Le Dédit inutile (Michel GUYOT DE MERVILLE)
Sous-titre : les vieillards intéressés
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 11 juin 1742.
Personnages
CHRYSANTE
GÉRONTE
VALÈRE, neveu de Chrysante
ISABELLE, fille de Géronte
DORINE, suivante d’Isabelle
PASQUIN, valet de Valère
UN NOTAIRE
La scène est à Paris, chez Géronte.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Si les traverses de ma vie, pendant une absence de vingt ans, m’avaient permis d’acquérir cette brillante réputation, qui a été quelquefois l’unique ou le plus grand mérite de certains Auteurs, il y a lieu de croire que le sort de la plupart de mes Pièces pourrait faire une partie assez intéressante de l’Histoire Théâtrale. Car, comme l’a dit fort judicieusement l’ingénieux Auteur de l’une des trois meilleures Comédies[1] qui aient paru depuis Molière :
L’ouvrage est peu de chose, et le seul nom fait tout.
Hé ! quel champ ne serais-je pas en état d’ouvrir à la curiosité du Public, dans le détail des révolutions qu’ont essuyé, entre autres, mes Époux réunis[2], et mon Consentement forcé ? On reconnaîtrait alors qu’il n’est pas plus difficile d’atteindre au Temple de la Vertu qu’à celui de la Gloire, qui paraît perché, comme un Moulin à vent, sur la pointe d’un rocher escarpé, et que les Malheureux engagés, par quelque raison que ce soit, dans l’épineuse carrière de la Scène, sont dignes, au moins, d’une extrême indulgence, quand on ne l’accorderait qu’à la pitié. En effet, on peut bien dire ici à juste titre, Materiam superat opus. Mais à quoi bon citer d’anciens exemples, lorsqu’on en a de récents ? Il s’agit du Dédit inutile, et son sort est peut-être encore plus singulier.
Ce sujet, sans le dédit qui en resserre le nœud, faisait, sous le titre du Faux enlèvement, l’action principale d’une Pièce en trois Actes, en Vers, que je composai il y a quatre ans pour les Comédiens Français, qui l’ont refusée. Deux ans après, M. le Duc d’Antin l’ayant lue, aussi bien qu’une autre Pièce de ma façon, en trois Actes, en Prose, je les fondis toutes deux ensemble par ses ordres, et en formai dans l’espace de vingt-cinq jours une Comédie en cinq Actes, aussi en Vers, avec un second titre relatif à la seconde Pièce. Enfin, le premier fond, avec la clause du dédit, devint, il y a dix-huit mois, une Comédie d’un Acte, toujours sous le premier titre. Je la lus à un Acteur du Théâtre Italien, qui n’est plus ; il exigea des corrections, je les fis, et il la refusa. Pour moi, malgré cette catastrophe, persuadé de la bonté de mon sujet, je montrai mon malheureux Ouvrage à un ami qui, Auteur lui-même, est peut-être l’homme de France le plus vrai et le plus solide pour le goût et la connaissance du Théâtre. Il me suggéra de nouvelles idées, je les mis en œuvre, et j’osai présenter encore cette Pièce au Théâtre Français, sous le titre du Dédit inutile. Elle y fut reçue avec applaudissement, et tout de suite distribuée, apprise, et répétée. Qui n’aurait pas cru, sans être Poète, qu’elle allait être jouée ? Il n’en fut rien cependant. M. Destouches parut, il m’accabla de sa gloire ; sa Belle Orgueilleuse me supplanta, et je me retirai avec mon Dédit inutile, après tant de peines prises aussi inutilement. Comme j’ai toute ma vie tâché d’être équitable, j’aimai mieux soupçonner ma Comédie de mille défauts, imperceptibles pourtant à tout le monde, que d’oser accuser d’injustice Mesdames les Comédiens Français, surtout dans une concurrence avec M. Destouches. J’eus encore recours à mon ami ; nouveaux changements dans la Pièce, nouvelle lecture aux Comédiens, et nouveau dégoût de leur part. Enfin, à force de nous secouer la cervelle l’un et l’autre, nous avons tant fait, que si nous n’avons pu ôter des défauts, nous avons, du moins, ajouté des beautés ; et dans ce dernier état, qui subsiste encore, j’ai reporté pour la troisième fois le Dédit inutile à un de mes Acteurs, qui, après en avoir entendu la lecture, en présence du même ami, me dit qu’il n’y avait qu’à faire copier et distribuer les rôles ce que je fis ; mais je n’en ai pas été plus avancé. C’était vers la fin de Décembre dernier[3], et depuis j’ai insisté à diverses reprises sur la Représentation de ma Pièce, et toujours inutilement. Je crois que le titre m’a porté malheur : aussi l’ai-je changé pour les Comédiens Italiens, à qui j’ai enfin pris le parti de la donner, pour me déguignonner.
Ce n’est pas tout : le succès de cette Comédie a mis le comble à tant de singularités. Elle a été fort applaudie, et cependant elle a amené peu de monde. Il faut apparemment chercher dans les chaleurs excessives, et dans le début de M. de la Noue au Théâtre Français, l’explication d’un si étrange paradoxe. Si mes Dieux travestis, qui ont succédé au Dédit inutile, ont été plus suivis, tout ce que je puis dire, c’est qu’en cas qu’ils soient meilleurs dans leur genre, ce que je ne crois point, leur genre, du moins, n’est pas, à beaucoup près, si bon.
Scène première
GÉRONTE
Chrysante ne vient point ! Hum, mon impatience
Tourne en inquiétude, et même en défiance.
Je crains que ce vieux fou ne se soit ravisé :
Le mal à réparer ne serait pas aisé.
Pour ma fille et pour moi, c’est une emplette rare,
Qu’un vieillard amoureux, riche autant qu’avare ;
Ma sœur même en convient... Je n’y peux plus tenir.
Je m’en vais le chercher, ou le faire venir...
Mais le voici.
Scène II
CHRYSANTE, GÉRONTE
CHRYSANTE.
Pardon, si je vous fais attendre.
GÉRONTE.
La lenteur ne sied pas, quand on a le cœur tendre.
CHRYSANTE.
Ne doutez point, Monsieur, de mon empressement.
GÉRONTE.
Et soyez sûr du mien. Mais parlez franchement :
Avez-vous tant d’amour pour ma fille ?
CHRYSANTE.
Je l’aime,
Je vous jure, Monsieur, cent fois plus que moi-même.
GÉRONTE, à part.
Bon.
Haut.
Instruisez-moi donc de l’état de vos biens,
Et je vous ferai voir à quoi montent les miens.
CHRYSANTE.
C’est l’ordre.
GÉRONTE.
Vous vivez, dit-on, fort à votre aise.
CHRYSANTE.
J’ai seize mille francs de bonnes rentes.
GÉRONTE.
Seize !
CHRYSANTE.
Seize ; et n’en dépensant que mille, tout au plus,
Je mets par chaque année en fonds cinq mille écus.
GÉRONTE.
À merveille ! Et ma fille aura pour son douaire ?...
CHRYSANTE.
Moitié, huit mille francs de rente.
GÉRONTE.
Ce n’est guère.
Quand vous n’habiteriez ensemble que six ans,
Vous épargnez encore quatre-vingt mille francs,
Supposant à vous deux le double de dépense.
Il faut donc lui donner dix mille francs.
CHRYSANTE.
Je pense
Que...
GÉRONTE.
Vous avez de bon quatre mille francs.
CHRYSANTE.
Soit.
Vous donnez une dot.
GÉRONTE.
Comme cela se doit.
CHRYSANTE.
Et vous l’avez fixée ?...
GÉRONTE.
À cinq cent mille livres.
CHRYSANTE, à part.
Peste ! le bon article à coucher sur mes livres !
Haut.
Ainsi vous possédez, au moins, un million ?
GÉRONTE.
Non ; cinq cent mille francs.
CHRYSANTE.
Un peu d’attention...
Vous n’avez que cela ?...
GÉRONTE.
C’est donc une vétille ?
CHRYSANTE.
