Le Dernier banquet de 1847 (Camille DOUCET)
Comédie-revue en trois tableaux et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Odéon, le 30 décembre 1847.
Personnages
ODÉON XXXII
BALSAMO
UN DANSEUR
L’OPÉRA-NATIONAL
VALENTIN
L’OPÉRA
DOMINIQUE
LE CHIFFONNIER
HAMLET
LE DIMANCHE
PETIT AUTEUR
GRAND AUTEUR
RAPHAËL
L’ÉTHER
LE CHLOROFORME
UN CONVIVE
UN GARÇON
CLÉOPÂTRE
LA PRÉSIDENTE
LA PRESSE
L’ANNÉE 1847
L’ANNÉE 1848
L’ÉCAILLÈRE
LA ONZIÈME HEURE
LA DOUZIÈME HEURE
LE BIEN
LE MAL
L’AÉROSTAT
LE CHEMIN DE FER
FIFINE LEFORT
TITINE LEFORT
LA MOISSON
LA VENDANGE
Premier Tableau
Une salle de restaurant.
Scène première
FIFINE, LA PRÉSIDENTE, TITINE
Au lever du rideau, une vingtaine de dames costumées pour le bal de l’Opéra en débardeurs, etc., sont autour de la table. Plusieurs ont leur masque.
CHŒUR.
Aimer, chanter et boire (Bis.)
C’est le sort le plus doux (Bis.) en attendant la gloire.
LA PRÉSIDENTE.
La Gloire !... Oui, vous avez raison, c’est à la Gloire
Qu’il faut rêver le jour, et la nuit qu’il faut boire !
CHŒUR.
Buvons donc à la Gloire,
Oui, buvons à la Gloire.
Dieu protège les arts... (Bis.) et le Conservatoire !
LA PRÉSIDENTE.
Pour fêter dignement ce banquet annuel,
Je viens, selon l’usage antique et solennel,
Représentant ici tout le Conservatoire,
De porter dans mon toast la santé de la Gloire !
Selon le même usage antique... et cætera,
Avant que de nous rendre au bal de l’Opéra,
Puisque j’ai, par hasard, l’honorable avantage
De présider ce soir comme doyenne...
FIFINE, à part.
D’âge.
LA PRÉSIDENTE.
J’ajoute que bientôt, quand sonnera minuit,
Va poindre à l’horizon Mil-Huit-Cent-Quarante-Huit.
Et, que dans le néant qui déjà la réclame,
Sa sœur Quarante-Sept est prête à rendre l’âme,
Ici, vous le savez, à son dernier moment.
Chaque année est soumise à notre jugement ;
Et, tous les douze mois, à cette heure où nous sommes,
Seules, loin des regards du public et des hommes,
Par suite d’un serment qui nous honore, et tel
Qu’on n’en vit un plus beau que dans Guillaume Tell,
Nous venons, pour le blâme et pour la récompense,
Mettre ce que l’Année a fait dans la balance ;
Et, récapitulant tout, sans oublier rien,
Dire : « Ceci fut mal ! » dire : « Ceci fut bien ! »
Sans crainte et sans colère, aréopage auguste,
Envers une mourante il s’agit d’être juste.
TOUTES.
Bravo !
LA PRÉSIDENTE.
Silence !... On va vous lire le rapport.
Je donne la parole à Fifine Lefort !...
Pardon, encore un mot : avant que je t’installe
De la société procureur générale,
Fifine, souviens-toi qu’ici comme partout
Avec indépendance on peut critiquer tout ;
Pourvu que, sans respect, le règlement l’ordonne,
On ne parle de rien... et surtout de personne.
TOUTES.
Bravo !...
LA PRÉSIDENTE.
Silence !
Scène II
FIFINE, LA PRÉSIDENTE, TITINE, ODÉON XXXIII
ODÉON XXXIII, en dehors.
Holà ! quelqu’un !...
FIFINE.
Ciel !
TITINE.
C’est sa voix
ODÉON XXXIII.
Je veux entrer.
FIFINE.
Mon oncle !
LA PRÉSIDENTE.
Odéon Trente-Trois ?
TITINE.
Lui-même.
LA PRÉSIDENTE, se tournant vers la porte.
On n’entre pas !... Que voulez-vous ?
ODÉON XXXIII, en dehors.
Mes nièces.
TITINE.
C’est un vieillard maussade et très près de ses pièces.
LA PRÉSIDENTE.
Diable !
FIFINE.
Pour son théâtre, où personne ne va,
Il veut nous enlever.
TITINE.
Toutes les deux.
LA PRÉSIDENTE.
Oui-dà !...
Un rapt, mon cher monsieur...
ODÉON XXXIII, en dehors.
Madame !
LA PRÉSIDENTE.
Nous y sommes ;
Mais notre règlement ici n’admet point d’hommes.
Un grand rire sous le parquet ; étonnement général.
Plaît-il ?... C’est encor lui qui se moque de nous ;
Nous nous moquons de lui... Garçon !...
Le garçon paraît, les yeux bandés.
Scène III
FIFINE, LA PRÉSIDENTE, TITINE, ODÉON XXXIII, LE GARÇON
LA PRÉSIDENTE, au garçon.
Retournez-vous !...
Un vieillard est caché derrière cette porte ;
Il veut entrer... Ouvrez, et dites-lui qu’il sorte !
Le garçon va du côté de la porte. Une trappe s’ouvre avec des flammes ; le bandeau du garçon disparaît.
Scène IV
FIFINE, LA PRÉSIDENTE, TITINE, ODÉON XXXIII, LE GARÇON, BALSAMO[1]
BALSAMO.
Halte-là, s’il vous plaît !
LA PRÉSIDENTE.
Grands dieux !
TOUTES.
Ciel !
LE GARÇON, qui y voit.
Tiens !
BALSAMO.
Bonjour !
N’ayez pas peur, je viens pour vous faire ma cour.
Peut-être trouvez-vous mon audace un peu forte ;
Mais, les hommes céans n’entrant point par la porte,
J’ai dû, puisqu’un moyen si naturel manquait,
Comme un sorcier vulgaire entrer par le parquet.
Me voici. J’espérais, sans trop d’orgueil peut-être,
Qu’en ami devant vous j’avais droit de paraître.
Je me nomme Acarat, baron de Balsamo !
LA PRÉSIDENTE.
Vous ?...
BALSAMO.
Comte de Phœnix et de Cagliostro.
FIFINE.
Balsamo !
BALSAMO, à Fifine.
Votre œil bleu sous ce masque noir brille ;
On ne se cache pas quand on est si gentille.
Je sais tout... prenez garde !... Oui, mesdames, je sais
Ce qui s’est fait, ce qui ne se fera jamais !
Après avoir vécu de planète en planète,
Je me nommais Adam quand la terre fut faite.
Depuis que, bien des sots et moi, nous l’habitons,
Je compte six mille ans et trois cents feuilletons.
