Le Festin de pierre (DORIMOND)
Tragi-comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Lyon, en 1658.
Personnages
DOM PIERRE, Gouverneur de Séville, Père d’Amarille
DOM ALVAROS, Père de Dom Jouan
DOM JOUAN
DOM PHILIPPE, Amant d’Amarille
AMARILLE, Fille de Dom Pierre, et Amante de Dom Philippe
LUCIE, Cousine d’Amarille
UN PÈLERIN
UN PRÉVÔT et DEUX ARCHERS
BRIGUELLE, Valet de Dom Jouan
L’OMBRE DE DOM PIERE
BERGERS
BON-TEMPS, Père de la mariée
BLAISE, Époux
PACQUETTE, Mariée
AMARANTE, Bergère
MARILINDE, Bergère
À MONSEIGNEUR LE DUC DE ROQUELAURE
Monseigneur,
La forte passion que j’ai de vous dédier cette pièce de théâtre l’emporte sur les raisons qui pouvaient m’en dissuader ; et sur la connaissance que j’ai qu’il ne vous faut rien présenter qui ne soit digne de vous, je me suis persuadé, Monseigneur, que les généreux, comme vous, ont plus d’indulgence que les autres, et que, comme rien ne peut approcher de leur éclatant mérite, qu’il n’est point de lumière qui ne pâlisse auprès de celle de leurs esprits, vous souffririez ce faible rayon du mien ; et que s’il fallait toujours mesurer les présents à la dignité de celui à qui on les adresse, on ne vous en ferait jamais. J’ai même encore considéré que mon ouvrage n’aurait rien d’illustre si je ne vous le présentais, et qu’étant faible, et l’auteur inconnu, il fallait le seigneur de France le plus renommé pour le rendre considérable. Le zèle que j’ai pour votre service s’est trouvé d’intelligence avec le besoin que j’avais de mettre quelque chose d’auguste sur le front de cette tragicomédie. Mon but principal était d’y faire paraître la vertu opposée au vice ; j’ai fait tous mes efforts pour abaisser ce monstre sous les pieds de cette déesse ; mais je n’aurais pu réussir dans cette entreprise, si je n’en eusse trouvé le modèle parfait en vous, Monseigneur. D’ailleurs, cette pièce est étrangère, et je ne lui pouvais trouver une plus heureuse protection, ni rencontrer un moyen plus glorieux pour vous faire connaître, que je suis,
Monseigneur,
Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur,
N. DORIMON
ACTE I
Scène première
AMARILLE, DOM PHIILIPPE
AMARILLE.
C’est aujourd’hui qu’il faut que mon amour s’exprime,
Et que vous appreniez jusqu’où va mon estime,
Que vous seul avez droit de captiver mon cœur,
Que Dom Philippe en est le généreux vainqueur,
Et que jusqu’au Tombeau les ardeurs de sa flamme
Pourront avec justice obtenir sur mon âme,
Les droits que l’on obtient d’un objet vertueux,
Et qu’en peut exiger l’Amant respectueux.
Enfin, assurez-vous d’un cœur qui vous honore.
DOM PHILIPPE.
Miracle des beautés, vous que mon cœur adore,
Qui captivez les cœurs et les plus beaux esprits,
Et qui pour tant d’Amants n’avez que des mépris :
Puisqu’à me rendre heureux votre grand cœur s’engage,
Je n’appréhende point qu’un autre le partage ;
Je goûte des douceurs que je tiens de l’espoir,
Il prend dessus mon âme un absolu pouvoir.
Un esprit raisonnable est plein de confiance,
Et le doute jamais n’y reçoit de naissance.
Comme il est tout fidèle, il aime uniquement,
Et veut croire qu’on l’aime aussi parfaitement,
Mais je ne puis souffrir que Dom Jouan vous aime,
Lui qui fait voir partout une insolence extrême,
Qui tient à vanité de paraître inconstant,
Qui ne voit point d’objet qu’il n’ait ce qu’il prétend,
Qui peut-être déjà dans quelque compagnie
Fait entendre qu’Amour avecque vous le lie,
Qu’il est le seul objet que vous considérez,
Et qu’entre cent Amants enfin vous l’adorez,
Que vous n’avez de bien qu’alors qu’il vous visite,
Et que cette faveur est due à son mérite.
Je sais qu’en votre cœur il n’eut jamais d’accès,
Et qu’il ne peut avoir qu’un malheureux succès :
Mais il faut qu’aujourd’hui je lui fasse comprendre
Que vous ne voulez plus ni le voir ni l’entendre,
Et de plus qu’il me choque aimant en même lieu,
Qu’il cesse ou que ce fer lui fera son adieu.
AMARILLE.
Il sait que je le hais et que c’est vous que j’aime,
Sans que vous exposiez votre valeur extrême,
Je pourrais l’éloigner assez facilement,
Et si vous n’aspirez qu’à ce contentement,
Dans peu vous connaîtrez qu’Amarille est fidèle
Et qu’elle vit pour vous, si vous vivez pour elle.
DOM PHILIPPE.
Que je vis plein d’ennuis, absent de vos beaux yeux
Et que votre entretien m’a rendu glorieux :
Mais pour continuer cette faveur suprême,
Et pour me faire voir comme Amarille m’aime,
Où pourrai-je ce soir posséder le bonheur
De vous entretenir, si j’ai cette faveur
Que je puis à bon droit appeler sans seconde ?
AMARILLE.
Alors que le Soleil sera couché sous l’onde,
La nuit dont le silence est ami de l’amant
Produira sans obstacle un tel contentement ;
Ce soir vous me verrez dessous cette fenêtre.
Scène II
DOM JOUAN, AMARILLE, DOM PHILIPPE
DOM JOUAN, à part.
Je serai diligent et vous ferai connaître
Qu’un Amant méprisé sait prendre avec raison
Le bien de se venger de tant de trahison.
AMARILLE.
Oui, venez, et qu’amour vous donne une constance
Égale à la vertu de ma persévérance.
DOM PHILIPPE.
J’en ai tous les sujets qu’un amant peut avoir ;
Vos beaux yeux ont sur moi cet absolu pouvoir,
Et n’être pas constant en aimant Amarille,
C’est être sans raison et d’une âme imbécile.
AMARILLE. Elle s’en va.
Allez donc, et surtout enfin souvenez-vous
Qu’autre que vous jamais ne sera mon Époux.
DOM PHILIPPE, seul.
Que ces mots dans mon cœur portent d’aimables charmes !
Si je n’étais vaincu, je lui rendrais les armes,
Et mon cœur, tout ravi de ces nouveaux propos,
Lui voudrait consacrer sa vie et son repos.
Que c’est avec raison que son œil me domine,
Qu’avec droit je la puis croire toute divine,
Et dire que l’amant qui vit dessous ses Lois
Est beaucoup plus heureux que ne sont tous les Rois !
Scène III
DOM JOUAN, seul
Va, fonde ton bonheur dessus cet Hyménée ;
Mon âme à ce tourment ne s’est point condamnée,
Je ne connus jamais un amour violent,
Et ne veux d’Amarille être que le galant,
En poursuivant ce bien jamais la jalousie
N’arrêtera le cours de ma galanterie.
Je me ris de l’espoir d’un langoureux amant,
Et trouve mon plaisir parmi le changement.
Amarille me plaît ; mais dedans ma poursuite
Je saurai ménager une adroite conduite,
Feindre d’aimer ses yeux, d’adorer sa beauté,
Et d’être plein d’amour et de fidélité,
Lui jurer que ses yeux m’ont rendu tout de flamme,
Et que ses cheveux sont les doux lacs de mon âme,
Que son teint, dont l’éclat se montre sans pareil,
À mes yeux amoureux passe pour un Soleil,
Que sa bouche toujours de vermeil et de roses,
Des tourments amoureux sont les aimables causes,
Que son sein est l’Autel où s’en vont mes soupirs,
Pour servir de victime à ses plus grands désirs.
Enfin, un homme adroit, plein de cœur et d’estime
Fait pièce en cent endroits sans qu’aucun le réprime,
Et quand on rend bon conte à chacun de ces faits,
On n’appréhende point de dangereux succès.
Ce soir je veux duper et l’Amant et l’Amante,
Satisfaire mon âme et tromper leur attente ;
Un moment, prévenant leur assignation,
Je puis voir Amarille à ma discrétion.
Scène IV
DOM ALVAROS, BRIGUELLE
DOM ALVAROS.
Ah ! père malheureux, quelle est ta destinée !
À quels tourments ton âme est-elle condamnée !
Celui que je croyais mon unique support,
Est celui maintenant qui me donne la mort.
Un Fils où je mettais toute mon espérance,
Où je croyais trouver une entière assurance,
Détruit de mon honneur le renom affermi,
Et des vertus se rend l’exécrable ennemi.
Vous, sentiments d’honneur qui régnez en mon âme,
Qui dans ce corps de glace êtes encor de flamme ;
Beau feu que dans mon sang je croyais infini,
Aujourd’hui de mon sang vous verrai-je banni ?
Beau soin que j’ai toujours conservé pour ma gloire,
Souvenir de mes faits, sortez de ma mémoire ;
De quoi vous peut servir qu’on en parle aujourd’hui,
Si vous êtes souillés par le crime d’autrui ?
Je vous ai cru toujours à mes vœux favorables,
Que mon fils serait vôtre ; et ses faits déplorables
Font voir que la nature, et le sang, et le sort
Dans le Père et le Fils n’ont mis aucun rapport,
Et que souvent l’honneur et la vertu du Père
Ne sont pas de l’enfant un bien héréditaire.
Tu te trompes, mon Fils, et ton cœur obstiné,
Ravalé par le vice autant que suborné,
Recevra tôt ou tard ce qu’on doit à son vice,
Et le courroux du Ciel apprête son supplice.
J’ai fait ce que j’ai pu, mais mes enseignements
N’ont pu finir le cours de tes débordements ;
Va, ne refuse rien à ton âme aveuglée,
Suis le cours de ta vie infâme et déréglée,
Et que le coup mortel d’un si cuisant malheur
Mette fin pour jamais à ma longue douleur.
BRIGUELLE.
C’est vous gêner l’esprit d’une plainte inutile ;
La mort, qui n’est jamais courtoise ni civile,
Pourrait être pour vous et prompte et sans refus,
Et quand vous la verriez, vous seriez bien confus.
Laissez là votre Fils, ou l’envoyez à Rome.
J’ai fait ce que j’ai pu pour le rendre honnête homme,
Mais, le voyant aux pieds fouler mes sentiments,
Me gourmer et railler de mes enseignements,
Me traiter d’ignorant, de coquin et de bête,
Sur ma foi j’ai cessé de m’y rompre la tête.
DOM ALVAROS.
Briguelle, laisse-moi dans l’état où je suis,
Tes propos superflus accroissent mes ennuis.
BRIGUELLE.
Monsieur, dans ce courroux votre santé s’altère.
Consolons-nous tous deux, nous n’y pouvons rien faire.
DOM ALVAROS.
Hélas ! Il est trop vrai que ce cœur endurci,
D’entendre mes raisons ne prend aucun souci.
Que dira-t-on de moi maintenant dans Séville ?
BRIGUELLE.
Que votre fils en a dupé les plus habiles.
DOM ALVAROS.
Briguelle, encore un coup, n’accrois point mes douleurs,
Je ne ressens que trop le coup de mes malheurs :
Et si ce Fils cruel et plein de violences
N’obligeait tout un Monde à voir ses insolences,
Je serais moins touché de son dérèglement.
Tais-toi donc, tu ne fais qu’augmenter mon tourment.
BRIGUELLE.
Tant s’en faut, je voudrais soulager votre peine :
Mais, Monsieur, le voici ; quelque bon vent l’amène.
Scène V
DOM ALVAROS, DOM JOUAN, BRIGUELLE
DOM ALVAROS, voyant Dom Jouan.
Ciel, daignez assister un Père malheureux,
Touchez un peu son cœur, accomplissez mes vœux.
DOM JOUAN.
Mon Père est en ce lieu. Que cet abord me blesse !
La chose insupportable à voir, que la vieillesse.
Toujours quelque chagrin occupe sa raison.
DOM ALVARO.
Dom Jouan, mes avis seront-ils de saison ?
Puis-je vous faire voir dans le mal qui me blesse,
De quels maux votre humeur accable ma vieillesse,
Que le courant fâcheux du vice où vous trempez
Vous porte au précipice où déjà vous tombez,
Et que sur le penchant d’une telle ruine,
L’amitié paternelle encore me domine ?
Elle vous vient offrir une main dans ce jour ;
L’horreur que j’ai pour vous le cède à mon amour.
Si vous n’êtes aveugle au malheur qui s’apprête,
En suivant mes raisons évitez la tempête.
Chacun dedans Séville est ligué contre vous,
Vous attirez la haine et le mépris de tous ;
Celui qui vous estime et qui vous aime encore,
Est contraint d’avouer qu’enfin il vous abhorre.
Ah, mon Fils, à quel sort êtes-vous destiné ?
Qui produit tant d’orgueil en ce cœur obstiné ?
Je sais bien qu’en votre âge où la chaleur domine,
Souvent on ne voit pas approcher sa ruine ;
Mais aussi je sais bien que dans cette saison
On commence, ou jamais, à chercher la raison ;
Vous ne la cherchez pas, un père vous l’apporte ;
Recevez-la mon Fils, et la rendez si forte
Qu’elle chasse aujourd’hui toutes ces passions
Qui bannissent de vous les belles actions.
DOM JOUAN.
Toujours importuné des effets de l’envie,
Je ne sais plus comment je dois régler ma vie ;
Comment vous écouter et sur quels fondements
Appuyer vos discours et vos raisonnements ?
Votre bizarre humeur a mon âme surprise.
Que peut-on voir en moi que l’âge n’autorise ?
DOM ALVAROS.
Quoi ? l’âge t’autorise en tout ce que tu fais !
Va, je n’ignore pas tes infâmes projets :
Je connais ton esprit, je connais tes pensées :
De mes meilleurs amis les Filles abusées,
Leurs amants au Tombeau par ta brutalité,
Sont-ce des faits qu’on souffre avec impunité ?
L’âge autorise-t-il tes fourbes, tes furies ?
BRIGUELLE.
Monsieur, dans son esprit ce sont galanteries.
DOM ALVAROS.
Tu sais que tu fais pièce à tous les gens d’honneur,
Et c’est témérité bien plutôt que valeur ;
Tu t’es pris à des gens tous remplis de vaillances
Que tu n’as surmontés que par tes insolences :
Bref, dedans tes desseins, aucun ne comprend rien,
Et tous tes ennemis se trouvent gens de bien.
Quand un homme insolent obtient quelque victoire,
Il se couvre de blâme, et n’a jamais de gloire.
Si tu ne peux durer sans la dissension,
Enfin, si la guerre est ton inclination,
Va-t’en la rencontrer proche de la frontière,
Et là, contente-toi, si ton âme est guerrière,
Et ne viens pas ici dans le sein de la paix
Faire naître un malheur qu’on n’y trouva jamais.
DOM JOUAN.
Que j’ai peine à souffrir vos froides rêveries,
Et les discours lâches dont elles sont suivies !
Que la vieillesse en vous a d’incommodités !
Je ne puis plus souffrir vos importunités,
Mon Père, laissez-moi, cessez vos remontrances,
Ou vous me porterez à quelques violences.
DOM ALVAROS.
Quoi, tu persisteras avec impunité,
Dans cette humeur altière ? Ah ! l’esprit empesté.
