Le Dictateur romain (André MARESCHAL)
Tragédie en cinq actes et en vers.
1646.
Personnages
PAPYRE, Dictateur Romain
CAMILLE, Consul de Rome
FABIE PÈRE, Sénateur
FABIE FILS, Lieutenant général
COMINE, Tribun militaire
MARTIAN, Tribun du Peuple
LUCILLE, Sœur de Camille et femme de Papyre
PAPYRIE, Fille d’elle et de Papyre
FLAVIE, Affranchie de Papyrie
GARDES du Consul
La scène est au Palais du Consul Camille, dans une galerie qui donne sur le jardin.
À HAUT ET PUISSANT PRINCE BERNARD DE FOIX DE LA VALLETTE,
DUC D’ÉPERNON, DE LAVALLETTE, et de Cancale ; Pair et Colonel Général de France ; Chevalier des Ordres du Roy, et de la Jarretière ; Prince et Captal de Buch, Comte de Foix, d’Astarac, etc. Sire de l’Esparre, etc. Gouverneur et Lieutenant général pour le Roi en Guyenne.
MONSEIGNEUR,
Quand par une douce force vous n’auriez pas gagné tous mes vœux en un moment, dans l’accueil favorable avec lequel VOTRE GRANDEUR a daigné recevoir les offres de mes très humbles services : Quand votre Bonté n’aurait pas avecque joie accepté le don que je lui ai fait avec crainte et respect, de cette pièce de Théâtre, pour la faire passer heureusement de vos mains libérales en la bouche de ces comédiens destinés seulement aux plaisirs de V. G. ; et dont la Troupe que vous avez enrichie par des présents magnifiques autant que par d’illustres acteurs, se va rendre sous vos faveurs et sous l’appui de votre Nom, si pompeuse et célèbre qu’on ne la pourra juger indigne d’être à Vous. Quand dis-je, MONSEIGNEUR, mes inclinations n’auraient pas tourné vers V. G. ; quand mes intérêts propres ne m’auraient pas justement porté à chercher l’honneur de votre protection, en vous dédiant cet ouvrage ; la raison seule m’obligeait d’adresser un des plus grands héros et des plus vertueux de l’ancienne Rome, à un des plus généreux, des plus nobles et des plus parfaits de notre siècle. En effet, MONSEIGNEUR, qui est-ce qui pouvait plus noblement que vous faire honneur à ce grand PAPYRE ? Et par droit de bienséance accueillir un DICTATEUR ROMAIN, qu’un Colonel de France, de qui le commandement et l’autorité s’étend dans toutes nos Armées, et le fait autant de fois Capitaine qu’il y a de divers Régiments qui les composent ? C’est cette Charge Illustre que vous soutenez aussi glorieusement qu’elle soutient la Couronne, dont elle est aussi le plus fort et le plus nécessaire appui ; c’est elle par qui l’on peut dire que vous êtes, bien que quelquefois absent, toujours de toutes nos Armées, de nos combats, de nos victoires et de nos triomphes. Mais quoi que par elle VOTRE GRANDEUR paraisse si recommandable et d’une puissance si étendue, je vous regarde plus brillant du côté de vous-même et en votre personne ; et je vous trouve plus noble et plus admirable en votre courage et en vos vertus, que magnifique et pompeux en vos dignités. Vous vous êtes de tout temps montré digne Fils, comme aujourd’hui l’on vous voit digne successeur du plus grand Homme que ce siècle puisse opposer à l’Antiquité, et que la France ose bien comparer aux Grecs et aux Romains ; que trois Rois avaient élevé et que pas un n’a ni abaissé ni détruit ; que le temps en n’osant toucher à ses années, a respecté aussi bien que la Cour, les Peuples et les Nations ; que la Fortune même a craint aussi bien que ses Ennemis ; que la bonne et la mauvaise toujours on trouvé égal ; et que toutes deux ont laissé dedans la gloire, et en la même assiette. Comme lui, MONSEIGNEUR, vous avez senti les trais de l’une et de l’autre ; et vous les avez soutenus généreusement comme lui. Je vois reluire dans toutes vos actions, outre la grandeur de courage, cette assurance et fermeté de cœur qui lui était si naturelle, et qu’il semble avoir inspirée au votre, aussi bien que ce noble et généreux sang qu’il vous a donné. Digne sang qui vous a causé tant de gloire et d’honneur, et à qui vous n’en avez pas moins apporté ; illustre sang encore qui vous a joint à nos Rois, puis que ces Princes de qui vous portez le Nom y touchaient de si près, eux qui ont donné des Reines à la Hongrie ainsi qu’à la Bohème, de qui descendent tant de têtes couronnées et ces rejetons de la Maison d’Autriche. Comme autrefois César, et devant lui mille autres courageux Romains, dont les esprits fermes et résolus étaient de la trempe du vôtre, se sont opposés à la fureur d’une populace, ou de tout un camp mutiné : de même, je vous vois avec cette même assurance, presque seul et en petit nombre, désarmer une populeuse et forte Ville, qui a souffert et repoussé l’effort de plus de soixante mille hommes. Je vous vois, MONSEIGNEUR, dans un péril, qui sans vous étonner étonna presque tout l’État, autant que les effets prodigieux qui l’affermirent par votre valeur et par votre conduite ; Je vous vois l’épée à la main, verser assez de sang pour éteindre un brasier qui dévorait votre Province, et à la tête de cette Noblesse, avec une poignée de soldats levés et armés à la hâte, défaire des rebelles soulevés sur un prétexte qui pouvait renverser cette Monarchie, et dissiper et réduire en fumée cette dangereuse Armée de mutins qui menaçaient d’y mettre le Royaume. Je vous vois dedans un détroit ouvrir un passage et les bornes de la France, et plus avant la rendre encore témoin de merveilles de votre valeur. Jusques-là, MONSEIGNEUR, tous ces grands effets de votre courage, et de cette constante fermeté qui n’est qu’aux cœurs des grands héros, ont eu leur jour, leur éclat, et leur pompe : et quoi que la fortune ou la malice de vos envieux ait tenté d’obscurcir en des occasions fâcheuses quelque peu votre gloire ; elle a toutefois conservé parmi les ombres qu’on y voulait opposer, cette secrète force de lumières qui partaient des rayons véritables de V. G. Mais ici je la vois fort oppressée, en cette prudente retraite que je nomme votre exil, et en cette dernière extrémité d’une fortune injurieuse, qui vous expose sur mer dans une frégate, ainsi que César à la merci des tempêtes ; et je vous vois à pied, dénué d’armes de pouvoir et d’assistance, au milieu de vos ennemis, au plus fort de vôtre disgrâce, entrer dedans votre maison comme en une place ennemie. Plus vous tâchez de vous rendre inconnu, et d’effacer le lustre de votre condition, plus cette audace presque téméraire et héroïque la fait éclater. Car c’est ici que je vous vois dedans une double et vertueuse action de courage et de piété, bien mieux et en plus grand péril qu’un fabuleux Énée, enlever votre femme, votre Fille, et vos autre trésors, pour les sauver d’un embrasement général qui allait perdre et consommer votre maison. C’est par cette prévoyance et hardiesse admirable que vous l’avez conservée, et qu’il m’est permis de vous voir dans ce premier éclat où je vous considère et vous admire tout brillant et d’honneur et de gloire, et qui ayant attiré un Dictateur pour vous rendre hommage, me force même de me déclarer et de vous dire que je suis,
MONSEIGNEUR,
DE VOTRE GRANDEUR
Le très humble et très obéissant serviteur.
A. MARESCHAL
ACTE I
Scène première
CAMILLE, LUCILLE, PAPYRIE
CAMILLE.
Quoi ? ma Sœur, plaindre ainsi quelque peu de faiblesse ?
Ce reste de langueur qu’un mal passé me laisse ?
Je sens naître déjà d’une douce chaleur
Ce plaisir imparfait qui finit la douleur.
LUCILLE.
La douleur qu’on croit morte est souvent endormie,
Et ce plaisir malin réveille une Ennemie :
Craignez la dans sa fin, c’est trop vous hasarder,
Vous avez en vous seul toute Rome à garder ;
Conservez-vous pour nous, tout l’Empire en un homme,
À Lucille son frère, et son Consul à Rome.
PAPYRIE.
Le mal revient souvent alors qu’il prend congé,
L’intervalle en est doux étant bien ménagé :
Ce bel ordre et si long de piliers et d’arcades
Qui divertit les sains peut lasser les malades ;
Ce parterre de fleurs, ce jardin spacieux
Doit borner vos plaisirs à l’usage des yeux.
CAMILLE.
J’en reçois, Papyrie, un agréable office,
Honteux d’être réduit à ce faible exercice,
Tandis que votre Père au milieu des combats
Rend à Rome un devoir qui demandait mon bras :
Ma vertu parle seule, et vous défend de croire
Qu’un si juste intérêt soit jaloux de sa gloire,
Puisqu’en lui résignant, et Rome et mes emplois,
Le créant Dictateur j’ai tout mis sous ses lois,
Que mon mal l’a rendu seul maître de l’Empire ;
J’ai pour lui de la joie, et pour moi je soupire
De voir qu’étant Consul je manque à mon pays,
Et que ma maladie ait mes desseins trahis :
En un si faible état peux-tu, superbe Ville,
Connaître ton Consul, connaître enfin Camille ?
LUCILLE.
Ces regrets, vrais enfants d’un noble sentiment,
Partent d’un cœur Romain, qu’on connaît aisément,
D’une égale vertu, parfaite, et confirmée ;
Généreux, dans son mal comme dans une Armée,
Sans force, languissant, et jamais abattu ;
Sa faiblesse est courage, et son mal est vertu :
En un si ferme état, Rome superbe Ville,
Tu connais ton Consul, tu connais ton Camille !
PAPYRIE.
Inutile, malade, en un lit détenu,
Les Dieux en vous sauvant ces Dieux vous ont connu ;
Puis qu’en un si grand trouble, et contre les auspices,
Eux, qui nous menaçaient, nous ont été propices ;
Deux victoires ne sont qu’un prix qu’ils vous devaient,
Et Fabie a reçu ce qu’ils vous réservaient.
CAMILLE.
C’en est trop ; parlez mieux d’un succès si prospère :
L’une et l’autre victoire est due à votre Père :
Quoi que fasse une armée ou de bien ou de mal,
Tout le blâme ou l’honneur retourne au Général ;
Lui seul y fait régner et l’ordre et la police,
Il instruit les soldats, les forme à la milice ;
Les combats faits par eux sont à lui seulement,
Chacun y prend sa part, lui, tout l’événement ;
Le Corps doit tout au Chef, c’est l’âme qui l’inspire ;
Si Fabie a vaincu ce n’est que pour Papyre :
Ce Dictateur, absent d’un Corps qui suit ses lois,
À Rome, et sans combattre a vaincu par deux fois ;
Le bruit de son grand nom, sa seule renommée
A plus fait que Fabie, et que toute l’Armée ;
Par les auspices saints qu’il a renouvelés,
Les Dieux fuyaient de nous, il les a rappelés ;
La puissance du Ciel menaçait la Romaine,
Quand la Religion jusqu’ici le ramène ;
Il consulte le Ciel, et par un prompt effet
Il change le destin, ou lui-même le fait ;
Forcé, contre son ordre, ah ! qui le pourrait croire !
Le destin à ses vœux accorde la victoire
Si prompte qu’il n’a pas loisir de l’emporter,
Si grande que les morts ne se peuvent conter ;
Qui va jusques au nom détruire les Samnites,
Au-delà des deux mers étendre nos limites,
Et montrer à notre Aigle agile, impatient
Le chemin de la Grèce et de tout l’Orient.
LUCILLE.
Cette double victoire et si grande et si pleine
A fait toute ma joie, et fait toute ma peine ;
Puisque d’entre mes bras elle enlève un époux,
Et qu’après la bataille il s’en retourne aux coups.
PAPYRIE.
Il part ; Dieux ! quelle hâte ! est-elle nécessaire,
S’il ne lui reste plus d’ennemis à défaire ?
La victoire du moins devait l’en divertir.
CAMILLE.
La victoire a forcé Papyre de partir ;
C’est elle qui m’afflige, elle que j’appréhende,
La bataille gagnée en laisse une plus grande :
Les ennemis défaits me font peur à leur tour,
Et changent en malheur la gloire de ce Jour,
Ce Jour sera suivi des maux que je présage :
Rome, tu te plaindras de ce triste avantage ;
Les Samnites sont morts, tant de Peuples soumis ;
Mais crains tes propres chefs plus que tes ennemis :
Papyre a la victoire ; elle-même l’offense ?
Fabie a combattu ; mais contre sa défense.
Je sais combien la gloire et l’amour de l’honneur
Gouvernent puissamment et l’un et l’autre cœur.
D’une illustre Maison Fabie a pour partage
Les triomphes, l’honneur, le nom, et le courage ;
Unique rejeton des trois cents Fabiens,
Qui seul porte en son cœur les cœurs de tous les siens,
Et qui digne héritier fait revivre en un homme
Ces trois cents dans un jour sacrifiés pour Rome.