Je ne puis pas finir, et le temps s’évertue
En vain à me tuer : c’est moi, moi qui le tue !
Ma vie est, à vos yeux, si je voulais l’ouvrir,
Un roman qu’on ne peut pas lire... sans pâlir.
J’ai tout vu, je vous vois et j’en verrai bien d’autres ;
Tous masques devant moi tombent... comme les vôtres.
Tous les masques tombent ; on voit moitié hommes et moitié femmes.
TOUS.
Ciel !
BALSAMO.
Tableau ! C’est ainsi que je voulais vous voir.
Mesdames et messieurs, amusons-nous ce soir.
LE GARÇON.
Tiens ! tiens !
BALSAMO.
Au règlement nous faisons donc les cornes ?
Je ne vous en veux pas, la sagesse a ses bornes.
Allons, rions, chantons en attendant le bal !
Vous avez l’air de rats pris au piège... C’est mal.
Pour trinquer avec vous, j’arrive d’Allemagne.
À vos verres !... Garçon, un fleuve de champagne !
Ce que l’Année a fait ou de bien ou de mal
Allait être soumis à votre tribunal...
Si votre rapporteur veut bien me le permettre,
Je ferai plus... l’Année à ma voix va paraître.
TOUS.
Hein ?
BALSAMO.
Mais grâce d’abord pour un ancien ami,
Pour ce brave Odéon à la porte endormi.
La porte s’ouvre à deux battants ; ou voit Odéon XXXIII dans un fauteuil.
Voyez !
TOUS.
Ciel !
LE GARÇON.
Comme il dort !
TITINE et FIFINE.
Mon oncle !
LE GARÇON.
Il dort... c’est drôle.
On m’avait dit... Allons, il a changé de rôle.
BALSAMO.
À pénétrer céans n’étant point parvenu,
Il partait tout à l’heure, et je l’ai retenu.
Je ne lui trouve pas, quoi qu’en disent ses nièces,
L’air d’un vieillard maussade et si près de ses pièces.
LA PRÉSIDENTE.
Permettez.
BALSAMO.
Je le prends sous ma protection !
Et maintenant... parais, Année !... Attention !
Dans la toile du fond, une ouverture se fait à une certaine hauteur ; on voit l’Année 1847 tournant le dos, couronnée de feuilles de vigne et d’épis, et ayant l’air d’une reine qui donne audience. Deux rideaux à droite et à gauche.
Qu’en dites-vous ?... c’est elle !... à son heure dernière,
Dans son palais royal elle tient cour plénière.
Déjà, reconnaissants de ses nombreux bienfaits,
Sont venus, presque tous, les heureux qu’elle a faits.
Au moment où je parle, elle parle elle-même,
Et console en pleurant deux sujettes qu’elle aime.
De la remercier toutes deux ont raison :
Car l’une est la Vendange et l’autre la Moisson.
Réparant en un jour leurs anciennes détresses,
Elle a sur toutes deux épuisé ses richesses,
Et, jusques à la fin les protégeant encor,
Elle meurt, le front ceint de pampre et d’épis d’or.
Il ne lui reste plus qu’à donner audience
À la littérature, aux arts, à la science !...
Mais dans son agonie il faut la secourir ;
Mourir n’est rien, pourvu qu’on puisse bien mourir ;
Plus de tristesse ! allons, graves enfants d’Amène,
Déridez-vous, venez égayer votre reine !
Aux convives.
Et vous, enfants joyeux, dont j’ai ridé le front,
Vos chants interrompus bientôt continueront.
Bientôt, pour s’échapper de vos mains moins sévères,
Le champagne, à flots d’or, frémira dans vos verres.
Déjà vous regrettez vos aimables ébats ;
Mais vous m’appartenez, je ne vous lâche pas !
Les deux rideaux se relèvent, ou voit deux génies.
Derrière ces rideaux qu’à vos yeux je soulève,
Ces deux réalités qui vous semblent un rêve,
Comme vous, pour l’Année, auront leur tribunal :
L’une est l’esprit du bien, l’autre est l’esprit du mal.
Je ne sais pour qui doit se prononcer la lutte,
Mais chacune d’avance à l’autre la dispute.
Pour que vous assistiez à leurs derniers combats,
Je vais vous endormir.
FIFINE.
Vous ? je ne le crois pas.
BALSAMO.
Très joli.
UN ÉTUDIANT.
Si vraiment, il en serait capable ;
Mais nous serions trop fous, étant si bien à table,
De laisser ce bavard bavarder jusqu’au bout.
À boire, à boire, amis !...
BALSAMO.
Dormez !...
Il étend sa main ; tout le monde reste endormi, les uns debout, les autres assis. À Odéon XXXIII.
Et toi, debout !
L’Odéon se réveille ; un nuage passe.
Deuxième Tableau
Un palais. À gauche est un trône sur lequel l’Année 1847 est assise ; devant elle, sont debout la Vendange et la Moisson.
Scène première
L’ANNÉE 1847, LA VENDANGE, LA MOISSON, LA ONZIÈME HEURE
L’ANNÉE 1847.
Adieu donc, soyez toujours belles ;
Avant de mourir, toutes deux,
Je voudrais vous rendre immortelles...
Votre bonheur fait tant d’heureux !...
La Vendange et la Moisson disparaissent dans des trappes, an milieu de pampres et de blés. Onze heures sonnent. L’Heure qui était en faction à la porte est relevée par la Douzième Heure.
Scène II
L’ANNÉE 1847, LA ONZIÈME HEURE et LA DOUZIÈME HEURE
LA ONZIÈME HEURE.
Reine, ton avant-dernière heure
T’adresse ses derniers adieux ;
Il faut qu’à son tour chacun meure,
Adieu, reine.
L’ANNÉE 1847.
À revoir, aux cieux.
Scène III
L’ANNÉE 1847, LA DOUZIÈME HEURE
LA DOUZIÈME HEURE.
Reine, je suis ta dernière heure ;
Mais je viens sans pleurs dans les yeux ;
Il faut rire avant qu’on ne meure ;
Le bon temps, c’est le temps joyeux.
Chassons loin de nous la tristesse
Aux mélancoliques adieux,
En chantant des chants d’allégresse,
Nous monterons ensemble aux cieux.
L’ANNÉE 1847.
J’y consens.
LA DOUZIÈME HEURE.
Je l’ai fait ainsi pour tes aînées...
Dans mon vol étourdi j’emporte les années.
Pour tromper ta douleur et m’amuser aussi,
Les plaisirs à ma voix vont tous se rendre ici ;
Comblés de tes bienfaits, avant que tu ne partes,
Les théâtres chez toi vont apporter leurs cartes.
Heureux de te distraire en offrant à tes yeux
De leur franche gaieté la folie et les jeux ;
Pour les convier tous, je me suis mise en route,
Et je ne doute pas qu’ils viennent.
L’ANNÉE 1847.
Moi, j’en doute.
LA DOUZIÈME HEURE.