DOM JOUAN.
Dans la belle saison de mes jeunes années,
Vous ne rendrez jamais mes passions bornées,
Et si vous prétendez altérer mes plaisirs,
Vous vous tromperez, c’est trahir vos désirs.
Pour Père maintenant je ne vous puis connaître,
Je suis dans un état d’être tout seul mon Maître.
Le ciel jusqu’à l’enfance a fait que les humains
Auraient besoin d’un Père, et seraient en ses mains.
Mais depuis qu’un rayon de sa grâce suprême
Nous donne la raison, il nous rend à nous-même,
Et c’est injustement qu’un Père veut régner
Quand l’enfant par raison se peut tout enseigner.
DOM ALVAROS.
Considère, mon Fils, que toute chose humaine
Est moins digne d’amour que d’horreur et de haine,
Que le plaisir se perd aussitôt qu’il est né,
Qu’il faut en le goûtant songer qu’il est borné,
Et que sa course enfin sitôt précipitée
Doit servir de raisons à ton âme indomptée.
Penses-tu m’éblouir par tes faux sentiments ?
Crois-tu que je me rende à tes raisonnements ?
Non, non, proche du gouffre où tu te précipite,
Je veux te faire voir quels tourments tu mérite,
Te dessiller les yeux, et te prier, mon Fils
De ne te perdre pas, de suivre mes avis.
Un Père à tes genoux t’en prie avec des larmes.
Il se met à genoux.
Que ton cœur s’amollisse et lui rende les armes :
Si tant de fierté règne en ton coupable sein,
Qu’à ton Père à genoux tu sois tant inhumain,
Si tu n’écoutes point ton Père et la nature,
Pense que c’est, mon Fils, le Ciel qui t’en conjure.
DOM JOUAN.
Certes, je suis touché de l’état malheureux
Où la fatalité d’un destin rigoureux
A réduit vos vieux jours ; vos larmes me font peine,
J’en ai le deuil au cœur, et l’esprit à la gêne ;
Je vois votre folie avecque compassion.
Qui peut produire en vous cette lâche action ?
Quoi, pleurer et gémir et n’avoir rien à dire,
Que des mots dont chacun aurait sujet de rire.
DOM ALVAROS.
Quoi ? les larmes, les cris, les plaintes et les pleurs
Ne font que l’endurcir, que croître ses fureurs.
Ah ! l’homme malheureux, ah ! monstre épouvantable !
Va, démon des Enfers, va, Tigre insatiable :
Le Ciel, juste vengeur, saura bien prévenir
L’état de mon courroux, et bientôt te punir.
BRIGUELLE.
Monsieur, considérez que Dieux, Hommes et Diables,
Ce sont nos ennemis. Vos crimes exécrables
Nous vont faire périr.
DOM JOUAN. Il lui donne un coup de pied.
Tais-toi !
BRIGUELLE.
Ha ! l’enragé !
Ciel vengez un valet comme un Père affligé.
DOM ALVAROS.
Traître, au moins tu devrais respecter ma présence.
DOM JOUAN
Je me venge partout alors que l’on m’offense.
Mais pour ne plus souffrir vos importunités,
Monsieur, faites retraite, et si vous contestez...
DOM ALVAROS.
Ah ! Dieux ! à quel excès a passé ma misère !
Ah ! Fils abominable ! Ha ! déplorable Père !
Brutal, j’ai dans le bras encor trop de vigueur
Pour t’immoler sur l’heure à ma juste fureur.
Suis tes dérèglements, contente ton envie :
Mais au moins souviens-toi que tu me dois la vie.
DOM JOUAN.
Ah ! par cette raison je vous dois peu d’amour :
C’est au gré du destin que nous venons au jour.
La nature est ma Mère et le sort m’a fait naître,
Et le Ciel est tout seul et mon Père, et mon être.
DOM ALVAROS.
Eh bien je t’abandonne, infâme esprit abject,
Qui ne suis de ton sens que le brutal objet.
DOM JOUAN.
Cet abandonnement est ce que je désire.
DOM ALVAROS.
Tu me rends malheureux, mais ton sort sera pire.
DOM JOUAN.
Que le destin se bande ou pour ou contre moi,
Père, Princes, ni Dieux ne me feront la loi.
DOM ALVAROS.
Le moindre des humains suffit pour te détruire.
DOM JOUAN.
Fors votre esprit blessé, rien me saurait nuire.
DOM ALVAROS.
Superbe, j’ai pour toi trop de discrétion,
Mais crains dans ma fureur ma malédiction.
DOM JOUAN.
Vous recevez la mienne, et de votre insolence
Le juste payement.
DOM ALVAROS.
Ah ! Ciel prends ma défense,
Et redonne la force à ces membres vieillis,
Qui sous un froid tombeau vont être ensevelis.
Traître, il faut que ces mains t’arrachent les entrailles,
Que qui te mit au jour fasse tes funérailles.
DOM JOUAN.
Déplore ton malheur, peste contre le sort,
Mais ne m’approche pas.
DOM ALVAROS.
Ah ! que ne suis-je mort !
DOM JOUAN.
Toi, suis-moi.
BRIGUELLE.
C’est chercher ma misère future.
Je ne reçois de lui que gourmades, qu’injure ;
Mais courons, car il est fort libéral de coups.
Scène VI
DOM ALVAROS, seul
Ciel êtes-vous sans yeux, sans armes, sans courroux,
Ou l’horreur qu’ont produit de semblables offenses,
A-t-elle fait trembler vos suprêmes puissances ?
Au Maître le valet doit-il donner la Loi ?
Le sujet s’arme-t-il contre son propre Roi ?
Et verra-t-on l’orgueil dedans la créature
Renverser aujourd’hui l’ordre de la nature ?
Car, voyant vos carreaux à me venger si lents,
Je crois qu’exprès vos bras les ont fait impuissants,
Que vous laissez régner le crime sur la terre,
Pour punir les humains, pour leur faire la guerre,
Que vous nous punissez ne nous punissant pas,
Et que vos foudres sont en nos propres débats.
Ô ! vous, noirs habitants des antres les plus sombres,
Quittez pour un moment le commerce des ombres,
Et venez voir au jour un crime sans pareil,
Qui fait cacher d’horreur la face du Soleil.
Apportez en ces lieux quelque nouveau supplice,
Car le Ciel n’a pour moi ni secours, ni justice.
Mais vos tourments sont peu. Vos gênes et vos fers,
Et les punitions qu’on exerce aux enfers,
Ne suffiront jamais pour ce crime exécrable.
Cherchons donc le secours que cherche un misérable :
Allons voir celle à qui les malheureux mortels
Sur leurs propres malheurs élèvent des Autels.
Oui, Dieux, humains, Démons, la Mort a la puissance
De me donner sans vous une prompte allégeance.
ACTE II
Scène première
BRIGUELLE, seul
C’est tout de bon, destin, tu me fais enrager.
Tout mon mal serait peu si j’avais à manger !
Mais ici m’exposer au vent d’une cuisine,
C’est bien entièrement conclure ma ruine.
Dedans cette maison j’ouïs remuer les plats,
Et cependant je n’ai que l’air pour mon repas.
Si dans notre Almanach je puis voir la Planète
Qui m’expose aux rigueurs d’une telle disette,
Elle aura mille coups, je la déchirerai
Et j’en ferai du feu dont je me chaufferai.
Ah ! Planète maudite et peu considérante,
Si de mon appétit tu ne remplis l’attente,
Au moins garantis-moi des mains d’un Maître fou,
Qui m’a plus de cent fois pensé rompre le cou.
Il est allé duper une Amante nouvelle,
Cependant que je fais ici la sentinelle ;
Si son rival venait, je craindrais bien pour lui,
Et pour mon dos aussi. Toutefois pour autrui
Ne soyons pas si sot ; évitons la querelle,
Et si nous en voyons, enfilons la venelle.
Dom Philippe est mutin, Amarille a des gens
Qui pour me bien frotter se rendront diligents ;
Car, quand elle verra que Dom Jouan, mon Maître,
Sera dans sa maison, dans un coin comme un traître,
Elle fera des cris : son Père et ses valets
Viendront nous égorger ainsi que des poulets.
Scène II
AMARILLE, BRIGUELLE, DOM PIERRE, DOM JOUAN
AMARILLE.
À moi, je suis surprise, un insolent m’outrage.
BRIGUELLE.
Ah ! Dieux, mon Maître est pris ! vite, troussons bagage,
N’attendons pas le choc, il serait périlleux,
Et ce lieu dedans peu sera bien dangereux.
DOM PIERRE, Père d’Amarille.
Dom Pierre sort et ses valets poursuivent Dom Jouan l’épée à la main.
Quoi, traître ! En ma maison et pour forcer ma fille,
Pour me déshonorer et toute ma famille !
Il faut perdre la vie.
DOM JOUAN.
Ah ! c’est trop t’épargner !
Voilà ce qu’après moi l’obstiné peut gagner.
AMARILLE, sortant de la maison.
Mon Père est mort.
DOM JOUAN.
Faquins, si vous osez me suivre...
DOM PIERRE, mourant.
Que quelqu’un prenne soin... mais je cesse de vivre.
AMARILLE.
Quelle rage, quel sort, quel Démon envieux
M’ôte dans cet instant un bien si précieux ?
Quoi ! vous perdre, mon Père ! Ah ! malheur qui me tue,
Ah ! fatal accident, Ah ! disgrâce imprévue.
Mon Père, ah ! c’en est fait, son corps est tout glacé,
Et son divin Esprit chez les morts est passé.
Le sommeil éternel a fermé sa paupière,
Et dans peu comme à lui m’ôtera la lumière.
Oui, mon Père, à présent sans consolation,
Je veux chercher la mort dans mon affliction,
Et pour mieux la trouver dans le mal que j’endure,
J’irai l’attendre au lieu de votre Sépulture.
Mais recevez mes cris, mes plaintes et mes pleurs,
Je n’ai qu’eux à donner en de si grands malheurs.
Daignez donc accepter cette dernière offrande,
Dans ce destin fatal la douleur me commande,
Je prétends vous venger par leurs propres fureurs,
Et remettre ce soin au cours de leurs clameurs.
En quelque lieu que soit l’assassin exécrable,
Qui, vous donnant la mort, m’a rendu misérable,
Ils iront le chercher, le livrer aux bourreaux :
Et les remords cuisants l’accableront de maux.
Si ma juste douleur peut devenir mortelle,
Me rejoignant à vous, elle sera fidèle.
Ah ! vous, hommes poltrons, pleins de stupidité,
Qui l’avez vu périr, et dont la lâcheté,
Dans ce coup malheureux, de sa mort est complice,
L’emportant, rendez-lui ce déplorable office.
Scène III
DOM PHILIPPE, AMARILLE
DOM PHILIPPE.
Quel spectacle en ce lieu se présente à mes yeux ?
Qu’est-ce donc, Amarille ? et que vois-je, ah ! bons Dieux ?
AMARILLE.
La cause de mes maux est assez apparente,
Et vous la pouvez voir sur ma face mourante.
DOM PHILIPPE.
Je ne le vois que trop ; mais quel est l’assassin ?
AMARILLE.
Un monstre dont le coup passe jusqu’à mon sein,
Un exécrable, un traître, un Démon que l’envie
Forma dans les Enfers pour m’arracher la vie :
Dom Jouan.
DOM PHILIPPE.
Dom Jouan ? ah ! Ciel ! que dites-vous ?
Où peut-il s’exempter de mon juste courroux ?
Où puis-je le trouver ?
AMARILLE.
C’est un soin inutile,
Si l’on ne fait fermer les portes de la Ville.
C’est ainsi qu’on le peut trouver facilement.
DOM PHILIPPE.
Holà ! Que quelqu’un vienne ! Allez, et promptement,
Faire fermer la Ville, et que l’on fasse en sorte
Que l’on ferme au plus tôt jusqu’à la moindre porte.
Faites partout savoir la mort du Gouverneur,
Qu’on cherche Dom Jouan et qu’il en est l’Auteur.
Ô malheur ! ô disgrâce ! où je trouve une peine,
Qui produit en mon cœur une mortelle gêne.
Où ce monstre a-t-il pu concevoir ce dessein ?
Qui peut avoir produit cette rage en son sein ?
Si ce lâche en voulait à ceux pour qui votre âme
A droit de conserver une amoureuse flamme,
Si tous ses ennemis sont dans votre amitié,
Si pour vous ce perfide a tant d’inimitié,
Ce traître ne devait attaquer que moi-même,
J’aurais payé pour tous, son insolence extrême.
Ah ! peste des humains ! exécrable bourreau !
Quoiqu’il puisse arriver je veux être ton fléau.
L’on ne peut t’exempter de ma juste furie :
J’irai, j’irai partout mettre fin à ta vie ;
Que tu sois assisté des Dieux ou des mortels,
J’irai t’assassiner jusque sur les Autels ;
Et mon juste courroux sera comme un Tonnerre,
Qui t’ira rechercher jusqu’au bout de la Terre.
Mais, Madame, comment s’est fait cette action ?
AMARILLE.
Par le cours imprudent de notre passion,
Hélas !
DOM PHILIPPE.
De quelle sorte ? Achevez donc, Madame.
AMARILLE.
Pour nous entretenir de cette honnête flamme,
Je vous donnai cette heure, où nous pensions tous deux
Sans obstacle parler de tourments amoureux.
Ce traître, de qui l’âme au crime abandonnée
A causé tant de maux, a su l’heure donnée.
À la faveur de l’ombre il s’est glissé chez nous,
Dedans l’obscurité j’ai cru que c’était vous :
Pensant donc vous trouver, j’ai trouvé le perfide.
D’une lâche action il paraissait avide.
Il m’a voulu forcer ; mais, et de ses discours,
Et de ses trahisons, j’ai su rompre le cours.
DOM PHILIPPE.
Ah ! Dieu !
AMARILLE.
Quoique surprise en de telles alarmes,
Je crie, on vient à moi, on me voit toute en larmes,
On poursuit le Tyran, il gagne l’escalier,
Et furieux il sort, mon Père, le premier,
Le poursuivant de près jusque dedans la rue.
Mais, laissé de nos gens, cet assassin le tue.
DOM PHILIPPE.
Malheureux que je suis, qui retenait mes pas ?
Mon seul retardement a causé son trépas.
AMARILLE.
Ainsi donc de sa mort, sans dire d’autres choses,
Nous en sommes tous deux les innocentes causes.
DOM PHILIPPE.
Madame, en ce moment je n’ai plus de raison ;
Je m’en vais vous venger de cette trahison.
AMARILLE.
Dom Philippe, en toi seul je vois mon assistance,
Et si je te perdais, je perdrais ma défense.
Ne m’abandonne pas dans le trouble où je suis :
Toi seul peux arrêter le cours de mes ennuis.
DOM PHILIPPE.
Ah ! divine Amarille, il faut que cet infâme
Apprenne jusqu’où va le trouble de mon âme.
AMARILLE.
Hélas ! quand le désir d’employer ta valeur
Pour mon Père et mon deuil, vient naître dans mon cœur,
Craignant de t’exposer, j’en bannis la pensée,
Et de ces deux tourments mon âme est oppressée.
L’amour que j’ai pour toi règne sur mes douleurs,
Et se vient élever un trône dans mes pleurs ;
Mais, tout puissant qu’il est, il faut, il faut qu’il cède,
Toi seul es ma vengeance, et ma force et mon aide.
Si dedans cette Ville on ne le peut trouver,
Fût-il au bout du monde, il faut l’aller chercher.
