Le Comte d’Essex (Gautier de Costes, sieur de LA CALPRENÈDE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, en 1637.

 

Personnages

 

ÉLISABETH

LE COMTE D’ESSEX

LE COMTE DE SOUBTANTONNE

LE COMTE DE SALSBURY

CÉCILE, Secrétaire d’État

RALEIG, Seigneur Anglais

POPHAM, Chancelier d’Angleterre

MADAME CÉCILE, Femme de Cécile

ALIX, Damoiselle d’Élisabeth

LÉONORE, Damoiselle d’Élisabeth

UN CAPITAINE des Gardes

UN HUISSIER du Cabinet

 

La Scène est à Londres.

 

 

À MADAME LA PRINCESSE DE GUIMENÉ

 

MADAME,

 

J’offre une excellente Reine à une excellente Princesse, et quoique sa mémoire soit en quelque horreur parmi nous, elle est en telle vénération parmi beaucoup d’autres, qu’elle passe dans leur esprit pour la plus grande Princesse qui fut jamais. Je n’ai pas entrepris de la louer devant vous, de qui la vertu efface tout ce qu’elle eut de bon, et déteste ce qu’elle eut de mauvais. Et je veux encore moins justifier des actions que ses raisons d’État peuvent rendre excusables dans les esprits d’Hérode et de Tibère. Mais je dirai seulement que si le Ciel eût ajouté à ses bonnes qualités une partie des vôtres, il en eut fait son chef-d’œuvre, et que s’il l’eut pourvue des beautés de l’âme et du corps que vous possédez avec tant d’avantage ; notre Comte n’eut pas été ingrat aux preuves qu’il avait reçues de son amitié. Aussi l’emportez-vous sur elle en tant de façons qu’il est impossible que ses Partisans vous le contestent, avec quelque apparence de raison : sa naissance eut des taches, et la vôtre n’a que des marques très illustres, et si sa fortune qui la fit régner sur quelques Iles, ne vous a point donné les couronnes que ceux de votre Maison ont portées, le mérite vous a acquis un Empire, si beau, et si absolu sur toutes les âmes, que les plus rebelles ne feront jamais aucun effort pour s’en affranchir. En cela, MADAME, je parle véritablement sans flatterie, et j’ai trouvé les sentiments de toutes les personnes que j’ai pratiquées si conformes aux miens, que ce serait une injustice de les taire, et un crime de vous ôter ce qui vous est si légitimement dû par un aveu général : le rang que vous tenez, et la gravité que votre naissance semble exiger de vous, ne vous ont jamais dispensée des hommages qu’on doit à la vertu, vous avez témoigné la vôtre par l’estime que vous avez faite de celle des autres, et tous ceux en qui vous en avez reconnu, ont ressenti les effets de votre bonté, et de cette sympathie. Bien que je ne sois pas de ce nombre, et que je n’en au jamais senti en moi que par cette forte inclination qui me fit adorer la vôtre, je n’ai pas laissé de participer à la fortune des autres, et j’ai trouvé de véritables récompenses dans ma propre satisfaction, et dans l’avantage que j’ai d’avoir eu les sentiments de toutes les personnes de mérite. Ce n’est pas que je me défende de beaucoup d’autres obligations que je vous ai ; ce fut à vos pieds que je trouvai mon premier asile, et vous eûtes la bonté d’appuyer les commencements d’un jeune Cadet sortant des Gardes encore chancelant, et faible de la famine d’Allemagne, vous lui donnâtes un courage qu’il n’avait point reçu de son naturel, et le fîtes enhardir à des choses, auxquelles s’il a mal réussi, à tout le moins a-t-il la gloire de vous avoir donné des marques de son obéissance, permettez-moi de vous dire que c’est tout le fruit que j’en ai recueilli, et qu’hormis l’honneur que j’ai de vous plaire, cet amusement m’a été nuisible en toutes façons, je suis tombé dans le malheur du siècle ; et dans l’esprit même de ceux qui dispensent les bonnes et mauvaises fortunes, j’ai peut-être passé pour incapable des choses ordinaires, parce que j’étais capable de quelque chose d’extraordinaire à ceux de ma profession. Je ne me plains pas toutefois d’avoir suivi les mouvements que vos me donnâtes, bien que j’aie semé dans une terre ingrate, je suis trop satisfait de vous avoir divertie quelques heures, et d’avoir trouvé l’occasion de vous assurer ici avec quel zèle je serai toute ma vie,

 

MADAME,

 

Votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur,

 

LA CALPRENÈDE.

 

 

AU LECTEUR

 

Lecteurs, je ne prétends point vous donner bonne opinion de cet ouvrage : j’espère si peu de gloire de ceux de cette nature, que je ne craindrai point de vous dire, que le jugement que vous en ferez m’est indifférent, et qu’hormis votre satisfaction qui m’est chère, je n’en veux point tirer d’un amusement, que l’erreur du siècle rend presque honteux à ceux de ma profession. Je ne combattrai point ici l’aveuglement de ceux qui sont dans cette opinion, et je ferai encore moins le fanfaron, étant d’un pays qu’on soupçonne assez de ce vice : mais je vous redirai franchement, que si je dois espérer quelque honneur dans le monde, je le dois véritablement tirer d’ailleurs. Je n’ai jamais désiré que mon nom fut connu, et si j’ai souffert qu’on l’ait mis au bas de mon Épître, c’est parce qu’il avait été déjà vu dans des ouvrages encore pires, et qui ont été imprimés en mon absence et à mon déçu. Tous mes plus particuliers amis, et ceux qui ont trouvé mon faible, ne m’ont jamais su piquer que par ce reproche : ce n’est pas que beaucoup d’honnêtes gens ne s’y emploient, et que l’exemple de plusieurs personnes de condition et de mérite, ne puisse autoriser ce divertissement : mais enfin le nombre des ignorants prévaut à celui des habiles gens, et nous devons souffrir ce petit déplaisir du malheur et de la corruption du siècle. Si vous trouvez quelque chose dans cette Tragédie que vous n’avez point lu dans les Historiens Anglais, croyez que je ne l’ai point inventé, et que je n’ai rien écrit que sur de bonnes mémoires que j’en avais reçues de personnes de condition, et qui ont peut-être part à l’Histoire. Pardonnez les fautes de l’Impression comme celles d’une misérable Jeanne d’Angleterre que j’ai faite d’autres fois, où il y en a sans mentir autant que de mots, c’est une Tragédie que j’avais chèrement aimée, mais par malheur elle fut jouée et imprimée en mon absence, comme je vous ai déjà dit, et l’Imprimeur sur quelques légères apparences m’a fait passer pour mort dans son Épître, quoique Dieu merci, je ne me sois jamais mieux porté.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ÉLISABETH, LE COMTE D’ESSEX

 

ÉLISABETH, dans son cabinet.

Donc après tant de biens ton âme déloyale

Abuse lâchement d’une bonté Royale,

Et ce degré superbe où ma faveur t’a mis

Te rend le plus cruel de tous mes ennemis.

N’ai-je avec un sujet partagé ma puissance

Ne l’ai-je relevé par-dessus sa naissance,

N’ai-je soûlé son cœur de gloire et de grandeurs,

Et ne l’ai-je honoré de mes propres faveurs,

Pour aimer un ingrat ne me suis-je haïe,

Que pour me voir de lui si lâchement trahie,

Et tout ce que j’ai fait n’a pas eu le pouvoir

De tenir un vassal dans son premier devoir.

Tu pâlis déloyal, et le remords imprime,

Sur ton coupable front les marques de ton crime,

Mais tu feins cette crainte et ma rare bonté

Contre un juste courroux te met en sûreté.

À ma confusion tu connais ma faiblesse

Que le coup qui te touche, est celui qui me blesse.

Que le mal qu’on te fait, rejaillit contre moi,

Et que, voulant punir ton manquement de foi.

Mon ardente amitié ne me le pût permettre,

Puisque je t’aime encor tout perfide et tout traître,

Cette raison me force à plus que je ne dois

Puisque te soumettant à la rigueur des lois.

On ne prononcerait contre ta félonie.

Que le sanglant arrêt dont je serais punie

Pour l’exemple public et pour ton attentat

Ta tête était bien due aux maximes d’état

Mais pour la retirer de ce péril extrême

Et pour t’en garantir je m’y plonge moi-même.

C’est en quoi mon destin est le plus malheureux,

De nourrir dans mon âme un feu si dangereux.

Un puissant ennemi dont mon âme abattue

Élève dans son sein le serpent qui la tue

Regarde déloyal ce que je fais pour toi.

Et si cette bonté te fait manquer de foi,

Si l’espoir du pardon te la fait entreprendre,

Cette même bonté se permet d’y prétendre

Confesse maintenant dedans ce cabinet.

D’où personne ne peut éventer ton secret,

Devant moi seulement et cette confidente.

Quel était ton dessein qu’elle était ton attente,

Quel espoir de grandeurs te pouvait éblouir,

Enfin quelle raison t’oblige à me trahir,

Oui, oui, confesse tout et jamais n’appréhende,

Bien que ta trahison fût si noire et si grande

Qu’elle t’eût fait résoudre à me priver du jour.

Que ta confession altère mon amour,

Que sortant de mon âme ainsi que de la tienne

Après ion repentir jamais je m’en souvienne,

Et qu’il me reste plus ni penser ni discours

Pour te le reprocher du reste de mes jours.

LE COMTE D’ESSEX.

Quelque confusion où ce discours plonge

N’en donnez point la cause au remords qui me ronge.

Oui quelque étonnement a saisi mes esprits.

Et ce coup imprévu m’a sans doute surpris.

Mon visage est changé je le connais Madame,

Mais il exprime mal les mouvements de l’âme,

Et c’est un faux miroir s’il ne s’explique mieux

Que par ce changement qui paraît à vos yeux ;

Grâce à Dieu jusqu’ici mes actions passées,

Doivent avoir déjà de votre âme effacées,

Cette légère crainte et ces impressions

Que l’on vous veut donner de mes intentions,

Et s’il faut maintenant que je me justifie

Ce qu’on a remarqué dans le cours de ma vie,

Le mérite et l’éclat des services passés

Devant tout l’univers me justifie assez.

J’ai marché trop avant dans le champ de la gloire

Pour me déshonorer d’une tache si noire,

Et vous vous faites tort d’accuser sans raison

Un homme comme moi de quelque trahison,

Oui, ce sanglant reproche indignement outrage

Quelque Vassal qu’il soit un homme de courage,

Et je n’eusse pas cru que le lâche rapport

De ceux qui pour me perdre ont bandé ce ressort,

Et qui tremblent partout au bruit de mon épée

Par cette calomnie eut votre âme trompée,

Si je me puis flatter de quelque vanité

Certes je méritais que votre Majesté,

Défendît la parole à ces âmes timides

Qui n’ont pour se venger que des trames perfides,

Que la rage et l’envie ont armés contre moi.

Qui n’ont jamais donné de preuve de leur foi,

Inutiles en paix, inutiles en guerre,

La honte et le mépris de toute l’Angleterre,

Que la fortune aveugle a relevés de rien,

Bref qui vous servent mal comme je vous sers bien.

ÉLISABETH.

Dieu, puis-je retenir un courroux légitime

Et puisque cet ingrat persiste dans son crime,

Puis-je souffrir encor un si sensible affront

Sans le faire éclater, sur ce coupable front ?

Traître n’irrite plus une Reine irritée,

Dans les extrémités où tu la vois portée,

Non, non, n’abuse plus de sa facilité

Et dans ton repentir cherche ta sûreté.

Crois que c’est vainement que son amour te flatte,

Que son bras est armé contre une tête ingrate,

Et quoique sa bonté la fasse balancer

Qu’elle a la foudre en main toute prête à lancer,

Crois que ta trahison n’est que trop avérée,

Et qu’à mon grand regret j’en suis trop assurée,

Que tu la veux cacher par d’inutiles soins,

Et que tu ne saurais confondre mes témoins.

LE COMTE D’ESSEX.

Vos témoins.

ÉLISABETH.

Oui perfide, et tu dois les connaître.

LE COMTE D’ESSEX.

Que votre Majesté les fasse donc paraître.

ÉLISABETH.

Vois cette lettre écrite au Comte de Tirron

Désavoueras-tu point ces armes, ou ce nom ?

Penses-tu que ta main me soit assez connue ?

Où la déguises-tu pour abuser ma vue,

Vois ce que tu tramais dans ce noir attentat

Et contre ma personne et contre mon état,

Comme avec l’Irlandais tu partages ma terre

Et comme entre ses mains tu remets l’Angleterre,

Crois-tu que tes desseins soient assez découverts

Juge à qui je me fie, et de qui je me sers.

LE COMTE D’ESSEX.

