Le Comte de Warwik (Jean-François de LA HARPE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pur la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 7 novembre 1763.

 

Personnages

 

ÉDOUARD D’YORCK, Roi d’Angleterre

MARGUERITE D’ANJOU, femme d’Henri de Lancastre

LE COMTE DE WARWIK

ÉLISABETH

SUFFOLK, confident du Roi

SUMMER, confident de Warwick

NEVIL, suivante de la Reine

UN OFFICIER

GARDES

SOLDATS

 

La scène est à Londres.

 

 

À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONDÉ

 

MONSEIGNEUR,

Mes premiers essais ont été consacrés à votre gloire. L’hommage que j’ai rendu à VOTRE ALTESSE m’a seul appris sans doute à peindre un Héros. Vos bontés ont encouragé ma jeunesse, et la faveur la plus précieuse accordée à mon Ouvrage, c’est qu’il m’ait été permis de l’offrir à un Prince devenu l’espérance de la Nation, et qui fait également mériter les éloges et les apprécier.

Je suis avec un très profond respect,

MONSEIGNEUR,

DE VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME.

Le très humble et très obéissant serviteur,

 

DE LA HARPE.

 

 

LETTRE À M. DE VOLTAIRE

 

MONSIEUR,

Quoiqu’éloigné du centre de notre littérature, vous en êtes toujours l’âme et l’honneur. Tous ceux qui font quelques pas dans cette carrière, où vous avez tant de fois triomphé, vous offrent en tribut les essais de leur jeunesse. En soumettant cet ouvrage à vos lumières, je ne fais que suivre la foule ; et si je puis m’en distinguer, ce n’est que par la sensibilité particulière qui m’a toujours attaché à vos écrits, et dont j’ai osé déjà vous donner des témoignages.

Il est donc vrai, Monsieur, qu’il vient un temps où tous les hommes s’accordent pour être justes, où le cri de l’envie est étouffé par le cri de l’admiration, où l’on n’ose plus opposer la médiocrité qu’on méprise, au génie qu’on voudrait dégrader, où l’homme supérieur à son siècle est enfin à sa place. Ce sentiment unanime et victorieux qui détruit les autres intérêts, a quelque chose de sublime ; il me fait respecter l’humanité.

Tel est le rang où vous êtes parvenu, Monsieur ; tel est l’hommage universel que l’on vous rend aujourd’hui, et que méritent vos chefs-d’œuvre dans plusieurs genres, surtout dans le genre dramatique. Permettez-moi de discourir quelque temps avec vous sur cet Art que j’aime, et dans lequel vous excellez. Quand on écrit à son maître, il faut s’instruire avec lui, lui proposer des réflexions et des doutes qu’il peut éclairer, plutôt que de lui adresser des louanges qui sont toujours fort au-dessous de lui.

Il n’est que trop vrai que le théâtre est depuis longtemps dans ses jours de décadence. Vous vous êtes placé à côté de nos maîtres, et tout le resté est bien loin de vous. On a même abusé de vos préceptes pour corrompre et détériorer l’art de la tragédie, vous nous avez dit que la pompe du spectacle ajoutait beaucoup à l’intérêt d’une action ; vous avez recommandé cet accessoire trop négligé jusqu’à vous. Qu’est-il arrivé ? On a fait de la tragédie une suite de tableaux mouvants ; on a prodigué les événements en représentation, les combats, les poignards, et l’on a fait des ouvrages, dont tout le mérite était pour l’actrice ou le décorateur. On a voulu oublier ce que vous aviez répété cent fois, que, sans l’intérêt et le style, tous ces ornements étrangers ne produisaient que l’effet d’un instant, et qu’il ne restait rien d’un ouvrage de cette espèce quand la toile était tombée. J’entendais demander autour de moi, lorsqu’il s’agissait d’une pièce nouvelle : y a-t-il des coups de théâtre en grand nombre, des tirades pour l’actrice, des maximes, des déclamations ? On se gardait bien de demander : les personnages disent-ils ce qu’ils doivent dire ? L’action est-elle raisonnable ? Le style est-il intéressant ? Ces bagatelles étaient bonnes pour le vieux temps ; et l’on disait tout haut que Britannicus, donné aujourd’hui pour la première fois, serait à peine écouté.

C’est au milieu de tels discours et de tels préjugés, que, j’ai osé concevoir et exécuter un drame de la plus grande simplicité. J’ai pensé que les événements multipliés ne pouvaient tout au plus intéresser que la curiosité de l’esprit, et non la sensibilité de l’âme ; que pour faire éprouver aux hommes rassemblés des émotions durables, il fallait développer devant eux une action simple, qui, de moments en moments, devint plus intéressante ; qu’il fallait imprimer profondément dans leurs cœurs les sentiments divers et successifs des personnages ; que la tragédie n’était pas seulement le talent de faire agir les hommes sur la scène, mais surtout celui de les faire parler. Oui, je ne craindrai pas de le répéter, l’éloquence feule peut animer la tragédie ; c’est le caractère distinctif des grands maîtres, c’est le vôtre. Le mérite n’est pas bien grand d’arranger une action vraisemblable ; mais créer des êtres à qui l’on donne des passions qu’il faut peindre, répandre dans les discours qu’on leur prête cet intérêt soutenu, cette chaleur qui donne à l’illusion l’air de la vérité, trouver, saisir ces sentiments qui s’échappent de l’âme, se que l’homme médiocre ne rencontre jamais : voilà le talent rare et supérieur ; voilà le génie.

Quel don, Monsieur, que l’éloquence ! c’est le plus beau présent de la nature. Elle fait pardonner tout, même la vérité. Et quel homme sait mieux que vous les réunir ? Qui mieux que vous a su faire servir à notre instruction la science de plaire et d’attendrir ; Combien vous savez adoucir les hommes, afin qu’ils vous permettent de les éclairer ! Peut-être il est encore des âmes ingrates et dures se qui refusent au plaisir que vous leur procurez, qui cherchent les défauts de vos ouvrages en essuyant les larmes que vous leur arrachez. Peut-être même me reprocheront-elles cette expression de ma reconnaissance ; pour moi je la crois due au grand homme qui cent fois a charmé les instants de ma vie, et qui m’a appris encore à pardonner à leur ingratitude.

Je serais trop heureux, Monsieur, si le plaisir qu’on goûte à la lecture de vos ouvrages, suffisait pour apprendre à les imiter. Sans prétendre à cette gloire, je me fuis attaché du moins à pratiquer vos leçons. J’ai cherché la clarté dans le style ; la simplicité dans la marche. J’ai déployé sur la scène l’âme grande et sensible de Warwick, et j’ai cru qu’avec cet avantage je serais bien malheureux si j’avais besoin de ces ornements si superflus, et que l’on croit si nécessaires. Ma jeunesse, et quelques lueurs de cet ancien goût, qui pour n’être plus suivi, n’est pourtant pas oublié, m’ont fait accueillir du public avec cette indulgence qui récompense les efforts, et encourage les dispositions. On a applaudi au genre que j’avais choisi bien plus qu’à mes talents. Il serait à souhaiter que cet accueil engageât tous ceux qui se disputent aujourd’hui la scène, à rentrer dans l’ancienne route, qui probablement est la plus sûre, et dans laquelle sans doute ils iraient bien plus loin que moi. C’est à vous, Monsieur, qui avez atteint le but, et qui êtes assis sur vos trophées, c’est à vous à les ramener. Élevez encore votre voix, proposez-leur de relire Phèdre et Cinna. Moi je leur citerai Mérope, et ces trois derniers actes de Zaïre, ces actes si admirables, où les développements d’un cœur tendre et jaloux suffisent pour remplir la scène. J’entends toujours parler de coups de théâtre. Mais, qu’est-ce que des coups de théâtre ; sont-ce des exécutions sanglantes ? Non. Oreste dans Andromaque est épris d’Hermione : il vient d’obtenir l’assurance de l’épouser, si Pyrrhus épouse la veuve d’Hector. Pyrrhus y semble déterminé : il a refusé de livrer Astyanax, il sacrifie tout à la Troyenne. Oreste nage dans la joie. Arrive Pyrrhus. Tout est changé. Il est bravé, il revient à Hermione, et livre Astyanax ; il invite, Oreste à être témoin de son mariage. Oreste demeure anéanti, et le spectateur avec lui. Voilà un coup de théâtre. Il est d’un maître.

C’est ainsi qu’il faut que les événements d’une pièce paraissent toujours le résultat des caractères, et non une machine fragile, dont on voit tous les ressorts dans la main de l’auteur. Mais c’est sur le style que nous avons surtout besoin de vos leçons. Si vous avez quelquefois placé dans une scène des réflexions rapides, presque toujours fondues dans l’intérêt, on a prétendu dès lorsqu’il fallait, à votre exemple, faire entendre sur le théâtre toutes les vérités morales qu’a pu dire depuis deux mille ans. On a fait de longues tirades bien traînantes, bien ennuyeuses, surtout bien déplacées. On est convenu d’appeler cela des vers saillants, des vers à retenir. Vous ne serez pas surpris, Monsieur, quand vous aurez lu cette tragédie, que plusieurs personnes se soient plaintes de n’y pas trouver de ces vers à retenir. Je crois bien que vous m’en saurez bon gré. Quant à ces personnes, dont je vous parle, je suis bien fâché de ne pouvoir les satisfaire, mais je leur répondrai, et vous appuierez mon avis, sans doute, que, pour bien écrire, il faut mettre le mot pour la chose, et rien de plus. Que des vers de situation, profondément sentis, valent cent fois mieux que des vers faits par l’esprit pour refroidir l’âme ; qu’enfin il faut préférer le style qui fait vivre un ouvrage à celui qui fait briller l’acteur.

Combien de gens ignorent le mérite de ces vers simples et faciles, sans inversions, sans épithètes, qui seuls font entendre une Tragédie avec une satisfaction continue ! Je dirai plus ; quand cette simplicité est touchante, je la préfère aux plus grandes pensées.

Tout le monde connaît ces vers fameux de Corneille, en parlant de Pompée :

Il ( le Ciel ) a choisi sa mort pour servir dignement
D’une marque éternelle à ce grand changement,
Et devait cet honneur aux mânes d’un tel homme,
D’emporter avec eux la liberté de Rome.

Cette pensée est grande sans enflure ; mais j’aimerais bien mieux avoir fait ces vers-ci d’Athalie, en parlant des flatteurs :

Ainsi de piège en piège, et d’abîme-en abîme,
Corrompant de vos murs l’aimable pureté,
Ils vous feront bientôt haïr la vérité ;
Vous peindront la vertu sous une affreuse image,
Hélas ! Ils ont des Rois égaré le plus sage.

Quel intérêt de style ! que ce ton est naïvement dramatique ! et, quand je songe que c’est un grand-prêtre qui tient ce langage aux pieds d’un roi enfant qu’il va remettre sur son trône, il me semble qu’on n’a jamais offert aux hommes un spectacle plus grand et plus pathétique.

Il faut dire de grandes choses avec des termes simples : tels font mes principes, Monsieur : c’est de vous que je les tiens. J’ajouterai qu’il serait bien cruel et bien injuste, que ceux qui ont des principes contraires, se crussent en droit d’être mes ennemis. Je saisis cette occasion de me plaindre à vous publiquement des discours, que la haine et la crédulité répandent sur moi. Dans un monde ou tout est de convention, où l’on marche au milieu de cent petites vanités qu’il faut craindre de heurter, j’ai été juste et vrai. On m’en a fait un crime, et beaucoup de gens m’ont accusé d’être méchant, parce que je n’avais pas la fausseté nécessaire pour l’être. Il est également triste et inconcevable d’être haï par une foule de personnes que l’on n’a jamais vues.