Non. Mais quoi ! donnez-vous le tout à votre fille ?
GÉRONTE.
Oui.
CHRYSANTE.
Vous vous dépouillez ?
GÉRONTE.
J’aurais, parbleu, grand tort.
Elle aura tout mon bien ; mais quand je serai mort.
CHRYSANTE.
Quoi ! rien en mariage ?
GÉRONTE.
À présent pas un double.
CHRYSANTE.
Vous plaisantez, Monsieur, ou votre esprit se trouble.
GÉRONTE.
Je ne plaisante pas ; et j’ai l’esprit très sain.
CHRYSANTE.
Point de dot !
GÉRONTE.
Point de dot.
CHRYSANTE.
Quel étrange dessein !
Est-ce là la façon de marier les filles ?
GÉRONTE.
On les marie ainsi, quand elles sont gentilles.
Prévention à part, la mienne a mille appas ;
Taille, grâce, beauté...
CHRYSANTE.
Je n’en disconviens pas.
GÉRONTE.
Le bien doit de la laide illustrer la figure.
Une Belle a reçu sa dot de la Nature.
CHRYSANTE.
Sur ce pied-là, Monsieur, nous ne conclurons rien.
GÉRONTE.
Tout comme il vous plaira. Ma fille attendra bien.
CHRYSANTE, à part.
Chien d’amour !
GÉRONTE, à part.
Il balance.
CHRYSANTE, à part.
Hélas ! que dois-je faire ?
Haut.
Vous le voulez ; allons, il faut vous satisfaire.
GÉRONTE.
Et, pour qu’à votre tour vous soyez satisfait,
Je prétends qu’à l’instant votre contrat soit fait.
Allons chez mon Notaire, et que sa main s’emploie...
CHRYSANTE.
Comment ! Signer avant qu’Isabelle me voie !
GÉRONTE.
Je vous ai vu pour elle ; et quand elle entendra :
Je veux que vous l’aimiez, elle vous aimera.
CHRYSANTE.
Ne peut-elle, Monsieur, me haïr sans miracle ?
GÉRONTE.
Vous appréhendez donc de sa part quelque obstacle ?
CHRYSANTE.
Sans vanité, j’ai lieu d’en craindre d’assez grands.
GÉRONTE.
J’en redoute bien plus, moi, d’un de vos parents.
Vous avez un neveu ; vous l’aimez.
CHRYSANTE.
Je l’estime.
GÉRONTE.
Il est de tous vos biens l’héritier légitime.
CHRYSANTE.
D’accord.
GÉRONTE.
Pour ménager votre succession,
Il peut se prévaloir de votre affection ;
Et, s’il a quelque vent de notre mariage,
Pour le faire échouer, mettre tout en usage.
CHRYSANTE.
Abus. Je vous réponds de lui comme de moi.
GÉRONTE.
Chansons. Mais convenons d’un gage, et je vous crois.
Je vous promets ma fille, et prends sur moi la chose ;
Mais à condition (pesez bien cette clause)
Que, si par ce neveu justement redouté,
Il survient un obstacle, une difficulté,
Qui de l’hymen conclu soit l’écueil manifeste,
Vous me paierez comptant vingt mille écus.
CHRYSANTE.
La peste !
Vous n’entendez pas mal vos petits intérêts.
Et, si, par quelque ruse, ou par refus express,
Votre fille détruit tout votre beau système,
Me paierez-vous aussi vingt mille écus ?
GÉRONTE.
De même.
CHRYSANTE.
Je n’ai plus rien à dire ; et la convention
Est pleine de justice et de proportion.
GÉRONTE.
Reste à la cimenter par devant un Notaire.
Scène III
CHRYSANTE, GÉRONTE, DORINE
DORINE, à part.
Voyons si je pourrai pénétrer leur mystère.
CHRYSANTE, bas à Géronte.
On vient nous écouter.
GÉRONTE, bas.
Motus, ne craignez rien.
C’est une fille sûre, une fille de bien,
Un trésor. En un mot, c’est l’Argus d’Isabelle.
D’ailleurs, pour risquer moins, on peut se cacher d’elle.
À Dorine.
À quoi rêves-tu là, Dorine ?
DORINE.
Ah ! ah ! C’est vous ?
Je songeais... Mais ce sont des secrets entre nous.
GÉRONTE.
Qui regarde ma fille ? Hem ?
DORINE.
Hé ! quelle autre chose
Du souci que je prends pourrait être la cause ?
GÉRONTE.
Tu peux, devant Monsieur, parler ouvertement.
Avec de tels amis j’agis confidentiellement.
DORINE.
Puisque Monsieur peut voir ma franchise et mon zèle,
Je pensais qu’il est temps de pourvoir Isabelle.
GÉRONTE.
Tu crois que je devrais lui donner un mari ?
DORINE.
Sans doute ; mais bien mûr, qui, pour être nourri
De bons sens, de raison, de vertu, de sagesse,
Fût radicalement guéri de la jeunesse.
Par exemple, Monsieur serait assez son fait.
CHRYSANTE.
Quoi ! vous pensez cela ?
DORINE.
Je le pense en effet.
CHRYSANTE.
Eh ! mais...
GÉRONTE, bas.
Taisez-vous donc. À quoi sert de l’instruire ?
DORINE.
Ah ! la belle union que le hasard m’inspire !
Plutôt au ciel qu’elle eût lieu ! Monsieur est du bon temps,
Et n’a guère, je crois, qu’environ soixante ans.
Son port majestueux, et son air vénérable
En feraient un mari tout-à-fait adorable.
Auprès de sa moitié, trop jeune par bonheur,
Il serait comme un Père, ou comme Gouverneur,
Qui, sachant employer sa science profonde
À la soustraire au joug des vains plaisirs du monde,
Lui ferait concevoir que le souverain bien
Gît dans un coffre-fort, dont on ne tire rien.
GÉRONTE.
Tu me charmes, Dorine, et ma joie est extrême.
Va, ton goût et le mien...
CHRYSANTE, bas.
Taisez-vous donc vous-même.
Allez-vous l’informer de vos intentions ?
GÉRONTE.
Oui, vous avez raison... Il faut que nous sortions.
Adieu. Je pourvoirai quelque jour Isabelle.
Cependant continue à bien veiller sur elle.
Je reviendrai bientôt.
DORINE.
Reposez-vous sur moi.
Allez, j’en aurai soin autant que je le dois.
Scène IV
DORINE
C’est en vain qu’à mes yeux Géronte se déguise :
Le voilà, cet époux qu’à découvert Orphise.
Malheureuse Isabelle, à quelle extrémité
Te réduit l’avarice et la captivité !
Scène V
ISABELLE, DORINE
ISABELLE.
Hé bien ! que t’a-t-on dit ? Se pourrait-il, Dorine,
Que ce fût là l’époux qu’un père me destine ?
DORINE.
Ils n’en conviennent point ; mais je n’en peux douter.
ISABELLE.
Ah ! Valère !
DORINE.
Ah ! Valère !... À quoi bon s’affliger ?
ISABELLE.
Veux-tu, par ta froideur, exciter ma colère ?
DORINE.
Non ; mais en est-ce assez que de dire : Ah ! Valère !
ISABELLE.
Hé ! que faire, Dorine, en l’état où je suis ?
DORINE.
Tout ce que vous pouvez, et tout ce que je puis.
ISABELLE.
Que puis-je ? Et que peux-tu ?
DORINE.
Ce que peut une femme,
Lorsqu’en elle la tête est le soutien de l’âme.
Que donc nos ennemis sont-ils si dangereux ?
S’ils sont deux contre nous, nous sommes deux contre eux ;
Et pour l’entêtement, (c’est le cas où nous sommes)
Les femmes ont toujours mieux valu que les hommes.
Votre père vous offre un barbon pour époux.
Refusez-le. Peut-on vous marier sans vous ?
ISABELLE.
Comment braver d’un père à la fois les vœux et l’empire ?
DORINE.
Orphise vous protège, et cela doit suffire.
Par elle de Géronte on a su le projet ;
Et par elle on peut en empêcher l’effet.