Et pourquoi ?
L’ANNÉE 1847.
Ma faveur n’a plus rien à donner.
LA DOUZIÈME HEURE.
Si fait.
L’ANNÉE 1847.
À l’avenir que pourrais-je ordonner ?
LA DOUZIÈME HEURE.
Un immense succès, un succès infaillible,
Dans cette pomme d’or se cache.
L’ANNÉE 1847.
Est-il possible ?
LA DOUZIÈME HEURE.
Je te le jure.
L’ANNÉE 1847.
Donne, et qu’ils viennent... Combien
Je suis fière !... je puis faire encore du bien !
Donne, à cette pensée en moi tout se ravive.
Un succès ! je suis riche et reine.
UNE VOIX, au dehors.
Holà !
LA DOUZIÈME HEURE.
Qui vive ?
LA VOIX.
Ami.
LA DOUZIÈME HEURE.
Plaît-il ?
LA VOIX.
Ami.
LA DOUZIÈME HEURE.
C’est drôle... cette voix...
Elle ouvre.
Votre nom, s’il vous plaît ?
Scène IV
L’ANNÉE 1847, LA DOUZIÈME HEURE, ODÉON XXXIII
ODÉON XXXIII.
Odéon Trente-Trois !
L’ANNÉE 1847.
Entrez !
ODÉON XXXIII, saluant.
Madame...
L’ANNÉE 1847.
Entrez.
À l’Heure.
C’est un ami fidèle
Qu’on peut facilement reconnaître à son zèle.
ODÉON XXXIII.
J’arrive...
L’ANNÉE 1847.
Le premier, et d’un pays lointain !
LA DOUZIÈME HEURE.
C’est vous qui demeurez dans le quartier Latin ?
ODÉON XXXIII.
Moi-même.
LA DOUZIÈME HEURE.
Je vous ai cherché de rue en rue.
L’ANNÉE 1847.
Comment cela ?
LA DOUZIÈME HEURE.
Si bien que je me suis perdue.
Le Temps, qui n’a jamais celui d’aller vous voir,
M’avait dit : « Odéon, c’est un pauvre homme noir,
Vieux, laid, triste, logé sur une grande place,
Où personne, excepté le vent, jamais ne passe. »
ODÉON XXXIII.
Vraiment ?
LA DOUZIÈME HEURE.
Il s’est moqué de moi, je le vois bien.
ODÉON XXXIII.
Cependant, le portrait...
LA DOUZIÈME HEURE.
Ne vous ressemble en rien ;
Lorsque je passerai du côté de la Bourse,
Où le niais se perd... il me paiera ma course.
À force de chercher, j’ai trouvé dans un coin
Une grande maison fermée avec grand soin...
Pensant que c’était là, je m’approche, je sonne,
On ne me répond pas, je redouble... Personne !
Je recommence encor... dans toute la maison,
Personne absolument...
ODÉON XXXIII.
C’était le Panthéon !
LA DOUZIÈME HEURE.
Le Panthéon ?...
ODÉON XXXIII.
Tombeau des grands morts de la France,
Qu’éleva la patrie, en sa reconnaissance
Aux talents, aux vertus, gloire de ses beaux jours !
Le Panthéon...
LA DOUZIÈME HEURE.
Est vide et le sera toujours.
ODÉON XXXIII.
Méchante !... vous avez la vérité trop rude.
Jadis je fus un peu son frère en solitude ;
J’intercède pour lui.
Scène V
L’ANNÉE 1847, LA DOUZIÈME HEURE, ODÉON XXXIII, UN DANSEUR
LE DANSEUR, en dehors.
Veux-tu bien te ranger !...
Il entre.
L’ANNÉE 1847.
Qu’est-ce donc ?
LE DANSEUR.
Rien... je chasse un petit étranger
Italien, je crois, qui réclame la pomme.
L’ANNÉE 1847.
Comment se nomme-t-il ?
LE DANSEUR.
Qu’importe !
Scène VI
L’ANNÉE 1847, LA DOUZIÈME HEURE, ODÉON XXXIII, UN DANSEUR, RAPHAËL[2]
RAPHAËL.
Je me nomme
Raphaël.
ODÉON XXXIII.
Raphaël...
L’ANNÉE 1847.
Plus jeune que jamais.
RAPHAËL.
Vous me reconnaissez ?
L’ANNÉE 1847.
Si je te reconnais !
Cher artiste divin que j’honore et que j’aime,
Oui, je te reconnais et tous feront de même ;
Mais tu n’as pas besoin de talisman, crois-moi,
Et cette pomme d’or ne pourrait rien pour toi.
Enfant de l’Italie adopté par la France,
Ne crains rien, ton succès est assuré d’avance :
Au Panthéon désert vas offrir Raphaël,
Ses portes s’ouvriront à ce nom immortel.
LA DOUZIÈME HEURE, montrant une autre porte à Raphaël, qui veut sortir par où il est entré.
Par ici.
ODÉON XXXIII.
Par ici.
LE DANSEUR.
Toujours tout droit, jeune homme.
Si tu réussis, toi, je l’irai dire à Rome.
Scène VII
L’ANNÉE 1847, ODÉON XXXIII, LE DANSEUR, LA DOUZIÈME HEURE
LE DANSEUR.
Enfin, nous en voilà débarrassés !... Pardon,
Je ne viens pas ici pour votre pomme... non,
J’en use peu... Je viens pour vous rendre service.
L’ANNÉE 1847.
Vous ?
LE DANSEUR.
En vous empêchant de faire une injustice.
Je viens me plaindre...
L’ANNÉE 1847.
Encore !... Ils se plaignent donc tous.
De qui ?
LE DANSEUR.
De l’Opéra... du Grand.
L’ANNÉE 1847.
Que dites-vous ?
LE DANSEUR.
Que, depuis quelque temps, ce monsieur se comporte
D’une façon... enfin qu’il m’a mis à la porte.
Air du Philtre.
Danseur hardi,
Par tout dandy,
Lundi, mercredi, vendredi,
Chez lui, j’étais très applaudi.
On me trouvait pétri de grâces,
De l’orchestre aux plus hautes places.
Danseur hardi,
Par tout dandy,
Lundi, mercredi, vendredi,
Chez lui, j’étais très applaudi.
J’aurais suffi seul à sa gloire,
Si le drôle eût voulu m’en croire.
Danseur hardi,
Par tout dandy,
Lundi, mercredi, vendredi.
Chez lui, j’étais très applaudi.
Mais, depuis qu’essayant de se remettre à neuf,
Il a repeint son or avec du jaune d’œuf,
Le pauvre homme, sans doute, a perdu la cervelle.
Au lieu de renvoyer certaine demoiselle
Qui lui coûte fort cher, et ne plaît... qu’au public,
Il a de ses danseurs fait un honteux trafic.
Mais il sera puni de son impertinence.
Supprimer les danseurs, c’est supprimer la danse.
Sa ruine est certaine, et déjà j’en jouis.