Des discussions littéraires, des intérêts d’un jour doivent-ils produire des inimitiés aussi aveugles ? Quoi ! faudra-t-il toujours redire aux hommes : ne haïssez jamais celui qui ne vous est pas connu, et que peut-être vous auriez aimé ?

Au reste, Monsieur, ces désagréments attachés aux arts de l’esprit, n’affaibliront point l’amour que j’ai pour eux et qui est né avec moi. La reconnaissance que je dois aux bontés du public, me donnera de nouvelles forces, et développera peut-être en moi les talents qu’il a cru apercevoir. Peut-être ceux pour qui la lecture est un plaisir utile et réel, en lisant ce faible essai, seront attendris des sentiments honnêtes et vertueux que j’ai su quelquefois exprimer, et leur âme me saura gré d’avoir écrit. La mienne, vous le voyez, Monsieur, s’épanche devant vous avec liberté. Je fuis toutes ses impressions, sans songer que j’abuse de vos moments, que je vous occupe d’objets importants polir ma jeunesse, et que votre expérience regarde d’un œil bien différent. Vous avez prévu ou senti tout ce qui m’étonne ou m’irrite. Vous êtes à cette hauteur où tout paraît illusion et vanité. Aussi je compte également sur les conseils de votre philosophie et sur les lumières de votre goût.

Je suis, etc.

 

 

RÉPONSE DE MONSIEUR DE VOLTAIRE

 

De Ferney, ce 22 décembre 1763.

Après le plaisir, Monsieur, que m’a fait votre tragédie, le plus grand que je puisse recevoir, est la lettre dont vous m’honorez. Vous êtes dans les bons principes, et votre pièce justifie bien tout ce que Vous dites dans votre lettre. Racine, (qui fut le premier qui eut du goût, comme Corneille fut le premier qui eut du génie) l’admirable Racine, non assez admiré, pensait comme vous. La pompe du spectacle n’est une beauté que quand elle fait une partie nécessaire du sujet ; autrement ce n’est qu’une décoration. Les incidents ne sont un mérite que quand ils sont naturels, et les déclamations sont toujours puériles, surtout quand elles sont remplies d’enflure.

Vous vous applaudissez de n’avoir point de vers à retenir, et moi, Monsieur, je trouve que vous eu avez fait beaucoup de ce genre. Les vers que je retiens le plus aisément, sont ceux où la maxime est tournée eu sentiment, où le poète cherche moins a paraître qu’à faire paraître son personnage, où l’on ne cherche pointa étonner, où la nature parle, où l’on dit ce qu’on doit dire. Voilà les vers que j’aime : jugez si je ne dois pas être très content de votre ouvrage.

Vous me paraissez avoir beaucoup de mérite : attendez-vous donc à beaucoup d’ennemis. Autrefois, dès qu’un homme avait fait un bon ouvrage, on allait dire au frère Vadeblé qu’il était janséniste : le frère Vadeblé le disait au père le Tellier, qui le disait au Roi. Aujourd’hui, faîtes une bonne tragédie, et l’on dira que vous êtes athée. C’est un plaisir de voir les pouilles que l’abbé d’Aubignac, prédicateur du Roi, prodigue à l’auteur de Cinna. Il y a eu de tous tems des Freron dans la littérature ; mais on dit qu’il faut qu’il y ait des chenilles, parce que les rossignols les mangent pour mieux chanter.

J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que vous méritez,

MONSIEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

 

VOLTAIRE.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MARGUERITE, NEVIL

 

NEVIL.

Quoi ! lorsque les Destins ont comble vos revers,

Quand votre époux gémit dans l’opprobre des fers ;

Lorsqu’Édouard enfin, heureux par vos désastres ;

S’assied insolemment au trône des Lancastres,

Marguerite, tranquille en son adversité,

Conserve sur son front tant de sérénité !

Quel espoir adoucit votre misère affreuse ?

MARGUERITE.

Celui qui soutient seul une âme généreuse,

Qui nous affermissant contre les coups du sort,

Suffit pour rejeter le secours de la mort,

Aliment nécessaire au sein de la souffrance,

Seul bien des malheureux, l’espoir de la vengeance.

NEVIL.

Eh ! comment cet espoir vous serait-il permis ?

Le Sceptre est dans les mains de vos fiers ennemis.

Ils ne font plus ces temps, où votre âme intrépide

Soutenant les langueurs d’un Monarque timide,

De l’Anglais inquiet abaissait la fierté,

Le soumettait au frein de votre autorité ;

Quand vous-même guidant des guerriers indociles,

Terrassiez les auteurs des discordes civiles,

Quand de l’heureux York qui nous opprime tous

Le père audacieux succombait sous vos coups.

Hélas ! tout est changé : malgré votre courage,

De ses premiers bienfaits le fort détruit l’ouvrage.

York est triomphant, Lancastre est abattu ;

En vain pour votre Époux vous avez combattu,

En vain il a repris, encor plein d’épouvante,

Le Sceptre qui tombait de sa main défaillante,

L’ascendant de Warwick a fait tous vos malheurs.

Votre Fils, cet objet de vos soins, de vos pleurs,

Traîne loin des regards d’une Mère avilie,

Sous les yeux des Tyrans son enfance captive.

Vous-même prisonnière en ces murs odieux...

MARGUERITE.

Un plus doux avenir enfin s’ouvre à mes yeux.

Mes destins vont changer... mon cœur du moins s’en flatte.

Il faut que devant toi mon allégresse éclate.

Apprends ce qu’Édouard cache encore à la Cour,

Et ce que verra Londres avant la fin du jour.

Tu sais qu’Élisabeth à Warwick fut promise ;

Que prêt à s’éloigner des bords de la Tamise,

Il attendait sa main...

NEVIL.

Eh bien ?

MARGUERITE.

Des nœuds secrets

Vont ce soir au Tyran l’enchaîner pour jamais ;

Et le peuple étonné de sa grandeur soudaine,

Apprendra cet hymen en connaissant sa Reine.

NEVIL.

Ô Ciel ! que dites-vous ? Eh quoi ! lorsque aujourd’hui

Il brigue des Français l’alliance et l’appui,

Lorsque pour en donner une éclatante marque,

Il offre d’épouser la sœur de leur Monarque,

Que Warwick, en un mot, chargé de ce Traité,

Aux rives de la Seine est encore arrêté ;

L’imprudent Édouard, par un double parjure

Prépare à tous les deux cette sanglante injure ?

MARGUERITE.

Oui, ce Prince aveuglé par un amour fatal

Est de son bienfaiteur devenu le rival.

En vain Élisabeth, que cet hymen accable,

Voudrait en rejeter la chaîne insupportable ;

Un Père ambitieux, insensible à ses pleurs,

Va la sacrifier à l’attrait des grandeurs ;

Et sa fille aujourd’hui, victime couronnée,

Attend en frémissant ce funeste hyménée.

Voilà ce que j’ai su : des amis vigilants

Ont surpris ces secrets cachés aux Courtisans.

Penses-tu que Warwick tout plein de sa tendresse,

Se laisse impunément enlever sa Maîtresse ?

 Se verra-t-il en bute aux mépris des deux Cours,

Sans venger à la fois sa gloire et ses amours ?

Connais-tu de Warwick l’impétueuse audace ?

Ce guerrier si terrible, auteur de ma disgrâce,

Ce Héros si vanté, dont les vaillantes mains

Ont fait en ces climats le fort des Souverains,

Est orgueilleux, jaloux, fier autant qu’invincible ;

Son cœur est généreux ; mais il est inflexible.

Il dédaigne le Trône, il se croit au-dessus

De ces Rois par son bras protégés ou vaincus.

Tu le verras bientôt, sensible à cet outrage,

S’élever avec moi contre son propre ouvrage,

Arracher mon époux à la captivité ;

Et signalant pour moi son courage irrité,

M’aider à ranimer, après tant de désastres,

Les restes expirants du parti des Lancastres,

Écraser Édouard après l’avoir servi,

Et me rendre à la fois tout ce qu’il m’a ravi.

Ou bien si de Warwick la valeur fortunée,

Ne pouvait rien ici contre ma destinée,

Je goûterai du moins ce plaisir consolant

De voir mes ennemis, l’un l’autre s’accablant,

Victimes d’une guerre à tous les deux funeste,

Répandre sous mes yeux un sang que je déteste ;

Et des maux qu’ils m’ont faits se disputant les fruits,

Peut-être tous les deux l’un par l’autre détruits.

NEVIL.

Vous allez, dans l’ardeur qui toujours vous dévore,

En de nouveaux périls vous engager encore ;

Vous allez tout braver, pour servir un Époux

Indigne également et du Trône et de vous.

MARGUERITE.

Hélas ! de son malheur ne lui fais point un crime.

Je sais qu’il s’endormit fur le bord de l’abîme :

Le Sceptre qu’il portait a fatigué son bras :

Il me laisse à venger des maux qu’il ne sent pas.

Se livrant à son sort en esclave timide,

Incessamment plongé dans un calme stupide,

Il paraît ne sentir dans sa triste langueur,

Ni le poids de ses fers, ni l’orgueil du vainqueur.

Eh bien ! C’est à moi seule à laver mon injure,

À soutenir le rang que sa faiblesse abjure.

Eh ! que dis-je ! mon Fils, l’idole de mon cœur,

M’offre de mes travaux un prix assez flatteur

Si ma main le replace au Trône de son Père,

Un jour il connaîtra ce qu’il doit à sa Mère.

De combien de périls j’ai su le garantir !

Ce jour, ce jour hélas ! me fait encor frémir,

Où d’un cruel vainqueur évitant la poursuite,

Seule, et dans les forêts précipitant ma fuite,

Égarée, éperdue, et mon Fils dans mes bras,

De moments en moments j’attendais le trépas.

Un Brigand se présente, et son avide joie

Brille dans ses regards à l’aspect de sa proie,

Il est prêt à frapper : je restai sans frayeur.

Un espoir imprévu vint ranimer mon cœur ;

Sans guide, sans secours dans ce lieu solitaire ;

Je crus, j’osai dans lui voir un Dieu tutélaire.

Tiens, approche, lui dis-je, en lui montrant mon Fils

Qu’à peine soutenaient mes bras appesantis,

Ose sauver ton Prince, ose sauver sa Mère...

J’étonnai, j’attendris ce mortel sanguinaire ;

Mon intrépidité le rendit généreux.

Le Ciel veillait alors sur mon Fils malheureux ;

Ou bien le front des Rois que le Destin accable,

Sous les traits du malheur semble plus respectable.

Suivez moi, me dit-il, et le fer a la main,

Portant mon fils de l’autre, il nous fraye un chemin ;-

Et ce mortel abject, tout fier de son ouvrage,

Semblait, en me sauvant, égaler mon courage.

NEVIL.

Le Ciel, en ce moment, se déclara pour vous.

Que ne peut-il encore adoucir son courroux !

MARGUERITE.

Édouard va m’entendre, il verra ma franchise.

Qu’il me laisse quitter les bords de la Tamise,

Qu’il fixe ma rançon et celle de mon Fils ;

Voilà ce que j’attends, et ce qu’il a promis.

Mon cœur dans les chagrins qui l’occupent sans cesse,

Rend justice aux vertus dont brille sa jeunesse.

Il est né généreux, je dois en convenir.

Il m’a ravi le trône, et je dois l’en punir.

Édouard à mes yeux est toujours un rebelle.

Je ne discute point cette longue querelle,

Ces droits tant contestés, et jamais éclaircis ;

Je défendrai les miens, mon Époux, et mon Fils.

Ce sont-là mes devoirs, mes vœux, mon espérance.

Je veux joindre Warwick aux rives de la France.