Mais sans rien feindre aussi, sans flatter votre Époux,
Papyre est tout Romain, le plus grand d’entre nous ;
Son adresse à la guerre et son expérience
Le firent Dictateur, non pas notre alliance,
Pour occuper un lieu qu’il remplit mieux que moi,
M’acquitter envers Rome et dégager ma foi ;
Quel homme à commander ! observateur sévère
Et de la discipline et de l’art militaire :
De là jugez, ma Sœur, ce qu’il faut aujourd’hui
Espérer de Fabie, et craindre aussi de lui,
Lui, qui dedans un rang à flatter son envie
Voit sa charge offensée, et sa gloire ravie ;
Que ne fera-t-il point ? que n’est-il pas permis ?
Que pourront ces grand Chefs, et tous deux ennemis ?
LUCILLE.
Ennemis ? nullement ; quittez ces vains présages ;
Le Ciel les doit tourner à de meilleurs usages.
CAMILLE.
Le Ciel ne nous promet qu’un triste événement.
PAPYRIE.
Vous voyez que sa grâce en dispose autrement.
Une victoire enfin digne de sacrifices
Montre les Dieux changés, ainsi que leurs auspices.
CAMILLE.
La victoire est le mal, que peut-être les Dieux
Veulent faire tomber sur les Victorieux :
Ces deux grands Ennemis...
LUCILLE.
Ils ne le peuvent être :
Un secret révélé vous le fera connaître :
Pour finir vos soupçons, vous tirer de souci,
Papyre aime Fabie, et lui ma Fille aussi.
CAMILLE.
Et plus que tous les deux tous deux aiment la gloire.
LUCILLE.
Ils l’aiment, l’un pour l’autre : apprenez en l’histoire.
Papyre Dictateur élu par votre choix,
Comme l’on croyait voir au plus haut des emplois
Lieutenant général Valère votre intime,
Il élève Fabie à ce degré sublime :
Cette grande faveur augmente son amour :
Son Père voit Papyre, et courtois à son tour
Lui consacrant son Fils et pour Fils et pour Gendre
Est ravi de l’offrir, et l’autre de le prendre.
Jusques à leur retour cet hymen différé
Ne me fut qu’au départ en secret déclaré :
Mais, comme à ce penser mon plaisir renouvelle,
Mon cœur veut que ma bouche à tous deux le révèle ;
À vous, pour effacer des soupçons mal conçus,
Et régler nos désirs et vos soins là dessus ;
À vous, ma Fille aussi, pour vous faire paraître
Ce qu’on est à Fabie, et ce qu’il nous doit être ;
Vous porter à chérir un si noble Romain,
À lui donner le cœur, et dedans peu la main ;
Et de cette main propre apprêter la Couronne
À ce jeune Héros à qui le Ciel vous donne,
Ce Vainqueur triomphant, à qui le Dictateur
Veut bien devoir son char, et sa Fille, et son cœur ;
Dont la victoire, au lieu de lui donner ombrage,
Est l’effet de nos vœux, comme de son courage ;
À qui son Empereur, loin de la disputer,
Pour l’intérêt d’un Gendre y voudrait ajouter.
PAPYRIE.
Papyre est trop couvert de lauriers et de gloire,
Pour vouloir lui ravir sa première victoire.
CAMILLE.
Croyons le : mais un autre y prétend bonne part ;
Et pour vous en parler sans envie et sans fard,
Valère m’en écrit fort à son avantage,
Et s’il ne se la donne, au moins il la partage :
Sans ordre de Papyre ayant craint d’avancer
Dans le premier combat, de peur de l’offenser,
La première victoire aussi fut imparfaite.
Mais, où des ennemis fut l’entière défaite,
Voyant battre au second l’aile qu’il commandait,
Avec elle il perça tout ce qui défendait,
Et par un stratagème à jamais mémorable...
Scène II
LE GARDE, CAMILLE, LUCILLE, PAPYRIE
LE GARDE.
Comine attend, Seigneur.
CAMILLE.
Comine ? est-il croyable ?
Un Tribun de l’Armée. Et tu dis qu’il attend.
LE GARDE.
Pour vous voir et vous dire un secret important.
CAMILLE.
Nous l’entendrons : Qu’il entre : Et ce sera lui-même
Qui vous déduira mieux ce nouveau stratagème,
Qu’il croit faire passer ici pour un secret.
Je ne m’oppose point par un zèle indiscret
À ce choix glorieux que Papyre a pu faire :
J’estime fort Fabie, et j’aime aussi Valère ;
Je sais qu’ils sont tous deux vertueux en effet,
Tous deux grands ; mais l’un jeune, et l’autre déjà fait,
Dans les charges formé, puissant, et Consulaire,
Je ne vous parle donc qu’en faveur de Valère :
Devant à son mérite autant qu’à l’amitié,
De peur d’être suspect, j’en tairai la moitié ;
Sa dernière action que nous allons entendre
Le rend digne de tout, quoi qu’il veuille prétendre.
LUCILLE.
Figurez le plus digne encor, et sans défaut,
S’il prétend sur Fabie, il faut aller bien haut.
CAMILLE.
Si haut, s’il est besoin, que l’action connue,
Fera voler sa gloire au dessus de la nue,
Élèvera son nom jusques dedans les Cieux.
Mais voici qui pourra vous la dépeindre mieux ;
Et je sais que votre âme en doit être charmée.
Scène III
COMINE, LUCILLE, PAPYRIE, CAMILLE
COMINE.
Envoyé par Fabie arrivé de l’Armée...
LUCILLE.
Fabie ? est-il à Rome ?
COMINE.
Oui, depuis un moment ;
Et je viens de sa part vous faire compliment,
Cependant qu’un devoir plus fort et nécessaire
Prêt de venir ici l’arrête chez son Père.
PAPYRIE.
Rome ne devait voir ce Vainqueur glorieux,
Qu’en un char qui porta si souvent ses Aïeux :
C’est ce qu’il dût attendre, et c’est ce qu’il mérite.
LUCILLE.
Cette gloire dût être à ses travaux prescrite :
Mais cet honneur si grand et si bien mérité,
À son retour sans bruit ainsi précipité,
Lui peut être sans doute envié par Valère.
CAMILLE.
Pour instruire Lucille, autant que pour me plaire
Ne nous déguisez rien ; Ami, sans passion
Parlez nous de Valère, et de son action.
COMINE.
Que dirai-je, après tout ? que pouvez-vous apprendre ?
CAMILLE.
Des merveilles, ma Sœur, que vous allez entendre.
COMINE.
Puisque déjà dans Rome on la sait, on la dit,
C’est trop, dispensez moi d’en faire un vain récit.
CAMILLE.
Un Ami de Valère ainsi doncque s’excuse ?
Je prie en sa faveur, et Comine refuse ?
COMINE.
Ami jusqu’à ce point, qu’il n’ose publier...
CAMILLE.
Une action notable, et qu’il semble envier.
COMINE.
Pour ne divulguer pas le mal qui l’a suivie,
Je la tais par respect, et non point par envie.
CAMILLE.
Quel mal ? de quel respect le pensez-vous couvrir ?
COMINE.
Il me fermait la bouche ; on me la fait ouvrir :
Mais forcé d’obéir, lorsque je le raconte,
Excusez mon devoir, aussi bien que sa honte.
LUCILLE.
Voilà pour un effet glorieux et charmant
Certes un assez triste et froid commencement.
COMINE.
Par un respect des Dieux qu’il croyait mal propices
Le Dictateur allant reprendre les auspices,
Fabie eut dans le Camp tout pouvoir, hors ce point
Jusques à son retour de ne combattre point :
L’absence de Papyre en l’une et l’autre Armée
Ainsi qu’un haut mystère était déjà semée,
Et tenait sans combattre inutiles et vains
Le camp des ennemis et celui des Romains :
Sachant du Dictateur et l’ordre et la défense
Les Samnites montaient jusques à l’insolence ;
Abandonnés au jeu, noyés dans le festin,
Dans nul ordre, ils semblaient moins un Camp qu’un butin ;
Et les moins dissolus, sans craindre les approches,
Nous lançaient jusqu’au camp des trais et des reproches,
Quand Fabie à la fin de colère enflammé,
Honteux comme un lion de se voir enfermé,
Pressé des ennemis, animé par Valère
Alluma son courage au feu de sa colère,
Et par un grand combat heureux et non permis
Força leur camp, défit, chassa les ennemis :
À cet exploit fameux, sa valeur animée
Même n’employa pas la moitié de l’armée ;
Je tins hors du combat dans ces occasions
Et la Cavalerie, et quelques Légions,
Que Fabie épargnait comme un Corps de réserve
Toujours prêt à donner, qui sans rien faire serve ;
Mais qui n’était plutôt dans un combat douteux
Qu’une embûche à sa gloire, un obstacle honteux
Que Valère tenait dressé contre Fabie,
Envieux de son rang, et même de sa vie.
CAMILLE.
Pouvez-vous lui donner ce lâche mouvement ?
Savez-vous ?
COMINE.
Je sais tout ; mais écoutez comment.
Peu devant ce combat, qui passa pour furie,
Valère seul en tête à la Cavalerie
Avecque tout ce Corps faisant ferme à ma voix
Par ordre de Fabie et que je lui portais ;
M’expose notre faute, et montre en confidence
D’un jeune Général l’insolente imprudence
Qui se portant sans crainte au combat défendu
Méritait sa disgrâce, et d’être seul perdu ;
Qu’à ne combattre point nous sauvions notre estime,
Pour nous purger tous deux et de honte et de crime ;
De honte, si l’on perd, jetant tout sur l’auteur.
Comme en gagnant, de crime envers le Dictateur.
Pour ce coup ses raisons grandes et spécieuses
Me parurent d’esprit, et non pas envieuses ;
De son dessein caché ce voile me déçut ;
Un ami les donnait, un Ami les reçut :
Mais au dernier combat, où poursuivant sa pointe
Fabie à leur armée avait la notre jointe,
Et poussant les fuyards des champs Pycéniens
Avait trouvé plus loin les derniers Samniens,
Vingt mille, et retranchez assez proche d’Ortone,
Où pour dernier effort la bataille se donne :
À tous ses intérêts me croyant attaché
Valère à cette fois m’en montre un plus caché,
Me découvre son cœur, me fait lire en son âme
Ses vœux pour Papyrie, et sa jalouse flamme :
Qu’une égale fureur contre son Général
L’embrasait justement et contre son Rival ;
Qu’auteur de la première et seconde bataille
Pour le faire périr à toute heure il travaille,
À dessein de le perdre en cette jeune ardeur
Ou dedans les combats, ou près du Dictateur.
LUCILLE.
Ô lâche trahison, subtilement ourdie !
Appelez stratagème encor sa perfidie.
PAPYRIE.
Ô cœur vraiment Romain ! ô noble amour aussi !
CAMILLE.
Qu’entends-je ? Et le combat ? achevez.
COMINE.
Le voici.
PAPYRIE.
Il ne combattra point ; voila le stratagème.
COMINE.
Il me pria de vrai de faire encor de même :
Mais dedans le combat il me vit bien changer.
Rome était en péril, et Fabie en danger :
Quand j’eus ordre, au secours de son Infanterie,
D’aller faire avancer notre Cavalerie :
L’aile gauche deux fois, comme tout se perdait,
Où comme Lieutenant Valère commandait,
Contre un gros d’ennemis, qui commençait de craindre
Fit quelques vains efforts, et témoigna de feindre,
Alors n’épargnant plus mes soins, ni mes travaux
Je fis ôter partout les brides aux Chevaux,
Et les faisant pousser d’une horrible furie,
Tout plia, tout fit jour à la cavalerie.
Valère, qui croyait tout tendre à son dessein,
N’empêcha pas le mien qu’il eut pu rendre vain :
Ce stratagème étrange et difficile à croire
Par les siens, malgré lui, nous ouvrit la victoire,
Si grande que la Mer en vit rougir ses ports,
Qu’Ortone eut dans ses champs tous les Samnites morts,
Que Fabie est ravi, que Valère lui-même
Et m’envie et s’impute un si beau stratagème,
Par qui j’ai réparé dans ce combat dernier,
Avecque mon erreur, la honte du premier.
LUCILLE.
Déserteur d’un Ami, dont la gloire est flétrie,
Mais pour ne l’être point plutôt de ta patrie,
Que ce discours, Comine, et ta fidélité
À Fabie ont rendu ce qu’il a mérité !
CAMILLE.
Qu’une fureur jalouse aveugla bien Valère !
Et que son amitié commence à me déplaire !
COMINE.
Je ne vous feindrai rien, je l’ai même en horreur :
La vertu de Fabie, et ma première erreur
M’ont attaché depuis si fort à sa fortune
Que je ne veux l’avoir qu’avecque lui commune :
Aussi dans son péril j’irai jusques au bout,
Je le suis jusqu’à Rome, et le suivrai partout.
PAPYRIE.
Dites tout : Quel péril menacerait sa tête ?
Ses lauriers craindraient-ils la foudre et la tempête ?
Qu’est-ce qui peut causer un si soudain retour ?
LUCILLE.
Quelque trait de Valère, ou peut-être l’amour.
COMINE.
C’est toute une autre cause, et qui va vous surprendre...
Scène IV
FLAVIE, CAMILLE, LUCILLE, PAPYRIE, COMINE
FLAVIE.
Presque tout le Sénat, Seigneur, vient de se rendre...
CAMILLE.
Le Sénat ? où, Flavie ?
FLAVIE.