ISABELLE.
J’en rends grâces au ciel, qui, pour mon avantage,
L’a conduite à Paris, et dans le voisinage.
Cette proximité, secondant mon devoir,
Me fournit chaque jour le plaisir de la voir.
Elle approuve mes feux ; elle estime Valère :
C’est une tante, enfin, qui me tient lieu de mère.
DORINE.
Eh ! oui... Mais quel objet vient s’offrir à mes yeux ?
Scène VI
VALÈRE, ISABELLE, DORINE
ISABELLE.
Ah ! Valère, osez-vous vous montrer en ces lieux ?
DORINE.
Saisir l’occasion est d’un Amant habile.
VALÈRE.
Je sais qu’en ce moment votre père est en ville.
J’étais chez votre tante, et je vole vers vous,
Transporté de douleur, d’amour et de courroux.
Hé bien ! il est donc vrai qu’un rival méprisable
Obtient de votre père un aveu qui m’accable ?
Se peut-il qu’un vieillard possède tant d’appas ?
Ô ciel !... Mais quel est-il ? Ne le connaît-on pas ?
Ne l’avez-vous point vu ?
ISABELLE.
Non.
VALÈRE, à Dorine.
Et toi ?
DORINE.
Tout à l’heure ;
Mais je ne le connais nullement, ou je meurs.
VALÈRE.
Oh ! je saurai quel est ce rival détesté ;
Et Pasquin, par mon ordre, à sa suite aposté,
Doit... Le voici lui-même.
Scène VII
VALÈRE, ISABELLE, PASQUIN, DORINE
VALÈRE.
Eh bien ! vas-tu m’apprendre
Quel est l’homme ?...
PASQUIN.
Ah ! Monsieur, que je vais vous surprendre !
Moi, qui vous parle, moi, jusqu’à ce moment,
Je ne suis pas remis de mon étonnement.
VALÈRE.
Enfin ?
ISABELLE.
Parle.
DORINE.
Son nom ?
PASQUIN.
Son nom seul m’épouvante.
VALÈRE.
Dépêche.
PASQUIN.
C’est Monsieur...
ISABELLE.
Achève.
DORINE.
Qui ?
PASQUIN.
Chrysante.
ISABELLE.
Chrysante !
DORINE.
Ah ! ciel !
VALÈRE.
Mon oncle !
PASQUIN.
Oui, lui-même en effet.
Et si vous en doutez, vous serez satisfait.
Car accourant ici, pour vous en rendre compte,
Je l’ai vu dans ces lieux suivre Monsieur Géronte.
ISABELLE, à Valère.
Mon père ! Ah ! s’il allait me surprendre avec vous !
Je fuis.
VALÈRE.
Chère Isabelle !
ISABELLE.
Adieu, séparons-nous.
À Dorine.
Partez, Valère. Et toi, que ton zèle s’emploie
À le faire au plus tôt sortir sans qu’on le voie.
Scène VIII
VALÈRE, rêvant, PASQUIN, DORINE
DORINE.
Quoi ! vous trouvez-vous mal ?
PASQUIN.
Qui vous arrête ainsi ?
DORINE.
Allons, retirez-vous.
VALÈRE.
Non, je demeure ici.
PASQUIN.
Vous perdez l’esprit.
VALÈRE.
Point.
DORINE.
Et mais, Monsieur Valère,
Voulez-vous que Géronte ?...
VALÈRE.
Ça ne m’importe guère.
PASQUIN.
Et votre oncle qui vient d’arriver avec lui,
Prétendez-vous, Monsieur, paraître à ses yeux ?
VALÈRE.
Oui.
DORINE.
Quel fantastique projet !
PASQUIN.
Quel dessein misérable !
VALÈRE.
Il m’est venu soudain une idée admirable.
PASQUIN.
Pour tout gâter, Monsieur.
DORINE.
Pour tout bouleverser.
VALÈRE.
Pour raccommoder tout, et nous débarrasser.
Sors, Dorine ; et toi, va, Pasquin, sans plus attendre,
Le prier, de ma part, de vouloir bien m’entendre.
PASQUIN.
Qui ?
VALÈRE.
Mon oncle.
PASQUIN.
Bon ! bon ! vous rêvez.
DORINE.
Oui, ma foi.
VALÈRE.
Partez.
DORINE.
Je crains...
VALÈRE.
Finis.
PASQUIN.
Je tremble que...
VALÈRE.
Tais-toi,
Et va-t-en.
PASQUIN.
Après tout, Monsieur, c’est votre affaire.
Je cours.
DORINE.
Vous le voulez, et je vous laisse faire.
Scène IX
VALÈRE
Plus j’examine à fond le parti que j’ai pris,
Et plus de mon projet je sens l’art et le prix.
Mon oncle, assurément, donnera dans le piège,
Il faudra qu’il me cède, et qu’il lève le siège.
Il n’a point de ressource, en effet ; et le cas
Est tel... J’en ris déjà... Mais il n’en rira pas...
Il entre. Renfermons cette joie en moi-même ;
Et, par mon sérieux, fondons mon stratagème.
Scène X
CHRYSANTE, VALÈRE
CHRYSANTE.
C’est donc vous ?... J’en croyais à grand’peine Pasquin.
Je n’en peux revenir... Quoi ! Monsieur le coquin,
Votre audace en ces lieux me suit et me relance !
VALÈRE.
Daignez de ce courroux calmer la violence,
Mon oncle ; mon dessein n’est pas de vous fâcher.
CHRYSANTE.
Le traître ! Et c’est ici qu’il s’en vient me chercher !
Vous savez où je vais ! Marchez-vous à ma suite ?
Osez-vous épier mes pas et ma conduite ?
VALÈRE.
Pouvez-vous concevoir ce soupçon odieux ?
Je passais, quand mon oncle est entré dans ces lieux.
CHRYSANTE.
Qui vous amène, enfin ?
VALÈRE.
Une affaire importante.
CHRYSANTE.
Importante ? Oui, je vois que le diable vous tente,
Pour venir me bercer de contes saugrenus,
Et montrer votre face à des gens inconnus.
Inconnus !... Mais, Monsieur, je me flatte
Qu’en moi quelque vertu, quelque sagesse éclate ;
Et que, de la façon dont on me voit agir,
Ma présence n’a rien dont vous deviez rougir.
CHRYSANTE.
J’en conviens ; et je fais, faisant grâce à votre âge,
Que, pour un jeune fou, vous êtes assez sage.
Mais l’affaire n’est pas si pressante, je crois,
Qu’il faille m’en instruire autre part que chez moi.
VALÈRE.
Pardonnez-moi, mon oncle ; on ne saurait attendre.
CHRYSANTE.
Voyons donc, puisqu’enfin je ne puis m’en défendre.
VALÈRE.
Oui, vous êtes le seul dont l’utile secours
Me puisse garantir du péril que je cours...
J’aime, et j’apprends, hélas ! qu’un rival qu’on me cache
Est prêt à m’enlever le seul bien qui m’attache ;
Et vous avez cent fois daigné porter vos vœux
À me voir de l’hymen subir un jour les nœuds,
Peignant à mes désirs, encore trop lents à naître,
Ces nœuds beaucoup plus beaux qu’ils ne le sont peut-être.
CHRYSANTE.
Je comprends. À la fin il est né, ce désir :
Tu veux te marier ; cela me fait plaisir.
Il en faut tôt ou tard venir au mariage ;
Et je ne voudrais pas répondre qu’à mon âge,
Si je n’avais pour toi la tendresse qu’il faut,
Quelque jour je ne puisse encore faire le faux.
VALÈRE.
Ce sont mes intérêts, Monsieur, qui vous retiennent ?
CHRYSANTE.
Je veux te conserver des biens qui te reviennent.
VALÈRE.
Je puis, quand vous voudrez, renoncer à ces biens ;
Et je suis, grâce au ciel, assez riche des miens.
CHRYSANTE.
Tu me verrais sans peine une seconde femme ?
VALÈRE.
Je voudrais vous la voir, et de toute mon âme.