Il servira ma haine ; et peut-être Louis

Va s’armer avec nous contre mes ennemis.

Peut-être son courroux... Mais Édouard s’avance.

Laisse-nous.

 

 

Scène II

 

MARGUERITE, ÉDOUARD, SUFFOLK, GARDES

 

ÉDOUARD.

Vous avez souhaité ma présence.

Quelque ressentiment qui nous puisse animer,

Mon cœur est équitable et sait vous estimer.

Si mon rang à vos vœux me permet de me rendre,

L’illustre Marguerite a droit de tout prétendre.

MARGUERITE.

En l’état où je fuis paraissant devant toi,

J’envisage les maux accumulés sur moi.

Je t’ai vu mon sujet ; j’ai marché Souveraine

Dans ce même Palais où ton pouvoir m’enchaîne.

Le Destin l’a voulu, jouis de sa faveur.

Mais si ton âme encore est sensible à l’honneur,

J’en réclame les lois sans demander de grâce.

Je sais, sans m’avilir, céder à ma disgrâce.

J’ose attendre de toi mon Fils, ma liberté.

Que l’un et l’autre ici soient garants du Traité

Qu’à la Cour de Louis Warwick a dû conclure ;

Tu dois les accorder ou t’avouer parjure.

Détermine le prix que je dois t’en donner.

Mon aspect dès longtemps a dû t’importuner ;

Il trouble les douceurs d’un règne illégitime.

Il est dur de rougir devant ceux qu’on opprime.

ÉDOUARD.

Non, je ne rougis point d’avoir repris un rang

Que trop longtemps Lancastre usurpa sur mon sang.

Je ne veux point ici vous expliquer mes titres ;

La haine et l’intérêt sont d’injustes arbitres.

Eh ! de quel droit enfin, vous, d’un sang étranger,

Quand Londres me couronne, osez-vous me juger ?

De Naples et d’Anjou l’incertaine héritière

Devrait s’occuper moins du Trône d’Angleterre.

Par le Peuple et les Grands, Lancastre est condamné.

Vous n’êtes plus ici que fille de René,

Qu’une étrangère illustre, et non pas une Reine.

D’un titre qui n’est plus, cessez d’être si vaine.

Entre Louis et moi je ménage un Traité

Qui fixera l’instant de votre liberté.

Je le souhaite au moins ; mais je ne puis répondre

Des obstacles nouveaux qui peuvent nous confondre.

Les intérêts des Rois coûtent à démêler,

Et mon devoir n’est point de vous les révéler.

Attendez jusques-là ma volonté suprême.

MARGUERITE.

J’attends tout désormais du Ciel et de moi-même.

Je ne réfute point ces discours insultants,

Armes de l’injustice et faits pour les Tyrans.

Tu crains que dans l’Europe on n’entende mes plaintes ;

Mais je te puis ici porter d’autres atteintes.

Songe que dans ces murs un peuple factieux,

Toujours prêt à pousser un cri séditieux,

Cruel dans ses retours, extrême en ses offenses,

Peut encore à mon cœur préparer des vengeances,

Et m’offrir un plus sûr et plus facile appui

Que ces Rois toujours lents à s’armer pour autrui.

Il faut ou m’immoler, ou me craindre sans cesse.

Tu n’as point à rougir d’accabler la faiblesse

D’un sexe qui souvent est dédaigné du tien ;

Tu sais si Marguerite est au-dessus du sien.

ÉDOUARD.

Je vois à quel excès la fureur vous égare ;

Mais ce n’est point à vous de me croire barbare.

Contre vous autrefois me guidant aux combats,

Mon père malheureux a trouvé le trépas ;

Par des tributs sanglants j’ai pu le satisfaire :

Je n’imputai sa mort qu’aux hasards de la guerre.

Je sais vous pardonner ces impuissants éclats

Qui consolent le faible et ne le vengent pas.

J’honore vos vertus, je l’avouerai sans feindre,

Je puis vous admirer ; mais je ne puis vous craindre.

Calmez votre douleur auprès de votre fils :

Allez ; son entretien va vous être permis.

Peut-être en le voyant votre reconnaissance

Avouera que mon cœur a connu la clémence.

MARGUERITE.

Son état et le mien, ses pleurs et mes regrets

M’apprendront quel retour je dois à tes bienfaits.

Adieu.

 

 

Scène III

 

ÉDOUARD, SUFFOLK, GARDES

 

ÉDOUARD.

Je plains les maux de cette âme irritée.

Ah ! prends pitié d’une âme encor plus tourmentée.

Cher ami, tout mon cœur est ouvert à tes yeux,

Tu l’as connu longtemps et noble et vertueux ;

Peut-être il l’est encore, et fait pour toujours l’être...

De moi-même à ce point l’amour est-il le maître ?

Cet amour jusqu’ici vainement combattu,

Dont rougit ma raison, dont frémit ma vertu,

Qui va marquer un terme à ma gloire flétrie,

Et qui pourtant, hélas ! m’est plus cher que ma vie.

Tu dois t’en souvenir ; tu sais que dès le jour

Où ces attraits nouveaux brillèrent dans ma Cour,

J’éprouvai, je sentis ce trouble inexprimable,

Ces premiers mouvements d’un penchant indomptable,

Ces premiers feux d’un cœur qui n’avait point aimé.

Surpris de mon état, de moi-même alarmé,

Je vis tous les dangers de ma folle tendresse.

Hélas ! sans la dompter on connaît sa faiblesse.

Tu vois ce que j’ai fait : j’ai craint que dans ces lieux

Le retour de Warwick ne traversât mes vœux.

J’ai frémi de me voir confus à ses approches,

Exposé sans défense à ses justes reproches.

Je hâte cet hymen : j’ai voulu prévenir

Ce moment pour mon cœur si rude à soutenir ;

Et ce cœur qui longtemps trembla près de l’abîme,

Pour finir ses combats, précipite son crime.

SUFFOLK.

Avez-vous su du moins, prêt à former ces nœuds,

Si cet objet si cher est sensible à vos feux ?

ÉDOUARD.

L’aimable Élisabeth au printemps de son âge,

Peut-être de l’amour ignorant le langage,

M’a fait voir, jusqu’ici dans fa timidité,

Ce trouble intéressant qui sied à la beauté ;

Moi-même, je l’avoue, interdit devant elle,

Rougissant malgré moi de mon erreur nouvelle,

Commençant des discours que je n’achevais pas,

Je n’ai presque parlé que par mon embarras.

Mais j’ai peine à penser qu’une plus chère flamme

Ait surpris sa jeunesse et me ferme son âme.

Elle a peu vu l’époux qui lui fut destiné.

On écoute sans peine un Amant couronné,

Offrant avec sa main le Sceptre d’Angleterre.

Enfin je l’aime assez pour apprendre à lui plaire.

C’est Warwick qui produit mes troubles inquiets ;

Je songe à son courroux, et plus à ses bienfaits.

Je détruis dans ses mains les fruits de sa prudence,

Je l’expose lui-même aux mépris de la France.

Eh ! qui sait, dans l’ardeur de ses ressentiments,

Jusqu’où peuvent aller ses fiers emportements ?

Peut-être nos débats vont rallumer la guerre...

C’est un astre sanglant qui luit sur l’Angleterre.

De Lancastre et d’York les partis opposés

Ont fait couler le sang des peuples écrasés.

L’Anglais environné du meurtre et des ravages,

A compté jusqu’ici ses jours par des orages.

À peine il semble enfin goûter quelque repos ;

Faut-il que je l’expose à des malheurs nouveaux ?

C’est en toi, cher Suffolk, que mon espoir réside.

Qu’aux remparts de Paris mon intérêt te guide ;

Vole et préviens Warwick ; ne lui déguise rien :

Va, mon cœur n’est pas fait pour abuser le sien ;

Peins-lui tout mon amour, mes feux et mon ivresse ;

Et si son amitié pardonne à ma faiblesse,

Qu’il élève ses vœux à l’hymen de ma sœur,

Que ce nœud de plus près l’attache à ma grandeur.

Toujours l’ambition fut sa première idole ;

L’amour n’est à ses yeux qu’un prestige frivole.

Élisabeth sur lui n’a point cet ascendant

Qui ferait trop rougir son cœur indépendant,

Qui subjugue le mien trop flexible et trop tendre ;

À des nœuds plus brillants son orgueil va prétendre :

Oui, j’ose l’espérer.

SUFFOLK.

Mais Louis, irrité

De voir rompre l’hymen entre vous arrêté,

Peut demander bientôt raison de cette injure.

ÉDOUARD.

Sans cet hymen forcé la paix peut se conclure.

Trop occupé lui-même en ses propres États,

Il n’ira point donner le signal des combats ;

Et pour assurer mieux la paix où je l’invite,

Je prétends, sans rançon, lui rendre Marguerite.

Cependant en mes mains je retiendrai son Fils,

Rejeton dangereux, cher à mes ennemis.

Toi, ne perds point de temps.

 

 

Scène IV

 

ÉDOUARD, SUFFOLK, UN OFFICIER, GARDES

 

L’OFFICIER.

Seigneur, Warwick arrive.

Le Peuple impatient s’empresse sur la rive ;

On veut voir ce Héros trop longtemps attendu,

Que l’Europe contemple, et qui nous est rendu.

ÉDOUARD.

Il suffit. Laissez-nous.

L’Officier sort.

Ô Ciel ! quel coup de foudre !

Que pourrais-je lui dire, et que dois-je résoudre ?

Warwick est dans ces lieux ! ô soins trop superflus 

D’une vaine prudence, ô projets confondus !

Allons : à ses regards avant que de paraître,

Ami, viens éclairer, viens affermir ton Maître.

Ramenons sur mon front, que couvre la rougeur,

Cette tranquillité qui n’est point dans mon cœur.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

WARWIK, SUMMER

 

WARWIK.

Je ne m’en défends pas ; ces transports, cet hommage,

Tout ce peuple à l’envi volant sur le rivage,

Prêtent un nouveau charme à mes félicités :

Ces tributs sont bien doux quand ils font mérités.

J’ai placé sur le Trône un Roi digne de l’être.

Londres ne verra plus son méprisable Maître,

Henri dans la langueur tombé presque en naissant,

Et d’une Épouse altière esclave obéissant.

Entre deux Nations rivales et hautaines

Ma prudence du moins a suspendu les haines :

Louis à notre Roi vient d’accorder sa sœur.

Du Trône d’Angleterre à peine possesseur,

Édouard, par mes soins, ne craint plus que la France

S’efforce de troubler sa nouvelle puissance.

Voilà ce que j’ai fait, Summer ; et je me vois

L’arbitre, la terreur et le soutien des Rois.

SUMMER.

Tous ces titres brillants vont s’embellir encore

Des faveurs dont l’amour vous comble et vous honore :

L’hymen d’Élisabeth promise à votre ardeur...

WARWIK.

L’amour qu’elle m’inspire est digne d’un grand cœur.

Sur le point de former cette chaîne si belle,

L’intérêt de mon Roi soudain m’éloigna d’elle.

Je reviens à ses pieds plus grand, plus glorieux.

Quelqu’un vient : C’est le Roi qui marche vers ces lieux.

Cours chez Élisabeth ; mon âme impatiente

Va hâter le moment de revoir mon Amante.

 

 

Scène II

 

ÉDOUARD, WARWIK, GARDES

 

WARWIK.

Vos desseins sont remplis, vos vœux sont satisfaits ;

Sire, j’apporte ici l’alliance et la paix.

L’hymen y joint ses nœuds : une illustre Princesse,

Digne par les vertus qui parent sa jeunesse

De fonder l’union de deux Rois tels que vous,

Va traverser les mers pour chercher son Époux.