En ce même Palais.
PAPYRIE, bas.
Ma crainte eut tout appris : Dieux ! que tu me déplais !
FLAVIE.
Fabie au milieu d’eux, ensemble avec son Père
Est entré dans la salle.
PAPYRIE, bas.
Ah ! ne crains plus, espère.
LUCILLE.
Avançons-nous ; je meurs du désir de les voir.
CAMILLE.
Comine, allez devant ; je les vais recevoir.
Scène V
PAPYRIE, FLAVIE
PAPYRIE.
Où vas-tu ? quoi ? mon cœur, tu cours après ta vie ?
Pour remettre mes sens, arrête un peu, Flavie.
FLAVIE.
Quels sens, quel triste cœur vous empêche d’aller ?
PAPYRIE.
Et mon cœur et mes sens y voudraient tous voler.
FLAVIE.
Si vous aviez cru voir toute Rome assemblée
Fondre dans ce palais, dont la Cour est comblée,
Et de cris applaudir à ce jeune Vainqueur ;
Vos yeux auraient volé déjà, comme le cœur :
On n’entend à ces cris écho qui ne réponde,
Fabie est la merveille et de Rome, et du Monde.
PAPYRIE.
Après ces cris de joie un les achève tous,
Un qui te surprendra ; Fabie est mon Époux.
FLAVIE.
Votre Époux ? ce Héros ?
PAPYRIE.
Ce Dieu, non pas cet homme,
Qui va faire mon sort, et le destin de Rome.
FLAVIE.
Je sais qu’il vous aimait.
PAPYRIE.
Et tu sauras ici
Ce que j’ai tant caché.
FLAVIE.
Quoi ?
PAPYRIE.
Que je l’aime aussi.
Que nos Pères d’accord attendent la journée
Qu’un prompt retour assigne à ce grand hyménée ;
Que le Sénat peut-être en ce pompeux accueil
Qui le doit justement enfler d’un noble orgueil
Vient offrir, par honneur accompagnant son Père,
Ce vainqueur au Consul, et ce Gendre à ma Mère :
C’est elle qui tantôt m’obligeant à l’aimer
Nous a tout découvert, afin de m’enflammer :
Qui s’est en sa faveur ouverte et déclarée :
Qui m’a par sa louange à l’hymen préparée :
Qui de ma crainte a fait un légitime espoir,
De ma flamme un respect, de mes vœux un devoir,
Et couronnant mes maux d’une fin glorieuse
A fait de mon amour une vertu pompeuse :
Vertu, devoir, respect, espoir, flamme, et langueur,
Et dignes de Fabie, et dignes de mon cœur,
C’est à vous maintenant que sans crainte et sans blâme
Je résigne mon cœur, j’abandonne mon âme,
Enfants doux et secrets d’un violent transport,
Que ma foi, que l’honneur vient de mettre d’accord,
À ce bonheur si grand que le destin m’envoie
Ouvrez, désirs, ouvrez tous mes sens à la joie ;
Ah ! si par un excès on a vu périr,
Agréable trépas ! qu’il est doux d’en mourir
Qu’à l’aspect de Fabie elle soit redoublée ;
Allons mourir de joie et de plaisirs comblée,
Achever son triomphe et ma vie à ses yeux.
Non ; vivons pour sa gloire, et pour lui plaire mieux :
Modérons mes transports, suspendons cette joie,
Respect, couvre ma flamme, et fais que je le voie :
Allons donc recevoir triomphant, couronné
Cet Époux que mon Père et les Dieux m’ont donné.
ACTE II
Scène première
LUCILLE, PAPYRIE
LUCILLE.
Modérez, Papyrie, et vos cris et vos larmes ;
Je souffre autant que vous en ces rudes alarmes,
Et ce coup étonnant du sort et du malheur
Ne m’apporte pas moins de trouble et de douleur.
PAPYRIE.
Ah ! Madame, excusez ce transport légitime
D’un amour qui sans vous ne passait pas l’estime.
Et qui dessous vos lois augmenté de moitié
Sur un sujet de gloire en est un de pitié :
C’est peu qu’en ce revers que le destin m’envoie
Une extrême douleur suive une extrême joie ;
Il est vrai, ce passage et difficile et grand,
Met un cœur en désordre alors qu’il le surprend :
Mais au lieu d’un mari qui flatte notre attente,
Que l’on va recevoir d’une joie éclatante,
Où l’on cherche un Amant noble et Victorieux ;
Trouver un Ennemi superbe, injurieux,
Un Criminel d’État, un mortel Adversaire
De qui l’orgueil offense et les lois, et mon Père,
Qui jusqu’entre mes bras fuit devant son courroux,
Un Lion, que j’aimais dessous le nom d’époux ?
Ah ! c’est là le surcroît d’une misère extrême,
Contre qui ma Vertu s’épuise dans moi-même,
Dont la force n’est plus qu’un dépit enflammé
Ou de l’aimer encore, ou de l’avoir aimé.
LUCILLE.
Étouffez ce dépit, dont l’ardeur vous dévore ;
Si vous l’avez aimé, vous l’aimerez encore :
Fabie est Criminel ? mais on peut l’excuser :
Papyre est en courroux ; mais on peut l’apaiser ;
Si l’un est mon mari, l’autre est aussi mon Gendre ;
Je sais ce que je puis sur tous deux entreprendre ;
Je veux que mon esprit se trouve plus puissant
Qu’un courroux vertueux, et qu’un crime innocent :
Votre âme, pour faillir, est trop belle et trop haute ;
Si c’est faute d’aimer, j’ai part en votre faute,
Une fausse vertu vous le ferait haïr ;
C’est vertu que l’aimer, puis que c’est m’obéir.
PAPYRIE.
Quelle vertu contrainte, et quelle obéissance !
Puis que ne l’aimer pas n’est plus en ma puissance :
Pourrais-je l’avoir vu, ce Mars humilié,
D’un cœur doux, sans orgueil, de soi-même oublié,
Applaudi du Sénat, au milieu de sa gloire,
Demander au Consul pardon de sa victoire,
Mettre tout son triomphe à fuir le trépas,
Se montrer si louable à ne se louer pas,
Envers Rome excuser un mal si profitable ?
Et ne lui garder pas une amour véritable ?
Pourrais-je d’autre part voir un Père offensé,
Un Chef désobéi, dans son camp délaissé
S’armer contre son crime ? et de haine incapable
Moi, voir son Ennemi ? moi, chérir le Coupable ?
Tous mes sens en désordre osent donc me trahir ;
e le tiens odieux, et ne le puis haïr,
Je ne le puis aimer, et je le trouve aimable ;
Il me paraît horrible, et me semble agréable ;
Mon Père et mon Amant combattent dans mon cœur,
L’un mon trop de tendresse, et l’autre ma rigueur ;
Ils m’accusent tous deux, et tous deux me font craindre ;
Ils me blessent tous deux, et tous deux me font plaindre :
Fabie, ah ! c’est mon Père ; et tu peux l’offenser ?
Papyre, ah ! c’est ton Gendre ; et tu peux le chasser ?
Arrêtez ; tous vos coups retombent sur moi-même,
Vous ne pouvez blesser un de vous que je n’aime :
Ô Papyre ! ô Fabie ! ô cœurs trop animez !
Vous montrez bien tous deux combien peu vous m’aimez ;
Un vain désir d’honneur vous force, et me surmonte ;
Et tous ces grands combats ne seront qu’à ma honte :
Je vois déjà l’orage élever mille flots,
Et Rome divisée entre ces deux Héros ;
Je vois mon Père armé de sa toute puissance
Combattre un digne effet d’une indigne licence
Fabie environné de gloire et de faveur
Opposer le Sénat contre le Dictateur :
Que de divisions pour une chère vie,
Et trop fort défendue, et trop fort poursuivie !
LUCILLE.
Croyez qu’on n’en viendra jamais jusqu’à ce point.
PAPYRIE.
Qu’ont-ils fait dans le Camp ? vous ne le savez point ?
LUCILLE.
Je sais ce que Papyre a fait dans sa colère ;
Mais je tiens qu’il était enflammé par Valère :
Fabie a par sa fuite évité le trépas,
Papyre est seul au camp, qu’il ne quittera pas,
Contre les ennemis employant son courage,
Le temps et le Sénat calmeront cet orage,
Comme Gendre Fabie en grâce retourné...
Mais il vient, ce Vainqueur en triomphe mené.
PAPYRIE.
Comme Ennemi d’un Père, ou comme votre Gendre
Je ne le puis fuir, et je ne l’ose attendre :
Que ferai-je ? ô fureur ! que vois-je ? ô doux transport !
Scène II
FABIE, CAMILLE, LUCILLE, PAPYRIE
FABIE, entrant avec Camille.
Cette maison fera mon naufrage ou mon port :
J’ai quitté le Sénat qui m’a pris en sa garde ;
Pour juge, ou pour appui, c’est vous que je regarde ;
Je ne veux point avoir en mon affliction
Contre le Dictateur d’autre protection
Que ce lieu, son beau-frère, et sa femme, et sa Fille.
CAMILLE.
Vous les voyez, Fabie, et toute la famille.
LUCILLE.
Qui sur les grands effets d’une insigne valeur
Admire votre gloire, et plaint votre malheur.
FABIE.
Quel malheur glorieux qui me fait voir encore
Tout ce que je respecte, et tout ce que j’adore !
Tout mon malheur : Madame, est dans mon action,
Comme toute ma gloire en votre affection :
Le Père me poursuit ; j’évite sa colère,
Et prends pour me punir et la Fille, et la Mère,
Le beau-Frère pour juge en ce grand intérêt,
Sa Maison pour refuge, et sa voix pour arrêt.
Le Sénat me protège, et le Peuple m’honore :
Mais vous êtes le seul digne que je l’implore,
Camille, je remets ma vie entre vos mains,
Comme au plus généreux et plus grand des Romains,
Toute cette faveur, que brigue en vain mon Père,
Je la trouve en vous seul, c’est en vous que j’espère :
Et je n’espérerais rien de vous, ni des Cieux,
Si mon crime n’était et noble, et glorieux ;
Il peut sans honte errer dedans votre mémoire,
Il vous est familier ; c’est même la victoire :
Craindrais-je votre Arrêt, ni d’être condamné,
Pour les mêmes succès qui vous ont couronné ?
Et si cet attentat que veut punir Papyre
Fait moins ma gloire encor que celle de l’Empire ?
J’ai l’honneur du combat ; Rome en a tout le fruit ;
Ce combat la maintient ; ce combat me détruit,
Et pour un haut exploit, dont la gloire est complice,
Au lieu d’une couronne, on m’apprête un supplice,
Une honteuse mort pour un fait vertueux :
À peine ai-je évité ce foudre impétueux,
Qui même dans le camp fumant de ma victoire
Allait faire tomber, et ma tête, et ma gloire :
Maintenant je la donne, et ne me défends pas ;
Je fuis l’ignominie, et non point le trépas :
Si vous, si le Sénat ordonne que je meure ;
Prononcez ; je suis prêt d’expirer à cette heure ;
Ce bras victorieux par un coup noble et beau
Versera mieux mon sang que la main d’un Bourreau,
Et ce sang généreux offert comme en victime
Lavera ma victoire, et ma honte, et mon crime ;
Il est pur, il est noble.
CAMILLE.
Il faut le conserver ;
Il fait triompher Rome ; elle doit le sauver ;
Elle est trop obligée à de si grands services :
Et si pour la victoire il faut des sacrifices,
Elle serait impie en rendant grâce aux Dieux
D’immoler en victime un Vainqueur glorieux ;
Rome n’est que sévère ; elle serait barbare,
Elle traitera mieux une vertu si rare ;
Et pour moi, suppliant envers le Dictateur
J’aimerai le coupable, et le persécuteur,
Et nous joignant ensemble et la Fille et la Mère
Nous serons importuns autant qu’il est sévère :
Il aura pour partie en un si grand courroux,
Et la Mère, et la Fille, et le Sénat, et nous.
LUCILLE.
Avec un tel appui craindrez-vous de combattre ?
Papyre sera seul ; et nous nous trouvons quatre :
Contre nous, contre Rome offerte à ce besoin,
Ses coups seront sans force, il combattra de loin.
Scène III
FLAVIE, PAPYRIE, FABIE, LUCILLE, CAMILLE
FLAVIE.
Au contraire, il est proche : ô Fabie ! ô Camille !
Hélas ! le Dictateur vient d’entrer dans la Ville.
PAPYRIE.
Dans la Ville ? mon Père ? ô Dieux ! qu’ai-je entendu ?
Je l’avais bien prédit ; ah ! Fabie est perdu.
FABIE.
Ce ne sera jamais qu’en vous perdant, Madame :
Mais votre peur m’assure, et sa glace m’enflamme,
Puisque ce cœur surpris montre par vos regrets
Des vœux que le silence avait tenus secrets
Si la Fille en son cœur fait des vœux pour ma vie,
Craindrais-je de la voir par le Père ravie ?
Entre, Père cruel, viens perdre ce Vainqueur ;
Je crains peu de mourir, si je vis dans son cœur,
Ma mort, qui me fera revivre en sa mémoire,
Quand tu crois me punir m’est une autre victoire ;
Viens rendre ton courroux et mes désirs contents
Noble et cher Ennemi, viens doncque ; je t’attends.
