,
La plus belle personne...
LÉONOR.
Oh ! point, monsieur.
DON JUAN.
Je gage
Que vous n’avez encor que quatorze ans au plus.
SGANARELLE, bas à Don Juan.
C’est comme il vous les faut.
LÉONOR.
Quatorze ans ? Je les eus
Le dernier de Juillet.
SGANARELLE, bas à part.
Ô ma pauvre innocente !
DON JUAN.
Mais que cherchiez-vous là ?
LÉONOR.
Des herbes pour ma tante :
C’est pour faire un remède, elle en prend très souvent.
DON JUAN.
Veut-elle consulter un homme fort savant ?
Monsieur est médecin.
LÉONOR.
Ce serait là sa joie.
SGANARELLE, d’un ton grave.
Où son mal lui tient-il ? Est-ce à la rate, au foie ?
LÉONOR.
Sous des arbres assise, elle prend l’air là-bas ;
Allons le savoir d’elle.
DON JUAN.
Hé ! ne nous pressons pas
À Sganarelle.
Qu’elle est propre à causer une flamme amoureuse !
LÉONOR.
Il faudra que je sois pourtant religieuse.
DON JUAN.
Ah ! quel meurtre ! Et d’où vient ? Est-ce que vous avez
Tant de vocation ?
LÉONOR.
Pas trop, mais vous savez
Qu’on menace une fille ; et qu’il faut sans murmure...
DON JUAN.
C’est cela qui vous tient ?
LÉONOR.
Et puis, ma tante assure
Que je ne suis point propre au mariage.
DON JUAN.
Vous ?
Elle se moque, allez, faites choix d’un époux.
Je vous garantis, moi, s’il faut que j’en réponde,
Propre à vous marier plus que Fille du monde.
Monsieur le médecin s’y connaît ; et je veux
Que lui-même...
SGANARELLE, lui tâtant le pouls.
Voyons. Le cas n’est point douteux.
Mariez-vous ; il faut vous mettre deux ensemble,
Sinon, il vous viendra mal encombre.
LÉONOR.
Ah ! je tremble.
Et quel mal est-ce là que vous nommez ?
SGANARELLE.
Un mal
Qui confirme en six mois l’humide radical,
Mal terrible, astringent, vaporeux.
LÉONOR.
Je suis morte.
SGANARELLE.
Mal, surtout qui s’augmente au couvent.
LÉONOR.
Il n’importe,
On ne laissera pas de m’y mettre.
DON JUAN.
Et pourquoi ?
LÉONOR.
À cause de ma sœur qu’on aime plus que moi :
On la mariera mieux, quand on n’aura plus qu’elle.
DON JUAN.
Vous êtes pour cela trop aimable et trop belle,
Non, je ne puis souffrir cet excès de rigueur ;
Et, dès demain, pour faire enrager votre sœur,
Je veux vous épouser : en serez-vous contente ?
LÉONOR.
Hé ! mon Dieu ! n’allez pas en rien dire à ma tante.
Sitôt que du Couvent elle voit que je ris,
Deux soufflets me sont sûrs ; et ce serait bien pis
Si vous alliez pour moi parler de mariage.
DON JUAN.
Hé bien ! marions-nous en secret : je m’engage,
Puisqu’elle vous maltraite, à vous mettre en état
De ne rien craindre d’elle.
SGANARELLE.
Et par un bon contrat ;
Ce n’est point à demi que Monsieur fait les choses.
DON JUAN.
J’avais, pour fuir l’hymen, d’assez pressantes causes ;
Mais, pour vous faire entrer au couvent malgré vous,
Savoir qu’à la menace on ajoute les coups,
C’est un acte inhumain, dont je me sens coupable,
Si je ne vous épouse.
SGANARELLE.
Il est fort charitable ;
Voyez ! se marier, pour vous ôter l’ennui
D’être religieuse ! attendez tout de lui.
LÉONOR.
Si j’osais m’assurer...
SGANARELLE.
C’est une bagatelle,
Que ce qu’il vous promet. Sa bonté naturelle
Va si loin, qu’il est prêt, pour faire trêve aux coups,
D’épouser, s’il le faut, votre tante avec vous.
LÉONOR.
Ah ! qu’il n’en fasse rien ; elle est si dégoûtante...
Mais moi, suis-je assez belle...
DON JUAN.
Ah ciel ! toute charmante.
Quelle douceur pour moi de vivre sous vos lois !
Non, ce qui fait l’hymen n’est point de notre choix,
J’en suis trop convaincu ; je vous connais à peine,
Et, tout à coup, je cède à l’amour qui m’entraîne.
LÉONOR.
Je voudrais qu’il fût vrai ; car ma tante, et la peur
Que me fait le couvent...
DON JUAN.
Ah ! connaissez mon cœur.
Voulez-vous que ma foi, pour preuve indubitable,
Vous fasse le serment le plus épouvantable ?
Que le ciel...
LÉONOR.
Je vous crois, ne jurez point.
DON JUAN.
Hé bien ?
LÉONOR.
Mais, pour nous marier, sans que l’on en sût rien,
Si la chose pressait, comment faudrait-il faire ?
DON JUAN.
Il faudrait avec moi venir chez un notaire,
Signer le mariage ; et, quand tout serait fait,
Nous laisserions gronder votre tante.
SGANARELLE.
En effet,
Quand une chose est faite, elle n’est pas à faire.
LÉONOR.
Oh ! ma tante et ma sœur seront bien en colère ;
Car j’aurai, pour ma part, plus de vingt mille écus :
Bien des gens me l’ont dit.
DON JUAN.
Vous me rendez confus.
Pensez-vous que ce soit votre bien qui m’engage ?
Ce sont les agréments de ce charmant visage,
Cette bouche, ces yeux ; enfin, soyez à moi,
Et je renonce au reste.
SGANARELLE.
Il est de bonne foi.
Vos écus sont pour lui des beautés peu touchantes.
LÉONOR.
J’ai dans le bourg voisin une de mes parentes,
Qui veut qu’on me marie, et qui m’a toujours dit,
Que si quelqu’un m’aimait...
DON JUAN.
C’est avoir de l’esprit.
LÉONOR.
Elle enverrait chercher de bon cœur le notaire.
Si nous allions chez elle ?
DON JUAN.
Hé bien ! il le faut faire.
Me voilà prêt, allons.
LÉONOR.
Mais quoi ! seule avec vous ?
DON JUAN.
Vous avecque moi, c’est suivre votre époux.
Est-ce scrupule à faire après la foi promise ?
LÉONOR.
Pas trop, mais j’ai toujours...
DON JUAN.
Vous verrez ma franchise.
LÉONOR.
Du moins...
Scène III
THÉRÈSE, LÉONOR, DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Par où faut-il vous mener ?
LÉONOR.
Par ici.
Mais quel malheur !
DON JUAN.
Comment ?
LÉONOR.
Ma tante que voici...
DON JUAN, bas à part.
Le fâcheux contretemps ! Qui diable nous l’amène ?
SGANARELLE, à part.
Ma foi, c’en était fait sans cela.
DON JUAN.
Quelle peine !
LÉONOR.
Sans rien dire, venez m’attendre ici ce soir ;
Je m’y rendrai.
THÉRÈSE, à Léonor.
Vraiment ! j’aime assez à vous voir,
Impudente ! il vous faut parler avec des hommes !
SGANARELLE, à Thérèse.
Vous ne savez pas bien, madame, qui nous sommes.
LÉONOR.
Est-ce faire du mal, quand c’est à bonne fin ?
Ce monsieur-là m’a dit qu’il était médecin ;
Et je lui demandais si, pour guérir votre asthme,
Il ne savait pas...
SGANARELLE.
Oui, j’ai certain cataplasme,
Qui posé lorsqu’on tombe en suffocation,
Facilite aussitôt la respiration.
THÉRÈSE.
Hé ! mon dieu ! là-dessus j’ai vu les plus habiles,
Leurs remèdes me sont remèdes inutiles.
SGANARELLE.
Je le crois. La plupart des plus grands médecins
Ne sont bons qu’à venir visiter des bassins ;
Mais pour moi, qui vais droit au souverain dictame,
Je guéris de tous maux, et je voudrais, madame,
Que votre asthme vous tînt du haut jusques au bas,
Trois jours mon cataplasme, il n’y paraîtrait pas.
THÉRÈSE.
Hélas ! que vous feriez une admirable cure !
SGANARELLE.
Je parle hardiment, mais ma parole est sûre.
Demandez à Monsieur. Outre l’asthme, il avait
Un bolus au côté qui toujours s’élevait.
Du diaphragme impur l’humeur trop réunie
Le mettait tous les ans dix fois à l’agonie ;
En huit jours je vous ai balayé tout cela,
Nettoyé l’impur, et... Regardez, le voilà
Aussi frais, aussi plein de vigueur énergique,
Que s’il n’avait jamais eu tache d’asthmatique.
THÉRÈSE.
Son teint est frais, sans doute, et d’un vif éclatant.
SGANARELLE.
Ça, voyons votre pouls. Il est intermittent ;
La palpitation du poumon s’y dénote.
THÉRÈSE.
Quelquefois...
SGANARELLE.
Votre langue. Elle n’est pas tant sotte.
En dessous, levez-là. L’asthme y paraît marqué.
Ah ! si mon cataplasme était vite appliqué...
THÉRÈSE.