Qu’il ressente le coup de ta juste colère,
Et qu’enfin on l’immole aux mânes de mon Père.
Va, tâche à le trouver, conserve ton courroux ;
Le Ciel va t’assister, il s’armera pour nous.
DOM PHILIPPE.
Ah ! Madame, il n’est point de déserts ni d’abîme
Qui n’eût beaucoup d’horreur de cacher un tel crime,
Et je crois que les lieux où la nuit fait sa Cour,
Pour le faire paraître emprunteront du jour.
Adieu ! Réservez-moi ces faveurs amoureuses
Pour le temps que mes mains seront victorieuses.
Quand j’aurais fait mourir l’auteur de nos malheurs,
Nous pourrons arrêter le torrent de nos pleurs.
Scène IV
BRIGUELLE, sortant du coin où il s’était caché
Diable ! que j’ai bien fait ! J’ai su l’échapper belle.
Ciel, je vous en promets une belle chandelle.
Après ce grand hasard que je viens de courir,
M’assomme qui jamais pourra m’y retenir !
Non, non, je n’y vais plus, je ne suis pas si traître ;
Je ne suis plus valet d’un si dangereux Maître ;
Je le quitte dès l’heure, et je suis à louer,
Et si je le sers plus, qu’on me fasse fouetter.
C’est un Diable incarné. Mais devenons plus sage.
Aussi bien l’on pourrait pour lui me mettre en cage ;
Puis, je n’en sortirais que pour danser si haut,
Que jamais bateleur ne fit un si beau saut.
Que j’ai souffert de mal pendant cette tuerie !
Quand j’y pense, ma foi, je t’aime bien, ma vie ;
Car, étant de tout temps ton humble serviteur,
Un jour on me verra pour toi mourir de peur.
Mais parlant de mourir, en tournant la croupière,
Quelqu’un ne m’aurait-il point frappé par derrière ?
Ne suis-je point blessé ? Sans tarder, il faut voir :
Non, je n’ai pour tout mal que la peur d’en avoir.
Scène V
BRIGUELLE, DOM JOUAN
BRIGUELLE, continuant.
Mais que vois-je passer le long de cette rue ?
Ah ! crainte, vous voilà de nouveau revenue !
DOM JOUAN.
Qui es-tu ?
BRIGUELLE.
Un valet qui passe son chemin.
DOM JOUAN.
Comment t’appelles-tu ?
BRIGUELLE.
Ah ! je n’en ferai rien.
Pourquoi dire mon nom ?
DOM JOUAN.
Tu le diras, je meure !
Ou bien tu recevras mille coups tout à l’heure.
N’es-tu pas en ce lieu pour épier mes pas ?
BRIGUELLE.
J’ai bien d’autres soucis. Ah ! je n’y pense pas ;
Je fuis de cette rue où l’on a fait carnage.
DOM JOUAN.
Briguelle, est-ce point toi ?
BRIGUELLE.
C’est mon Maître, courage.
Rassurons nos esprits. Quoi ? Monsieur, c’est donc vous !
Sauvez-vous, qu’on nous va tous deux rouer de coups,
Si nous ne nous sauvons !
DOM JOUAN.
Que ta frayeur est vaine !
Quiconque me vaincra, n’aura pas forme humaine.
BRIGUELLE.
Monsieur, de tout mon cœur, je m’en vais prier Dieu
Qu’il m’assiste.
DOM JOUAN.
Poltron ! Ah, demeure en ce lieu,
Ou bien tu sentiras l’effet de ma colère.
BRIGUELLE.
Que ne me ferait-il, s’il a battu son Père ?
DOM JOUAN.
Vois-tu bien, tu dois vivre et mourir avec moi.
BRIGUELLE.
Ah ! je ne veux qu’y vivre. Ah ! nuit, assiste-moi ;
Couvre-moi de ton ombre, afin que je l’évite.
DOM JOUAN.
Écoute-moi parler, ton seul babil m’irrite !
BRIGUELLE.
Parlez si vous voulez, Monsieur, jusqu’à demain.
DOM JOUAN.
Tu sais bien que Dom Pierre est mort, et par ma main.
BRIGUELLE.
Que trop.
DOM JOUAN.
Qu’on me poursuit.
BRIGUELLE.
Ah ! Monsieur, je m’en doute,
Et c’est ce qu’en ce lieu maintenant je redoute :
Car si nous étions pris, je serais tôt pendu ;
Laissez-moi donc aller, Monsieur, je suis perdu.
DOM JOUAN.
Eh bien, si tu crains tant, j’emprunterai ta forme,
Tes habits pour les miens.
BRIGUELLE.
Attendez-moi sous l’orme !
Cacher un criminel ? en mon habillement ?
Je suis fort bien, Monsieur, dedans ce vêtement.
Gardez vos beaux habits avec votre malice.
DOM JOUAN.
Sais-tu que je le veux ?
BRIGUELLE.
Ô ! Dieux, quelle injustice !
Quoi ? me mettre en péril, moi qui suis innocent !
Monsieur, de vos bienfaits, je suis reconnaissant,
Mais non pas jusqu’à perdre et l’honneur et la vie.
DOM JOUAN.
Coquin, mais de ton Maître elle sera ravie :
Les Archers pour m’avoir visitent en tous lieux.
BRIGUELLE.
Pourquoi Diable, Monsieur, sont-ils si curieux ?
Ces faquins sont fâcheux avecque leur visite.
Ils montrent nous voyant leur mine d’hypocrite,
Et leurs méchants desseins ne nous paraissent pas.
Que ne nous laissent-ils ? Nous ne les cherchons pas.
DOM JOUAN.
C’est discourir en vain. Sans plus causer, Briguelle,
Donne-moi tes habits.
BRIGUELLE.
Ah ! ma crainte est mortelle.
Par ma foi, c’est en vain que vous vous obstinez :
Quand je verrais ici des diables déchaînés,
Je ne le ferais pas.
DOM JOUAN.
Tu le feras, j’en jure,
Ou je vais t’égorger.
BRIGUELLE.
La maudite aventure !
DOM JOUAN.
Ôte donc tes habits, ou je t’assommerai,
Et puis facilement je te les ôterai.
BRIGUELLE.
À ce prix-là, jamais n’aurai valet de chambre.
Donnez-moi vos habits pleins de civette et d’ambre.
DOM JOUAN.
Viens dessous ce balcon ; je te les donnerai.
BRIGUELLE.
Si je ne suis perdu, je suis bien égaré.
Scène VI
LE PRÉVÔT et LES ARCHERS
LE PRÉVÔT.
En cette affaire, Archers, bon œil et bon courage.
Arrêtez les passants, voyez-les au visage ;
Examinez partout, mais ne vous trompez pas,
De peur de nous jeter en quelques embarras.
Connaissez-vous le traître ? En avez-vous l’idée ?
Sa face de frayeur se verra possédée ;
Vous le reconnaîtrez à son œil égaré,
À ses pas mal guidés, troublé, mal assuré,
Dedans la défiance et le cœur plein d’alarmes,
Et quoi qu’intimidé, les mains dessus les armes.
Le criminel sachant son trépas absolu,
À force de frayeur il paraît résolu.
Au visage, à la mine, au geste, à la parole,
Tous sans difficulté vous connaîtrez le drôle.
C’est ainsi qu’au métier j’ai toujours réussi ;
Et nous l’aurons, amis, sans beaucoup de souci,
Car quoi que fassent tous ces pauvres misérables,
Ils cherchent notre piège, ainsi que des coupables.
PREMIER ARCHER.
Nous allons tant chercher et si bien fureter,
Qu’en quelque lieu qu’il soit nous saurons l’arrêter.
AUTRE ARCHER.
Eût-il plus qu’un renard mille fois de finesse,
J’ai toujours pour le prendre une admirable adresse.
LE PRÉVÔT.
Dès que vous le verrez, il vous faut en saisir ;
Car si vous lui donnez un moment de loisir,
Il se voudra défendre.
L’ARCHER.
Attendant qu’il arrive,
Tenons-nous donc, Monsieur, dessus la défensive.
Scène VII
LE PRÉVÔT, BRIGUELLE, LES ARCHERS
AUTRE ARCHER.
Quelqu’un paraît.
LE PRÉVÔT.
Qui est là ?
BRIGUELLE.
Passons sans faire bruit.
Tâchons à nous sauver en faveur de la nuit.
Me voilà maintenant à ta miséricorde,
Funeste habillement. Ah ! que tu sens la corde !
Le traître est déjà loin avecque mes habits.
Mon esprit, ma raison, êtes-vous sans avis ?
Cherchez m’en quelques-uns, vous aussi, ma cervelle,
Vous en êtes priés du très humble Briguelle.
Ses habits font du bruit ; peste du taffetas !
Ainsi que moi, bourreau, tu ne te tairas pas ?
Ah ! chien, ah ! traître habit ! Mais Dieux, c’est sans remise,
Quelqu’un s’en vient à moi.
LE PRÉVÔT.
Qui va là ?
BRIGUELLE.
Sans surprise,
Messieurs.
UN ARCHER.
Arrêtez-vous.
BRIGUELLE.
Usons d’invention.
LE PRÉVÔT.
Vous paraissez surpris dedans votre action.
Dites donc maintenant qui vous êtes ?
BRIGUELLE.
Le Prince.
Comment arrêtez-vous un maître de Province
Qui va voir sa Maîtresse ?
LE PRÉVÔT.
Excusez-nous, Seigneur,
Nous sommes en ce lieu pour prendre un Suborneur,
Un assassin.
BRIGUELLE.
Marauds, je vous ferai tous pendre.
LE PRÉVÔT.
Pardonnez-nous, Seigneur, on se peut bien méprendre.
Archers, retirons-nous.
Scène VIII
BRIGUELLE, seul
Allez, et promptement,
Ou bien je vous ferai traiter si rudement
Que vous maudirez l’heure... Allez à tous les diables.
Ces gripeurs de collet sont pourtant effroyables.
Sans ma ruse ils m’allaient traiter en inhumains ;
Je n’eusse jamais cru m’échapper de leurs mains.
Pourtant j’ai bon esprit ; j’admire mon adresse,
Et d’où m’est pu venir cette bonne finesse.
Je les ai fait trembler ; ils ont tous fui de peur.
Il faut croire par là que j’ai prudence et cœur.
Je ferai cas de moi. Mais sortons de la ville ;
C’est le plus nécessaire, et c’est le plus utile.
Je sais pour me sauver de vieux murs démolis ;
Ainsi je ne pourrai gâter que mes habits.
Mais n’importe, on peut tout pour conserver sa vie,
Et qui ne le fait pas est bête et fait folie.
ACTE III
Scène première
UN PÈLERIN, dans un bois
Beau désir, qui te donne empire sur mes sens ?
Que ces lieux ont pour moi de plaisirs innocents !
Depuis que je te suis, agréable génie,
Que tu me fais mener cette innocente vie,
Je n’ai rien rencontré de si charmant aux yeux,
Et rien ne m’a jamais paru si gracieux :
Ces fleurs de leurs parfums aux passants font largesse ;
Elles donnent aux eaux leur extrême richesse,
Et cherchant pour nous plaire un agrément nouveau,
Présentent à nos yeux ce qu’elles ont de beau.
Après avoir passé tant de Mers orageuses,
Qu’on trouve de douceur dans ces plaines heureuses !
Après avoir souffert des vents impétueux,
Qu’on reçoit de plaisirs du zéphyr amoureux !
Ma curiosité m’a fait voir l’Italie,
Des Alpes j’ai passé la hauteur infinie,
Des Espagnes j’ai vu les lieux sanctifiés,
Et mes esprits en sont encor glorifiés ;
De la France j’ai vu la splendeur non commune,
Et de sa belle Cour la royale fortune ;
De là j’ai vu le Rhin, le Danube orgueilleux,
Qui va dorer ses flots au levant radieux,
Le Jourdain révéré dedans la Palestine,
Le Nil qui pour l’Égypte a l’onde si bénigne,
Et qui n’apporte rien dans son débordement
Que douceur, que plaisir et que ravissement ;
Le Tigre dans la Perse et le Gange en l’Indie,
Et l’Euphrate en voyant les côtes d’Arabie,
Et sans me rebuter de ces travaux divers
J’errerai sans cesser dedans cet univers ;
Cette sorte de vie est sans inquiétude,
Aussi mon seul plaisir est dans la solitude :
Elle ne produit point de pensers outrageux,
L’Homme qui la chérit n’est jamais malheureux ;
Il est franc de soucis, d’ambition, d’envie ;
Le moindre déplaisir n’outrage point sa vie ;
La fortune pour lui n’est qu’une fiction,
Et ne lui peut causer aucune passion.
Mais je marche depuis le matin où l’aurore
De perles, de rubis orne la belle Flore ;
Ses fleurs semblent m’offrir un lit tout à propos :
Allons donc y goûter un moment de repos.
Scène II
DOM JOUAN, BRIGUELLE, LE PÈLERIN
BRIGUELLE.
Ah ! vous êtes sorcier ! Quand j’y pense, je tremble :
Vous disiez : nous devons vivre et mourir ensemble.
Vous aviez bien raison ; vous saviez l’avenir,
Et vous êtes un Diable, ou l’allez devenir.
Mais comment avez-vous pu sortir de la ville ?
DOM JOUAN.
Cette chose, Briguelle, était peu difficile ;
Ayant sous tes habits la façon d’un valet,
On me laissa passer, on m’ouvrit le guichet.
Mais je suis trop heureux puisque je te rencontre ;
C’est à présent qu’il faut que ton zèle se montre,
Que tu serves ton Maître avec affection,
Et qu’ici je réponde à cette passion.
BRIGUELLE.
Ma foi, vous changerez donc d’humeur et de vie.
Ne croyez pas, Monsieur, que ce soit raillerie :
Devenez honnête homme et je vous servirai,
Autrement, sur ma foi, cent fois je périrai,
Avant que de vous suivre. Échappé de ces Diables,
Qui vivent du tourment des pauvres misérables,
De ces pestes d’Archers, ma foi ne croyez pas
Que Briguelle retourne à ce dangereux pas.
On n’a pas tous les jours la ruse et la finesse ;
On n’a pas tous les jours du cœur et de l’adresse.
Comme je vous ai dit, j’ai fait fort vaillamment,
Mais qui sait si j’aurai toujours bon jugement ?
Je pourrais bien périr en une même affaire.
Puis, on dirait partout : c’était un téméraire.
Ceux qui meurent ainsi, du peuple sont maudits,
Et puis l’on n’a jamais un seul De Profundis.
Pour éviter ce mal si vous n’êtes plus sage,
Quelque autre avecque vous pourra faire voyage.
Vous avez vos habits ?
DOM JOUAN.
Je te les donnerai
À la première Ville.
BRIGUELLE.
Ô ! le cas réservé
Je crois que l’on verra plutôt mes funérailles,
Car il dissipe tout !
DOM JOUAN.
Échappé des canailles
Qui t’ont voulu saisir, comment te sauvas-tu ?
Dis-moi, par quel endroit ?
BRIGUELLE.
Par un vieux mur rompu.
Puis j’allai toute la nuit à travers la campagne,
Sans boire ni manger, car, Monsieur, en Espagne
On rencontre plutôt un trou qu’un cabaret.
DOM JOUAN.
Dedans l’occasion tu n’es pas maladroit.
BRIGUELLE.
Depuis que j’ai fait peur aux Archers, je suis Diable :
Le plus méchant pour moi n’aurait rien d’effroyable.