PAPYRIE.
Vous le verrez trop tôt, peut-être à votre perte ;
Hélas !
FABIE.
À ce soupir, ma mort sur l’heure offerte,
Deviendrait agréable à mon cœur amoureux ;
Quoi qu’on fasse à présent je ne puis qu’être heureux.
CAMILLE.
On a déjà trop fait d’attaquer votre vie.
LUCILLE.
Mais il faut prévenir cette mortelle envie ;
Secondez nous, Camille ; et déjà dans ce soin
Je vais trouver Papyre.
FLAVIE.
Il n’en est pas besoin :
Madame, il vient ici : je viens d’ouïr moi-même
Un serment qu’il a fait dans sa colère extrême,
Qu’il ne reverra point les Dieux de sa Maison
Que d’un vainqueur coupable il n’ait tiré raison ;
Même il en a juré par ses Dieux domestiques :
Le bruit de sa fureur vole aux places publiques ;
Il résonne partout on n’entend que clameurs
Rome n’est plus que cris, que langues, que rumeurs ;
À sa voix, à ses yeux le plus assuré tremble :
Par son ordre déjà tout le Sénat s’assemble :
Mais sachant qu’il passait en ce lieu pour vous voir.
Je viens d’un pas hâté vous le faire savoir.
LUCILLE.
Sans toi, belle Affranchie, il nous eut pu surprendre :
Prévenons le, mon Frère, allons le voir descendre,
Opposons quelque obstacle à cet ardent courroux,
Arrêtons dedans l’air la foudre avant les coups,
Elle gronde souvent, sans pour autant qu’elle tombe.
PAPYRIE.
Mais la voyant tomber, Dieux ! quel cœur ne succombe.
FABIE.
Le mien, qui fera voir dans un trouble si grand
Qu’on peut par la vertu triompher en mourant.
LUCILLE.
Quel désespoir injuste à la mort vous convie ?
Ah ! laissez nous, sans vous, disputer votre vie,
Puisque votre salut est réduit à ce point,
Demeurez en ce lieu ; mais ne vous montrez point.
CAMILLE.
Ce lieu vous servira de prison, et d’asile.
FABIE.
Mais d’un Temple, où mes Dieux sont Lucille et Camille.
Scène IV
FABIE, PAPYRIE, FLAVIE
FABIE.
Mais les puis-je appeler mes favorables Dieux ?
Et pourrais-je en chercher d’autres que vos beaux yeux ?
Lorsque je les adore, et que je vous contemple,
Je vois mes Dieux humains, mon Autel et mon Temple,
Où mon cœur se consomme, et doit être en ce jour
Victime du destin, et victime d’amour,
Et l’une et l’autre mort ne peut qu’être agréable,
L’une est délicieuse, et l’autre est honorable ;
Je mourrai pour ma gloire et mon contentement,
En Vainqueur par le fer, par vos yeux en Amant ;
Pour ma gloire et pour vous si le trépas m’emporte,
N’est-ce pas triompher que mourir de la sorte ?
PAPYRIE.
C’est me perdre moi-même, et par un coup du sort
Me blessant en autrui me tuer par sa mort :
Défendez-vous du fer qui causerait mes larmes,
Et ne redoutez rien du côté de mes charmes ;
Mon Père vous sera plus fatal que mes yeux :
Je puis sauver l’Amant, non le victorieux.
FABIE.
Donc ma gloire me perd ? ah ! victoire funeste,
Qui détruit notre amour et l’espoir qui me reste !
Las pour vous mériter je vainquis seulement,
Je fus victorieux pour me montrer Amant ;
Et par un sort malin autant que plein de gloire
Je vous perds, je me perds par ma propre victoire.
PAPYRIE.
Ah ! sauvez votre vie, et moi-même en ce point :
Car c’est me conserver que ne vous perdre point.
FABIE.
La sauver ? non, partout ma ruine est ouverte,
Je cours, en me sauvant, à ma plus grande perte,
Quoi ? vivrai-je sans vous, et sans vous obtenir ?
Le courroux Paternel viendra nous désunir :
D’un ou d’autre côté vous me serez ravie,
Je vous perds par ma mort, je vous perds par ma vie :
Ah ! j’aime mieux, sans suivre un espoir décevant,
Vous perdre par ma mort que vous perdre en vivant.
PAPYRIE.
Quoi ? dans ce désespoir plus grand que sa colère
Vous m’êtes plus cruel que ne vous l’est mon Père ;
Ennemis l’un de l’autre, et contre moi tous deux
Vous conspirez ensemble à détruire mes vœux :
Considérez qu’enfin votre vie est la mienne ;
Si l’un peut l’attaquer, que l’autre la soutienne
Pour gagner de la gloire, et pour me mériter.
Vous vainquîtes ; vainquez encor pour m’emporter ;
Comme je fus au Camp l’objet de votre crime,
Que je le sois ici d’un combat légitime ;
Animez le Sénat à vous bien maintenir
Sur un crime si beau qu’on ne le peut punir ;
Opposez... Mais que dis-je ? hélas ! que faut-il faire ?
Opposer ? Qui ? Fabie ; un Amant contre un Père :
Ô généreux, ô doux, ô cruel mouvement !
Mais puis-je voir un Père armé contre un Amant ?
Contre son Gendre propre : et contre Rome encore,
Qui coupable qu’il est, ainsi que moi l’adore :
Mais devrais-je adorer un qu’un Père poursuit ?
Ce penser combat l’autre, et l’autre le détruit :
Non, mon Père cruel ne le doit pas poursuivre ;
Un si noble Vainqueur mérite au moins de vivre :
Vivez, vivez, Fabie.
FABIE.
Ah ! sans vous je ne puis :
Et ce penser me plonge en un gouffre d’ennuis :
Ce Père veut ma vie ; et je la puis défendre :
Mais durant son courroux je ne vous puis prétendre.
PAPYRIE.
Que prétendez-vous donc ?
FABIE.
Hélas ! je n’en sais rien
De me perdre plutôt que de quitter mon bien.
PAPYRIE.
Si mon Père en vient-là, quoi que je le révère,
S’il faut qu’il vous immole à son courroux sévère ;
Autant pour vous venger qu’afin de le punir,
Ma généreuse mort nous pourra réunir ;
Il faut, pour réparer cette rigueur étrange,
Si le Père vous perd, que la Fille vous venge.
FABIE.
Au lieu de me venger contre un Père et les lois,
Ce serait me punir et me perdre deux fois :
Oyez déjà mon ombre et crier, et vous dire :
Ne me vengez pas tant, offensez moins Papyre.
PAPYRIE.
Je sais que je l’offense en ce haut sentiment
Qui ne peut séparer l’ennemi de l’Amant ;
Que cruelle à mon Père, et pour vous pitoyable
Je fais contre un devoir une faute louable :
Pour elle aussi ma mort, comme pour son courroux,
Me punit envers lui, le punit envers vous
Elle suivra la vôtre, et l’exemple d’un Père :
On doutera des deux qui fut le plus sévère,
Lui pour garder les lois, moi pour sauver ma foi :
Ce qu’il fera sur vous, je le ferai sur moi ;
La mort nous rejoindra, si la mort nous sépare.
FABIE.
Ah ! soyez moins cruelle.
PAPYRIE.
Ah ! qu’il soit moins barbare ?
FLAVIE.
Ce désespoir l’emporte : Ô cœurs trop généreux !
Que feront-ils ? j’en tremble et crains déjà pour eux :
Suis-les ; empêche au moins qu’on voie ici Fabie :
Toi-même, à son défaut, prends le soin de sa vie.
ACTE III
Scène première
PAPYRE, CAMILLE, LUCILLE
PAPYRE.
Qu’on ne m’en parle plus : il mourra, l’insolent.
CAMILLE.
Quoi ? voulez-vous passer pour esprit violent ?
PAPYRE.
Comme étant Dictateur, je veux passer pour homme
Qui ne voit que les lois et l’intérêt de Rome.
LUCILLE.
Rome élève son front par deux si beaux combats.
PAPYRE.
Rome par ce chemin serait bientôt à bas,
Elle à qui le destin promet toute la Terre
Par la religion et les lois de la guerre :
Et Fabie ose enfreindre en cette occasion
Et les lois de la guerre, et la Religion :
Je défends le combat pour une juste cause,
J’ai soin de mon armée ; et l’Insolent l’expose,
Je reviens, par la peur d’un succès malheureux,
Revoir les Dieux de Rome ; et lui se moque d’eux :
Je rappelle le sort, par de nouveaux auspices ;
Et lui, tente les Dieux, quand je les rends propices :
Si le sort est changé, c’est par moi, c’est par eux :
Son courage au combat a moins fait que mes vœux :
De Rome à notre Camp j’envoyai la victoire :
Et les Dieux dans son crime ont pris soin de ma gloire :
Le jeune téméraire ! il y devait périr :
Mais ceux que j’invoquais l’allèrent secourir,
Ils regardèrent moins sa gloire que ma honte,
Il exposait mon camp ; ils m’en ont rendu compte,
On dira de son bras, comme de ma vertu,
Que Papyre et les Dieux ont par lui combattu.
CAMILLE.
Mais il rend glorieux et les Dieux, et Papyre.
PAPYRE.
Mais il choque les lois, et hasarde l’Empire.
LUCILLE.
Son courage est sa loi ; l’Empire est conservé.
PAPYRE.
Non pas ; si l’on ne perd celui qui l’a sauvé.
Si les lois dépendaient d’un si jeune courage,
Et l’Empire et les lois feraient bientôt naufrage
Le courage parfois ne sert qu’à nous trahir ;
Qui veut bien commander doit savoir obéir,
Sans cet ordre les chefs n’auraient plus de puissance,
Et la guerre serait un monstre de licence :
Quoi ? donner un combat, que j’avais défendu ?
LUCILLE.
Le succès de sa faute en a bien répondu.
PAPYRE.
Répond-il d’une ardeur qui peut perdre les autres ?
Auront-ils des succès toujours pareils aux nôtres ?
Faisons leur un exemple épouvantable et grand
D’un Chef, bien que vainqueur, qui sur l’ordre entreprend,
Et dedans la carrière à ces grands cœurs ouverte
Que Fabie aujourd’hui les sauve par sa perte.
CAMILLE.
Plutôt par la clémence enseignez leur à tous
Cet art plus glorieux de vaincre son courroux,
Vous-même devenez un mémorable exemple,
Qu’en la guerre, en la paix toute Rome contemple,
Et montrez par un trait qui vous va couronner
Que Fabie a fait mal s’il lui faut pardonner :
Le meilleur Empereur n’est pas le plus sévère,
Voyez ce qu’avant vous fit Camille mon Père :
Un téméraire Chef, qui l’avait offensé,
Fut compagnon d’honneur par lui-même avancé :
Quel pardon, qui passa jusqu’à la récompense !
En une faute heureuse imitez sa Clémence ;
L’exemple en est célèbre, et c’est d’un Dictateur
Que Rome nomme encor son second fondateur,
Cincinnate autrefois...
PAPYRE.
Suffit qu’il m’en souvienne :
Mais chacun suit sa voie ; et ce n’est pas la mienne :
Fabie est glorieux au dessus du pardon ;
Il ne peut demander, ni moi, faire ce don.
LUCILLE.
Je l’implore pour lui ; donnez le à mes prières.
PAPYRE.
L’importance du fait les rend ici légères ;
Non, vous ne savez pas ce que vous demandez.
LUCILLE.
Un héros, qu’on poursuit.
PAPYRE.
Qu’en vain vous défendez.
LUCILLE.
Je défends un vainqueur.
PAPYRE.
Ah ? c’est trop entreprendre ;
Ce vainqueur doit périr.
Scène II
PAPYRIE, PAPYRE, FLAVIE, LUCILLE, CAMILLE
PAPYRIE.
Mais non pas votre Gendre.
PAPYRE.
Que ce nom me surprend ! Lucille, qu’est-ce ci ?
PAPYRIE.
Ah ! donnez-moi sa vie.
PAPYRE.
Et toi, ma Fille, aussi !
Quoi ? toute Ma maison me combat, et conspire
Contre l’autorité que je garde à l’Empire ?
Conspirez pour Fabie, et combattez tous trois ;
J’aurai pour moi l’Empire, et la force, et les lois.
Que parles-tu d’un Gendre : et quelle est cette audace
Qui te fait demander et sa vie, et ma grâce ?
Quoi ! pour mon Ennemi, qu’un crime rend Vainqueur,
Ta bouche ose s’ouvrir aussi bien que ton cœur ?
Quelle indiscrétion ? où va cette imprudence ?
Madame, et l’on trahit ainsi ma confidence ?
Vous êtes femme enfin, et vous avez parlé.
LUCILLE.
Je suis Mère de plus, et j’ai tout révélé :
Mais quand bien j’aurais tu ce qu’il fallait apprendre,
La parole vous lie, est-il moins votre Gendre ?
PAPYRE.
Le secret n’était pas si prêt à publier :
Ma parole est sacrée, elle me doit lier ;
Oui, oui, nous la tiendrons. Vous n’avez su vous taire ;
Ma Fille a trop appris, et n’ose que trop faire :
Mais un moyen me reste, en le faisant punir,
D’acquitter ma parole, et ne la pas tenir ;
Je la dégagerai, sans que je la viole,
Et romprai ce lien, sans rompre ma parole :
Fabie est donc mon Gendre : et pour ne l’être pas,
Je me puis dégager bien tôt par son trépas ;
Je punirai son crime.