Où donc l’applique-t-on ?
SGANARELLE, lui parlant avec action, pour l’empêcher de voir que Don Juan entretient tout bas Léonor.
Tout droit sur la partie
Où la force de l’asthme est le plus départie.
Comme l’obstruction se fait de ce côté,
Il faut, autant qu’on peut, la mettre en liberté ;
Car, selon que d’abord la chaleur restringente
A pu se ramasser, la partie est souffrante,
Et laisse à respirer le conduit plus étroit.
Or est-il que le chaud ne vient jamais du froid :
Par conséquent, sitôt que dans une famille,
Vous voyez que le mal prend cours...
THÉRÈSE, à Léonor.
Petite fille,
Passez de ce côté.
SGANARELLE, continuant.
Ne différez jamais.
DON JUAN, bas à Léonor.
Vous viendrez donc ce soir ?
LÉONOR.
Oui, je vous le promets.
SGANARELLE.
À vous cataplasmer commencez de bonne heure.
En quel lieu faites-vous ici votre demeure ?
THÉRÈSE.
Vous voyez ma maison.
SGANARELLE, tirant sa tabatière.
Dans trois heures d’ici,
Prenez dans un ouf frais de cette poudre-ci ;
Et, du reste du jour ne parlez à personne.
Voilà, jusqu’à demain, ce que je vous ordonne ;
Je ne manquerai pas à me rendre chez vous.
THÉRÈSE.
Venez, vous faites seul mon espoir le plus doux.
Allons, petite fille, aidez-moi.
LÉONOR.
Ça, ma tante.
Scène IV
DON JUAN, SGANARELLE
SGANARELLE.
Qu’en dites-vous, monsieur ?
DON JUAN.
La rencontre est plaisante.
SGANARELLE.
M’érigeant en docteur, j’ai là fort à propos,
Pour amuser la tante, étalé de grands mots.
DON JUAN.
Où diable as-tu pêché ce jargon ?
SGANARELLE.
Laissez faire.
J’ai servi quelque temps chez un apothicaire.
S’il faut jaser encor, je suis médecin né.
Mais ce tabac en poudre à la vieille donné ?
DON JUAN.
Sa nièce est fort aimable, et doit ici se rendre,
Quand le jour...
SGANARELLE.
Quoi ! monsieur, vous l’y viendrez attendre ?
DON JUAN.
Oui, sans doute.
SGANARELLE.
Et de là, vous, l’épouseur banal,
Vous irez lui passer un écrit nuptial ?
DON JUAN.
Souffrir, faute d’un mot, qu’elle échappe à ma flamme ?
SGANARELLE.
Quel diable de métier ! Toujours femme sur femme !
DON JUAN.
En vain pour moi ton zèle y voit de l’embarras,
Les femmes n’en font point.
SGANARELLE.
Je ne vous comprends pas.
Mille gens, dont je vois partout qu’on se contente,
En ont souvent trop d’une, et vous en prenez trente !
DON JUAN.
Je ne me pique pas aussi de les garder ;
Le grand nombre, en ce cas, pourrait m’incommoder.
SGANARELLE.
Pourquoi ? Vous en feriez un Sérail. Mais je tremble.
Quel cliquetis, monsieur ! Ah !
DON JUAN.
Trois hommes ensemble
En attaquent un seul, il faut le secourir.
Scène V
SGANARELLE, seul
Voilà l’humeur de l’homme. Où s’en va-t-il courir ?
S’aller faire échiner, sans qu’il soit nécessaire !
Quels grands coups il allonge ! il faut le laisser faire.
Le plus sûr cependant est de m’aller cacher.
S’il a besoin de moi, qu’il vienne me chercher.
Scène VI
DON CARLOS, DON JUAN
DON CARLOS.
Ces voleurs par leur fuite ont fait assez connaître
Qu’où votre bras se montre on n’ose plus paraître ;
Et je ne puis nier qu’à cet heureux secours,
Si je respire encor, je ne doive mes jours.
Ainsi, monsieur, souffrez que pour vous rendre grâce...
DON JUAN.
J’ai fait ce que vous-même auriez fait à ma place ;
Et prendre ce parti contre leur lâcheté,
Était plutôt devoir que générosité.
Mais d’où vous êtes-vous attiré leur poursuite ?
DON CARLOS.
Je m’étais, par malheur, écarté de ma suite.
Ils m’ont rencontré seul, et mon cheval tué
À leur infâme audace a fort contribué.
Sans vous j’étais perdu.
DON JUAN.
Vous allez à la ville ?
DON CARLOS.
Non ; certains intérêts...
DON JUAN.
Vous peut-on être utile ?
DON CARLOS.
Cette offre met le comble à ce que je vous dois.
Une affaire d’honneur, très sensible pour moi,
M’oblige, dans ces lieux, à tenir la campagne.
DON JUAN.
Je suis à vous, souffrez que je vous accompagne.
Mais puis-je demander, sans me rendre indiscret,
Quel outrage reçu...
DON CARLOS.
Ce n’est plus un secret ;
Et je ne dois songer dans le bruit de l’offense,
Qu’à faire, promptement éclater ma vengeance.
Une sœur, qu’au Couvent j’avais fait élever,
Depuis quatre ou cinq jours s’est laissée enlever :
Un Don Juan Giron, est l’auteur de l’injure ;
Il a pris cette route, au moins on m’en assure,
Et je viens l’y chercher sur ce que j’en ai su.
DON JUAN.
Et le connaissez-vous ?
DON CARLOS.
Je ne l’ai jamais vu.
Mais j’amène avec moi des gens qui le connaissent ;
Et par ses actions ; telles qu’elles paraissent,
Je crois, sans passion, qu’il peut être permis...
DON JUAN.
N’en dites point de mal, il est de mes amis.
DON CARLOS.
Après un tel aveu j’aurais tort d’en rien dire :
Mais ; lorsque mon honneur à la vengeance aspire,
Malgré cette amitié, j’ose espérer de vous...
DON JUAN.
Je sais ce que se doit un si juste courroux ;
Et pour vous épargner des peines inutiles,
Quels que soient vos desseins, je les rendrai faciles.
Si d’aimer Don Juan je ne puis m’empêcher,
C’est sans avoir servi jamais à le cacher :
D’un enlèvement fait avecque trop d’audace,
Vous demandez raison ; il faut qu’il vous la fasse.
DON CARLOS.
Et comment me la faire ?
DON JUAN.
Il est homme de cœur :
Vous pouvez là-dessus consulter votre honneur.
Pour se battre avec vous, quand vous aurez su prendre
Le lieu, l’heure, et le jour, il viendra vous attendre :
Vous répondre de lui, c’est vous en dire assez.
DON CARLOS.
Cette assurance est douce à des cours offensés.
Mais je vous avouerai que vous devant la vie,
Je ne puis, sans douleur, vous voir de la partie.
DON JUAN.
Une telle amitié nous a joints jusqu’ici,
Que, s’il se bat, il faut que je me batte aussi ;
Notre union le veut.
DON CARLOS.
Et c’est dont je soupire.
Faut-il, quand je vous dois le jour que je respire,
Que j’aie à me venger, et qu’il vous soit permis
D’aimer le plus mortel de tous mes ennemis !
Scène VII
ALONSE, DON CARLOS, DON JUAN
ALONSE, à un valet.
Fais boire nos Chevaux, et que l’on nous attende.
Par où donc... Mais ô ciel, que ma surprise est grande !
DON CARLOS, à Alonse.
D’où vient qu’ainsi sur nous vos regards attachés...
ALONSE.
Voilà votre ennemi, celui que vous cherchez,
Don Juan.
DON CARLOS.
Don Juan ?
DON JUAN.
Oui, je renonce à feindre :
L’avantage du nombre est peu pour m’y contraindre.
Je suis ce Don Juan, dont le trépas juré...
ALONSE, à Don Carlos.
Voulez-vous...
DON CARLOS.
Arrêtez. M’étant seul égaré,
Des lâches m’ont surpris, et je lui dois la vie,
Qui, par eux sans son bras, m’aurait été ravie.
Don Juan, vous voyez, malgré tout mon courroux,
Que je vous rends le bien que j’ai reçu de vous ;
Jugez par là du reste : et si de mon offense,
Pour payer un bienfait, je suspends la vengeance,
Croyez que ce délai ne fera qu’augmenter
Le vif ressentiment que j’ai fait éclater.
Je ne demande point qu’ici, sans plus attendre,
Vous preniez le parti que vous avez à prendre :
Pour m’acquitter vers vous, je veux bien vous laisser,
Quoique vous résolviez, le loisir d’y penser.
Sur l’outrage reçu, qu’en vain on voudrait taire,
Vous savez quels moyens peuvent me satisfaire :
Il en est de sanglants, il en est de plus doux ;
Voyez-les, consultez, le choix dépend de vous :
Mais enfin, quel qu’il soit, souvenez-vous, de grâce,
Qu’il faut que mon affront par Don Juan s’efface,
Que ce seul intérêt m’a conduit en ce lieu,
Que vous m’avez pour lui donné parole. Adieu.
ALONSE, à Don Carlos.
Quoi ! monsieur...
DON CARLOS, à Alonse.
Suivez-moi.
ALONSE.
Faut-il...
DON CARLOS.
Notre querelle
Se doit vider ailleurs.
Scène VIII
DON JUAN, seul
Holà, ho, Sganarelle.
