Le Chamboran (Adolphe DE LEVEN - Paul SIRAUDIN)
Comédie en un acte, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 4 décembre 1844.
Personnages
MACHEFER, soldat au régiment de Chamboran
LE COLONEL
BAPTISTE, perruquier
MARIELLE
LE CAPITAINE
CLÉMENCE, nièce du Colonel
UN BRIGADIER
SOLDATS
La scène se passe dans un village de Flandres, en 1745, quelques jours avant la bataille de Fontenoy.
Une chambre. Portes au fond et latérales. Au second plan, au-dessus de la porte à gauche, un œil de bœuf. Du même côté, au premier plan, une fenêtre.
Scène première
MARIELLE, BAPTISTE
BAPTISTE, sortant de la chambre à gauche, à la cantonade.
Oui, monsieur le capitaine, vous avez raison... c’est affreux... ça ne s’est jamais vu !...
MARIELLE.
Eh ! mon Dieu, qu’y a-t-il donc, monsieur Baptiste ?
BAPTISTE.
Il y a, mamzelle Marielle, que, depuis que nous avons ouvert la campagne, chaque jour, messieurs les officiers du régiment des housards de Chamboran, dont j’ai l’honneur d’être le barbier-perruquier, manquent des choses les plus essentielles... Hier, nous n’avions pas d’huile antique à la rose... et, ce matin, nous chômons d’essence de tubéreuse... Le fourgon de parfums n’est pas arrivé de Paris, cette semaine... Que diable ! on ne laisse pas ainsi un régiment sans munitions, au moment d’une bataille !...
MARIELLE.
Une bataille ! vous croyez donc qu’elle va avoir lieu, la bataille ?...
BAPTISTE.
Incessamment... le duc de Cumberland et ses Anglais marchent sur Tournay, et notre monarque Louis XV veut lui-même assister au combat... Le maréchal de Saxe attend, d’un jour à l’autre, sa majesté et monseigneur le dauphin... Toute la maison militaire du roi doit prendre part à l’affaire... Les gardes Françaises, les gardes-du-corps, les mousquetaires, les royal-auvergne, les royal-champagne, les royal-cravates... et les chamboran donc... les fameux chamboran... J’ai fait venir quatre caissons de poudre... ça sera un peu chaud !... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous me faites trembler...
BAPTISTE.
Trembler... Ah ! oui... je sais pourquoi... je sais pour qui vous tremblez... toujours pour M. Machefer... pour un simple soldat... quand vous pourriez, ô Marielle, occuper votre petit cœur d’un sentiment plus huppé... Vous êtes la fille du tailleur-brodeur-chamarreur du régiment de Chamboran... Vous avez suivi votre père à l’armée pour prendre soin des dentelles de messieurs les officiers... blanchir et plisser leurs manchettes... Moi, je les accommode et je les parfume, ces nobles guerriers... Vous, repasseuse, moi, parfumeur !... moi dans vos fers... vous, dans mes parfums !... Quels jours suaves et odorants nous pourrions passer, ô Marielle !... Mais non, M. Machefer est là... Qu’a-t-il donc, ce soldat, pour avoir fasciné votre œil ? Sous le prétexte qu’il est bien fait et que sa figure est agréable, vous le trouvez donc joli garçon ?
MARIELLE.
Mais je l’avoue... Ne ressemble-t-il pas, traits pour traits, à M. le chevalier de Givron, son capitaine ?...
BAPTISTE.
Oh ! quant à ça, c’est vrai... Enfin, moi-même, l’autre jour, je m’y suis laissé prendre... Il était seul... assis dans la chambre du capitaine, se carrant dans un fauteuil... car il se permet tout... jusqu’à singer son chef... il singe son chef... Je m’approche et voilà que je commence à l’accommoder... Eh bien, il a l’indélicatesse de se laisser faire... Il souffre que je lui prodigue de la poudre à la maréchale... De la poudre à la maréchale à sa nuque roturière et soldatesque !... Ah ! fi ! fi !
MARIELLE.
C’est joliment flatteur, tout de même, pour, un soldat, de ressembler à un chevalier qui est cité comme un des plus beaux hommes de la cour...
BAPTISTE.
Voilà bien les faibles femmes... quelle petitesse !... se laisser fasciner par l’extérieur !...
Air du Piège.
Quoi ! vous voulez prendre un mari
Pour sa beauté, pour son visage ?...
Mais, plus que lui, moi, je suis à l’abri
Des déceptions d’un autre âge.
Votre housard peut changer, moi, jamais !
Le temps, dans ses rigueurs extrêmes,
Viendra flétrir ses jolis traits...
Les miens seront toujours les mêmes,
Oui, les miens resteront les mêmes.
MARIELLE.
Alors, vous n’avez rien à craindre, M. Baptiste...
BAPTISTE.
Mais il n’y a que les qualités du cœur, Marielle !... Les qualités du cœur avant tout... Et je n’en vois pas la queue d’une chez votre Machefer, des qualités du cœur...
MARIELLE.
Laissez donc !... Il est bon, doux, aimable, prévenant...
BAPTISTE.
Oh ! oh !... je vous arrête... aimable, lui !... Chaque fois qu’il me rencontre, sous prétexte que je suis barbier, il m’appelle... Merlan !... je trouve ça très mauvais... pas le merlan... l’épithète... Voilà pour l’amabilité... Passons à d’autres articles... Il est bon ?... Ah bien oui... parlons-en de sa bonté !... Il n’y a pas de jour qu’il ne cherche à m’abîmer auprès de son capitaine, et, comme M. de Givron a des faiblesses pour lui, je crains toujours qu’il n’ait des rigueurs pour moi... Ça me vexerait de perdre sa confiance, vu qu’il m’a chargé de payer toutes ses dépenses au régiment... Quant à la douceur de M. Machefer, causons-en aussi... puisque nous y sommes... Il est encore caressant !... Hier, par exemple...
Air de M. Damoreau.
Auprès de vous, fille accomplie,
Je causais, sans penser à mal...
Je prenais cette main jolie...
Par un mouvement machinal...
Il lui prend la main.
Je me disais : comme elle est douce !
J’éprouvais un transport brûlant
Quand je sens une autre secousse...
V’lan !
Scène II
MARIELLE, BAPTISTE, MACHEFER
MACHEFER, qui est entré doucement, donne un coup de pied à Baptiste, en achevant l’air.
V’lan !
Ah ! tu t’y frottes encore, merlan.
BAPTISTE.
Oh !... le même au même !... Je reconnais ce militaire... sans me retourner... il m’a mis sa carte de visite dans... les poches de mon habit... Il profite de ce que j’ai une épée au côté pour m’injurier...
MACHEFER.
Et qui t’empêche de t’en servir, de ta flamberge ?
BAPTISTE.
Vous savez bien que les barbiers de régiment ont le droit de porter l’épée ?...
MACHEFER.
Après ?
BAPTISTE.
Après laquelle il n’y a qu’une lame de sapin... Une simple latte...
Il la tire.
Voyez !
MARIELLE, riant.
C’est pourtant vrai... Ah ! ah ! ah !
BAPTISTE, criant.
Sans cela, ça ne se passerait pas ainsi... sabre de bois !
MACHEFER.
Qu’à cela ne tienne, mon brave... Je te prêterai une pointe de bon acier, bien trempée...
BAPTISTE.
Du tout... C’est contre les règlements... d’ailleurs, j’ai mon arme à moi... mon arme favorite pour me venger des injures...
MACHEFER.
Laquelle ?... le pistolet ?...
BAPTISTE.
Plus meurtrière que ça... le dédain...
On entend une sonnette.
Mais voilà le capitaine qui me sonne...
MACHEFER.
À propos, peut-on entrer chez le capitaine ?...
BAPTISTE.
Il est en affaire avec M. d’Armançay, son colonel.
MACHEFER.
Alors, j’attendrai...
BAPTISTE.
Je vous y engage...
Il va pour sortir.
MACHEFER, le rappelant.
Ah ! un mot encore...mon cher M. Baptiste.
BAPTISTE, revenant.
À la bonne heure, vous redevenez poli... vous m’accordez ma dénomination.
MACHEFER.
Oui... je reconnais mes torts...
BAPTISTE, à part, avec satisfaction.
Ce que c’est que de se montrer !
MACHEFER, tendrement
Or donc, retenez bien ceci, mon cher M. Baptiste... Si je vous vois folâtrer encore auprès de Marielle...
BAPTISTE.
Eh bien !
MACHEFER, changeant tout-à-coup de ton.
Eh bien, je te couperai une de tes ouïes, merlan...
Il lui tire l’oreille.
BAPTISTE.
Ah ! c’est trop fort... Ne m’allongez donc pas comme ça.
MACHEFER.
Air : Adieu, ma petite Catherine.
Afin d’éviter ma vengeance,
Près d’ell’ tu ne dois plus venir !