CHRYSANTE.
Il n’est pas question de me marier, moi ;
Ou nous avons, du moins, à commencer par toi :
Et compte que, charmé de te voir si docile,
Tu trouveras en moi l’oncle le plus facile,
Pourvu, (comme en effet j’ai lieu de l’espérer,)
Que ton choix soit d’un prix à pouvoir t’honorer.
VALÈRE.
Figurez-vous, mon oncle, une fille très belle,
Très riche, jeune, douce et fort sage ; c’est elle.
CHRYSANTE.
N’avais-je pas raison ? J’étais sûr de ton goût.
Tu m’enchantes.
VALÈRE.
Vertus, esprit, grâce, elle a tout.
CHRYSANTE.
Quel phénix ! La connais-je ?
VALÈRE.
Elle ?
CHRYSANTE.
Oui.
VALÈRE.
Mais...
CHRYSANTE.
Quoi ?
VALÈRE.
J’y compte.
CHRYSANTE.
Tant mieux. C’est ?...
VALÈRE.
C’est, Monsieur, la fille de Géronte.
CHRYSANTE.
Hem ? Plaît-il ?
VALÈRE.
Isabelle.
CHRYSANTE.
Isabelle ?
VALÈRE.
Ai-je tort,
Monsieur ? Vous connaissez son mérite ?
CHRYSANTE.
Oh ! très fort.
À part.
Le fripon !
VALÈRE.
Avouez qu’elle est incomparable.
CHRYSANTE.
Certainement.
À part.
Le traître !
VALÈRE.
Adorable.
CHRYSANTE.
Adorable.
Mais tu t’adresses mal ; tu ne la connais pas.
VALÈRE.
Moi, Monsieur ?
CHRYSANTE.
Ton amour...
VALÈRE.
Égale ses appas.
CHRYSANTE.
Mais sais-tu qu’Isabelle est un cœur inflexible,
Et qu’elle a pour l’amour une haine invincible ?
VALÈRE.
Isabelle ?
CHRYSANTE.
Elle-même.
VALÈRE.
Ah ! bon ! vous plaisantez.
CHRYSANTE.
Il est original dans ses naïvetés.
Qui, votre oncle vraiment est fort en train de rire !
VALÈRE.
Oh bien ! je la connais mieux que vous.
CHRYSANTE.
Qu’est-ce à dire ?
Vous croyez...
VALÈRE.
Apprenez que d’un tendre retour
La charmante Isabelle honore mon amour.
CHRYSANTE, à part.
Ah ! ciel !
Haut.
Elle vous aime ?
VALÈRE.
Au moins j’en ai pour gage
Tout ce que fit jamais la fille la plus sage.
CHRYSANTE, à part.
L’heureux petit pendard ! Hé ! comment, s’il vous plaît,
Avez-vous pu la voir, captive comme elle est ?
VALÈRE.
Dorine a bien voulu seconder notre adresse.
CHRYSANTE, à part.
Ah ! perfide douairière ! Exécrable traîtrise !
Haut.
Voilà qui va fort bien, mon neveu ; mais pourtant
Je doute du succès que votre amour attend.
VALÈRE.
Vous en doutez ?
CHRYSANTE.
J’y vois de terribles obstacles.
VALÈRE.
L’amour, dans le besoin, fait faire des miracles ;
Et j’en ferai, si j’ai votre protection.
CHRYSANTE.
Erreur.
VALÈRE.
Avec cela je suis fort.
CHRYSANTE.
Vision.
VALÈRE.
Je fais ce que je dis ; et j’ai pris des mesures,
Qui sont, pour réussir, les routes les plus sûres.
CHRYSANTE.
Quelles mesures ?
VALÈRE.
C’est... Mais n’en parlez pas.
CHRYSANTE.
Non.
VALÈRE.
Pour Géronte surtout c’est un mystère.
CHRYSANTE.
Bon.
VALÈRE.
Comme je prévoyais qu’à la raison rebelle
Il ne me voudrait point accorder Isabelle...
Vous allez rire...
CHRYSANTE.
Enfin ?
VALÈRE.
Je l’ai... Soyez discret.
CHRYSANTE.
Vous l’avez...
VALÈRE.
Épousée.
CHRYSANTE.
Épousée ?
VALÈRE.
En secret.
CHRYSANTE, à part.
Te confonde l’enfer pour un si bel ouvrage !
VALÈRE.
Eh bien ! qu’en dites-vous ?
CHRYSANTE.
Eh ! mais... Je dis...
À part.
J’enrage.
VALÈRE.
Convenez que le tour est plaisant.
CHRYSANTE.
Très plaisant.
À part.
Le chien !
VALÈRE.
N’aurai-je pas gain de cause à présent ?
CHRYSANTE.
Mais... oui-dà.
VALÈRE.
Le bonhomme est bien dupe !
CHRYSANTE, à part.
L’infâme !
Il veut pourvoir sa fille, et cette fille est femme !...
Quoi ! vous n’en riez pas ?
CHRYSANTE, s’efforçant de rire.
Si fait, vraiment, j’en ris.
À part.
J’étouffe.
VALÈRE.
Vous goûtez le parti que j’ai pris ?
CHRYSANTE, à part.
Le goûter ! Il m’arrache Isabelle, et révoque
Le dédit, que rend nul l’obstacle réciproque.
À la céder, sans doute, il faut me résigner.
Quant au dédit, parbleu, je prétends le gagner.
VALÈRE.
Vous ne me dites rien !
CHRYSANTE, à part.
Isabelle est gentille,
Oui ; mais vingt mille écus valent bien une fille.
VALÈRE.
Mon oncle, qu’avez-vous ?
CHRYSANTE.
Ah ! bien du mal.
VALÈRE.
De quoi ?
CHRYSANTE.
Mal d’autant plus cuisant, qu’il ne vient que de toi.
VALÈRE.
De moi ? Ciel ! Quelques soins que je cherche à vous rendre,
J’affligerais un oncle, et si cher, et si tendre !
Le moyen !
CHRYSANTE.
Ce rival qu’on dérobe à tes yeux,
Qui voulait te ravir l’objet de tous tes vœux,
Et contre qui tu viens de cet oncle qui t’aime
Solliciter...
VALÈRE.
Hé bien ?
CHRYSANTE.
C’est...
VALÈRE.
Qui ?
CHRYSANTE.
Moi.
VALÈRE.
Vous ?
CHRYSANTE.
Moi-même.
VALÈRE.
Ah ! je suis donc perdu.
CHRYSANTE.
Quel effroi peu sensé !
Quand ton hymen secret devrait être cassé,
Puis-je épouser ta veuve ?
VALÈRE.
Elle ? Non, ce me semble :
Je n’y prenais pas garde, en effet ; mais je tremble
Que, frustré tout à coup de votre affection...
CHRYSANTE.
Non, je te servirai ; mais à condition
Que, sachant te servir de toute ta prudence,
Sur notre parenté tu gardes le silence.
VALÈRE.
Pourquoi cela ?
CHRYSANTE.
J’en ai des raisons d’un tel poids,
Qu’autrement tu n’as point à compter sur ma voix.
VALÈRE.
Suffit.
CHRYSANTE.
Il faut encore, pour me servir d’excuse,
Que positivement ta femme me refuse...
VALÈRE.
Cela va de plein droit. Par elle, assurément,
Vous serez refusé très positivement.
CHRYSANTE.
Bon.
VALÈRE.
Mais vous soutiendrez mes intérêts ?
CHRYSANTE.
Sans doute.
VALÈRE.
Quand l’affaire fera l’éclat que je redoute ?
CHRYSANTE.
Oui, oui.
VALÈRE.
Vous me charmez ; c’est tout ce que je veux.
Adieu, Monsieur, je suis comblé de mes vœux.
CHRYSANTE, l’arrêtant.
Ne manque pas d’aller t’assurer d’Isabelle.
VALÈRE.
J’y vais aussi.
CHRYSANTE.
Fort bien.
Scène XI
CHRYSANTE, VALÈRE, ISABELLE, DORINE
CHRYSANTE, à part.