Scène IX
DON JUAN, SGANARELLE
SGANARELLE, derrière le théâtre.
Qui va là ?
DON JUAN.
Viendras-tu ?
SGANARELLE, derrière le théâtre.
Tout à l’heure.
Entré.
Ah ! c’est vous.
DON JUAN.
Coquin ! quand je me bats, tu te sauves des coups ?
SGANARELLE.
J’étais allé, monsieur, ici près, d’où j’arrive.
Cet habit est, je crois, de vertu purgative ;
Le porter, c’est autant qu’avoir pris...
DON JUAN.
Effronté !
D’un voile honnête, au moins, couvre ta lâcheté.
SGANARELLE.
D’un vaillant homme mort la gloire se publie :
Mais j’en fais moins de cas que d’un poltron en vie.
DON JUAN.
Sais-tu pour qui mon bras vient de s’employer ?
SGANARELLE.
Non.
DON JUAN.
Pour un frère d’Elvire.
SGANARELLE.
Un frère ! Tout de bon ?
DON JUAN.
J’ai regret de nous voir ainsi brouillés ensemble ;
Il paraît honnête homme.
SGANARELLE.
Ah ! monsieur ! il me semble
Qu’en rendant un peu plus de justice à sa sœur...
DON JUAN.
Ma passion dans mon cœur est usée en mon cœur ;
Et les objets nouveaux le rendent si sensible,
Qu’avec l’engagement il est incompatible.
D’ailleurs, ayant pris Femme en vingt lieux différents ;
Tu sais pour le secret les détours que je prends :
À ne point éclater toutes je les engage ;
Et si l’une en public avait quelque avantage,
Les autres parleraient, et tout serait perdu.
SGANARELLE.
Vous pourriez bien alors, monsieur, être pendu.
DON JUAN.
Maraud !
SGANARELLE.
Je vous entends, il serait plus honnête,
Pour mieux vous ennoblir, qu’on vous coupât la tête ;
Mais c’est toujours mourir.
DON JUAN, voyant un tombeau sur lequel est une Statue.
Quel ouvrage nouveau
Vois-je paraître ici ?
SGANARELLE.
Bon ! Et c’est le tombeau
Où votre commandeur, qui pour lui le fit faire,
Grâce à vous, gît plutôt qu’il n’était nécessaire.
DON JUAN.
On ne m’avait pas dit qu’il fût de ce côté.
Allons le voir.
SGANARELLE.
Pourquoi cette civilité ?
Laissons-le là, monsieur ; aussi bien, il me semble
Que vous ne devez pas être trop bien ensemble.
DON JUAN.
C’est pour faire la paix que je cherche à le voir ;
Et, s’il est galant homme, il doit nous recevoir.
Entrons.
SGANARELLE.
Ah ! que ce marbre est beau ! Ne lui déplaise,
Il s’est là, pour un mort, logé fort à son aise.
DON JUAN.
J’admire cette aveugle et sotte vanité.
Un homme, en son vivant, se sera contenté
D’un bâtiment fort simple, et le visionnaire
En veut un tout pompeux, quand il n’en a que faire.
SGANARELLE.
Voyez-vous sa statue, et comme il tient sa main ?
Parbleu, le voilà bon en empereur Romain.
Il me fait quasi peur. Quels regards il nous jette !
C’est pour nous obliger, je pense, à la retraite,
Sans doute qu’à nous voir il prend peu de plaisir.
DON JUAN.
Si de venir dîner il avait le loisir,
Je le régalerais. De ma part, Sganarelle,
Va l’en prier.
SGANARELLE.
Lui ?
DON JUAN.
Cours.
SGANARELLE.
La prière est nouvelle.
Un mort ! Vous moquez-vous ?
DON JUAN.
Fais ce que je t’ai dit.
SGANARELLE.
Le pauvre homme, monsieur, a perdu l’appétit.
DON JUAN.
Si tu n’y vas...
SGANARELLE.
J’y vais. Que faut-il que je dise ?
DON JUAN.
Que je l’attends chez moi.
SGANARELLE.
Je ris de ma sottise :
Mais mon maître le veut. Monsieur le commandeur.
Don Juan voudrait bien avoir chez lui l’honneur
De vous faire un régal : y viendrez-vous ?
La Statue baisse la tête.
SGANARELLE, tombant sur les genoux, s’écrie.
À l’aide.
DON JUAN.
Qu’est-ce ? Qu’as-tu ? Dis donc.
SGANARELLE.
Je suis mort sans remède.
La Statue...
DON JUAN.
Hé bien ! quoi ? Que veux-tu dire ?
SGANARELLE.
Hélas !
La Statue...
DON JUAN.
Enfin donc tu ne parleras pas ?
SGANARELLE.
Je parle, et je vous dis, monsieur, que la statue...
DON JUAN.
Encor ?
SGANARELLE.
Sa tête...
DON JUAN.
Hé bien ?
SGANARELLE.
Vers moi s’est abattue.
Elle m’a fait...
DON JUAN.
Coquin !
SGANARELLE.
Si je ne vous dis vrai,
Vous pouvez lui parler pour en faire l’essai.
Peut-être...
DON JUAN.
Viens, maraud, puisqu’il faut que j’en rie,
Viens être convaincu de ta poltronnerie,
Prends garde. Commandeur, te rendras-tu chez moi ?
Je t’attends à dîner.
La Statue baisse encore la tête.
SGANARELLE.
Vous en tenez, ma foi.
Voilà mes esprits forts qui ne veulent rien croire.
Disputons à présent, j’ai gagné la victoire.
DON JUAN, après avoir rêvé un moment.
Allons, sortons d’ici.
SGANARELLE.
Sortons, je vous promets,
Quand je serai dehors, de n’y rentrer jamais.
ACTE IV
Scène première
DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Cesse de raisonner sur une bagatelle.
Un faux rapport des yeux n’est pas chose nouvelle ;
Et souvent il ne faut qu’une simple vapeur,
Pour faire ce qu’en toi j’imputais à la peur :
La vue en est troublée, et je tiens ridicule...
SGANARELLE.
Quoi ! là-dessus encor vous êtes incrédule ?
Et ce que de nos yeux, de ces yeux que voilà,
Tous deux nous avons vu, vous le démentez ? Là,
Traitez-moi d’ignorant, d’impertinent, de bête,
Il n’est rien de plus vrai que ce signe de tête ;
Et je ne doute point que, pour vous convertir,
Le ciel qui de l’Enfer cherche à vous garantir,
N’ait rendu tout exprès ce dernier témoignage.
DON JUAN.
Écoute : s’il t’échappe un seul mot davantage
Sur tes moralités, je vais faire venir
Quatre Hommes des plus forts, te bien faire tenir,
Afin qu’un nerf de bœuf à loisir te réponde.
M’entends-tu ? dis.
SGANARELLE.
Fort bien, monsieur, le mieux du monde.
Vous vous expliquez net, c’est là ce qui me plaît.
D’autres ont des détours qu’on ne sait ce que c’est ;
Mais vous, en quatre mots que vous faites entendre,
Vous dites tout, rien n’est si facile à comprendre.
DON JUAN.
Qu’on me fasse dîner le plutôt qu’on pourra.
Un siège.
Scène II
RAGOTIN, DON JUAN, SGANARELLE
SGANARELLE, à Ragotin.
Va savoir quand monsieur dînera ;
Dépêche.
Scène III
LA VIOLETTE, DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Que veut-on ?
LA VIOLETTE.
C’est monsieur votre père.
Scène IV
DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Ah ! que cette visite était peu nécessaire !
Quels contes de nouveau me vient-il débiter ?
Qu’il a de temps à perdre !
SGANARELLE.
Il le faut écouter.
Scène V
DON LOUIS, DON JUAN, SGANARELLE
DON LOUIS.
Ma présence vous choque ; et je vois que, sans peine,
Vous pourriez vous passer d’un père qui vous gêne.
Tous deux, à dire vrai, par plus d’une raison,
Nous nous incommodons d’une étrange façon ;
Et si vous êtes las d’ouïr mes remontrances,
Je suis bien las aussi de vos extravagances.
Ah ! que d’aveuglement, quand raisonnant en fous,
Nous voulons que le ciel soit moins sage que nous ;
Quand, sur ce qu’il connaît qui nous est nécessaire,
Nos imprudents désirs ne le laissent pas faire,
Et qu’à force de vœux nous tâchons d’obtenir
Ce qui nous est donné souvent pour nous punir !
La naissance d’un fils fut ma plus forte envie ;
Mes souhaits en faisaient tout le bien de ma vie ;
Et ce fils que j’obtiens, est le fléau rigoureux
De ces jours que par lui je croyais rendre heureux.
De quel œil, dites-moi, pensez-vous que je voie
Ces commerces honteux qui seuls font votre joie ;
Ce scandaleux amas de viles actions
Qu’entassent chaque jour vos folles passions ;
Ce long enchaînement de méchantes affaires,
Où du Prince pour vous les grâces nécessaires
Ont épuisé déjà tout ce qu’auprès de lui
Mes services pouvaient m’avoir acquis d’appui ?
Ah ! fils, indigne fils ! Quelle est votre bassesse,
D’avoir de vos aïeux démenti la noblesse !
D’avoir osé ternir par tant de lâchetés,
Le glorieux éclat du sang dont vous sortez,
De ce sang que l’histoire en mille endroits renomme !
