Le Double stratagème (Alexandrine-Sophie DE BAWR)
Comédie en un acte.
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 23 juillet 1811.
Personnages
DORMEUIL
MELCOUR
DUBOIS
MADAME DE BLEMONT
SOPHIE, jeune veuve
La scène se passe à Paris, dans la maison de Sophie.
Le théâtre représente un salon ; à gauche de l’acteur, l’entrée de l’appartement de Dormeuil ; à droite, celle de l’appartement de Sophie.
Scène première
DUBOIS, DORMEUIL
DORMEUIL, sortant de chez lui, à Dubois qui entre par le fond.
Sais-tu si ces dames sont visibles ?
DUBOIS.
Je le pense, monsieur. Il est près de midi, irai-je vous annoncer chez madame d’Urfé ?
DORMEUIL, rêvant.
Non. Ce n’est pas la peine.
DUBOIS.
En effet, tant de cérémonies ne sont plus nécessaires quand on s’épouse dans deux jours.
DORMEUIL, soupirant.
Ah ! Dubois !
DUBOIS.
Comment, monsieur, vous soupirez à la veille de devenir l’époux d’une femme charmante, riche, jeune, que vous aimez depuis longtemps ?
DORMEUIL.
Plût à Dieu que je pusse l’aimer encore !
DUBOIS.
Eh ! quoi ! votre cœur aurait-il changé ?
DORMEUIL.
Je commence à croire que je n’eus jamais d’amour pour elle ; je l’ai connue dès son enfance, lié intimement avec d’Urfé, son mari, logé dans la même maison qu’elle, j’ai pris l’habitude et le plaisir que j’avais à la voir pour de l’amour ; et lorsqu’elle devint veuve, je crus faire mon bonheur en obtenant sa main : je m’abusais.
DUBOIS.
Mais cependant le contrat est signé, et sans le désir qu’elle avait de voir sa tante assister à son mariage, vous seriez unis depuis un mois.
DORMEUIL.
Sans ce désir aussi je ne connaîtrais pas sa tante, et je pourrais encore être heureux.
DUBOIS.
Est-il possible !
DORMEUIL.
Oui, mon cher Dubois ; tu sais que Sophie me pria de partir moi-même pour chercher madame de Blemont en Tourraine ; j’y consentis. Quoique mécontent de ce retard, je crus devoir la satisfaire. Arrivé dans la terre de madame de Blemont, je la trouvai convalescente d’une longue maladie, et hors d’état de se mettre en route sur-le-champ : Il fallut attendre son parfait rétablissement ; il fallut, pendant un mois, la voir chaque jour tête-à-tête. Le charme de son esprit, les qualités de son cœur, firent sur moi la plus vive impression ; j’aurais voulu que ma vie entière s’écoulât comme ces heureux moments, où, seul avec elle, j’oubliais et sa nièce et l’univers. Mais enfin l’instant arriva, où il fallut revenir à Paris, remplir des engagements auxquels je ne puis maintenant penser sans désespoir, et qui feront le malheur de ma vie.
DUBOIS.
Vous m’étonnez, monsieur : j’ai souvent vu des nièces supplanter leurs tantes, mais jamais...
DORMEUIL.
Songe donc que madame de Blemont est charmante, et n’a que trente ans tout au plus.
DUBOIS.
Il est vrai qu’hier, à son arrivée, j’ai été frappé de sa fraîcheur et de sa beauté. Je m’attendais à voir une tante... une tante, enfin.
DORMEUIL.
Son âge, d’ailleurs, convient mieux au mien. Sophie n’a que dix-huit ans, je serais son père. La raison, l’amour, tout parle pour madame de Blemont. Pourquoi les choses sont elles aussi avancées ! Maintenant il n’y a plus moyen de rompre.
DUBOIS.
Cela est difficile, j’en conviens. Cependant...
DORMEUIL, vivement.
Ah ! mon cher Dubois, si tu pouvais trouver quelque prétexte honnête pour retirer ma parole ! Depuis huit jours, j’en cherche en vain. Tu es de sang froid, tu n’es pas bête.
DUBOIS, s’inclinant.
Monsieur...
DORMEUIL.
Non, non, tu n’es pas bête ; je connais ton zèle et ton esprit. Cherche, invente...
DUBOIS.
Mais d’abord, monsieur, il faudrait savoir de quel œil vous voit madame de Blemont ; car si après bien des soins et des peines, vous ne parveniez qu’à n’épouser ni l’une ni l’autre, vous conviendrez...
DORMEUIL.
J’aimerais encore mieux rester garçon que d’épouser Sophie. D’ailleurs, j’ai des raisons de croire que je ne déplais pas à madame de Blemont ; et si elle cessait de me regarder comme l’époux de sa nièce, j’aurais tout lieu d’espérer.
DUBOIS.
Fort bien. Il s’agit donc seulement de rompre le mariage, sans blesser la jeune veuve.
DORMEUIL.
Je donnerais tout ce que je possède pour y parvenir.
DUBOIS.