Le malheureux se livre à des fours inouïs.
Sa situation se complique et s’explique :
Des ballets sans danseurs, des chanteurs sans musique !
Qu’ai-je dit ? des ballets ! vous avez vu, je crois,
Le dernier.
ODÉON XXXIII.
Non, monsieur.
L’ANNÉE 1847.
Ni moi.
LA DOUZIÈME HEURE.
Ni moi.
LE DANSEUR.
Ni moi !
Mais on me l’a conté ; l’histoire est peu connue :
Au prologue, un rapin enlève une statue.
Air : Aussitôt que la lumière.
Le diable lui dit : « Jeune homme,
Sur la terre emporte-la ;
Que Manassès on te nomme,
Et qu’on la nomme Fatma.
Comme une honnête personne
Aime-la, je le permets ;
Mais, en échange, j’ordonne
Qu’elle ne t’aime jamais !... »
Air : On doit soixante mille francs.
« Qu’entends-je ? répond Manassès,
Aimer, sans être aimé jamais !
Voilà qui me désole.
Mais, en réfléchissant, tant pis,
C’est le sort de bien des maris.
Voilà qui me console ! »
Air : Bon voyage, cher Dumolet.
Bon voyage,
Mes braves gens !
Gueux comme Job, faisant mauvais ménage,
Bon voyage,
Mes braves gens !
Soyez époux, ne pouvant être amants !
Air : L’amitié le présente (Dîner de Madelon).
Aux portes de Séville,
Nos voyageurs gaiement,
Devant toute la ville
Arrivent en chantant,
En dansant ;
Madame aux messieurs
Faisant les doux yeux,
Chacun, de bas en haut,
La chérit au[3]
La chérit au
La chérit aussitôt !
Air d’Exaudet.
Mais voilà
Que déjà
Ça se gâte ;
Depuis le corrégidor,
Jusqu’au roi couvert d’or,
Tout le monde la flatte.
Elle veut,
Mais ne peut
Se défendre.
À plus de maux qu’il ne croit,
Manassès vexé doit
S’attendre.
On va voir au troisième acte
Combien la chose est exacte.
En effet,
C’en est fait :
Quand la belle
Eut au nez de son mari
Dansé plus d’une ri-
Tournelle,
Un Turc qui
Jusqu’ici,
Sans mot dire,
Maudissait de son amour
Le malheur sans retour,
Vient conter son martyre.
Pétrifié,
Foudroyé
Comme un arbre,
Manassès se dit : « Hélas !
Ma femme n’est donc pas
De marbre ! »
Air du Curé de Pomponne.
« Si vous m’aimez, répond Fatma,
Je n’en suis pas la cause :
Finissons ces grimaces-là,
J’aime mieux autre chose.
Ce jeune Turc est à mon gré ;
Donc, que Dieu vous confonde.
Peut-être j’en mourrai ;
Mais j’irai
Sans vous dans l’autre monde. »
Air : À boire, à boire, à boire.
« Au diable, au diable, au diable,
C’est trop abominable !... »
Dit Manassès... Le diable vient,
Et Fatma marbre redevient.
Air : O Filii.
Le parterre de l’Opéra
Se demande en voyant cela,
Quand donc la fin arrivera ?
Nous y voilà.
ODÉON XXXIII, offrant de la pâte Régnault au danseur.
Enfin !... Mais vous devez être un peu las ?
LE DANSEUR.
Moi, las !...
Je voudrais me lasser, que je ne pourrais pas ;
J’aurais dansé pendant vingt-quatre heures de suite.
ODÉON XXXIII.
Quels jarrets !...
LE DANSEUR.
Ma poitrine a le même mérite.
L’ANNÉE 1847.
Vraiment ?
LE DANSEUR.
Je ne voulais vous dire que cela.
Maintenant, lorsque l’autre... Eh parbleu ! le voilà.
Scène VIII
L’ANNÉE 1847, ODÉON XXXIII, LE DANSEUR, LA DOUZIÈME HEURE, L’OPÉRA[4]
L’OPÉRA, déclamant.
Voici de Josaphat la lugubre vallée,
Jérusalem, où vont flotter nos étendards !
Apercevant le danseur.
Que vois-je !...
À l’Année 1847.
Devant vous, madame, je proteste
Et devant Dieu, car je suis innocent.
LE DANSEUR, chantant.
Toi ! toi qui m’as chassé !... misérable !...
L’OPÉRA, déclamant.
Il me reste
À mourir comme doit un homme de mon sang.
LE DANSEUR, chantant, et parodiant la grande scène de Jérusalem.
...Arrête, c’est juste !... ah ! traître !
Demain, tu subiras la mort.
Mais, aujourd’hui, c’est l’infamie,
Oui, tu seras d’abord
Dégradé de noblesse et de chevalerie,
Déclaré lâche, infâme, et comme tel traité,
Si tu n’as pas d’enfants, dans ta postérité !
L’OPÉRA, déclamant.
Moi, par le ciel, moi, lâche, infâme !...
Je pleure, hélas ! comme une femme !...
C’est la pitié que je réclame.
Par quels accents vous attendrir ?
Ô mes amis, sans me flétrir,
Laissez-moi, laissez-moi mourir !
ODÉON XXXIII.
De la pitié !
L’ANNÉE 1847.
De la clémence !
LE DANSEUR, chantant.
Non, j’exécute ma sentence !...
Ôtant la perruque de l’Opéra.
Ceci
Est le toupet d’un traître.
L’OPÉRA, déclamant.
C’est faux, c’est faux !
LE DANSEUR, chantant.
C’est vrai !... très faux !... Au traître
Point de merci !
CHŒUR, dans la coulisse.
I Lombardi,
Signor Verdi
Seront plus maudits
Qu’applaudis !...
LE DANSEUR, arrachant le mot UT imprimé sur la poitrine de l’Opéra.
Ceci
Est l’ut de poitrine d’un traître.
L’OPÉRA, déclamant.
C’est faux, c’est faux !
LE DANSEUR, chantant.
C’est vrai !... très faux !... Au traitre
Point de merci !
CHŒUR, dans la coulisse.
I Lombardi,
Signor Verdi,
Seront plus maudits
Qu’applaudis !...
LE DANSEUR.
Je suis vengé !... bonsoir... Regardez, regardez,
Avez-vous jamais vu d’hommes plus dégradés ?
Déchirant l’UT.
Pour chanter désormais, ce sera peu commode !
Il sort.
L’OPÉRA, jetant son manteau et montrant un gros livre.
Je me moque de lui, j’ai sauvé ma méthode !
ODÉON XXXIII, allant à lui.
Tu déclames fort bien, mon cher, console toi...
Quand tu voudras, je t’offre une place chez moi.
L’OPÉRA.
J’accepte, envoyez-moi pour demain une loge.
L’ANNÉE 1847.
Courage ! des jaloux le blâme est un éloge.
L’Opéra sort.