Et qu’avez-vous donc fait pour être gentilhomme ?
Si ce titre ne peut vous être contesté,
Pensez-vous avoir droit d’en tirer vanité,
Et qu’il ait rien en vous qui puisse être estimable,
Quand vos dérèglements l’y rendent méprisable ?
Non, non, de nos Aïeux on a beau faire cas,
La naissance n’est rien où la vertu n’est pas ;
Aussi ne pouvons-nous avoir part à leur gloire,
Qu’autant que nous faisons honneur à leur mémoire.
L’éclat que leur conduite a répandu sur nous,
Des mêmes sentiments nous doit rendre jaloux ;
C’est un engagement dont rien ne nous dispense,
De marcher sur les pas qu’a tracés leur prudence,
D’être à les imiter attachés, prompts, ardents,
Si nous voulons passer pour leurs vrais descendants.
Ainsi de ce héros que nos histoires louent,
Vous descendez en vain, lorsqu’ils vous désavouent,
Et que ce qu’ils ont fait et d’illustre et de grand,
N’a pu de votre cœur leur être un sûr garant :
Loin d’être de leur sang, loin que l’on vous en compte
L’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre honte ;
Et c’est comme un flambeau qui, devant vous porté,
Fait de vos actions mieux voir l’indignité.
Enfin, si la noblesse est un précieux titre,
Sachez que la vertu doit en être l’arbitre ;
Qu’il n’est point de grands noms qui sans elle obscurcis...
DON JUAN.
Monsieur, vous seriez mieux, si vous parliez assis.
DON LOUIS.
Je ne veux pas m’asseoir, insolent. J’ai beau dire,
Ma remontrance est vaine, et tu n’en fais que rire ;
C’est trop. Si jusqu’ici dans mon cœur, malgré moi,
La tendresse d’un père a combattu pour toi,
Je l’étouffe ; aussi bien il est temps que j’efface
La honte de te voir déshonorer ma race,
Et qu’arrêtant le cours de tes dérèglements,
Je prévienne du ciel les justes châtiments :
J’en mourrai ; mais je dois mon bras à sa colère.
Scène VI
DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Mourez, quand vous voudrez, il ne m’importe guère.
Ah ! que, sur ce jargon, qu’à toute heure j’entends,
Les pères sont fâcheux qui vivent trop longtemps !
SGANARELLE.
Monsieur...
DON JUAN.
Quelle sottise à moi quand je l’écoute !
SGANARELLE.
Vous avez tort.
DON JUAN.
J’ai tort ?
SGANARELLE.
Hé !...
DON JUAN.
J’ai tort ?
SGANARELLE.
Oui sans doute,
Vous avez très grand tort de l’avoir écouté
Avec tant de douceur et tant d’honnêteté.
Le chassant au milieu de sa sotte harangue,
Vous lui deviez apprendre à mieux régler sa langue.
A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ?
Un père, contre un fils, faire l’entreprenant ;
Lui venir dire au nez que l’honneur le convie
À mener dans le monde une louable vie ;
Le faire souvenir qu’étant d’un noble sang,
Il ne devrait rien faire indigne de son rang !
Les beaux enseignements ! C’est bien ce qu’il doit suivre
Un homme tel que vous, qui sait comme il faut vivre ;
De votre patience on se doit étonner.
Pour moi, je vous l’aurais envoyé promener.
Scène VII
DON JUAN, LA VIOLETTE, SGANARELLE
LA VIOLETTE.
Votre marchand est là, monsieur.
DON JUAN.
Qui ?
LA VIOLETTE.
Ce grand homme,
Monsieur Dimanche.
SGANARELLE.
Peste ! un créancier assomme.
De quoi s’avise-t-il d’être si diligent
À venir chez les gens demander de l’argent ?
Que ne lui disais-tu que Monsieur dîne en ville ?
LA VIOLETTE.
Vraiment oui ! c’est un homme à croire bien facile !
Malgré ce que j’ai dit, il a voulu s’asseoir
Là-dedans pour l’attendre.
SGANARELLE.
Hé bien ! jusques au soir
Qu’il y demeure.
DON JUAN.
Non ; fais qu’il entre au contraire.
Scène VIII
DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Je ne tarderai pas longtemps à m’en défaire.
Lorsque des créanciers cherchent à nous parler ,
Je trouve qu’il est mal de se faire celer.
Leurs visites ayant une fort juste cause,
Il les faut tout au moins payer de quelque chose ;
Et, sans leur rien donner, je ne manque jamais
À les faire de moi retourner satisfaits.
Scène IX
DON JUAN, MONSIEUR DIMANCHE, SGANARELLE, LAQUAIS
DON JUAN.
Bonjour, monsieur Dimanche. Hé ! que ce m’est de joie
De pouvoir... Ne souffrez jamais qu’on vous renvoie.
J’ai bien grondé mes gens, qui sans doute ont eu tort
De n’avoir pas voulu vous faire entrer d’abord ;
Ils ont ordre aujourd’hui de n’ouvrir à personne,
Mais ce n’est pas pour vous que cet ordre se donne ;
Et vous êtes en droit, quand vous venez chez moi,
De n’y trouver jamais rien de fermé.
MONSIEUR DIMANCHE.
Je crois,
Monsieur, qu’il...
DON JUAN.
Les coquins ! Voyez, laisser attendre
Monsieur Dimanche seul ! Oh ! je leur veux apprendre
À connaître les gens.
MONSIEUR DIMANCHE.
Cela n’est rien.
DON JUAN.
Comment !
Quand je suis dans ma chambre, oser effrontément
Dire à monsieur Dimanche, au meilleur...
MONSIEUR DIMANCHE.
Sans colère,
Monsieur ; une autre fois ils craindront de le faire.
J’étais venu...
DON JUAN.
Jamais ils ne font autrement.
Ça, pour Monsieur Dimanche un siège promptement.
MONSIEUR DIMANCHE.
Je suis dans mon devoir.
DON JUAN.
Debout ! Que je l’endure !
Non, vous serez assis.
MONSIEUR DIMANCHE.
Monsieur, je vous conjure...
DON JUAN.
Apportez.
Sganarelle apporte un tabouret.
Je vous aime ; et je vous vois d’un œil...
À Sganarelle.
Ôtez-moi ce tabouret, et donnez un fauteuil.
MONSIEUR DIMANCHE.
Je n’ai garde, monsieur, de...
DON JUAN.
Je le dis encore.
Au point que je vous aime, et que je vous honore,
Je ne souffrirai point qu’on mette entre nous deux
Aucune différence.
MONSIEUR DIMANCHE.
Ah ! monsieur.
DON JUAN.
Je le veux.
Allons, asseyez-vous.
MONSIEUR DIMANCHE.
Comme le temps empire...
DON JUAN.
Mettez-vous là.
MONSIEUR DIMANCHE.
Monsieur, je n’ai qu’un mot à dire.
J’étais...
DON JUAN.
Mettez-vous là, vous dis-je.
MONSIEUR DIMANCHE.
Je suis bien.
DON JUAN.
Non, si vous n’êtes là, je n’écouterai rien...
MONSIEUR DIMANCHE, s’asseyant dans un fauteuil.
C’est pour vous obéir. Sans le besoin extrême...
DON JUAN.
Parbleu, monsieur Dimanche, avouez-le vous-même,
Vous vous portez bien.
MONSIEUR DIMANCHE.
Oui, mieux depuis quelques mois,
Que je n’avais pas fait. Je suis...
DON JUAN.
Plus je vous vois,
Plus j’admire sur vous certain vif qui s’épanche.
Quel teint !
MONSIEUR DIMANCHE.
Je viens, monsieur...
DON JUAN.
Et madame Dimanche,
Comment se porte-t-elle ?
MONSIEUR DIMANCHE.
Assez bien, Dieu merci,
Je viens vous...
DON JUAN.
Du ménage elle a tout le souci.
C’est une brave femme.
MONSIEUR DIMANCHE.
Elle est votre servante.
J’étais...
DON JUAN.
Elle a bien lieu d’avoir l’âme contente.
Que ses enfants sont beaux ! La petite Louison,
Hem ?
MONSIEUR DIMANCHE.
C’est l’enfant gâté, monsieur, de la maison.
Je...
DON JUAN.
Rien n’est si joli.
MONSIEUR DIMANCHE.
Monsieur, je...
DON JUAN.
Que je l’aime !
Et le petit Colin, est-il encor de même ?
Fait-il toujours grand bruit avecque son tambour ?
MONSIEUR DIMANCHE.
Oui, monsieur ; on en est tout étourdi tout le jour.
Je venais...
DON JUAN.
Et Brusquet, est-ce à son ordinaire ?
L’aimable petit chien, pour ne se pouvoir taire !
Mord-il toujours les gens aux jambes ?
MONSIEUR DIMANCHE.
À ravir.
C’est pis que ce n’était : nous n’en saurions chevir ;
Et quand il ne voit pas notre petite fille...
DON JUAN.
Je prends tant d’intérêt en toute la famille,
Qu’on doit peu s’étonner si je m’informe ainsi
De tout l’un après l’autre.
MONSIEUR DIMANCHE.
Oh ! je vous compte aussi
Parmi ceux qui nous font...
DON JUAN.
Allons donc, je vous prie,
Touchez, Monsieur Dimanche.
MONSIEUR DIMANCHE.