Louis me l’a promis ; et votre ami fidèle,

Warwick est trop heureux de vous prouver son zèle,

Par des soins vigilants, autant que par son bras,

Et dans la Cour des Rois, comme dans les combats.

ÉDOUARD.

Je sais ce que mon cœur doit de reconnaissance

À ce zèle constant qui fonde ma Puissance :

Mais, pour ne rien cacher de l’état où je suis,

Le sort ne permet pas que j’en goûte les fruits.

Je serai, sans former cette chaîne étrangère,

Allié de Louis, mais non pas son beau-frère.

WARWIK.

Comment !... Daignez au moins m’expliquer ce discours.

De vos premiers desseins qui peut troubler le cours ?

Quoi ! les oubliez-vous ? Et la France offensée

Verra-t-elle ?...

ÉDOUARD.

En un mot j’ai changé de pensée ;

Je ne puis à ce point forcer mes sentiments.

WARWIK.

Mais songez que Louis a reçu vos serments,

Que j’ai reçu les siens ; et que Warwick, peut-être,

N’est pas un vain garant de la foi de son maître.

ÉDOUARD.

Si je romps cet hymen entre nous préparé,

J’en dois compte à Louis, et je le lui rendrai :

Mais de ces tristes nœuds mon âme détournée

Établit ses projets sur un autre hyménée.

Il n’y faut plus songer.

WARWIK.

Eh ! quels nœuds aujourd’hui

Peuvent vous assurer un plus solide appui ?

Quel traité plus utile ?

ÉDOUARD.

Eh quoi ! la politique

M’imposera toujours un fardeau tyrannique ;

Et de mes intérêts esclave ambitieux,

Je serai toujours grand, sans jamais être heureux !

Je déteste ces lois, et mon cœur les abjure.

WARWIK.

Qu’entends-je ! Est-ce l’amour qui vous rendrait parjure ?

Quoi ! de vos ennemis à peine encor vainqueur,

Le Trône a-t-il déjà corrompu votre cœur.

Édouard, écoutant de frivoles tendresses,

S’est-il déjà permis de sentir des faiblesses ?

Et parmi les périls renaissants chaque jour,

Avez-vous donc appris à céder à l’amour ?

Ce n’est point à ces traits qu’on doit vous reconnaître.

Un moment à ce point n’a pu changer mon Maître ;

Non, je ne le crois pas ; et sans doute son cœur,

À la voix d’un ami,-va sentir son erreur.

ÉDOUARD, à part.

Ah ! je suis déchiré.

Haut.

Non, Warwick, cette flamme,

(J’ose au moins m’en flatter,) n’a point flétri mon âme ;

Et vous devez penser que ce cœur malheureux,

Ce cœur faible une fois, peut être généreux.

Non, monté sur un Trône entouré de ruines,

Et des feux mal éteints des guerres intestines,

Je ne me livre point à ces égarements,

Des Princes amollis lâches amusements.

D’un sentiment profond j’éprouve la puissance...

Votre seule amitié me rend quelque espérance...

Warwick... Ah ! si pour moi... vous saurez mes desseins,

Et vous-même aujourd’hui réglerez mes destins.

 

 

Scène III

 

WARWIK, seul

 

Ô Ciel ! à ce retour aurais-je dû m’attendre ?

Quel est ce changement que je ne puis comprendre ?

Quel objet tout-à-coup a donc surpris sa foi ?

Me trompé-je ? La Reine avance ici vers moi !

Quoi ! de son Ennemi cherche-t-elle la vue ?

 

 

Scène IV

 

MARGUERITE, WARWIK

 

MARGUERITE.

Mon approche en ces lieux est sans doute imprévue.

Vous êtes étonné qu’au sein de mon malheur

Je puisse sans frémir en aborder l’auteur :

Mais un motif pressant auprès de vous m’amène.

Je vous vois revenu des rives de la Seine ;

Et sans doute vos foins achèvent le traité.

M’apprendrez-vous au moins quel espoir m’est resté ?

Si l’on finit mes maux, si Louis s’intéresse

À la captivité d’une triste Princesse ?

Aux intérêts nouveaux à vous seuls confiés,

Mon fils et mon Époux sont-ils sacrifiés ?

WARWIK.

Vous saurez votre sort, il dépend de mon Maître.

Mais ce traité, Madame, est incertain peut-être,

Un jour, vous le savez, apporte quelquefois

D’étranges changements dans les projets des Rois.

MARGUERITE.

Édouard pourrait-il rejeter l’alliance

Que lui-même par vous proposait à la France 

On dit que dans son cœur l’amour le plus ardent

Prend depuis quelques jours un suprême ascendant.

Pourriez-vous l’ignorer ?

WARWIK, à part.

Que faut-il que je pense ?

A-t-il fait de ses feux éclater l’imprudence ?

MARGUERITE.

On dit plus, et peut-être allez-vous en douter ;

On dit que cet objet, qu’il eût dû respecter,

Avait promis sa main, gage d’un feu sincère,

Au plus grand des Guerriers qu’ait produit l’Angleterre,

À qui même Édouard doit toute sa grandeur ;

Qu’Édouard lâchement trahit son Bienfaiteur ;

Que pour prix de son zèle et d’une foi constante,

Il lui ravit enfin sa femme et son Amante.

Ce sont-là ses projets, ses vœux et son espoir ;

Et c’est Élisabeth qu’il épouse ce soir.

WARWIK.

Élisabeth ! ô ciel !... Non, je ne puis le croire.

Le Roi conserve encor quelque soin de sa gloire.

On n’est pas à ce point, lâche, perfide, ingrat ;

Il ne veut point se perdre, et lui-même, et l’État.

Il sait ce que je puis ; il connaît mon courage :

Édouard jusques-là n’a point poussé l’outrage ;

Il ne l’a pas osé.

MARGUERITE.

Bientôt vous connaîtrez

Si j’en crois sur ce point des bruits mal assurés ;

Bientôt...

WARWIK.

Je puis du moins soupçonner votre haine.

Vous voulez que vers vous la fureur me ramène ;

Vous venez dans mon cœur enfoncer le poignard...

Mais la confusion, le trouble d’Édouard

De tant d’ingratitude, ô Ciel ! Est-on capable ?

MARGUERITE.

Pourquoi trouveriez-vous ce récit incroyable ?

Lorsque l’on a trahi son Prince et son devoir,

Voilà, voilà le prix qu’on en doit recevoir.

Si Warwick eût suivi de plus justes maximes,

S’il eût cherché pour moi des exploits légitimes,

Il me connaît assez pour croire que mon cœur

D’un plus digne retour eût payé sa valeur.

Adieu. Dans peu d’instants vous pourrez reconnaître

Ce qu’a produit pour vous le choix d’un nouveau Maître.

Vous apprendrez bientôt qui vous deviez servir ;

Vous apprendrez du moins qui vous devez haïr.

Je rends grâce au destin : oui sa faveur commence

À me faire aujourd’hui goûter quelque vengeance,

Et j’ai vu l’ennemi qui combattit son Roi

Puni par un ingrat qu’il servit contre moi.

 

 

Scène V

 

WARWIK, seul

 

Je rejette un soupçon peut-être légitime...

Ah ! mon cœur n’est pas fait pour concevoir un crime.

Je n’ai pas dû penser, quand j’allais le servir,

Que mon Roi, mon ami fut prêt à me trahir.

 

 

Scène VI

 

WARWIK, SUMMER

 

SUMMER.

Oserai-je annoncer ce que je viens d’apprendre ?

Élisabeth...

WARWIK.

Arrête. Ah ! je crains de l’entendre.

Si tu viens confirmer ces horribles récits...

Eh bien ? Élisabeth ?... Achève. Je frémis.

SUMMER.

Élisabeth, Seigneur, va vous être ravie,

C’est d’elle que j’ai su toute la perfidie,

Les indignes complots préparés contre vous.

Édouard veut ce soir devenir son Époux ;

Et son Père, ébloui de ce rang si funeste,

Abandonne sa Fille aux nœuds qu’elle déteste.

Elle cherche l’instant de vous entretenir.

WARWIK.

De cet excès d’horreur je ne puis revenir.

Allons, je ne prends plus que ma rage pour guide ;

Et je veux qu’Édouard... Je l’aimais le perfide !

Je sens pour le haïr qu’il en coûte à mon cœur...

Peut-on porter plus loin la fourbe et la noirceur ?

SUMMER.

Il ne peut sans vous perdre ; obtenir ce qu’il aime ;

Il doit vous redouter ; redoutez le lui-même.

Si de vos intérêts vous écoutez la loi...

WARWIK.

Que d’affronts réunis ! Étaient-ils faits pour moi ?

Ah ! qu’un vil Courtisan, qu’un Père impitoyable

Envers sa Fille et moi se soit rendu coupable,

Qu’il ait conçu l’espoir, en me manquant de foi,

De briller près du Trône à côté de son Roi ;

J’excuse avec mépris sa basse complaisance ;

Je le dédaigne trop pour en tirer vengeance.

Mais que, plus criminel, et plus lâche en effet,

Édouard sans rougir... Il le veut... C’en est fait.

Ô toi, par tes serments, à mon sort enchaînée,

Ô chère Élisabeth à mes vœux destinée,

Cieux, témoins des transports de Warwick outragé,

Je jure ici par vous que je serai vengé ;

Entendez le serment que ma bouche prononce.

Signal affreux des maux que ma fureur annonce.

 

 

Scène VII

 

WARWIK, ÉLISABETH

 

WARWIK.

Ah ! Madame, venez enflammer mon courroux ;

Mon amour, ma vengeance avaient besoin de vous.

Tous deux en vous voyant s’irritent dans mon âme.

J’ai su de mon rival l’audacieuse flamme,

J’ai su tous ses projets ; et je connais trop bien

Les vertus de ce cœur qui triompha du mien,

Pour croire qu’il ait pu, s’avilissant lui-même,

Sacrifier Warwick à la Grandeur suprême.

Un lâche à son amour allait vous immoler ;

Mais Warwick est ici ; c’est à lui de trembler.

Le Ciel m’a ramené pour prévenir le crime.

Ne craignez plus qu’ici son pouvoir vous opprime.

C’est moi qui vous défends, moi qui veille sur vous,

Moi qui suis votre appui, votre Amant, votre Époux,

Votre vengeur encore ; et vous allez connaître

Si Warwick aisément est le jouet d’un traître.

S’il est ou dangereux, ou sensible à demi,

S’il confond un ingrat comme il sert un ami.

ÉLISABETH.

De mon Père, il est vrai, l’injuste tyrannie

À ces tristes liens a condamné ma vie ;

Et mon cœur, loin de vous, vous adressait, hélas !

Des regrets impuissants que vous n’entendiez pas.

Je demandais Warwick : dans mon impatience

Ma voix vous appelait des rives de la France,

Et votre Élisabeth, dans l’horreur de son sort,

Au défaut de Warwick, eût imploré la mort.

Enfin je vous revois, vous essuyez mes larmes ;

Je ne puis cependant vous cacher mes alarmes.

Je crains que le transport de ce cœur indompté

Avec trop d’imprudence ici n’ait éclaté ;

Que ces cris menaçants...

WARWIK.

Qui pourrait me contraindre ?

Quand je suis offensé, c’est moi que l’on doit craindre.

Eh ! quel péril pour moi pouvez-vous redouter ?

Un pouvoir que j’ai fait peut-il m’épouvanter ?

Me verrai-je braver aux yeux de l’Angleterre ?

On dira que Warwick si vanté dans la guerre,

Ce Mortel renommé, fameux par tant d’exploits,

Qui créa, qui servit, qui détruisit des Rois,

Infidèle à sa gloire autant qu’à sa tendresse,

N’a su ni conserver, ni venger sa Maîtresse...