PAPYRIE.
Ah ! mon Père !
PAPYRE.
Et le vôtre.
PAPYRIE.
Sachez que son trépas sera suivi d’un autre :
Regardez votre foi, ma douleur, et son rang ;
Épargnez votre Gendre, épargnez votre sang ;
Nous avons mérité tous deux votre colère ;
Mais il est votre Gendre, et vous êtes mon Père.
PAPYRE.
Mais il est criminel, et vous, bien plus que lui.
Mais...
LUCILLE.
Ferez-vous périr votre race aujourd’hui ?
Croyez que je suivrai le destin de ma Fille :
Quoi ! pour un point d’honneur perdre votre famille ?
PAPYRE.
Ce point va conserver le pouvoir souverain,
Qui m’anime à ce coup et me hausse la main ;
Ma main lui va donner ce que Rome demande ;
Si Fabie est trop peu, ma famille en offrande ;
Si ma famille encore est peu pour son besoin,
Tout mon sang coulera dans un si noble soin ;
Ma Dictature attend un exemple si rare ;
Elle, ou lui, doit périr.
PAPYRIE.
Quel exemple barbare !
Répondons-lui de cœur ; s’il faut mourir, mourons.
LUCILLE, s’en allant avec sa Fille.
Cruel, va l’immoler ; dans peu nous le suivrons.
CAMILLE.
Voyez ce qu’en ces cœurs produit votre colère.
PAPYRE.
Quelle fureur ? ô Dieux ! retenez les, mon frère :
J’en demeure interdit.
Scène III
FLAVIE, CAMILLE, FABIE, PAPYRE, COMINE
FLAVIE.
Seigneur, n’avancez pas :
C’est courir à la mort ; elle est dessus vos pas ;
Ayez plus de respect, ou de soin pour la vie.
CAMILLE.
Elles sont déjà loin : va, cours après, Flavie.
FABIE.
Avançons.
PAPYRE.
Ah ! c’est trop balancer mon courroux ;
Il tombera... Que vois-je ? il tombera sur vous :
Quoi ? tous deux à mes yeux, dedans ce trouble extrême,
Vous venez me braver jusqu’en ce Palais même ?
FABIE.
Nous venons au devant d’un foudre en sa fureur.
COMINE.
Contenter le courroux d’un puissant Empereur.
FABIE.
Tous deux en vrais Romains, lui de mon sort complice,
Moi, n’ayant pu souffrir la honte d’un supplice,
Nous venons généreux à vos pieds apporter
Deux têtes, qu’on pouvait contre vous disputer.
PAPYRE.
Quoi ! ces cœurs sont rendus, ces ardents à combattre ?
Ces courages plieront, quand je crois les abattre ?
Relevez-les ; j’ai honte à vous voir relâcher ;
Soyez, en résistant, dignes de me fâcher :
Donc Fabie est rebelle aux lois, dans mon Armée ;
Et dans Rome, ses feux ne sont plus que fumée ?
Le Sénat le soutient, il peut faire un parti,
Et devant le combat son cœur s’est démenti ?
FABIE.
Mon cœur ne le saurait, il est le même encore ;
Mais plus il est puissant, et plus il vous honore :
Sans liguer le Sénat, sans armer nos Maisons,
Mon respect sera seul ma force, et mes raisons.
Mon courage osa trop, il se laissa surprendre,
Il déroba la gloire ; et je vous la viens rendre ;
Je vous rends mes honneurs, ma dignité, mon rang ;
Acceptez ma victoire, et prenez tout mon sang.
PAPYRE.
Je veux tirer ce sang, non pas qu’on me le donne ;
L’Ennemi me déplaît, alors qu’il s’abandonne :
Votre victoire n’est que d’un crime éclatant
Le fruit qu’un criminel doit au sort qui l’attend.
FABIE.
Avancez donc ce sort, tranchez ma destinée.
PAPYRE.
Le Sénat le doit faire, et dans cette journée.
FABIE.
Daignez avec Camille ici la terminer ;
Il m’est tout un Sénat, et me peut condamner ;
Vous connaîtrez tous deux combien je vous respecte :
Sa vertu moins qu’à moi vous doit être suspecte,
Il en peut décider devant vous, et chez lui.
PAPYRE.
Loin d’être votre juge, il s’est fait votre appui.
CAMILLE.
Je le suis de sa gloire, et de son innocence,
Qui fait une vertu d’un crime de licence ;
Son cœur, par un remords et noble et généreux
Désavoue à ses bras ce qu’il a fait par eux,
Il renonce à sa gloire, et leur en fait reproche :
Et ce cœur ne saurait toucher un cœur de roche.
PAPYRE.
Il le touche, il le perce, et ne l’ébranle point ;
Ce rocher s’affermit, et demeure en un point.
FABIE.
Je vois qu’en lui l’amour a fait place à la haine,
Ce point me l’a fermé, ce point seul fait ma peine ;
Ce point détruit la grâce où j’allais recourir,
Et plus fort que mon crime il me fera mourir ;
Il endurcit ce cœur qui fut pour moi si tendre,
Et vous fait oublier que je suis votre Gendre.
PAPYRE.
Mon Gendre ? un criminel ? Non, vous ne l’êtes plus :
Ne cherchez point ce titre et des noms superflus,
C’est en m’obéissant qu’il fallait le paraître.
FABIE.
Les combats m’ont fait voir bien plus digne de l’être ;
Et je n’ai recherché d’être victorieux,
Que pour rendre encor plus votre choix glorieux,
Que pour justifier une si haute place,
Acquise en votre armée, ainsi qu’en votre grâce ;
Et par une victoire entrer plus dignement
Dedans votre Maison en Vainqueur, en Amant :
Mais par cette Victoire, à ma première entrée,
Mon amour pour triomphe a la mort rencontrée.
Je l’attends ; mais plus noble, et digne de mon cœur ;
Que le bras de l’Amant punisse le Vainqueur ;
Soufrez que mes lauriers s’immolent à ma flamme,
Que ce fer à vos pieds lui consacre mon âme ;
Pour sauver mon honneur, permettez que mon bras,
Ce fameux Criminel qui donna ces combats,
Sans attendre un bourreau qui souillerait ma gloire,
Verse ici tout mon sang, pour laver ma victoire.
Scène IV
PAPYRE, FABIE PÈRE, CAMILLE, FABIE FILS, COMINE
PAPYRE.
Dieux ! que sens-je ? est-ce moi ?
FABIE PÈRE, voyant son Fils à genoux.
Dieux ! que vois-je ? est-ce lui ?
Quel spectacle ? ô mes yeux ! ô mon cœur ! quel ennui ?
COMINE.
Quel furieux transport ! et que vouliez-vous faire ?
FABIE FILS.
Trop peu pour mon amour.
FABIE PÈRE.
Mais bien trop pour ton Père :
Qu’ai-je dit ? Je me trompe ; et tu n’es pas mon Fils ;
Lâche, ce que tu fais détruit ce que tu fis :
Quoi ! pour une victoire et si grande et si pleine
Implorer ce Cruel ? t’exposer à sa haine ?
Lui demander la vie ? ô honte ! ô lâcheté !
FABIE FILS.
Moi ? mon Père.
FABIE PÈRE.
Tais-toi : puis-je l’avoir été ?
Ce cœur remporta-t-il une double victoire ?
Ce cœur pourrait-il bien ternir ainsi sa gloire ?
A-t-il tant de faiblesse ? Eut-il tant de vigueur ?
Infâme, réponds-moi ; réponds-moi, noble cœur :
Mais lâche et généreux, que me peux-tu répondre ?
On voit une action dans l’autre se confondre :
L’une me fait horreur, et l’autre a des appas ;
Par elles c’est mon Fils, et si ce ne l’est pas :
Parle, Fils généreux ; mais plutôt parle, infâme ;
As-tu doublé ton cœur ? as-tu doublé ton âme ?
Mais quel aveuglement à ma colère est joint ?
Je t’impute deux cœurs, lâche, tu n’en as point,
Après une victoire et si belle et si rare,
Tu viens de le laisser aux pieds de ce Barbare :
Peux-tu bien racheter une vie à ce prix,
Digne de ses rigueurs, digne de ses mépris ?
Ta victoire peut elle être encore enviée ?
Il te la doit céder ; ah ! tu l’as bien payée :
Quoi : Demander la vie : un Fabie, un Romain ?
As-tu perdu ton cœur ? qu’as-tu fait de ta main ?
Pour effacer ta honte, et pour finir ma peine,
Viens emprunter la mienne ; elle est toute Romaine ;
Je t’ai donné le jour, je puis te l’arracher,
L’avoir en don d’un autre, ah ! c’est un don trop cher,
Quoi ? demander la vie ? ô l’indigne faiblesse ?
FABIE FILS.
Que ce reproche injuste et m’anime et me blesse !
Moi, demander la vie ? un bien plus noble effort
Me tenait à ses pieds pour implorer la mort :
Mais puisqu’il est encore approuvé de mon Père ;
Je puis le contenter, je dois vous satisfaire,
Et vais dans les transports de mon cœur amoureux,
Si je dois criminel, payer en généreux :
Je préviendrai du moins le supplice et ma honte :
Mon sang, de mes désirs, à tous va rendre compte :
Vous, lisez dans mon cœur, vous verrez jusqu’au fond ;
Vous mon Père, voici comme je vous réponds.
PAPYRE.
Arrêtez sa fureur.
FABIE PÈRE.
Ou plutôt son courage ;
Par lui je vois mon Fils, et combien je l’outrage :
C’est comme mon sang parle, et répare un affront,
Je parlais en Fabie, en Fabie il répond.
COMINE.
Je ne vous quitte point.
FABIE FILS.
Faut-il qu’on me confonde ?
Soufre que de mon cœur mon propre bras réponde.
COMINE.
On connaît votre cœur digne d’un autre sort.
FABIE FILS.
On le connaîtra mieux encore par ma mort.
PAPYRE.
La prévenir ainsi, c’est la craindre, et se rendre ;
Il faut la disputer : la force est à l’attendre.
FABIE FILS.
Oui, quand avec éclat on la peut disputer.
Mais attendre un supplice ? ah ! c’est le mériter.
CAMILLE.
Notre vie est aux Dieux ; le destin en dispose !
Le supplice est honteux seulement par la cause ;
D’un supplice on peut faire un trépas glorieux,
Il faut vivre pour nous, et mourir pour les Dieux.
FABIE FILS.
J’ai vécu pour l’honneur ; je veux mourir de même.
PAPYRE.
Mourir par désespoir est une erreur extrême.
FABIE PÈRE.
Oui, cruel, mais ici rien n’est désespéré :
À t’ouïr, on croirait son trépas préparé ;
Tu crois que le Sénat selon tes vœux l’apprête ;
Tu refuses sa main, pour mieux avoir sa tête ;
Ce n’est pas de son bras que tu veux obtenir
Une mort qui te venge et le puisse punir :
Ta douceur n’est que feinte, et je vois ta malice ;
Tu retardes sa mort, pour hâter son supplice,
C’est dessus son honneur que tu veux te venger :
Mais le Sénat est juste, et doit le Protéger :
Tu n’en veux qu’à son nom, tu n’en veux qu’à sa gloire :
Ta jalousie est claire, et ta malice est noire ;
Ton lâche procédé, violent, factieux
Met son crime si haut qu’il t’en montre envieux ;
Son crime, qui t’offense, est si beau, qu’il nous flatte ;
Nous eussions tu sa gloire, et tu fais qu’elle éclate :
Rome, qu’elle enrichit, porte au dessus des lois
Ce crime, qui n’est plus crime que dans ta voix ;
Que ta voix anoblit, que ta rigueur illustre,
Qu’elle fera passer de l’un à l’autre lustre,
Ce crime, honneur de Rome, et dont l’accusateur,
Ou plutôt l’envieux, est un grand Dictateur,
Ce crime, qui la sauve, et que le Camp renomme,
Pour qui l’on dût ouvrir tous les Temples de Rome,
Pour faire sacrifice, et rendre grâce aux Dieux
Des victoires qui vont perdre un Victorieux :
Je ne le nomme point ton Ami ni ton Gendre :
Je retire mon sang quand tu le veux répandre,
Veux-tu, pour confirmer l’alliance et l’accord,
Le signer par son sang, l’arrêter par sa mort ?
Tigre, va le répandre, et tigre, va le boire :
Mais révère son nom, punissant sa victoire ;
Songe au sang précieux, qu’elle-même épargna,
Que tu la pouvais perdre, et qu’il te la gagna :
Vois...
PAPYRE.
Quoi voir ? j’ai trop vu sa désobéissance,
Et je vois même ici trop braver ma puissance
Quel insolent orgueil ? craignez...
FABIE PÈRE.
Je ne crains rien :
La crainte est aux méchants ; nous en différons bien :
Connais mieux ton pouvoir, et les Âmes Romaines ;
Nous avons eu l’éclat des marques souveraines :
Je craindrais, moi ! Consul, trois fois, et Dictateur :
Les Romains m’ont vu maître, et non persécuteur :
Sans perdre les vainqueurs j’emportais la victoire.
PAPYRE.