Propos d’amoureux ! la fortune n’est plus rien pour eux. Mais... un instant... parbleu, cela me fait, naître une idée... oui, le moyen est excellent. Si vous voulez être ruiné, monsieur, je vous tire d’affaire ?
DORMEUIL.
Ne pourrais-tu pas trouver un autre expédient ?
DUBOIS.
Vous reculez déjà ? Tout à l’heure rien ne vous coutait ; mais rassurez-vous, je ne vous ruine qu’en paroles et vous ne perdrez rien à tout cela.
DORMEUIL.
Comment ton projet peut-il rompre mon mariage ?
DUBOIS.
Rien de plus simple. Ou la jeune veuve est intéressée, ou elle ne l’est pas. Si elle est intéressée, elle ne voudra pas épouser un homme sans fortune ; si elle ne l’est pas, vous serez trop généreux vous-même pour lui faire partager votre malheur. Dans les deux cas, le mariage n’a pas lieu ; vous gagnez du temps ; madame de Blemont repart pour sa terre ; vous la suivez, vous vous assurez de son cœur ; alors, vous avouez votre stratagème ; elle pardonne, épouse ; et vous faites un sort au fidèle Dubois, à qui vous devez votre bonheur.
DORMEUIL.
Tu ne t’oublies jamais.
DUBOIS.
Je me suis toujours repenti d’avoir laissé aux autres le soin de penser à moi.
DORMEUIL.
À merveille ; mais comment faire croire à Sophie...
DUBOIS.
Rien de plus facile, le premier conte venu.
DORMEUIL.
Je ne sais pas mentir.
DUBOIS.
Je mentirai pour vous.
DORMEUIL.
Mens-tu bien, toi ?
DUBOIS.
Comme une coquette. Soyez tranquille : d’ail leurs, si pour jouer votre rôle plus naturellement, vous voulez me donner votre fortune, je le veux bien, moi.
DORMEUIL.
Non. Je suis assez content de ton idée, et si ton projet réussit... J’entends du bruit.
DUBOIS, allant regarder à la porte du fond.
C’est monsieur Melcour qui monte.
DORMEUIL.
Quel est ce Melcour ?
DUBOIS.
Un jeune homme fort riche, qui ne vient dans la maison que depuis un mois. Mais rentrons dans votre appartement ; et tandis que madame recevra cette visite, cherchons comment nous vous ruinerons d’une manière un peu probable.
Ils rentrent.
Scène II
MELCOUR, seul
Monsieur Dormeuil est arrivé ; je brûle de voir Sophie, d’apprendre comment elle l’a reçu, et cependant je tremble. A-t-elle revu mon rival, sans changer de résolution ? Osera-t-elle me tenir sa parole, et lui avouer notre tendre amour ? Sophie est si timide ! La présence de Dormeuil aura fait renaître tous ses scrupules. Elle me sacrifiera peut-être à la crainte de l’affliger ? Cette incertitude me tue. Entrons, et sachons ce que je dois craindre ou espérer.
Scène III
SOPHIE, MELCOUR
SOPHIE, sortant de chez elle.
Ah ! vous voici, Melcour ; savez-vous que Dormeuil est arrivé ?
MELCOUR.
Je viens de l’apprendre ; mais vous seule pouvez me dire si son retour doit me désespérer ou hâter mon bonheur. Parlez, Sophie : votre intention est-elle toujours la même ?
SOPHIE.
Je ne pense pas que rien puisse la changer. La délicatesse, l’amitié même que j’ai pour Dormeuil, tout me défend de lui donner ma main, quand un autre a mon cœur.
MELCOUR.
Ah ! vous me rendez la vie !
SOPHIE.
Je suis décidée à lui faire connaître mes sentiments pour vous ; mais je ne puis vous cacher combien il m’en coûte de faire cet aveu. Je désirerais qu’une autre lui apprit ce que je n’ose lui dire, et j’avais pensé à ma tante.
MELCOUR.
Madame de Blemont ? Songez donc qu’elle a toujours approuvé votre union avec Dormeuil ; comment espérer...
SOPHIE.
Ma tante est bonne, sensible, et trop jeune encore pour voir l’amour sans indulgence. Je lui aurais déjà tout confié, si depuis hier il m’avait été possible de la voir seule un moment.
MELCOUR.
Il vous sera facile de l’entretenir ce matin.
SOPHIE.
Je désire d’autant plus lui parler sans délai, que Dormeuil me paraît avoir quelques soupçons.
MELCOUR.
Comment ?
SOPHIE.
Oui, je m’abuse peut-être ; mais il m’a semblé qu’hier, en me revoyant, il était froid et embarrassé. Pendant le souper, il a été d’une tristesse que j’ai fort bien remarquée.
MELCOUR.
Avant le départ de Dormeuil, je n’avais pas le bonheur de vous connaître ; et, pendant son absence, qui aurait pu l’instruire ?...
SOPHIE.
Quelque lettre, un ami ; car les méchants prennent ce titre. Depuis un mois, entraînée par je ne sais quel charme, je vous ai vu chaque jour. Vos assiduités auront été remarquées ; les gens qui n’ont rien à faire s’occupent tant des affaires des autres... Et nous voyons beaucoup de ces gens-là.