Je rougis d’y penser... Non, non ; je puis encor

Disposer de l’État, et commander au sort,

À Lancastre abattu rendre son héritage,

Renverser Édouard, et briser mon ouvrage.

ÉLISABETH.

Warwick... Ah ! Cher Amant ! Hélas ! il m’est bien doux

De sentir à quel point je puis régner sur vous.

C’est mon seul intérêt que votre amour embrasse,

C’est pour moi qu’il frémit, c’est pour moi qu’il menace.

À mort cœur éperdu vous rendez le repos ;

Eh ! connaît-on la crainte à côté d’un Héros ?

Mais pourquoi présenter à mon âme attendrie

Le spectacle effrayant des maux de ma Patrie ?

Quoi ! ne pouvez voua rien sur le cœur d’Édouard,

Sans aller de la guerre arborer l’étendard ?

Un ami tel que vous n a-t-il pas droit d’attendre

Que sa présence seule ?...

WARWIK.

Eh ! qu’en puis-je prétendre ?

N’a-t-il pas devant moi hautement abjuré

Cet hymen glorieux par moi seul préparé ?

Il suit aveuglément ses amoureux caprices.

Envers moi, s’il se peut, comptez ses injustices

Et les crimes d’un cœur à son amour soumis,

Pour qui tous les devoirs semblent anéantis.

Tandis, que loin de vous, pour lui, pour sa puissance,

Je m’expose aux ennuis d’une cruelle absence,

Que fait-il cependant ? Comment m’a-t-il traité ?

Il me rend le jouet de sa légèreté,

Il me fait vainement engager ma parole,

Et signer un traité frauduleux et frivole ;

C’est peu : qui choisit-il enfin pour m’outrager ?

Non, sans frémir encor, je ne puis y songer.

C’est l’objet, le seul bien dont mon âme est jalouse,

Le prix de mes travaux, c’est vous, c’est mon Épouse.

Ah ! cet enchaînement, ce tissu de noirceurs

Ajoute à chaque instant à mes justes fureurs.

Il en verra l’effet, il faut qu’il soit terrible.

Je suis, je suis encor ce Warwick invincible,

J’ai pour moi l’équité, mon nom et mes exploits,

Je paraîtrai dans Londres, on entendra ma voix.

On verra d’un côté l’appui de l’Angleterre,

Warwick de ses travaux ; demandant le salaire,

Indigné des affronts qu’il n’a point mérités,

Et de l’ingrat York contant les lâchetés ;

Et de l’autre on verra, confus en ma présence,

Édouard aux Grandeurs conduit par ma vaillance ;

Qui sans moi, sans l’exil ou la captivité,

Cacherait sa misère et son obscurité.

Ce peuple est généreux, il m’aime, et l’on m’offense :

Entre Édouard et moi pensez-vous qu’il balance ?

ÉLISABETH.

Écoutez-moi, Warwick, votre cœur ulcéré

Dans ses emportements est peut-être égaré.

Je ne puis croire encor Édouard inflexible ;

À la gloire, aux vertus, vous l’ayez vu sensible.

Sans doute il ne sait pas, en demandant ma foi,

Combien ce joug brillant serait affreux pour moi.

Mes larmes n’ont coulé que sous les yeux d’un père ;

J’ai craint de trop braver les traits de sa colère,

Si devant Édouard j’eusse attesté les nœuds

Dont l’amour dès longtemps nous enchaînait tous deux.

Mais j’oserai parler : il saura mes promesses,

J’avouerai sans rougir l’excès de mes tendresses,

Il saura que l’instant où j’irais à l’Autel

Serait pour moi l’arrêt d’un malheur éternel.

Eh ! quel homme jamais, plein d’un amour extrême,

D’un pouvoir tyrannique accable ce qu’il aime,

Et brigue lâchement cet horrible plaisir

De déchirer un cœur qu’il ne peut attendrir ?

Édouard à ce point ne peut être barbare :

Son cœur sera touché des maux qu’il me prépare.

Laissez-moi cet espoir, et ne présentez plus

Un avenir horrible à mes sens éperdus ;

Laissez-vous désarmer à ma voix suppliante,

Et cédez sans rougir aux pleurs de votre Amante.

WARWIK.

Eh bien ! vous le voulez, et pour quelques moments

Je suspendrai l’ardeur de mes ressentiments :

Vous seule sur mon âme avez pris cet empire.

Mais si n’écoutant rien que l’amour qui l’inspire,

Édouard aujourd’hui persiste à m’outrager,

Je ne le connais plus, et je cours me venger...

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MARGUERITE, NEVIL

 

MARGUERITE.

Tout semble confirmer l’espoir dont je me flatte.

Entre mes ennemis déjà la haine éclate.

Warwick est furieux, et mon adresse encor

A su de son courroux échauffer le transport.

Je saurai faire plus ; je saurai le conduire.

J’ai frémi d’un projet dont on vient de m’instruire.

Il veut voir Édouard ; ce fatal entretien

Pourrait anéantir mon espoir et le sien.

Le Comte est violent, et sa superbe audace

Osera prodiguer l’injure et la menace ;

Déjà contre Édouard il brûle d’éclater.

Moi, je veux le détruire, et non pas l’insulter.

J’attends ici Warwick, je veux que la prudence,

Éclairant son courroux, assure ma vengeance.

NEVIL.

Peut-il, de vos amis à peine secondé,

Renverser un pouvoir que lui-même a fondé ?

MARGUERITE.

Va, pour renouveler nos sanglantes querelles,

Un souffle peut encor tirer des étincelles

Du feu qui vit sans cesse au sein de ces climats,

Et qu’ont nourri trente ans de haine et de combats.

Londres ne peut goûter qu’une paix passagère :

Tout rappelle déjà la discorde et la guerre.

Ne crois pas qu’Édouard triomphe impunément.

Mets-toi devant les yeux ce long enchaînement

De meurtres, de forfaits, dont la guerre civile

A, depuis si longtemps, épouvanté cette île.

Songe au sang dont nos yeux ont vu couler des flots,

Sous le fer des Soldats, sous le fer des Bourreaux ;

Ou d’un père, ou d’un fils, chacun pleure la perte,

Et d’un deuil éternel l’Angleterre est couverte.

De vingt mille proscrits les malheureux enfants

Brûlent tous en secret de venger leurs parents.

Ils ont tous entendu, le jour de leur naissance,

Autour de leur berceau le cri de la vengeance.

Tous ont été depuis nourris dans cet espoir ;

Et pour eux, en naissant, le meurtre est un devoir.

Je te dirai bien plus, le sang et le ravage

Ont endurci ce peuple, ont irrité sa rage ;

Et depuis si longtemps au carnage exercé,

Il conserve la soif du sang qu’il a versé.

Oui, de Lancastre ici le parti peut renaître.

Ce dangereux Sénat qui veut parler en maître,

Mais qui du plus heureux suivant toujours la loi,

Tremblait devant Warwick, en proscrivant son Roi ;

Qui n’a su qu’outrager une Reine impuissante,

Fléchira devant moi, s’il me voit triomphante.

Le farouche Écossais, que l’on veut opprimer,

Qui contre ses Tyrans ; est tout prêt à s’armer,

Et du haut de ses monts, contre un joug qui l’offense

Lutte et défend encor sa fière indépendance ;

Ce peuple qu’en secret je soulève aujourd’hui,

À mes justes desseins prêtera son appui.

NEVIL.

Ainsi donc de Warwick si longtemps ennemie,

L’intérêt vous rapproche et vous réconcilie.

Croirai-je que, touché de ses nouveaux bienfaits,

Ce cœur ait oublié les maux qu’il vous a faits ?

MARGUERITE.

Non. J’ai par le malheur appris à me contraindre ;

Je sais cacher ma haine, et ne sais point l’éteindre.

Si Warwick aujourd’hui, pour se venger du Roi,

Veut relever Lancastre, et s’unir avec moi,

Je sais apprécier ce retour politique.

Je ne souffrirai point qu’un Sujet despotique,

De l’État avili bravant toutes les lois,

Ait le droit insolent d’épouvanter ses Rois :

Ni qu’en servant son Maître il apprenne à lui nuire.

Édouard aujourd’hui surfit pour m’en instruire.

Je ne puis oublier cet exemple récent ;

Et je sais comme on traite un Sujet trop puissant.

Mais on vient, et Warwick sans doute ici s’avance...

C’est le Roi... Viens, Nevil ; évitons sa présence.

 

 

Scène II

 

ÉDOUARD, SUFFOLK, GARDES

 

ÉDOUARD.

Tu le vois ; désormais tout espoir est perdu :

Par des emportements Warwick t’a répondu.

Tout sert à m’irriter, et mon chagrin redouble.

Ne pourrais-je à la fin sortir d’un si long trouble ?

Il faut m’en délivrer : que l’on nous laisse ici.

Qu’on éloigne surtout Warwick... Ciel !

 

 

Scène III

 

ÉDOUARD, WARWIK, SUFFOLK, GARDES

 

WARWIK, entrant brusquement.

Le voici.

Je ne m’attendais pas, Seigneur, que la fortune

Dût vous rendre sitôt ma présence importune ;

Que jamais contre moi le courroux du Destin,

Pour préparer ses traits, empruntât votre main.

Je n ai pu le penser ; je n’ai pu le comprendre :

Enfin de votre part il m’a fallu l’entendre.

C’est ainsi que par vous je suis récompensé !

Voilà le sort brillant qui me fut annoncé,

Ce bonheur et ces jours de gloire et de délices,

Apanage éclatant promis à mes services !

Rappelez-vous ici ce jour, ce jour affreux,

Ce combat si funeste et ces champs malheureux,

Où, du Destin cruel éprouvant la colère,

Sur des monceaux de morts expira votre père.

Tout couvert de son sang, et combattant toujours,

Le fer des ennemis allait trancher vos jours.

Je volai jusqu’à vous ; je me fis un passage ;

Mon bras ensanglanté vous sauva du carnage ;

Et bientôt sur mes pas, aidé de mes amis,

De vos Guerriers vaincus j’assemblai les débris.

« Warwick, me disiez-vous, prends soin de ma jeunesse :

« C’est dans tes mains, Warwick, que le Destin me laisse,

« Sois mon guide et mon père, et je serai ton fils.

« Conduis-moi vers ce Trône où je dois être astis.

« Viens, combats, et soit sûr que ma reconnaissance

« Te fera plus que moi jouir de ma puissance.

Tels étaient vos discours, je les crus, et ma main

S’arma pour vous venger, et changea le destin

Je vis fuir devant moi cette Reine terrible ;

J’acquis, en vous servant, le titre d’invincible.

Sans doute qu’à vos yeux de si rares bienfaits,

Ne pouvant s’acquitter, passent pour des forfaits.

Mais du moins envers vous je n’en commis point d’autres.

Je frémirais ici de retracer les vôtres.

Vous avez tout trahi, l’honneur et l’amitié,

Barbare ! et c’est ainsi que vous m’avez payé.

ÉDOUARD.

Modérez devant moi ce transport qui m’offense ;

Vantez moins vos exploits ; j’en connais l’importance :

Mais sachez qu’Édouard, arbitre de son sort,

Aurait trouvé, sans vous, la victoire ou la mort.

Vous n’en pouvez douter ; vous devez me connaître.

Eh ! quels sont donc enfin les torts de votre Maître ?

Je vous promis beaucoup ; vous ai-je donné moins ?

Le rang où près de moi vous ont placé mes soins,

L’éclat de vos honneurs, vos biens, votre puissance

Sont-ils de vains effets de ma reconnaissance ?

Il est vrai ; j’ai cherché l’hymen d’Élisabeth.

N’ai je pu faire au moins ce qu’a fait mon sujet ?