Oui, ta présence
Est une offense
Et je saurais bien t’en punir.
BAPTISTE.
Redoutez ma juste colère...
Vous pourriez succomber soudain...
MACHEFER.
Sous la pointe de ta rapière ?...
BAPTISTE.
Non... sous les coups de mon dédain...
Reprise ensemble.
MACHEFER.
Afin d’éviter ma vengeance,
Près d’elle abstiens-toi de venir ;
Oui, ta présence
Est une offense
Et je saurais bien t’en punir !
BAPTISTE.
Je ne crains pas votre vengeance,
Ici, j’ai le droit de venir ;
Si ma présence
Vous offense,
Évitez moi, ça m’ f’ra plaisir.
MARIELLE.
Afin d’éviter sa vengeance,
Ah ! ne venez plus m’étourdir ;
Sachez que votre amour m’offense
Et qu’il pourrait bien vous punir !
Baptiste sort par la gauche.
Scène III
MACHEFER, MARIELLE
MARIELLE.
Vous ne le ménagez guère, ce pauvre garçon...
MACHEFER.
Maintenant, à nous deux, Marielle, à nous deux !... Faites-moi l’amitié de me dire ce que vous faites ici, mon ange ?
MARIELLE.
Dame ! j’y viens par état... Il faut bien que j’apporte à M. de Givron ses jabots et ses manchettes...
MACHEFER.
Optimé !... Mais, par état, vous ne devez pas vous laisser presser la main par un perruquier... J’ai le droit de désapprouver cet exercice...
MARIELLE.
Allons !... voilà que nous devenons jaloux, grondeur !... Ah ! vous êtes bien changé depuis que nous sommes mariés !
MACHEFER.
Chut !... motus !... Voulez-vous bien ne pas dire de ces mots-là si haut... Si mon capitaine savait que je me suis passé de sa permission pour vous épouser...
MARIELLE.
Oh ! mon Dieu, je suis sûre qu’il y aurait moyen de l’amadouer... et que si vous vouliez vous en donner la peine...
MACHEFER.
Possible !... mais j’ai encore d’autres raisons pour dissimuler notre hyménée...
MARIELLE.
Des raisons... et lesquelles ?...
MACHEFER.
Dame !...
MARIELLE.
Parlez donc, Monsieur...
MACHEFER.
Vois-tu, Marielle, j’étais pas mal farceur... quand je gémissais dans le célibat... et j’ai joué certains tours à des camarades à l’égard de leurs épouses.
MARIELLE.
Eh bien, j’en apprends là de belles !... Et vous craignez qu’ils ne prennent leur revanche... Ah ! c’est affreux ! mais vous ne comptez donc pas sur ma vertu, Monsieur ?...
MACHEFER.
Je ne compte pas sur ta vertu ?... Mais j’y compte affreusement sur ta vertu, Marielle... Cependant...
MARIELLE.
Cependant... En continuant à passer pour une jeune fille... ne suis-je pas encore plus exposée ?...
MACHEFER.
Du tout ! du tout ! Oh ! je connais les hommes !... Il se disent : « Tiens, voilà une petite fille bien douce, bien gentille, bien honnête !... » Alors, comme on craint, en lui faisant la cour, d’être forcé de l’épouser, on la respecte...
MARIELLE.
Ça, c’est vrai... tout le monde m’a respectée...
MACHEFER.
Mais, dès l’instant que la demoiselle est mariée, on se dit : « Tiens, tiens, tiens !... La petite est la femme à chose... je vas aller un peu rire par là, moi... » Je connais ça...
MARIELLE.
Comment, Monsieur !...
MACHEFER.
C’est-à-dire que je connaissais ça... quand je gémissais dans le célibat...
MARIELLE.
Tout ça, voyez-vous, c’est des mauvaises raisons... il faut que ça finisse... ces cachoteries-là me blessent... et je suis capable de faire un coup de tête...
MACHEFER.
Garde-t-en bien !...
MARIELLE.
La langue me démange, je vous en préviens.
Air : On dit que je suis sans malice.
Je veux enfin que l’on m’appelle
Madame, au lieu de mad’moiselle...
MACHEFER.
Patiente encor, mon enfant.
MARIELLE.
Non, je veux mon titre et mon rang !...
Vouloir toujours que je me taise,
C’est affreux !... seriez-vous bien aise,
Si vous deveniez général,
Qu’on vous appelât caporal ?
MACHEFER.
Calme-toi Marielle, calme-toi !... Il serait intempestif de parler mariage à cette heure... La guerre chauffe en diable... les Anglais s’avancent et je dois être tout à Bellone...
MARIELLE.
À Bellone !...
MACHEFER.
Oui... une française... une brave... qui serait défunte depuis longtemps si son immortalité ne lui avait pas évité ce désagrément... Mais, vois-tu, Marielle, je te promets, je te jure, qu’après la campagne, tu seras madame Machefer, et que tu jouiras des avantages complets de ton grade dans la société... je dirai tout à mon capitaine...
MARIELLE.
Pardine... ça ne fera pas un pli... Il vous passe toutes vos folies, le capitaine, il vous passera bien...
MACHEFER.
La dernière... je le crois aussi.
MARIELLE.
Moi, j’en suis sûre... Il vous aime tant !...
MACHEFER.
Et je le lui rends bien, ventre de biche !
MARIELLE.
C’est tout simple... vous vous ressemblez tout-à-fait de figure... vous devez vous ressembler un peu de cœur...
MACHEFER.
Le fait est que nous sommes le portrait l’un de l’autre... Deux gouttes d’eau-de-vie... ventre de biche !
MARIELLE.
C’est au point que, si ce n’était l’uniforme... je serais tentée de le prendre pour toi...
MACHEFER.
Hein ?... diable !... tâche de te défaire de cette tentation-là... Brave capitaine !... excepté ma femme, tout ce que j’ai est à lui !... Il a toujours été si bon pour moi !... quand nous étions pas plus haut que ça... au château de son père... m’en flanquait-il des taloches !... Pas fier du tout, malgré la distance qui nous séparait... pif ! paf ! il rapprochait la distance... Aussi, ces marques d’amitié sont gravées là... Quand il a acheté un grade au Chamboran, je me suis enrôlé, pour le suivre, pour ne pas le quitter... et je ne le quitterai jamais, ventre de biche !... que pour aller avec toi... et encore... car vois-tu, Marielle, le capitaine est pour moi presque un frère...
Air : vaudeville de la Somnambule.
Son brav’ père, ô faveur extrême !
De mes parents forma l’hymen,
Il m’a donné son nom d’ baptême,
En sa qualité de parrain.
Pour obtenir tant, je le jure,
Je ne sais pas ce que je fis...
Bref, dans l’ mond’, pour faire figure
Il m’a donné cell’ de son fils,
Voilà pourquoi je ressemble à son fils.
LE COLONEL, en dehors, du côté de la chambre du capitaine.
Impossible, mon cher capitaine... impossible !
MACHEFER.
Le colonel !... Marielle, éclipsez vous !...
MARIELLE.
Mais vous me promettez...
MACHEFER.
Oui... après la campagne... vous posséderez ma main à la lumière du grand jour... Allez !... allez !...
MARIELLE, à part.
C’est égal... j’ai bien envie de parler au capitaine...
Elle sort par le fond.
Scène IV
MACHEFER, LE COLONEL
LE COLONEL, entrant par la gauche.
Ah ! c’est toi, mon brave... En vérité si je ne quittais à l’instant le capitaine, je croirais que c’est lui qui est là... devant mes yeux...
MACHEFER.
Ça me flatte infiniment, mon Colonel... je voudrais lui ressembler en tout... car, voyez-vous, c’est un homme... on peut dire !. voilà un crâne homme !... nom d’un petit bonhomme !... Telle est mon opinion sur son compte !...
LE COLONEL.
Oui, oui... c’est un charmant garçon que le chevalier !... Un peu mauvaise tête, par exemple ! hier, nous avons eu presque une petite querelle ensemble... il me demandait l’autorisation de sortir du camp pour aller voir, dans un château des environs, une vieille parente malade... mais il pourrait rencontrer quelques éclaireurs ennemis... je connais sa témérité et je ne veux pas qu’il s’expose...
MACHEFER.
Alors, vous avez refusé ?...
LE COLONEL.
Positivement... Eh bien ! sais-tu ce qu’il m’a répondu ?
MACHEFER.
Qu’il irait tout de même ?...
LE COLONEL.
Oh ! non... ce serait contre la discipline... mais il m’a dit, avec humeur, qu’il était bien le maître de jouer sa vie, et, pour lui ôter toute idée de promenade, ma foi, je l’ai mis aux arrêts...
MACHEFER.
Aux arrêts !... mon capitaine aux arrêts !...
LE COLONEL.