MELCOUR.
Vous a-t-il parlé de moi ?
SOPHIE.
Non, mais... J’entends du bruit chez ma tante, elle est levée. Passez au jardin, dans un quart d’heure vous reviendrez. Je veux qu’elle vous connaisse et qu’au moins elle approuve mon choix.
MELCOUR.
Je vous obéis : mon sort est entre vos mains, souvenez-vous que je n’espère qu’en votre amour.
Il lui baise la main et sort.
Scène IV
SOPHIE, seule
Allons, du courage. Madame de Blemont m’a toujours beaucoup aimée, et quand elle connaîtra Melcour, elle m’excusera. Je tremble cependant... Ah ! la voici.
Scène V
MADAME DE BLEMONT, SOPHIE
SOPHIE, allant au-devant d’elle.
J’allais chez vous, ma tante. J’espère que vous êtes tout-à-fait remise de la fatigue du voyage ?
MADAME DE BLEMONT.
Oui, ma chère. Il me reste cependant un grand mal de tête. Depuis quelque temps, d’ailleurs, ma santé n’est pas bonne, et ma gaieté m’a entièrement abandonnée.
SOPHIE.
Les plaisirs de Paris...
MADAME DE BLEMONT.
Ah ! mon intention n’est pas de m’y livrer, il me tarde de revoir mes bois, et je partirai dès que j’aurai assisté...
En soupirant.
à ton mariage.
SOPHIE, souriant.
Vous me donneriez envie de le retarder.
MADAME DE BLEMONT.
Pourquoi donc ? Depuis plusieurs années mon goût pour la campagne nous a séparées. À l’avenir, tu dois encore mieux soutenir mon absence, puisqu’un époux chéri t’en consolera.
SOPHIE.
Vous voulez parler de monsieur Dormeuil ?
MADAME DE BLEMONT.
Eh de qui donc ?
SOPHIE, embarrassée.
Il est aimable, sans doute ?
MADAME DE BLEMONT.
On ne peut l’être davantage.
SOPHIE.
Il est beaucoup plus âgé que moi.
MADAME DE BLEMONT.
En effet ; mais ton bonheur en sera plus assuré : un homme de vingt ans se laisse aimer, un homme de quarante cherche à plaire. Dormeuil est loin d’avoir perdu tous les agréments de la jeunesse.
SOPHIE.
Il est un peu sérieux.
MADAME DE BLEMONT.
Comment, il m’a paru fort gai.
SOPHIE.
Oui... c’est selon.
MADAME DE BLEMONT, avec un peu de chaleur.
Son humeur est égale.son esprit cultivé, il, cause à merveille, et je pense qu’il est impossible de s’ennuyer avec lui...
Souriant avec embarras.
Mais tu sais tout cela aussi-bien que moi.
SOPHIE.
Certainement. Je lui rends justice.
À part.
Ma tante en est engouée ! que faire ?
MADAME DE BLEMONT.
Qu’as-tu donc, tu rêves ?
SOPHIE.
Ma chère table !
MADAME DE BLEMONT.
Eh bien ?
SOPHIE.
Croyez-vous que Dormeuil ait réellement de l’amour pour moi ?
MADAME DE BLEMONT, embarrassée.
Mais il me semble qu’il le prouve, puisqu’il t’épouse. D’où te vient celle inquiétude ?
SOPHIE.
On s’abuse souvent sur ses propres sentiments : une longue et tendre amitié peut être prise quelque fois pour un attachement plus vif. Il serait possible que Dormeuil renonçât à ma main sans un grand à regret.
MADAME DE BLEMONT.
Mais vraiment tu m’étonnes. Je sais bien que l’amour n’est jamais tranquille. Cependant, au terme où vous en êtes, on doit être sûr l’un de l’autre. Le contrat est signé,
Soupirant.
il faut regarder ce mariage comme fait.
SOPHIE.
Si pourtant un de nous s’apercevait de son erreur, il serait encore temps, je pense...
MADAME DE BLEMONT.
Allons, tu es un enfant, Dormeuil t’aime... Mais je crois l’entendre.
SOPHIE.
Non, c’est Dubois... Comme il à l’air triste !
Scène VI
MADAME DE BLEMONT, DUBOIS, SOPHIE
DUBOIS, sortant de chez Dormeuil, à Sophie.
Ah ! madame...
SOPHIE.
Qu’as-tu donc ?
DUBOIS.
Une nouvelle affreuse que mon maître vient de recevoir à l’instant, le prive...
MADAME DE BLEMONT.
Ciel ! que lui est-il arrivé ?
DUBOIS.
Hélas ! un grand malheur. Il est...
SOPHIE.
Parle donc !
DUBOIS.
Il est ruiné.
TOUTES DEUX.
Ruiné !
DUBOIS.
Absolument.
SOPHIE.
Mais comment se fait-il ?...
DUBOIS.
Un traître... un scélérat... À qui se fier désormais, si l’homme que l’on connaît depuis vingt ans, sur l’amitié duquel...
MADAME DE BLEMONT.
Mais dites-nous donc...
DUBOIS.