Et m’est-il défendu d’écouter ma tendresse.

De brûler pour l’objet où votre espoir s’adresse ?

Que me reprochez-vous ? Suis-je injuste ou cruel ?

L’ai-je, comme un Tyran, fait traîner à l’autel ?

Je me suis, comme vous, efforcé de lui plaire ;

Je me suis appuyé de l’aveu de son père ;

J’ai demandé le sien ; et, s’il faut dire plus,

Elle n’a point encor expliqué ses refus.

Laissez-moi jusques là me flatter que ma flamme,

Que mes soins, mes respects, n’offensent point son âme ;

Et qu’un cœur qui du vôtre a mérité les vœux

Peut être, malgré vous, sensible à d’autres feux.

WARWIK.

Quand vous n’auriez pas su, puisqu’il faut vous l’apprendre,

Que nos cœurs sont unis par l’amour le plus tendre,

J’avais cru (je veux bien l’avouer entre nous)

Avoir acquis des droits assez puissants sur vous,

Pour ne vous voir jamais essayer de séduire

L’objet qui m’a su plaire, et le seul où j’aspire.

Je me suis bien trompé ; je le vois : mais enfin

Il reste à mon amour un espoir plus certain.

Sur le choix de mon cœur vous pouvez entreprendre ;

Je dois en convenir : mais je puis le défendre.

Vous n’avez pas pensé sans doute qu’aujourd’hui

L’Amante de Warwick demeurât sans appui.

Jamais Élisabeth ne me sera ravie ;

Ou vous ne l’obtiendrez qu’aux dépens de ma vie,

Jamais impunément je ne fus offensé.

ÉDOUARD.

Jamais impunément je ne fus menacé ;

Et si d’une amitié qui me fut longtemps chère

Le souvenir encor n’arrêtait ma colère,

Vous en auriez déjà ressenti les effets...

Peut-être cet effort vaut seul tous vos bienfaits.

Ne poussez pas plus loin ma bonté qui se lasse,

Et ne me forcez pas à punir votre audace.

Édouard peut d’un mot venger ses droits blessés ;

Et fut-il votre ouvrage, il est Roi c’est assez.

WARWIK.

Oui, j’aurais dû m’attendre à cet excès d’injure :

Toujours le sang d’York fut ingrat et parjure.

Mais du moins...

ÉDOUARD.

C’en est trop. Holà, Gardes, à moi.

Ils environnent Warwick.

WARWIK.

Lâches, n’avancez pas : craignez Warwick. Et toi,

Toi qui me réservais cet horrible salaire,

Immole le Guerrier qui t’a servi de Père.

Prends ce fer de ma main ; frappe un cœur que tu hais :

Va, tu peux d’un seul coup payer tous mes bienfaits.

Frappe, dis-je.

Il jette son épée aux pieds du Roi.

 

 

Scène IV

 

ÉDOUARD, WARWIK, ÉLISABETH, SUFFOLK, GARDES

 

ÉLISABETH.

Que vois-je ? Ô Ciel ! Ô jour funeste !

Hélas ! par vos vertus, par ce Ciel que j’atteste,

Écoutez moi, Seigneur... C’est moi qu’il faut punir

De ces tristes débats que j’ai dû prévenir.

Oui, j’aurais dû plutôt, vous découvrant mon âme,

Étouffer dans la vôtre une imprudente flamme ;

Et si l’amour, hélas ! vous soumet à sa loi,

Vous sentez trop, Seigneur, ce qu’il a pu sur moi.

Oui, j’aimais dans Warwick ce vertueux courage,

Dont je l’ai vu pour vous faire un si noble usage ;

Mon cœur, dans ce penchant par vous-même affermi,

Dans cet illustre amant chérissait votre ami.

WARWIK.

Vous croyez l’attendrir ; vous vous trompez, Madame.

Cet aveu, je le vois, irrite encor son âme ;

Et livré tout entier à sa funeste ardeur,

Il voudrait accabler son triste bienfaiteur.

Il voudrait à l’Autel vous traîner sur ma cendre :

C’est mon sang qu’il lui faut, qu’il brûle de répandre.

Mais avant qu’à vos yeux il puisse s’y plonger,

J’en puis verser peut-être assez pour me venger.

Adieu.

Il sort.

ÉDOUARD, aux Gardes.

Suivez ses pas ; allez, et qu’on l’arrête ;

Qu’on l’enferme à la Tour.

ÉLISABETH.

Quel orage s’apprête !

Qu’allez-vous ordonner ? Qu’allez-vous faire, ô Ciel !

L’amour était-il fait pour vous rendre cruel ?

ÉDOUARD.

Non. Je veux prévenir une révolte ouverte ;

Je veux son châtiment, et ne veux point sa perte.

Votre cœur, devant moi s’est pour lui déclaré ;

Le mien est par vous deux tour à tout déchiré ;

Bravé par un Sujet, et haï de vous-même,

J’aurais pu tout permettre à ma fureur extrême.

Peut-être j’aurais dû, dans son coupable sang,

Laver l’indigne affront qu’il faisait à mon rang.

Mais mon cœur frémirait d’un transport si féroce ;

L’amour ne m’apprend point cette vengeance atroce ;

Et dans les mouvements dont je suis combattu,

Je sais entendre encor la voix de la vertu.

Vous le voyez, Madame ; et du moins votre Maître,

S’il n’est aimé de vous, était digne de l’être.

ÉLISABETH.

Eh ! bien ; si la vertu commande à votre cœur,

De vous-même aujourd’hui sachez être vainqueur.

Oubliez d’un amant l’imprudence excusable.

Ah ! Warwick à vos yeux peut-il être coupable ?

Et pourriez-vous haïr un héros votre appui ?

S’il vous ose outrager, soyez grand plus que lui ;

Osez lui pardonner : pour punir une offense

La générosité peut plus que la vengeance.

Sans prétendre à ma foi, sans lui disputer rien ;

Faites-vous applaudir d’un cœur tel que le mien ;

Et remportant sur vous cette illustre victoire,

Au-dessus de Warwick élevez votre gloire ;

Et ne m’imposez plus que cette heureuse loi

D’adorer mon Amant, et d’admirer mon Roi.

ÉDOUARD.

Qui ? moi ! lorsqu’un Sujet me brave et me menace.

J’irais récompenser sa criminelle audace !

Et je pourrais ici...

 

 

Scène V

 

ÉDOUARD, ÉLISABETH, SUFFOLK, GARDES

 

SUFFOLK.

Le Comte est arrêté ;

Même en obéissant il gardait sa fierté.

Ses regards menaçants annonçaient la vengeance,

Il a suivi mes pas dans un morne silence :

Mais ce peuple qui l’aime, et dont il fut l’appui,

Paraissait murmurer et s’émouvoir pour lui.

ÉDOUARD, à Élisabeth.

Eh bien ! vous l’entendez, et le sort implacable.

Ajoute à tout moment au malheur qui m’accable.

À Suffolk.

J’en saurai triompher. Va, ne crains rien pour moi.

Si Londres se soulève, il connaîtra son Roi.

De mes Gardes ici rassemble les cohortes ;

Que partout du Palais ils occupent les portes.

L’audacieux Warwick espère vainement

M’épouvanter des cris de ce peuple insolent.

À Élisabeth.

Vous ne le verrez point l’emporter sur son Maître.

C’est cet amour fatal que vous ayez fait naître,

Qui, remplissant ce cœur de vous seul occupé,

Empoisonne les traits dont le sort m’a frappé.

 

 

Scène VI

 

ÉLISABETH, seule

 

Malheureuse ! Voilà ce qu’ont prévu mes craintes.

 

 

Scène VII

 

MARGUERITE, ÉLISABETH

 

MARGUERITE.

Quoi ! vous arrêtez-vous à d’inutiles plaintes,

Quand votre Amant aux fers demande des vengeurs ?

L’Amante de Warwick lui doit plus que des pleurs.

Si vous l’aimez, Madame, ayez tout son courage ;

Secondez les efforts où pour lui je m’engage :

Armez ici tous ceux que l’amitié, le rang,

Ou quelque autre intérêt attache à votre Sang ;

Et que tous réunis...

ÉLISABETH.

C’en est assez, Madame.

Je vois trop les desseins dont s’occupe votre âme,

Et ce que pour Warwick ce grand zèle a produit.

Voilà, voilà, Madame, où vous l’avez conduit.

Il n’est que trop ardent, et vous avez encore

Fait passer dans son cœur le fiel qui vous dévore.

Ses malheurs et les miens servent à vos projets...

Nous n’avons pas ici les mêmes intérêts ;

Et, malgré vos efforts, seule je puis, peut-être,

Réparer tous les maux que vous avez fait naître,

Et j’y cours.

 

 

Scène VIII

 

MARGUERITE, seule

 

Saisissons des moments précieux.

York épargne encor un sujet orgueilleux.

Il ne portera pas un arrêt trop sévère...

Rarement la jeunesse est dure et sanguinaire.

Ce n’est que par le temps que l’on sait s’endurcir

Dans les devoirs cruels et dans l’art de punir.

J’aurai pour moi Warwick, et Warwick qu’on offense.

Il faut le délivrer ; qu’il serve ma vengeance.

À son sort aujourd’hui je dois joindre le mien ;

Quand j’aurai triomphé, j’ordonnerai du sien.

 

 

ACTE IV

 

La Scène est dans la Prison.

 

 

Scène première

 

WARWIK, seul

 

Jour affreux, jour d’opprobre ! Après vingt ans de gloire !

Quoi ! je suis dans les fers ! ah ! l’aurais-je pu croire,

Qu’Édouard, se portant à ce terrible éclat,

Exposerait ainsi son Trône et son État ?

Que dis-je ? Il connaît mieux ce peuple et sa faiblesse.

Est-ce ainsi que pour moi son zèle s’intéresse ?

Vient-il briser mes fers ? M’a-t-il vengé du Roi ?

À l’exemple d’York, tout est ingrat pour moi.

Un jour, un jour, du moins, avec plus de puissance...

Malheureux ! dans les fers peut-on crier vengeance ?

Il me semble, à ce mot, que ces murs odieux

M’accablent de ma honte et repoussent mes vœux ;

Et mes cris, en frappant ces voûtes effrayantes,

Les fatiguent en vain de plaintes impuissantes.

Mais quel ressouvenir vient m’étonner soudain !

Quel changement, ô Ciel ! et quels jeux du Destin !

Pour l’orgueil des humains leçon rare et terrible !

C’est dans ces mêmes lieux, dans cette tour horrible,

Qu’à vivre dans les fers par moi seul condamné

Le malheureux Henri languit abandonné.

L’oppresseur, l’opprimé n’ont plus qu’un même asile.

Hélas ! dans son malheur il est calme et tranquille ;

Il est loin de penser qu’un revers plein d’horreur

Enchaîne près de lui son superbe vainqueur.

 

 

Scène II

 

WARWIK, SUMMER

 

WARWIK.

Que vois-je ? Se peut-il ? Eh ! quel bonheur extrême !...

Qui t’amène en ces lieux ?

SUMMER.

L’ordre du Roi lui-même.

Je l’aborde en tremblant ; Élisabeth en pleurs

Faisait parler pour vous la voix de ses douleurs.

« Votre ami, m’a-t-il dit, peut mériter sa grâce ;

« Mais il faut qu’il apprenne à fléchir son audace.

« Allez l’y préparer... » Je n’ai point su, Seigneur,

À quel point il prétend abaisser votre cœur.

Je le connais ce cœur, et je sais qu’on l’outrage :

Je ressens tous vos maux ; comptez sur mon courage.

Élevé près de vous, nourri d’ans les combats,

Où j’appris si souvent à vaincre sur vos pas,

À quelque extrémité que le Destin vous livre,

Mon sort est d’être à-vous ; ma gloire est de vous suivre.