Juste Dieu se peut-il qu’une Princesse endure

Une si détestable, et si lâche imposture,

Et qui pour récompense à ma fidélité

Je reçoive ce prix de votre Majesté.

Doncques cette importante et fameuse victoire

Qui d’un Sceptre penchant a relevé la gloire,

Et qui du sang Espagnol a fait rougir les eaux

Et de tant de butin enrichi vos vaisseaux,

La prise de Cadix au milieu d’un naufrage

Mille preuves encor de zèle et de courage,

Ma jeunesse et mon sang que j’employai pour vous

Ne me devaient promettre un traitement plus doux.

Donc pour favoriser des malices adroites

On me met en avant des lettres contrefaites,

On emploie à ma perte et mon sceau et mon seing,

Et vous-même appuyez ce damnable dessein,

Ce procédé m’étonne, et cette ingratitude

Afflige mon esprit d’une peine plus rude,

Que si pour m’enlever je voyais mille morts

Mais je suis grâce à Dieu libre de tout remords,

J’ai bien vécu Madame, et si j’ai quelque honte

C’est d’avoir trop servi.

Il déchire la lettre.

ÉLISABETH.

Bien, bien Monsieur le Comte

J’ai failli contre l’ordre, et les formalités

Mais on vous traitera comme vous méritez,

Vous pouvez à loisir prouver votre innocence

La loi vous en accorde une entière puissance,

Allez-y travailler, et mettez-y du soin

N’oubliez rien pour vous, tout vous fera besoin,

Innocent, ou coupable on vous rendra justice.

Mais n’attendez de moi ni grâce, ni supplice ;

Je serai juste, et neutre et les Barons Anglais

Traiterons votre affaire à la rigueur des lois.

Adieu retirez-vous.

 

 

Scène II

 

ÉLISABETH, ALIX

 

ÉLISABETH.

Ah ma fille.

ALIX.

Ah Madame.

ÉLISABETH.

Soutenez ce corps faible et prêt à rendre l’âme

Mon cœur est si pressé de rage et de douleur,

Qu’il succombe sans doute à ce dernier malheur,

Mais il faut qu’il périsse et que tu te hasardes.

Le traître a disparu, Capitaine des gardes.

Holà.

 

 

Scène III

 

LE CAPITAINE DES GARDES, ÉLISABETH, ALIX

 

LE CAPITAINE DES GARDES.

Que vous plaît-il Madame ?

ÉLISABETH.

Il faut tout de ce pas.

Mais écoutez bien l’ordre, et ne le changez pas

Autrement.

ALIX.

Juste Ciel Quel changement étrange,

Que la Reine est troublée ! Ô Dieu le teint lui change !

Elle lui parle à l’oreille.

Et l’on reconnaît bien à voir ses actions

Que son est pressé d’étranges passions.

ÉLISABETH.

Après sans découvrir vos desseins à personne

Qu’on aille tout d’un temps arrêter Soubtantonne,

Que dans la grosse Tour on l’enferme avec lui ;

Mais que tout son dessein s’exécute aujourd’hui.

Et leur ayant donné des prisons séparées

Qu’on leur donne surtout des gardes assurées.

Là gît votre fortune, ou bien votre malheur,

Et votre tête enfin me répond de la leur.

 

 

Scène IV

 

ÉLISABETH

 

Reine au courroux du Ciel en naissant destinée !

Donne fin à tes maux Princesse infortunée !

Et ne t’efforce point de prolonger le cours

Des malheurs obstinés que poursuivent tes jours.

Quitte ce fol amour d’une haute fortune

Et l’éclat décevant d’une pompe importune,

Qui t’élève au-dessus des communes grandeurs

Mais ne t’affranchit point de tes propres malheurs.

Que te sert qu’aujourd’hui tant de peuple respire

À l’ombre des Lauriers qui couvrent ton Empire,

Si ton cœur se consume en funestes regrets,

Et si tant de Lauriers sont pour toi des Cyprès ?

Que te sert cette paix que goûte l’Angleterre

Si tu portes dans l’âme une mortelle guerre ?

Et de quels ennemis ton bras fut-il vainqueur

Si le plus inhumain te reste dans le cœur ?

Que tu ne peux sauver sans un péril extrême

Et que tu ne perdras qu’en te perdant toi-même ?

N’importe, il se faut perdre, et je veux qu’aujourd’hui

Le traître périssant je périsse avec lui.

Que ses jours et les miens finissent à même heure ?

Perçons plutôt ce cœur où cet ingrat demeure,

Et pour punir ce lâche à qui ce traître est cher

Perçons tous les endroits qui le peuvent cacher.

Ah ! Dieu de quel transport mon âme est agitée ?

Ah ! ma raison revient, pourquoi m’as-tu quittée ?

Et pourquoi maintenant ne représentes-tu

À cet esprit Royal sa première vertu ?

Tu vois bien qu’il s’égare, et qu’une amour plus forte

Au-delà du devoir l’entraîne et le transporte.

Mais sa colère est juste, et jamais un esprit

Avec tant de raison une offense n’aigrit.

Jamais si vivement âme ne fut atteinte,

Et ne forma jamais une si juste plainte,

Dans un calme profond le repos m’est permis ?

Je suis en sûreté de tous mes ennemis,

Et lorsque je m’envie en ce bonheur suprême

Qu’il ne me reste plus à craindre que moi-même,

Je sens le coup mortel qui me perce le cœur

Et je n’en puis haïr ni le coup ni l’auteur.

Vile condition de mon âme abattue,

Qui baise encor la main de l’ingrat qui me tue,

Et de ce lâche cœur qu’on ne peut arracher

Des honteuses prisons un ennemi si cher.

Ciel qui m’avez donné cette grandeur fatale

Que ne me donniez-vous une âme aussi Royale,

Cœur qui s’allumât pour un plus noble objet

Au lieu de se trahir pour un ingrat sujet,

Ou si même en naissant vous m’aviez condamnée

À cette déplorable et dure destinée,

Pourquoi dès le moment qu’il a pu me trahir

Ne me permîtes-vous de le pouvoir haïr ?

Et pourquoi justement n’aviez-vous mesurée

Mon amour à sa foi d’une même durée ?

Que le traître changeant, je changeasse à mon tour

Et que sa foi mourant fit mourir mon amour.

Ah n’en murmure plus, elle est morte, elle est morte,

Sur des restes honteux la justice l’emporte.

C’est assez balancé, le conseil en est pris ;

De son ingratitude il recevra le prix.

Oui tu mourras perfide, et je serai vengée

Non ne t’abuse plus ma flamme est bien changée.

Et si tu vis ce cœur brûler d’un feu plus doux

Tu ne le verras plus qu’embrasé de courroux,

Toute ma passion en rage convertie

Me rendra désormais ton Juge et ta partie,

Et méprisant les droits qui te restaient sur moi,

Tu sauras le pouvoir qui me reste sur toi.

 

 

Scène V

 

LE COMTE DE SOUBTANTONNE, LE COMTE D’ESSEX

 

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Je ne vous flatte point, sa menace m’étonne.

LE COMTE D’ESSEX.

Vous ne vîtes jamais une fière Lionne

Rugir après ses fans avec tant de fureur,

Elle m’a dans l’abord donné quelque terreur

Mais après.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Croyez-moi, la Reine est toujours la Reine,

Et vous vous abusez d’une créance vaine,

Si vous vous figurez dans un faîte si haut,

Que vous ne puissiez en redouter le saut.

La puissance des Rois ne peut être bornée,

Leur caprice à leur gré fait notre destinée ;

Nous sommes leur jouet, et l’inconstante main

Qui nous hausse aujourd’hui nous rabaisse demain.

Et de vouloir choquer cette grandeur auguste

Est un dessein fatal autant qu’il est injuste.

Hélas ! que plût à Dieu que vous eussiez suivis

Et le meilleur exemple et le meilleur avis,

Et qu’étant satisfait d’une fortune haute

Vous n’eussiez point commis une si grande faute,

Je ne vous verrais pas dans l’extrême danger

Où vos crédulités vous vont bientôt plonger,

Et ne vous ferais pas une injuste requête

De quitter ce pays pour sauver votre tête.

Je ne vois point ici de sûreté pour nous.

LE COMTE D’ESSEX.

J’y pourrais bien trouver des remèdes plus doux ;

Et j’ai trop de pouvoir sur l’esprit de la Reine

Quelque irrité qu’il soit, pour redouter sa haine.

Mais puisque je vous crois mon plus fidèle ami,

Je ne vous dirai point ma pensée à demi.

J’ai de son amitié de très bons témoignages,

Ou pour en mieux parler j’en ai reçu des gages,

Que sans être indiscret je ne puis publier,

Et que sans être ingrat je ne puis oublier ;

C’est ce qui me rend fier et contre sa disgrâce

Et contre les effets qui suivront sa menace,

Je connais mon pouvoir je la saurai punir

Et quand il me plaira le faire revenir.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

De quelque vanité que votre esprit se flatte

Je crains fort qu’à la fin sa colère n’éclate.

Et si vous me croyez, vous le craindrez aussi,

Cet amour violent n’ôte point mon souci.

Je crains fort qu’à la fin il ne se change en haine,

L’apparence est fort grande, et je connais la Reine,

Et vous devez juger, vous qui connaissez mieux

Cet esprit remuant, superbe, ambitieux,

De quelque passion que son âme s’emporte

Si son ambition ne sera pas plus forte ;

Le désir de régner étouffera toujours,

Quelques ardeurs qu’elle ait, le soin de ses amours.

L’honneur, le droit, le sang, contre une telle amorce

Sur ce cœur orgueilleux, n’ont jamais eu de force,

Et pour se maintenir dans cet illustre rang

Elle a foulé l’honneur, et le droit et le sang,

Certes nous en avons des exemples funestes

Et nous voyons encor les pitoyables restes,

De ceux dont la fortune avait fait trop d’éclat

Et qui sont immolés à ses raisons d’État.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE DE SOUBTANTONNE, LE COMTE D’ESSEX, LE CAPITAINE DES GARDES

 

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Mais que veulent ses gens.

LE COMTE D’ESSEX.

Quel dessein vous amène ?

LE CAPITAINE DES GARDES.

Je vous faits prisonniers de la part de la Reine,

Suivez-moi s’il vous plaît.

LE COMTE D’ESSEX.

Vous vous moquez de nous.

LE CAPITAINE DES GARDES.

La Reine a commandé qu’on se saisît de vous.

Je ne fais que ma charge.

LE COMTE D’ESSEX.

Ah ! tu te dois méprendre.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Je vous connais fort bien.

LE COMTE D’ESSEX.

Oses-tu l’entreprendre ?

Insolent, et sais-tu que tu te prends à moi ?

Ah ! ne m’irrite plus, ami retire-toi,

C’est me presser par trop, si tu n’es las de vivre

Ne m’importune plus.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Messieurs, il nous faut suivre.

J’obéis à la Reine, et je fais mon devoir.

LE COMTE D’ESSEX.

Ah ! ne me presse plus, ou je te ferai voir.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Monsieur, vous vous nuisez par cette résistance,

Et vous me porterez à quelque violence

Dont je serai marri, mais vous m’y contraignez.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Il nous faut obéir.

LE COMTE D’ESSEX.

Vous régnez, vous régnez,

Superbe Élisabeth ; Mais vous serez trompée,

Tu nous prends au Palais, et seuls et sans épée.

Oui, oui, nous te suivrons, mais je me souviendrai

Du bien que tu nous fais, et je te le rendrai.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CÉCILE, LE COMTE DE SALISBURY, ÉLISABETH

 

CÉCILE.

Dans un crime si grand, et de telle importance

Il faut que la justice emporte la clémence,

Et ne se piquer point d’une lâche bonté

Qui perdrait cet État et votre Majesté.

Oui, Madame, il est vrai la lâcheté du Comte,

Parce qu’il est Anglais, me fait rougir de honte,

Et le Zèle que j’ai pour le bien de l’État,

Me rend son ennemi depuis son attentat,

Qu’un sujet favori d’une puissante Reine

Et qui pour obtenir la grandeur souveraine,

N’avait à souhaiter que le titre de Roi,

Viole indignement son honneur et sa foi.

Qu’il livre à l’ennemi sa Reine et sa patrie

Qui ne le voyait plus qu’avec idolâtrie ;

Et qui ne recevant cet ordre que de vous

Parce que vous l’aimiez, l’adorait à genoux,

Et que votre bonté consulte, et délibère

Sur la punition de ce crime exemplaire.

Que votre Majesté considère aujourd’hui

Des services légers qu’elle reçut de lui,

Et ne regarde point que cet ingrat conspire

Et contre votre vie, et contre votre Empire.

Ah Ciel ! qu’est devenu cet esprit de clarté

Cet esprit plein de flamme et de vivacité ?

Cette rare prudence, et la haute pratique

De la plus grande Reine et la plus politique

Qui jamais ait porté le diadème au front ?