Scène IX
L’ANNÉE 1847, ODÉON XXXIII, LA DOUZIÈME HEURE
ODÉON XXXIII, à 1847.
Accordez-lui la pomme au succès merveilleux,
Je lui donne ma voix.
L’ANNÉE 1847.
Non, la sienne vaut mieux !...
Mais que vois-je au milieu d’empereurs et d’esclaves
Enchainés à ses pieds par les mêmes entraves ?
Cette reine... Elle tombe, ô ciel !
ODÉON XXXIII.
Non.
LA DOUZIÈME HEURE.
Elle vient.
C’est Cléopâtre en pleurs que la Presse soutient.
Scène X
L’ANNÉE 1847, ODÉON XXXIII, LA DOUZIÈME HEURE, CLÉOPÂTRE, LA PRESSE
CLÉOPÂTRE[5].
« Il est donc vrai... c’est moi !... moi, la fille des rois !
« J’ai rougi, j’ai rougi pour la première fois !
« Et d’un mot, d’un seul mot elle a su me confondre,
« Elle m’interrogeait, je n’osais lui répondre.
« Ô soleil africain, dieu du jour, dieu du feu !
« Des plus chastes efforts, toi qui te fais un jeu,
« Et, sans pitié riant de nos promesses vaines,
« Fais courir les ardeurs dans le sang de nos veines,
« Sois maudit pour m’avoir attiré cet affront !
« Tu m’as souillé le cœur, tu m’as noirci le front.
« Tes bienfaits sont menteurs, tes rayons sont des armes,
« Tu fécondes la terre en dévorant ses larmes !
« Sois maudit... Puisse un jour ta fatale clarté
« Disparaître et manquer au monde épouvanté !
« Je voudrais assister à ta dernière aurore,
« Voir sombrer dans les flots ton sanglant météore... »
Voir tes palais en cendre et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause et mourir de plaisir !
ODÉON XXXIII.
Plaît-il ?
LA PRESSE.
Vous vous trompez... La fin, c’est du Corneille.
L’ANNÉE 1847.
Tout n’en était donc pas ?
CLÉOPÂTRE, modestement.
Oh ! madame.
L’ANNÉE 1847.
À merveille.
LA PRESSE.
J’avais dit quelque part que l’on s’y méprendrait.
ODÉON XXXIII.
Pas moi ; l’original gâte un peu le portrait.
LA PRESSE.
Hein ?
ODÉON XXXIII.
Ne vous fâchez pas, j’approuve votre zèle ;
Elle a plus fait encor pour vous, que vous pour elle.
LA PRESSE.
Ce mot nous raccommode.
ODÉON XXXIII.
Être de vos amis
Fut toujours mon désir.
L’ANNÉE 1847.
Madame est donc ?
LA PRESSE.
Je suis
Air : J’arrose (Jenny).
La Presse, la Presse, la Presse !
Chez moi
Tout le monde s’empresse.
La Presse
Est la seule maîtresse
Dont l’univers subit la loi.
Tout l’univers subit ma loi !
Depuis janvier jusqu’à décembre,
Derrière ma porte, en tremblant,
Grands et petits font antichambre
Pour savoir s’ils ont du talent.
La Presse, etc.
Qu’un petit carabin s’abonne,
J’en fais bien vite un Marjolin ;
Mais que Marjolin m’abandonne,
Je n’en fais plus qu’un carabin.
La Presse, etc.
La fortune étant au plus digne,
Chez moi tout se paie à son taux :
La morale deux sous la ligne,
Un franc les péchés capitaux.
La Presse, etc.
D’une vertu je fais un vice
Sans que cela me coûte rien ;
Je change, suivant mon caprice,
Le bien en mal, le mal en bien.
La Presse, etc.
Au jeune talent plein de sève,
Parfois aussi ma main se tend ;
Je l’encourage, je l’élève,
Dût-il m’oublier en montant.
La Presse, la Presse, la Presse !
Chez moi
Tout le monde s’empresse.
La Presse
Est la seule maîtresse
Dont l’univers subit la loi.
Tout l’univers subit ma loi !
Scène XI
L’ANNÉE 1847, ODÉON XXXIII, LA DOUZIÈME HEURE, CLÉOPÂTRE, LA PRESSE, VALENTIN, ouvrier imprimeur
VALENTIN[6].
Bravo ! bravissimo, ma petite commère !...
Mesdames, j’ai l’honneur... Deux reines, diable !
LA PRESSE.
Frère,
Pour un succès nouveau, tu veux la pomme aussi ?
VALENTIN.
Non.
LA PRESSE.
Vois-tu quelque chose à réformer ici ?
VALENTIN.
Partout... Trop de succès ne sont dus qu’au caprice,
Et je veux que sans lui le travail enrichisse ;
Le travail...
L’ANNÉE 1847.
Oui, je sais que vous le protégez,
VALENTIN.
C’est lui qui me protège ; et vous, vous le jugez.
L’ANNÉE 1847.
Je l’honore.
VALENTIN.
Il vaut seul les aristocraties
D’argent et de naissance, antiques facéties !...
Je suis ouvrier, moi...
L’ANNÉE 1847.
Pourtant, sans vous blâmer,
Vous écrivez.
VALENTIN.
J’imprime et je fais imprimer.
Air de la Sauteuse (Ketly).
Honnête imprimeur,
D’humeur
Un peu trop raisonnable,
Faire impression
Fut toujours mon
Ambition.
À tort, à travers,
En prose, en vers,
Je donne au diable
Les vieux préjugés
Que ma férule
A fustigés.
Je sais
Des essais
Dont le succès
Est ridicule ;
Heureux
Quand sur eux
Je tombe d’un bras vigoureux.
D’un noble indigent
Je vante l’aristocratie,
Au sot exigeant,
Toujours songeant
À son argent.
Je dis à chacun
Son fait ; à l’un :
« Je t’apprécie ; »
À l’autre : « Insolent !
Tu n’es qu’un faquin sans talent. »
Ouvrier
Moi-même,
Bien travailler
Est mon système.
Travailler toujours
Est la grande loi de nos jours !
L’ANNÉE 1847, à Valentin.
Ami, donne toujours le conseil et l’exemple...
Le travail ici-bas aura bientôt son temple[7].
Mais je ne puis encor lui faire ce cadeau,
Il ne me reste plus qu’un tout petit château.
VALENTIN.
Un château ?
L’ANNÉE 1847.
C’est à tort que de moi tu t’écartes ;
Le château dont je parle est un château de cartes.
Je vous l’offre à tous deux.
LA PRESSE.
Il vient fort à propos :
Madame Cléopâtre a besoin de repos.
VALENTIN
Est-il solide au moins, votre château ?
L’ANNÉE 1847.
Sans doute.
VALENTIN, offrant ton bras à Cléopâtre.
Alors, madame accepte ?
CLÉOPÂTRE.
Avec plaisir.
LA PRESSE.
En route !
À l’Odéon.