Oui... et il vient de me prier de les lever, ce matin, ses arrêts... avec une chaleur... une insistance !...
MACHEFER.
Oh ! mon colonel, il faut consentir !...
LE COLONEL.
Du tout... diable ! en temps de guerre, il faut redoubler de sévérité... D’ailleurs, aujourd’hui plus que jamais, je veux éviter, dans mon régiment, toute infraction à la discipline... le roi doit, d’un instant à l’autre, arriver au camp.
MACHEFER.
Le roi lui-même !...
LE COLONEL.
Ce qui ne laisse pas que de causer quelques embarras de M. le maréchal de Saxe... car Sa Majesté a déclaré qu’elle voulait assister à toutes les opérations militaires, voir la bataille, qui est imminente... mais le maréchal doit mettre à l’abri de tout péril des jours aussi sacrés... Il y a bien, à une demi-lieue d’ici, de l’autre côté de la frontière, le couvent de Notre-Dame-des-Bois, qui domine toute la plaine...
MACHEFER.
C’est juste l’affaire !... qu’on y envoie Sa Majesté... avec un billet de logement.
LE COLONEL.
Oui... mais ce couvent est occupé par un posté ennemi... des Autrichiens et des Anglais.
MACHEFER.
Eh bien ! il faut empoigner les Autrichiens et taper les Anglais avec...
LE COLONEL.
C’est s’exposer à faire tuer peut-être beaucoup de monde... d’autant plus qu’on soupçonne quelques embûches... et le maréchal, qui est superstitieux, tient, avant la bataillé décisive, à ne pas essuyer le plus petit échec... il dit que ça serait d’un fâcheux augure... au reste, il y a, ce matin, conseil des officiers... on doit délibérer sur les mesures à prendre pour la sureté de Sa Majesté... et je vais...
MACHEFER.
Eh bien ! mon Colonel, le capitaine est un militaire plein d’expérience... il pourrait donner un bon avis... À votre place je lèverais ses arrêts...
LE COLONEL.
Impossible !...
MACHEFER.
Tant de rigueur !... parce qu’il veut aller voir une vieille, âgée et malade... c’est pourtant bien naturel...
LE COLONEL.
Eh ! morbleu ! en temps de guerre, on ne doit penser qu’à son service... oublier toute autre chose... jusqu’aux liens de famille... Moi-même, n’ai-je pas une nièce qui me donne de grandes inquiétudes, en ce moment ?... Vouée au cloître, par convenances de famille, elle a été placée comme pensionnaire aux Ursulines de Paris... et, quelques mois après, un amant mystérieux a enté de l’enlever... l’abbesse, alors, l’a fait partir et l’a envoyée dans je ne sais quelle autre retraite, en Flandres... mais la petite est créole ; vive, résolue, exaltée, et je tremble toujours qu’elle ne fasse quelque coup de tète... Je devrais m’occuper d’elle, la surveiller moi-même. il y va de l’honneur de ma famille... mais, en ce moment, je ne m’appartiens pas... le service du roi avant tout !...
MACHEFER.
Oh ! c’est beau, Colonel ! c’est romain !. c’est du Curtius, du Décius et du Brutus ! mais ce n’est pas une raison pour que mon pauvre capitaine...
BAPTISTE, entrant par la gauche, à Machefer.
Simple soldat, M. le chevalier vous demande.
MACHEFER.
Voyons, mon Colonel, je vous en prie... que je lui apporte une bonne parole de votre part.
LE COLONEL.
N’insiste pas davantage... c’est inutile... jusqu’à ce soir le capitaine gardera les arrêts.
ENSEMBLE.
Air des quatre fils Aymon.
En temps de guerre,
Il faut être sévère
Pour l’officier comme pour le soldat !...
La discipline est nécessaire ;
C’est le premier devoir de notre état.
MACHEFER, à part.
Tant de rigueur excite ma colère !
Un officier qui sert avec éclat
Doit-il subir une loi si sévère ?...
Il est vraiment traité comme un soldat !
Le colonel sort par le fond.
MACHEFER, parlant, sur la ritournelle.
Je suis furieux !... ventre de biche !... je casserais bien quelque chose !... Tiens, Merlan !
Il donne à Baptiste un coup de pied et entre chez le capitaine.
Scène V
BAPTISTE, seul
Oh ! c’est indécent !... je dirai plus... c’est indécent !... Brutal !... butor !... bête féroce !... buveur de sang !... ah ! si je n’avais pas acheté si cher ma charge de barbier du régiment, si je n’étais pas le trésorier du capitaine, je ne resterais pas plus longtemps exposé aux familiarités d’un soldat aussi mal élevé... mais j’ai du cœur, moi !... j’ai de la noblesse dans les sentiments, moi... je reste attaché... à ma place... c’est égal... ça ne peut pas durer comme ça... je montrerai du courage... aujourd’hui même... je me plaindrai au capitaine... ii fera cesser les débordements de son soldat à mon endroit... bien plus fort...
Frappant sur sa poche.
J’ai peut-être là de quoi détériorer tout-à-fait cet inférieur dans l’esprit de son chef... et, en saisissant le moment favorable aux cheveux, je pourrais, je crois, le faire casser de son grade de soldat.
Air : Un page aimait la jeune Adèle.
Vit-on jamais une pareille audace ?...
Ah ! maintenant les rangs sont confondus,
Contre un barbier un homme de ma classe,
De sa valeur le lâche fait abus !
Tous les matins, près de moi quand il passe,
Par ses horions je me sens tout froissé ;
À chaque instant je crains qu’il ne me casse,
Voilà pour quoi je veux qu’il soit cassé.
Justement voici M. le chevalier !... Ah ! Machefer, mon ami, tu vas être défrisé et rasé de fond en comble !...
Il se retire un peu à l’écart.
Scène VI
BAPTISTE, MACHEFER, en capitaine
MACHEFER, entrant et se parlant à lui-même avec agitation.
Ventre de biche !... la singulière idée qui vient de lui prendre là à mon capitaine !... me faire garder les arrêts à sa place... tandis que lui...
S’approchant de la fenêtre qu’il ouvre.
Mais, oui... le voilà qui sort par la porte du jardin ! comme il détale... il disparaît dans le petit bois... où diable court-il ainsi ?... Allons, ça ne te regarde pas, Machefer... Quoi qu’il arrive, tu es le capitaine... tu as donné ta parole et tu la tiendras, mordieu !... quand on devrait te casser la tête !...
BAPTISTE, toussant.
Hum ! hum !...
MACHEFER, se retournant vivement.
Qui va là ?...
Apercevant Baptiste.
Ah ! c’est toi, Merl...
S’arrêtant tout à coup et à part.
Ventre de biche, j’allais me trahir... Diable !... prenons des manières de gentilhomme...
Haut, avec dignité.
Ah ! c’est toi, Baptiste ?...
BAPTISTE, s’avançant.
Oui, M. le chevalier... je venais... je venais... je crois que je n’ai pas assez serré votre catogan...
MACHEFER.
Si fait !... si fait... et je suis content de toi, faquin !...
Il lui donne une chiquenaude.
BAPTISTE, à part.
À la bonne heure !... Quel ton de cour ! comme ça flaire son œil de bœuf !... Je crois que voilà l’occasion de lui glisser quelques mots désagréables en faveur de Machefer.
MACHEFER, s’asseyant.
Eh bien ! tu es encore là, maraud ?...
BAPTISTE.
Oui, M. le chevalier... C’est que, voyez-vous, je voudrais vous dire une chose...
MACHEFER.
Dis, mon garçon, dis...
BAPTISTE.
Eh bien !... Vous avez dans votre compagnie des soldats... des fameux soldats...
MACHEFER.
Je le sais... et j’en suis fier de mes soldats !...
BAPTISTE.
Oui... Mais dame !... Il suffit d’une vilaine fleur pour déparer le plus beau bouquet.
À part.
Je crois que c’est ingénieux !...
MACHEFER, à part.
Où veut-il en venir ?...
Haut.
Voyons, je t’écoute, mon ami, je t’écoute...
BAPTISTE.
Vous comprenez, capitaine... Si je vous parle ainsi, c’est parce que vous vous intéressez à Machefer.
MACHEFER.
Ah ! il s’agit de Machefer... En effet, je m’intéresse assez à Machefer... C’est un drôle...
BAPTISTE.
C’est un drôle, comme vous daignez le dire, capitaine... Un drôle qui ne fait pas honneur au régiment de Chamboran...
MACHEFER, à part.
Bon !... Laissons-le s’enferrer...
Haut.
En effet, depuis quelque temps...
BAPTISTE.
Il a des dettes... par dessus son plumet... Il nage dans les dettes...
MACHEFER, à part.
D’où diable sait-il cela ?...
Haut.
Mais, es-tu bien sûr ?...
BAPTISTE.