Voici le fait. Vous savez combien mon maître aime la campagne. Désirant acheter une belle terre, il avait réalisé cinq cent mille francs, qui composaient presque toute sa fortune ; en attendant le moment d’en disposer pour une acquisition, il n’avait pas jugé à propos de les garder chez lui... Plût au ciel qu’il les eût gardés !
MADAME DE BLEMONT.
Après, après ?
DUBOIS.
Eh bien, madame, il les avait placés chez un homme qu’il croyait son ami, un homme dont la probité paraissait reconnue. Le coquin, le misérable est parti avec les cinq cent mille francs.
SOPHIE.
Ah Dieu !
MADAME DE BLEMONT.
Ne fait-on pas courir après lui ?
DUBOIS.
Certainement, madame ; mais si on l’attrape, je serai bien surpris.
SOPHIE.
Et cet homme était son ami ?
DUBOIS.
Ami intime.
MADAME DE BLEMONT.
Le scélérat !
SOPHIE.
Je le connais sans doute. Il venait dans la maison ?
DUBOIS.
Je ne crois pas que vous l’ayez jamais vu, madame.
SOPHIE.
Comment l’appelles-tu ?
DUBOIS.
Desroches.
SOPHIE.
Son nom même m’est inconnu.
DUBOIS.
Cela ne m’étonne pas. C’est un homme qui vivait fort retiré ; on ne le voyait nulle part. Ah ! comme il a trompé mon maître !
SOPHIE.
Et Dormeuil est sans doute accablé par cette nouvelle ?
DUBOIS.
Non, non, madame. Il à soutenu cela avec un courage !
MADAME DE BLEMONT.
Eh bien, je n’en suis pas étonnée : Dormeuil a l’âme forte.
DUBOIS.
Je vous en réponds. Dans le moment où je vous parle, il est aussi tranquille que s’il ne lui était rien arrivé. Il a désiré seulement que ce fût moi qui vous apprît...
MADAME DE BLEMONT.
Peut-il douter du vif intérêt que nous y prenons ? Va lui dire que nous l’attendons et que je ferai tout pour... pour seconder na pièce dans le soin qu’elle prendra de le consoler.
SOPHIE, tristement.
Oui, Dubois, dis-lui que c’est dans une semblable occasion qu’il doit connaître ses amis.
DUBOIS.
J’y cours, madame ; il vous verra sans doute avant peu.
Il rentre chez Dormeuil.
Scène VII
MADAME DE BLEMONT, SOPHIE
MADAME DE BLEMONT.
Quel affreux événement !
SOPHIE.
J’en suis plus affectée que je ne puis vous le dire.
MADAME DE BLEMONT.
Jamais la fortune n’avait été mieux placée. Faut-il qu’un pareil malheur...
SOPHIE.
Vous ne pensez pas qu’il soit possible maintenant d’arrêter cet homme ? En faisant des démarches ?...
MADAME DE BLEMONT.
J’en ai peu d’espérance... un coquin, de cette espèce prend bien ses mesures... Cependant... il me vient une excellence idée ! J’ai beaucoup connu autrefois de nouveau, ministre, j’ai envie de lui écrire : peut-être, par ce moyen, obtiendrons-nous des renseignements.
SOPHIE.
Dans tous les cas, cela ne peut nuire. Écrivez sur-le-champ et demandez un rendez-vous.
MADAME DE BLEMONT.
C’est ce que je vais faire. Dans une pareille circonstance, il ne faut rien négliger. Je reviens bientôt.
Elle rentre chez elle. Melcour paraît.
Scène VIII
SOPHIE, MELCOUR
MELCOUR.
Eh bien, madame de Blemont vous quitte ; que puis-je espérer ?
SOPHIE.
Ah ! Melcour, je suis la plus malheureuse des femmes. Nous sommes séparés pour jamais.
MELCOUR.
Qu’entends-je ?
SOPHIE.
Hélas ! il n’est que trop vrai. Vous-même ne pourrez me blâmer, quand vous saurez que Dormeuil est ruiné.
MELCOUR.
Est-il possible ?
SOPHIE.
Un misérable qui tenait dans ses mains toute sa fortune, vient de disparaître et lui emporte cinq cent mille francs ; le malheureux Dormeuil n’a plus rien. C’est maintenant que mes engagements avec lui deviennent sacrés, et que je ne puis les rompre sans perdre ma propre estime et la vôtre.
MELCOUR.
Mais vous ne l’aimiez pas ?
SOPHIE.
J’ai cru l’aimer, il a dû le croire lui-même ; enfin toutes réflexions sont devenues inutiles.
MELCOUR.
Croyez-vous que Dormeuil accepte un pareil sacrifice ?
SOPHIE.
Il l’ignorera toujours. Parler hier, c’eût été remplir les devoirs de l’amitié ; parler aujourd’hui, ce serait une bassesse.
MELCOUR.
Cruelle Sophie ! vous allez, par une délicatesse mal entendue, nous rendre tous trois malheureux.
SOPHIE.
Ah ! Melcour, ne m’accablez pas. Croyez qu’il m’en coûte plus que je n’ose dire pour renoncer à vous. Je vous aime, peut-être vous aimerai-je toujours ; mais nous nous voyons pour la dernière fois.