Quand vous voudrez de moi, je demeure partout,
Je sais tout, je vois tout, je dis tout, je fais tout !
La Presse, la Presse, la Presse !
Chez moi,
Tout le monde s’empresse.
La Presse
Est la seule maîtresse
Dont l’univers subit la loi.
Tout l’univers subit ma loi !
Cléopâtre, la Presse et Valentin sortent ensemble.
Scène XII
L’ANNÉE 1847, ODÉON XXXIII, LA DOUZIÈME HEURE, L’ÉCAILLÈRE
L’ANNÉE 1847.
Elle a du bon.
ODÉON XXXIII
Son cœur vaut son esprit, madame.
L’ÉCAILLÈRE.
À la barque ! à la barque !
L’ANNÉE 1847.
Hein !... que veut cette femme ?
L’ÉCAILLÈRE[8].
Air de la Meunière.
Nulle part on ne me reçoit
De cette manière.
Plus d’un riche, quand il me voit
Avec ma cloyère,
Se dit : « Voilà qui n’est pas mal,
J’en voudrais faire mon régal. »
Je suis l’écaillère
Du Palais-Royal.
Les trois Vaudevilles d’accord,
M’ont dit : « Ma commère,
Chacun de nous a son trésor,
Tu viens la dernière. »
J’ai répondu : « Ça m’est égal,
Le mien est plus original. »
Je suis l’écaillère
Du Palais-Royal.
Trésors du pauvre ou du banquier
Ne m’importent guère.
J’aime mieux rire que bâiller.
À tout je préfère
Mon trésor peu sentimental,
Pour un fin gourmet sans rival.
Je suis l’écaillère
Du Palais-Royal.
Cancale de son vieux rocher
Ne sait plus que faire.
À mon banc il viendra chercher
Ses huîtres, j’espère.
Tous les soirs, au dépôt central,
Je chante d’un air jovial :
Je suis l’écaillère
Du Palais-Royal.
Aussi je ne viens pas ici vous ennuyer,
Je ne veux rien du tout que vous remercier.
De cette pomme d’or gratifiez un autre,
Je m’en passe.
À l’Odéon.
Je suis ta servante
À 1847.
Et la vôtre.
Je suis l’écaillère
Du Palais-Royal.
Elle sort.
L’ANNÉE 1847.
Heureux âge !...
On entend l’air le la Closerie.
Qu’entends-je ?
LA DOUZIÈME HEURE.
Un aveugle indigent.
L’ANNÉE 1847.
Un aveugle ?...
Scène XIII
L’ANNÉE 1847, LA DOUZIÈME HEURE, ODÉON XXXIII, DOMINIQUE
DOMINIQUE, chantant.
Air de la Closerie.
Rien ne peut me distraire
De mou regret ;
J’ai perdu la lumière
Qui m’éclairait.
L’Année 1817 lui offre une bourse.
Merci ; mais gardez votre argent.
Je suis riche.
ODÉON XXXIII.
En effet, c’est ce bon Dominique[9],
L’honnête paysan de l’Ambigu-Comique.
L’ANNÉE 1847.
Oui, dans sa Closerie autrefois je l’ai vu.
DOMINIQUE.
Ah ! ne me parlez pas de ce que j’ai perdu,
Adieu !... vous ne pourriez me comprendre.
ODÉON XXXIII.
Au contraire,
Et plus je te comprends, plus je te plains, mon frère.
Air : Je n’ai point vu les bosquets de lauriers.
À ta douleur j’aime à m’associer[10] :
L’ami perdu, qu’avec toi je regrette,
Chez moi jadis de son premier laurier,
Vit Roméo couronner Juliette.
Jeune par l’âge et vieux par les travaux,
Il succomba dans un jour de victoire.
Pour lui la gloire eut les meilleurs bravos,
Et les pleurs de tous ses rivaux
Ajoutent encore à sa gloire.
CRIS au dehors.
Au secours ! au secours !
HAMLET, entrant ; il tire une longue perruque jaune[11].
Sang et damnation !
To be or no to be, that is the question !...
ODÉON XXXIII.
Arrête, malheureux !
HAMLET.
Faut-il que je la tue,
Ventre-saint-gris ?...
ODÉON XXXIII.
Où donc est-elle ?
HAMLET.
Dans la rue.
Viens ! viens !
L’ANNÉE 1847.
Par les cheveux vous la tirez trop fort.
LA DOUZIÈME HEURE.
C’est donc l’Histoire ?
HAMLET.
C’est la Belle aux cheveux d’or.
J’ai tué la Gaieté d’un revers de ma botte ;
Je tuerai tout le monde.
LA DOUZIÈME HEURE.
Est-il crâne !
Scène XIV
LES MÊMES, LE PÈRE JEAN
JEAN, la Gaieté est dans sa hotte, il poursuit la Belle aux cheveux d’or.
À la hotte !
« C’est peu de chose que Paris vu dans la hotte d’un chiffonnier !... Dire que j’ai tout Paris... le monde... là... dans cet osier !... Mon Dieu, oui... tout y passe... la feuille de rose et la feuille de papier... tout finit là... tôt ou tard... à la hotte !... L’amour, la gloire, la puissance, tout y vient, tout y tient, tout y tombe... tout est chiffon, haillon, tesson, chausson, guenillon !... À la hotte la gaieté !... à la hotte l’esprit !... à la hotte le génie !... La parodie, la tragédie... c’est de la haute comédie... »
Il les poursuit ; tous se sauvent.
Scène XV
L’ANNÉE 1847, LA DOUZIÈME HEURE, ODÉON XXXIII
L’ANNÉE 1847.
Ils m’ont fait peur.
ODÉON XXXIII.
Tant mieux, c’est un succès réel.
L’ANNÉE 1847.
Mais il me manque encor un vieil ami.
LA DOUZIÈME HEURE.
Lequel ?
L’ANNÉE 1847.
Je devrais dire deux, et j’en suis alarmée :
Le Cirque ?
ODÉON XXXIII.
Mort, hélas ! avec sa vieille armée.
L’ANNÉE 1847.
Ne pouvant le sauver, je pleure son trépas.
Ses nobles jeux étaient fiers comme des combats ;
Chacun de ses tableaux montrant une victoire,
De la patrie au peuple il enseignait la gloire.
Mais l’Opéra-Comique au moins ?
ODÉON XXXIII.
Oh ! celui-là,
Par sa prospérité toujours il excella.
L’ANNÉE 1847.
Il m’en veut.
LA DOUZIÈME HEURE.
S’il n’a pu se mettre encore en route,
C’est que chez lui la foule est trop grande, sans doute.
On entend chanter, et en même temps un bruit de fouet et de grelots.
L’ANNÉE 1847.
Mais que disiez-vous donc ? je les entends tous deux.
Scène XVI
L’ANNÉE 1847, LA DOUZIÈME HEURE, ODÉON XXXIII, LE POSTILLON (OPÉRA-NATIONAL[12])
L’orchestre joue l’air de Gastibelza jusqu’à Chantait ainsi.