J’ai reçu, ce matin, les mémoires de ses fournisseurs... Ils se sont adressés à moi comme étant votre factotum.
MACHEFER.
Vite... vite... montre-moi cela !...
BAPTISTE, tirant des papiers de sa poche.
Tenez, tenez... le mémoire du bottier, le mémoire du tailleur, le mémoire de la blanchisseuse... et le mémoire du tavernier, donc... Lisez... lisez, Capitaine... Voyez ce qu’il a consommé, ce Machefer.
MACHEFER, lisant.
« Le 26 mai : gibelotte de lapin... Le 27 : sauté de lapin... Le 28 : rôti de lapin... Le 29 : civet de lapin... Le 30 : râble de lapin... Total : 20 livres 10 sous... »
S’oubliant.
20 livres de lapin !... Mais c’est trop cher !... je suis refait... je suis trompé !...
BAPTISTE, le regardant.
Hein ! quoi... que dites-vous, Capitaine ?...
MACHEFER, cherchant à se remettre.
Je dis... je dis que je suis trompé par... ce Machefer... que je croyais un bon sujet... Mais affectionner le lapin à ce point-là !...
BAPTISTE.
Ça n’est pas délicat...
MACHEFER.
Au contraire... c’est trop délicat... faire de pareilles dettes !
BAPTISTE.
Des dettes criardes !...
MACHEFER, à part.
S’il n’y avait que les dettes de criardes...
Haut.
Je veux mettre fin à tout ceci...
BAPTISTE.
Et vous aurez raison !...
MACHEFER.
Je dois faire un exemple...
BAPTISTE.
Très bien !
À part.
Bravo ! Machefer va obtenir du désagrément...
MACHEFER.
Baptiste, vous acquitterez tous ces mémoires...
BAPTISTE.
Comment ?...
MACHEFER.
À l’instant...
BAPTISTE.
Mais, Capitaine...
MACHEFER.
Vous êtes mon trésorier... Acquittons ces mémoires, vous dis-je...
BAPTISTE.
Mais vous disiez que vous vouliez le punir, ce Machefer...
MACHEFER.
Le punir... Certainement, je veux le punir... une punition exemplaire...
BAPTISTE, se frottant les mains.
À la bonne heure !
MACHEFER.
Il n’aime que le lapin, le scélérat ?
BAPTISTE.
Eh bien, Capitaine ?...
MACHEFER.
Eh bien ! dorénavant, je lui ordonnerai de manger du lièvre...
BAPTISTE.
Mais, Capitaine, je vous ferai observer...
MACHEFER.
Je n’aime pas les observations... Ah ! la conduite de Machefer m’indigne. me rend furieux !... Et, s’il était là !... je me porterais à quelques extrémités... Je lui dirais : « Tu n’es qu’un coquin, tu n’es qu’un chenapan, tu n’es qu’un bélître... Sors de ma présence... va-t-en... Tu raisonnes... je crois ?... veux-tu bien sortir... Tiens... »
Il poursuit Baptiste et lui donne un coup de pied.
BAPTISTE.
Oh !... Mais, capitaine... c’est moi !... c’est moi !... Baptiste...
MACHEFER.
Ah ! c’est vrai !... c’est toi, mon pauvre Baptiste... Eh bien ! j’en suis bien aise... je me serais oublié, vois-tu... et un officier ne doit jamais frapper un soldat... Avec toi, ça ne tire pas à conséquence...
BAPTISTE.
Bien obligé, Capitaine !...
MACHEFER.
Allons, va... va vite acquitter les dettes de ce misérable.
BAPTISTE.
Vous voulez toujours ?...
MACHEFER.
Ah !... prends garde, je vais te traiter comme je viens de traiter Machefer...
BAPTISTE.
Non, non... je cours...
Il va au fond. En ce moment Marielle ouvre la porte.
MARIELLE, à demi-voix.
Peut-on entrer, M. Baptiste ?...
MACHEFER, se retournant.
Qu’est-ce...
BAPTISTE.
C’est mamzelle Marielle qui voudrait, je crois, parler à M. le Chevalier.
MACHEFER, à part.
Marielle !... Pourquoi vient-elle ici ?...
Haut.
faites entrer, Baptiste... et sortez !...
BAPTISTE.
Oui, capitaine...
À demi-voix à Marielle, en sortant.
Je vous préviens qu’il n’est pas de bonne humeur !...
À part.
J’en aurai un lombago ! un très lom... bago.
Scène VII
MACHEFER, MARIELLE
MACHEFER.
Ah ! c’est vous, ma belle enfant... approchez !... approchez !... Eh bien, qu’avez-vous donc ?... vous paraissez émue ?...
MARIELLE.
Dam ! monsieur le chevalier...
MACHEFER.
Est-ce que je vous fais peur ?...
MARIELLE.
Peur ?... oh ! non... Vous avez été si bon pour moi... La dernière fois que je suis venue...
MACHEFER.
Ah !... la dernière fois...
À part.
Tiens, tiens, tiens... j’ai été bon pour elle... la dernière fois... Elle ne m’en avait pas parlé...
MARIELLE.
Vous savez bien, il y a trois jours...
MACHEFER.
Il y a trois jours ?...
MARIELLE.
Mais vous n’avez pas l’air de vous en souvenir...
MACHEFER, vivement.
Si fait... si fait...
MARIELLE.
C’est quand je vous ai rapporté ce joli jabot. en point d’Alençon...
MACHEFER.
Ah ! oui...
MARIELLE.
Auquel vous aviez fait ce grand accroc...
MACHEFER.
Ah ! oui...
MARIELLE.
Vous avez été enchanté de ma reprise... une reprise perdue... Vous m’avez complimentée sur mon ouvrage... vous m’avez dit que vous désiriez faire quelque chose pour moi...
MACHEFER.
À cause de l’accroc ?...
MARIELLE.
Et de la reprise perdue... Et puis vous m’avez embrassée...
MACHEFER, vivement.
Ah ! je vous ai embrassée !...
MARIELLE.
Deux fois...
MACHEFER.
À cause de l’accroc ?...
MARIELLE.
Toujours...
MACHEFER, à part.
Diable ! voilà un accroc qui devient chagrinant pour moi... et une reprise... qui n’a pas été perdue pour mon capitaine...
MARIELLE.
Mais, qu’avez-vous donc, Monsieur le Chevalier... Vous avez l’air tout contrarié ?...
MACHEFER.
Du tout... du tout... Au contraire... je suis satisfait... Vous dites donc, chère petite, que je vous ai embrassée...très bien... et puis, après...
MARIELLE.
Comment !... après ?...
MACHEFER.
Oui... après vous avoir embrassée ?...
MARIELLE.
Ah ! M. le Capitaine, vous n’avez pas plus de mémoire que ça ?...
MACHEFER.
Si... si... j’ai beaucoup de mémoire... Mais, cependant je voudrais savoir...
MARIELLE.
Eh bien, vous m’avez dit que j’étais une excellente fille... et que si j’avais quelque chose à vous demander... Mais voyez, comme c’est contrariant... on est justement entré au moment où j’allais vous demander ce quelque chose...
MACHEFER, à part.
Ouf ! je respire !...
Haut.
Et cette demande, ma chère enfant ?...
MARIELLE.
Dame !... je n’ose plus...
MACHEFER.
Allons donc...
MARIELLE.
Eh bien, au fait... il n’y a pas de déshonneur... au contraire... Vous savez bien, Machefer ?...
MACHEFER.
Un brave soldat...
MARIELLE.
Que vous aimez...
MACHEFER.
Prodigieusement !...
MARIELLE.
C’est... c’est mon mari...
MACHEFER.
Ah ! ah !... Eh bien... je m’en doutais...
MARIELLE.
En vérité ?... Et ça ne vous fâche pas plus que ça... j’en étais bien sûre... Je le disais encore ce matin à Machefer... Alors, M. le Capitaine... faut que vous en touchiez deux mots au Colonel pour qu’il nous permette de déclarer notre mariage, qui est encore secret... Mais sans en parler à Machefer.
MACHEFER.
Ah ! il ne faut pas que Machefer sache ?...
MARIELLE.
Non... parce qu’il veut attendre pour ça que la campagne soit finie...
MACHEFER.
Mais il a sans doute des raisons ?...
MARIELLE.
Des raisons... bêtes... pas autre chose... Et moi, je ne veux plus attendre, voyez-vous... C’est trop vexant de s’entendre appeler mademoiselle...
MACHEFER.
Quand on ne l’est plus...
MARIELLE.
Comme vous dites... Ainsi vous me promettez ?...
MACHEFER.
Oui... nous verrons... je tâcherai d’arranger la chose...
MARIELLE.
Ah ! que vous êtes bon ! que vous êtes aimable... et que je vous embrasserais de bon cœur...
MACHEFER, à part.