Ah ! c’est trop offenser et ma charge et ma gloire :
Nous verrons au Sénat quel pouvoir nous avons,
Je vous attendrai là.
FABIE PÈRE.
Fort peu, nous vous suivons.
Allons, mon Fils, allons disputer de ta vie.
CAMILLE.
J’en désespère, et plains l’un et l’autre Fabie.
ACTE IV
Scène première
LUCILLE, PAPYRIE
LUCILLE.
Puisqu’ils sont au Sénat, j’ose encore espérer :
Et ce moment fatal nous donne à respirer.
PAPYRIE.
Mais à pleurer plutôt : que dis-je ? en ces alarmes ?
Pour le sang de Fabie est-ce assez que des larmes ?
Son trépas est certain, mon Père l’y conduit :
Voyez voyez l’état où mon cœur est réduit :
Quoi ! ce Victorieux, que toute Rome admire,
Au milieu de sa gloire en triomphant expire ?
Et ce qui dans mes sens fait naître plus d’horreur,
Mon Père impétueux l’immole à sa fureur.
Est-ce un Gendre ? est-ce un Père ? et suis-je encor sa Fille ?
Ne considérer point son rang ni sa famille ?
Sa foi, leur amitié, ma sainte affection,
Vous-même, Rome entière, et sa protection ?
Malgré tout le Sénat, qui respecte sa gloire,
Accabler ce Vainqueur sous sa propre victoire ?
Suivre contre nos vœux son violent transport ?
Ôter à sa Maison un si noble support ?
Un Gendre, dont la gloire honorait sa famille ?
Est-ce un Père en effet ? et suis-je encor sa Fille ?
LUCILLE.
Vous l’êtes, Papyrie, et dans ce sentiment
Vous témoignez assez de l’être noblement ;
Fidèle Amante autant que Fille généreuse
Vous blâmez justement sa loi trop rigoureuse ;
Comme vous je la blâme, et suis pour votre Amant :
Mais...
PAPYRIE.
Veut-on que j’étouffe un juste mouvement ?
Donc après sa parole et donnée et reçu
Son Gendre par sa mort verra sa foi déçue ?
Est-ce comme il la donne ? est-ce comme il la tient ?
Je me trouve engagée ; à peine il s’en souvient :
C’est mon Époux enfin ; et quoi qu’il en advienne ;
Mon Père rompt sa foi ; je veux tenir la mienne ;
Et pour la bien tenir, compagne de son sort,
Puisqu’il s’en va mourir, je n’attends que la mort.
LUCILLE.
Ce sentiment est juste, encore que trop tendre :
Dans un sort si cruel vous la devez attendre :
Mais l’attendre, ma Fille ; et non pas prévenir
Par elle le trépas d’un qu’on ne peut punir ;
Le Sénat, toute Rome obligée à sa gloire
Maintiendra le Vainqueur, admirant la victoire ;
Ou son propre destin s’étendant dessus nous
Me fera suivre un Gendre, et vous, suivre un Époux :
Mais faut-il prévenir nous-mêmes son supplice ?
Vous savez qu’on prépare au Temple un sacrifice ;
Allons faire rougir en ce dernier ressort
Les autels pour sa vie, ou les Dieux pour sa mort ;
On les verra fléchis par nos vœux légitimes,
Ou nous-mêmes servir de dernières victimes ;
Notre sang va braver, à la face des Dieux,
Le courroux de Papyre, et la haine des Cieux ;
Nous saurons...
Scène II
LUCILLE, FLAVIE, PAPYRIE
LUCILLE.
Mais enfin que saurons-nous, Flavie ?
FLAVIE.
Qu’il reste quelque espoir encore pour sa vie :
N’étant par le Sénat absous ni condamné
Fabie en est au peuple, et l’appel est donné ;
C’est toute la faveur qu’on a faite à son Père.
PAPYRIE.
Qui flatte un peu nos maux, et qui n’est que légère.
FLAVIE.
Comine allant au Peuple annoncer ce décret
Me l’a dit vers le Temple, où déjà tout est prêt.
LUCILLE.
Le peuple aura le soin de conserver sa vie.
PAPYRIE.
Papyre pour le perdre encore a plus d’envie ?
Le Sénat tout puissant n’ayant pu le sauver,
Rome pour son salut ne peut plus rien trouver ;
Non, le Peuple est trop faible, il a trop d’inconstance,
Mon Père est trop entier, il a trop de puissance :
L’un donc étant trop fort, l’autre mal défendu,
Fabie est mort, Hélas ! mon Époux est perdu :
Qu’attendrais-je du peuple ? ô destin ! ô mon Père !
Ah ! je vois l’un et l’autre également sévère ;
Digne Amant, noble Époux, Vainqueur plus glorieux ;
Rien ne te peut sauver.
LUCILLE.
Il reste encor les Dieux ;
Implorons donc le Ciel, et recourons aux Temples ;
On a de leur faveur d’aussi rares exemples.
PAPYRIE.
Un mal si proche attend un plus prochain secours ;
Je n’en espère rien ! Mais ayons y recours.
Que demander au Ciel, pour m’être plus prospère,
Ou la honte, ou l’honneur, d’un Époux, ou d’un Père ?
L’un et l’autre en ce jour doit vaincre, ou doit céder,
Aucun bien, sans un mal, ne me peut succéder ;
Si Fabie est plus fort, Papyre enfin succombe :
L’un vainqueur, l’autre meurt ; l’un sauvé, l’autre tombe :
Soutenez les tous deux, et pour m’être plus doux,
Dieux, apaisez mon Père, et sauvez mon Époux.
LUCILLE.
Allons pour un tel bien implorer leur puissance.
Mais les voici tous deux : évitons leur présence.
Toi viens nous par sa vie ôter un grand dessein,
Ou plonger par sa mort un poignard dans le sein,
Vois tout ce qui se passe, et nous le viens redire.
Qui doit céder ; des Dieux, de nous, ou de Papyre ?
Scène III
PAPYRE, FABIE FILS
PAPYRE.
Serez-vous comme une ombre attachée à mes pas ?
Dans la chambre, en ce lieu, quoi ! ne me quitter pas ?
FABIE FILS.
Non, que je n’aie enfin obtenu cette grâce
Qu’il faut qu’en sa colère un Ennemi me fasse :
Un Ennemi ? que dis-je ? un Père, un Souverain ;
Dont mon destin implore ou le cœur, ou la main ;
Le coup, ou la pitié ; la mort, ou la tendresse ;
Je ne dois qu’à vous seul, à vous seul je m’adresse :
En vain j’ai vu pour moi le Sénat agité :
Flatté par mille Amis, par mon Père excité,
Encor que mon respect vous déplaise, et l’offense,
Je n’ai pas daigné dire un mot en ma défense ;
Défendrais-je mon sang, si vous le demandez ?
Attendrais-je un arrêt, si vous ne le rendez ?
Le Sénat respectant ma tête, et vôtre foudre ;
Ne m’a pu condamner, et n’ose pas m’absoudre,
Comme il n’accorde rien, il n’a rien refusé ;
Quoi qu’il m’ait par prière envers vous excusé,
Quand mes Juges soumis priaient pour le coupable
J’accusais dedans moi leur zèle favorable ;
Ils cherchaient mon salut ; et mon cœur généreux
Dans ces communs souhaits était même contre eux ;
Eux regardaient ma vie, et moi votre colère,
Sachant que je ne puis et vivre, et vous déplaire :
Que sans rentrer en grâce, et dans votre amitié,
Le jour m’est odieux, ainsi que leur pitié ;
Un seul moyen rendra leur assistance vaine :
Demeurez en colère, et ma mort est certaine :
Quoi ? perdre Papyrie, et perdre mon amour ?
C’est pis que perdre ensemble et la gloire et le jour :
Est ce de votre foi ce que je dus attendre ?
Qu’est devenu ce cœur, qui fut pour moi si tendre ?
Lui, qui m’a tant aimé, pourrait-il me haïr ?
PAPYRE.
Qu’est devenu ce cœur, qui devait m’obéir ?
Lui, que j’obligeai tant, et dont je dus attendre
La foi d’un Lieutenant, comme la foi d’un Gendre :
Lui, de qui le respect et l’amour me flattait,
Pouvait-il m’offenser alors qu’il combattait ?
Pour rendre ma puissance et ma gloire étouffées
N’avez-vous pas brûlé les armes, les trophées ?
Croyant dans la fumée obscurcir mon renom,
Et dessous cette cendre ensevelir mon Nom ?
Ce nom pourra, sans vous, passer à la mémoire ;
Ce Nom peut honorer la plus belle victoire
Des infracteurs des lois ennemi capital
Ce nom doit triompher, et vous être fatal.
FABIE FILS.
Ce Nom m’est vénérable autant que vous sévère :
Je l’honorais au Camp, ici je le révère :
Je devais à ce Nom ce qu’un zèle pieux
Par un vœu solennel me fit donner aux Dieux,
Les dépouilles d’un Camp sur l’Ennemi tirées
Pour cet heureux succès leur furent consacrées.
PAPYRE.
Ô le masque pieux d’un courage zélé,
Qui forge aux Dieux un droit, lors qu’il l’a violé ?
Que la Religion, qui couvre son offense,
Détournait de combattre autant que ma défense.
FABIE FILS.
L’avantage de Rome offert presque à mes yeux
Ne me semblait venir que de la main des Dieux ;
Et contre un ordre étroit ayant l’âme trop haute,
J’ai cru qu’une victoire effacerait ma faute.
Mais puisque je ne puis éviter le trépas :
Que la loi, comme vous, est sourde et n’entend pas,
Que sans rien expliquer elle ordonne, et décide :
Qu’elle et vous me défend d’être mon homicide :
Quittez ce grand courroux, armez vous de la loi :
Et je vais contenter vous, les Dieux, elle, et moi.
Pour montrer qu’on m’en veut, et non pas à ma gloire,
Punissez donc mon crime, et non pas ma mémoire,
Il est, vous le savez, noble et victorieux :
Que je soufre un trépas, comme lui, glorieux,
Éloignons en ces noms de honte, et de supplice ;
En vainqueur j’ai failli, qu’en vainqueur je périsse ;
Que je meure en Fabie, et qu’il me soit permis
D’aller chercher la mort parmi nos Ennemis ;
Ainsi que j’ai failli, que je meure en grand homme ;
Que mon dernier soupir donne un triomphe à Rome ;
Que j’ajoute, en mourant, quelque lustre à son sort :
Qu’elle admire ma vie, et profite en ma mort :
Les Samnites encor de reste ont quelque Ville,
Que j’aille les forcer jusques dans leur asile,
Expirer au dessus de leurs derniers remparts,
Percé comme couvert de piques et de dards,
Que sur un tas de morts le dernier des Fabies
Tombe avec ce grand nom qui les veut pour hosties ;
Sous votre ordre une fois combattant à vos yeux
Que j’aille demander un trépas glorieux
À ceux que j’ai vaincus contre votre défense,
Que ma valeur expie un crime de vaillance,
Puisqu’il faut par la loi périr, je périrai ;
Vous serez satisfait ; et je triompherai ;
Souffrez...
PAPYRE.
Quoi ? ce triomphe ? Il n’est pas légitime ;
Ce serait couronner non pas punir le crime,
Voilà, pour vous flatter, un grand et vain effort ;
C’est choisir son naufrage, et chercher un beau port,
Un Criminel jamais s’est-il fait son supplice ?
La vertu seule attend ce qu’il donne à son vice :
C’est gloire que d’avoir des remparts à forcer :
La loi vous doit punir, non pas récompenser
Ces portes de la Mer, ces Villes des Samnites,
Matières de triomphe à ma charge prescrites ;
Attendent que mon bras qui portera leur sort
Fasse en ces lieux voler et notre Aigle, et la mort ;
Et m’offrent un triomphe, et des honneurs suprêmes,
Que vous avez souillés par vos victoires mêmes :
Contre elles j’arme aussi, non ma sévérité,
Mais les lois, pour punir votre témérité ?
Attendez même sort qu’eut le Fils de Manlie,
Votre crime est plus grand, un moindre nœud nous lie ;
Son sang n’eut par sa mort qu’un combat à laver :
Mais le vôtre en a deux, et se peut moins sauver.
Ce n’est pas qu’en effet mon amitié blessée
Ne combatte pour vous encore en ma pensée ;
Je sais ce que je perds, et Rome, en vous perdant,
Mais Rome et moi perdrions bien plus en vous gardant.
J’oi la force des lois, qui languit et soupire :
Le pouvoir souverain, l’intérêt de l’Empire
Gémit par cet avis dans mon cœur entendu :
Perds un homme, Papyre ; ou bien tout est perdu.
Ô lois ! apaisez-vous ; sa perte est assurée,
L’Empire la demande, et mon cœur l’a jurée,
Votre victime attend, et le supplice est prêt.
Mais Dieux ! mon amitié s’oppose à mon arrêt :
Perdre un Gendre, un Héros, un Démon de vaillance !
Quel sang ! quel crime aussi ma Justice balance ;
Rome à Rome s’oppose en un coup si fatal :
Le sauver ? que de bien ! le sauver ? que de mal !
Mais c’est trop balancer, la chose est résolue,
Ton intérêt l’emporte, ô Puissance absolue !