LE POSTILLON.
Oh ! oh ! oh ! oh ! que je suis beau,
En postillon de Lonjumeau.
Premier couplet.
Sur un coursier de noble race,
J’arrive en chantant de mon mieux ;
Au nom de deux absents, de grâce,
Recevez-moi bien comme deux !...
Vous aimiez le Cirque-Olympique :
J’habite aujourd’hui sa maison...
Vous aimez l’Opéra-Comique :
Je suis son ancien Postillon.
Oh ! oh ! oh ! etc.
Second couplet.
Jadis, quand Dieu forma la femme,
Il prit une côte d’Adam ;
À mon corps pour donner une âme,
Je crois qu’on en a fait autant.
Réalisant mon plus doux rêve,
Et de mes vœux le plus ardent,
Puissé-je obtenir d’une autre Ève
La pomme pour un autre Adam.
Oh ! oh ! oh ! etc.
L’ANNÉE 1847.
La pomme !... il a raison, je l’oubliais !...
LA DOUZIÈME HEURE.
Ô reine !
Le temps nous garde encor dix minutes à peine.
L’ANNÉE 1847.
Se peut-il ?... Oui, je sens comme un trouble inconnu.
Le moment va venir.
Scène XVII
L’ANNÉE 1847, LA DOUZIÈME HEURE, ODÉON XXXIII, LE POSTILLON, LE BIEN et LE MAL
LE MAL.
Le moment est venu !
Je suis le Mal... Déjà tu m’appartiens.
LE BIEN.
Madame,
Rassurez-vous, je suis le Bien, je vous réclame.
LE GÉNIE DES CHEMINS DE FER[13].
Quand minuit sonnera, sur mon chemin de fer,
Par un convoi direct je t’emporte en enfer.
LE GÉNIE DE L’AÉROSTAT.
Quand minuit sonnera, par des routes nouvelles,
Je vous emporte au ciel, madame, sur mes ailes.
Minuit sonne.
LA DOUZIÈME HEURE.
Minuit !
L’ANNÉE 1847.
Minuit !...
Troisième Tableau
La toile du fond se lève ; on voit la salle du restaurant ; tous les convives dorment.
Scène première
LES MÊMES, TOUS LES THÉÂTRES, BALSAMO
BALSAMO, arrêtant le Bien et le Mal.
Laissez sonner les derniers coups ;
Et vous qui dormez trop, amis... réveillez-vous !
Tous se réveillent en chantant.
TOUS.
Aimer, chanter et boire,
C’est le sort le plus doux, en attendant la gloire.
BALSAMO, à l’Année 1847.
Ils voulaient vous juger ; mais, en prudent complice,
Je crois qu’il faut toujours endormir la Justice.
Par des rêves d’enfant je les ai tous charmés.
L’ANNÉE 1847.
Se peut-il ?
BALSAMO.
Ils ont ri, les voilà désarmés.
L’ANNÉE 1847, montrant le parterre.
Je puis trouver ailleurs un juge plus sévère.
BALSAMO.
Fi donc ! j’endormirais pour vous toute la terre.
Vous n’avez qu’à parler, et je...
LE BIEN.
Venez ! venez !
LE MAL.
Je n’ai pas ri, madame, et vous m’appartenez.
L’ANNÉE 1847.
Jamais.
LE BIEN.
Elle est à moi !
LE MAL.
Je la tiens et la garde !
L’ANNÉE 1847.
Au secours !
BALSAMO.
Je ne puis rien sur lui ; mais regarde.
Scène II
LES MÊMES, L’ÉTHER
Un grand tuyau forme la bouche du Mal ; le Génie de l’Éther paraît.
LE MAL, tombant.
Ah !...
L’ÉTHER.
Retourne, maudit, au fond de ton enfer !
ODÉON XXXIII.
Que faites-vous ?
L’ÉTHER.
J’endors le Mal : je suis l’Éther.
Le dernier mot de l’art.
On entend siffler.
Plaît-il ?
LE CHLOROFORME.
Mensonge énorme !
Il met son tuyau sur la bouche de l’Éther.
ODÉON XXXIII.
Il a tué l’Ether !
LE CHLOROFORME.
Je suis le Chloroforme !
Scène III
LES MÊMES, LE GÉNIE DE L’AÉROSTAT
LE GÉNIE DE L’AÉROSTAT.
Et moi, sœur des oiseaux au vol audacieux,
J’emporterai bientôt les hommes dans les cieux.
Reine, je t’ai promis le secours de mes ailes ;
Mil-Huit-Cent-Quarante-Huit déjà descend sur elles.
La voici ; prends sa place et remonte avec moi.
Un ballon traverse le fond du théâtre, apportant l’Année nouvelle.
ODÉON XXXIII, montrant tous les Théâtres.
Reine, ils espèrent tous la pomme d’or.
L’ANNÉE 1847.
Et toi ?
ODÉON XXXIII.
Moi !...
TOUS.
Lui !
HAMLET.
C’est impossible !... il demeure en province.
JEAN.
Il meurt toujours de faim.
BALSAMO.
Il n’en est pas plus mince.
LE POSTILLON.
C’est notre paria.
ODÉON XXXIII.
Le mien avait du bon.
BALSAMO.
Madame, en sa faveur je vous parle.
Scène IV
LES MÊMES, AUTEURS DE TOUTES TAILLES
UN PETIT AUTEUR.
Et nous donc !...
Nous, les plus grands auteurs tragiques et comiques.
Aux autres Théâtres.
L’Odéon est un temple auprès de vos boutiques.
UN GRAND et UN PETIT AUTEUR, à l’Odéon.
Nous comptons tous sur toi.
ODÉON XXXIII.
Connus ou pas connus,
Grands ou petits, chez moi sont tous les bienvenus.
Scène V
LES MÊMES, UN HOMME DU PEUPLE
L’HOMME DU PEUPLE.
Je parle aussi pour lui.
L’ANNÉE 1847.
Vous ?
L’HOMME DU PEUPLE.
Et ma voix est franche
Comme mon cœur ; je suis le public du dimanche.
Quand le travail est fait, je ne suis pas fâché
D’aller rire chez lui, beaucoup, à bon marché.
Il ne me parle pas du haut de sa cravate ;
Il me traite en voisin, en ami, ça me flatte.
Dans le commencement, ses vers me semblaient longs,
J’en conviens ; aujourd’hui, je les trouve assez bons.
Il ne m’amuse pas seulement, il m’éclaire.
Et le peuple défend l’Odéon populaire.
Tout à l’heure un monsieur vous disait qu’il a faim ;
Raison de plus pour lui donner la pomme. Enfin,
Il travaille, il m’instruit, il est pauvre : je l’aime ;
Et lui faire du bien, c’est m’en faire à moi-même.
L’ANNÉE 1847.
Oui, vous avez raison ; je pense comme vous,
Bruits derrière.