Diable ! diable ! Elle est d’une humeur bien caressante à l’égard de l’autorité !...
Haut.
Ah ! ça, mais, ma petite Marielle, tu ne crains donc pas que ça contrarie Machefer que je t’embrasse ?...
MARIELLE.
Lui ! bien au contraire...
MACHEFER.
Ah ! bah !
MARIELLE.
Il me dit toujours : tout ce que fait le capitaine est bien fait...
MACHEFER, s’oubliant, avec explosion.
Non... non... merci... S’il me... je ne trouverais pas ça bien fait... du tout... du tout...
MARIELLE, étonnée.
Qu’avez-vous donc, Capitaine ?...
MACHEFER.
J’ai... j’ai...
Se remettant.
J’ai, ma petite Marielle, que j’estime, que j’aime ce bon Machefer... je l’aime comme moi-même absolument... et je ne veux pas qu’il y ait d’accroc à son honneur de mari... vu que, pour raccommoder ces accrocs-là, on y perdrait ses reprises perdues...
MARIELLE.
Que voulez-vous dire ?
MACHEFER.
Je veux dire que maintenant, ma chère amie, que vous êtes mariée à un soldat, que vous avez une position sociale... vous devez être sévère... et ne vous laisser embrasser que par votre époux... Cet estimable, cet aimable, cet excellent Machefer...
MARIELLE.
Oh ! Capitaine... vous avez bien raison... et je suis d’une rigidité avec tout le monde... mais dame ! avec vous... ce n’est pas ma faute... vous lui ressemblez tant...
Air de Ricci.
Oui cette ressemblance
Doit m’abuser ainsi,
Car en votre présence,
Je me crois près de lui...
MACHEFER, à part.
Singulière disgrâce
Qui m’effraie aujourd’hui !
Haut, s’approchant de Marielle.
Comment ! si je t’embrasse ?...
Il l’embrasse.
MARIELLE.
Dam ! je crois que c’est lui.
MACHEFER.
Vraiment, quand je t’embrasse ?...
Il l’embrasse encore.
MARIELLE.
C’est comm’ si c’était lui.
MACHEFER, à part.
En voilà une position cocasse pour un époux !... Dire que je pourrais moi-même me tromper, si je le voulais... mais je ne le veux pas...
Scène VIII
MACHEFER, MARIELLE, BAPTISTE
BAPTISTE, entrant par le fond.
Ah ! que je suis bien aise !... Ah ! mon Dieu ! que je suis bien aise !...
MACHEFER.
Qui vous permet, faquin, d’entrer ainsi sans que l’on vous demande ?...
BAPTISTE.
Pardonnez, Capitaine... j’avais hâte de vous annoncer une chose qui m’intéresse beaucoup ainsi que mademoiselle...
MACHEFER.
Voyons... parle !...
BAPTISTE.
Ce drôle de Machefer...
MACHEFER.
Drôle... tu te permets...
BAPTISTE.
Oh ! je puis l’appeler drôle... mais sa position ne l’est pas...
MARIELLE.
Ah ! mon Dieu ! Que lui est-il arrivé ?
MACHEFER, à part.
Qu’est-ce qu’il veut dire ?
Haut.
Allons, vite... explique-toi !...
BAPTISTE.
Eh bien, sachez donc que Machefer... Oh ! le lâche !... il vient de déshonorer son nom...
MACHEFER.
Misérable !!!
BAPTISTE.
Misérable... Machefer... moi, honnête homme... moi, n’ayant pas, comme lui, passé à l’ennemi... n’ayant pas, comme il vient de le faire tout à l’heure, déserté avec un habit de soldat... moi barbier-perruquier, mais moi Frrrançais !
MARIELLE.
Ciel ! est-il possible !...
MACHEFER, le prenant au collet.
Tu mens, maraud, tu mens... C’est la jalousie qui te fait parler ainsi... Dis-moi que tu mens...
BAPTISTE, se débattant.
Capitaine, lâchez-moi... je n’ai qu’un seul cou à ma disposition... et j’y tiens... ce que je dis est vrai... je vous le jure...
Scène IX
MACHEFER, MARIELLE, BAPTISTE, UN BRIGADIER
LE BRIGADIER.
Capitaine, un soldat de votre régiment, le nommé Machefer, vient d’être vu passant la frontière et se sauvant en pays ennemi...
MARIELLE.
Grand Dieu !
BAPTISTE.
Ah ! ah !... En imposai-je ?...
LE BRIGADIER.
Voici le procès-verbal que je porte chez le colonel, où vous êtes prié de passer...
MACHEFER, prenant le papier.
Comment !... il serait vrai !...
À part.
Quelle mauvaise affaire pour le capitaine !...
Vivement.
Mais j’y pense !... non... mais non... c’est pour moi... c’est sous mon nom... sous mon habit... Ah ! mais... ah ! mais... je ne prête pas mon habit au capitaine pour qu’il fasse des sottises avec.
MARIELLE.
Oh ! monsieur le chevalier, défendez-le... je vous en supplie... il n’est pas coupable... j’en réponds... j’en suis sûre... Il y a là-dessous quelque mystère...
MACHEFER, à part.
Bonne Marielle !...
Haut.
Elle a raison, il y a là-dessous quelque mystère...
LE BRIGADIER.
Capitaine, le colonel vous attend... Veuillez vous rendre chez lui pour signer au procès-verbal...
MACHEFER.
Signer ! signer !... moi... c’est impossible... Non... non... je ne suis pas... je ne peux pas...
BAPTISTE.
Hein ?...
MACHEFER, à part.
Qu’allais-je faire ? et mon serment au capitaine... d’être lui... jusqu’à son retour... quoi qu’il arrive...
Haut.
J’y vais... Suivez-moi !...
MARIELLE, prenant la main de Machefer.
Oh ! vous le défendrez, Capitaine... vous vous intéressez à lui ?...
MACHEFER.
Si je m’intéresse à lui !... Vive Dieu ! je ne m’intéresse pas plus à moi-même !
Ensemble.
Air : Vive la magie (Cagliostro.)
La fâcheuse affaire !
Quel est ce mystère ?
Qui me désespère
Que croire aujourd’hui ?
Déserteur et traître !...
Ça ne peut pas être ;
Je sais le connaître...
Je réponds de lui !
MARIELLE.
La fâcheuse affaire !
Quel est ce mystère
Qui me désespère,
Que croire aujourd’hui ?
Déserteur et traître...
Ça ne peut pas être
Il s’est fait connaître,
Soyez son appui !
BAPTISTE.
La mauvaise affaire
Pour un militaire !
Ce jour va, j’espère,
Me venger de lui !
Déserteur et traître !
Il se fait connaître !
Ah ! qui pourrait être
Ici son appui !
Machefer et le brigadier sortent par le fond, suivis par Marielle et Baptiste. La porte de gauche s’entr’ouvre et, sur la ritournelle de l’air précédent, Clémence entre avec précaution.
Scène X
CLÉMENCE, seule
Je n’entends plus rien... il m’a dit de l’attendre...
Montrant la chambre d’où elle sort.
là... pendant qu’il irait tout préparer pour mon départ secret... mais il ne revient pas... Cher Gaston ! tout braver pour venir à moi !... affronter tant de dangers !... Pénétrer dans le couvent de Notre-Dame-des-Bois... Heureusement, il n’était gardé que par quelques soldats... À l’aspect de Gaston, la terreur s’est emparée d’eux !... Ils l’ont crû suivi par tout un régiment... Ils ont mis bas les armes... Gaston venait pour m’enlever et, en même temps, il a remporté une victoire... il a conquis un poste important pour l’armée française... Cher Gaston si fidèle ! si brave ! Quand je serai sa femme, je ne le quitterai plus... jamais... ce sera mon droit, mon devoir !...
Allant à la fenêtre qu’elle ouvre.
mais il tarde bien, Qui peut l’arrêter ?... Ah ! je crois... non... ce n’est pas encore lui...
Elle continue à regarder.
Scène XI
CLÉMENCE, MACHEFER
MACHEFER, entrant par le fond, sans voir Clémence.
Mes affaires vont bien ! obligé d’imiter la signature du Capitaine... commettre un faux pour me faire condamner moi-même à mort... ça marche ! ça marche !...
CLÉMENCE, se retournant.
Ah ! le voilà ! c’est lui... il a repris son habit d’officier !...
MACHEFER, l’apercevant.
Hein ?... quoi ?... qu’est-ce ?... Une femme ?... ici !...
CLÉMENCE, courant à lui.
Eh bien, mon ami ?...
MACHEFER, à part.
Son ami !... En voici bien d’une autre !...
CLÉMENCE.
La voiture est-elle prête pour mon départ ?...
MACHEFER.
La voiture ?...
À part.
D’où diable vient-elle, celle-là ?... d’où me tombe-t-elle, je vous le demande ?...
CLÉMENCE.