Voir des Archers est plus que de monter sur l’Ours,
Et que dessus son dos faire cinq ou six tours.
DOM JOUAN.
Devenu si brave homme et si plein de vaillance,
Pour toi j’aurai respect et beaucoup d’indulgence ;
Je t’aimerai, Briguelle, et crois que désormais
Je t’estimerai plus que je ne fis jamais :
Demeure donc à moi, tu me verras bon Maître,
Et le temps, mieux que moi, te le fera connaître.
BRIGUELLE.
Bien, bien, je vous reprends ; je le veux bien aussi.
DOM JOUAN.
Va-t’en donc promptement à deux milles d’ici
T’informer s’il n’est point quelque vaisseau qui parte,
Afin que de ces lieux promptement je m’écarte.
Je vais te faire voir cent climats différents.
BRIGUELLE.
Donc, de longtemps, Monsieur, je ne verrai parents.
DOM JOUAN.
Ah ! grossier, tes parents sont par toute la terre,
En Allemagne, en Flandre, en France, en Angleterre,
Même dans la Turquie et dedans le Japon.
BRIGUELLE.
Des parents en Turquie ? Est-ce donc tout de bon ?
Maître Pierre connaît mon Père et mes Ancêtres !
Moi, j’aurais des parents si chiens, si loups, si traîtres !
DOM JOUAN.
Tu ne prends pas mon sens ; va donc où je t’ai dit.
BRIGUELLE.
Mais, Monsieur, sur la Mer on a bon appétit.
Avez-vous de l’argent pour faire ce voyage ?
Vous savez bien qu’aux champs on mange davantage.
DOM JOUAN.
Va, va, j’ai quelque argent, nous ne manquerons pas ;
Et le bonhomme enfin n’en enverrait-il pas
Si je lui écrivais ? Quoi que mon Père fasse,
Je puis d’un mot écrit me remettre en sa grâce :
Il sera trop content, il sera trop heureux.
BRIGUELLE.
Hélas ! Que dites-vous ? J’oubliais, malheureux,
À vous dire un malheur pour vous triste et funeste,
Et pour qui va s’armer la colère céleste ;
Vous devez abîmer.
DOM JOUAN.
Et par quelle raison ?
BRIGUELLE.
Étourdi des Archers, j’allai dans la maison.
DOM JOUAN.
Quoi ? dans la nôtre ?
BRIGUELLE.
Oui, dedans la vôtre même.
DOM JOUAN.
Eh bien ?
BRIGUELLE.
Je fus surpris par une plainte extrême :
J’entendis dire, hélas ! Dom Alvaros est mort ;
Son Fils, son traître Fils, par un étrange sort,
En est l’infâme Auteur.
DOM JOUAN.
Cette chose est cruelle.
BRIGUELLE.
Et de plus, ce qui m’en confirma la nouvelle,
Ce fut un des voisins ne me connaissant pas,
Qui me dit qu’il venait de mourir en ses bras.
DOM JOUAN.
Ah ! ce coup me surprend, Briguelle, je l’avoue.
Mon Père est mort. Ah ! Dieux, ah ! le destin se joue
D’un malheureux mortel, et je vois qu’à la fin
Il prépare pour moi quelque trait inhumain.
Car, après des malheurs d’une telle nature,
J’attends de son revers la plus sanglante injure :
Je pressens des malheurs que je ne connais pas,
Et ce pressentiment m’annonce mon trépas.
Mais n’importe, chassons la crainte du naufrage,
Et qu’aucun accident n’abatte mon courage.
Je suis (vienne sur moi tout le foudre des Cieux)
Pour l’attendre sans peur, assez audacieux.
BRIGUELLE.
Il a le deuil au cœur, il est hors de lui-même.
Monsieur.
DOM JOUAN.
Je suis, Briguelle, en un désordre extrême.
BRIGUELLE.
Courage, il se repent.
DOM JOUAN.
Ah ! funeste rapport !
Dis-moi, n’as-tu point su comme arriva sa mort ?
BRIGUELLE.
Oui, ce fut de douleur, de regret, de colère.
Et vous avez, ingrat, fait mourir votre Père.
Le déplaisir qu’il eut de vous voir l’irriter,
D’avoir vu votre orgueil jusqu’à ce point monter...
Enfin, on me l’a dit et je n’en doute guère.
DOM JOUAN.
Il m’irrita, Briguelle ; il m’était trop sévère.
J’eus tort de le fâcher, mais que ne fait-on pas
Lorsqu’on est en colère ? On ne se connaît pas.
BRIGUELLE.
Il se faut modérer dans ses chaleurs bouillantes
Et ne pas s’emporter aux choses violentes.
DOM JOUAN.
Pourquoi croit-on qu’il soit ainsi mort de regret ?
J’eus bruit avecque lui, mais ce fut en secret.
BRIGUELLE.
On m’a dit qu’outragé de cette vive atteinte,
Il fut de tous côtés faire entendre sa plainte,
Et que même en mourant il se plaignait de vous,
Et qu’il est mort enfin d’un violent courroux.
DOM JOUAN.
Il ne serait pas mort, s’il n’eût été bizarre.
Mais, vois s’il n’était pas et cruel et barbare,
Puisque, de son trépas, il me fait criminel.
Ah ! Briguelle, il était inhumain et cruel.
BRIGUELLE.
Allez, parlant ainsi, vous êtes méchant homme,
Et l’on ne pourra pas vous en absoudre à Rome.
DOM JOUAN.
Que veux-tu que je fasse ?
BRIGUELLE
Il faut verser des pleurs,
Et plaindre votre Père, ainsi que vos malheurs.
DOM JOUAN.
Il avait tant vécu ! Moi, j’aurais ces faiblesses !
Mon cœur ne produit point de semblables bassesses.
Père, parents, amis, Maîtresse, ni malheurs,
Ne pourront m’obliger à répandre des pleurs.
BRIGUELLE.
Votre cœur est de roche, et la roche est moins dure.
En vous servant, je cherche une triste aventure.
DOM JOUAN.
Écoute donc, j’aurai doublement irrité
La Justice, et je crains, si je suis arrêté,
Étant cru parricide, et meurtrier de Dom Pierre,
D’en être malmené.
BRIGUELLE.
L’on vous fera la guerre.
DOM JOUAN.
Nous serons poursuivis ; changeons de vêtements.
BRIGUELLE.
Ah ! Monsieur, trêve ici de vos déguisements :
Pourquoi m’embarrasser en toutes vos affaires ?
Ces choses à présent sont fort peu nécessaires.
Sauvons-nous seulement.
DOM JOUAN.
J’approuve ton dessein.
Viens là, qui vois-tu là ?
BRIGUELLE.
Qui ? C’est un pèlerin.
DOM JOUAN.
Holà ! ho, mon ami !
LE PÈLERIN.
Qui vient rompre mon somme ?
BRIGUELLE.
Ce sont honnêtes gens ; ne crains rien, mon Pauvre homme.
DOM JOUAN.
Que fais-tu dans ce lieu ?
LE PÈLERIN.
Travaillé du chemin,
J’y respire en repos un air doux et bénin.
DOM JOUAN.
De quel côté viens-tu ?
BRIGUELLE.
De Saint-Jacques sans doute
Où vont les pèlerins.
LE PÈLERIN.
J’ai bien fait d’autres routes :
Il est peu de Saints Lieux où ne m’aient porté
Les plus ardents désirs de curiosité.
DOM JOUAN.
Briguelle, cet habit me serait fort commode
Pour n’être pas connu.
BRIGUELLE.
Pour éviter la mode,
C’est le meilleur moyen que vous puissiez trouver.
Avecque cet habit, il ne faut point rêver
Quels galants on mettra pour être à la moderne.
DOM JOUAN.
Tu m’étourdis toujours de quelque baliverne.
Mon ami, j’ai besoin de cet habillement :
Pourrais-tu bien m’en faire un accommodement.
LE PÈLERIN.
Cet habit-là, Monsieur ?
BRIGUELLE.
Qu’est-ce qu’il lui propose ?
LE PÈLERIN.
Il m’est cher, et pour vous il est trop peu de chose ;
Puis, tout mon bien consiste en ce seul vêtement.
DOM JOUAN.
Je te rendrai comptant, donne-le seulement.
LE PÈLERIN.
Quoi ! Monsieur, voulez-vous user de tyrannie ?
DOM JOUAN.
Ah ! donne-le, te dis-je.
LE PÈLERIN.
Ah ! prenez donc ma vie.
DOM JOUAN.
Dans ma bourse, tiens, prends tout ce que tu voudras.
BRIGUELLE.
Ce pauvre homme, il faudra qu’il en passe le pas.
LE PÈLERIN.
Monsieur, jamais l’argent ne m’a donné d’envie,
Je ne l’aimai jamais, et j’ai cette manie
De vivre indifférent pour l’argent et pour l’or ;
Et dedans cet habit je vois tout mon trésor.
DOM JOUAN.
Sans plus me contester, pense à me satisfaire.
Passe sous cet Ormeau, évite ma colère.
LE PÈLERIN.
Monsieur, considérez...
DOM JOUAN.
Tes cris sont superflus ;
Si tu chéris ton bien, ne me résiste plus.
Viens, tu seras content ; et toi, fais diligence :
Va promptement au port.
Scène III
BRIGUELLE, DOM PHILIPPE
BRIGUELLE.
Qu’il faut de patience
Avec un pareil sire ! Il n’importe, j’y suis,
Quand je devrais tomber dans de plus grands ennuis.
DOM PHILIPPE.
Accablé de douleur et plein d’impatience,
Et cherchant en tous lieux une juste vengeance,
Démon qui l’a produit, assiste mon courroux :
Fais que je trouve un bien si charmant et si doux,
Trouve mon ennemi ou l’objet de ma rage,
Afin que contre lui j’exerce mon courage,
Que son sang répandu soulage mon tourment
Et serve de victime à mon ressentiment.
Mais l’éclat sans pareil des beautés d’Amarille,
M’éclairant en tous lieux me rendra tout facile,
Ce soleil pénétrant jusque dedans nos cœurs,
Dissipant tout obstacle au gré de mes fureurs,
Me fera voir dans peu cet assassin infâme
Qui cause tant de maux et de trouble à mon âme.
Vous, Ciel, qui gouvernez le destin des humains,
Étant juste, livrez un coupable en mes mains,
Et faites que ces lieux par des langues secrètes
M’apprennent quels endroits lui servent de retraites.
Cette faveur est due à mes travaux divers :
Me verrez-vous sans fruit errer par l’Univers ?
Ou bien, pour augmenter le tourment que j’endure,
Voulez-vous protéger un monstre de nature ?
Ah ! vous êtes plus juste et vous guidez mes pas.
Vous tenez dans ma main sa peine et mon trépas,
Et sans doute on verra ma fureur vengeresse
Dans peu venger la Mère, le Père et la Maîtresse.
Scène IV
DOM JOUAN, DOM PHILIPPE
DOM JOUAN, en habit de pèlerin.
Dieux ! c’est mon ennemi ; ce traître m’aperçoit.
Briguelle a mon épée, et que faire ? Il me voit.
DOM PHILIPPE.
Voyons ce Pèlerin : il peut m’ôter de peine ;
Peut-être qu’en ce lieu quelque bonheur l’amène
Pour m’instruire où je puis rencontrer l’assassin.
Leur dessein est d’errer sans mesure et sans fin,
Si bien qu’il pourrait bien avoir vu cet infâme,
De qui je dois dans peu couper l’injuste trame.
DOM JOUAN.
Il vient ; changeons la voix, il ne nous connaît pas.
DOM PHILIPPE.
Puis-je interrompre ici la course de tes pas
Sans te fâcher, ami ?
DOM JOUAN.
Monsieur, sans raillerie,
Vous pouvez librement contenter votre envie.
Que voulez-vous de moi ? Demandez seulement,
Sans réserve j’attends votre commandement.
DOM PHILIPPE.
Je te suis obligé, mais ce que je désire
Est de savoir de toi si tu pourrais m’instruire.
Je cherche un homme, enfin, tu n’en sais pas le nom,
À peu près de mon âge, aussi de ma façon.
Vous autres qui courez toujours la Terre et l’onde,
Vous pouvez bien connaître une part de ce monde.
Celui dont je te parle a ma taille et mon port,
Mais le ciel lui prépare un plus funeste sort.
DOM JOUAN.
Monsieur, si je l’ai vu, je n’en ai pas mémoire.
Vous servant en ceci, j’aurais beaucoup de gloire ;
Je voudrais le pouvoir, mais j’en suis hors d’état.
DOM PHILIPPE.
Que je suis malheureux ! Que le Ciel est ingrat !
Quoi ? Verrai-je toujours mon attente trompée ?
Ne point voir ce bourreau !
DOM JOUAN, à part.
Si j’avais mon épée,
Tes insolents propos auraient leur châtiment,
Je préviendrais ton soin.
DOM PHILIPPE.
Ah ! rigoureux tourment !
Ne pouvoir rencontrer un barbare, un perfide,
Dont les moindres forfaits sont plus qu’un parricide.
DOM JOUAN.
Celui que vous cherchez est donc bien odieux.
DOM PHILIPPE.
C’est l’horreur de la terre et la haine des cieux.
Et pour te faire voir combien il est horrible,
Le traître que je cherche est un Démon visible,
Dont la main parricide a mis dans le tombeau
Des gens dont il s’est fait l’exécrable bourreau.
Et par un sort nouveau, furieux et contraire,
L’infâme a massacré jusqu’à son propre Père.
DOM JOUAN.
Après tant de forfaits, il doit être puni.
DOM PHILIPPE.
Mes travaux pour l’avoir vont jusqu’à l’infini.
Il ne se peut cacher : les cris de l’innocence
L’exposeront bientôt aux traits de ma vengeance.
Si je le puis trouver, il n’est point de tourments,
De supplices, de fers, de feux, de châtiments,
Qui le fassent mourir d’une mort plus sévère,
Et son enfer consiste aux feux de ma colère.
DOM JOUAN.
Je viens de concevoir un assuré moyen.
DOM PHILIPPE.
Si tu peux m’assister, dispose de mon bien.
DOM JOUAN.
Je me suis rencontré dans de semblables peines,
Mais j’ai toujours trouvé mes espérances vaines,
Jusqu’à ce que du Ciel implorant la bonté,
Je n’ai trouvé que bien et que félicité.
À présent, quand je souffre, au Ciel levant la vue,
Je sens finir mes maux, ma peine diminue,
Si bien que j’ai connu qu’il faut prier les Cieux,
Quand on veut voir la fin d’un tourment furieux.
DOM PHILIPPE.
Ah ! sans tarder, ami, je suivrai ton exemple,
Ne m’abandonne point, allons chercher un temple.
DOM JOUAN.
Les Temples sont partout où les cœurs sont dévots ;
Faisons notre prière au Ciel en peu de mots.
Dieu, de qui la bonté nous paraît sans seconde,
Veut être révéré dans tous les lieux du monde.
DOM PHILIPPE.
Allons exécuter ce dessein glorieux.
À part.
Je crois que c’est un saint. Ah ! l’homme merveilleux !
DOM JOUAN.
Monsieur, que faites-vous ? Il faut quitter les armes,
Et pour forcer le Ciel, il ne faut que des larmes,
Que ferveur, que sanglots, qu’ardeur, que piété,
Et Dieu veut qu’on le prie avec humilité ;
Autrement vous verriez votre attente trompée.
DOM PHILIPPE.
C’était innocemment que j’avais mon épée,
Mais je la vais quitter.