MELCOUR.
Non, vous de m’aimez pas. Pourriez-vous me sacrifier si l’amour... Ah ! pardon, je vous offense quand je ne devrais employer que la prière. Peut-être est-il encore quelqu’espoir ?... Si Dormeuil recouvrait sa fortune ?
SOPHIE.
Il ne faut pas nous en flatter.
MELCOUR.
Si ce fripon n’est pas hors des frontières, en prenant des mesures promptes... Comment le nomme-t-on ?
SOPHIE.
Desroches.
MELCOUR.
Est-il dans les affaires ?
SOPHIE.
Je l’ignore. Je ne sais pas même quel jour il a pris la fuite.
MELCOUR.
Il faudrait s’informer sans tarder...
SOPHIE.
Ma tante écrit au ministre à cet effet.
MELCOUR.
Bon. De mon côté, je vais remuer ciel et terre pour faire poursuivre le misérable, et si nous étions assez heureux pour qu’on l’arrêtât... Ah ! Sophie !
SOPHIE.
Ne concevez pas d’espoir chimérique. Vous pouvez agir, cependant. Je rejoins ma tante. Adieu Melcour.
MELCOUR, la suivant.
Au nom du ciel, ne précipitez rien.
Scène IX
MELCOUR, seul
Ne perdons pas un instant... Mais par où commencer ? Les gens de justice ont des formes si lentes. D’ailleurs, je n’entends rien à tout cela, je ne suis pas même trop bien au fait de l’affaire. Le fripon s’appelle Desroches, c’est tout ce que je sais, et peut-être est-il déjà hors de France... Que faire ? Si près d’obtenir la main de Sophie, faut-il qu’un tel évènement détruise toutes mes espérances ! quel sort !... Ah ! Dormeuil sera assez heureux pour ne pas retrouver ses cinq cent mille francs, et moi, moi... Oh ciel ! quel trait de lumière ! ce moyen serait sûr... Il m’en coûterait la moitié de ma fortune, mais que m’importe, je connais Sophie, elle m’approuvera ; aimé d’elle, je serai toujours assez riche : oui, cette idée m’enchante, elle répare tout, arrange tout. Il faut me hâler, et faire en sorte d’exécuter mon projet avant que Sophie ait revu Dormeuil, et se soit de nouveau engagée avec lui. Courons chez moi ; mon plan réussira, et l’or, qui nuisit trop souvent à l’amour, va le servir une fois.
Il sort.
Scène X
DORMEUIL, DUBOIS
DORMEUIL, sortant de chez lui.
Eh bien ! ces dames n’y sont plus ?
DUBOIS.
Elles sont passées dans leur appartement.
DORMEUIL.
Et tu dis qu’elles ont paru fort touchées ?
DUBOIS.
Oui, monsieur. Mais cela n’est pas étonnant, j’ai mis dans mon récit tout le talent dont la nature m’a doué, et j’ose dire que tout le monde ne ment pas comme cela : c’était un naturel ! une chaleur !... un mensonge n’attendait pas l’autre.
DORMEUIL.
As-tu pu remarquer quelle espèce de sentiment les agitait ?
DUBOIS.
Autant qu’il est possible de deviner ce qui se passe dans l’esprit des femmes, j’ai cru distinguer chez la tante un vif intérêt pour vous, et un grand désir de vous consoler : c’est le mot dont elle s’est servie.
DORMEUIL.
Elle est si bonne, si tendre... Et la nièce ?
DUBOIS.
Oh ! quant à la nièce, elle était plus triste. À peine a-t-elle dit quelques mots. Elle paraissait vous plaindre aussi, mais son intérêt avait l’air plus intéressé.
DORMEUIL.
Combien je donnerais pour que cela fût et qu’elle me rendît libre !
DUBOIS.
J’oserais répondre, monsieur, que vous pourrez ? disposer de votre main dès aujourd’hui.
DORMEUIL.
Ah ! Dubois, s’il en est ainsi, tu peux compter sur ma reconnaissance.
DUBOIS.
Je vous connais, monsieur, je suis tranquille. Je crois déjà vous entendre me dire : Dubois, j’épouse madame de Blemont, je le dois mon bonheur, voilà cent louis pour loi, mon enfant. – Monsieur. – Prends te dis-je. – Et je prends.
DORMEUIL, riant.
Eh bien, je le les donne, si ton stratagème réussit... J’entends la voix de madame de Blemont, laisse-nous.
DUBOIS.
Songez, monsieur, à ne vous point trahir ?
DORMEUIL.
Sois tranquille.
Dubois sort par le fond.
Scène XI
MADAME DE BLEMONT, DORMEUIL
MADAME DE BLEMONT, une lettre à la main.
Ah ! c’est vous, Dormeuil ; pourquoi donc être si longtemps sans nous voir ? Doutez-vous de toute la part que nous prenons à votre infortune ?
DORMEUIL.
Non, sans doute ; Dubois m’a dit combien vous avez montré de bonté !...
MADAME DE BLEMONT.