Vous ne craignez pas qu’on m’ait vue entrer ici, mon ami ?...
MACHEFER.
Dame !... ça se pourrait bien... vu que vous n’êtes pas invisible... mon amie...
CLÉMENCE.
C’est que si le colonel savait...
MACHEFER.
Ah ! si le colonel savait... bien ! bien !
À part.
C’est une maîtresse à mon capitaine...
CLÉMENCE.
Maintenant, mon ami, calmez mon impatience... Depuis que je vous ai revu, je n’ai pas eu le temps de vous faire une seule question... et j’ai tant de choses à vous demander... D’abord, pourquoi cet uniforme de soldat que vous aviez pris... vous ! un capitaine !... pourquoi ? pourquoi ?... Mais qu’avez-vous donc, mon ami ?... Vous me cachez quelque chose ?... cet air embarrassé ?...
MACHEFER.
Je l’avoue... j’ai le droit d’avoir l’air embarrassé... et je vous cache pas mal de choses...
À part.
Il aurait dû me dire au moins qu’il attendait une femme !
CLÉMENCE.
Il vous arriverait quelque chose de fâcheux ?...
MACHEFER.
Ah ! pour ca, oui... je peux le proclamer... Il m’arrive quelque chose de très fâcheux...
CLÉMENCE.
Mais alors, je ne veux pas partir... je ne vous quitte pas... je reste avec vous...
MACHEFER.
Merci...
À part.
En voilà un qui est aimé des femmes !...
CLÉMENCE.
Ah ! vous ne me connaissez pas, mon ami... Vous ne savez pas tout ce qu’il y a de force et de résolution dans le cœur d’une créole... vous ne le savez pas...
MACHEFER.
C’est vrai... n’ayant pas jusqu’ici cultivé de créole...
CLÉMENCE.
Eh bien, tant qu’un danger vous menacera, Clémence sera près de vous !
MACHEFER.
Clémence sera près de moi !...
À part.
Au fait, j’en aurai diablement besoin de clémence.
Haut.
Cependant, ô Clémence...
CLÉMENCE.
Oh ! je sais ce que vous allez me dire...
MACHEFER.
Vous savez ce que je vais vous dire ?...
À part.
Sapristi ! Elle est bien heureuse !... elle est plus avancée que moi !...
CLÉMENCE.
Oui... Vous allez me parler de mon honneur... de ma réputation... Vous êtes un honnête homme ! ne devez-vous pas m’épouser ?...
MACHEFER.
Ah ! je dois vous épouser !... c’est bon à savoir... Il s’agit de s’entendre...
CLÉMENCE.
Ne l’avez-vous pas juré solennellement ?... Faites-y attention !...
Elle le regarde fixement.
MACHEFER.
Oui !... oui... Comment donc !... je l’ai juré solennellement...
À part.
Ventre de biche, quels yeux elle a !...
CLÉMENCE.
Mais, en vérité, j’y pense... je crois que vous vous alarmez à tort...
MACHEFER.
Vous croyez... Ah ! prouvez-moi cela, ça me fera plaisir... Ô Clémence...
CLÉMENCE.
Sans doute... Après votre belle conduite d’aujourd’hui...
MACHEFER.
Ma belle conduite !... Ah ! j’ai eu une belle conduite... bon... Ça ne peut pas me faire de tort...
CLÉMENCE.
Sans doute... Ce service que vous avez rendu à l’armée française... Et dont vous m’avez défendu de parler... Pourquoi ne voulez-vous pas vous faire valoir ?... Convenez que vous êtes trop modeste...
MACHEFER.
Oh ! oh !... oh ! oh !
À part.
Cette femme bat la campagne... Elle se dit créole, moi, je la crois très folle...
CLÉMENCE.
Allons, il me semble que nous devons bannir toute crainte... Mon oncle est très sévère, sans doute... tout ce qui tient à l’honneur de sa famille...
LE COLONEL, dans la coulisse.
C’est bien, Messieurs, je vous rejoins à l’instant.
CLÉMENCE.
Oh ! mon Dieu !... cette voix... c’est lui !...
MACHEFER.
Qui, lui ?...
CLÉMENCE.
Mon oncle !...
MACHEFER.
Le Colonel !...
À part.
C’est la nièce du Colonel !...
CLÉMENCE.
S’il me voyait... Oh ! vite ! vite...
Elle rentre dans la chambre à gauche.
MACHEFER.
Bon !... bien... bravo !... Autre tuile !... Il ne manquait plus que cela...
Scène XII
CLÉMENCE cachée, MACHEFER, LE COLONEL
LE COLONEL, entrant par le fond.
Capitaine, je viens vous annoncer...
MACHFFER.
Une fâcheuse nouvelle... Je m’y attends...
LE COLONEL.
J’ai cherché à tempérer la rigueur du Conseil... mais j’ai dû me rendre à son avis... Nous sommes en face de l’ennemi... la désertion surtout est à craindre et un prompt exemple était nécessaire...
CLÉMENCE, qui a entr’ouvert la porte pour écouter.
Que dit-il ?...
LE COLONEL.
Un militaire jusqu’à présent sans reproches, un militaire faisant partie du régiment de Chamboran a été vu traversant la frontière...
CLÉMENCE, à part.
Ah ! mon Dieu !... Gaston !... et c’est pour moi !...
LE COLONEL.
Cet homme a encouru toute la rigueur de nos lois... C’est à vous-même que j’en appelle, Capitaine, et, quoi qu’il doive vous en coûter plus qu’à tout autre, je suis sûr que vous ne trouverez rien à dire pour sa défense... Passer la frontière ! un Chamboran ! Oublier tout ce qu’il devait à son habit...
MACHEFER.
Ah ! pour ça, je partage votre opinion... Il n’aurait pas dû oublier ce qu’il devait à mon... à son... à notre habit...
LE COLONEL.
Un habit sans tache...
MACHEFER.
Oui... Et qu’il n’avait pas le droit de tacher...
CLÉMENCE, à part.
Grand Dieu ! Gaston, que fait-il ?... Mais il s’accuse lui-même...
LE COLONEL.
Eh bien, Capitaine, vous êtes de mon avis, et cet homme...
CLÉMENCE, se montrant tout à coup, et avec explosion.
Cet homme, vous ne le condamnerez pas...
LE COLONEL, stupéfait.
Que vois-je !...
CLÉMENCE.
Vous ne pouvez pas le condamner...
LE COLONEL.
Clémence !... ma nièce... ici !... sortant de votre chambre !... M’expliquerez-vous, Capitaine ?... Que dois-je supposer, grand Dieu !
MACHEFER, vivement.
Ne supposez rien, grand Dieu !... Voyez-vous, Colonel... en effet... au premier abord... on peut croire...
À part.
Elle avait bien besoin de se montrer, la Créole !...
CLÉMENCE.
Plus de feinte, plus de dissimulation !... Il faut tout vous avouer, mon oncle...
À Machefer.
Mon ami, hâtez-vous de tout lui avouer ?...
LE COLONEL.
Je vous écoute, Monsieur... je vous écoute...
MACHEFER.
Ah !... Avouons-lui tout... Mais, avouer... avouer, quoi ?...
CLÉMENCE.
Que vous m’aimez... depuis longtemps... et que vos intentions ont toujours été loyales et pures...
MACHEFER.
Oh ! pour ce qui est de mes intentions, Colonel... elles ont toujours été... ce que dit Mademoiselle...
LE COLONEL.
Je comprends... vous êtes ce jeune gentilhomme, si entreprenant, que l’on m’avait signalé ?...
MACHEFER.
Dame !... Il paraît que je suis ce même gentilhomme... si entreprenant.
LE COLONEL.
Puisque ma nièce a cédé à vos instances, à vos poursuites... puisqu’elle a oublié ce qu’elle devait à son nom... à sa famille...
CLÉMENCE.
Ah ! mon oncle, ne m’accablez pas !...
MACHEFER.
Ah ! son oncle, ne l’accablez pas...
LE COLONEL.
Vous avez raison... toute récrimination serait inutile... D’ailleurs, dès l’instant qu’une pareille faute peut être réparée, elle se trouve en quelque sorte effacée aussitôt... M. le Chevalier, vous êtes un homme d’honneur... Vous me demandez : ma nièce en mariage !...
MACHEFER.
Plaît-il ?...
LE COLONEL.
Je vous la donne !...
CLÉMENCE.
Ah ! mon oncle... mon cher oncle...
À Machefer.
Mon ami, tombons à ses genoux... jetons-nous dans ses bras...
MACHEFER.
Colonel... Certainement... Vous êtes trop bon... Ne sachant comment vous remercier... je ne vous remercie pas... voilà...
LE COLONEL.
C’est bien... je vois à votre trouble tout le bonheur que vous éprouvez... et il suffit à l’honneur de notre famille que Clémence soit mariée à un homme digne d’elle.