Ah !
DON JUAN.
Mais sans raillerie ;
M’aimez-vous un peu ? Là.
MONSIEUR DIMANCHE.
Très humble serviteur.
DON JUAN.
Parbleu, je suis à vous aussi de tout mon cœur.
MONSIEUR DIMANCHE.
Vous me rendez confus. Je...
DON JUAN.
Pour votre service,
Il n’est rien qu’avec joie en tout temps je ne fisse.
MONSIEUR DIMANCHE.
C’est trop d’honneur pour moi. Mais, monsieur, s’il vous plaît,
Je viens pour...
DON JUAN.
Et cela, sans aucun intérêt ;
Croyez-le.
MONSIEUR DIMANCHE.
Je n’ai point mérité cette grâce.
Mais...
DON JUAN.
Servir mes amis n’a rien qui m’embarrasse.
MONSIEUR DIMANCHE.
Si vous...
DON JUAN.
Monsieur Dimanche, oh ! çà, de bonne foi,
Vous n’avez point dîné ; dînez avecque moi :
Vous voilà tout porté.
MONSIEUR DIMANCHE.
Non, monsieur ; une affaire
Me rappelle chez nous, et m’y rend nécessaire.
DON JUAN, se levant.
Vite, allons ma calèche.
MONSIEUR DIMANCHE.
Ah ! C’est trop de moitié.
DON JUAN.
Dépêchons.
MONSIEUR DIMANCHE.
Non, monsieur.
DON JUAN.
Vous n’irez point à pied.
MONSIEUR DIMANCHE.
Monsieur, j’y vais toujours.
DON JUAN.
La résistance est vaine ;
Vous m’êtes venu voir, je veux qu’on vous remmène.
MONSIEUR DIMANCHE.
J’avais-là...
DON JUAN.
Tenez-moi pour votre serviteur.
MONSIEUR DIMANCHE.
Je voulais...
DON JUAN.
Je le suis, et votre débiteur.
MONSIEUR DIMANCHE.
Ah ! monsieur.
DON JUAN.
Je n’en fais un secret à personne,
Et de ce que je dois j’ai la mémoire bonne.
MONSIEUR DIMANCHE.
Si vous me...
DON JUAN.
Voulez-vous que je descende en bas ?
Que je vous reconduise ?
MONSIEUR DIMANCHE.
Ah ! Je ne le vaux pas.
Mais...
DON JUAN.
Embrassez-moi donc. C’est d’une amitié pure,
Qu’une seconde fois ici je vous conjure
D’être persuadé qu’envers et contre tous
Il n’est rien qu’au besoin je ne fisse pour vous.
Scène X
MONSIEUR DIMANCHE, SGANARELLE
SGANARELLE.
Vous avez, en monsieur, un ami véritable ;
Un...
MONSIEUR DIMANCHE.
De civilités il est vrai qu’il m’accable ;
Et j’en suis si confus, que je ne sais comment
Lui pouvoir demander ce qu’il me doit.
SGANARELLE.
Vraiment !
Quand on parle de vous, il ne faut que l’entendre.
Comme lui tous ses gens ont pour vous le cœur tendre ;
Et, pour vous le montrer, ah ! Que ne nous vient-on
Donner quelque nasarde, ou des coups de bâton !
Vous verriez de quel air...
MONSIEUR DIMANCHE.
Je le crois Sganarelle.
Mais, pour lui, mille écus sont une bagatelle ;
Et deux mots dits par vous...
SGANARELLE.
Allez, ne craignez rien ;
Vous en dût-il vingt mille, il vous les paierait bien.
MONSIEUR DIMANCHE.
Mais vous, vous me devez aussi pour votre compte...
SGANARELLE.
Fi, parler de cela ! N’avez-vous point de honte ?
MONSIEUR DIMANCHE.
Comment ?
SGANARELLE.
Ne sais-je pas que je vous dois ?
MONSIEUR DIMANCHE.
Si tous...
SGANARELLE.
Allez, monsieur Dimanche, on vous attend chez vous.
MONSIEUR DIMANCHE.
Mais mon argent ?
SGANARELLE.
Hé bien ! je dois ; qui doit s’oblige.
MONSIEUR DIMANCHE.
Je veux...
SGANARELLE.
Ah !
MONSIEUR DIMANCHE.
J’entends...
SGANARELLE.
Bon !
MONSIEUR DIMANCHE.
Mais...
SGANARELLE.
Fi.
MONSIEUR DIMANCHE.
Je...
SGANARELLE.
Fi, vous dis-je.
Scène XI
DON JUAN, SGANARELLE
SGANARELLE.
Nous en voilà défaits.
DON JUAN.
Et fort civilement.
A-t-il lieu de s’en plaindre ?
SGANARELLE.
Il aurait tort. Comment !...
DON JUAN.
N’ai-je pas...
SGANARELLE.
Ceux qui font les fautes, qu’ils les boivent.
Est-ce aux gens comme vous à payer ce qu’ils doivent ?
DON JUAN.
Qu’on sache si bien tôt le dîner sera prêt.
Scène XII
ELVIRE, DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Quoi ! vous encor, madame ! En deux mots, s’il vous plaît.
J’ai hâte.
ELVIRE.
Dans l’ennui dont mon âme est atteinte,
Vous craignez ma douleur, mais perdez cette crainte.
Je ne viens point ici pleine de ce courroux
Que je n’ai que trop fait éclater devant vous.
Par un premier hymen une autre vous possède,
On m’a tout éclairci, c’est un mal sans remède ;
Et je me ferais tort de vouloir disputer,
Ce que contre les lois je ne puis emporter.
J’ai sans doute à rougir, malgré mon innocence,
D’avoir cru mon amour avec tant d’imprudence,
Qu’en vous donnant la main j’ai reçu votre foi,
Sans voir si vous étiez en pouvoir d’être à moi.
Ce dessein avait beau me sembler téméraire,
Je cherchais le secret, par la crainte d’un frère ;
Et le tendre penchant qui me fit tout oser,
Sur vos serments trompeurs servit à m’abuser.
Le crime est pour vous seul, puisque enfin éclaircie,
Je songe à satisfaire à ma gloire noircie ;
Et que, ne vous pouvant conserver pour époux,
J’éteins la folle ardeur qui m’attachait à vous :
Non qu’un juste remords l’étouffe dans mon âme,
Jusques à n’y laisser aucun reste de flamme ;
Mais ce reste n’est plus qu’un amour épuré ;
C’est un feu dont pour vous mon cœur est éclairé,
Un feu purgé de tout, une sainte tendresse,
Qu’au commerce des sens nul désir n’intéresse,
Qui n’agit que pour vous.
SGANARELLE, pleurant.
Ah !
DON JUAN.
Tu pleures, je crois ?
Ton cœur est attendri.
SGANARELLE.
Monsieur, pardonnez-moi.
ELVIRE.
C’est ce parfait amour qui m’engage à vous dire
Ce qu’aujourd’hui le ciel pour votre bien inspire,
Le ciel dont la bonté cherche à vous secourir,
Prêt à choir dans l’abîme où je vous vois courir.
Oui, Don Juan, je sais par quel amas de crimes,
Vos peines qu’il résout lui semblent légitimes :
Et je viens, de sa part, vous dire que, pour vous,
Sa clémence a fait place à son juste courroux ;
Que las de vous attendre, il tient la foudre prête,
Qui depuis si longtemps, menace votre tête ;
Qu’il est encor en vous, par un prompt repentir,
De trouver les moyens de vous en garantir ;
Et que pour éviter un malheur si funeste,
Ce jour, ce jour peut-être est le seul qui vous reste.
SGANARELLE, pleurant.
Monsieur !
ELVIRE.
Pour moi, qui lors de mon aveuglement,
Je n’ai plus pour la terre aucun attachement :
Ma retraite est conclue ; et c’est là que, sans cesse,
Mes larmes tâcheront d’effacer ma faiblesse ;
Heureuse, si je puis, par son austérité,
Obtenir le pardon de ma crédulité !
Mais, dans cette retraite où l’on meurt à soi-même,
J’aurais, je vous l’avoue, une douleur extrême,
Qu’un homme, à qui j’ai cru pouvoir innocemment
De mes plus tendres vœux donner l’empressement,
Devînt, par un revers aux méchants redoutable,
Des vengeances du ciel l’exemple épouvantable.
SGANARELLE, pleurant.
Monsieur, encor un coup...
ELVIRE.
De grâce, accordez-moi
Ce que dois mériter l’état où je me vois.
Votre salut fait seul mes plus fortes alarmes ;
Ne le refusez point à mes vœux, à mes larmes ;
Et, si votre intérêt ne vous saurait toucher,
Au crime, en ma faveur, daignez vous arracher,
Et m’épargner l’ennui d’avoir pour vous à craindre
Le courroux que jamais le ciel ne laisse éteindre.
SGANARELLE.
La pauvre femme !
ELVIRE.
Enfin si le faux nom d’époux
M’a fait tout oublier pour vous vivre toute à vous ;
Si je vous ai fait voir la plus forte tendresse
Qui jamais d’un cœur noble ait été la maîtresse,
Tout le prix que j’en veux, c’est de vous voir songer
Au bonheur que pour vous je tâche à ménager.
SGANARELLE, bas à part.
Cœur de tigre !
ELVIRE.
Voyez que tout est périssable.