ÉLISABETH.

Dans le milieu du cœur j’ai reçu cet affront,

Et cette trahison trop vivement me blesse,

Pour conserver pour lui des restes de tendresse.

Oui je veux qu’on le traite à la rigueur des lois,

Qu’il subisse aujourd’hui le jugement Anglois.

Et s’il est criminel, comme on lui fait paraître,

Qu’on ne diffère point la perte de ce traître.

Qu’on n’ait aucun égard aux honneurs qu’il reçut,

Qu’on juge ce qu’il est, et non pas ce qu’il fut,

Et que pas un de vous, si la pitié l’arrête,

Ne me pense obliger en épargnant sa tête.

Je l’estimai servant sa Reine, et son pays,

Je ne l’estime plus puisqu’il nous a trahis ;

Ses belles actions s’effacent dans son crime

Et ma juste colère efface mon estime.

LE COMTE DE SALISBURY.

Si le Comte d’Essex a failli, comme on dit,

Votre courroux est juste, et je suis interdit.

Oui, je croirais Madame, avoir part à l’offense

Si j’ouvrais seulement la bouche en sa défense.

Mais (si votre bon té me permet ces deux mots)

Que votre Majesté fasse tout à propos,

Et que votre conseil mûrement délibère

Sur les difficultés d’une importante affaire.

Que ce ressentiment dans votre âme s’aigrit

Qu’aucune passion n’emporte votre esprit,

Et ne vous fasse point hâter des procédures

Qui demandent du temps contre les impostures.

Que vos Juges surtout ne précipitent rien,

Et qu’en faisant leur charge ils considèrent bien,

Qu’en punissant un crime ils n’en fassent un autre,

S’ils mêlent tant soit peu leur intérêt au vôtre,

Qu’on s’informe à loisir (la Justice y consent)

Si le Comte est coupable, ou s’il est innocent.

Car, Madame, après tout j’ai de la peine à croire

Que ce cœur généreux, cette âme que la gloire,

Porta dans les périls pour votre Majesté

Avec tant de courage et de fidélité,

Ait pu déshonorer d’une action si lâche

Ce renom éclatant qui n’avait point de tache.

ÉLISABETH.

Ah ! je ne sais que trop son perfide dessein,

Il ne peut démentir ses lettres ni son seing,

Des Messagers surpris, ses propres domestiques

Nous découvrent sa trame et ses noires pratiques.

Il a commis encor beaucoup d’autres excès ;

On peut sans autre preuve achever son procès.

Cécile cependant visitez Soubtantonne,

J’ai voulu m’assurer aussi de sa personne,

Et dans la même Tour je l’ai fait amener ;

Leur étroite amitié me l’a fait soupçonner,

Sachant que cet ingrat n’a jamais de pratique

Ni d’important dessein qu’il ne lui communique.

Obligez, s’il se peut, ce malheureux ami

À découvrir un mal qu’on ne sait qu’à demi.

CÉCILE.

Quelque rusé qu’il soit, ma ruse est toute prête.

ÉLISABETH.

Adieu, ce nouveau soin me donne un mal de tête

Dont l’importunité me trouble à tout propos,

Et me force de prendre un moment de repos.

 

 

Scène II

 

ÉLISABETH, MADAME CÉCILE

 

ÉLISABETH.

Tu mourras, tu mourras, monstre d’ingratitude,

Et s’il se peut trouver une peine assez rude

Pour punir ton esprit de sa déloyauté

Je veux qu’après ta mort il en soit tourmenté,

Qu’à jamais, qu’à jamais, ton âme bourrelée

Souffre le repentir de ta foi violée,

Et que le Ciel vengeur ne t’accorde jamais

Que le même repos que j’aurai désormais.

Cependant par ta mort je serai satisfaite

Et mon ressentiment rira de ta défaite.

Je paraîtrai ta Reine et ton Juge à mon rang

Et je me laverai de ton infâme sang.

C’est là que j’éteindrai cette honteuse flamme

Et que j’effacerai ce qui reste en mon âme,

Et de ce vil objet dont ce cœur fut charmé,

Et du ressouvenir de t’avoir trop aimé.

Ah ! Cécile, je meurs, soutenez-moi, je tombe,

À ce ressouvenir ma constance succombe,

Et quelque beau dessein que ma vengeance ait eu

Je vois que mon esprit en vain a combattu.

Raison d’État vengeance, adieu quittez la place,

Il faut céder ce cœur à l’amour qui vous chasse ?

Amour vous congédie et ne me permet pas

De souffrir sans me perdre un si juste trépas.

Quoi ? je verrai sanglant sans âme et sans lumière

Celui qui posséda mon âme toute entière ?

Et je verrai rougir un infâme échafaud

Du plus généreux sang ? Toutefois il le faut,

Et pour ta sûreté tu ne dois pas permettre

Le salut d’un ingrat, d’un perfide, d’un traître,

Qui mettra ton État, et ta vie en danger,

Qui met dans ton pays un barbare étranger,

Et qui pour envahir une injuste Couronne

A possible attenté sur ta propre personne.

Hé bien que ce perfide achève son dessein,

Qu’il me porte plutôt un poignard dans le sein,

Je lui tendrai ce cœur, et cette gorge ouverte,

Plutôt que consentir à l’arrêt de sa perte.

Oui, oui, je sauverai cet aimable ennemi,

Et si sans lui je meurs, je ne meurs qu’à demi.

Je laisse encor au jour la moitié de mon âme

Et porte dans le Ciel un esprit tout de flamme,

Libre de ce reproche et de tant de remords

Qui puniront l’ingrat de plus de mille morts.

Cécile, tu connais mon étrange faiblesse,

Tu reconnais la cause et le trait qui me blesse,

Et dès le premier jour je ne t’ai point caché

Le dangereux poison, dont ce cœur fut touché ;

Tu rendrais mieux que moi le conte de ma vie,

Et dans mes plus grands soins tu m’as si bien servie,

Que dans le triste état des maux où je me vois

Je ne puis sans péril me servir que de toi,

Persévère, ma fille, à tant de bons offices,

Et crois que dans le cœur j’ai gravé tes services.

Mais ne me quitte point dans une extrémité,

Où j’attends mon secours de ta fidélité,

Visite cet ingrat, et fais s’il t’est possible

Qu’à tant d’affection il se rende sensible,

Qu’il dépouille pour moi cet orgueil indompté

Et que sa repentance implore ma bonté,

Dis que j’oublierais tout, oui, dis-lui, quoi qu’il fasse

Qu’il sait bien le moyen pour obtenir sa grâce ;

Qu’il sait trop le pouvoir qu’il a sur mon esprit

Et que ce grand courroux dont mon âme s’aigrit

Est un visible effet de cet amour extrême

Qui me le fait chérir à l’égal de moi-même ;

Mais surtout ne mets point mon honneur au hasard,

Et dissimule bien que ce soit de ma part,

Dis toujours que la Reine ignore ta visite,

Et que c’est un devoir qu’on rend à son mérite.

MADAME CÉCILE.

Madame, se peut-il.

ÉLISABETH.

Ne me réplique rien

Je commets une faute et je la connais bien.

Mais l’amour, ah ! Tyran, du repos d’une Reine

Quitte, quitte la place, à cette juste haine.

Et ne la force point d’un insolent pouvoir

À mépriser son rang, sa vie et son devoir.

Ah ! je dispute trop je me rends et te cède,

Puisque tu l’as voulu mon mal est sans remède,

Tu l’ordonnes tyran, il te faut obéir,

Me perdre en le sauvant, l’aimer, et me haïr,

Va ma fille, et surtout.

MADAME CÉCILE.

Considérez de grâce.

ÉLISABETH.

Tu me tues. Adieu.

 

 

Scène III

 

MADAME CÉCILE, seule

 

Que faut-il que je fasse ?

Et pour ne point manquer à ma fidélité

Que dois-je devenir en cette extrémité ?

Dans cette occasion que le Ciel me fait naître

Dois-je employer mes soins pour le salut d’un traître ?

Perdrai-je quelques pas ? ferai-je quelque effort

Pour sauver un ingrat qui me donne la mort ?

Le lâche eut des appas, le perfide eut des charmes,

Cette arme lui céda, ce cœur rendit les armes,

Et ce dissimulé le voyant enflammer

Trompa cette innocente et feignis de l’aimer,

Tout ce qu’une âme double eut jamais d’éloquence,

Ce traître l’employa pour vaincre ma constance.

Amour en fut vainqueur, amour fut obéi ;

Amour gagna ce cœur, et ce cœur fut trahi ;

Oui, oui, je me trahis pour obliger ce lâche

Et me déshonorai d’une éternelle tache,

Le parjure abusa de mon aveuglement ;

Et par un détestable et cruel changement

Il ne me laissa rien qu’une honte éternelle

D’avoir eu de l’amour pour une âme infidèle.

Et tu travailleras pour sauver cet ingrat.

Choqueras la justice et les raisons d’état,

Et pourras bien trahir pour complaire à ta Reine

Ces justes châtiments et cette juste haine ?

Ah ! non, perds-toi plutôt, et le perds avec toi.

Mais c’est ta Reine enfin qui t’impose sa loi,

Il lui faut obéir ; obéissons, n’importe,

C’est le meilleur moyen, ma ligne en est plus forte,

Et si ce grand esprit n’est déjà diverti

Je le puis en deux mots ranger à mon parti,

Mes rapports feront tout, et par mes bons offices

Je le pourrai payer de tous ses artifices.

Il n’en manqua jamais, je n’en manquerai pas ;

Il en eut pour ma honte et moi pour son trépas.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE D’ESSEX dans sa prison, RALEIG

 

LE COMTE D’ESSEX.

Je vous ai déjà dit que ce discours m’offense :

Que le Royaume entier plaide pour ma défense ;

Que c’est un vaste champ à mes gestes guerriers,

Et qu’il doit pour jamais me fournir des Lauriers.

C’est comme je réponds à ce qu’on me propose,

Et vous vous abusez d’en attendre autre chose.

Non, n’attendez jamais d’un esprit innocent

Et d’un cœur généreux un discours indécent,

Qu’une confession si honteuse et si basse,

Déshonore mon rang, mon courage et ma race,

Et que j’avoue un crime avecque lâcheté,

À dessein d’obliger ceux qui l’ont inventé.

Je serais bien marri d’avoir fâché la Reine,

Qu’aucun de mes pensers eût mérité sa haine,

Et que j’eusse entrepris, contre ce que je dois

Une action indigne et des miens et de moi :

Entre tous ses sujets, je suis le plus fidèle,

Faites-lui ce rapport, et que je me plains d’elle,

Je crois que je le puis, sans sortir du respect,

De m’avoir fait sonder par un homme suspect,

Que sa rare vertu rend ennemi d’un Traître,

Et qui n’est mon ami ni n’est digne de l’être.

RALEIG.

Je suis homme d’honneur.

LE COMTE D’ESSEX.

Vous parlez à propos,

Mais vous m’obligerez me laissant en repos,

Adieu.

RALEIG.

C’est mal traiter un homme de ma sorte,

Mais il faut excuser le courroux qui l’emporte,

Pardonnez un discours qui vous fait quelque tort,

Je vous quitte, Monsieur.

LE COMTE D’ESSEX.

Vous m’obligerez fort.

Les premiers mouvements dont on n’est pas le maître,

Me devaient à l’abord armer contre ce traître,

Et d’un affront sanglant achever l’entretien

D’un cœur plein d’artifice et d’un homme de bien.

Ces lâches ennemis d’un généreux courage,

Qui contre un innocent ont déployé leur rage.

Mais bon Dieu qui me vient encor importuner.

 

 

Scène V

 

MADAME CÉCILE, LE COMTE D’ESSEX

 

MADAME CÉCILE.

Recevez le bonjour que je vous viens donner.

LE COMTE D’ESSEX.

Ah ! Madame, c’est vous, Ciel avec quelle joie

Recevrai-je ce bien que ta bonté m’envoie ?

Et de quelle façon pourrai-je m’acquitter

Envers cette beauté qui me vient visiter ?

Doncques vous me donnez cette preuve dernière,

Que votre affection demeure encor entière,

Et vous ne privez point d’un entretien si doux

Un pauvre Criminel abandonné de tous ;

Toi qui me tiens aux fers ta justice m’oblige,

Et si tu me la rends la liberté m’afflige,

À ce prix que jamais je ne retourne au jour,

Que prisonnier d’État, et prisonnier d’amour.

On arrête en ce lieu ma demeure dernière

Où l’âme avec le corps est toujours prisonnière,

Je ne forcerai point cette aimable prison,

Et j’avouerai toujours que la Reine a raison,

Que ma punition établit mes délices,

Et qu’on me paye assez de tant de bons services.

MADAME CÉCILE.