Tout échouera par elle.
Alors je fais valoir l’obstacle et notre écrit :
J’actionne le père, et gagne le dédit.
VALÈRE, revenant à Chrysante.
La voici qui paraît.
DORINE, à part.
Comment ! encore ensemble !
CHRYSANTE, à Valère.
Le hasard à propos tous les deux vous rassemble.
Adieu.
Scène XII
VALÈRE, ISABELLE, DORINE
VALÈRE, à part.
L’heureux succès !
ISABELLE.
Hé bien ! qu’avez-vous fait ?
DORINE.
Tout va-t-il bien ?
VALÈRE.
Mes soins ont eu leur plein effet ;
Et souffrez que mon cœur à vos regards déploie
L’ardeur de mon amour, et l’excès de ma joie.
Mon oncle m’aime assez pour renoncer à vous.
Il souscrit au bonheur de mes vœux les plus doux.
Auprès de votre père il soutiendra ma cause.
ISABELLE.
Quel bonheur !
DORINE.
L’aimable oncle !
VALÈRE.
Il ne veut qu’une chose ;
C’est qu’on ne sache point que je suis son neveu.
ISABELLE.
Soyez sûr du secret.
DORINE.
Il nous importe peu.
Au fond, la parenté ne fait rien à l’affaire.
VALÈRE.
Voilà l’essentiel ; car est-il nécessaire
Qu’il exige de vous que vous le refusiez ?
C’est pourtant ce qu’il faut, dit-il, que vous fassiez.
DORINE.
Voilà ce qui s’appelle agir sans artifice.
ISABELLE.
Comment donc ! il m’impose un tel sacrifice ?
VALÈRE.
Pour vous en épargner l’affront, qu’il prend sur lui.
ISABELLE.
C’est être, assurément, bien généreux.
DORINE.
Mais oui.
Vous en céder l’honneur, s’en réserver la honte !
Rien n’est plus... Mais j’entends venir Monsieur Géronte.
ISABELLE.
Ah ! Valère, sortez.
VALÈRE.
Je pourrais à ses yeux
Me montrer déformais ; cependant il vaut mieux,
Avant que je le voie et que je l’entretienne,
Que sur nos intérêts mon oncle le prévienne ;
Et je cours le rejoindre.
Scène XIII
GÉRONTE, ISABELLE, DORINE
GÉRONTE, ayant aperçu Valère.
Ah ! qu’est-ce que je vois !
Un jeune homme en ces lieux ! Un inconnu chez moi !
Que cherche-t-il ici ? Qu’est-ce qu’il y vient faire ?
DORINE.
Le motif qui l’anime est tel qu’il doit vous plaire.
Il aime votre fille, et voudrait l’épouser.
GÉRONTE.
Il est venu trop tard, je viens d’en disposer.
DORINE.
Quel démon, s’il vous plaît, subitement vous presse
D’aller, sans mon aveu, marier ma Maîtresse ?
GÉRONTE.
Comment donc ! je ne puis en disposer sans toi ?
DORINE.
Ah ! vous en disposez fort joliment, ma foi !
GÉRONTE.
Chrysante a, peu s’en faut, vingt mille francs de rente.
DORINE.
Et l’amant que je sers, Valère en a quarante.
GÉRONTE.
Quarante !
DORINE.
Et c’est sans dot qu’il la prend, en un mot.
GÉRONTE.
Quarante mille francs de rente, et point de dot !
DORINE.
N’est-ce pas-là, Monsieur, une affaire excellente ?
GÉRONTE.
D’accord. Mais j’ai donné ma parole à Chrysante.
À part.
Ah ! le maudit marché que j’ai fait aujourd’hui !
DORINE.
Et s’il vous la rendait, cette parole ?
GÉRONTE.
Lui ?
Cela n’est pas possible, et tu veux me surprendre.
DORINE.
Il est tout disposé, Monsieur, à vous la rendre.
GÉRONTE.
Tu le crois ?
ISABELLE.
À Valère, au moins, il l’a promis.
GÉRONTE.
Est-ce qu’il le connaît ?
DORINE.
Ils sont très bons amis.
GÉRONTE.
Qu’entends-je ? À mon esprit un soupçon se présente.
Valère serait-il le neveu de Chrysante ?
DORINE.
Son neveu ?
ISABELLE.
Son neveu ?
GÉRONTE.
S’il l’est, je te promets
Qu’avec toi, dès ce jour, je l’unis pour jamais.
ISABELLE.
Valère ?
GÉRONTE.
Oui.
DORINE.
Sur ce pied je ne peux plus vous taire
Que Chrysante, en effet, est l’oncle de Valère.
GÉRONTE.
Ah ! tant mieux.
À part.
En faveur d’un neveu qu’il chérit,
Je parviendrai, sans peine, à gagner le dédit.
ISABELLE.
Mon père, à mon bonheur il n’est donc nul obstacle ?
GÉRONTE.
Nul ; tout est fait.
DORINE.
Voilà parler comme un oracle.
GÉRONTE, à Isabelle.
Ce n’est plus que de toi que dépend le succès.
DORINE.
Nous aurons donc bientôt gagné notre procès.
ISABELLE.
Que dois-je faire ?
GÉRONTE.
Il faut qu’en fille obéissante,
Lorsque devant témoins je t’offrirai Chrysante,
Loin de lui témoigner ni haine, ni dédain,
Ton premier mouvement soit d’accepter sa main.
ISABELLE.
Ah ! mon père !
DORINE.
Ah ! Monsieur !
GÉRONTE.
C’est un point nécessaire,
Ou ma fille jamais n’épousera Valère.
DORINE.
Faut-il accepter l’un, pour épouser l’autre ?
GÉRONTE.
Oui.
J’ai démasqué Chrysante, et je suis sûr de lui.
ISABELLE.
Chrysante, cependant, veut que je le refuse.
GÉRONTE.
Il le veut ?
DORINE.
Vraiment oui, Monsieur.
GÉRONTE, à part.
Voyez la ruse !
ISABELLE.
Lui-même il m’en a fait prier par son neveu.
GÉRONTE.
Ne t’inquiète en rien, tout cela n’est qu’un jeu ;
Et d’avance au plaisir mon âme s’abandonne...
Les voici tous les deux, fais ce que je t’ordonne.
Scène XIV
CHRYSANTE, VALÈRE, ISABELLE, GÉRONTE, DORINE
CHRYSANTE.
Oh ! çà, conclurons-nous ? J’arrive pour cela.
J’ai pourtant un rival en Monsieur que voilà.
Il est, je l’avouerai, digne de votre fille ;
Il est sage, très riche, et de bonne famille.
Je le connais fort bien, j’en réponds ; en un mot,
Il est d’humeur à prendre Isabelle sans dot.
Mais vous savez, Monsieur, qu’elle m’est destinée.
Cependant, elle ne doit en rien être gênée.
GÉRONTE.
Je n’ai garde non plus de vouloir la gêner.
Ainsi, c’est à ma fille de se déterminer.
DORINE.
L’arrêt est juste.
VALÈRE.
Aussi volontiers j’y défère.
CHRYSANTE, à Isabelle.
Je souscris donc tout ce que vous allez me faire.
GÉRONTE, bas à Isabelle.
Accepte.
VALÈRE, bas à Isabelle.
Refusez.
ISABELLE.
Mon père, quelques droits
Que votre affection m’accorde sur ce choix,
je les ressens si fort que ma reconnaissance
ne peut se signaler que par l’obéissance.
Vous m’avez destiné Chrysante pour époux.
À Chrysante.
Monsieur, me voilà prête à m’unir avec vous.
CHRYSANTE.
Avec moi ?
ISABELLE.
Mais, sans doute.
VALÈRE.
Avec Monsieur Chrysante ?
ISABELLE.
Mais oui.
CHRYSANTE.
Mademoiselle apparemment plaisante.
ISABELLE.
Moi ? Non.
VALÈRE, bas.
Y pensez-vous ?
ISABELLE, bas.
Oh ! comptez là-dessus.
CHRYSANTE, bas à Valère.