Il mourra. Mais pourtant lorsque je le promets
Défendez-vous, Fabie, et je vous le permets :
L’appel en est au Peuple, où déjà l’on s’assemble :
Votre Père... Il paraît, et les Tribuns ensemble :
Prévenez mon courroux, allez seul les trouver,
Tâchons, moi de vous perdre, et vous de vous sauver,
Mon cœur, qui vous perdra, montre bien qu’il vous aime,
De vous encourager encor contre moi-même.
FABIE FILS.
Puisque vous l’ordonnez ; et bien donc, sauvons nous.
Scène IV
FABIE PÈRE, PAPYRE, COMINE, MARTIAN, FABIE
FABIE PÈRE.
Arrêtez, arrêtez ; et quoi ! me fuyez-vous ?
PAPYRE.
Nous allons tous au Peuple, et moi, je vous devance.
MARTIAN.
L’assemblée est fort grande, on est à l’Audience,
Le Peuple prêt de rendre un arrêt solennel
Demande à haute voix le Vainqueur Criminel,
Et que le Dictateur pour la chose commune.
Daigne en les visitant honorer la Tribune :
Je viens, pour vous y suivre, et vous accompagner.
FABIE PÈRE.
Moi, pour vous dire encor...
PAPYRE.
Et pour ne rien gagner :
Épargnez des discours, que je ne puis entendre.
FABIE PÈRE.
Épargnez donc mon Fils, épargnez votre Gendre :
Et pour lui rendre un Juge, un Dictateur plus doux,
Permettez qu’en ce lieu j’apaise son courroux,
Ayant émeu les flots, j’adouci la tempête :
La foudre est dans vos mains, qui gronde sur sa tête,
Vers le Peuple, au Sénat, partout elle le suit,
Enfin tous mes efforts, qui font un si grand bruit.
Et tant d’éclairs ne sont à mon cœur qui succombe
Que les avant-coureurs d’un tonnerre qui tombe.
Ah ! que n’en êtes-vous armé pour mon trépas !
Ce grand cœur, qui se rend, ne succomberait pas,
Je verrais, sans frémir, éclater ce tonnerre,
Et plutôt que mon cœur trembler toute la terre.
Mais voir un Fils unique, et noble et glorieux,
Reste des Fabiens, qui vaut tous ses Aïeux,
Qui fit tout mon espoir, qui fait toute ma crainte,
Péri par un supplice, et sa Maison éteinte ?
Ah ! c’est un coup du Ciel, comme vous, inhumain,
Et contre qui mon cœur cesse d’être Romain :
Dedans ce désespoir il se plaint, il soupire,
Ne connaît plus le Ciel, le Sénat, ni Papyre ;
Et tient pour Ennemis cruels, injurieux,
Papyre, le Sénat, et le Ciel, et les Dieux.
PAPYRE.
Et les Dieux, et le Ciel, le Sénat, et moi-même
N’écoutons point la voix d’un désespoir extrême :
Ce sentiment Romain, que vous nommez courroux,
Rien ne peut l’adoucir, ni le Sénat, ni vous ;
Le Peuple nous attend, et fera moins encore :
Je vais perdre Fabie, et dans moi je l’adore ;
Et mes sens généreux sont si fort combattus
Que je punis son crime, admirant ses vertus.
Elles parlent dans moi, leur puissance est bien forte,
Elle attire mon cœur, mais Rome enfin l’emporte ;
C’est son intérêt seul qui combat sous le mien ;
Je vais bien attaquer, mais défendez vous bien.
FABIE FILS.
À quoi ce grand combat ? que sert cette défense ?
Je connais que mon sort est en votre puissance,
Que le Peuple ne peut...
MARTIAN.
Le Peuple enfin peut tout.
FABIE PÈRE.
Oui, puis qu’il faut combattre, allons jusques au bout ;
Remuons tout l’État pour le salut d’un homme.
Et que Rome aujourd’hui combatte contre Rome,
Les services présents pourront bien soutenir
Un Vainqueur que l’on perd, de peur de l’avenir :
Punir une victoire et certaine, et si grande,
Pour un mal incertain, et que l’on appréhende ?
Rome peut abolir de si timides lois,
Ou du moins adoucir leur rigueur une fois ;
Le fruit qu’elle en attend ne vaut pas l’avantage
Qu’elle a déjà reçu d’un si noble courage ;
C’est avancer sa perte, augmenter son ennui
Que de faire périr un homme tel que lui ;
Et qui peut rendre à Rome un Monde tributaire,
Pour ce grand intérêt les lois doivent se taire.
PAPYRE.
Si pour Rome la loi craint un mal incertain,
Ce bien qu’on lui promet est encore plus vain :
Laissons au Peuple à voir et juger de ces choses :
Quoique j’ai pu moi-même être Juge en mes causes,
J’en ai permis l’Appel, pour vous favoriser.
FABIE PÈRE.
Mais que vous ne pouviez pourtant me refuser ;
Puisque l’un de nos Rois, c’est Tuelle, je le nomme ;
Devant tout le Sénat, à la face de Rome,
Céda bien à l’Appel, et montra le pouvoir
Que le Peuple a parfois de juger et de voir ;
Ce Monarque avait lors une entière puissance,
Le Peuple moins de droit, lui plus d’indépendance.
PAPYRE.
Tenez un Dictateur souverain comme lui.
FABIE PÈRE.
Mais Rome n’était pas ce qu’est Rome aujourd’hui ;
Elle était sous les Rois ; maintenant elle est Reine,
Elle a sa liberté qui la rend souveraine.
PAPYRE.
Et cette liberté qu’elle met en nos mains
Nous rend, plus que les Rois, puissants et Souverains :
Il est vrai qu’elle est libre à se donner un Maître ;
Elle le fait ; après elle doit le connaître :
Dites, que peut le Temple, et qu’a pu le Sénat :
Ma dignité souffrait pour vous cet attentat ;
Et contre mon pouvoir n’étant point de refuge,
Vers le Peuple, au Sénat je suis et Maître et Juge ;
Quoique pour ma décharge, et votre allègement,
Je les fais compagnons dans ce haut Jugement.
Vous n’avez su connaître une si grande grâce :
Mais je saurai tantôt rabattre cette audace.
MARTIAN.
Voyez...
PAPYRE.
Rien, Martian, que mes droits absolus :
Je ne vous entends point, et ne les connais plus.
Allons au Peuple, allons ; c’est trop le faire attendre.
FABIE FILS.
Allons donc à la mort ; rien ne m’en peut défendre.
ACTE V
Scène première
PAPYRE, CAMILLE
PAPYRE.
Non, toutes ces raisons ne vont qu’à m’offenser,
Il est perdu, Camille, il n’y faut plus penser :
Le Peuple et le Sénat, impuissants l’un et l’autre,
N’ont pas osé l’absoudre : aussi ce droit est nôtre.
La Dictature en moi trouve sa sûreté ;
C’est une souveraine et courte Royauté ;
Je l’ai mise en sa force, et mon cœur l’a portée
En un point où jamais elle n’était montée :
De ce lieu si superbe, où vainqueur je la vois,
Elle me rit, me plaît, elle est digne de moi :
J’ai par un même coup sauvé ma renommée,
Et l’ordre souverain, cette âme d’une Armée ;
J’ai maintenu l’Empire, et le commandement.
CAMILLE.
Et vous perdez Fabie en ce chaud mouvement.
PAPYRE.
Je perds un Criminel : il vaut mieux qu’il périsse
Que cette autorité, les lois, et la Justice ;
Quoi ? j’aurais vu déchoir par ma facilité
La Justice, les lois, et cette autorité ?
À ma honte, par moi, durant mon ministère
Périr la Dictature, un si haut caractère ?
Pour l’honneur de Fabie, et de ses deux combats,
J’aurais vu perdre Rome, et tout l’Empire à bas ?
Non, j’aime mieux couper ce mal en sa racine :
Observateur des lois et de la discipline,
Je fais pour l’avenir, je vois par le passé
Le chemin que Manlie et Brute m’ont tracé.
Par mon propre tourment pour te rendre obligée
Que n’est-il mon Parent, ô Rome protégée !
Ah ! que n’est-il mon Fils, ce Gendre prétendu !
Je t’aurais plus donné, quand j’aurais plus perdu :
Je souffre autant qu’un Père, et ce grand coup m’étonne,
Je l’aime autant qu’un Fils, Rome ; et je te le donne.
CAMILLE.
C’est un don en effet, qu’elle tiendra de vous ;
Elle l’attend, Papyre et nous l’attendons tous :
Chacun fait à Fabie un sort plus favorable,
On l’attend en Vainqueur, et non pas en Coupable :
On le demande tel, tel il nous soit donné,
Puisque le peuple enfin ne l’a point condamné.
PAPYRE.
Il ne l’a point absous, c’est trop pour le confondre.
CAMILLE.
Il le garde pourtant.
PAPYRE.
Et c’est pour m’en répondre.
Pour ne l’irriter pas, je le laisse en ses mains.
CAMILLE.
Vous avez le pouvoir : lui, l’amour des Romains.
PAPYRE.
S’ils l’aiment, ces mutins ; ils craindront ma puissance ;
Je laisse à leur orgueil cette ombre de licence,
Et le temps d’aviser s’ils se rendront garants
D’un crime à soutenir par des crimes plus grands :
Ils ne le feront pas ; ce soin est inutile,
Je suis Maître du Camp, je puis tout dans la Ville ;
Le Peuple, qui me voit animé pour la loi,
N’osera pas l’enfreindre, et même contre moi ;
Il connaît mon pouvoir, il connaît mon courage ;
Employons l’un et l’autre à ce fameux ouvrage ;
Dans un juste dessein autant que rigoureux,
Pour leur propre intérêt, opposons nous contre eux ;
Refusant les Romains montrons que je les aime,
Et rendons Rome heureuse en dépit d’elle-même ;
Faisons son propre bien contre ses propres vœux ;
Ne la regardons point, regardons ses Neveux ;
Indulgente à son mal encor qu’elle soupire,
N’écoutons point sa voix, et gardons lui l’Empire ;
Faisons un bien qui dure, et qu’on trouve après nous ;
Perdons un Criminel, pour l’intérêt de tous.
CAMILLE.
C’est perdre la Valeur, sous les lois opprimée ;
Avec elle il faut donc perdre toute l’Armée,
Qui dans ses intérêts entre et s’ose mêler :
Il n’est plus temps de feindre, et de vous rien celer :
Tout le Camp se mutine, et prend part en ce crime,
Que vous allez punir, qui contre vous l’anime ;
Valère me l’a peint un camp séditieux,
Qui... Mais Comine vient ; peut-être il le sait mieux.
Scène II
COMINE, PAPYRE, CAMILLE
COMINE.
Une triste nouvelle à vos yeux me ramène :
L’Armée est en révolte, et tous les Chefs en peine :
On y voit le désordre et la sédition,
Légion opposée à l’autre légion,
Aigle contre Aigle, enfin dans l’émeute publique
Homme presque contre homme, et pique contre pique,
Le Camp prêt de se battre, ou de se débander ;
Personne n’obéit, nul n’ose commander ;
Et cette Armée encor chaude et victorieuse,
D’une insolente voix, superbe, injurieuse,
Menace, en demandant à Rome, à tous ses Dieux
Pour prix de ses combats son Chef victorieux.
PAPYRE.
Et bien donc, quelle l’ait, finissons la tempête :
Ils demandent Fabie, envoyons leur sa tête :
Elle les instruira : qu’ils lisent, ces mutins,
Dans sa punition leur crime, et leurs destins :
Ils connaîtront quel est mon bras et leur attente ;
L’ordre n’ayant rien pu, qu’elle les épouvante.
Mais sans vous oublier, sans punir à demi ;
Vous, que son crime seul a rendu son Ami,
Pour le vôtre et le leur montrant ma foudre prête
Vous leur irez porter et mon ordre, et sa tête :
C’est vous punir assez par ce commandement ;
Je m’en vais punir l’autre ; et partez promptement ;
Sa tête, et vous, ferez ensemble ce voyage.
COMINE.
Oui, oui, nous le ferons ; mais non pas ce message :
Car pour accompagner la tête du Vainqueur
On doit porter ensemble et ma tête, et mon cœur :
C’est ainsi qu’un Ami doit accompagner l’autre :
Je ferai mon devoir ; j’y vais : faites le vôtre.
PAPYRE.
Fais-le donc, insolent ; va, je ferai le mien.
Quel orgueil !
CAMILLE.
Il est noble : il part, et ne craint rien.
Scène III
LUCILLE, PAPYRE, PAPYRIE, FLAVIE, CAMILLE
LUCILLE.
Il faut plutôt tout craindre : à peine je respire.
PAPYRE.
Qu’est-ce encor ? quel malheur ?
LUCILLE.
Figurez-vous le pire :
Pour tout dire en deux mots ; Craignez tout.
PAPYRIE.
Craignez tout :
Le peuple est soulevé.
PAPYRE.
Nous en viendrons à bout ;
Est-ce là ce malheur, ce grand sujet de crainte ?
PAPYRIE.
Pour votre intérêt seul nous en soufrons l’atteinte :
Ce malheur vous regarde, et ne nous fait trembler,
Qu’à cause qu’il vous presse et vous peut accabler.
LUCILLE.
Déjà le Peuple ému s’emporte...
PAPYRE.