Ces discours obligeants récompensent assez

Et ma peine présente, et mes bienfaits passés.

Mais votre grand courage a tort de se contraindre,

Et vous ne voyez rien qui vous oblige à feindre,

Aussi laissons à part ces discours superflus

Que je souffrais de vous en un temps qui n’est plus,

Et songeant dans le fort d’une grande tempête

À dissiper l’orage, et sauver votre tête.

Je vous en viens offrir les moyens assurés.

LE COMTE D’ESSEX.

Je vois bien, je vois bien que vous persévérez,

Et que cette amitié que vous m’avez promise

Se découvre, Madame, avec tant de franchise.

Qu’enfin je me confesse ingrat et criminel,

Si pour vous je ne souffre un tourment éternel,

Et si même la mort efface de mon âme,

Cette obligation, et cette belle flamme,

Qui depuis si longtemps vous engage ma foi :

Mais pour vous obéir dites ce que je dois,

Vous avez intérêt à conserver ma vie,

Puisque enfin elle est vôtre.

MADAME CÉCILE.

Et j’en brûle d’envie,

Mais vous en trouverez des moyens assez doux,

Dans cette passion que la Reine a pour vous,

Bien que ce grand courroux si hautement éclate

Que son ressentiment menace une âme ingrate,

Vous connaissez la sienne, et ce que vous pouvez

Rendant à son amour ce que vous lui devez,

Ne le différez pas, et si vous êtes sage

Par vos soumissions, calmez ce grand courage,

Ou vous éprouverez qu’il est très dangereux

D’aigrir par des mépris un esprit amoureux,

D’en effacer l’amour pour y placer la haine,

Et de désespérer une Amante, une Reine.

LE COMTE D’ESSEX.

Fut-il jamais esprit surpris comme le mien ?

Certes, c’est un discours où je ne comprends rien ;

Mais mon âme à jamais resterait offensée

Si vous n’aviez parlé contre votre pensée.

Pardonne mon courroux, ma Reine, et permets-moi

Qu’après un tel conseil je me plaigne de toi.

Doncques pour relever ma fortune penchante

Tu veux que je te quitte, âme ingrate, et changeante ;

Et que ce vain éclat de pompe et de grandeur

Attire une âme basse, et partage mon cœur.

Ah ! Mon ressentiment ne peut plus se contraindre.

MADAME CÉCILE, tout bas.

Tu feins, mais déloyal, crois que je sais bien feindre.

LE COMTE D’ESSEX.

Tu veux que je te quitte, et que ce doux lien

Qui toujours enchaîna ton esprit et le mien,

Cède honteusement à de lâches maximes,

Que l’espoir du salut autorise mes crimes,

Et que pour t’obéir je me laisse charmer,

Par un front couronné que je ne puis aimer ?

Ah ! ne m’en parle plus, et si dans ta belle âme

Il loge encor pour moi quelque reste de flamme,

Si tu ne veux hâter le reste de mes jours

Ne m’importune plus d’un semblable discours,

Et ne te mêle plus des secrets de la Reine,

Dont les commissions te donnent tant de peine ;

Que ce puissant esprit gouverne son État,

Et ne se trouble plus pour un sujet ingrat ;

Elle doit maintenant avoir de la prudence,

Qu’elle quitte l’amour, son âge l’en dispense :

Donne-lui ce conseil, et plus juste reçois

Pour la dernière fois, et mon cœur et ma foi.

MADAME CÉCILE.

Retiens-toi mon courage, ne fais point paraître

Ce que tu reconnais aux feintes de ce traître ;

Ce conseil important qui vous met en courroux,

Procédait seulement du soin que j’ai de vous ;

Mais puisqu’il vous faut déplaire, et que votre pensée

Garde encore pour moi son amitié passée

Je ne vous parle plus contre mon sentiment,

Puisque cet intérêt me touche également.

Mais si vous ne pouvez feindre auprès de la Reine,

En fuyant son amour, n’attirez point sa haine ;

Et pour cette constance et cette passion,

Au moins témoignez-lui de la soumission ;

Apaisez son courroux par votre repentance,

Demandez-lui pardon, confessez votre offense ;

Par là votre salut vous est tout assuré,

C’est aussi seulement ce qu’elle a désiré :

Jetez-vous à ses pieds.

LE COMTE D’ESSEX.

Oui je suis prêt, Madame,

Devant sa Majesté je veux ouvrir mon âme,

Lui rendre des devoirs, et des soumissions,

Implorer sa merci par mes confessions,

Avouer à ses pieds mes actions plus noires,

Lui demander pardon de toutes mes victoires,

Lui demander pardon du sang que j’ai perdu,

Du repos éternel que je vous ai rendu ;

De mille beaux effets, de mille bons services,

De cent fameux combats, et de cent cicatrices :

C’est de quoi je suis prêt à lui crier merci,

C’est tout ce que j’ai fait, je le confesse aussi :

Et je ne puis nier à toute l’Angleterre,

Des crimes, si connus presque à toute la terre,

Oui, oui, je les commis, mais qu’on n’espère pas

Que la peur des tourments et l’horreur du trépas,

Tirent de ma bassesse ou de ma repentance

Que des confessions dignes de ma naissance,

Que si la Reine attend avec mes ennemis,

Que j’avoue un forfait que je n’ai point commis ;

Dis-lui qu’elle s’abuse, et que j’offre ma tête

Aux plus sensibles coups que leur rage m’apprête,

Au reste ne perds point des discours superflus ;

C’est mon dernier dessein, et ne m’en parle plus.

MADAME CÉCILE.

Votre obstination visiblement vous traîne

Dans le chemin certain d’une perte certaine,

Vous deviez accorder ma requête à mes pleurs,

Adieu cruel, je vais regretter nos malheurs

Puisque le Ciel, Adieu.

LE COMTE D’ESSEX.

Tu t’en vas inhumaine,

De grâce arrête un peu.

MADAME CÉCILE.

Je m’en vais chez la Reine,

Elle ignore où je suis, je lui rends ce devoir

Et demain au plus tard je viendrai vous revoir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE COMTE D’ESSEX, POPHAM, LE COMTE DE SOUBTANTONNE, CÉCILE, RALEIG

 

LE COMTE D’ESSEX, devant ses Juges.

Bien que l’autorité cruelle et souveraine,

Et d’un ingrat pays et d’une Auguste Reine

Me contraigne aujourd’hui de recevoir la loi

De ceux qui s’honoraient de l’apprendre de moi,

Ni craint ni respect ne saurait plus contraindre

Ce vif ressentiment qui m’oblige à me plaindre

Et cette indignité ne se peut endurer

Sans en faire reproche et sans en murmurer.

Donc Barons souverains, donc Juges équitables

Qui pour nous occupez ces sièges redoutables,

Et portez sur le front cette sévérité

Qui relève l’éclat de votre autorité,

Arbitres absolus du destin de nos têtes

Savez-vous qui je suis, savez-vous qui vous êtes ?

Et bien qu’en vos faveurs mon destin m’ait trahi,

Vous souvient-il encor de m’avoir obéi ?

Oui, oui, mes actions sont encor trop récentes,

Et j’en laisse à l’État des marques importantes,

Que mes malheurs présents, ni mes maux à venir,

Ne sauraient effacer de votre souvenir :

Le suis le même encor, et vous êtes les mêmes ;

Mais je suis criminel, vous mes Juges suprêmes,

Je vous vis honorés de mon commandement,

Je dépends aujourd’hui de votre jugement :

Ce que j’ai fait pour vous et par mer et par terre,

Les services rendus à toute l’Angleterre,

Tant de sang ennemi par ce bras répandu,

Pour conserver vos droits celui que j’ai perdu,

Vos rebelles punis de tant de perfidies,

Vos repos assurés, vos bornes agrandies,

Ne reprochent donc point à ce pays ingrat,

Que ma chute sans doute ébranle son État,

Que sa méconnaissance indignement me traite,

Et que de sa main gauche il veut couper la droite :

Vous pouvez bien juger que par un tel discours

Je n’ai pas fait dessein de prolonger mes jours,

Que je ne songe pas à corrompre mes Juges,

Et dans votre pitié m’établir des refuges :

Grâce à Dieu, mon esprit fut toujours assez fort,

Pour braver les périls, et mépriser la mort,

Il ne peut être atteint de cette lâche envie,

De m’abaisser à vous pour conserver ma vie,

Et l’obtenant de vous par un mot seulement,

Je la croirais sans doute acheter chèrement,

Que ma perte prévienne un mouvement si lâche ;

Mais si je dois mourir que je meure sans tache ;

Et que ce beau renom que j’acquis par mon sang,

Dans mes derniers malheurs garde son premier rang,

Qu’on cherche des moyens pour m’ôter une vie,

Que la honte fuyait, que la gloire a suivie ;

Et que ce même honneur qui guidait tous mes pas,

Au milieu des lauriers, m’accompagne au trépas ;

Que de mes ennemis la troupe sans courage,

Parmi tous mes malheurs n’ait point cet avantage,

De voir humilier par une indigne loi,

À des hommes comme eux, un homme comme moi.

CÉCILE.

Cet invincible orgueil que vous faites paraître,

Est celui qui toujours vous a fait méconnaître.

Qui vous aveugle encor, et vous fait outrager

Ces illustres Barons qui vous doivent juger :

Considérez, Monsieur, le sort que vous vous faites,

Connaissant ce qu’ils sont, connaissez qui vous êtes ;

Et que votre malheur leur fait souffrir de vous

Cet injuste mépris qui les offensent tous :

Votre ressentiment reproche à cette terre

Les services rendus au Sceptre d’Angleterre ;

Vous voulez qu’aujourd’hui la Reine et le pays

Vous rendent des honneurs pour les avoir trahis ;

Qu’à jamais dans le cœur ils gravent vos victoires,

Et mettent en oubli des actions si noires :

Qu’au jugement de tous leur infidélité,

Dément votre courage et votre qualité ;

Déportez-vous, Monsieur, d’une créance vaine,

Si vous avez porté les armes de la Reine,

Contre ses ennemis avec quelque bonheur,

Vous en avez reçu le profit et l’honneur :

Si vous avez acquis, ou par mer, ou par terre,

En servent ce pays, des honneurs à la guerre,

Reconnaissez la main de qui vous les tenez,

Et la haute faveur qui vous les a donnés,

Si la Reine eut voulu départir à quelque autre,

Mêmes charges qu’à vous, même rang que le vôtre,

Et qu’elle eut appelé à ce superbe emploi

Des gens qui l’ont servie avec beaucoup de foi,

Vous croupiriez encor et sans nom et sans gloire,

Ne feriez plus le vain du bruit d’une victoire ;

Et n’accuseriez point d’un sentiment ingrat,

Et cette auguste Reine, et ce puissant État.

La gloire toutefois de vos hautes vaillances

N’a pas fait jusqu’ici toutes vos récompenses,

Outre ce beau renom, et ce superbe bruit,

De vos déportements vous avez eu le fruit.

Et notre grande Reine a par ses bons offices,

Et par mille bienfaits prévenu vos services.

Elle vous a d’abord élevé dans un rang ;

Où l’on ne vit jamais homme de votre sang.

Et pour vous honorer d’une faveur plus grande,

Vous a fait Maréchal, et Vice Roi d’Irlande,

Ah ! Comte ces effets d’une rare bonté,

Vous obligeaient sans doute à la fidélité,

Et l’âme la plus noire et la plus déloyale

Eût payé de son sang cette faveur Royale.

Pardonnez un discours que votre vanité,

Arrache d’un esprit justement irrité.

Et trouvez bon aussi.

LE COMTE D’ESSEX.

Dans l’état où nous sommes

Il nous faut tout souffrir de toute sorte d’hommes ;

Et ma captivité vous rend bien plus hardis,

Et plus déterminés que vous n’étiez jadis.

Les visibles transports de cette noire envie

Qui vous font attaquer la candeur de ma vie,

Et contre un innocent vomir tant de poison,

Se fussent retenus dans une autre saison.

Vous eussiez témoigné moins d’ardeur et de zèle,

J’eusse dans vos discours paru moins infidèle,

Et vous eussiez caché cette animosité

Que vous me faites voir dans mon adversité.

Mais puisqu’il faut souffrir les sensibles outrages

Que m’apprêtent déjà ces généreux courages,

Armez-vous, armez-vous et déployez ici

Tout ce que vous pouvez contre un cœur endurci.

Oui, oui, je recevrai ces atteintes mortelles.

POPHAM.

Ce n’est pas dans ce lieu, qu’on vide des querelles.

Contre vos délateurs vous disputez en vain,

Et vous êtes ici pour un autre dessein.