Examinez la peine infaillible au coupable ;
Et de votre salut faites-vous une loi,
Ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi.
C’est à ce but qu’il faut que tous vos désirs tendent,
Et ce que de nouveau, mes larmes vous demandent.
Si ces larmes sont peu, j’ose vous en presser
Par tout ce qui jamais vous put intéresser.
Après cette prière, adieu, je me retire.
Songez à vous, c’est tout ce que j’avais à dire.
DON JUAN.
J’ai fort prêté l’oreille à ce pieux discours.
Madame, avecque moi demeurez quelques jours ;
Peut-être, en me parlant, vous me toucherez l’âme.
ELVIRE.
Demeurer avec vous n’étant point votre femme !
Je vous ai découvert de grandes vérités,
Don Juan ; craignez tout, si vous n’en profitez.
Scène XIII
DON JUAN, SGANARELLE, SUITE
SGANARELLE.
La laisser partir sans...
DON JUAN.
Sais-tu bien, Sganarelle,
Que mon cœur s’est encor presque senti pour elle ?
Ses larmes, son chagrin, sa résolution,
Tout cela m’a fait naître un peu d’émotion :
Dans son air languissant je l’ai trouvée aimable.
SGANARELLE.
Et tout ce qu’elle a dit n’a point été capable...
DON JUAN.
Vite à dîner.
SGANARELLE.
Fort bien.
DON JUAN.
Pourquoi me regarder ?
Va, va, je vais bientôt songer à m’amender.
SGANARELLE.
Ma foi, n’en riez point, rien n’est si nécessaire
Que de se convertir.
DON JUAN.
C’est ce que je veux faire.
Encor vingt ou trente ans des plaisirs les plus doux,
Toujours en joie, et puis, nous penserons à nous.
SGANARELLE.
Voilà des libertins l’ordinaire langage :
Mais la mort...
DON JUAN.
Hé ?
SGANARELLE.
Qu’on serve. Ah ! bon, monsieur ; courage !
Grande chère, tandis que nous nous portons bien.
Il prend un morceau dans un des plats qu’on apporte, et le met dans sa bouche.
DON JUAN.
Quelle enflure est-ce là ? Parle, dis ; qu’as-tu ?
SGANARELLE.
Rien.
DON JUAN.
Attends, montre. Sa joue est toute contrefaite,
C’est une fluxion. Qu’on cherche une lancette.
Le pauvre garçon ! Vite ; il faut le secourir :
Si cet abcès rentrait, il en pourrait mourir ;
Qu’on perce, il est mûr. Ah ! coquin que vous êtes !
Vous osez donc...
SGANARELLE.
Ma foi, sans chercher de défaites,
Je voulais voir, monsieur, si votre cuisinier
N’avait pas trop poivré ce ragoût, le dernier
L’était en diable ; aussi vous n’en mangeâtes guère.
DON JUAN.
Puisque la faim te presse, il faut la satisfaire.
Fais-toi donner un siège, et mange avecque moi ;
Aussi bien, cela fait, j’aurai besoin de toi.
Mets-toi là.
SGANARELLE, prenant un siège.
Volontiers ; j’y tiendrai bien ma place.
DON JUAN.
Mange donc.
SGANARELLE.
Vous serez content ; de votre grâce,
Vous m’avez fait partir sans déjeuner ; ainsi
J’ai l’appétit, monsieur, bien ouvert, Dieu merci.
DON JUAN.
Je le vois.
SGANARELLE.
Quand j’ai faim, je mange comme trente.
Tâtez-moi de cela, la sauce est excellente.
Si j’avais ce chapon, je le mènerais loin.
À la Violette qui veut lui donner une assiette blanche.
Tout doux, petit compère, il n’en est pas besoin ;
Rengainez. Vertubleu ! pour lever les assiettes,
Vous êtes bien soigneux d’en présenter de nettes.
Et vous, monsieur Picard, trêve de compliment,
Je n’ai point encor soif.
DON JUAN.
Va, dîne posément.
SGANARELLE.
C’est bien dit.
DON JUAN.
Chante-moi quelque chanson à boire.
SGANARELLE.
Bientôt, Monsieur, laissons travailler la mâchoire.
Quand j’aurai dit trois mots à chacun de ces plats...
Scène XIV
DON JUAN, SGANARELLE, LA STATUE DU COMMANDEUR, SUITE
La Statue du Commandeur, en dehors, frappe à la porte.
Scène XV
DON JUAN, SGANARELLE, SUITE
SGANARELLE.
Qui diable, frappe ainsi ?
DON JUAN, à un laquais.
Dis que je n’y suis pas.
SGANARELLE.
Attendez, j’aime mieux l’aller dire moi-même.
Il va, ouvre la porte, et revient précipitamment en donnant les signes du plus grand effroi.
Ah ! monsieur !
DON JUAN.
D’où te vient cette frayeur extrême ?
SGANARELLE, baissant la tête.
C’est le...
DON JUAN.
Quoi ?
SGANARELLE.
Je suis mort.
DON JUAN.
Veux-tu pas t’expliquer ?
SGANARELLE.
Du faiseur de... Tantôt vous pensiez vous moquer.
Avancez, il est là : c’est lui qui vous demande.
DON JUAN.
Allons le recevoir.
SGANARELLE.
Si j’y vais, qu’on me pende.
DON JUAN.
Quoi ! d’un rien ton courage est sitôt abattu ?
SGANARELLE.
Ah ! pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?
Scène XVI
DON JUAN, LA STATUE DU COMMANDEUR, SGANARELLE, SUITE
DON JUAN, à sa Suite.
Une chaise, un couvert.
Au Commandeur.
Je te suis redevable.
D’être si ponctuel.
À Sganarelle.
Viens te remettre à table.
SGANARELLE.
J’ai mangé comme un chancre, et je n’ai plus de faim.
DON JUAN, au Commandeur.
Si de t’avoir ici j’eusse été plus certain,
Un repas mieux réglé t’aurait marqué mon zèle.
À boire. À ta santé, Commandeur : Sganarelle,
Je te l’apporte. Allons, qu’on lui donne du vin.
Bois.
SGANARELLE.
Je ne bois jamais, quand il est si matin.
DON JUAN.
Chante ; le Commandeur te voudra bien entendre.
SGANARELLE.
Je suis trop enrhumé.
LA STATUE, à Don Juan.
Laisse-le s’en défendre,
C’en est assez, je suis content de ton repas.
Le temps fuit, la mort vient, et tu n’y penses pas.
DON JUAN.
Ces avertissements me sont peu nécessaires.
Chantons ; une autre fois nous parlerons d’affaires.
LA STATUE.
Peut-être une autre fois tu le voudras trop tard :
Mais, puisque tu veux bien en courir le hasard,
Dans mon tombeau, ce soir, à souper je t’engage.
Promets-moi d’y venir ; auras-tu ce courage ?
DON JUAN.
Oui, Sganarelle et moi nous irons.
SGANARELLE.
Moi ? non pas.
DON JUAN, à Sganarelle.
Poltron !
SGANARELLE.
Jamais par jour je ne fais qu’un repas.
LA STATUE, à la porte à Don Juan.
Adieu.
DON JUAN.
Jusqu’à ce soir.
LA STATUE.
Je t’attends.
Scène XVII
DON JUAN, SGANARELLE, SUITE
SGANARELLE, à part.
Misérable !
Où me veut-il mener ?
DON JUAN.
J’irai, fût-ce le diable :
Je veux voir comme on est régalé chez les morts.
SGANARELLE.
Pour cent coups de bâton que n’en suis-je dehors !
ACTE V
Scène première
DON LOUIS, DON JUAN, SGANARELLE
DON LOUIS.
Ne m’abusez-vous point ? et serait-il possible
Que votre cœur, ce cœur si longtemps inflexible,
Si longtemps en aveugle au crime abandonné,
Eût rompu les liens dont il fut enchaîné ?
Qu’un pareil changement me va causer de joie !
Mais, encor une fois, faut-il que je le croie ?
Et se peut-il qu’enfin le ciel m’ait accordé
Ce qu’avec tant d’ardeur j’ai toujours demandé ?
DON JUAN.
Oui, monsieur, ce retour dont j’étais si peu digne,
Nous est de ses bontés un témoignage insigne.
Je ne plus ce fils, dont les lâches désirs
N’eurent pour seul objet que d’infâmes plaisirs.
Le ciel, dont la clémence est pour moi sans seconde,
M’a fait voir tout à coup les vains abus du monde ;
Tout à coup de sa voix l’attrait victorieux
A pénétré mon âme, et dessillé mes yeux ;
Et je vois, par l’effet dont sa grâce est suivie,
Avec autant d’horreur les taches de ma vie,
Que j’eus d’emportement pour tout ce que mes sens
Trouvaient à me flatter d’appas éblouissants.
Quand j’ose rappeler l’excès abominable
Des désordres honteux dont je me sens coupable,
Je frémis ; et m’étonne, en m’y voyant courir,
Comme le ciel a pu si longtemps me souffrir,
Comme cent et cent fois il n’a pas sur ma tête.
Lancé l’affreux carreau qu’aux méchants il apprête.
L’amour qui tint pour moi son courroux suspendu,
M’apprend à ses bontés quel sacrifice est dû :
Il l’attend, et ne veut que ce cœur infidèle,
Ce cœur jusqu’à ce jour à ses ordres rebelle.