MACHEFER.
Colonel, vous me flattez...
À part.
Diable !... comme ils tiennent au mariage !... Heureusement, le capitaine sera revenu...
LE COLONEL.
Aussi, je suis prêt à combler tous vos vœux... En temps de guerre, on ne sait pas ce qui peut arriver... La réputation de ma nièce exige la réparation la plus prompte, et cette union...
MACHEFER.
Aura lieu demain... après demain...
LE COLONEL.
Non pas...
MACHEFER.
Vous aimez mieux la semaine prochaine ?... j’y consens... j’y adhère.
LE COLONEL.
Votre mariage se fera aujourd’hui même !...
MACHEFER.
Aujourd’hui !... ce soir, alors... très tard... à minuit !...
LE COLONEL.
À l’instant... tout de suite...
MACHEFER.
À l’instant... tout de suite... Oh ! mais non... oh ! mais non !... Ça ne se peut pas... ça ne me va pas.
Se promenant à grand pas, et à lui-même.
Je suis marié !... j’ai déjà la fusillade d’un côté, les galères de l’autre... Si je deviens bigame, on me pend... C’est trop pour un homme seul...
CLÉMENCE, l’observant, à part.
Qu’a-t-il donc ?...
LE COLONEL, de même.
Que signifie ?... c’est étrange !...
CLÉMENCE, prenant la main de Machefer, et l’attirant à elle, à demi-voix.
Hésiteriez-vous à tenir vos serments... à me donner votre nom ?...
MACHEFER.
Mon nom... non... mais permettez...
CLÉMENCE, de même.
Songez que je suis créole...
MACHEFER.
Vous me l’avez déjà dit...
À part.
Quels yeux !... Sapristi quelle paire de z-yeux !
LE COLONEL, prenant l’autre main de Machefer et l’attirant à lui, à demi-voix.
L’honneur de ma nièce est à votre merci... et si vous balanciez...
MACHEFER.
Sans balancer... on peut réfléchir...
LE COLONEL, de même.
Je suis votre supérieur... mais un instant, je pourrais oublier la distance qui nous sépare...
MACHEFER, à part.
Comme il fronce le sourcil !...
LE COLONEL, de même.
Nous portons une épée tous deux... Vous comprenez...
MACHEFER.
Parfaitement...
CLÉMENCE, même jeu.
J’aimerais mieux vous voir mort que parjure... Faites-y attention...
MACHEFER.
Décidément elle a des yeux féroces, la Créole...
LE COLONEL, avec colère.
Ah ça ! répondrez-vous enfin, Capitaine ?
MACHEFER.
Comment donc, Colonel... et vous, Madame... où en sommes-nous, grand Dieu !... Vous pouvez supposer que j’hésiterais un instant à accomplir cet heureux hyménée... qui comble les vœux les plus ardents... qui jamais aient pu entrer dans le cœur d’un homme... qui... que...
À part.
Je m’enfonce horriblement...
Haut.
Ah ! ah ! Colonel... Ah ! ah ! Mademoiselle... vous m’avez bien mal jugé...
LE COLONEL.
Il suffit, Capitaine... Je vais prévenir notre aumônier... et, dans un instant, je viendrai vous chercher moi-même...
CLÉMENCE, à part.
Je ne sais... mais Gaston ne me paraît plus le même... il me semble qu’on me trompe...
MACHEFER.
J’aimerais mieux vous accompagner...
À part.
Je ne serais pas fâché de m’absenter une petite heure...
CLÉMENCE, à part.
Voudrait-il fuir ?...
LE COLONEL.
Je vous répète, Capitaine, que je viendrai Vous chercher moi-même.
MACHEFER, à part.
Il y tient !...
CLÉMENCE, à part.
Et pour plus de sureté...
Elle court aux portes de droite et de gauche qu’elle ferme et dont elle prend les clés.
Ensemble.
LE COLONEL.
Air des diamants de la couronne.
Dans un instant, selon vos vœux,
Et, pour toute la vie,
Un doux hymen vous lie ;
Tous deux
Vous allez vivre heureux !
CLÉMENCE.
Dans un instant, selon nos vœux,
Et, pour toute la vie,
Un doux hymen nous lie ;
Tous deux
Nous allons être heureux !
MACHEFER, à part.
Vit-on jamais sort plus affreux !
Ma vie
Est poursuivie !
Jusqu’à la bigamie
Qui vient me poursuivre en ces lieux !
Le colonel et Clémence sortent par le fond.
Scène XIII
MACHEFER, seul, puis LE CAPITAINE, en dehors
MACHEFER, allant à la porte du fond.
Permettez-moi de vous reconduire... chère amie !...
En ce moment la porte du fond se ferme, et l’on entend donner un double tour de clé à la serrure.
Enfermé !...
Allant aux portes de droite et de gauche.
Par là aussi... Ah ! ça mais, elle a été geôlière, cette demoiselle... Décidément, c’est un guet-apens !... un assassinat !...
À ce moment on frappe légèrement à la porte de gauche.
Qui va là ?...
LE CAPITAINE, en dehors et à demi-voix.
Machefer !... Machefer !...
MACHEFER.
Dieu ! mon capitaine... Ah ! je respire...
LE CAPITAINE.
Ouvre-moi vite...
MACHEFER.
Ah ! bien oui... claquemuré...
LE CAPITAINE.
Explique-moi !
MACHEFER.
Impossible... ne perdons pas de temps... L’autre qui va venir me chercher lui même...
LE CAPITAINE.
Que dis-tu ?
MACHEFER.
Je dis qu’il faut que vous couriez chez le colonel... vous y trouverez sa créole de nièce.
LE CAPITAINE.
Clémence !...
MACHEFER.
Tout est connu... convenu... on vous attend pour le mariage...
LE CAPITAINE.
Quel bonheur ! vite... donne-moi mon habit.
MACHEFER.
Votre habit... Comment... ah !...
Regardant l’œil de bœuf au dessus de la porte.
Par là... bon... bon... je vais vous le passer...
Il monte sur une chaise.
Restituez-moi le mien... Maintenant, allez à la noce.
LE CAPITAINE.
Au revoir, Machefer... rien autre chose de nouveau ne s’est passé en mon absence ?... Non... très bien !... Adieu, Machefer.
Scène XIV
MACHEFER, seul
Rien autre chose de nouveau ne s’est passé en votre absence ?... Ah ! ça, mais dites donc, Capitaine... Permettez, Capitaine... Je ne l’entends plus... Il est déjà loin !... Eh bien ! vous êtes charmant, mon officier...
Air : du Château perdu.
Après avoir couru la pretentaine,
Après m’avoir dans le crime enfoncé,
Tranquillement, mon brave capitaine,
Vous v’nez me dire : il ne s’est rien passé ?
Mais en prison il va falloir que j’ passe,
Mais par les arm’s je vais être passé,
Comm’ déserteur, il faut que je trépasse...
Excepté ça, j’ crois qu’il n’ s’est rien passé,
Mon capitaine, il ne s’est rien passé.
Tout en boutonnant son dolman de soldat.
Mon pauvre habit ! quoique tu n’aies que des galons de laine, je suis mieux chez toi... je me sens plus à mon aise.
Scène XV
MACHEFER, MARIELLE
MARIELLE, entrant par le fond et s’élançant dans les bras de Machefer.
Ah ! mon ami, mon pauvre Machefer !... Te voilà donc revenu !
MACHEFER.
Oui... me voilà revenu... et ce n’est pas la course qui m’a fatigué, par exemple...
MARIELLE.
Je croyais ne plus te revoir... mais, dis-moi...
MACHEFER.
Je sais ce que tu vas me demander... Je te raconterai cela plus tard... Mais toi, comment es-tu entrée ici ?...
MARIELLE.
Je viens de rencontrer le capitaine qui allait se marier avec la nièce du colonel...
MACHEFER.
La créole... bien.
MARIELLE.
Après quelques mots qu’ils échangèrent tout bas, la jeune personne me remit cette clé, en me disant de venir te délivrer.
MACHEFER.
Mais mon capitaine...
MARIELLE.
Il m’a chargé de te recommander d’avoir confiance en lui et de continuer à ne rien dire...
MACHEFER.
À la bonne heure... Je savais bien qu’il ne m’abandonnerait pas...
MARIELLE.
Mais, réponds-moi donc, mon ami... Comment, toi, un brave soldat... cité dans toute l’armée...
MACHEFER.
Oh ! je sais encore ce que tu vas me dire... passons...
MARIELLE.
Pourquoi as-tu déserté ?...
MACHEFER.
J’avais apparemment des raisons... des raisons particulières que je ne peux pas te dire... par ordre supérieur...
Scène XVI
MACHEFER, MARIELLE, BAPTISTE
BAPTISTE, s’arrêtant, stupéfait.