N’as-tu pas pour ma part exigé son refus ?
VALÈRE, bas.
Sans doute ; et je m’y perds, Monsieur, je vous l’avoue.
CHRYSANTE, à part.
C’est sûrement un tour que Géronte me joue.
VALÈRE, bas à Isabelle.
Vous voulez donc ma mort ?
DORINE.
J’obéis, et c’est tout.
VALÈRE.
Dorine ?
DORINE, bas.
Tout va bien ; attendez jusqu’au bout.
Nous avons nos raisons pour agir de la sorte.
VALÈRE, bas à Chrysante.
Ciel ! Monsieur, terminez ; elle accepte, qu’importe ?
Pour vous en délivrer, allons, refusez-la.
CHRYSANTE.
Diantre !
À part.
Le beau conseil qu’il vient me donner là !
GÉRONTE.
Monsieur, ma fille attend que vous daigniez répondre.
CHRYSANTE.
Oh bien ! je répondrai, pour tous deux vous confondre,
Que m’épouser, Monsieur, n’est pas ce qu’elle veut.
La raison, la voici ; c’est qu’elle ne le peut.
VALÈRE, bas.
Ah ! Monsieur, pourriez-vous révéler ce mystère ?
CHRYSANTE.
On me force à parler, je ne peux me taire.
GÉRONTE, à Isabelle.
Comment ! tu ne le peux ?
DORINE.
Qu’entend-il donc par là ?
ISABELLE.
Que j’expire à l’instant si je conçois cela.
CHRYSANTE.
Puisque mal à propos vous faites l’ignorante,
Je vais donc m’expliquer, car je m’impatiente.
VALÈRE, bas.
Quel plaisir prenez-vous à la faire rougir ?
CHRYSANTE, bas.
Je t’entends ; va, je sais comment je dois agir.
Haut.
Ne crains rien. Venez, vous, venez, père crédule ;
Mais ne vous allez pas piquer d’un sot scrupule.
Montrez-vous raisonnable. Allons, imitez-moi.
Il n’est point de remède à chose faite.
GÉRONTE.
Quoi ?
CHRYSANTE, bas.
Il vaut mieux qu’elle soit par vous ratifiée.
Votre fille, en un mot, Monsieur, est mariée.
GÉRONTE.
Juste ciel !
CHRYSANTE, bas.
Taisez-vous.
GÉRONTE, bas.
Mariée !
CHRYSANTE, bas.
En secret.
GÉRONTE.
Ah ! friponne !
CHRYSANTE.
Étouffez ce transport indiscret.
GÉRONTE, à Isabelle.
Quoi ! chez moi, sous mes yeux, sans mon ordre, à votre âge,
Vous osez contracter un secret mariage !
ISABELLE.
Moi ?
DORINE.
Quel conte !
GÉRONTE.
Ma fille avoir pris un époux !
À Valère.
Encore dans mon malheur, Monsieur, si c’était vous.
VALÈRE.
Eh bien ! si c’était moi ?
GÉRONTE.
Tout serait réparable.
CHRYSANTE, bas.
Vous ne m’en seriez pas, Monsieur, moins redevable.
GÉRONTE, bas.
Point ; c’est votre neveu, suivant ce qu’on m’a dit.
L’obstacle mutuel rend nul notre dédit.
CHRYSANTE, à part.
Ah ! je suis confondu.
GÉRONTE.
Fort bien ! Voilà l’affaire.
J’ai deviné l’énigme... Ah ! ma fille ! Ah ! Valère !
Vous êtes mariés ; tout s’accorde à mes vœux.
Je me livre à la joie, et j’approuve vos nœuds.
ISABELLE.
Mariés ! Nous, mon père ?
VALÈRE, bas.
Et dites oui, de grâce.
DORINE, bas.
Allons, convenez-en, puisque l’on vous le passe.
ISABELLE.
Non, un pareil mensonge est indigne de moi.
Ni Valère, en un mot, ni d’autres n’ont ma foi.
Ce témoignage est sûr, comme il l’est que je l’aime,
Et que mon cœur en lui met son bonheur suprême.
Mais jamais de l’amour le funeste poison
Ne peut à ce bonheur immoler ma raison ;
Et j’aime mieux, enfin, quelque sort qui m’opprime,
M’en priver par vertu, qu’en jouir par un crime.
VALÈRE, à part.
J’étais hors de péril, me voilà replongé.
DORINE, à part.
La sotte !
GÉRONTE, à Chrysante.
Quel roman m’avez-vous donc forgé ?
CHRYSANTE, à Isabelle.
Comment ! vous n’êtes point la femme de Valère ?
ISABELLE.
Non, sûrement, Monsieur.
CHRYSANTE.
Oh ! c’est une autre affaire.
À Valère.
Vous m’avez donc joué ? Fort bien !
À Isabelle.
Sur ce pied, moi,
Je vous épouse.
ISABELLE.
Vous ?
GÉRONTE, à part.
Je suis pris, par ma foi.
DORINE, à part.
Le traître !
GÉRONTE, à Chrysante.
Et ce neveu si cher ?
CHRYSANTE.
Qu’il aille au diable.
VALÈRE, allant rejoindre Chrysante.
Quoi ! mon oncle, aurez-vous un cœur impitoyable ?
CHRYSANTE.
Sans doute.
GÉRONTE, à Isabelle.
Aussi pourquoi l’as-tu désabusé ?
ISABELLE.
Si vous l’aviez voulu, je l’aurais refusé.
GÉRONTE.
Ce n’est pas là mon compte.
CHRYSANTE.
Eh bien ! à quand, ma chère ?
GÉRONTE.
C’est ce que nous verrons.
CHRYSANTE.
Mais tout est vu, beau-père.
Tout obstacle est levé ; j’ai son consentement.
VALÈRE, à part.
Quel funeste revers !
DORINE, à part.
Le fatal dénouement !
GÉRONTE, à part.
Quel parti puis-je prendre en ce péril extrême ?
VALÈRE, à Chrysante.
Monsieur, écoutez-moi. Vous voyez qu’elle m’aime.
Pouvez-vous ?...
CHRYSANTE.
Je saurai lui guérir cet amour.
DORINE, à part.
Le joli Médecin !
GÉRONTE, à Chrysante.
Adieu, Monsieur.
CHRYSANTE.
Bonjour.
Courez arranger tout, je vous suis.
DORINE, à part, en s’en allant.
Quel orage !
GÉRONTE, à Isabelle.
Allons, marchez.
ISABELLE.
Hélas !
CHRYSANTE.
Je triomphe.
VALÈRE.
J’enrage.
Scène XV
CHRYSANTE, VALÈRE
CHRYSANTE.
Ah ! ah ! tout bonnement j’allais vous la céder !
Et c’est mon cher neveu qui m’en donne à garder ?
VALÈRE.
Encore un coup, quittez cette cruelle envie
De me ravir un bien où j’attache ma vie.
CHRYSANTE.
Je suis votre valet ; mon cœur s’est endurci :
J’en suis fou comme vous, et je veux vivre aussi.
VALÈRE.
Vous ne voulez donc point me céder Isabelle ?
CHRYSANTE.
Non, non, et cent fois non. Voyez quelle cervelle !
VALÈRE.
Mon oncle, vous allez me mettre au désespoir.
CHRYSANTE.
À la bonne heure ; eh bien ! c’est ce qu’il faudra voir.
VALÈRE.
Vous allez me réduire à quelque violence.
CHRYSANTE.
Que m’importe ? Je mets appui sur votre insolence.
VALÈRE.
Vous ne connaissez point un amour furieux.
CHRYSANTE.
Pour l’ignorer encore, je vous laisse en ces lieux.
VALÈRE.
Vous l’apprendrez bientôt.
CHRYSANTE, s’en allant.
Votre audace me choque.
VALÈRE.
Laissez-moi faire.
CHRYSANTE.
Soit.
VALÈRE.
Vous verrez.
CHRYSANTE.
Je m’en moque.
Scène XVI
VALÈRE
Je ne sais où j’en suis... Quel amant malheureux
A jamais essuyé des revers plus affreux ?