Répondez seulement à ce qu’on vous propose,

Pour vous justifier il ne faut autre chose,

Ces Barons gens d’honneur et gens de qualité,

Vous rendront la Justice avec intégrité,

Et moi selon le droit que j’ai dans cette terre,

Comme grand Justicier de toute l’Angleterre,

J’atteste devant vous le suprême pouvoir,

Qu’avec toute équité je ferai mon devoir.

Que d’aucun intérêt mon âme n’est touchée,

Que de ses passions elle s’est détachée,

Et que je rends justice avec la même foi

Que je puis souhaiter qu’on me la rende à moi.

Vous êtes accusé, Comte, et vous Soubtantonne,

D’avoir fait des complots contre cette Couronne ;

D’être d’intelligence avec ses ennemis,

Et de beaucoup d’excès que vous avez commis.

Vous avez découvert vos secrètes pratiques,

Tenant beaucoup de gens outre vos domestiques,

Et recevant chez vous un nombre de soldats

Qu’en une autre saison vous n’y recevez pas.

Vous avez retenu de dessein ou de haine

Ceux qui vous visitaient de la part de la Reine,

Et les avez punis d’une injuste prison,

D’autorité privée et dans votre maison.

Vous êtes dans la ville entrés à main armée,

Croyant que par vos soins la révolte allumée,

Seconderait vos vœux et votre intention,

Et porterait le peuple à la sédition.

Vos messagers sont pris, et vos lettres surprises

Nous découvrent assez toutes vos entreprises.

Par un billet écrit au Comte de Tiron,

Où vous avez laissé les armes et le nom,

La Reine a découvert votre cruelle envie

De lui ravir ensemble et le Sceptre et la vie.

Des indices si grands et si pleins de clarté,

Vous rendent criminels de lèse Majesté.

Regardez maintenant si vous voulez répondre,

Vos témoins sont connus, tâchez de les confondre.

LE COMTE D’ESSEX.

Pour me justifier je sais ce que je dois.

Cher ami répondez et pour vous et pour moi.

Ma constance se rend et n’est plus assez forte,

Pour retenir le cours du courroux qui m’emporte,

Je l’avouerai de tout, mes Juges Souverains,

Il lit dans mon esprit et sait tous mes desseins.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Puisqu’un même destin confond notre fortune,

Que nous devons tomber d’une chute commune,

Et que dorénavant rien ne peut séparer

Ce lien d’amitié qui doit toujours durer.

Avant que d’abuser de votre patience,

Par une favorable et paisible audience,

J’appelle pour témoin de ma confession,

Ce juge souverain de mon intention.

Lui qui voit jusqu’au fond mes secrètes pensées,

Pourra justifier nos actions passées,

Et déciller les yeux de tant de gens d’honneur

Contre les trahisons d’un lâche suborneur.

Tous ceux que la vertu rendait amis du Comte

Souffrent avec regret sa disgrâce et sa honte.

Ceux qui ne la voyaient que d’un œil envieux

Supportent son malheur d’un esprit plus joyeux.

Mais je suis assuré que les uns ni les autres,

Si par mes sentiments je puis juger des vôtres,

N’ont cru, ni ne croiront qu’il ait jamais commis

Des crimes inventés parmi ses ennemis.

Ce cœur qui n’eut pour but que l’honneur et la gloire

Ne pouvait concevoir une action si noire ;

Et les preuves qu’on a de sa fidélité

Ferment assez la bouche à cette fausseté.

Ces indices légers, ces faibles témoignages,

De qui nos délateurs tirent leurs avantages,

S’ils se peuvent blâmer avec quel que raison,

C’est de ressentiment, non pas de trahison.

Tenir dans nos maisons une troupe enfermée,

Recevoir des Soldats, entrer à main armée.

Quelle loi le défend. Quoi n’est-il pas permis

De se tenir armé contre ses ennemis ?

Les nôtres sont connus, Cobban, Raleig, Cécile,

À leur lâche cordelle en ont attiré mille,

Et bien que leur dessein n’ose se déclarer,

Contre leur trahison on se peut assurer.

Témoin ce brave Grey de qui la violence

Parut ces jours passés avec tant d’insolence,

Que si le coup mortel n’eût été détourné,

Dans la place publique il m’eût assassiné.

Si vous nous accusez de dessein ou de haine

Contre les Conseillers députés de la Reine,

Je le confesserai, s’ils osent assurer

Qu’on les ait retenus que pour les honorer.

Qu’on ne les ait traités avec la déférence,

Et les civilités qu’on doit à leur naissance,

Le damnable dessein que vous avez appris,

Du Messager du Comte et du billet surpris,

Est un trait de ces cœurs et de ces mains adroites,

Qui ne manquent jamais de lettres contrefaites.

De témoins apostés, ni de sceau, ni de sein,

Pour faire réussir un perfide dessein,

Voyez nos ennemis ils sont assez habiles.

Mais à quoi prolonger des discours inutiles,

Nous sommes innocents mon front le dit assez,

Vous êtes gens de bien et vous bous connaissez.

RALEIG.

Ne nous accusez point avec tant de malice,

Nous ne fûmes jamais ennemis que du vice :

Cobban, Cécile et moi, sommes très assurés,

De n’avoir point paru parmi vos conjurés ;

Et qu’aucun mouvement ou de haine ou d’envie

Ne nous a fait dresser d’embûche à votre vie,

Si Grey vous attaqua nous ne l’avons pas fait,

La Reine l’en punit vous êtes satisfait ;

Et rien ne vous oblige à vous mettre en défense

Contre ceux qui jamais ne vous ont fait d’offense :

Pour un autre dessein vous vous étiez armés.

CÉCILE.

Contre les gens de bien ils sont envenimés,

Et sont nos ennemis parce que nous le sommes.

LE COMTE D’ESSEX.

Tu ne le fus jamais, peste de tous les hommes ;

Et si cette raison me devait animer,

Par le contraire aussi je te devrais aimer,

Tu me hais, tu me hais, pour des raisons très lâches ;

Je ne les dirai point suffit que tu les saches,

Et que dans tes rapports et dans ta trahison,

Tu cherches le repos de ta seule maison.

Tu peux encor avoir d’autres sujets de haine ;

Oui, oui, j’avais juré d’éloigner de la Reine

Un cœur plein d’artifice, un lâche suborneur,

Un ennemi juré de tous les gens d’honneur,

Un esprit cauteleux, un délateur à gages,

Qui du malheur d’autrui tire ses avantages,

Oui j’avais ce dessein et l’eusse exécuté,

Oui, je t’eusse perdu, quoi qu’il m’en eût coûté.

Et de quoi peut servir un homme de ta sorte,

La ligue de la Reine en est-elle plus forte ?

As-tu jamais rendu de service à l’État,

Incapable de tout hormis un attentat ?

Toi que la gloire fuit, que la honte accompagne,

Ennemi du pays, et partisan d’Espagne.

CÉCILE.

Ces mots injurieux dont votre passion

S’efforce de blesser ma réputation,

Procèdent seulement, ou de rage ou d’envie,

Et ne peuvent noircir une innocente vie,

Ma Reine et mon Pays ne m’accusent de rien ;

J’ai vécu sans reproche, et suis homme de bien.

Je vous cède en esprit, je vous cède en naissance,

Et je vous cède aussi cette haute vaillance,

Qui vous a signalé dans votre nation ;

Ce n’est pas ma vanité, ni ma profession,

J’affecte seulement des honneurs légitimes :

Mais je suis grâce à Dieu sans remords et sans crimes.

Dans mes fidèles soins je me suis conservé,

Chez la Reine et partout je vais le front levé.

C’est ce qui me munit contre tous vos outrages,

Et je n’ai pas sur vous de petits avantages.

Si l’on nous voit paraître en ce lieu solennel ;

Moi comme un innocent : vous comme un criminel.

POPHAM.

Trêve à tous ces discours, n’avez-vous autre chose

Pour vous justifier contre ce qu’on dépose ?

LE COMTE D’ESSEX.

Non, non, je n’ai plus rien, prononcez seulement,

Mais gardez l’équité dans votre jugement,

Et n’enveloppez point dans mon sort déplorable

Un innocent ami, qui n’en est point coupable.

Oui si vous me pouvez ajouter quelque foi,

Si quelqu’un a failli, Barons ce n’est que moi,

L’amitié qui toujours nous unit comme frères,

Engagea mon ami dans toutes mes affaires.

Mais il est innocent, le Ciel m’en soit témoin,

Ayez-y quelque égard, prenez-en quelque soin ;

Et ne permettez point, qu’un jugement injuste

Déshonore à jamais cette assemblée auguste.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

S’il tâche d’émouvoir vos esprits à pitié

Par les derniers effets d’une étroite amitié,

Connaissez son dessein, considérez mes Juges,

Que dans sa propre perte, il cherche mes refuges.

Que pour m’en garantir il s’expose au trépas

Et qu’il fait criminel celui qui ne l’est pas.

Oui l’amitié sans doute attacha ma fortune

Avecque son destin d’une chaîne commune.

L’amitié m’engagea dans tous ses intérêts,

Me fit participer à ses plus grands secrets.

Me fit son confident, fut en paix, fut en guerre,

Et me l’eût fait servir contre toute la terre,

Enfin même destin nous a conduit ici,

Et s’il est criminel je le dois être aussi.

POPHAM.

Suivant l’autorité que ma charge me donne,

Robert Comte d’Essex, avec Soubtantonne,

Leur réponse entendue, et leur droit disputé,

Paraissent convaincu de lèse Majesté,

D’avoir ouvertement attaqué la Couronne,

Et notre grande Reine en sa propre personne,

Et pour punition de ce noir attentat,

Et contre notre Reine et contre notre État.

Leur faisant grâce, et droit nous condamnons leurs têtes,

À réparer leur faute.

LE COMTE D’ESSEX.

Elles sont toutes prêtes.

Et ce sanglant Arrêt n’épouvantera pas

Ceux qui savent déjà mépriser le trépas.

Allons mon cher ami, j’espère que la Reine

Saura ton innocence ; et sera plus humaine,

Que son ressentiment n’éclatant que sur moi,

Elle sera plus douce, et plus juste pour toi.

Pour moi de quelque horreur que la mort me menace

Je l’attendrai plutôt que d’implorer sa grâce.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Et moi dont l’amitié ne peut jamais périr,

Je veux mourir aussi, si vous devez mourir.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉLISABETH, ALIX

 

ÉLISABETH, parlant au Capitaine des gardes.

Si l’arrêt est donné va dire qu’on diffère,

Que l’on attende encore ma volonté dernière,

Et qu’on ne hâte point cette exécution

Qu’on ne soit assuré de mon intention,

Il s’en va.

Quoiqu’il ait entrepris et quoiqu’il m’en arrive,

Quoiqu’il ait conspiré, je veux je veux qu’il vive,

Puisque dans son salut je rencontre le mien,

Il doit dans mon salut trouver aussi le sien ;

Et bien qu’en le sauvant j’assure ma ruine,

Je préviendrai les maux que l’ingrat me destine,

Leur faisant avouer que j’eus plus de bonté

Qu’il n’eut d’ingratitude et d’infidélité.

Que toute l’Angleterre accuse ma faiblesse,

Que tant de Rois voisins que ma perte intéresse

Apprennent mes malheurs avec étonnement,

Que tout le monde admire un si grand changement.

Que ce superbe bruit qui me rendait si vaine,

Que ces rares vertus d’une si grande Reine

Cèdent honteusement aux maximes d’amour,

Et que tout le passé se dissipe en un jour,

Pourvu que mon repos se trouve dans ma faute.

Je ne me pique plus d’une gloire si haute.

Mon règne, grâce au Ciel, est assez renommé,

Et je le finis mal pour avoir trop aimé.

ALIX.

Quand vous avez donné la grâce à Soubtantonne

Vous avez témoigné combien vous êtes bonne.

Et comment vous savez pardonner quand il faut,

Mais le Comte d’Essex a le cœur un peu haut.

Et les derniers rapports de Madame Cécile,

La peine qu’elle a pris, sa visite inutile,

Une obstination, un visible mépris

Doivent d’un long sommeil retirer vos esprits.

Madame excusez-moi l’honneur que vous me faites

De ne me point cacher vos volontés secrètes,

Me rend un peu hardie, et me fait condamner

Ce qu’à mon grand regret je ne puis détourner.

Je suivais vos desseins tant qu’ils se pouvaient suivre,

Quand le Comte vivait ainsi qu’il devait vivre,

Et qu’il vous honorait comme vous l’estimiez,

Je ne vous blâme point voyant que vous l’aimiez.

Je ne condamnai point cette amour inégale

Qui semblait faire tort à la grandeur Royale.

Je crus que sa vertu réparerait ce défaut,

Et qu’aimant la vertu vous aimiez assez haut.

Mais après des desseins d’une telle importance,

Que de la trahison il passe à l’insolence,

Et qu’il parle de vous.

ÉLISABETH.