Enfin, (et vos soupirs l’ont sans doute obtenu,)
De mes égarements me voilà revenu.
Plus de remise, il faut qu’aux yeux de tout le monde,
À mes folles erreurs mon repentir réponde ;
Que j’efface, en changeant mes criminels désirs,
L’empressement fatal que j’eus pour les plaisirs ;
Et tâche à réparer, par une ardeur égale,
Ce que mes passions ont causé de scandale :
C’est à quoi tous mes vœux aujourd’hui sont portés ;
Et je devrai beaucoup, monsieur, à vos bontés,
Si, dans le changement où ce retour m’engage,
Vous me daignez choisir quelque saint personnage,
Qui me servant de guide, ait soin de me montrer
À bien suivre la route où je m’en vais entrer.
DON LOUIS.
Ah ! qu’aisément un fils trouve le cœur d’un père,
Prêt, au moindre remords, à calmer sa colère !
Quels que soient les chagrins que par vous j’ai reçus,
Vous vous en repentez, je ne m’en souviens plus.
Tout vous porte à gagner cette grande victoire,
L’intérêt du salut, celui de votre gloire ;
Combattez, et surtout ne vous relâchez pas.
Mais dans cette campagne, où s’adressent vos pas ?
J’ai sorti de la ville exprès pour une affaire,
Où, dès hier, ma présence était fort nécessaire ;
Et j’ai voulu marcher un moment au retour.
Mon carrosse m’attend à ce premier détour ;
Venez.
DON JUAN.
Non ; aujourd’hui souffrez-moi l’avantage
D’un peu de solitude au prochain ermitage :
C’est là que retiré, loin du monde et du bruit,
Pour m’offrir mieux au ciel, je veux passer la nuit :
Ma peine y finira : tout ce qui m’en peut faire
Dans ce détachement qui m’est si nécessaire,
C’est que, pour mes plaisirs je me suis fait prêter
Des sommes que je suis hors d’état d’acquitter :
Faute de rendre, il est des gens qui me maudissent,
Qui font...
DON LOUIS.
Que là-dessus vos scrupules finissent :
Je paierai tout, mon fils, et prétends de mon bien,
Vous donner...
DON JUAN.
Ah ! pour moi, je ne demande rien.
Pourvu que par mes pleurs mes fautes réparées...
DON LOUIS.
Ô consolations ! Douceurs inespérées !
Tous mes vœux sont enfin heureusement remplis ;
Grâce aux bontés du ciel, j’ai retrouvé mon fils ;
Il se rend à la voix qui vers lui le rappelle.
Je cours à votre mère en porter la nouvelle.
Adieu, prenez courage ; et, si vous persistez,
N’attendez plus que joie et que prospérités.
Scène II
DON JUAN, SGANARELLE
SGANARELLE, en pleurant.
Monsieur.
DON JUAN.
Qu’est-ce ?
SGANARELLE.
Ah !
DON JUAN.
Comment ! tu pleures ?
SGANARELLE.
C’est de joie
De vous voir embrasser enfin la bonne voie :
Jamais encor, je crois, je n’en ai tant senti.
Ah ! quel plaisir ce m’est de vous voir converti !
Le ciel a bien pour vous exaucé mon envie.
Franchement, vous meniez une diable de vie ;
Mais à tout pécheur grâce ; il n’en faut plus parler
L’ermitage est-il loin où vous voulez aller ?
DON JUAN.
Hé ?
SGANARELLE.
Serait-ce là-bas, vers cet endroit sauvage ?
DON JUAN.
La peste le benêt avec son ermitage !
SGANARELLE.
Pourquoi ? Frère Pacôme est un homme de bien ;
Et je crois qu’avec lui vous ne perdriez rien.
DON JUAN.
Parbleu, tu me ravis. Quoi ! tu me crois sincère
Dans un conte forgé pour attraper mon père ?
SGANARELLE.
Comment ? vous ne... monsieur, c’est... Où donc allons-nous ?
DON JUAN.
La belle de tantôt m’a donné rendez-vous :
Voici l’heure, et j’y vais ; c’est là mon ermitage.
SGANARELLE.
La retraite sera méritoire.
À part.
Ah ! J’enrage.
DON JUAN.
Elle est jolie, oui.
SGANARELLE.
Mais l’aller chercher si loin !
DON JUAN.
Elle m’a touché l’âme ; et, s’il était besoin,
Pour ne la manquer pas, j’irais jusques à Rome.
SGANARELLE, à part.
Belle conversion ! Ah ! quel homme ! quel homme !
Haut.
Vous l’attendrai en vain, elle ne viendra pas.
DON JUAN.
Je crois qu’elle viendra, moi.
SGANARELLE, à part.
Tant pis.
DON JUAN.
En tout cas,
Ma peine au rendez-vous ne sera point perdue ;
C’est où du Commandeur on a mis la Statue :
Il nous a conviés à souper ; on verra
Comment, s’il nous reçoit, il s’en acquittera.
SGANARELLE.
Souper avec un mort tué par vous ?
DON JUAN.
N’importe.
J’ai promis ; sur la peur ma promesse l’emporte.
SGANARELLE.
Et si la belle vient, et se laisse emmener ?
DON JUAN.
Oh ! ma foi, la Statue ira se promener.
Je préfère à tout mort une jeune vivante.
SGANARELLE.
Mais voir une Statue et mouvante et parlante,
N’est-ce pas...
DON JUAN.
Il est vrai, c’est quelque chose ; en vain
Je ferais là-dessus un jugement certain ;
Pour ne s’y point méprendre, il en faut voir la suite.
Cependant, si j’ai feint de changer de conduite,
Si j’ai dit que j’allais me déchirer le cœur,
D’une vie exemplaire embrasser la rigueur ;
C’est un pur stratagème, un ressort nécessaire,
Par où ma politique éblouissant mon père,
Me va mettre à couvert de divers embarras,
Dont sans lui, mes amis ne se tireraient pas :
Si l’on s’en inquiète, il obtiendra ma grâce.
Tu vois comme déjà ma première grimace
L’a porté de lui-même à se vouloir charger
Des dettes, dont par lui je vais me dégager.
SGANARELLE.
Mais, n’étant point dévot, par quelle effronterie
De la dévotion faire une momerie ?
DON JUAN.
Il est des gens de bien, et vraiment vertueux ;
Tout méchant que je suis j’ai du respect pour eux ;
Mais, si l’on n’en peut trop élever les mérites
Parmi ces gens de bien il est mille hypocrites,
Qui ne se contrefont que pour en profiter ;
Et, pour mes intérêts, je veux les imiter.
SGANARELLE, à part.
Ah ! quel homme ! quel homme !
DON JUAN.
Il n’est rien si commode.
Vois-tu ! L’hypocrisie est un vice à la mode ;
Et quand de ses couleurs un vice est revêtu,
Sous l’appui de la mode, il passe pour vertu.
Sur tout ce qu’à jouer il est de personnages,
Celui d’homme de bien a de grands avantages ;
C’est un art grimacier dont les détours flatteurs
Cachent, sous un beau voile, un amas d’imposteurs :
On a beau découvrir que ce n’est que faux zèle,
L’imposture est reçue, on ne peut rien contr’elle,
La censure voudrait y mordre vainement.
Contre tout autre vice on parle hautement,
Chacun a liberté d’en faire voir le piège ;
Mais pour l’hypocrisie elle a son privilège,
Qui sous le masque adroit d’un visage emprunté,
Lui fait tout entreprendre avec impunité.
Flattant, ceux du parti, plus qu’aucun redoutable,
On se fait d’un grand corps le membre inséparable ;
C’est alors qu’on est sûr de ne succomber pas.
Quiconque en blesse l’un, les a tous sur les bras ;
Et ceux même qu’on sait que le ciel seul occupe,
Des singes de leurs mœurs sont d’ordinaire dupe ;
À quoi que leur malice ait pu se dispenser,
Leur appui leur est sûr, ils ont vu grimacer.
Ah ! combien j’en connais qui, par ce stratagème,
Après avoir vécu dans un désordre extrême,
S’armant du bouclier de la religion,
Ont rhabillé sans bruit leur dépravation,
Et pris droit, au milieu de tout ce que nous sommes,
D’être sous ce manteau, les plus méchants des hommes !
On a beau les connaître, et savoir ce qu’ils sont,
Trouver lieu de scandale aux intrigues qu’ils ont,
Toujours même crédit, un maintien doux, honnête,
Quelques roulements d’yeux, des baissements de tête,
Trois ou quatre soupirs mêlés dans un discours,
Sont, pour tout rajuster, d’un merveilleux secours.
C’est sous un tel abri qu’assurant mes affaires,
Je veux de mes censeurs duper les plus sévères.
Je ne quitterai point mes pratiques d’amour ;
J’aurai soin seulement d’éviter le grand jour,
Et saurai, ne voyant en public que des prudes,
Garder à petit bruit mes douces habitudes.
Si je suis découvert dans mes plaisirs secrets,
Tout le corps en chaleur prendra mes intérêts ;
Et, sans me remuer, je verrai la cabale
Me mettre hautement à couvert du scandale.
C’est là le vrai moyen d’oser impunément
Permettre à mes désirs un plein emportement.
Des actions d’autrui je ferai le critique,
Médirai saintement ; et, d’un ton pacifique,
Applaudissant à tout ce qui sera blâmé,
Ne croirai que moi seul digne d’être estimé.