Commandez ; je vous sers.

WARWIK.

Ami, tu vois mon sort.

J’ai trop suivi peut-être un indiscret transport,

Aux yeux d’un Prince ingrat, forfait inexcusable :

Mais tu sais qui de nous est en effet coupable.

York m’a tout ravi jusqu’à ma liberté.

L’affront que je reçois fait gémir ma fierté,

Déjà le désespoir dont mon âme est saisie

Eût épuisé ma force, eût consumé ma vie,

Si la vengeance avide, et si chère à mon cœur,

N’eût ranimé mes sens flétris par la douleur.

Ah ! Comble cet espoir qui console mon âme,

Cher ami ; remplis-toi de l’ardeur qui m’enflamme :

Cours embraser les cœurs de ce peuple incertain ;

Va, retrace à leurs yeux l’horreur de mon destin.

Dis que des fers honteux enchaînent ma vaillance ;

Que je n’attends plus rien que de leur assistance ;

Et s’il faut encor plus pour m’assurer leur foi,

Dis que le fier Warwick a pleuré devant toi.

Eh ! comment ces Anglais pour moi si pleins de zèle

Peuvent-ils balancer à venger ma querelle ?

Des droits que j’ai sur eux est-ce là tout l’effet ?

Et Marguerite enfin ?...

SUMMER.

Elle agit et se tait.

J’attends tout de ses soins : elle amasse en silence

Les traits que par ses mains doit lancer la vengeance.

Ses secrets partisans, vos amis et les siens,

Échauffent par degrés le cœur des Citoyens ;

Et tous par elle-même instruits dans l’art des brigues,

Dans ces murs alarmés, ont semé leurs intrigues.

Ils disent qu’Édouard vient d’ôter aux Anglais

Un repos nécessaire, et l’espoir de la paix ;

Qu’il attire sur eux les armes de la France ;

Qu’ils vont de tout leur sang payer son imprudence.

Votre affront les irrite, et je crois qu’en effet...

WARWIK.

Ah ! qu’ils arment mon bras, et je suis satisfait.

Suivi des plus hardis pénètre cette enceinte :

Si je suis à leur tête, ils marcheront sans crainte.

J’irai vers Édouard, et nous verrons alors

S’il pourra de mon bras soutenir les efforts ;

S’il pourra dans son cours arrêter ma vengeance.

Ah ! je ressens déjà, je goûte par avance

Le plaisir de le voir à mes pieds renversé,

Et de lui dire : « Ingrat qui m’as trop offensé,

« Que j’avais trop servi, que j’ai dû mieux connaître ;

« Toi qui n’étais pas fait pour te nommer mon Maître,

« Vois du moins aujourd’hui si je menace en vain,

« Et reconnais Warwick en mourant par sa main.

Mais je t’arrête trop, et la fureur m’entraîne :

L’instant où je menace est perdu pour ma haine.

Je t’en ai dit assez : va, cours, vole.

 

 

Scène III

 

WARWIK, seul

 

Ah ! du moins :

Si le sort secondait et mes vœux et ses soins !

J’écoute trop peut-être un transport inutile :

Ce peuple est inconstant, et sa faveur fragile.

Hélas ! les malheureux, par l’espoir aveuglés,

Pleurent souvent l’erreur qui les a consolés.

Ô ciel ! lorsque, chargé du sort de l’Angleterre,

Triomphant dans la paix, ainsi que dans la guerre,

Et d’un peuple idolâtre excitant les transports,

Heureux et tout puissant je revoyais ces bords,

Aurais-je pu penser que tant d’ignominie

Dût sitôt éclipser cet éclat de ma vie,

Et que, frappé bientôt des plus cruels revers

Je venais dans ces murs pour y trouver des fers ?

 

 

Scène IV

 

WARWIK, ÉLISABETH, UNE SUIVANTE

 

WARWIK.

Quoi ! Madame, c’est vous ! Le Tyran qui m’outrage

Me permet ce bonheur que votre amour partage !

Il n’en est pas jaloux ! c’en est fait ; je le vois :

Vous venez me parler pour la dernière fois,

Vous voulez me laisser un adieu lamentable.

Édouard, insultant à mon sort déplorable,

A cru que votre aspect pourrait encor l’aigrir,

Et puisque je vous vois, sans doute il faut mourir.

ÉLISABETH.

Non ; d’un sort plus heureux j’apporte le présage.

Pourvu que, fléchissant ce superbe courage...

WARWIK.

Arrêtez ; votre cœur doit épargner le mien.

Parlez-moi de vengeance, ou ne proposez rien.

ÉLISABETH.

Quoi ! rien n’adoucira votre esprit inflexible !...

Édouard, à ma voix, a paru plus sensible.

J’ai rappelle vos soins, votre fidélité ;

Louant votre valeur, blâmant votre fierté.

Excusant d’un Amant l’altière impatience,

J’ai réclamé l’honneur et la reconnaissance,

Les nœuds qui dès longtemps font formés entre nous :

J’ai juré devant lui, d’être toujours à vous ;

J’ai demandé la mort : il a plaint mes alarmes.

Enfin il a promis, en répandant des larmes,

De ne point me forcer à cet hymen affreux

Qui hâterait la fin de mes jours malheureux.

Mais il ne peut souffrir qu’un rival qui l’offense,

En passant dans mes bras, insulte à sa puissance.

Sa colère éclatait à ce seul souvenir.

Tout prêt à s’y livrer, et tout prêt à punir,

Il m’a représenté la révolte enhardie

Menaçant ses États d’un nouvel incendie,

Sa couronne en péril, son honneur offensé,

Par mille factieux votre nom prononcé,

Et les mutins pour vous prêts à s’armer peut-être...

WARWIK.

Ah ! j’en attends l’effet ; qu’il est lent à paraître !

Je respire un moment... Je conçois quelque espoir.

Il va sentir les coups qu’il aurait dû prévoir ;

Et bientôt...

ÉLISABETH.

Mais, vous-même, êtes-vous sans alarmes,

Hélas ! songez qu’ici sans secours et sans armes...

Je frémis.

WARWIK.

Oui, mon sang, (je ne le puis nier)

Est au premier bourreau qu’il voudra m’envoyer.

S’il a, pour l’ordonner, une âme assez hardie,

Et s’il peut, sans trembler, disposer de ma vie,

Je recevrai la mort sans en être étonné :

Mais je mourrai du moins sans avoir pardonné.

ÉLISABETH.

Eh ! pardonnez, cruel, à votre triste Amante.

Quand mon cœur pour vous seul se trouble et s’épouvante,

Quand je veux vous sauver, devrais-je, hélas ! vous voir

Dédaigner mon amour, braver mon désespoir ?

Ah ! prévenez enfin les maux que je redoute...

Je lis dans votre cœur ; je sens ce qu’il en coûte :

Mais le sort de tous deux va dépendre de vous ;

Un mot peut d’Édouard apaiser le courroux.

Oubliez un moment cette fierté funeste,

Fléchissez devant lui : je vous r »ponds du reste.

Il vous connaît, vous craint ; il sera trop heureux

De pouvoir terminer des débats dangereux.

Lui-même il a paru commander à sa flamme :

Lorsqu’il fait le premier cet effort sur son âme,

Ne pouvez-vous du moins...

WARWIK.

Eh ! qu’a-t-il fait enfin !

À son indigne amour il a mis quelque frein :

Le sacrifice est grand : mais moi qu’il déshonore,

Qu’il a mis dans les fers où je languis encore,

Qu’il trahit, qu’il insulte et flétrit tour à tour,

Si je ne suis vengé, je perds tout sans retour.

Peut-être que l’on peut, Maître de sa vengeance,

D’un Ennemi vaincu dédaigner l’impuissance.

Peut-être l’on préfère, avec quelque plaisir,

L’orgueil de pardonner à l’orgueil de punir :

Mais signer un accord qu’arrache la contrainte,

Céder à la menace, obéir à la crainte ;

Aller comme un Esclave échappé de ses fers,

Demander le pardon des maux qu’on a soufferts !

N’attendez pas de moi cet effort impossible.

Dans mon abaissement je suis plus inflexible.

Je vois tout mon outrage, et je hais sans retour.

Laissez-moi cette haine, ou m’arrachez le jour.

ÉLISABETH.

Eh bien ! c’en est donc fait ! Et ton âme barbare

Suit, sans rien consulter, cet orgueil qui l’égare.

Ni la voix de l’amour, ni l’espoir d’être à moi,

Mes craintes, mes douleurs, ne peuvent rien sur toi,

Tu brûles d’assouvir ta fureur meurtrière.

Tu voudrais de tes mains embraser l’Angleterre.

Va ; nage dans le sang ; va, je ne combats plus

Cet orgueil insensé qui flétrit tes vertus.

Va, cruel, va chercher des triomphes coupables,

Couvre-roi de lauriers à mes yeux méprisables ;

Va, cours plonger ton bras dans le sein de ton Roi 

Mais apprends qu’à ce prix je ne puis être à toi.

Je ne recevrai point dans cette main tremblante

La main d’un furieux de carnage fumante.

La mienne, loin de toi, va finir mes malheurs,

Expier dans mon sang mes funestes erreurs.

C’en est fait, et je veux, à mon heure suprême,

Maudire, en expirant, Édouard, et toi-même,

Le sort, le sort affreux qui m’accable aujourd’hui,

Et l’amant plus cruel, plus barbare que lui.

WARWIK.

Arrête... Ô toi qui sais ce que mon cœur endure,

Qui devrais adoucir sa profonde blessure,

Toi-même, Élisabeth, viens-tu l’empoisonner ?

Hélas ! quand tous les maux semblent m’environner,

Écrase sous leur poids, lorsque mon cœur expire,

Ta main, ta propre main l’arrache et le déchire.

C’est-là le dernier trait de mon affreux destin ;

C’est ma dernière épreuve et j’y succombe enfin.

Va, cesse, d’accabler une âme anéantie ;

Va, je ne hais plus rien que moi-même et la vie.

Eh bien ! va donc trouver ce Tyran, cet ingrat...

Va, demande pour moi, dans mon horrible état...

Non, le pardon honteux qui m’indigne et m’offense :

Mais dis-lui que Warwick, appui de son enfance.

Qui veillait sur ses jours au milieu des combats,

Et, pour les conserver, s’exposait au trépas ;

Qui des Rois sur son front ceignit le diadème,

Qui n’a de ses travaux rien voulu pour lui-même ;

Malheureux, et pleurant d’avoir vécu trop tard,

Pour prix de ses bienfaits, lui demande un poignard.

ÉLISABETH.

Quel est l’égarement où ton âme se livre ?

Cruel !

 

 

Scène V

 

WARWIK, ÉLISABETH, UN OFFICIER, SOLDATS

 

L’OFFICIER.

Auprès du Roi, Madame, il faut me suivre.

Ses ordres sont pressants. Hâtez-vous.

ÉLISABETH.

C’est assez.

Cieux ! Éloignez les maux qui me font annoncés.

WARWIK.

Qui ? Toi, m’abandonner ! où vas-tu ? Non, demeure

Demeure, Élisabeth... Ah ! s’il faut que je meure,

Mes yeux du moins...

L’OFFICIER.

Madame, Édouard vous attend.

ÉLISABETH.

Hélas ! pour nous sauver tu n’avais qu’un instant.

Tu l’as perdu, cruel ; et l’espoir qui me reste.

Adieu.

WARWIK.

Vous l’entraînez !

 

Scène VI

 

WARWIK, seul

 

Ô toi, toi que j’atteste,

Toi qui, m’enlevant tout, me refuses la mort,

Peux-tu permettre, ô Ciel ! que sous les coups du sort

Le grand cœur de Warwick s’affaiblisse et succombe ?