Il ne faut pas encore perdre tout espoir. Voici une lettre que j’écris au ministre.
DORMEUIL.
Au ministre !
MADAME DE BLEMONT.
Oui, je l’ai beaucoup connu autrefois, et je me flatte qu’il prendra intérêt à votre affaire.
DORMEUIL, à part.
Diable ! ceci ne m’arrange pas.
MADAME DE BLEMONT.
Qu’avez-vous donc ?
DORMEUIL.
Je songeais qu’il vaudrait mieux, je crois, que je portasse cette lettre moi-même.
MADAME DE BLEMONT.
Pourquoi ? Je lui demande un rendez-vous, dans lequel j’expliquerai bien mieux...
DORMEUIL.
Pardonnez-moi, pardonnez-moi, je serai plus sûr qu’elle parviendra, daignez me la confier.
MADAME DE BLEMONT, lui donnant la lettre.
Puisque vous le voulez, j’y consens. Il est possible qu’elle soit inutile, et qu’on ne puisse atteindre ce Desroches ; mais heureusement la fortune de ma nièce est considérable, et votre union avec elle...
DORMEUIL.
En quoi, madame, vous pensez ?...
MADAME DE BLEMONT.
La croyez-vous capable de changer d’intention ?
DORMEUIL.
Non ; mais il serait peu délicat à moi.
MADAME DE BLEMONT.
Pourquoi donc ? N’avez-vous, passa foi ? Cet évènement peut-il changer quelque chose à ses sentiments pour vous ? Quant à moi, je le sens, si j’étais à sa place, je me réjouirais peut-être de vous voir sans fortune. Avec quel bonheur... si j’aimais quelqu’un, ne réparerais-je pas envers lui l’injustice du sort.
DORMEUIL.
Ah ! je reconnais bien votre belle âme !... Mais, madame, la perte de ma fortune n’est pas le seul obstacle...
MADAME DE BLEMONT.
Comment ?
DORMEUIL.
Il en est un plus fort, que rien ne peut vaincre, puisque ma raison l’a combattu vainement.
MADAME DE BLEMONT.
Je ne vous comprends pas.
DORMEUIL.
Je crains de m’expliquer davantage.
MADAME DE BLEMONT, tendrement.
Ne voyez en moi que la plus tendre amie.
DORMEUIL.
Eh bien, je vous dirai que malgré les charmes, les vertus de Sophie, une autre...
MADAME DE BLEMONT.
Qu’entends-je ? Vous n’aimeriez pas ma nièce ?
DORMEUIL.
J’ai pour elle l’amitié, l’estime la plus sincère ; mais entraîné par un sentiment plus vif...
MADAME DE BLEMONT.
Pourquoi donc avoir demandé sa main ?
DORMEUIL.
J’étais libre alors. Je n’avais pas encore vu la seule femme qui m’ait fait connaître l’amour.
MADAME DE BLEMONT.
Mais cette femme peut-elle approuver des vœux qu’une autre à droit de réclamer...
DORNEUIL.
Elle les ignore : la crainte de lui déplaire m’a fait taire jusqu’à ce jour. Mais parlez, celle que j’aime pourrait-elle s’offenser d’un sentiment dont je n’ai pas été le maître, et qu’elle sait si bien inspirer ?
MADAME DE BLEMONT, embarrassée.
Je ne sais... en vérité, Dormeuil, vous me jetez dans un embarras... vous auriez dû m’épargner cette confidence.
DORMEUIL, vivement.
Eh ! comment résister au désir de vous ouvrir mon cœur ! d’obtenir mon pardon, et de connaître mon sort.
MADAME DE BLEMONT.
Que dites-vous ?
DORMEUIL, se mettant à ses genoux.
Oui, mon bonheur dépend de vous seule ; je suis encore libre, tout peut se réparer si...
MADAME DE BLEMONT, avec effroi.
Voici, ma nièce.
Dormeuil se relève vivement et composé son maintien, madame de Blemont va au-devant de Sophie qu’elle fait passer près de Dormeuil.
Scène XII
MADAME DE BLEMONT, DORMEUIL, SOPHIE
SOPHIE.
Je vous cherchais, Dormeuil ; la triste nouvelle que Dubois m’a apprise, m’a vivement affectée. Je vous connais trop cependant pour craindre que cet évènement influe beaucoup sur votre bonheur. Ma fortune peut suffire à vos désirs, et demain elle deviendra la vôtre.
DORMEUIL, à part.
Qu’entends-je ?
SOPHIE.
D’où nait votre surprise ? n’êtes-vous pas disposé à recevoir ma main ?
MADAME DE BLEMONT, à part.
Hélas !
DORMEUIL.
Généreuse Sophie, pardon... mais...
À part.
Maudit Dubois !
SOPHIE.
Parlez.
DORMEUIL.
Que pourriez-vous penser de moi, si j’acceptais maintenant ?
SOPHIE.
Je penserais que vous m’estimez.
DORMEUIL, à part.
Je suis perdu !
SOPHIE.
Mais, qu’avez-vous, Dormeuil ? d’où vient cet embarras ? Ma tante elle-même paraît...