DOM JOUAN prend l’épée de Dom Philippe.
N’aye plus de souci,
Ton Ennemi mortel est maintenant ici.
Le voici, Dom Philippe, et, sachant ton envie,
S’il faisait son devoir, il t’ôterait la vie,
Il préviendrait l’effet de ton ardent courroux.
Mais, va, retire-toi, sauve-toi de mes coups.
DOM PHILIPPE.
Quoi, traître ! ô Ciel, en qui j’ai mis ma confiance !
DOM JOUAN.
Profite du moment que j’ai de patience.
DOM PHILIPPE.
Quoi, Bourreau, je te trouve, et tu m’échapperas ?
DOM JOUAN.
Que tu fais de pitié ! Qui ne te plaindrait pas ?
DOM PHILIPPE.
Il faut que ces deux mains t’arrachent les entrailles,
Et qu’en mourant je fasse aussi tes funérailles.
DOM JOUAN.
Si tu m’irrites trop, tu mourras de ma main.
DOM PHILIPPE
Crois-tu que l’on te craigne, exécrable assassin,
Toi qui des trahisons crois tirer avantage,
Et qu’on connaît partout pour un cœur sans courage ?
Crois-tu qu’impunément tu vives criminel ?
Toi qui trempes tes mains dans le sang paternel ?
Ta trahison me vient de ravir mon épée,
Mais il faut qu’à ta perte, elle soit occupée.
DOM JOUAN.
Il faut donc que ta mort, et sans retardement,
En prévienne aujourd’hui le funeste moment.
Mais non, il faut encor souffrir ton insolence ;
Ta langue est maintenant ta plus grande défense.
Adieu, console-toi, car c’était mon dessein
D’avoir de toi ce fer, ayant l’épée en main.
Me voyant hors d’état de l’avoir par adresse,
Par courage et valeur, je l’ai par ma finesse.
Je te laisse le jour, toi qui cherches ma mort,
Parce que je te tiens trop peu pour cet effort,
Et si je te croyais capable de me nuire,
Encor moins maintenant je te voudrais détruire,
Afin d’avoir l’honneur de combattre avec toi.
Mais ton bras est trop peu pour un si grand emploi.
Scène V
DOM PHILIPPE, seul
Est-il rien sous le Ciel d’égal à ma misère ?
Quand je crois me venger, tout me devient contraire.
Lorsque mon ennemi se livre entre mes mains,
L’injustice du sort, les destins inhumains,
Comme si c’était peu de me voir misérable,
Joignent ce trait fatal au malheur qui m’accable.
Ah ! Ciel, si tu prétends que je souffre ces maux,
Fais au moins que j’expire au fort de mes travaux :
Car vivre et ne pouvoir assouvir sa vengeance,
Alors qu’on la désire c’est par trop de souffrance :
Mais puisque mon mal m’est une nécessité,
Portons-le jusqu’au bout de la fatalité.
Marchons donc sur ses pas, nous trouverons des armes
Dont nous dissiperons nos malheurs, et nos charmes.
ACTE IV
Scène première
AMARANTE, seule
Amour, pourquoi viens-tu passer dans nos Forêts ?
Jusques ici j’étais exempte de tes traits ;
Je n’avais point souffert le joug de ton Empire,
Que partout justement on appelle un Martyre ;
J’ignorais ta puissance, et maintenant je vois
Que tu contrains les cœurs de vivre sous ta Loi.
Tous les Bergers voisins viennent dans nos prairies
Faire cent jeux nouveaux et cent galanteries :
L’un s’exerce à la course, et ses agiles pas
Font voir que son poumon ne le trahira pas ;
Les autres en dansant s’empressent pour me prendre,
Et s’efforcent par là de me faire comprendre
Qu’Amour chez eux produit un mal contagieux,
Et que cela ne vient que d’avoir vu mes yeux.
Ils m’offrent des bouquets, des guirlandes, des roses,
Et sous ces beaux présents cachent beaucoup de choses ;
Mais quand dans leurs amours ils devraient enrager,
Je ne veux avec eux courir aucun danger.
Ils disent qu’ils sont morts si je n’y remédie.
Je ne puis pas de tant guérir la maladie,
Celui qui me plaira, j’en ferai mon Amant,
Et les autres pourront mourir dans leur tourment.
Je recevrai ses vœux, ses bouquets, son hommage,
Et je lui donnerai la foi de mariage.
Mais, à propos je parle ici de marier,
Mes parents sont-ils fous de me tant ennuyer ?
Et me laissant pâtir dans l’amoureuse peine,
Ont-ils tous résolu de me garder pour graine ?
Non, non, je ne veux plus entendre leur leçon,
Et je suivrai la loi de ma propre raison.
Le premier qui viendra, pourvu qu’il puisse plaire,
Ma foi, je le prendrai sans faire autre mystère.
J’en ferai mon époux, et les lairrai causer.
Quand je serai contente, ils pourront s’apaiser.
Il est temps, ou jamais, de me mettre en ménage,
J’en ai vu de moins belle, moins vieille et moins sage,
Et dont l’œil toujours gai de leur ravissement,
Témoigne bien quel est ce doux contentement.
Qui vivent à gogo, qui chacune ont leur homme ;
Et peut-être jamais je n’aurai qu’un fantôme :
S’ils ont si peu de soin de m’avoir un époux,
Je leur ferai sentir l’effet de mon courroux :
J’abandonnerai tout, je ferai tel ravage
Que les Loups aux Brebis et le chat au fromage,
Détruisant tous leurs biens en un même moment,
Les faisant détester de leur retardement.
Cependant, allons voir notre bonne voisine,
Pour me bien conseiller, je la trouve assez fine.
Scène II
DOM JOUAN, BRIGUELLE
BRIGUELLE, sur le port de la Mer sortant de faire naufrage.
Ah ! Trigault de Neptune ! avecque tous tes flots
Tu me fais plus de peur que piques et javelots.
Nargue de ta puissance et de l’onde salée,
De Thétis, Polémond et de Monsieur Nérée.
Si sur vos chiens de dos je cours plus de danger,
Puissé-je être englouti, puissé-je submerger !
Qu’au lieu de vin vos eaux me servent de breuvage,
Et que je sois tenu pour un valet peu sage.
J’ai pensé de la mort subir les tristes lois,
Je l’ai vu à mes yeux plus de cinquante fois.
Mon Dieu ! Qu’elle est hideuse et qu’elle est effroyable !
Son vilain nez camus m’était insupportable :
Je crois qu’elle est punaise.
DOM JOUAN.
Avecque tes visions,
Tes paniques terreurs et tes illusions,
Malgré ma froide humeur tu m’obliges à rire.
Mais, écoute : craignons que le sort ne soit pire,
Profitons maintenant de nos malheurs passés,
Vivons plus saintement.
BRIGUELLE.
Vos vœux soient exaucés !
Bon ! il craint qu’à la fin Atropos ne l’assomme.
Ô Dieu ! Pourrait-il bien devenir honnête homme ?
Mais, ne parlons-nous point l’un et l’autre en dormant ?
Car je suis si surpris d’un pareil changement.
DOM JOUAN.
Vois-tu bien, la Jeunesse est bouillante et peu sage,
J’ai profité, Briguelle, en la peur du naufrage !
Ce n’est pas que je craigne, en l’état où je suis
De mourir ou de vivre en peine et plein d’ennuis ;
J’ai l’esprit assez fort pour surmonter l’injure
Que me peut préparer ma fortune future :
Je me ris des destins, je ne crains point la mort,
Et je brave en tout temps les caprices du sort ;
Mais sachant bien qu’il est un Monarque suprême,
Dont le pouvoir paraît quand le mal est extrême,
Et dont le foudre est prêt à se montrer aussi
Quand de se corriger on ne prend pas souci,
Je crains de l’irriter, et je crains sa colère
Non de peur de mourir, mais pour ne lui déplaire.
BRIGUELLE.
Si vous continuez, vous allez être Saint ;
Est-ce vous, Dom Jouan ? dont l’esprit double et feint
A tué, massacré, violé tant de Filles,
Et qui faisiez passer tout cela pour vétilles.
DOM JOUAN.
Non, non, ce n’est plus moi : j’ai d’autres sentiments,
Et je te jurerais...
BRIGUELLE.
Ah ! Monsieur, sans serments !
Je connais dès longtemps votre façon de vivre.
Et puis, pourquoi jurer, alors que l’on est ivre ?
DOM JOUAN.
Ivre ? Avons-nous rien pris ? As-tu l’esprit perdu ?
BRIGUELLE.
Nous n’avons pas mangé ; mais nous avons bien bu,
Grâce aux vagues, Monsieur, qui nous versaient à boire.
Je m’étonne comment vous êtes sans mémoire.
DOM JOUAN.
Je t’entends ; mais quittons ces discours superflus :
Le danger a paru ; mais il ne paraît plus.
Rassure tes esprits, afin de rendre grâce
Au Ciel, qui nous fait voir la Tempête en bonace.
BRIGUELLE.
Votre pensée est bonne, et votre humeur aussi,
Et le temps qui fait tout a sur vous réussi ;
Mais votre plus grand mal était d’aimer les femmes,
Et beaucoup d’autres maux paraissent dans vos flammes.
Dites-moi, pensez-vous surmonter ce Démon
Ou ce vice enragé ?
DOM JOUAN.
Briguelle, tout de bon,
Tu me vas voir mener une si sainte vie
Que les plus saints esprits en auront jalousie,
Et ceux qui veulent voir les vices abattus,
Pourront, en me voyant, pratiquer les vertus.
BRIGUELLE.
Il faudra donc, Monsieur, que ceux-là vous imitent
Qui pour gagner le Ciel incessamment méditent.
DOM JOUAN.
Sur ce frêle Élément où je t’ai vu pâlir,
J’ai vu la vague prête à nous ensevelir ;
Et cela m’a paru comme une verge prête,
Ou comme des carreaux qui menaçaient ma tête.
Par là j’apprends qu’il faut que je change aujourd’hui,
Si je ne me veux voir dans un mortel ennui.
BRIGUELLE.
En effet, vous pourriez devenir misérable.
Et puis, qui jurerait que quelque méchant Diable
À la fin ne viendrait pour vous rompre le cou ?
Il est pour cet effet un Diable loup-garou.
Mais sortons de la Mer, achevons le miracle ;
Ce méchant élément est un mauvais spectacle :
Nous avons assez vu les flots, souffert les vents,
Et nous avons assez laissé croître nos dents
Allons nous rafraîchir dans quelque hostellerie.
Scène III
AMARANTE, MARILINDE, DOM JOUAN, BRIGUELLE
AMARANTE.
Adieu, nous nous verrons tantôt dans la prairie.
MARILINDE.
Souvenez-vous toujours de vivre sagement ;
Vous avez l’œil friand et rempli d’agrément,
Moquez-vous de tous ceux qu’il a rendu malades,
Et garantissez-les des coups de vos œillades.
Ma fille, on ne voit point de Berger en ces lieux
Qui ne soit outragé du mal que font vos yeux.
DOM JOUAN.
Briguelle, vois-tu bien la gentille bergère ?
BRIGUELLE.
Eh bien ! que vous importe ? Et qu’en voulez-vous faire ?
Ne vous souvient-il plus ?...
DOM JOUAN.
Où s’adressent tes pas ?
AMARANTE.
Que vous importe-t-il ?
DOM JOUAN.
Ne t’effarouche pas.
J’aimerais mieux mourir que te mettre en colère.
Puis ton œil est trop beau pour être si sévère.
AMARANTE.
Monsieur, vous vous raillez, je n’ai point de beauté.
BRIGUELLE.
À l’objet de la Fille, adieu la sainteté.
De moment en moment il change de visages.
Monsieur, vous savez bien jouer des personnages :
Je vous croyais tantôt un Béatifié ;
Mais de ce changement je m’étais défié.
DOM JOUAN.
Laisse-moi maintenant. Que ta taille est mignonne !
BRIGUELLE.
Mais vous avez fait vœux...
DOM JOUAN.
Ce coquin-là raisonne.
BRIGUELLE.
N’avais-je pas bien dit qu’il était enragé.
Pourquoi suis-je si sot de le croire changé ?
AMARANTE.
Ah ! Monsieur, laissez-moi.
DOM JOUAN.
Seule dans la campagne ?
Il faut que je te suive et que je t’accompagne.
AMARANTE.
Je ne vais seulement qu’à ce prochain Hameau.
DOM JOUAN.
Il n’importe en t’aimant.
AMARANTE.
Holà ! Monsieur, tout beau !
Ne vous échauffez pas de peur d’être malade.
DOM JOUAN.
Pour l’être, il me suffit de ta gentille œillade.
Assiste-moi, Bergère, et quitte ton courroux.
AMARANTE.
Vous n’êtes pas pour moi, je ne suis pas pour vous :
Vous êtes de la Cour, et je suis du village.
On ne me peut avoir que par le mariage :
Quoique pauvre, Monsieur, je suis Fille d’honneur,
Et je n’écoute point un discours suborneur.
DOM JOUAN.
Ah ! mon dessein est juste, et si tu veux m’entendre,
Tu verras qu’avec moi tu pourras tout prétendre.
Oui, si tu veux m’aimer, pas plus tard que demain
Tu recevras ma foi, ma franchise et ma main.
Ne t’en étonne point : ton charme a la puissance
De ranger un Monarque à ton obéissance.
AMARANTE.
Quoi ? vous qui possédez tant de perfection,
Qui des Dames de Cour gagnez l’affection,
Voudriez-vous bien de moi ?
DOM JOUAN.
Oui, puisque je t’estime.
BRIGUELLE.
La pauvrette ! Il la tient ; il en aura la dîme.
DOM JOUAN.
Je n’aime point la Cour : son faste et sa beauté
N’ont rien qui plaise au prix de ta simplicité.
Les Dames qu’on y voit n’ont ni charmes ni grâce
Que le plus faible éclat de ta beauté n’efface.
Et puis, celles qu’on croit avoir quelques appas,
Les empruntent du fard et n’en possèdent pas.
Mais ta beauté champêtre est toute naturelle,
Et son brillant éclat ne l’emprunte que d’elle.
Enfin, je te préfère à l’objet le plus doux,
Et, si tu veux, dans peu je serai ton époux.
AMARANTE.
Monsieur, votre discours est si rempli de charmes
Qu’il faut vous avouer que je vous rends les armes.
Mais, ne m’abusez pas, étant sous votre loi.
DOM JOUAN.
Je te promets dès l’heure et te donne ma foi.
AMARANTE.
Me voyant mariée avec tant d’avantage,
Je vais bien étonner tous les gens du village.
DOM JOUAN.
Sans tarder en ces lieux, allons voir tes parents.
AMARANTE.
Allons ; vous les allez charmer dans leurs vieux ans.
Scène IV
BRIGUELLE, seul
Est-il un plus grand fourbe ? Est-il un plus grand traître ?
Et ne suis-je pas fou de servir un tel Maître ?
Je tiens pour assurés sa perte et mon malheur :
Quelque tragique fin suivra ce suborneur.
Qui ne l’eût pris tantôt pour un Saint, pour un Ange ?
Il est Diable, il est Saint, enfin, c’est un mélange
Où les plus raffinés se trouveront surpris ;
Et sans doute, il agit par les malins esprits,
Car autrement, comment est-ce qu’il pourrait faire ?
Jurer à son Valet de n’être plus sévère,
D’abandonner le vice et vivre sagement,
Et faire le contraire en un même moment !
Que cette pauvre Fille est facile et légère !