Quoi !... qu’est-ce ?... Lui !... revenu !... lui !... ici... Machefer !...
MACHEFER.
Ah ! c’est toi, merlan...
BAPTISTE.
Bon ! intitule-moi merlan... joue de ton reste... Moleste-moi, injurie-moi, bats-moi... ton tour va venir, infâme déserteur...
MARIELLE.
Monsieur Baptiste !...
MACHEFER.
Laisse-le donc aller, Marielle... laisse-le donc... Tu vois bien que je n’ai rien à craindre puisque j’attends mon capitaine.
BAPTISTE.
Ah ! il attend le capitaine !... J’aime assez cela !... Eh bien, vous l’attendrez longtemps, le capitaine...
MACHEFER, vivement.
Qu’est-ce que tu dis ?...
BAPTISTE.
Tiens, parbleu ! il vient de monter en voiture... Après la cérémonie, il est parti pour Lille avec sa femme...
MARIELLE.
Ah ! mon Dieu !...
MACHEFER.
Parti !... parti !... Il me laisse-là !... il m’abandonne !...
BAPTISTE.
Très bien... il voit qu’il n’y a rien à faire pour toi... il t’abandonne !...
MACHEFER.
Non... non... je ne croirai jamais ça...
BAPTISTE.
Tiens, voilà le colonel qui vient pour t’annoncer ton affaire, mon garçon...
Scène XVII
MACHEFER, MARIELLE, BAPTISTE, LE COLONEL
MACHEFER, courant au colonel.
Ah ! Colonel... excusez... mais un mot avant tout... je vous en prie... M. le chevalier, mon capitaine... n’est-ce pas qu’il n’est point parti ?
LE COLONEL.
Non, pas encore...
MACHEFER.
Je disais bien...
LE COLONEL.
Mais dans un instant...
MACHEFER.
Ah ! il faut que je le voie... il faut que je lui parle... Colonel, permettez de grâce...
On entend le roulement d’une voiture.
LE COLONEL.
Entends-tu ?... le voilà qui s’éloigne... Mais, dans deux ou trois jours, il reviendra...
MACHEFER.
Deux ou trois jours !... ça sera trop tard...
À part.
Allons, je suis fini !...
MARIELLE, avec angoisses.
Plus d’espoir !...
SOLDATS, en dehors.
Vive Machefer !
Scène XVIII
MACHEFER, MARIELLE, BAPTISTE, LE COLONEL, SOLDATS
CHŒUR DE SOLDATS, au dehors, sous la fenêtre.
Air des quatre fils Aymon.
Honneur et gloire.
Au plus brave soldat !...
Pour sa victoire
Son action d’éclat,
Honneur et gloire
À ce brave soldat !
TOUS LES SOLDATS, en dehors.
Vive Machefer !...
MARIELLE, s’élançant vers la croisée.
Que disent-ils !... Vive Machefer ?...
MACHEFER, stupéfait.
Vive Machefer !... ventre de biche !... je ne demande pas mieux... mais pourquoi vive Machefer ?...
LE COLONEL.
Ce sont tes camarades qui t’attendent pour te féliciter... pensais-tu donc que nous laisserions ta belle action sans récompense...
MACHEFER.
Ah ! j’ai commis une belle action... vous croyez ?...
À part.
Mais oui... au fait, la créole me l’a dit... j’y suis !... je n’y suis pas du tout...
LE COLONEL.
N’écoutant que ta témérité tu as risqué tes jours...
MACHEFER.
Le fait est que mes jours n’étaient pas mal risqués...
LE COLONEL.
Tu as risqué tes jours pour t’emparer d’un poste qui nous était indispensable... Ce matin, tu m’avais entendu parler du couvent de Notre-Dame-des-Bois et, aussitôt, tu as médité ton projet...
MACHEFER.
Mon projet !... vous dites... j’ai médité...
LE COLONEL.
Mais conviens-en donc... homme courageux... conviens-en, je l’exige... et raconte-nous enfin, toi-même ton expédition... dans tous ses détails.
MACHEFER.
Dans tous ses détails... ah ! vous voulez des détails...
TOUS, se rapprochant.
Oui... oui...
MACHEFER.
Eh bien ! je vais vous en donner des détails...
À part.
Que diable vais-je leur raconter ?...
Haut.
Voilà donc la chose... je pars d’abord... et j’arrive en suite...je disais donc que j’arrive... et je me dis : Il y a là des Anglais, faut les cogner... ça me va... c’est mon affaire...
LE COLONEL.
Mais non... c’était des Autrichiens !...
MACHEFER.
Colonel, tous nos ennemis sont des Anglais !... Alors, je m’élance...
LE COLONEL.
Seul contre eux tous ?...
MACHEFER.
Seul contre eux tous !... j’ai fait ça, moi, diable !...
LE COLONEL.
Combien étaient-ils ?...
MACHEFER.
Colonel, je ne compte mes ennemis que lorsqu’ils sont par terre... et, comme ils se sont presque tous sauvés... je ne sais pas au juste...
LE COLONEL.
Mais enfin, ceux qui sont restés ?... Continue donc... enfin...
MACHEFER.
Enfin... enfin... pour lors... eh bien ! non, ça m’est impossible... vous avez beau dire, Colonel, on ne peut pas se vanter ainsi soi-même... et puis, voyez-vous... tout ça dépend de la circonstance, de l’inspiration... On va... on attaque... v’lan ! un coup de sabre... pan ! un coup de mousquet... Bref, j’ai fait une belle action... vous le voulez... c’est entendu !... c’est convenu ! mais, voyez-vous, j’ai cent fois plus de peine à vous la raconter que je n’en ai eu à la faire... je vous le jure... foi de Machefer... ma parole d’honneur la plus sacrée...
Air des Sythes.
Quand un soldat, par une heureuse chance,
Dans les combats a pu se signaler,
Il doit garder un modeste silence,
De ses hauts fais il ne doit pas parler...
De mes hauts faits je ne peux pas parler !
Je ferai mieux : afin que ma victoire
Ne puisse plus désormais m’étourdir,
Dès aujourd’hui, j’en perdrai la mémoire...
Mais mon pays devra s’en souvenir...
De mes hauts faits j’ai perdu la mémoire,
Mon pays seul devra s’en souvenir.
LE COLONEL.
Brave garçon !... il ne veut pas parler de lui... il se tait... quoi qu’il doive lui en coûter beaucoup...
MACHEFER, vivement.
Non... non... au contraire... ça m’arrange !... ça m’oblige !...
MARIELLE, à Baptiste.
Ce n’est pas vous qui seriez courageux comme ça...
BAPTISTE.
Moi, courageux ! fi donc !... c’est bon pour les braves !...
LE COLONEL.
Machefer, mon ami... non seulement tu es réhabilité... mais tu es nommé brigadier.
MACHEFER.
Brigadier !
MARIELLE.
Ah ! quel bonheur !... Mon mari !... mon mari.
Elle s’élance dans les bras de Machefer.
TOUS.
Son mari !...
BAPTISTE, étonné.
Ils étaient joints légitimement !
MACHEFER.
Eh bien ! oui, Colonel... et, puisque vous me comblez de tant de bontés en faveur de...
LE COLONEL.
De ta belle action...
MACHEFER.
De ma belle action... c’est vous qui le dites ; je ne vous le fais pas dire... je vous demande encore une grâce... c’est de donner votre approbation à mon mariage avec la moitié de moi-même... ici présente...
LE COLONEL.
De tout mon cœur, brigadier.
BAPTISTE.
Ce cher, ce brave Machefer ! je disais bien qu’il n’était pas coupable !...
MARIELLE, à Machefer.
Méchant !... qui me cachais à moi-même... à sa petite femme... mais tu vas me raconter...
BAPTISTE.
Ah ! oui... vous nous direz, valeureux Chamboran !...
LES SOLDATS, en dehors.
Vive Machefer !
BAPTISTE.
Et tous vos camarades, donc... ils vont, comme nous, vous demander des détails...
MACHEFER.
Ah ! vous voulez aussi des détails... vous autres... Sont-ils curieux !... il leur faut des détails.
À part.
Ma foi, et à moi aussi... je me ferai raconter ma belle action par le capitaine !
LES SOLDATS, en dehors.
Vive Machefer !...
MACHEFER, au public.
Air du Piège.
Ils veulent tous que j’ sois un conquérant,
Et je n’ peux pas leur dire le contraire ;
Mais, à part moi, je trouve très vexant
D’être un héros imaginaire.
Oui, le récit de ma belle action,
Me paraîtra toujours invraisemblable.
Veuillez, messieurs, m’offrir l’occasion
De raconter un succès véritable.
Reprise du CHŒUR.
Honneur et gloire
À ce brave soldat !
Pour sa victoire
Son action d’éclat,
Honneur et gloire
À ce brave soldat !