MADAME DE BLEMONT.
Moi !
Scène XIII
MADAME DE BLEMONT, DORMEUIL, SOPHIE, DUBOIS, entrant par le fond
DUBOIS.
Une lettre très pressée pour monsieur.
Il donne la lettre.
DORMEUIL, aux dames.
Vous permettez...
MADAME DE BLEMONT.
Lisez promptement. Peut-être sont-ce des nouvelles de votre homme.
DORMEUIL, souriant.
De mon homme... je ne crois pas...
Après avoir lu.
Ô ciel !
SOPHIE.
Qu’est-ce donc ?
DORMEUIL, à Dubois.
Qui t’a remis celte lettre ?
DUBOIS.
Un homme qui n’a pas demandé de réponse.
DORMEUIL, à lui-même.
Mes idées se confondent. Dubois !
DUBOIS.
Monsieur.
DORMEUIL, à Dubois.
Je n’y conçois rien.
DUBOIS.
Ni moi, monsieur, car je ne sais pas de quoi il est question.
DORMEUIL, à Dubois.
Ce Desroches !...
DUBOIS, surpris.
Desroches vous écrit ?
MADAME DE PLEMONT.
Il restituerait ?
DORMEUIL, stupéfait et regardant Dubois.
Oui... il restitue.
DUBOIS, étonné.
Bah !
DORMEUIL, lui donnant la lettre.
Tiens, lis.
DUBOIS, lisant.
« Monsieur, j’ose implorer votre pitié pour un ami malheureux. L’infortuné Desroches, obligé de fuir, n’est pas aussi coupable que vous pouvez le penser ; il est surtout incapable de vous enlever votre fortune. Il vous supplie seulement de lui accorder du temps. D’après les mesures qu’il a prises, tout vous sera rendu dans le courant de l’année, et vous pouvez dès aujourd’hui toucher à compte cinquante mille francs, chez M. Dupont, notaire à Paris. »
À Dormeuil.
Ma foi, monsieur, prenez toujours.
DORMEUIL.
Maraud.
DUBOIS, regardant la lettre.
Le billet n’est pas signé.
DORMEUIL, reprenant la lettre.
Il est vrai.
Aux dames.
Mais vous seules êtes capables d’un pareil trait. D’ailleurs, nul autre n’étant instruit de cette affaire, il vous est impossible de m’abuser. À laquelle des deux ?
MADAME DE BLEMONT.
Mais, Dormeuil, je ne vous conçois pas. Pourquoi voulez-vous que cette lettre ne soit pas la vérité ? Ce Desroches était votre ami.
DUBOIS.
Certainement.
Dormeuil le regarde sévèrement.
MADAME DE BLEMONT.
Il n’aura pu soutenir l’idée de causer votre ruine, ses remords l’auront déterminé à restituer : rien n’est plus naturel.
DUBOIS.
Madame a raison.
DORMEVIL, à Dubois.
Tais-toi.
DUBOIS, à part.
Il va tout avouer.
DORMEUIL, aux dames.
Ah ! je serais indigne de tant de bontés, si je pouvais vous tromper plus longtemps. Apprenez tous mes torts ; apprenez que je n’ai rien perdu.
SOPHIE, surprise.
Vous n’avez rien perdu !
DORMEUIL.
Non, ce Desroches, sa fuite, tout cela n’est qu’une fable inventée par Dubois.
SOPHIE.
Comment ! par quel motif ?
DORMEUIL.
Ah ! Sophie, pourriez-vous me pardonner si pendant mon absence, entraîné par un sentiment irrésistible, mon cœur... enfin, si j’en aimais une autre.
MADAME DE BLEMONT, à part.
Je tremble !
SOPHIE, à part.
Je respire !
À Dormeuil.
Je ne demanderai pas le nom de ma rivale, mais... mon aimable tante pourrait peut-être m’en instruire.
MADAME DE BLEMONT, avec embarras.
Qui ? moi !
SOPHIE.
Pourquoi prolonger notre embarras ? Je suis aussi coupable que Dormeuil, et nous aurons besoin tous deux d’une indulgence réciproque.
DORMEUIL.
Se pourrait-il ?
DUBOIS, à part.
Ils n’auront rien à se reprocher.
MADAME DE BLEMONT.
Tu en aimerais un autre ?
SOPHIE.
Hélas ! oui. Je me disposais à vous l’avouer quand la nouvelle de sa ruine m’a fait changer de résolution.
DORMEUIL.
Quelle générosité !
MADAME DE BLEMONT.
Tu es donc l’auteur de cette lettre ?
SOPHIE.
Non ; mais je soupçonne Melcour...
MADAME DE BLEMONT.
Melcour ?...
DORMEUIL, souriant.
Ah ! c’est sans doute celui...
SOPHIE.
Je dois vous l’avouer. Certain que je vous épouserais si vous étiez ruiné, la crainte de me perdre lui aura suggéré ce stratagème.
DORMEUIL.
Il est facile de s’en éclaircir. Il viendra sans doute avant peu s’instruire du succès de sa ruse, feignons de ne pas croire à cette lettre, et voyons s’il se trahira.
SOPHIE.