S’il faut que d’intérêt quelque affaire se passe,
Fût-ce veuve, orphelin, point d’accord, point de grâce ;
Et, pour peu qu’on me choque, ardent à me venger,
Jamais rien au pardon ne pourra m’obliger.
J’aurai tout doucement le zèle charitable
De nourrir une haine irréconciliable ;
Et, quand on me viendra porter à la douceur,
Des intérêts du ciel je ferai le vengeur ;
Le prenant pour garant du soin de sa querelle,
J’appuierai de mon cœur la malice infidèle ;
Et, selon qu’on m’aura plus ou moins respecté,
Je damnerai les gens de mon autorité.
C’est ainsi que l’on peut, dans le siècle où nous sommes,
Profiter sagement des faiblesses des hommes ;
Et qu’un esprit bien fait, s’il craint les mécontents,
Se doit accommoder aux vices de son temps.
SGANARELLE.
Qu’entends-je ? C’en est fait, monsieur, et je le quitte :
Il ne vous manquait plus que vous faire hypocrite.
Vous êtes de tout point achevé, je le vois.
Assommez-moi de coups, percez-moi, tuez-moi,
Il faut que je vous parle, il faut que je vous dise :
Tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise ;
Et, comme dit fort bien, en moindre ou pareil cas,
Un auteur renommé que je ne connais pas,
Un oiseau sur la branche est proprement l’exemple
De l’homme qu’en pécheur ici-bas je contemple ;
La branche est attachée à l’arbre, qui produit,
Selon qu’il est planté, de bon ou mauvais fruit ;
Le fruit, s’il est mauvais, nuit plus qu’il ne profite ;
Ce qui nuit, vers la mort nous fait aller plus vite ;
La mort est une loi d’un usage important ;
Qui peut vivre sans loi, vit en brute ; et partant
Ramassez, ce sont-là preuves indubitables
Qui font que vous irez, monsieur, à tous les diables.
DON JUAN.
Le beau raisonnement !
SGANARELLE.
Ne vous rendez donc pas,
Soyez damné tout seul, car pour moi je suis las...
Scène III
PASCALE, LÉONOR, DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN, apercevant Léonor.
N’avais-je pas raison ? Regarde, Sganarelle :
Vient-on au rendez-vous ?
À Léonor.
Que de joie ! Ah ! ma belle,
Vous voilà ! Je tremblais que, par quelque embarras,
Vous ne puissiez sortir.
LÉONOR.
Oh ! point. Mais n’est-ce pas
Monsieur le médecin que je vois là ?
DON JUAN.
Lui-même.
Il a pris cet habit ; mais c’est par stratagème,
Pour certain langoureux chez qui je l’ai mené,
Contre les médecins de tout temps déchaîné ;
Il n’en veut voir aucun ; et monsieur, sans rien dire,
A reconnu son mal dont il ne fait que rire :
Certaine herbe déjà l’a fort diminué.
LÉONOR.
Ma tante a pris sa poudre.
SGANARELLE, gravement à Léonor.
A-t-elle éternué ?
LÉONOR.
Je ne sais ; car soudain, sans vouloir voir personne
Elle s’est mise au lit.
SGANARELLE.
La chaleur est fort bonne
Pour ces sortes de maux.
LÉONOR.
Oh ! je crois bien cela.
DON JUAN.
Et qui donc avec vous nous amenez-vous là ?
LÉONOR.
C’est ma nourrice. Ah ! si vous saviez, elle m’aime...
DON JUAN.
Vous avez fort bien fait ; et ma joie est extrême,
Que, quand je vous épouse, elle soit caution...
PASCALE.
Vous faites-là, monsieur, une bonne action.
Pour entrer au couvent, la pauvre créature,
Tous les jours, de soufflets avait pleine mesure ;
C’était pitié...
DON JUAN.
Bientôt, Dieu merci, la voilà
Exempte, en m’épousant, de tous ces chagrins-là.
LÉONOR.
Monsieur...
DON JUAN.
C’est à mes yeux la plus aimable fille...
PASCALE.
Jamais vous n’en pouviez prendre une plus gentille,
Qui vous pût mieux... Enfin traitez-la doucement.
Vous en aurez, monsieur, bien du contentement.
DON JUAN.
Je le crois. Mais allons, sans tarder davantage,
Dresser tout ce qu’il faut pour notre mariage ;
Je veux le faire en forme, et qu’il n’y manque rien.
PASCALE.
Hé ! vous n’y perdrez pas ; ma fille a de bon bien.
Quand son père mourut, il avait des pistoles
Plus gros...
DON JUAN.
Ne perdons point le temps à des paroles.
Allons, venez, ma belle. Ah ! que j’ai de bonheur !
Vous allez être à moi.
LÉONOR.
Ce m’est beaucoup d’honneur.
SGANARELLE, bas à Pascale.
Il cherche à la duper, gardez qu’il ne l’emmène.
C’est un fourbe.
PASCALE, bas à Sganarelle.
Comment ?
SGANARELLE, bas à Pascale.
À plus d’une douzaine...
Haut se voyant observé par Don Juan.
Ah ! l’honnête homme ! Allez, votre fille aujourd’hui
Aurait eu beau chercher pour trouver mieux que lui :
Il a de l’amitié... Croyez-moi, qu’une femme
Sera la bien... Et puis il la fera grand’dame.
DON JUAN, à Léonor.
Ne nous arrêtons point, ma belle ; j’aurais peur
Que quelqu’un ne survînt.
SGANARELLE, bas à Pascale.
C’est le plus grand trompeur...
PASCALE, à Don Juan.
Où donc nous menez-vous ?
DON JUAN.
Tout droit chez un notaire.
PASCALE.
Non, monsieur ; dans le bourg il serait nécessaire
D’aller chez sa cousine, afin qu’étant témoin
De votre foi donnée...
DON JUAN.
Il n’en est pas besoin ;
Monsieur le médecin, et vous, devez suffire.
LÉONOR, à Pascale.
Sommes-nous pas d’accord ?
DON JUAN.
Il ne faut plus qu’écrire.
Quand ils auront signé tous deux avecque nous
Que je vous prends pour femme ; et vous moi pour époux ;
C’est comme si...
PASCALE.
Non, non : sa cousine y doit être.
SGANARELLE, bas à Pascale.
Fort bien.
LÉONOR.
Quelque amitié qu’elle est m’est fait paraître,
Si chez elle il n’est pas nécessaire d’aller,
Ne disions rien, peut-être elle voudrait parler...
DON JUAN.
Oui ; quand on veut tenir une affaire secrète,
Moins on a de Témoins, plus la chose est bien faite.
PASCALE.
Mon dieu, tout comme ailleurs, chez elle sans éclat,
Les notaires du bourg dresseront le contrat.
SGANARELLE.
Pourquoi vous défier ? Monsieur a-t-il la mine
D’être un fourbe ? Voyez.
Bas à Pascale.
Ferme ! chez la cousine.
DON JUAN, à Léonor.
Au hasard de l’entendre enfin nous quereller,
Avançons.
PASCALE, arrêtant Léonor.
Ce n’est point par là qu’il faut aller.
Vous n’êtes pas encor où vous pensez, beau sire.
DON JUAN, à Léonor.
Doublons le pas ensemble ; il faut la laisser dire.
Scène IV
SGANARELLE, PASCALE, LÉONOR, DON JUAN, LA STATUE DU COMMANDEUR
LA STATUE, prenant Don Juan par la main.
Arrête, Don Juan.
LÉONOR.
Ah ! Qu’est-ce que je vois ?
Sauvons-nous vite, hélas !
Léonor et pascale se sauvent.
Scène V
SGANARELLE, DON JUAN, LA STATUE
DON JUAN, tâchant à se défaire de la Statue.
Ma belle, attendez-moi ;
Je ne vous quitte point.
LA STATUE.
Encor un coup, demeure ;
Tu résistes en vain.
SGANARELLE.
Voici ma dernière heure ;
C’en est fait.
DON JUAN, à la Statue.
Laisse-moi.
SGANARELLE.
Je suis à vos genoux,
Madame la Statue ; ayez pitié de nous.
LA STATUE.
Je t’attendais ce soir à souper.
DON JUAN.
Je t’en quitte ;
On me demande ailleurs.
LA STATUE.
Tu n’iras pas si vite :
L’arrêt en est donné, tu touches au moment
Où le ciel va punir ton endurcissement.
Tremble.
DON JUAN.
Tu me fais tort, quand tu m’en crois capable ;
Je ne sais ce que c’est que trembler.
SGANARELLE, à part.
Détestable !
LA STATUE.
Je t’ai dit ; dès tantôt ; que tu ne songeais pas
Que la mort chaque jour s’avançait à grands pas.
Au lieu d’y réfléchir, tu retournes au crime,
Et t’ouvres à toute heure abîme sur abîme.
Après avoir en vain si longtemps attendu,
Le Ciel se lasse ; prends : voilà ce qui t’est dû.
La Statue embrasse Don Juan, et un moment après tous les deux sont abîmés.
DON JUAN, dans l’abîme.
Je brûle ; et c’est trop tard que mon âme interdite...
Ciel !
Scène VI
SGANARELLE, seul
Il est englouti, je cours me rendre ermite.
L’exemple est étonnant pour tous les scélérats.
Malheur à qui le voit, et n’en profite pas.