Chère Alix, c’est assez,

Ne renouvelle point mes déplaisirs passés.

Je sais tout, je vois tout, mais ce pouvoir suprême

Malgré ce que je dois, m’arme contre moi-même.

Il prend ouvertement le parti de l’ingrat ;

Renverse ma Justice, et mes raisons d’État.

Et ne me peut donner un moment de relâche,

Qu’en me sacrifiant pour le salut d’un lâche.

Il peut bien conspirer, il peut bien me trahir,

Il peut me mépriser, je ne le puis haïr,

Et de quelques raisons que s’arme ma prudence,

Que mon ressentiment parle pour ma défense,

Un simple souvenir renverse en un moment

Ma raison, ma prudence, et mon ressentiment.

Juste Ciel dont je tiens cette naissance haute,

Toi qui la connaissant ne punis point ma faute,

Et qui souffrez un feu si peu digne de moi,

Pourquoi me fis-tu Reine, et fille d’un grand Roi ?

Ah ! je devais sans doute avec cette âme basse

Naître d’un sang ignoble, et d’une obscure race !

Mon feu se mesurant à ma condition,

N’eût eu que de l’honneur dans cette passion,

Et n’eût point obscurci l’éclat d’une Couronne.

 

 

Scène II

 

L’HUISSIER du Cabinet, ÉLISABETH

 

L’HUISSIER.

Le Comte.

ÉLISABETH.

Que dis-tu ?

L’HUISSIER.

Le Comte Soubtantonne,

Demande le pouvoir avec l’humilité,

De rendre ses devoirs à votre Majesté.

ÉLISABETH.

De sa grâce obtenue il me vient rendre grâces.

Oui qu’on le fasse entrer, que faut-il que tu fasses ?

Et comme verras-tu l’ami du déloyal ?

Mais le voici qui vient reprends ce front Royal,

Et cache si tu peux ton étrange faiblesse.

 

 

Scène III

 

LE COMTE DE SOUBTANTONNE, ÉLISABETH, RALEIG

 

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Je me viens prosterner, grande et juste Princesse,

Et publier aux pieds de votre Majesté

Et sa rare justice, et sa grande bonté.

ÉLISABETH.

Levez-vous.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Vous sauvez une inutile vie

À celui qui jamais ne vous avait servie,

Et vous laisser conduire à la fin de ses jours

Un homme qui vous sert et vous servit toujours ;

Malgré son innocence, et malgré ses services,

On destine le Comte à des honteux supplices,

Sa tête de l’État le plus fidel appui,

Sous une infâme main doit tomber aujourd’hui ;

Et votre Majesté veut conserver la mienne

Qui ne répare point la perte de la sienne.

ÉLISABETH.

S’il ne se fut trouvé plus criminel que vous,

Il eût reçu sans doute un traitement plus doux :

Mais le crime du Comte est de telle importance

Qu’il arrête le cours de toute ma clémence,

Et toute ma bonté ne lui peut pardonner,

À moins que de me perdre et de le couronner.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Ah ! Madame faut-il qu’une si grande Reine,

Suive les mouvements d’une troupe inhumaine ?

Laisse à la calomnie accabler la vertu,

Et l’homme le plus grand que le Royaume ait eu,

Que votre Majesté rappelle sa Justice,

Si le Comte a failli commandez qu’il périsse :

Mais qu’on ne hâte rien, et qu’il lui soit permis

De se justifier contre ses ennemis :

Il a servi l’État, son salut vous importe ;

L’on ne recouvre point des hommes de sa sorte,

Et si vous le perdez vous vous laissez ravir

Un homme d’importance et qui vous peut servir :

Si le Comte faillit ce fut par promptitude,

Mais non pas par dessein ni par ingratitude :

Nous avons même crime également commis,

Mais j’ai moins d’envieux, et lui plus d’ennemis,

Ma perte leur serait de moindre conséquence,

Ils redoutent sa vie et craignent sa vengeance.

Et ce tableau vivant de générosité,

De vaillance, de zèle, et de fidélité,

Leur met la poudre aux yeux et dans l’âme l’envie,

Qui les rend ennemis d’une si belle vie.

Que votre Majesté ne s’en offense point,

La mort d’un tel ami me touche au plus haut point.

Je vivais par lui seul, sans lui je ne puis vivre,

Son salut est le mien, s’il meurt je le veux suivre :

Et n’ayant qu’une vie, et qu’un même destin,

Nous n’aurons qu’un salut, ou qu’une même fin.

Si sa mémoire encor vous est considérable,

S’il a jamais rien fait qui vous soit agréable,

Si vous vous souvenez du service rendu,

À vous, à votre État, du sang qu’il a perdu ;

Par son sang, par son zèle, et par tous ses services,

Ne les destinez point à d’infâmes supplices.

Pour lui plus que pour moi j’embrasse vos genoux,

Sauvez un si grand homme.

ÉLISABETH.

Ah ! Comte levez-vous.

Je le voudrais sauver, mais il m’est impossible,

Il n’est point innocent.

RALEIG.

Son crime est trop visible,

On vient de le convaincre et le vérifier,

Il n’a pas pris le soin de s’en justifier,

À ce qu’on lui met sus il n’a daigné répondre,

Et tout ce qu’il a dit n’a fait que le confondre,

Les Barons n’ont donné qu’un juste jugement,

Et même après l’Arrêt il a dit hautement ;

Parlant de notre Reine avec beaucoup d’audace,

Qu’il aimait mieux mourir que d’implorer sa grâce.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Le Comte est en prison, et c’est en sûreté,

Que tu fais éclater ton animosité ;

Dans sa prospérité tu lui cachais ta haine,

Mais, n’était le respect que je dois à la Reine,

Dussé-je avecque toi trébucher aujourd’hui,

Tu ne parleras plus d’un homme comme lui.

Madame pardonnez mon extrême insolence ;

Mais que votre bonté le condamne au silence.

Je ne puis retenir un si juste courroux,

Ni souffrir ce discours d’un autre que de vous.

ÉLISABETH.

Ah ! Comte, c’est assez, ne faites plus paraître

Ce zèle criminel pour le salut d’un traître,

Son crime est manifeste, et de quelque raison

Qu’on veuille déguiser sa noire trahison,

Son perfide dessein visiblement éclate,

Et son âme est hautaine autant qu’elle est ingrate ;

Il n’est pas satisfait d’avoir tout entrepris

S’il ne traite sa Reine avec que du mépris,

S’il ne parle de moi dans une indifférence

Qui fait voir son orgueil, et son irrévérence ;

Cet invincible esprit se croirait faire tort

S’il implorait ma grâce ; il aime mieux la mort ;

Il croit que l’on doit tout à ses rares mérites,

Et vous désavouera de tout ce que vous dites :

Eh bien qu’il se conserve avec ce noble orgueil,

Qu’à ma miséricorde il préfère un cercueil,

Qu’il ne déroge point à son humeur hautaine

Pour demander pardon à cette pauvre Reine ;

J’approuve son courage, et déjà lui promets,

Que bien qu’il le demande il ne l’aura jamais.

Adieu.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE DE SOUBTANTONNE, RALEIG

 

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

C’en est donc fait, ta perte est assurée,

Tout butte à ta ruine, et ta mort est jurée,

Oui, oui, tu dois périr, et le Ciel t’a permis

De soûler de ton sang tes lâches ennemis,

Ta belle âme fuyant de cette ingrate terre

S’élève dans le Ciel, et quitte l’Angleterre,

Elle perd te perdant celui qui la sauva,

Ce bras qui la maintient et qui la conserva.

Et l’ingrate qu’elle est dans son malheur extrême

Se console et se perd sans se perdre soi-même ;

Mais ne reproche point à son fidèle ami

Qu’il supporte ta perte et peut vivre à demi,

Mon âme suit la tienne, et je n’ai point d’envie

De traîner après toi cette mourante vie,

Vous avez signalé votre haute vertu,

Oui, Monsieur, vous avez vaillamment combattu,

Et votre calomnie, et vos noires malices

L’ont enfin emporté sur beaucoup de services

Mais pourtant.

RALEIG.

Grâce à Dieu nous ne redoutons rien,

Et sa peine importait à tous les gens de bien,

La Reine a reconnu nos desseins et nos Zèles,

Et cet État sait bien que nous sommes fidèles.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Oui cet État vous doit sa conservation,

Vous lui devez aussi votre protection.

Et par cette action généreuse et Royale,

Vous avez assuré toute votre cabale,

Mais si le Comte meurt soyez tous assurés.

RALEIG.

Nous ne vous craignons point.

LE COMTE DE SOUBTANTONNE.

Bien, bien, vous le saurez.

 

 

Scène V

 

LE COMTE D’ESSEX, MADAME CÉCILE

 

LE COMTE D’ESSEX, dans sa prison.

Oui pour te faire voir que je brûle d’envie

De ne donner qu’à toi le reste de ma vie,

Et que je hais le jour s’il ne me vient de toi,

Je veux bien confier mon salut à ta foi.

Je te veux découvrir un important mystère,

Que beaucoup de raisons m’ont obligé de taire,

Et bien que mon salut s’attache à ce secret

Je le veux bien fier à ton esprit discret.

Tu m’aimes je le sais, bien que ta jalousie

Ait de quelques soupçons troublé ta fantaisie,

Et que ton bel esprit, dans son aveuglement

Ait accusé le mien de quelque changement.

Mais si tu peux encor avoir quelques ombrages,

Je te veux effacer par de bons témoignages,

Toute l’impression que ta crédulité

Aurait pu concevoir de ma déloyauté,

Et certes dans l’état des maux où je me trouve

Je ne t’en puis donner une meilleure preuve,

Et te mieux témoigner mes fidèles desseins

Que mettant mon honneur, et ma vie en tes mains.

MADAME CÉCILE.

Si je pouvais douter de cette amour extrême,

Je me rendrais ingrate, et cruelle à moi-même.

Et ses faibles soupçons de mon esprit jaloux

Témoignent seulement celle que j’ai pour vous.

Mon âme maintenant est un peu soulagée

De cette passion qui l’avait affligée,

Et ne respire plus que pour vous secourir,

Ou périr avec vous si vous devez périr.

Ouvrez les moyens que le Ciel nous apprête,

Dans ces extrémités pour sauver votre tête.

Et soyez assuré que ce cœur est tout prêt,

S’il vous sauve en mourant, de subir votre Arrêt.

LE COMTE D’ESSEX.

Ah ! la vie à ce prix ne me fut jamais chère,

Et j’élirais plutôt une mort volontaire

Que de jeter pour moi dans le moindre hasard,

Celle qui dans mon sort prend une telle part.

Le Ciel m’en a donné des moyens plus faciles.

Mais sans vous amuser de discours inutiles,

Puisque le temps me presse et le mortel décret,

Écoutez seulement cet important secret.

Du temps que j’étais bien dans l’esprit de la Reine,

Et que de ses faveurs, mon âme toute vaine

Se figurait déjà de posséder ce cœur

De qui jamais mortel n’avait été vainqueur ;

Elle pour me donner une preuve assurée

D’une amitié parfaite et de longue durée,

Et me faire espérer un éternel repos,

Me donna cette bague et me tint ce propos :

Tu reçois ce présent d’une Reine qui t’aime,

Et t’aimera toujours à l’égal de soi-même ?

Conserve chèrement ce souvenir de moi,

Et ce gage assuré du soin que j’ai de toi.

Avec cette promesse inviolable et sainte,

Cette Royale foi qui ne peut être enfreinte

Que dans quelque péril, dans quelque extrémité ;

Où pour un changement tu sois précipité.

Fusses-tu malheureux pour m’avoir desservie,

Quand il m’en coûterait la couronne et la vie,

Je te retirerai de peine et de hasard,

Sitôt que je verrai ce gage de ta part.

Ce sont ses propres mots, et c’est de cette sorte,

Que je puis relever mon espérance morte,

La bague est en mes mains, dès qu’elle la verra,

Si je veux une grâce elle me l’obtiendra,

Et je m’ose promettre, avec quelque apparence

Qu’elle n’attend de moi que cette déférence ;

Je remets en tes mains ce gage précieux,

Qui me va redonner la lumière des Cieux,

Par là tu te pourras conserver cette vie,

Et cette liberté que mes yeux m’ont ravie,

Tu pourras à ton gré disposer de mon sort,

Et donner à l’ingrat ou la vie ou la mort.

MADAME CÉCILE.

Bien que je vous accuse et que dans votre feinte,

Je trouve contre vous de grands sujets de plainte,

Pour m’avoir pu cacher jusqu’à l’extrémité

Un gage si certain de votre sûreté,

Je ne m’emploierai pas avec un moindre zèle

Que je ferais pour moi, si j’étais criminelle,

Donc quoique mon amour vous puisse reprocher,

Ne perdons point de temps, puisqu’il nous est si cher,

Adieu je vais courir, ou voler chez la Reine.