Nous vous seconderons ; mais je connais la noblesse de son âme, et je ne doute pas qu’il ne soit l’auteur... Je crois l’entendre. Suivez votre projet.
Scène XIV
MADAME DE BLEMONT, DORMEUIL, SOPHIE, MELCOUR, DUBOIS
MELCOUR, dans le fond.
Ma lettre doit être parvenue.
DORMEUIL, se jetant aux pieds de Sophie.
Ah ! généreuse Sophie, comment reconnaître tant de délicatesse ! En vous consacrant ma vie entière, pourrai-je assez m’acquitter ?
MELCOUR, à part.
Qu’entends-je ?
SOPHIE.
Levez-vous donc, Dormeuil.
À Melcour.
Ah ! Melcour, je vous ai dit le malheur qu’il avait éprouvé. Tout est réparé, une lettre de Desroches...
DORMEUIL.
Non, monsieur, ne la croyez pas ; cette lettre n’est point de Desroches : elle est écrite par la plus noble, la plus aimable des femmes. Sophie a craint que je ne voulusse pas consentir à partager sa fortune. Cette ruse est employée pour faire taire ma reconnaissance.
À Sophie.
Mais elle n’en est pas moins vive. Que dis-je ! elle seule me décide à accepter vos dons. Oui, je ne rougirai pas de vous devoir tout, et le plus tendre époux s’efforcera d’acquitter sa dette.
Il lui baise la main.
MELCOUR, à part.
Mais ce n’est pas là mon compte.
Bas à Sophie.
Persuadez-lui donc que cette lettre n’est pas de vous.
SOPHIE.
Comment voulez-vous que je fasse, puisqu’il le veut absolument ?
MADAME DE BLEMONT.
J’étais, aussi, bien surprise que ce Desroches...
MELCOUR.
Pourquoi donc, madame ? le plus grand fripon peut avoir un remords ; et moi je suis certain que la lettre est de lui.
DORMEUIL.
Impossible. Je sais qu’il avait tout perdu au jeu.
MELCOUR.
Il aura regagné.
MADAME DE BLEMONT.
Cinq cent mille francs ?
MELCOUR.
Cinq cent mille francs comme autre chose, il ne faut qu’une bonne veine.
DORMEUIL.
De plus, je viens d’apprendre qu’il est en prison.
MELCOUR.
On écrit de prison.
DORMEUIL.
Au secret.
MELCOUR.
On gagne un geôlier.
DORMEUIL.
Il n’a pas le sol.
MELCOUR.
Je sais qu’il a joué dans les derniers temps avec un grand bonheur.
DORMEUIL, souriant.
Vous êtes bien au fait.
MELCOUR.
Enfin, madame soutient que la lettre est de Desroches.
À Sophie.
Mais parlez donc, madame, vous savez qu’elle n’est pas de vous, et si monsieur vous épouse par reconnaissance...
DORMEUIL.
Après un pareil trait, pourrais-je balancer !
MELCOUR, bas à Sophie.
Vous voyez bien qu’il va vous épouser.
DORMEUIL.
Sacrifier une partie de sa fortune pour assurer la paix, le bonheur d’un autre !
MELCOUR, avec dépit.
En effet, cela est exemplaire !
DORMEUIL.
Et garder son secret, soutenir que la lettre est de Desroches !
MELCOUR, s’emportant.
Mais c’est qu’elle est de lui, monsieur ; vous me mettez hors de moi ! Pourquoi ne voulez-vous pas que cet homme restitue ?
DORMEUIL.
Pourquoi ?... parce qu’il ne me doit rien.
MELCOUR, surpris.
Hein... que dites-vous ?
DORMEUIL.
Que je n’ai jamais perdu cinq cent mille francs,-ce qui vous dispense de me les rendre, et que vous épousez Sophie, qui voudra bien se joindre à moi pour m’obtenir la main de son aimable tante...
MELCOUR, avec la plus grande joie.
Est-il possible !
SOPHIE.
Oui, Melcour, je suis à vous, et la preuve que vous m’avez donnée de votre amour augmenterait le mien, s’il pouvait s’accroître.
À madame de Blemont.
J’espère que ma tante voudra bien se charger d’acquitter mes engagements envers Dormeuil ?
MADAME DE BLEMONT.
J’avais pour jamais renoncé au mariage. Mais je cède au désir de réparer tes torts.
À Dormeuil.
Voilà ma main.
DUBOIS, se plaçant entre Dormeuil et Sophie.
Au milieu de la joie générale, le pauvre Dubois peut-il espérer son pardon ; ces dames voudront elles oublier la petite ruse ?...
SOPHIE.
Oui, Dubois, nous l’oublions. Il faut que се jour soit heureux pour tout le monde.
DUBOIS.
Ah ! madame, que de reconnaissance !
À Dormeuil.
Et monsieur voudra-t-il bien se rappeler sa promesse de récompenser mon zèle ?
DORMEUIL.
Soit. Quoique, grâce à ton stratagème, nous ayons tous passé plus d’un mauvais moment ; ce qui prouve que, dans ce monde, rien ne réussit mieux que la vérité.