Avant de m’avilir, Ciel, ouvre-moi la tombe.

Il s’assied.

Je me sens accablé de mon malheur affreux.

De moments en moments ce flambeau ténébreux,

Qui luit si tristement dans l’épaisseur des ombres,

Verse un jour plus funèbre, et des lueurs plus sombres.

Malgré moi je frémis : tout porte dans mon cœur

Un chagrin plus profond, une morne douleur...

Hélas ! enseveli dans cette nuit cruelle,

Tout ce que je ressens est horrible comme elle.

Mais quel bruit effrayant fait retentir ces lieux ?

Je crois entendre au loin des cris tumultueux.

On approche... Le sort remplit mon espérance ;

On m’apporte la mort.

 

 

Scène VII

 

WARWIK, SUMMER, l’épée à la main, SOLDATS

 

SUMMER.

J’apporte la vengeance.

Ami, prenez ce fer ; soyez libre et vainqueur.

WARWIK, avec transport.

Tout est donc réparé ?... Cher ami, quel bonheur !

SUMMER.

Votre nom, votre gloire, et la Reine, et moi-même,

Tout range sous vos lois un peuple qui vous aime.

Marguerite échappée aux Gardes du Palais,

D’abord, à votre nom, rassemble les Anglais ;

Je me joins à ses cris : tout s’émeut, tout s’empresse ;

Tous veulent vous offrir une main vengeresse.

On attaque, on assiège Édouard alarmé,

Avec Élisabeth au Palais renfermé.

Paraissez, c’est à vous d’achever la victoire.

Ami, venez chercher la vengeance et la gloire.

WARWIK.

Voilà donc où sa faute et le sort l’ont réduit.

De son ingratitude il voit enfin le fruit.

Il l’a trop mérité. Marchons... Warwick, arrête.

Tu vas donc d’une femme achever la conquête,

Écraser sans effort un rival abattu !

Sont-ce là des exploits dignes de ta vertu ?

Est-ce un si beau triomphe offert à ta vaillance,

D’immoler Édouard, quand il est sans défense ?

Ah ! j’embrasse un projet plus grand, plus généreux.

Voici de mes instants l’instant le plus heureux ;

Ce jour de mes malheurs est le jour de ma gloire.

C’est moi qui vais fixer le sort et la victoire.

Le destin d’Édouard ne dépend que de moi.

J’ai guidé sa jeunesse, et mon bras l’a fait Roi.

J’ai conservé ses jours, et je vais les défendre,

Je lui donnai le sceptre, et je vais le lui rendre,

De tous ses ennemis confondre les projets ;

Et je veux le punir à force de bienfaits.

Il connaîtra mon cœur autant que mon courage ;

Une seconde fois il sera mon ouvrage.

Qu’il va se repentir de m’avoir outragé !

Combien il va rougir ! Amis, je fuis vengé.

Allons, braves Anglais ; c’est Warwick qui vous guide :

Ne désavouez point votre chef intrépide.

Si vous aimez l’honneur, venez tous avec moi,

Et combattre Lancastre, et sauver votre Roi.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ÉLISABETH, seule

 

Ciel ! où porter le trouble où mon cœur s’abandonne ?

La terreur me poursuit, et la mort m’environne.

J’entends autour de moi les cris de la fureur.

Les plaintes des mourants... Ô ciel ! ô jour d’horreur !

On arrête mes pas : hélas ! ce que j’ignore

Est plus triste, peut-être, et plus affreux encore ;

Et le Ciel, que ma voix est lasse d’implorer,

Quel que soit le succès, me condamne à pleurer.

Le fatal ascendant qui me fuit et m’opprime,

À mes yeux, malgré moi, traîne enfin dans l’abîme

Deux amis, deux Héros l’un de l’autre admirés,

Deux cœurs nés généreux, par l’amour égarés.

 

 

Scène II

 

ÉLISABETH, SUFFOLK

 

ÉLISABETH.

Où courez-vous, Suffolk ? Venez-vous ?...

SUFFOLK.

Ah ! Madame,

Aux transports de la joie abandonnez votre âme ;

Jouissez d’un bonheur que vous n’attendiez pas :

Jamais un jour plus beau n’a lui sur ces climats.

ÉLISABETH.

Ah ! ce jour à mon cœur n’offrait rien que d’horrible.

Quoi ! Warwick... Achevez.

SUFFOLK.

Ce Héros invincible,

Le plus fier des Mortels et le plus valeureux,

Est encor le plus grand et le plus généreux.

Déjà de ses succès Marguerite enivrée,

Croyait à son parti la victoire assurée,

Quand le nom de Warwick, par cent voix répété,

Suspend des combattants l’effort précipité.

Soudain au milieu d’eux il s’avance, il s’écrie 

Amis, où vous emporte une aveugle furie ?

Anglais, quel ennemi poursuit votre courroux ?

C’est ce même Édouard jadis choisi par vous,

Qui vous fut dans ces murs présenté par moi-même,

Qui, de vos propres mains, reçut le Diadème.

Si c’est Warwick, amis, que vous voulez venger,

Défendez votre Maître, au lieu de l’outrager.

Partagez avec moi cette gloire si belle ;

Ô mes braves Anglais, c’est moi qui vous appelle ?

Reconnaissez ma voix. Ses paroles, ses traits,

Cet aspect si puissant et si cher aux Anglais,

Le feu de ses regards, cette âme grande et fière,

Cette âme sur son front respirant toute entière,

Cet empire suprême, et ces droits si certains

Qu’un Héros eut toujours sur le cœur des humains.

Subjuguent les esprits. Tout obéit, tout change.

Du coté d’Édouard tout le peuple se range :

Et ce Prince et Warwick, pressés de tous côtés,

Dans les bras l’un de l’autre à l’envi sont portés.

Au milieu du fracas, du tumulte et des armes,

Les Soldats attendris laissent tomber des larmes.

Quelques mutins encor, dans leur rage obstinés,

À combattre, à périr semblent déterminés ;

Warwick, le fer en main, les frappe et les renverse ;

Leur foule devant lui succombe et se disperse ;

Et la Reine et les siens cédant à son effort,

Bientôt n’ont plus d’espoir que la fuite ou la mort.

ÉLISABETH.

Et voilà le Mortel qu’a choisi ma tendresse !

Non, tu ne conçois pas cet excès d’allégresse,

Ces transports que je sens, qu’inspirent à mon cœur

Ces vertus dont sur moi rejaillit la splendeur ;

Cet effort d’un Héros, ces honneurs qu’il mérite...

Vient-il ?

SUFFOLK.

Vers la Tamise il poursuit Marguerite,

Cependant qu’Édouard, autour de ce Palais,

Apaise le désordre, et rétablit la paix.

Mais, le voici lui-même.

 

 

Scène III

 

ÉLISABETH, ÉDOUARD, SUFFOLK, GARDES

 

ÉLISABETH.

Ah ! partagez ma joie.

Sire, après tous les maux où mon cœur fut en proie,

Hélas ! j’ai bien le droit de sentir mon bonheur,

D’applaudir au héros si digne de mon cœur,

Que sans, doute avec moi vous admirez vous-même.

Ce qu’il a fait pour vous ; oui, cet effort suprême...

ÉDOUARD.

Je le sens, je l’admire, et je n’en rougis pas :

Un bienfait n’avilit que les cœurs nés ingrats.

C’est peu d’avoir dompté la révolte et la guerre,

C’est peu d’avoir rendu, le calme à l’Angleterre ;

Je lui dois encor plus : pour ce cœur satisfait,

L’amitié de Warwick est son plus grand bienfait ;

J’en suis digne du moins, et je lui rends la mienne :

Ma générosité doit égaler la sienne ;

Et mon cœur n’est pas fait pour le déguisement.

Je sais qu’il est un art de feindre lâchement,

D’oublier un service, et jamais une offense,

D’attendre le moment propice à la vengeance :

D’autres le puniraient de les avoir servis :

Il est beaucoup de Rois ; il est bien peu d’amis.

Mais j’abhorre à jamais cette exécrable étude,

Cet art de la bassesse et de l’ingratitude.

L’amour seul a produit et mes torts et les siens ;

La vertu nous ramène à nos premiers liens.

À la loi du traité je suis prêt à me rendre :

Il mérita vos vœux ; je cesse d’y prétendre,

Je commande à l’amour ; et plein des mêmes feux,

Je saurai...

 

 

Scène IV

 

ÉLISABETH, ÉDOUARD, MARGUERITE, SUFFOLK, GARDES et SOLDATS

 

MARGUERITE.

Le Destin me ramène à tes yeux ;

Tu me revois captive, et pourtant triomphante :

Tremble ; j’apporte ici le deuil et l’Épouvante.

À Édouard.

Warwick est ton ami ;

À Élisabeth.

Warwick est ton Amant ;

Frémissez tous les deux dans ce fatal moment :

Il meurt.

ÉLISABETH.

Warwick !

ÉDOUARD.

Ô Ciel !

MARGUERITE.

Et j’ai proscrit sa vie.

De fidèles amis ont servi ma furie ;

Mêlés parmi les siens, ils l’ont enveloppé :

Toi seul es plus heureux, toi seul m’es échappé.

ÉDOUARD.

Barbare !

MARGUERITE.

J’ai détruit ton défenseur coupable ;

Qu’il me servît, ou non, sa mort inévitable

Dut punir aujourd’hui son infidélité,

Ou l’orgueil du secours que son bras m’eût prêté.

Toi, tu peux le venger ; et tu peux méconnaître

Les droits des souverains : tu n’es pas né pour l’être.

Elle sort.

ÉDOUARD.

Je le suis pour punir un monstre furieux.

Ah ! que vois-je ?

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, WARWIK apporté par des Soldats, SUMMER

 

ÉLISABETH, courant à lui.

Warwick, cœur noble et malheureux !

ÉDOUARD, à Warwick.

Héros que j’ai chéri, que je perds par un crime,

Ah ! ma vengeance au moins peut t’offrir ta victime :

Cette femme barbare, au milieu des tourments,

Bientôt...

WARWIK.

Écoutez moins de vains ressentiments ;

Renvoyez à Louis cette Reine cruelle :

Il pourrait la venger... Ne craignez plus rien d’elle.

Ce peuple qui m’aima, la déteste aujourd’hui ;

Qui m’a donné la mort, ne peut régner sur lui.

Pleurez moins mon trépas... ma carrière est finie

Dans l’instant le plus beau dont s’illustra ma vie.

Ma voix a fait encor le destin des Anglais,

Et j’emporte au tombeau ma gloire et vos regrets.

ÉLISABETH.

Ah ! ton Élisabeth ne pourra te survivre ;

J’ai vécu pour t’aimer ; je mourrai pour te suivre.

Dans la nuit du tombeau tous les deux renfermés,

Unis malgré la mort.

WARWIK.

Vivez, si vous m’aimez.

À Édouard.

N’accusons de nos maux que vous et que moi-même.

Votre amour fut aveugle, et mon orgueil extrême.

Vous aviez oublié mes services ; et moi

J’oubliai trop, hélas ! que vous étiez mon Roi.

Nous en sommes punis... Mes forces s’affaiblissent,

Ma voix meurt et s’éteint, et mes yeux s’obscurcissent.

À Élisabeth.

Ma chère Élisabeth, adieu, séchez vos pleurs,

Je ressens à la fois la mort et vos couleurs.

Hélas ! il est affreux de quitter ce qu’on aime.

À Edouard.

Réparez, s’il se peut, son infortune extrême ;

Sur ses jours malheureux répandez vos bienfaits.

Warwick fut votre ami... Ne l’oubliez jamais.

Il meurt.

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