Et m’inquiète peu des murmures jaloux.
À l’homme du peuple.
Vous défendez le faible, ami, c’est d’un brave homme.
Je veux que de vos mains il reçoive la pomme.
TOUS LES CONVIVES.
Bravo !
L’HOMME DU PEUPLE, à l’Odéon.
Tiens.
L’ANNÉE 1847.
Maintenant, adieu...
À l’Année 1848.
Régnez, ma sœur...
Et faites qu’on m’oublie à force de bonheur.
Elle sort.
TOUS.
Vivat !...
LA PRÉSIDENTE.
Et maintenant il faut juger la morte.
BALSAMO.
Ne pensons plus au Mal, puisque le Bien l’emporte.
Le ballon traverse de nouveau le théâtre, emportant l’Année 1847, soutenue par le Génie du Bien.
LE POSTILLON.
L’année est morte, une autre vient ;
Elle devient
La seule reine ;
L’espèce humaine
Est faite ainsi :
Tous sont ingrats... et nous aussi.
LA DOUZIÈME HEURE.
Sans un regret pour celle qui finit,
Vous courez tous à celle qui commence ;
Le souvenir avec l’une s’enfuit,
Quand avec l’autre arrive l’espérance.
L’année est morte, etc.
L’ANNÉE 1848.
Recevez-moi sans crainte, ô mes amis !
Je viens à vous le cœur plein, les mains pleines,
Prête à tenir ce que j’aurai promis.
À l’univers j’apporte ses étrennes.
L’année est morte, etc.
BALSAMO.
D’un faux sorcier j’ai le costume et l’air,
Mais, pour prouver que ma vue est parfaite,
Je vous dirai qu’enfin de Meyerbeer
À l’horizon j’aperçois le Prophète.
L’année est morte, etc.
L’ÉCAILLÈRE.
J’aime à vous voir ici réunis tous,
Chers spectateurs, du bon goût sûrs arbitres,
Ces nobles bancs sont seuls dignes de vous,
Vous n’auriez pas de place à mon banc d’huîtres.
L’année est morte, etc.
TITI.
Tous les huit jours, je vois, à l’Odéon,
Les vieux auteurs dont cette scène est fière.
Monsieur Corneille et Racine ont du bon,
J’aime surtout ce farceur de Molière.
L’année est morte, etc.
VALENTIN.
J’ai réformé bien des abus ; pourtant,
Il en est un qui devrait me confondre :
C’est de parler au public en chantant
Quand le public... autrement peut répondre.
L’année est morte, etc.
HAMLET.
Abd-el-Kader est en route, dit-on ;
Depuis longtemps, la chose était prévue.
Avant huit jours, il doit, à l’Odéon,
Venir passer la Revue en revue.
L’année est morte, etc.
LA PRESSE.
Si j’ai parié de moi trop librement
Devant ma sœur la Presse, je m’empresse
De rappeler, pour mon acquittement,
La liberté de la presse... à la Presse.
L’année est morte, etc.
ODÉON XXXIII.
Si mon aîné, le Théâtre-Français,
Sur moi demain fait quelque diatribe,
Je lui promets... après tous ses succès[14],
Un fameux puff... le Puff de M. Scribe.
L’année est morte, etc.
DOMINIQUE.
Je suis aveugle, et pourtant j’y vois clair :
Certain mari qui peut-être m’écoute
Et que sa femme ose appeler : « Mon cher, »
N’est pas aveugle, et pourtant n’y voit goutte.
L’année est morte, etc.
LE BALLON.
Plus de vapeur, plus de chemin de fer !
Voler est tout dans le siècle où nous sommes ;
Mon règne approche et, dans les champs de l’air,
Ballon léger, j’enlèverai les hommes.
L’année est morte, etc.
LE POSTILLON.
Être enlevé me semblerait fort bon ;
Mais j’ai bien peur que ce ne soit qu’un rêve.
Et je voudrais enlever le ballon,
En attendant que le ballon m’enlève.
L’année est morte, etc.
LE PÈRE JEAN.
De ces tableaux qu’en huit jours il a faits
Si, près de moi, ce soir, l’auteur se frotte,
Je lui dirai : « Tu cherches un succès...
J’en ai là deux !... À la hotte ! à la hotte ! »
L’année est morte, etc.
LE PETIT AUTEUR.
L’auteur m’a dit, en me serrant la main ;
« Ami, pour moi, va parler au parterre... »
Daignez ce soir m’applaudir, et demain,
Je vous prierai d’applaudir mon confrère.
L’année est morte, une autre vient ;
Elle devient
La seule reine.
L’espèce humaine
Est faite ainsi :
Tous sont ingrats, et nous aussi.
[1] M. Alexandre Dumas venait de publier son roman de Joseph Balsamo.
[2] MM. Balze venaient d’exposer dans l’intérieur du Panthéon de belles copies des tableaux de Raphaël.
[3] Mademoiselle Cerito venait d’obtenir à l’Opéra un grand succès dans un ballet nouveau, la Fille de marbre.
[4] On venait de jouer à l’Opéra un grand ouvrage de Verdi : Jérusalem, dont la musique était en grande partie tirée d’un autre opéra italien de sa composition : I Lombardi. Duprez s’y distinguait surtout par son ut de poitrine.
[5] Mademoiselle Rachel venait de jouer au Théâtre-Français la tragédie de Cléopâtre, de madame Émile de Girardin. Inutile de rappeler que madame de Girardin écrivait alors dans la Presse. Personne n’a oublié les lettres charmantes du vicomte de Launay.
[6] On venait de jouer au Théâtre-Français les Aristocraties, comédie en cinq actes en vers, de M. Étienne Arago et le Château de cartes, comédie en trois actes, en vers, de Bayard.
[7] Deux mois plus tard, à côté de l’Odéon, dans le palais du Luxembourg, on prêchait hautement la théorie du droit au travail.
[8] On jouait alors au théâtre du Palais-Royal une revue intitulée un Banc d’huîtres.
[9] Dans les Paysans, de Balzac.
[10] Frédéric Soulié venait de mourir.
[11] Alexandre Dumas venait de donner sa belle traduction d’Hamlet au Théâtre-Historique. On jouait la Belle aux cheveux d’or, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, après y avoir joué le Chiffonnier de Paris, de Félix Pyat.
[12] Un nouveau théâtre lyrique (l’Opéra-National) venait d’ouvrir dans la salle du Cirque-Olympique, sous la direction du célèbre compositeur Adolphe Adam. On jouait Gastibelza.
[13] On commençait seulement à construire des chemins de fer en France, et le chloroforme, inventé de la veille, allait détrôner l’éther ; l’étude des aérostats était fort à l’ordre du jour.
[14] On annonçait au Théâtre-Français la prochaine représentation du Puff, comédie en cinq actes, de Scribe. Contrairement aux habitudes de son auteur, cet ouvrage eut le sort que son titre semblait lui promettre.