Ah ! le rebelle !
LUCILLE.
Contre vous, pour Fabie ; il soutient sa querelle.
PAPYRE.
Soutenir un coupable ? et contre un Dictateur ?
Quel désordre ?
PAPYRIE.
Il en est l’objet, non pas l’auteur :
Le Peuple en le sauvant, de peur qu’il se hasarde,
Contre lui, contre vous le défend et le garde,
Et craignant de sa main l’attentat généreux,
Lui semble par ses soins, plus que vous, rigoureux.
Dedans sa noble ardeur et le regret de vivre
Il se voit prisonnier, alors qu’on le délivre :
La foule l’environne, et l’emporte à la fois :
On le loue, on vous blâme et vos sévères lois :
Et pour mieux résister contre vous et contre elles
De tous côtés s’assemble un nombre de rebelles
Prêts de se retirer sur le Mont Aventin,
Pour conserver Fabie, ou suivre son destin.
LUCILLE.
Nous-mêmes avons vu, presque au sortir du Temple,
Leur extrême fureur, et qui n’a point d’exemple :
Démettons, disent-ils, ce rude Dictateur
Jaloux de la victoire autant que de l’auteur :
N’ayant plus d’ennemis, qu’est-il plus nécessaire ?
Déposons-le : On dirait qu’ils sont prêts de le faire.
PAPYRE.
Le faire ? on ne le peut ; nous régnons pour six mois.
CAMILLE.
Ne pouvoir vous démettre ? on a chassé les Rois.
PAPYRE.
C’était pour leur orgueil, le crime, et l’insolence,
Moi, j’affermi l’Empire, et maintiens sa puissance ;
Moi, je punis l’orgueil, le crime, et l’attentat ;
Moi, je soutiens les lois, qui soutiennent l’État.
Je craindrais la révolte, et cette violence,
Moi, qui rétabli l’ordre et puni l’insolence,
Qu’il s’assemble, qu’il aille, et couvre l’Aventin,
J’irai seul m’opposer à ce peuple mutin,
Je sais trop ce qu’il faut, dans ce péril extrême,
Faire pour le pays contre le Pays même :
J’irai voir violer les lois, et leur serment,
Et de tout l’Aventin faire mon Monument ;
Plutôt que relâcher il faudra que j’expire,
Qu’on détruise tout l’ordre, et les lois, et Papyre.
LUCILLE.
Ô cœur trop obstiné, trop généreux aussi !
Vous nous allez tous perdre en vous perdant ainsi :
Jugez de quels excès les Romains sont capables.
CAMILLE.
Quoi ? pour un criminel faire mille Coupables ?
Que vois-je ?
Scène IV
FABIE PÈRE, FABIE FILS, PAPYRE, COMINE, MARTIAN, CAMILLE, LUCILLE, PAPYRIE, FLAVIE
FABIE PÈRE.
En voici deux ; le nombre en est moins grand ?
Rome en défendait un, et ma main vous le rend :
Plutôt que de la voir tomber dedans ce crime
Je l’allais égorger ; je vous l’offre en Victime ;
Et prêt de l’immoler au nom de Dictateur
J’en viens être à vos yeux le Sacrificateur.
C’est trop vous disputer une juste puissance,
Et Rome en sa faveur a trop pris de licence :
En horreur de ce crime, et pour l’en préserver,
J’aime mieux perdre un Fils, que je pouvais sauver,
Que le voir glorieux, en la voyant Rebelle ;
Non, je n’ai pu souffrir Rome si criminelle
Joindre à son crime noir un crime triomphant ;
Qu’elle soit sans remords ; je serai sans Enfant ;
Mais son sang m’adoptant plutôt toute une Ville,
Je n’en vais perdre qu’un, et j’en sauve cent mille ;
Rome perd ma Famille, et l’augmente aujourd’hui ;
J’offre mon Fils pour elle, elle s’offre pour lui.
MARTIAN.
Elle s’offre en effet, et reconnaît sa faute :
Elle vous rend Fabie au point qu’elle vous l’ôte,
Et remettant en vous sa grâce et son appui
Elle implore pardon et pour elle, et pour lui.
FABIE FILS.
Comme elle a fait ce crime afin de me défendre,
Mon sang suffit pour tous, et je le vais répandre ;
Et quand votre pitié donnerait grâce au mien,
Je ne m’en ferais pas moi-même pour le sien.
PAPYRE.
Si le crime de Rome à votre âme enflammée,
Mourez, mourez encor pour celui de l’Armée :
Le Camp est en révolte, et l’infidélité
A suivi de bien près votre témérité :
Voilà le second pas contre la Discipline ;
Un exemple a fait l’autre, et Rome se mutine.
Mais vous en répondrez ; et pour les punir tous,
Il ne faut qu’un supplice ; ils souffriront en vous
Votre honteuse mort sera leur infamie,
Punira mon Armée, et Rome votre Amie ;
Ils verront, ces soldats, punir leur faction
Sur l’auteur criminel d’une noble action ;
La honte du supplice en tous lieux publiée
Me rend Maître en mon Camp, et Rome châtiée
FABIE FILS.
Je saurai prévenir cet infâme trépas.
FABIE PÈRE.
Non, quand il n’aurait point ni de cœur, ni de bras ;
Quand mon bras, quand mon cœur se trouverait si lâche
De souffrir en mon sang cette honteuse tache
J’espérerais au Ciel, et croirais que les Dieux,
Pour l’enlever là haut, descendraient en ces lieux ;
Ou, si j’espère trop, lanceraient une foudre,
Pour laisser de ses os une honorable poudre :
Le sang des Fabiens est trop noble et trop beau,
Pour craindre le supplice, et la main d’un Bourreau :
On n’en voit point la trace ailleurs qu’à la campagne ;
La victoire le suit, ou l’honneur l’accompagne,
Il ne saurait couler si ce n’est noblement,
Pour servir son Pays, dont il est l’ornement ;
Il fut toujours de Rome un glorieux partage,
Ou pour la secourir, ou pour son avantage,
Pour la servir encore en cet événement,
Pour empêcher son crime et son soulèvement,
Au milieu de Tribuns, dans la place publique
Ce bras n’allait-il pas tuer mon Fils unique ?
Mon courage l’eut fait, et le doit faire ici :
Pour vous j’ai calmé Rome ; et c’était mon souci.
Maintenant c’est mon cœur, c’est Rome repentie
Qui donne en sacrifice une si grande hostie :
Mais Rome à se punir veut quelque coup nouveau,
Un Sacrificateur, et non pas un bourreau :
Autre que moi ne peut lui rendre cet office ;
J’ai droit sur la Victime, et sur le Sacrifice ;
Mon bras seul peut verser un sang que j’ai donné ;
Que par lui soit son sort et mon Nom terminé.
Ma maison par soi-même est digne de s’éteindre :
Ce coup ne me verra ni pleurer, ni me plaindre ;
Et j’aurai pour le moins ce triste réconfort
Que le Nom Fabien par un Fabie est mort :
Pour expier ton crime, et le sien que je loue,
Un Père tue un Fils, ô Rome, et te le voue.
C’en est fait ; il le faut : prononcez donc l’arrêt ;
Et vous verrez bientôt comme mon bras est prêt.
CAMILLE.
Arrêtez, inhumain ; quel coup voulez vous faire ?
FABIE PÈRE.
Digne d’un Fils si noble, et digne d’un tel Père :
Rome, connais nos cœurs, vois si l’acte est Romain ;
Il te donne son sang, je te prête ma main.
PAPYRIE.
Pour achever ce coup généreux et barbare,
Si vous versez son sang, que le mien le répare
Qu’une Fille en cet acte entre, et prenne un beau rang ;
Quelle pleure en romaine, et ses pleurs soient du sang.
FABIE PÈRE.
Arrêtez ces transports, ô Fille généreuse.
FLAVIE.
Elle ne serait plus, sans mon adresse heureuse,
Qui d’un Époux sauvé lui faisant le rapport
De toutes deux au Temple a détourné la mort.
LUCILLE.
Quoi ? pourrais-je avoir moins de vertu que ma Fille ?
Verrez-vous, sans pitié, périr votre Famille ?
Père et Mari cruel !
PAPYRE.
Dictateur malheureux,
Qu’empêche la Vertu d’ouïr ces généreux !
Hélas ! avant le coup ce même coup me blesse.
Mais quel hélas ! arrière amour, pitié, faiblesse :
Rome, que dois-je faire ? ô Rome, qu’as-tu fait ?
C’est trop punir. C’est trop retarder cet effet ;
N’écoutons plus amour, ni pitié, ni tendresses :
Je vous entends, ô lois ; vous serez les Maîtresses.
MARTIAN.
Rome seule doit l’être ; elle implore pour tous ;
Et c’est pour triompher qu’on la voit à genoux :
Vous tenez à vos pieds cette noble Arrogante ;
C’est la première fois qu’on la voit suppliante,
Elle, qui peut marcher sur la tête des Rois,
Elle enfin qui les fait est au dessus des lois.
PAPYRE.
A ces termes si hauts, après tant de furie,
On voit bien, Martian, que c’est Rome qui prie.
Levez vous, ses Tribuns, et ne confondez point
Son Maître, et son Enfant, de la voir à ce point ;
Dans ces devoirs honteux humble à mes pieds réduite
Ma vertu la regarde, et n’en est point séduite ;
Cet état trop indigne et d’elle et de ces lieux
Ne dompte point mon cœur ; mais il blesse mes yeux,
Voyez, voyez, Tribuns, où vous l’avez jetée,
Où vous la descendez, où vous l’aviez montée :
Regardez son orgueil, et son abaissement :
Comme elle m’a traité ; comme elle se dément :
Mais regardez plutôt ce qu’elle me demande,
Et quel fruit malheureux il faut qu’elle en attende.
MARTIAN.
Rome préfère un homme à ce grand intérêt,
Et demande un héros, tout criminel qu’il est ;
Elle vous en veut être à jamais obligée :
Et retombe à vos pieds, cette grande Affligée :
Pouvez-vous refuser à Rome un seul Romain ?
Elle prie, et jamais ne doit prier en vain.
PAPYRE.
C’en est fait ; sa prière a ma force abattue,
Et bien tu m’as fléchi, Rome, et je t’ai vaincue :
Vois ton Victorieux : Mais non, ce n’est pas moi ;
C’est l’Ordre souverain, c’est l’Empire, et la Loi.
Fabie est convaincu, tu veux qu’on lui pardonne :
Tout Criminel qu’il est, prends le ; je te le donne,
Je le donne aux tribuns, dont l’importunité
L’emporte par prière, et non d’autorité :
Un important exemple eut fait voir ma puissance ;
Un exemple plus doux montrera ma clémence.
Vis doncque, vis Fabie, en ce point plus heureux
Que le peuple Romain, de ton crime amoureux,
Contre ses propres lois a défendu ta gloire :
Cette insigne faveur vaut plus que ta victoire.
FABIE FILS.
Et vous la ferez croître encore de moitié,
Si je rentre en ce cœur et dans votre amitié.
PAPYRE.
Quoi qu’ait fait mon devoir, quoi qu’ait fait votre audace
L’amitié vous gardait en mon cœur même place ;
Avec elle sans feinte il vous a combattu,
J’aimais, et poursuivais un Gendre, et sa vertu,
Et votre crime est tel, qu’en mon rang votre Père
Armé contre son Fils n’aurait osé moins faire.
FABIE PÈRE.
Oui, je l’aurais perdu ; vous lui fûtes trop doux :
Et je ne le tiens plus que de Rome, et de vous :
Quand la mort me l’ôtait, vous daignez me le rendre,
Vous me l’avez donné.
PAPYRE.
Mais c’est pour le reprendre :
Souffrez qu’avecque vous je puisse partager
Un Fils si glorieux après un tel danger,
Et pour joindre d’amour l’une et l’autre famille ;
Voici mon Fils, Fabie ; et voilà votre Fille.
FABIE FILS.
Quel charme à mes esprits ! ô doux ravissement !
LUCILLE, lui présentant sa Fille.
Vous deviez l’acquérir un peu plus sûrement.
FABIE FILS.
Pour un si noble prix doit-on compter la peine ?
PAPYRIE.
Ce prix vous était dû ; ma mort était certaine,
Je devais être à vous ou vivant ou mourant,
Faire mon sort du vôtre en un péril si grand :
Un plus heureux succès a mon amour suivie,
J’étais vôtre en la mort, je suis vôtre en la vie.
FABIE FILS.
Et vous serez par tout maîtresse de mon sort :
Ô le naufrage heureux, qui trouve un si beau port !
FABIE PÈRE.
Allons par leur hymen achever cette joie.
PAPYRE.
Non, le Camp révolté veut que je le revoie.
Comine, allez devant, annoncer mon retour.
FABIE FILS.
Moi plutôt...
PAPYRE.
Demeurez ; je veux avoir mon tour.
Vous ne combattrez point ; tout ce qui reste à faire
Est peu pour mon triomphe, et m’est trop nécessaire :
Dans Rome jouissez du fruit de vos combats ;
Soufrez qu’un Dictateur marche dessus vos pas ;
Attendez mon retour, comme votre hyménée.
Après, chargez d’honneurs, la guerre terminée,
Un même jour verra triompher deux Guerriers,
L’un couronné de myrte, et l’autre de lauriers.