Que ce sexe est fragile en l’amoureux mystère !
Telle qu’on croit rougir et s’armer de courroux,
Au moindre mot lâché de quelque rendez-vous,
Se rendrait si l’Amant avait autant d’adresse
Que mon Maître en pratique auprès d’une Maîtresse
Par le geste des yeux, prévoyant son malheur,
J’ai fait ce que j’ai pu pour lui sauver l’honneur.
Scène V
BON-TEMPS, BLAISE, BERGERS ET BERGÈRES
La danse des noces de village.
BON-TEMPS, Père de la Bergère.
Baisez votre Mari, ne cachez point vos flammes.
BLAISE, Époux.
Allons ! je ne veux pas : Qui ? moi, baiser les Femmes !
Cela m’est défendu, je ferais un péché.
Ah ! Père vicieux, vous en êtes taché.
BON-TEMPS.
C’est un ordre établi pour le bien de nature.
La Femme et le Mari le peuvent sans injure.
Baisez-vous, couple heureux, chastement assortis :
Votre mère a baisé.
BLAISE.
Vous en avez menti.
BON-TEMPS.
Votre Père, mon fils...
BLAISE.
A menti par sa gorge.
Ma mère était pucelle, et mon bon Père George
Ne l’eût jamais permis quand elle aurait voulu ;
Ils étaient gens de bien, leur honneur est connu.
Quoi ! traître de Beau-père, est-ce ainsi qu’on m’affronte ?
Ma mère est impudique et mon père sans honte,
Tu me veux soutenir, fou, qu’ils se sont baisés !
Il faut que tes deux bras par les miens soient brisés.
BON-TEMPS.
Ah ! balourde, comment serais-tu dans le monde,
S’ils ne s’étaient baisés.
BLAISE.
Va, face rubiconde,
Traître, Satan, Juif, Turc, Pêcheur, Fourbe sans foi,
J’y suis, j’y suis venu mille fois mieux que toi.
BON-TEMPS.
Je veux un petit-fils ; je reprends donc ma fille,
Puisque tu ne veux pas accroître ma famille.
BLAISE, apercevant Briguelle.
L’accroisse qui voudra, je suis en grand danger ;
Père, Femme, fuyons, cet Ours me veut manger.
BRIGUELLE survient.
Le Coquin ! le faquin !
BLAISE.
Ma femme est enlevée,
Au voleur, au voleur !
BRIGUELLE.
On prend la mariée.
C’est, par ma foi, mon maître. Il a trouvé bien pire,
Lorsqu’il croit fuir un ours, il rencontre un satire.
Que je suis malheureux ! Je vois de tous côtés
Que ce traître persiste en ses méchancetés.
J’approche mon pays. Ciel, tout de bon, je jure
Que je ne suivrai plus ce monstre de nature.
Cette pauvre Bergère est doucette et bonasse ;
Elle en tient. Elle vient.
Scène VI
AMARANTE, BRIGUELLE
AMARANTE.
Ah ! malheur, ah, disgrâce,
Esprit traître et méchant, infâme ravisseur,
Qui n’eût donné créance à ton discours trompeur ?
Le fourbe m’abandonne, après m’avoir trompée.
Mais n’es-tu pas à lui ?
BRIGUELLE.
Oui, vous êtes dupée,
Pauvre fille ; et comment ne compreniez-vous pas
Qu’il était homme à faire un vol sur vos appas ?
Fallait-il vous fier à ses cajoleries ?
AMARANTE.
Que les gens de la Cour sont pleins de tromperies !
Tu sais qu’il me jura qu’il serait mon Époux.
BRIGUELLE.
Il en a dit autant à trente comme à vous,
Sans les autres qu’il a pris d’assaut, pour tout dire ;
J’ai su de lui leurs noms à l’entendre médire,
Car il faut que partout je lui sois complaisant.
AMARANTE.
Que me dis-tu, bons dieux, il est donc médisant ?
BRIGUELLE.
Médisant, ah ! vraiment, il l’est ainsi qu’un diable.
AMARANTE.
Ah ! mon malheur s’accroît, que je suis misérable !
BRIGUELLE.
Je vous les vais nommer : dans son pays natal,
Laure, dont le bel œil au vôtre était égal,
Dorinde, Clorianne, Amarante, Isabelle,
Célimène, Célie et Lucrèce et Marcelle,
Angélique, Lucelle, Aminthe, Amarillis,
Et celle dont on fit des chansons, c’est Fillis,
Glodine la boiteuse et Catin la camuse
Qui se laissa duper comme une pauvre buse,
Jeannette, Marion, Perrette, Jeanneton,
Jacqueline, Margot, Perronelle, et Suzon,
Germaine, Violante, Anne, Fanchon, Gillette,
Benoîte, Marinette, Argine et Guillemette,
Et celles que le temps m’ôte du souvenir,
Sont dedans cette Liste, ah ! je vois survenir
Mon Maître.
Scène VII
DOM JOUAN, BRIGUELLE, AMARANTE
DOM JOUAN.
Sans tarder partons d’ici, Briguelle.
BRIGUELLE, lui montrant la Bergère.
Je ne le veux que trop ; mais, monsieur !
DOM JOUAN.
Bagatelle,
Il est un bon logis à trente pas d’ici,
Allons-nous rafraîchir et n’aie autre souci
Que de me suivre.
AMARANTE.
Ah Dieux ! le barbare, le traître,
Ne pas me regarder, ainsi me méconnaître !
Vous me fuyez, ingrat, et m’emportez l’honneur.
BRIGUELLE.
Hé Monsieur rendez-lui, ne soyez point voleur,
Pourquoi l’emportez-vous à ceux qui n’en ont .
DOM JOUAN.
Que veut-elle de moi ? Que me veux-tu Bergère ?
Quelle es-tu ? D’où viens-tu ? Qui te met tout en pleurs ?
Quel étrange accident te cause ces douleurs ?
AMARANTE.
Quoi ! Pour comble de maux, l’auteur de ma disgrâce
Ne me veut plus connaître, ose avoir cette audace !
DOM JOUAN.
T’a-t-on fait quelque mal ? ne me le cèle pas.
AMARANTE.
Ah ! vous le savez trop.
DOM JOUAN.
Je ne te connais pas.
AMARANTE.
Ne vous souvient-il plus ? Hélas ! le puis-je dire ?
Il faut que je me tue et que je me déchire.
DOM JOUAN.
Quoi ! faire la Lucrèce ?
AMARANTE.
Ah ! sans me secourir
Donnez-moi par ce fer le moyen de mourir !
DOM JOUAN.
Laisse-la maintenant, et qu’elle se console,
Adieu, retirez-vous, vous êtes une folle,
Vous n’y gagnerez pas si vous m’importunez,
Allez donc promptement, et, si vous revenez...
AMARANTE.
Le Ciel vous punira du tort que vous me faites.
DOM JOUAN.
Je ne vous vis jamais, je ne sais qui vous êtes.
AMARANTE.
Bergère malheureuse, l’horreur de l’univers,
Va cacher ta douleur aux plus creux des déserts,
Que leur nuit rende office à toute la nature
Y cachant pour jamais cette triste aventure.
Scène VIII
BRIGUELLE, DOM JOUAN
BRIGUELLE.
Hé bien, qu’en dites-vous ? Vous croirai-je jamais ?
Quand je verrais des feux pour me brûler tous prêts,
Quand votre main levée aurait la foudre prête
Pour me briser le corps, pour me rompre la tête,
Quand je verrais des fers, des cordeaux, des prisons,
Je ne me tairais pas, je dirais mes raisons.
DOM JOUAN.
Cela m’importe peu que mon valet raisonne.
BRIGUELLE.
Mais, par ma foi, Monsieur, vous me la donniez bonne
Quand vous juriez tantôt de vivre saintement,
Vous aviez oublié qu’amour était charmant,
Ou bien vous ignoriez l’effet de sa puissance.
DOM JOUAN.
Le vice a sa saison comme la repentance,
Et selon que l’esprit se trouve embarrassé,
Il fait de justes vœux, ou des vœux d’insensé.
Ceux qu’on fait sur la Mer, au fort de la tempête,
Pendant le bruit des vents, quand le malheur s’apprête,
Se peuvent violer, ne nous obligent pas,
Car on n’est pas à soi dans la peur du trépas.
Et puis, je me croyais enseveli sous l’onde,
Lorsque je renonçais aux choses de ce Monde,
J’avais perdu le goût, j’étais sans sentiment,
Et n’avais pour objet rien que le Monument.
Mais, mon œil reprenant le bien de la lumière,
Je reprends aussitôt mon humeur coutumière,
Et vivre sans goûter les plaisirs des vivants,
Ce n’est pas être au monde au plus beau de ses ans ;
Bref, si pour mes plaisirs j’avais quelque infortune,
Je m’irais redonner au courroux de Neptune.
BRIGUELLE.
Tope à tout, mais un jour vous serez attrapé,
Car le fourbe à la fin est lui-même dupé.
DOM JOUAN, voyant le Tombeau de Dom Pierre dans le bois.
Laissons là ces discours ; vois-tu cette figure ?
BRIGUELLE.
Oui, Monsieur, et j’en crains quelque mauvais augure.
DOM JOUAN.
Ah ! grossier, approchons, et voyons ce que c’est.
BRIGUELLE.
Je n’en approcherai que de loin, s’il vous plaît.
DOM JOUAN.
Viens donc, c’est un Tombeau, l’Épitaphe est ici,
Qui nous pourra tirer de peine et de souci.
Épitaphe de Dom Pierre.
DOM JOUAN lit.
Ci-gît la Cendre vénérée,
D’un qui méritât des Autels,
Dont l’Âme avec les Immortels,
Séjourne dedans l’Empyrée.
Dom Pierre, illustre Gouverneur,
Et la merveille de Séville.
Jamais vivant n’eut plus d’honneur
Et plus de gloire dans la Ville.
Passant, en apprenant la fin
D’un Homme de cette importance,
Apprends quel est son assassin,
Afin de prendre sa défense.
Dom Jouan, l’horreur de la Terre
Et le but du courroux des Cieux,
A d’un bras digne du tonnerre,
Détruit cet Homme Précieux.
Et pour ne l’en garantir pas,
Le Ciel a conclu sa ruine.
La Justice Humaine et Divine
Ont fait l’Arrêt de son trépas.
BRIGUELLE.
Votre fortune est faite, allez où vous voudrez ;
Mais comment sommes-nous retournés dans leurs rets ?
Il faut que nous soyons bien proches de Séville.
DOM JOUAN.
Il n’importe, en tous temps rien ne m’est difficile,
Et si je vois le sort me remettre en ces lieux
C’est pour y surmonter des cœurs audacieux :
Crois-tu que, dans le monde, il soit chose assez forte,
Pour oser attaquer un homme de ma sorte ?
Toute Séville est peu pour ce bras indompté,
Et je ne suis non plus surpris qu’épouvanté.
BRIGUELLE.
Ma foi, je ne saurais vous déguiser ma crainte,
Je trouve en l’Épitaphe une sensible atteinte.
DOM JOUAN.
En tout cas, si je vois qu’il me faille périr,
Ce bras, au moins, Briguelle, en fera bien mourir.
BRIGUELLE.
La figure, Monsieur, m’a frappé d’une œillade.
DOM JOUAN.
Et puisque la frayeur te rend l’esprit malade,
Je vais te délivrer de cet objet fâcheux,
La briser en morceaux.
BRIGUELLE.
Vous êtes boutadeux,
Pourquoi troubler les morts dedans leur Sépulture ?
DOM JOUAN.
Tout au moins je m’en vais rompre cette écriture.
Fantôme dont les os sont dans ce Monument,
Viens te venger toi-même et sans retardement.
BRIGUELLE.
Fantôme, dont les os sont sous cette figure,
Tenez-vous en repos dans cette Sépulture.
Je vous prie humblement, Fantôme de vertu,
Ne croyez pas mon Maître, il a l’esprit perdu.
DOM JOUAN.
Tu crois m’épouvanter avecque ta menace.
BRIGUELLE.
Et ne voyez-vous pas, Monsieur, qu’il vous fait grâce ?
S’il voulait se lever hors de ce Monument,
Il vous ferait mourir de frayeur seulement.
DOM JOUAN.
Esprit faible et craintif, quand l’Âme est retirée
Enfin, lorsque du corps elle s’est séparée,
Crois-tu qu’elle ait jamais souci ni souvenir
Du corps où si longtemps on l’a vu se tenir ?
BRIGUELLE.
Mais vous avez tué ce Mort qui veut vengeance.
DOM JOUAN.
Et tu crois que ce mort doit prendre sa défense ?
Ce Mort est trop bien mort pour retourner jamais,
Et qui croient autrement sont des esprits mal faits.
BRIGUELLE.
Monsieur, je n’entends point votre Philosophie,
Mais je crains les esprits, et si je m’en méfie.
DOM JOUAN.
Eh bien ! s’il peut reprendre et sa forme et son corps,
S’il peut voir les Vivants étant du rang des Morts,
Va, dis-lui que demain il me fasse la grâce
De manger avec moi.
BRIGUELLE.
Que j’aie cette audace ?
Moi ! Je n’en ferai rien, vous y pouvez aller :
Ô Ciel ! en est-il un qui puisse l’égaler ?
DOM JOUAN.
Va donc le convier.
BRIGUELLE.
Oui, zest !
DOM JOUAN.
Suis mon envie.
BRIGUELLE.
Dussiez-vous m’assommer et m’arracher la vie.
DOM JOUAN.
Va donc, ou je m’en vais t’enterrer avec lui.
BRIGUELLE.
Si vous parlez de bon, je suis mort aujourd’hui.
DOM JOUAN.
Sans plus me raisonner, pense à me satisfaire.
BRIGUELLE.
Mais.
DOM JOUAN.
Mais, sans plus de mais.
BRIGUELLE.
Eh bien, il le faut faire.
À la Figure.
Fantôme, Esprit, Figure, ornement du trépas,
Bref, qui que vous soyez, je ne vous connais pas,
Je sais bien qu’étant vif, vous étiez Gentilhomme,
Mais, je crois qu’à présent vous êtes Esprit, Fantôme,
Mais Esprit débonnaire et Fantôme de bien,
Je viens donc vous prier, mais vous n’en ferez rien,
De la part de mon Maître, homme qui vous estime,
Et quoi qu’il fasse enfin à regret de son crime,
De vouloir avec lui prendre un mauvais repas.
BRIGUELLE continue. La Figure fait signe de la tête.
Ah ! Monsieur.
DOM JOUAN.
Qu’est-ce donc ?
BRIGUELLE.
Ah ! je ne me sens pas,
La frayeur me possède.
DOM JOUAN.
Eh bien, d’où naît ta crainte ?
BRIGUELLE.
Ne l’avez-vous pas vu ? Ne faites point de feinte.
DOM JOUAN.
Eh quoi ? Qu’aurais-je vu ?
BRIGUELLE.
La Figure.
DOM JOUAN.
Et comment ?
BRIGUELLE.
Elle m’a répondu par un grand mouvement,
Sa tête s’est baissée, et cela nous assure
Qu’elle viendra chez nous.
DOM JOUAN.
Ah ! le plaisant augure,
C’est la peur qui t’abuse en cette vision.
BRIGUELLE.
Vous-même allez donc voir si c’est illusion.
DOM JOUAN.
Oui-da, j’irai moi-même, et sans donner créance
Au ridicule effet de ton extravagance,
Mais pour braver cette ombre encor dans son Tombeau.