LE COMTE D’ESSEX.

Mon incivilité te donne trop de peine,

Mais tu vas conserver un pauvre criminel,

Pour l’attacher à toi d’un lien éternel.

MADAME CÉCILE.

Le succès en sera tel que je le souhaite.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE D’ESSEX, seul

 

Superbe Élisabeth vous voilà satisfaite,

Et vous voyez enfin ce courage endurci

Implorer votre grâce, et vous crier merci ;

Mais ne croyez jamais que mon cœur se relâche

De son premier dessein pour une crainte lâche ;

Vous connaissez ce cœur et vous ne doutez pas

Si je fuis maintenant la honte ou le trépas.

 

 

Scène VII

 

MADAME CÉCILE, seule hors de la prison

 

Tu vaincras à la fin et la perte du Comte

Te pourra satisfaire et réparer ta honte.

Résous-toi maintenant à de nobles desseins,

Use bien du destin que tu tiens en tes mains,

Et garde chèrement cette bague fatale,

Qui pourrait conserver une âme déloyale.

Bien que le traître feigne en cette extrémité,

Qu’il se pense moquer de ta sotte bonté ;

Sous ce masque trompeur tu connais bien encore

Celui qui te trahit et qui te déshonore,

Le perfide abusa de ta simplicité,

Il publia partout son infidélité ;

Et n’étais pas content de t’avoir méprisée,

S’il n’eût fait de ta honte une insigne risée.

Venge-toi maintenant, et puisqu’il t’est permis,

Perds, perds le plus cruel de tous tes ennemis,

Mais Dieu pourras-tu bien contre ta conscience

Prendre une si honteuse et si lâche vengeance ?

Il te trompa, l’ingrat, il te manqua de foi,

Il te perdit d’honneur, mais il se fie à toi ;

Il met entre tes mains son honneur, et sa vie ;

Ah ! ne conserve plus cette cruelle envie,

Qu’il vive, le perfide, et que par son remords

Il soit un jour puni de plus cruelles morts :

Qu’il ressente à loisir la peine de son crime,

Et loue une bonté qui n’est plus légitime :

Cédez, ressentiments, à ces restes d’amour,

Mais je vois mon Mari.

 

 

Scène VIII

 

CÉCILE, MADAME CÉCILE

 

CÉCILE.

Vous venez de la Tour ?

MADAME CÉCILE.

Je viens d’ici tout proche ; et m’en vais chez la Reine.

CÉCILE.

Je vous ai vu sortir, et votre feinte est vaine,

Pourquoi le cachez-vous, je connais vos desseins,

La Reine vous envoie.

MADAME CÉCILE.

Il est vrai que je feins ;

Et que j’ai mon esprit embrouillé d’une affaire ;

Mais allons, je vous veux découvrir un mystère.

Qui donne de la peine à mon esprit confus,

Et prendre s’il se peut ton conseil là-dessus.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE COMTE D’ESSEX, LE CAPITAINE DES GARDES, RALEIG

 

Le Comte d’Essex paraît environné des Gardes qui le doivent mener au supplice.

LE COMTE D’ESSEX.

La Reine par ma mort n’est donc pas satisfaite,

Et ne croit pas encor sa vengeance parfaite

Si de mes ennemis le plus malicieux,

Ne soûle de mon sang et sa haine et ses yeux.

Qui t’amène Raleig ? cherches-tu tes délices,

Où le Comte a trouvé le prix de ses services ?

Et si tu n’es témoin d’un infâme trépas,

Sa mort ne te contente et ne t’assure pas :

Hé bien assouvi-toi d’un sang noble et fidèle,

Et porte à tes amis cette bonne nouvelle :

Dis-leur que désormais tout leur sera permis,

Qu’ils perdent le plus grand de tous leurs ennemis ;

Qu’ils sont tous à l’abri de semblables supplices ;

Puisque ce juste État récompense les vices ;

Et peuvent maintenant trouver leur sûreté

Dans leur seule bassesse, et dans leur lâcheté.

Tu peux aussi redire à notre grande Reine,

Puisque dans sa disgrâce, et sa mortelle haine,

Elle peut dignement jeter les yeux sur toi,

Avec cette bonté qu’elle eut jadis pour moi ;

Qu’en ma mort sa parole et sa foi s’intéresse,

Qu’une Reine jamais ne faussa sa promesse :

Mais que sa cruauté m’oblige désormais,

Plus que son amitié ne m’obligea jamais.

Dis-lui qu’elle me perd, et crois que c’est tout dire,

Qu’elle sait que ma perte ébranle son Empire.

S’il n’espère l’appui qu’il recevait de moi,

De Cécile, de Grey, de Cobban et de toi.

Et que mon innocence à la fin découverte,

Elle saura sa faute, et pleurera sa perte.

Qu’elle me pleurera, mais de larmes de sang,

Jusqu’à ce qu’un de vous ait occupé mon rang.

Elle peut bien choisir parmi de si grands hommes.

RALEIG.

Le pays nous connaît, chacun sait qui nous sommes.

Et certes je pourrais répondre à vos discours.

Mais de vous affliger à la fin de vos jours,

Semblerait inhumain et de mauvaise grâce.

LE COMTE D’ESSEX.

Tu feras beaucoup mieux de me quitter la place.

D’éviter mon courroux, et ne répliquer point,

À celui que ta vue offense au dernier point.

Ô ! Ciel peux-tu souffrir qu’une si belle vie

Soit d’une telle mort indignement suivie ?

Et m’avoir élevé dans un degré si haut

Pour laver de mon sang un infâme échafaud ?

Peuple Anglais s’il demeure encor dans vos mémoires

Le moindre souvenir de ces belles victoires,

Dont souvent avec vous j’ai partagé l’honneur,

Marchant à votre tête avec tant de bonheur ;

Oui, oui, s’il vous souvient des illustres conquêtes

Qui de tant de Lauriers ombragèrent vos têtes,

Serez-vous sans regrets dans les derniers malheurs,

Du plus brave témoin de vos rares valeurs ?

Ah ! s’il vous reste encor après cette mémoire

Un généreux désir de conserver ma gloire,

Que mon meilleur ami par un coup plus humain

Me détourne celui d’une honteuse main.

Qu’un de mes compagnons, qu’un soldat charitable,

Donne à son Général un trépas honorable ;

Et ne permette pas s’il est homme de bien,

Qu’un homme comme moi. Mais vous n’en ferez rien.

Et je ne lis que trop dans ces pâles visages

Qu’il ne vous reste rien de vos premiers courages,

Et que vous oubliez ce que je vous appris,

Ah ! Je vois ta bassesse avec tant de mépris,

Peuple vil, peuple abject que la mienne m’offense,

D’avoir à mon trépas cherché ton assistance,

Eh bien mourrons ainsi que le Ciel l’a voulu !

Ma Reine, et mon pays l’ont ainsi résolu,

Laissons à cette Terre une douleur mortelle

De perdre en me perdant un homme indigne d’elle.

Je vois dans cette Cour un échafaud dressé,

Allons pour mal finir j’ai trop bien commencé.

Mais au dernier moment de mon heure dernière,

Pourrai-je bien, Monsieur, vous faire une prière ?

LE CAPITAINE DES GARDES.

Monsieur, assurez-vous que je vous servirai,

Et qu’avec tout respect je vous obéirai.

LE COMTE D’ESSEX.

Vous direz s’il vous plaît à Madame Cécile

Que je suis bien mari de sa peine inutile.

Et que jusqu’au tombeau je suis son serviteur,

Prendrez-vous cette peine ?

LE CAPITAINE DES GARDES.

Oui, Monsieur, de bon cœur.

 

 

Scène II

 

ALIX, ÉLISABETH

 

ALIX.

Remettez-vous Madame, et que votre visage

Ne fasse point ce tort à votre grand courage,

D’accuser de faiblesse un Esprit si Royal,

Et de tant de regret pour perdre un déloyal,

C’est un fâcheux destin que le destin des Princes,

Ils sont toujours en butte à toutes leurs Provinces.

Toutes leurs actions se font avec éclat,

Et leur moindre penser touche tout un État.

Ceux à qui le soupçon, la malice et l’envie

Font avec plus de soin remarquer votre vie,

Sans doute jugeront dans votre changement

Que perdant un sujet vous plaignez un amant.

Songez bien, Madame, et que votre prudence

Arrête un peu le cours de cette médisance,

Vous seule travaillez à nourrir vos douleurs,

Et rien ne vous oblige à répandre des pleurs,

Cet ingrat vous méprise. Ô ! Ciel est-il possible,

Il conserve en mourant son orgueil invincible,

Aux faveurs de sa Reine, il préfère un trépas,

Et dédaigne un pardon qu’il ne mérite pas,

Quoique votre bonté lui présente un asile,

Dans les derniers rapports de Madame Cécile,

Et dans tous ses discours vous avez bien appris,

Que de l’ingratitude il passait au mépris.

ÉLISABETH.

Oui je l’ai trop appris et de quelque faiblesse,

Que ton affection condamne ma tristesse.

Sache que mon esprit est déjà résolu,

À souffrir le trépas que lui-même a voulu.

Après sa trahison je veux encor lui plaire,

Il désire la mort je le veux satisfaire.

Et lui faire connaître en son dernier moment

Que je garde ce soin dans mon ressentiment.

Toutefois si la crainte ébranle son courage,

Je sais bien à quel point ma parole m’engage.

Et si le déloyal rentre dans son devoir,

Son juste châtiment n’est plus en mon pouvoir.

Oui, je suis obligée, ah ! souvenir funeste,

Veux-tu troubler encor le repos qui me reste ?

Et bourreler mon cœur de regrets superflus.

Pour un bonheur passé qui ne reviendra plus.

Oui, je dois malgré moi pardonner à ce traître,

Au premier repentir qu’il me fera paraître.

Et ce gage fatal qu’il a reçu de moi,

Engage à cet ingrat ma parole et ma foi.

 

 

Scène III

 

LÉONORE, ÉLISABETH, ALIX

 

LÉONORE.

Le Comte est mort, Madame.

ÉLISABETH.

Ô Ciel !

ALIX.

Est-il possible ?

LÉONORE.

Oui, toujours plein d’orgueil, et toujours invincible,

Il a du coup mortel en se plaignant de vous

Vomi sur l’échafaud son sang et son courroux.

ÉLISABETH.

Il en a du sujet. Rappelle ton courage,

Vois tout d’un front égal et d’un même visage,

Et ne te trouble point. Qui y’a fait ce rapport ?

LÉONORE.

Par vos ordres Raleig fut présent à sa mort,

Je l’ai laissé, Madame, à la Chambre prochaine.

ÉLISABETH.

Dis-lui que d’aujourd’hui l’on ne voit point la Reine,

Qu’elle est indisposée. Il est mort ! il est mort !

ALIX.

Ce coup sur son esprit fait un étrange effort,

Et de quelque façon que sa douleur se flatte,

Son mortel déplaisir visiblement éclate.

ÉLISABETH.

Ah ! le Comte n’est plus, ton cœur est satisfait,

Il vient de réparer le tort qu’il t’avait fait.

Son sang a bien lavé ses dernières offenses,

Et sa mort seulement a fait ses récompenses,

Tu n’as plus désormais rien à lui reprocher,

Tu ne le verras plus cet ennemi si cher,

Ce malheureux objet et d’amour et de haine,

Ce vassal qui servit et desservit sa Reine.

Celui qui t’offensa, celui qui t’obéit,

Celui qui t’obligea, celui qui te trahit.

Celui que ton cœur hait, celui que ton cœur aime,

Cet ennemi mortel, et cet autre toi-même.

ALIX.

De contraires pensers son esprit combattu,

Laisse à sa passion accabler sa vertu.

L’amour, à la douleur fait céder son courage,

Et son ressentiment se lit sur son visage.

ÉLISABETH.

Mais pourquoi le plaindrai-je, et de quelle raison ?

Puis-je excuser ma plainte après sa trahison ?

Pourquoi dois-je pleurer celui qui m’a trahie ?

Pourquoi plaindre un ingrat qui m’a toujours haïe ?

Et qui ne répondit à mon affection,

Que pour bâtir un trône à son ambition ?

Tu l’aimais, il est vrai, mais quoi qui le défende,

Après ton amitié sa faute est bien plus grande.

Après les grands effets de ta rare bonté

Rien ne peur excuser son infidélité.

L’orgueilleux à la mort te brave, te menace,

Se moque de tes soins, se moque de ta grâce,

Court joyeux au trépas, et l’aime mieux souffrir

Que les conditions que tu lui fais offrir.