Scène XVII
VALÈRE, ISABELLE, DORINE
DORINE.
Géronte est, par bonheur, allé chez le Notaire ;
Et nous vous rejoignons.
ISABELLE.
Avez-vous pu, Valère,
Compromettre à ce point ma gloire et mon honneur ?
VALÈRE.
Ah ! lorsque un amant touche au comble du malheur,
Est-il, pour s’en sauver, de moyens qu’il n’invente ?
Mais vous, pourquoi, cruelle, acceptez-vous Chrysante ?
ISABELLE.
Mon père m’en a fait une suprême loi.
DORINE.
C’est le nœud.
VALÈRE.
Votre père ! Il est donc contre moi ?
DORINE.
Mais non, il est pour vous ; du moins, il me le semble.
ISABELLE.
Il a dessein, dit-il, de nous unir ensemble.
VALÈRE.
Quelle étrange conduite ! Il faut, s’il est pour nous,
Qu’un mystère important soit caché là-dessous.
DORINE.
Je le crois... Quelqu’un vient ; c’est Pasquin en personne.
Scène XVIII
VALÈRE, ISABELLE, PASQUIN, DORINE
PASQUIN.
C’en est fait ; je sais tout. Que rien ne vous étonne.
Nos deux vieillards, Monsieur, sont pour vous ; mais le nœud,
C’est, quant à vous servir, qu’aucun d’eux ne le peut :
Car si votre oncle (au moins c’est son rapport fidèle)
Ne se mariait pas avec Mademoiselle,
Ou que pour vous d’ailleurs ces nœuds fussent rompus,
Il faudrait qu’il payât comptant vingt mille écus :
Et si Mademoiselle empêchait cette affaire,
Il en serait payé tout autant par son père.
VALÈRE.
Ils ont fait un dédit ; j’entends...
PASQUIN.
Vous l’avez dit.
Je l’avais oublié. C’est le mot, un dédit.
ISABELLE.
Ah ! nous sommes perdus !
DORINE.
Ah ! les vilains avares !
PASQUIN.
Père, oncle, et cætera, ce sont tous des barbares.
VALÈRE, à Isabelle.
Non, non, de tant de maux il faut nous préserver ;
Et j’en fais le moyen ; c’est de vous enlever.
ISABELLE.
M’enlever !
DORINE.
Nous ferons comme du temps d’Astrée.
PASQUIN.
J’en suis ; et la partie ainsi sera carrée.
ISABELLE.
Le beau projet !
VALÈRE.
Sur moi la faute tombera ;
Et si le dédit tient, mon oncle le paiera.
ISABELLE.
Valère, vous raillez, j’en suis persuadée !
PASQUIN.
Attendez.
DORINE.
Ah ! silence.
PASQUIN.
Il me vient une idée.
DORINE.
Il m’en vient une aussi.
VALÈRE.
Pasquin, qu’est-ce que c’est ?
ISABELLE.
Ah ! dis-nous-la, Dorine.
DORINE.
Oh ! non pas, s’il vous plaît.
PASQUIN.
Nous n’avons pas le temps.
DORINE.
Tenez, Mademoiselle,
Allez voir votre tante, et attendez chez elle.
ISABELLE.
Fort bien.
VALÈRE.
J’y vais aussi.
PASQUIN.
Non pas ; allez chez vous.
VALÈRE.
Pourquoi ?
PASQUIN.
Pour réussir, vous devez nous fuir tous.
VALÈRE.
Surtout évitez votre oncle et son père.
ISABELLE.
Chère Isabelle, adieu.
DORINE.
Partez.
ISABELLE.
Adieu, Valère.
Scène XIX
PASQUIN, DORINE
DORINE.
Devines-tu quel est mon dessein ?
PASQUIN.
Et le mien,
T’en doutes-tu ?
DORINE.
Très fort, vraiment.
PASQUIN.
Et moi du tien.
DORINE.
Il s’agit d’annuler le dédit qui nous gêne.
PASQUIN.
Pour unir nos amants d’une éternelle chaîne ;
Et pendant qu’à cette heure...
DORINE.
Et tandis qu’à présent...
PASQUIN.
Ta Maîtresse...
DORINE.
Ton Maître...
PASQUIN.
Est absente...
DORINE.
Est absent...
PASQUIN.
Tu vas...
DORINE.
En accusant...
PASQUIN.
Isabelle...
DORINE.
Valère...
PASQUIN.
Faire tout bonnement...
DORINE.
Accroire à l’oncle...
PASQUIN.
Au père...
DORINE.
Que l’obstacle...
PASQUIN.
Qui rompt le mariage...
DORINE.
Part
Du neveu...
PASQUIN.
De la fille.
DORINE.
On vient. L’heureux hasard !
Ce sont eux.
PASQUIN.
Sachons donc, avec un art extrême
Mettre en jeu les efforts de notre stratagème.
Scène XX
CHRYSANTE, GÉRONTE, PASQUIN, DORINE
GÉRONTE.
Oui, comme tout n’est pas bien d’accord entre nous,
On a, Monsieur, en blanc mis le nom de l’époux.
CHRYSANTE.
Il n’est point d’autre époux que moi pour Isabelle.
DORINE, bas à Géronte.
Monsieur, éloignons-nous... La fâcheuse nouvelle !
PASQUIN, bas à Chrysante.
Monsieur, écartons-nous... Le triste événement !
GÉRONTE, bas.
Hâte-toi de parler.
CHRYSANTE, bas.
Dis-le moi promptement.
DORINE, bas.
Vous prétendiez donner Isabelle à ce Reître.
PASQUIN, bas.
Vous vouliez arracher Isabelle à mon Maître.
DORINE, bas.
Un nœud si discordant lui faisait tant d’horreur...
PASQUIN, bas.
Ce vilain trait l’a mis tellement en fureur...
DORINE, bas.
Qu’elle s’est du logis à l’instant esquivée.
PASQUIN, bas.
Qu’il l’a dans ce moment, et de force, enlevée.
GÉRONTE, bas.
Qu’entends-je ?
CHRYSANTE, bas.
Juste ciel !
GÉRONTE, bas.
Quel incident maudit !
CHRYSANTE, bas.
Quel fatal contretemps !
DORINE, bas.
Vous perdez le dédit.
PASQUIN, bas.
Ce sont vingt mille écus qu’il faut qu’il vous en coûte.
GÉRONTE, bas.
Quoi ! l’on t’a dit l’accord que j’ai fait.
DORINE, bas.
Oui, sans doute.
CHRYSANTE, bas.
Je perdrais ma Maîtresse avec vingt mille écus !
GÉRONTE, bas.
Ma fille et le dédit pour moi seraient perdus !
PASQUIN, bas.
Faites, à rompre tout, que Géronte consente.
DORINE, bas.
Tâchez, pour l’annuler, d’amadouer Chrysante.
CHRYSANTE, bas.
Si Dorine m’avait trahi !
PASQUIN, bas.
Ne craignez rien.
GÉRONTE, bas.
Pasquin l’instruit, peut-être.
DORINE, bas.
Il s’en gardera bien.
PASQUIN, bas.
Parlez-lui ; mais feignez.
DORINE, bas.
Arrangez-vous ensemble ;
Mais soyez ferme.
Les valets se retirent un peu en arrière, et les vieillards se regardent un moment sans parler.
GÉRONTE.
Hé bien ! Qu’est-ce ?
CHRYSANTE.
Que vous en semble ?
GÉRONTE.
Tous deux sur votre hymen nous nous entretenions.
CHRYSANTE.
Sur cela justement tous deux nous raisonnions.
GÉRONTE.
J’y vois de votre part des obstacles terribles.
CHRYSANTE.
C’est de votre côté que sont les plus nuisibles.
GÉRONTE.
Vous aimez trop Valère ; et c’est avec douleur
Que vous vous résolvez à faire son malheur.
CHRYSANTE.
Ah ! fût-il, le fripon, encore plus misérable !
Mais votre fille en moi trouve tout effroyable,
Et d’horreur pour ma main tremble en la recevant.