Ombre, je te conjure.
La Figure fait de nouveau signe de la tête.
BRIGUELLE.
Il paraît de nouveau.
DOM JOUAN.
Oui, viens, je t’attendrai, cette chose est nouvelle,
Allons, je suis content, suis-moi, suis-moi, Briguelle.
BRIGUELLE.
Allons, je n’ai plus peur, je reprends ma raison ;
Car comment viendrait-il, sans savoir la maison.
ACTE V
Scène première
DOM JOUAN, BRIGUELLE
DOM JOUAN.
Fais mettre le couvert.
BRIGUELLE.
Oui, Monsieur, tout à l’heure,
N’ayez peur que longtemps sans manger je demeure,
J’ai trop bon appétit, il y a trop longtemps
Que mon ventre aplatit et que croissent mes dents ;
Que je m’en vais tantôt manger de bon courage,
Il me semble déjà que je tiens le potage.
DOM JOUAN.
Tu te devrais toujours tenir en cette humeur ;
Car l’espoir est souvent plus doux que le bonheur.
BRIGUELLE.
D’entendre vos discours, il est fort difficile,
Mais je dirai toujours le manger est utile.
Le garçon va venir, Monsieur, dans un moment,
Mais dites, dans ce lieu sommes-nous sûrement ?
Les Archers, Dom Philippe, étant près de la ville,
Nous pourraient bien trouver ; car la pauvre Amarille...
DOM JOUAN.
Crois-tu que mon esprit puisse durer ici ?
Non, non, je suis exempt de crainte et de souci,
Dès demain dans Séville on verra mon visage,
J’ai bon cœur et bon bras, bon sens et bon courage,
Et tu verras tous ceux qui sont mes ennemis,
Craintifs à mon aspect tout autant que soumis.
BRIGUELLE.
Je ne le verrai pas. Dans le péril vous suivre !
Il faudrait que je fusse ignorant ou bien ivre.
DOM JOUAN.
Que je suis malheureux d’avoir un tel poltron !
BRIGUELLE.
Et si j’étais pendu, Monsieur ? qu’en dirait-on ?
Non, je demeurerai dans cette hôtellerie.
DOM JOUAN.
La cuisine te plaît ?
BRIGUELLE
Elle donne la vie,
Et Séville aujourd’hui nous donnerait la mort.
DOM JOUAN.
C’est à toi de me suivre, et suivre aussi mon sort,
Puis d’ailleurs, ma présence y sera nécessaire
Pour connaître le bien que m’a laissé mon Père.
Sous main, je vendrai tout, vignes, maisons, vergers,
Et puis, nous irons vivre aux pays étrangers.
BRIGUELLE.
Mais ne parlons donc plus de Flandre et d’Allemagne,
Allons nous-en plutôt au pays de Cocagne,
On dit qu’il y fait bon, qu’on n’y manque de rien ;
Mais le dîner survient, Monsieur, traitons-nous bien,
Pour moi, je me dispose à donner d’importance
Sur un gigot farci qui doit remplir ma panse,
La sauce est faite à l’ail, et de bonne façon,
Et celui qui l’a faite est habile garçon.
Que j’ai bon appétit, ah ! l’objet délectable !
Confessez qu’il fait bon s’embarquer à la table.
Ah ! Bacchus, tu vaux mieux que tes autres parents,
Ces gouverneurs des flots qui nous rendaient mourants,
Alors qu’ils nous donnaient plus d’eau qu’on en peut boire,
Ce ne sont que des sots, et chacun le doit croire.
La douce Exhalaison qui vient flatter mon goût !
Là, là, mon nez, tout beau, laissons là ce ragoût.
Mon ventre, un peu de temps ; vous aussi, mes entrailles,
Quand mon Maître aura fait, lors vous ferez ripailles.
Le festin arrive.
Monsieur j’ai vu tantôt une jeune beauté
Qui vous eût pour un temps ravi la liberté ;
Elle m’a demandé deux fois de vos nouvelles.
DOM JOUAN.
Où ? Dis donc promptement.
BRIGUELLE.
Mais elle est des plus belles.
DOM JOUAN.
Mais que t’a-t-elle dit, Briguelle, conte-moi.
BRIGUELLE.
Oui-da, j’ai trop de soif, et de faim, par ma foi,
Non, vous n’en saurez rien si je ne suis à table.
DOM JOUAN.
Prends un siège et te sied.
BRIGUELLE.
Vous êtes sociable,
Cela me plaît.
DOM JOUAN.
Et bien.
BRIGUELLE.
Ah ! laissez-moi manger.
DOM JOUAN.
Apprends-moi son logis, si tu veux m’obliger.
BRIGUELLE.
Tout doux, un peu de temps.
DOM JOUAN.
Comme a-t-elle la taille ?
BRIGUELLE.
Grande.
DOM JOUAN.
Le teint.
BRIGUELLE.
Fort beau pour la douce bataille.
DOM JOUAN.
Le port, la main, les dents, les cheveux, et les bras.
BRIGUELLE.
Vous m’en demandez bien, tout revêtus d’appas.
DOM JOUAN.
L’œil.
BRIGUELLE.
Tout à fait fripon, entre doux et sévère.
DOM JOUAN.
La bouche.
BRIGUELLE.
Elle est, elle est, elle est fort bien pour plaire.
L’Ombre de Dom Pierre heurte à la porte.
Ventrebleu, qui va là ? Je crains l’écornifleur.
DOM JOUAN.
Briguelle, ouvre au plutôt, d’où provient ta frayeur ?
Scène II
L’OMBRE DE DOM PIERRE, DOM JOUAN, BRIGUELLE
L’OMBRE, entrant dans la Maison.
Dom Jouan, c’est ainsi que je te tiens parole,
Et je ne fis jamais de promesse frivole.
DOM JOUAN.
Sied-toi, je t’attendais.
BRIGUELLE.
Me voilà maintenant
À la merci du Diable, et de son Lieutenant.
DOM JOUAN.
Tiens, que j’aie l’honneur de te servir ces viandes,
Je voudrais t’en pouvoir donner de plus friandes,
Enfin je te voudrais traiter superbement,
Mais je suis dans un lieu fort peu commodément,
Pour te pouvoir donner ce que veut ton mérite.
L’OMBRE.
N’aie point en ce temps de désir hypocrite,
Ne raille point les Morts, et que leur triste aspect
Imprime dans ton cœur la crainte et le respect,
Que les Funèbres lieux où leurs Cendres reposent,
Attirant tes regards, le silence t’imposent,
Que ce funeste objet de leurs tristes lambeaux
Attestent ces fureurs qui causent tant de maux,
Et, craignant à la fin de tomber en leur piège,
Aie horreur pour ta main impie et sacrilège.
Contente-toi, cruel, que par un lâche effort,
Dans ma propre maison tu m’as donné la mort ;
Sans violer encor dessus ma Sépulture,
Le deuil et le respect que nous doit la Nature.
Tremble Barbare, tremble, et me voyant ici,
Sache que la vengeance est mon plus grand souci,
C’est le mets que tu dois à mon Ombre irritée,
Et que me doit servir ta main ensanglantée.
Oui, ton cœur criminel, sans Justice et sans Loi,
Est le sanglant repas que je cherche pour moi.
Loin de te condamner, tu te plais en tes crimes,
Et te voyant souillé d’actes illégitimes,
Tu viens sur mon Tombeau braver encor mes os,
Enfin, en chaque lieu tu troubles mon repos,
Et je crois que ta rage, ou plutôt ta furie,
Voudrait pouvoir m’ôter une seconde vie.
Que t’ai-je fait, Tyran ? N’es-tu pas satisfait
D’avoir vu de ma mort le déplorable effet ?
N’es-tu pas satisfait du deuil de ma famille ?
N’es-tu pas satisfait du tourment de ma Fille ?
N’es-tu pas satisfait des coups de tes fureurs ?
Veux-tu t’ensevelir dans de plus grands malheurs ?
Attends-tu que le Ciel jette dessus ta tête
Les Foudres que déjà sa justice t’apprête ?
Attends-tu que la terre ouvre dessous tes pas
Un gouffre épouvantable et fasse ton trépas ?
Bref, que ce même Ciel, pour affliger ton âme
Te donne mille morts dans l’éternelle flamme,
Et qu’alors qu’il te voit profaner les Tombeaux,
Il ne fasse le tien du ventre des Corbeaux ?
Qu’il ne t’anéantisse, et que ton cœur superbe
Soit foulé sous les pieds, cent fois plus bas que l’herbe ?
Qu’il ne te fasse enfin l’horreur de l’Univers,
Indigne seulement d’être en pâture aux vers ?
DOM JOUAN.
C’est trop, laissons cela ; j’attends ma destinée
D’une âme résolue, et non pas étonnée.
À ta santé !
L’OMBRE.
Poursuis, mais ne t’abuse pas,
Mon Ombre veut qu’ici l’on venge mon trépas,
D’une façon ou d’autre, il faut me satisfaire,
Ta perte est dans ma main, évite une colère
Qui surpasse l’esprit et l’humain jugement.
DOM JOUAN.
Que peux-tu, quand ta force est dans le Monument ?
Tu parais ridicule en faisant le sévère,
Et ton discours n’est bon qu’à troubler un vulgaire.
Tu demandes de moi des satisfactions,
Va, je ne fis jamais ces lâches actions,
Tu dois te souvenir que ce fer est l’excuse,
Que je donne à celui qui de crime m’accuse.
L’OMBRE.
Quoi, toi qui devant moi devrais baisser les yeux,
Tu me fais souvenir de ton crime odieux !
Devrais-tu pas trembler en voyant ma présence ?
Moi, qui ne suis rempli que d’un feu de vengeance,
Qui porte la fureur, et la haine avec moi,
Qui devrais dans ton cœur ne produire qu’effroi ?
Insolent, orgueilleux, baisse, baisse la vue,
Et qu’à mon triste aspect, ta rage diminue.
DOM JOUAN.
Je verrais maintenant cent fantômes hurlants,
Dans ma chambre traîner mille drapeaux sanglants,
Prononcer mes malheurs, traîner des fers, des chaînes,
Que mes yeux à les voir n’auraient aucunes peines,
Juge si ton aspect me doit faire trembler.
L’OMBRE.
Songe à toi, Dom Jouan.
DOM JOUAN.
Enfin, c’est trop parler
De crime, de malheurs et de mauvais augure.
L’OMBRE.
Tu dois servir d’horreur à toute la nature,
Exécrable, et dans peu doit arriver ta fin.
BRIGUELLE.
Justes Dieux !
DOM JOUAN.
Viens, Briguelle, apporte-nous du vin.
BRIGUELLE.
Il est proche de vous, Monsieur.
DOM JOUAN, ayant du vin.
Âme poltronne,
Si tu me fais lever, ah, coquin, tu t’étonnes.
Mange.
BRIGUELLE.
Je suis sans faim, puis je suis demi mort.
DOM JOUAN.
Chante donc.
BRIGUELLE.
Que je chante à la fin de mon sort,
Je ne suis pas un Cygne, et je suis Catholique.
DOM JOUAN.
Impertinent poltron dans sa terreur panique.
L’OMBRE.
C’est assez, Dom Jouan, je suis fort satisfait
De la réception qu’aujourd’hui tu m’as fait,
Je ne t’ai pas manqué, j’ai tenu ma promesse,
Mais, te voyant rempli de tant de hardiesse,
Ce soir, je te convie à manger avec moi.
DOM JOUAN.
Eh bien, je m’y rendrai, toujours exempt d’effroi,
Où veux-tu que ce soit ?
L’OMBRE.
Dessus ma sépulture.
DOM JOUAN.
Oui-da tu m’y verras.
BRIGUELLE.
Monsieur, je conjecture
Que vous devez périr dans ce lieu de malheur,
Je n’irais pas.
DOM JOUAN.
Maraud.
BRIGUELLE.
C’est un Richard sans peur,
Et je crois que ce diable encore le surpasse.
Mais, ô Dieux, de frayeur mon corps est tout de glace,
Dieu me veuille exempter de cet esprit malin,
Toutefois il s’en va, je le tiens fort bénin.
L’OMBRE.
Adieu, tu sais le temps, ne me fais pas attendre,
Ou ne me promets pas.
DOM JOUAN.
Va, tu m’y verras rendre,
Je tiendrai ma parole, étant homme d’honneur.
Scène III
DOM JOUAN, BRIGUELLE
DOM JOUAN.
Briguelle, que fais-tu ?
BRIGUELLE.
Je rassure mon cœur,
Et tâche à retenir mon âme qui s’envole.
Ah ! Dieux ! Je suis sans pouls, sans force, et sans parole.
DOM JOUAN.
Tu t’es épouvanté.
BRIGUELLE.
Qui ne le serait pas ?
Il faudrait qu’il fut diable, et diable du plus bas
Des cachots de l’enfer, où tous maux l’on endure.
DOM JOUAN.
Mange, je veux sortir.
BRIGUELLE.
Après cette figure,
Je ne veux pas manger, je deviendrais sorcier,
Puis chez moi l’appétit a perdu son métier.
DOM JOUAN.
Viens donc, car aussi bien un souper magnifique
Nous attendra ce soir.
BRIGUELLE.
Ah ! le traître hérétique,
Sans doute il veut aller souper chez cet esprit,
Mais que boire et manger me puisse être interdit
Si je lui fais escorte et suis son fol caprice.
Mais je suis seul ici, fuyons : c’est mon supplice.
Scène IV
LUCIE, AMARILLE
LUCIE.
Amarille, il est temps de finir ces rigueurs,
D’arrêter vos soupirs et de tarir vos pleurs.
Si le deuil qui vous suit, et vous ronge sans cesse,
Si votre cœur toujours plongé dans la tristesse,
Vous étaient des moyens de retrouver un jour
Celui qui ne vit plus que dedans votre amour,
Si votre plainte enfin, vous rendait votre Père,
J’approuverais ici votre douleur amère ;
Il faut vous consoler, il vit dedans des cœurs,
Où sa mort a causé de semblables douleurs.
Séville, en vous voyant en est dans des alarmes,
En vous voyant pleurer, elle jette des larmes.
Vous pouvez la tirer de son affliction,
Chacun sait bien le cours de votre passion,
On aime Dom Philippe, on l’honore, on l’estime,
On sait qu’il est vaillant, généreux, magnanime,
Et l’on n’attend de vous que l’heure, et le moment,
Pour faire votre Époux d’un homme si charmant.
Après un triste sort, et tant de violence
Donnez-nous ce sujet d’ample réjouissance.
AMARILLE.
Je dépends maintenant de votre autorité,
Et ne dois suivre en tout que votre volonté.
LUCIE.
Dom Philippe en tous lieux cherche votre vengeance,
Il vous sert de bon cœur, comme sans répugnance,
Et vous devez donner à ce cœur généreux
Le juste payement que méritent ses feux.
AMARILLE.
Si pour lui je n’avais qu’une amoureuse flamme,
Si ses perfections n’avaient charmé mon âme,
Je jure qu’à présent sa générosité
Ferait un grand progrès dessus ma liberté ;
Il semble que l’amour des vertus les plus belles,
De charmes non pareils, et de grâces nouvelles,
Ait orné Dom Philippe, et que cet ornement
Vient flatter ma douleur, et mon ressentiment,
Quand Dom Philippe enfin se présente à ma vue,
Malgré mes déplaisirs, ma perte diminue,
La source de mes pleurs ne produit que des feux,
Celle de mes douleurs des soupirs amoureux,
Mes sanglots à l’instant sont changés en délices,
Et mon bonheur enfin succède à mes supplices.