Ne regrette donc plus ce monstre d’insolence,

À ces restes d’amour fais quelque violence,

Et ne t’obstine point comme il s’est obstiné,

À pleurer un trépas que l’ingrat s’est donné,

Il sauve ton État, il finit ton martyre,

Sa perte désormais assure ton Empire,

Établit ton salut et donne pour jamais,

À ton règne, à ton cœur, le repos et la paix.

 

 

Scène IV

 

LÉONORE, ÉLISABETH

 

LÉONORE.

Si vous avez pitié de Madame Cécile,

Madame pardonnez sa prière incivile,

Et ne refusez point en cette extrémité

L’honneur de votre vue à sa fidélité.

Madame elle se meut dans la chambre prochaine

Mais devant son trépas elle veut voir la Reine.

C’est de votre bonté qu’elle attend son repos,

Et l’honneur seulement de vous dire deux mots.

ÉLISABETH.

Quel est donc le malheur de Madame Cécile ?

LÉONORE.

Aussitôt que le bruit a couru par la ville,

Et que Raleig a dit que le Comte était mort,

Ce coup sur son esprit a fait un tel effort,

Que perdant tout à coup et la vue et l’ouïe,

Elle est devant nos pieds tombée évanouie :

Nous l’avons relevée et mise sur un lit,

Elle a repris ses sens, mais elle s’affaiblit ;

Son mal accroît toujours, mais d’une telle sorte,

Que je crains qu’à présent nous ne la trouvions morte.

Elle m’a témoigné que son dernier désir,

N’était que de vous voir, faites-lui ce plaisir.

ÉLISABETH.

Oui, j’y vais de ce pas, cette triste nouvelle

Afflige mon esprit d’une douleur mortelle.

 

 

Scène V

 

CÉCILE, MADAME CÉCILE

 

MADAME CÉCILE, sur un lit.

Ah ! ne m’afflige plus par tes lâches propos,

Éloigne-toi cruel et me laisse en repos,

C’est en vain, c’est en vain, que ton esprit essaie

De donner du remède à ma mortelle plaie.

Le coup en est fatal, ton conseil inhumain

Perce ce cœur ingrat, et je meurs de ta main.

J’ai fait pour t’obéir l’action la plus noire

Dont les siècles passés conservent ma mémoire ;

Le meurs pour notre crime ; Ô Dieu ! mais mon trépas,

Expiant mon péché ne le répare pas.

Oui je meurs pour ton crime, et meurs avec ce blâme

Que d’un méchant mari, je fus méchante femme ;

Ce seul bonheur aux tiens restera désormais,

Va monstre, va cruel, je ne t’aimai jamais :

L’horreur que j’eus pour toi fit naître dans mon âme,

Pour un plus digne objet une plus belle flamme.

J’aimai, mais juste Ciel, il m’a fallu trahir

Celui que mon amour te força de haïr :

Et te sacrifier l’innocente victime,

Qui porte seulement la peine de ton crime.

Ah ! Comte si tu peux de ces superbes lieux,

Sur notre repentir jeter un peu les yeux ;

Et si notre remords peut adoucir ta haine.

CÉCILE.

Consolez-vous, Madame, et recevez la Reine,

Elle entre dans la Chambre et vous vient visiter.

 

 

Scène VI

 

MADAME CÉCILE, ÉLISABETH, ALIX

 

MADAME CÉCILE.

Ô Ciel ! avec quel front pourras-tu supporter

La dernière visite, et la dernière vue

De celle que ton crime a sans doute perdue ?

Ah ! Madame.

ÉLISABETH.

Remets ton courage abattu,

Je te viens consoler.

MADAME CÉCILE.

Madame.

ÉLISABETH.

Que veux-tu ?

Tu connais bien assez le regret qui me trouble,

Sans que par ton malheur ma tristesse redouble.

Console-toi, ma fille, et ne m’afflige pas.

MADAME CÉCILE.

Ah ! Madame, plutôt avancez mon trépas,

Et ne conservez plus cette bonté Royale

Pour un cœur tout noirci pour une déloyale,

De qui l’ingratitude et l’infidélité

Ont perdu le repos de votre Majesté

Oui, Madame, j’ai fait une action si lâche

Que ma mort ne saurait en effacer la tache.

J’ai trahi mon honneur, ma Reine et mon pays,

Et je cours à la mort pour les avoir trahis.

Mais avant ce trépas dont le coup me délivre,

Et de ma conscience et du regret de vivre.

Que cette repentante embrasse vos genoux,

Pour le dernier bienfait que j’espère de vous.

Elle parle aux filles.

Secondez ma faiblesse.

ÉLISABETH.

Ah ! levez-vous, Madame

MADAME CÉCILE.

Plutôt à vos genoux je laisserai mon âme.

Si l’état où je suis ne m’obtient le pardon

De mon ingratitude et de ma trahison.

ÉLISABETH.

Vous ne m’avez rien fait ?

MADAME CÉCILE.

Ah ! je suis si coupable

Que mon crime jamais n’eut de crime semblable.

Et je n’attendrais rien de votre Majesté

Si je ne vous voyais dans cette extrémité.

Mais puisqu’il faut mourir ; à mon heure dernière,

Je vous fais hardiment une injuste prière.

Et je meurs sans regret, si j’ai dans mon trépas,

Le pardon d’un forfait qui n’en mérite pas.

ÉLISABETH.

Quoique vous m’eussiez fait en l’état où vous êtes,

Je vous accorderais vos dernières requêtes,

Mais puisque votre esprit en sera satisfait,

Je vous pardonne tout, quoi que vous m’ayez fait.

Mais levez-vous.

MADAME CÉCILE.

Bon Dieu que je suis inhumaine,

De trahir lâchement une si bonne Reine.

Et que mon crime est grand après cette bonté,

Puisqu’il faut découvrir à votre Majesté,

L’action la plus noire et la plus odieuse

Qu’on pouvait redouter d’une âme furieuse,

Détournez vos regards puisque dans cet état

Un front si criminel n’en peut souffrir l’éclat.

Et qu’à moins de témoins je découvre ma honte,

Tous se retirent hormis Alix.

Apprenez que j’aimai, mais que j’aimai le Comte,

Et sans considérer mon rang et mon devoir

L’amour que j’eus pour lui me mit en son pouvoir.

Malheureuse, bon Dieu ! qu’est-ce que tu confesses ?

Mais le perfide enfin lassé de mes caresses

Dont la facilité refroidit un amant,

Pour une autre beauté courut au changement.

Il me quitte l’ingrat, et sa fuite inhumaine,

À mon affection fit succéder ma haine.

J’ai cherché les moyens de me venger de lui,

Et je les ai reçus de lui-même aujourd’hui,

Il met innocemment son honneur et sa vie

Dans les perfides mains d’une femme trahie,

Et se sacrifiant à son ressentiment :

Mais Dieu je n’en puis plus voyez ce diamant,

Il achève pour moi cette triste harangue,

Et ce gage de vous parle mieux que ma langue,

Je l’ai reçu de lui, je vous le rends.

ÉLISABETH.

Ô Dieux !

ALIX.

La Reine devint pâle elle ferme les yeux,

Et s’est évanouie à cet objet funeste.

Au secours.

Ils reviennent.

MADAME CÉCILE.

Si pour moi quelque pitié vous reste,

Hélas ! Délivrez-moi des maux que je prenais,

Et pour mourir en paix qu’on m’emporte chez moi.

Où je me garantis de ses justes reproches,

Par cette douce mort dont je sens les approches.

Et emportent Madame Cécile.

 

 

Scène VII

 

ÉLISABETH, ALIX

 

ÉLISABETH.

Quel secours importun a troublé mon sommeil ?

Et me redonne encor la clarté d’un Soleil ;

Qui n’éclairant pour moi qu’à des objets funèbres,

Laisse mes jours couverts d’éternelles ténèbres.

Ne dois-je ouvrir mes yeux complices de mon mal,

Que pour les arrêter sur ce gage fatal ?

Dont le funeste objet va bourreler ma vie,

De remords et d’horreurs justement poursuivie ?

Toi, de qui j’ai reçu ce sacré souvenir ?

Toi que ma passion se dispose à punir ?

Toi. Mais qui la dérobe à ma juste colère ;

Doncques pas un des miens ne craint de me déplaire,

Et leur zèle indiscret l’a soustraite à mes yeux :

Mais descends aux enfers ; ou monte dans les Cieux,

Ou porte dans le creux des plus profonds abîmes,

Ton repentir tardif et l’horreur de tes crimes ;

Rien ne te peut ravir à mon ressentiment,

Je veux que mon courroux dure éternellement ;

Et si ta prompte mort t’enlève à cette terre,

Je veux dans le tombeau te déclarer la guerre,

Et poursuivre aux enfers ton esprit déloyal ;

Je veux qu’à tous les tiens, ton crime soit fatal,

Qu’il soit l’embrasement de ta famille entière,

Que de toute ta race il fasse un cimetière ;

Que l’innocent périsse avec le criminel,

Et que le souvenir en demeure éternel.

Va monstre, va perfide et détestable femme,

C’est par toi que je perds la moitié de mon âme,

C’est par toi seulement qu’un rapport inhumain,

Contre ma propre vie, arme ma propre main.

Et par toi me rendant à moi-même cruelle,

Je suis teinte d’un sang généreux et fidèle.

Ce beau sang qu’autrefois le Comte répandit,

Pour nous et pour l’État que sa main défendit :

Ce sang qui mille fois signala sa vaillance,

Ma crédule rigueur l’immole à ta vengeance :

Il était innocent, et tu l’as condamné,

Il était repentant, tu l’as fait obstiné,

Il implorait ma grâce, et ta noire malice,

Au lieu de le sauver l’a conduit au supplice.

Reviens donc inhumaine achever ton dessein ;

Viens cruelle arracher ces restes de mon sein ;

Viens ôter de mon cœur cette image funeste,

Et ce beau souvenir dont le portrait me reste.

ALIX.

Juste Ciel ! apaisez ces mortelles douleurs.

ÉLISABETH.

Ah ! c’est ainsi que j’aime, et ce sont mes faveurs,

Telles sont mes amours, telles mes récompenses.

ALIX.

Souvenez-vous Madame.

ÉLISABETH.

Ah ! cesse tu m’offenses.

Comte tu n’es donc plus, et celle qui t’aima,

Celle de qui le cœur pour toi seul s’alluma,

À de tes plus beaux jours la lumière ravie,

Et coupé le filet d’une si chère vie :

Oui je t’ai fait mourir, et pour un même sort,

J’ai perdu deux esprits dans une seule mort :

Oui je l’ai fait mourir, mais s’il te reste encore

Quelque ressouvenir d’une âme qui t’adore,

Et si de son bonheur ton esprit détaché,

Conserve dans le Ciel l’horreur de mon péché ;

Jette, jette les yeux sur cette repentante,

Et ne lui défend point de se dire innocente :

Oui je suis innocente, et j’ai voulu sauver

Celui dont le salut me devait conserver.

Ton sort était le mien ; a mort était la mienne ;

Et j’attaquais ma vie en attaquant la tienne.

Je te voulais sauver, tu ne l’as point voulu ;

Ah ! je devais forcer d’un pouvoir absolu

Ton esprit obstiné, t’absoudre de tes crimes,

Oublier ma naissance, oublier mes maximes,

Oublier ma couronne et ce pays ingrat,

Et pour te conserver, me perdre avec l’État.

Ne me permets dons plus de me dire innocente,

Seule je t’ai tué, je suis encor sanglante :

Mais si les sentiments d’une longue amitié

Te voulaient, cher esprit, émouvoir à pitié ;

Repousse avec horreur leur prière indiscrète ;

Dis que ton âme enfin veut être satisfaite.

Que ton sang fume encor et veut être vengé ;

Si par là ton esprit peut être soulagé,

Tu le feras cher Comte, et je suis toute prête

À payer de mon cœur la perte de ta tête ;

M’acquitter par ma mort de ce que je te dois,

Et t’ayant fait mourir, mourir avecque toi.

Importunes grandeurs, fastes, pourpre éclatante,

Dont la pompe autrefois me rendit insolente ;

Vous que j’ai tant chéris, vous pour qui mille fois

J’ai violé le droit et l’honneur et les lois,

Vous à qui j’ai donné sans raison et sans haine

Le sang qui crie encor d’une innocente Reine ;

Dans mon coupable esprit vous n’avez plus de lieu,

Je vous dis, je vous dis un éternel Adieu.

Cherchez, vaines grandeurs, cherchez un autre esclave,

Je le mets dans le port, vous méprise, vous brave,

Et cherche auprès du Comte un repos éternel,

Si l’on y peur souffrir un esprit criminel.

Ô Dieu ! je n’en puis plus, et ma vigueur me laisse,

Approche chère Alix, assiste ma faiblesse.

Je perds le sentiment, et mon cœur s’affaiblit,

Pour la dernière fois mène-moi sur mon lit.

PDF