GÉRONTE.
Elle devrait, l’indigne ! être au fond d’un couvent.
CHRYSANTE.
Il est triste, en ce cas, que notre écrit nous lie.
GÉRONTE.
Nous n’avons pas tous deux cru faire une folie.
CHRYSANTE, à part.
Il veut se dégager ; imposons-lui des lois.
GÉRONTE, à part.
Il cherche à rompre ; il faut faire valoir mes droits.
CHRYSANTE.
Le dédit est bien fort.
GÉRONTE.
Trop fort.
CHRYSANTE.
Loin de se nuire...
GÉRONTE.
On doit se soulager.
CHRYSANTE.
Nous n’avons qu’à réduire...
GÉRONTE.
La somme à la moitié...
Tous deux.
Que vous me paierez.
GÉRONTE.
Moi !
CHRYSANTE.
Moi !
DORINE, bas à Géronte.
Vous perdez l’esprit...
PASQUIN, bas à Chrysante.
Vous êtes fou, je crois...
DORINE, bas.
De prétendre gagner, quand votre perte est claire.
PASQUIN, bas.
D’exiger, en perdant, un gain qu’il vient de faire.
DORINE, bas.
Vous serez trop heureux de sauver votre bien.
PASQUIN, bas.
Vous avez du bonheur, si vous ne payez rien.
DORINE, bas.
Vous plaît-il qu’en ceci je vous rende service ?
GÉRONTE, bas.
J’y consens.
PASQUIN, bas.
Voulez-vous qu’auprès de lui j’agisse ?
CHRYSANTE, bas.
Volontiers.
Les valets changent de place.
DORINE, bas à Chrysante.
Vous devez soixante mille francs.
PASQUIN, bas à Géronte.
Vous avez à payer vingt mille écus comptants.
DORINE, bas.
Si vous voulez unir Isabelle et Valère,
Je rends le dédit nul.
PASQUIN, bas.
Je vous tire d’affaire.
Donnez-moi seulement cent pistoles.
CHRYSANTE, bas.
Comment !
Les unir ? Point du tout.
GÉRONTE, bas.
Cent pistoles ! Vraiment,
C’est trop.
DORINE, bas.
Mais pouvez-vous épouser Isabelle ?
PASQUIN, bas.
Mais, au prix du dédit ce n’est rien.
CHRYSANTE, bas.
Privé d’elle,
Je veux punir Valère, en l’en privant aussi.
GÉRONTE, bas, en tirant sa bourse.
En veux-tu dix ?
PASQUIN, bas.
Non pas.
DORINE, bas.
La chose étant ainsi,
Haut à Géronte.
Je vais tout découvrir. Monsieur...
CHRYSANTE, bas.
Qu’allez-vous faire ?
Je vous donne cent francs, si vous savez vous taire.
DORINE.
Point.
GÉRONTE, bas.
En voilà vingt.
PASQUIN, bas, les prenant.
Bon.
CHRYSANTE, bas.
Cent francs, vous dis-je.
DORINE.
Abus.
À Géronte.
Il faut donc que Monsieur sache...
CHRYSANTE, bas.
Encore dix écus.
DORINE.
Non.
PASQUIN, à Chrysante et à Dorine.
Vous êtes longtemps à finir, ce me semble.
GÉRONTE.
Quelle altercation avez-vous donc ensemble ?
DORINE.
Tenez, Monsieur, soyez arbitre entre nous deux.
CHRYSANTE.
Oh ! tais-toi ; je consens à tout ce que tu veux.
Scène XXI
CHRYSANTE, GÉRONTE, UN NOTAIRE, PASQUIN, DORINE
LE NOTAIRE, un papier à la main.
Salut. Il ne faut plus que signer et m’apprendre
Qui de Monsieur Géronte a l’honneur d’être gendre.
PASQUIN.
Çà, Messieurs, je connais vos dispositions.
DORINE.
Nous sommes informés de vos intentions.
PASQUIN.
Le dédit, entre vous, ne sera plus d’usage.
DORINE.
Et ma Maîtresse aura Valère en mariage.
CHRYSANTE, à Géronte.
En êtes-vous d’avis ?
GÉRONTE.
Sont-ce vos volontés ?
CHRYSANTE.
Si vous le voulez bien.
GÉRONTE.
Si vous le souhaitez.
CHRYSANTE.
Signons donc.
Il signe.
DORINE.
Le bon oncle !
GÉRONTE, signant.
Allons, soit.
PASQUIN.
Le bon père !
CHRYSANTE, au Notaire.
Dans les blancs du contrat, Monsieur, mettez Valère.
GÉRONTE.
Et que notre dédit de rien ne servira.
LE NOTAIRE.
C’est assez ; j’écrirai tout ce qu’il vous plaira.
Le Notaire va écrire sur une table.
PASQUIN, à Dorine.
Rien ne nous retient plus.
DORINE.
Partons.
Scène XXII
CHRYSANTE, GÉRONTE, LE NOTAIRE, écrivant
GÉRONTE.
L’affaire est faite.
Mais un autre embarras où le destin nous jette,
C’est de savoir où prendre Isabelle.
CHRYSANTE.
Dans peu
On la ramènera.
GÉRONTE.
Qui, Monsieur ?
CHRYSANTE.
Mon neveu.
Car dès qu’il aura vent de tout ce qui se passe,
Il ne tardera pas à vous demander grâce.
GÉRONTE.
De quoi donc ?
CHRYSANTE.
D’avoir eu le front de l’enlever.
GÉRONTE.
De l’enlever !
Au Notaire.
Monsieur, gardez-vous d’achever.
LE NOTAIRE.
J’ai rempli tous les blancs. J’en suis à l’apostille.
GÉRONTE.
Bon ; restez là.
À Chrysante.
Valère, en enlevant ma fille,
A rompu tout ; et c’est à vous de me payer
Le dédit, qui subsiste encore dans son entier.
CHRYSANTE, à part.
Quel nouveau coup de foudre ! Ah ! j’ai parlé trop vite.
GÉRONTE.
Dorine me disait qu’elle avait pris la fuite.
Mais je vois qu’en ceci c’est moi qu’elle a trompé.
CHRYSANTE.
Point du tout ; c’est plutôt Pasquin qui m’a dupé.
Dorine est plus croyable. Ainsi, puisqu’Isabelle
Par sa fuite a rompu mon hymen avec elle,
Payez-moi le dédit.
GÉRONTE.
C’est ce qu’il faudra voir.
CHRYSANTE.
Ils viennent à propos. Nous allons tout savoir.
Scène XXIII
CHRYSANTE, GÉRONTE, VALÈRE, ISABELLE, LE NOTAIRE, PASQUIN, DORINE
VALÈRE, à Géronte.
Quelles grâces, Monsieur, n’ai-je point à vous rendre ?
GÉRONTE.
Mon cher Valère, enfin, vous voilà donc mon gendre.
Mais parlez sans détour. Pour sortir d’embarras,
Vous aviez enlevé ma fille, n’est-ce pas ?
VALÈRE.
Moi, l’avoir enlevée ! Et quel est donc le traître
Qui peut inventer...
PASQUIN.
Moi, pour vous servir, mon Maître.
CHRYSANTE.
Fort bien ! Vous l’entendez, Monsieur ; c’est, vous dit-on,
Votre fille qui s’est sauvée.
ISABELLE.
Ah ! quel soupçon !
Moi fuir ! Rien n’est plus faux. Je viens de chez ma tante.
DORINE, à Chrysante.
Excusez le succès d’une ruse innocente.
LE NOTAIRE.
Le dédit est donc nul.
GÉRONTE.
Oui, très nul.
À Chrysante.
Tout va bien ;
Ils vous ont attrapé ; mais vous ne payez rien.
Il faut tout pardonner.
CHRYSANTE.
Je crois que la Jeunesse
Reçut du diable un don pour duper la Vieillesse.
[1] Le Joueur, le Glorieux, la Métromanie.
[2] Voyez la seconde Préface de cette Pièce.
[3] En 1741.