LUCIE.
On dit qu’il est ici.
AMARILLE.
Je l’attends en ces lieux,
Je n’ai pu m’en défendre.
LUCIE.
Un homme officieux,
Comme il est, obtient tout sur le cœur d’une Amante.
Mais jouissez du bien que l’amour vous présente,
Possédez l’entretien d’un vertueux amant,
Et que rien ne vous trouble en ce contentement,
Nous nous verrons tantôt, adieu, je me retire.
Scène V
DOM PHILIPPE, AMARILLE
DOM PHILIPPE.
Malheureux que je suis, que lui pourrai-je dire ?
Vous voyez devant vous un pauvre infortuné
À vos dédains déjà sans doute condamné,
Qui vient peut-être ici pour achever sa peine.
En voyant votre amour n’être plus rien que haine,
Il connaît son malheur. Il sait que devant vous,
Il ne mérite plus qu’un furieux courroux,
Qu’il a manqué le coup que veut votre vengeance.
Aussi dedans ces lieux il n’a pas l’insolence
De paraître à vos yeux en qualité d’amant,
Mais comme un criminel traîné par son tourment,
Qui ne peut rencontrer de plus rude souffrance,
Que de voir Amarille être encor sans vengeance,
Vous savez bien comment l’injustice des Cieux
A mal récompensé mon zèle officieux.
AMARILLE.
Vous n’êtes pas tenu de faire l’impossible.
Non, votre cœur est franc et le mien est sensible,
Et je reconnaîtrai vos soins par des faveurs,
Qui banniront de vous la peine, et les douleurs.
DOM PHILIPPE.
Ah ! cessez, ce discours est trop rempli de charmes,
Vous avez oublié le malheur de mes armes ;
Si je viens m’exposer à vos divins appas,
C’est afin d’exciter et mon cœur et mon bras,
C’est qu’ils ont le pouvoir d’accroître mon courage,
De chasser mon malheur, et mon désavantage,
Ce sont des Dieux puissants, à qui tous les mortels
Doivent incessamment ériger des Autels,
Je viens les implorer, ces divines puissances,
D’aider un malheureux au fort de ses souffrances.
Oui, je rencontre en vous, et mon Temple et mes Dieux,
Et puisque Dom Jouan m’attire dans ces lieux,
J’ai cru que je devais, pour ne pas faire un crime,
Vous apporter mon cœur, ainsi qu’une victime,
C’est là ce que je veux, et n’ai pas mérité
Que vous songiez encore à ma fidélité.
AMARILLE.
Quoi ! ce traître est ici ?
DOM PHILIPPE.
C’est sans doute, Madame,
Et malgré le tourment que m’a produit ma flamme,
Je n’aurais pas l’orgueil de paraître à vos yeux,
Sans vous avoir vengée.
AMARILLE.
Ah ! s’il est en ces lieux,
Il ne peut éviter ce qu’on doit à son crime,
Les Archers sont partout, vous avez trop d’estime
Pour chercher à combattre avec un criminel ;
Et puis ce vous serait un tourment éternel,
Non, il faut qu’un bourreau l’immole à ma colère,
Et qu’on voie en public, que je venge mon Père.
DOM PHILIPPE.
Je veux bien qu’un bourreau l’immole aux yeux de tous,
Mais, c’est ma main qui doit le livrer à ces coups.
Scène VI
LE PRÉVÔT, AMARILLE, DOM PHILIPPE et DEUX ARCHERS
LE PRÉVÔT, parlant à Dom Philippe.
Monsieur, je vous cherchais, on vient de nous apprendre
Qu’on a vu Dom Jouan, nous allons pour le prendre ;
On nous vient d’informer des lieux où l’on l’a vu.
AMARILLE.
Enfin, vous voyez bien que le Ciel a pourvu
À me donner secours au soin de ma vengeance.
DOM PHILIPPE. Les Archers s’en vont.
Donc, sans perdre de temps, allez en diligence,
Où vous savez qu’il est, je vais suivre vos pas.
Parlant à Amarille.
S’ils manquent, en tout cas je n’y manquerai pas,
Car je sais mieux qu’aucun le lieu qui le recèle.
AMARILLE.
Vous voulez qu’on vous doive une prise si belle,
Allons.
Scène VII
DOM JOUAN, BRIGUELLE
BRIGUELLE.
C’est tout de bon, nous allons en des lieux
Où, pour nous étriller des Diables furieux
Ne nous feront rien voir que rage, que rancune,
On nous étouffera : Soleil, Étoiles, Lune,
Adieu donc pour jamais, je vais dans des manoirs
Où nous ne verrons rien que des Démons tout noirs.
DOM JOUAN.
Qui t’intimide, Sot, et que pouvons-nous craindre ?
BRIGUELLE.
Ah ! vous vous obstinez, pour m’achever de peindre,
Mais encore une fois, Monsieur, pensez-y bien,
Nous n’en reviendrons pas.
DOM JOUAN.
Va, va, je ne crains rien,
J’ai vu ce qu’on peut voir, Briguelle, sur la terre,
Les Esprits forts, les Grands, les Savants et la Guerre.
Il ne me reste plus dans mes pensers divers,
Qu’à voir, si je pouvais, les Cieux et les Enfers,
Celui que je vais voir n’est plus dans ces matières,
Qui souvent font obstacle aux plus belles lumières,
C’est un esprit tout pur, et je ne doute pas
Que l’esprit et le corps n’y fasse un bon repas ;
Allons donc sans tarder, l’occasion est belle,
Je crois qu’il tient école aussi surnaturelle.
L’homme est lâche qui vit dans la stupidité ;
On doit porter partout sa curiosité.
BRIGUELLE.
Ah ! vivre pour mourir est une sotte vie.
DOM JOUAN.
Crois-tu vivre toujours ?
BRIGUELLE.
Ce serait mon envie,
Mais vous m’en ôtez bien les moyens maintenant.
DOM JOUAN.
Ah ! de tous les poltrons le plus impertinent.
Allons, allons, suis-moi.
BRIGUELLE.
Le bon Dieu nous conduise,
Et ne permette pas que le Diable nous nuise.
BRIGUELLE, derrière la grotte.
Hélas ! C’est tout de bon, il me tient au gosier,
Et je suis maintenant souple comme un osier.
La Grotte s’ouvre.
Scène VIII
L’OMBRE, DOM JOUAN, BRIGUELLE
L’OMBRE.
Dom Jouan, prends ce siège, et puisque aucune crainte
Ne trouble ton esprit, et que ton âme atteinte
D’un penser orgueilleux adresse ici tes pas,
Étant à table.
Commence à profiter de ton dernier repas.
DOM JOUAN.
Commence à voir aussi que rien ne m’intimide,
Que je suis mon caprice et que j’en fais mon guide.
Briguelle, viens ici.
BRIGUELLE.
Fermez-vous bien mes yeux,
Soyons sourds, mon oreille, en ce lieu périlleux.
DOM JOUAN.
Quoi ? Tu ne viendras pas.
BRIGUELLE.
Je ne suis pas si bête,
Car cet esprit malin m’écraserait la tête.
J’attends en priant Dieu le moment de ma mort.
DOM JOUAN.
Quoi ? Tu penses mourir ?
BRIGUELLE.
Je le pense, et bientôt.
Ah ! si Monsieur l’esprit voulait sauver ma vie,
Qu’il me ferait de bien !
L’OMBRE.
Sais-tu bien quel génie
Te conduit en ce lieu ?
DOM JOUAN.
Quel qu’il soit, tu m’y vois.
L’OMBRE.
Si le vice cessait de te faire des Lois,
Du coup qui va tomber, tu te pourrais défendre,
Et du foudre qui va mettre ton corps en cendre.
Dom Jouan, l’heure approche, que ton tragique sort
Doit venger en ce lieu tant de morts par ta mort ;
Entends-moi prononcer ta sentence mortelle,
Et dispose aux tourments ton âme criminelle.
Mange, cependant mange, et contente ton corps.
Voilà les mets qu’on mange à la table des morts.
Ne te rebute pas, s’ils ne sont délectables,
Je donne ce que j’ai.
DOM JOUAN.
Quand ce serait des Diables,
Tu me verrais manger.
DOM JOUAN, à son valet.
Nous viendras-tu servir,
Briguelle ?
BRIGUELLE.
Ah ! je suis mort, il lui faut obéir.
L’OMBRE.
Connais-tu bien quelle est l’âme de la Nature ?
Celui qui donne l’être à toute créature ?
Sais-tu que sa vertu de moment en moment,
Rend la vie à ton corps comme le mouvement,
Que tu n’as de pouvoir qu’autant qu’un Dieu t’en donne,
Et qu’on doit tout hommage à sa sainte personne ?
DOM JOUAN.
Que me viens-tu prôner ? Il n’est pas de saison
De me catéchiser, j’aurais peu de raison,
Si je ne connaissais l’auteur de toutes choses,
Je sais bien que ses mains sont les premières causes
Des ouvrages qu’on voit, qu’on admire ici-bas.
L’OMBRE.
Sais-tu bien qu’à présent ce Dieu veut ton trépas ?
DOM JOUAN.
Il m’a donné l’esprit, l’âme, la connaissance,
La force, la raison, le cœur, l’intelligence,
Et tout cela pour vaincre, et braver les destins
Et non pour affliger l’ouvrage de ses mains.
L’OMBRE.
Tu sais bien que ton Père est dans la sépulture,
Et que ton cœur rebelle aux lois de la nature
A commis ce forfait, qu’il est dans le tombeau
Et que ton bras en est l’exécrable bourreau.
Tu te ressouviens bien que ta brutale rage
A rempli ma maison de deuil et de carnage,
Que mes jours ont été par toi précipités
Et que rien n’est égal à tant de cruauté,
Tes crimes sont si grands, ils sont en si grand nombre
Qu’ils n’ont pu se cacher dans la nuit la plus sombre,
Tu les connais assez, je n’en parlerai plus,
Aussi bien ce seraient des propos superflus ;
Mais puisque tu connais la suprême puissance,
Tu dois savoir qu’elle est l’appui de l’innocence,
Que l’éternel est juste et que ta cruauté
Va recevoir ici ce qu’elle a mérité ;
Toutefois il n’est point d’âme si criminelle,
Qu’un repentir ne mette à la gloire éternelle,
Si tu veux éviter des tourments éternels,
Demande au Ciel pardon de tes faits criminels.
DOM JOUAN.
Ne parle point du Ciel, qu’il punisse, ou pardonne,
Je ne me repens point, il n’est rien qui m’étonne,
Et quiconque a le cœur aussi bon que le mien,
Ne peut s’épouvanter pour toi qui n’est qu’un rien.
M’oses-tu proposer cette action infâme ?
Je me repentirais pour prolonger ma trame !
Mon destin est écrit, même dès le berceau,
Et l’endroit est marqué qui fera mon tombeau.
Si je voyais ici ma Sépulture ouverte,
Et qu’un sot repentir pût différer ma perte,
J’affronterais la mort, je ne le ferais pas,
Et voilà ce qui peut retarder mon trépas.
Oui, ce fer armerait ma main contre un Tonnerre,
Lui montrant son épée.
Si le Ciel m’attaquait, je lui ferais la guerre,
Tout au moins je mourrais dans cette volonté.
L’OMBRE.
Impie ! ah ! malheureux !
DOM JOUAN.
Ton importunité
M’échauffe trop le sang, tais-toi.
L’OMBRE.
Quoi téméraire,
Tu n’appréhendes point un châtiment sévère ?
DOM JOUAN.
Ainsi donc, spectre affreux, tu traites un vivant
D’injures, de menaces ?
L’OMBRE.
C’en est trop, insolent,
Je t’ai traité cent fois mieux que tu ne mérites.
DOM JOUAN.
Ah ! c’est trop endurer, depuis que tu m’irrites !
Aussi bien ce spectacle est trop injurieux ;
Il faut que sans tarder j’en délivre mes yeux.
BRIGUELLE.
Monsieur l’Esprit, ayez égard à l’innocence,
Ne perdez pas Briguelle.
L’OMBRE prend Dom Jouan par la main.
Ah ! c’est trop d’insolence,
Et c’est trop mépriser la Justice et la Loi,
Barbare, sers d’exemple aux méchants comme toi,
Et que tout l’univers de ton malheur extrême,
Sache que qui vit mal, aussi mourra de même.
Dom Jouan abîmé, son valet demeure étourdi sur le Théâtre, du bruit du Tonnerre, la Grotte disparaît, et Briguelle ne sait où il est.
Scène IX
LE PRÉVÔT, LES ARCHERS, DOM PHILIPPE, BRIGUELLE
BRIGUELLE.
Ah ! laissez-moi vivre au moins encore un an.
DOM PHILIPPE.
Archers, prenez cet homme, il est à Dom Jouan,
Il le faut entraîner, et sans doute le traître
Nous instruira du lieu qui recèle son Maître.
BRIGUELLE.
Esprits, je vous conjure avec soumission,
De me vouloir traiter avec compassion.
DOM PHILIPPE.
As-tu perdu le sens, qu’est-ce que tu veux dire ?
BRIGUELLE.
Mon pauvre Maître.
DOM PHILIPPE.
Eh bien ? Mais souffrons qu’il respire,
Je connais ce que c’est, ce pauvre malheureux
Plaint son maître, et sans doute il faut qu’un sort fâcheux
Ait prévenu nos soins. Reconnais-moi, Briguelle.
BRIGUELLE.
Ah ! Monsieur pardonnez ma pauvre cervelle.
En quel lieu suis-je ? hélas ! Il me vient d’arriver
Ce qu’on n’a jamais vu, ce qu’on ne peut rêver ;
Mon Maître est abîmé. Je sais que, pour son crime.
Contre lui vous avez un courroux légitime.
Mais il est bien puni. Si donc quelque tourment
M’est ordonné, je veux l’endurer constamment.
DOM PHILIPPE.
On ne te fera rien, Briguelle, je te jure,
Conte-nous seulement cette triste aventure.
Scène X
AMARILLE, LUCIE, DOM PHILIPPE, BRIGUELLE, LE PRÉVÔT, LES ARCHERS
DOM PHILIPPE.
Madame, c’en est fait, le Ciel judicieux
A puni l’assassin.
AMARILLE.
Grand Monarque des Cieux
L’homme qui s’endurcit, et se plaît dans le vice,
Éprouve tôt ou tard l’effet de ta Justice !
Comment le savez-vous ?
DOM PHILIPPE.
Nous avons rencontré
Ce Valet qui semblait encor tout égaré,
Il nous a dit sa perte, et la chose est croyable,
Pour le pouvoir tenir encor plus véritable,
Il nous en va conter l’histoire en un moment,
Cependant vous pouvez apaiser mon tourment,
Quoi que pour un objet si charmant et si rare,
Mon mérite soit peu.
LUCIE.
La Ville se prépare
À voir votre Hyménée, il faut et promptement
Lui donner, Amarille, un tel contentement.
LE PRÉVÔT.
Madame, je sais bien que tout un Monde espère
De voir un jour si beau.
AMARILLE.
Puisque à présent mon Père
Est vengé pleinement, allons je suis à vous.
DOM PHILIPPE.
À ce discours charmant, que mon tourment m’est doux !
Viens, Briguelle, je veux te prendre à mon service.
BRIGUELLE.
Le sort aux bons valets à la fin fait Justice,
Je recouvre un brav’ homme, et je suis désormais,
Pour être plus heureux que je ne fus jamais.