Le Captif (Tristan BERNARD)
Pièce en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Mathurins, le 9 février 1904.
Personnages
DOUBLET
LE GEÔLIER
LÉA
La scène se passe dans une cellule.
Scène première
LE GEÔLIER, DOUBLET, LÉA
LE GEÔLIER.
Vous n’avez besoin de rien ?
DOUBLET.
Non, je vous remercie.
LE GEÔLIER.
Allons, vous boudez... Ah ! que c’est désagréable de voir des gens de mauvaise humeur.
DOUBLET.
Eh bien, dites donc, ça doit vous arriver souvent dans votre métier ?
LE GEÔLIER.
Oui. Mais je ne m’y habitue pas. Plus je vois des boudeurs, plus ça m’est pénible.
DOUBLET.
Je vous conseille de parler. Si vous croyez que c’est gai d’être en prison ?
LE GEÔLIER.
Parce que vous n’êtes pas raisonnable. Ce n’est pas la prison qui est triste, c’est vous. Moi qui suis ici depuis plus longtemps que vous et qui y resterai encore après votre départ, je m’y trouve bien. Et pourtant j’ai plus de travail et de responsabilité que vous.
DOUBLET.
Mais vous pouvez sortir quand vous voulez.
LE GEÔLIER.
Aussi je ne sors jamais. Dites-vous une bonne fois que si vous pouviez sortir, vous ne sortiriez pas. Alors, où est la privation ? Qu’est-ce que vous faisiez avant d’être ici ?
DOUBLET.
Rien, je vivais de mes rentes. Je faisais de la musique, de la peinture, je montais à cheval, j’allais à la chasse.
LE GEÔLIER.
Ça vous amusait ?
DOUBLET.
Pas toujours.
LE GEÔLIER.
Et les raseurs dont vous ne pouviez-vous débarrasser ! Ici vous n’avez que moi. Et si je vous barbe, c’est bien simple, vous n’avez qu’un signe à faire... Est-ce que vous n’aviez pas de remords d’être un oisif ?
DOUBLET.
Si fait, je suis fils et petit-fils de travailleurs. Je me levais tard ; mais je m’en voulais.
LE GEÔLIER.
Tandis qu’ici vous n’avez plus aucun remords. Vous voyez que vous avez bien tort d’être triste.
DOUBLET.
C’est dur pourtant de se trouver emprisonné, quand on n’est pas coupable !
LE GEÔLIER.
Comment ? Vous n’êtes pas coupable ? Et vous vous plaignez ! Vous êtes une victime, vous avez cette satisfaction de pouvoir maudire l’injustice des hommes et vous vous trouvez malheureux ? Ah ! si vous étiez coupable, je comprendrais ! Votre tranquillité serait troublée par un remords... le remords de vous être laissé pincer ! Allons, vous n’êtes pas à plaindre ! Voulez-vous des livres ? Voulez-vous une petite araignée ? L’administration nous oblige, à cause de l’hygiène, à balayer toutes les toiles. Mais nous avons, dans de petites boîtes, des araignées à l’usage des captifs. Voulez-vous causer avec d’autres prisonniers ? Nous avons ici dans ce couloir des gens qui n’ont rien de banal : le faussaire d’en face, et le petit incendiaire du coin. Qu’est-ce que vous êtes, vous ?
DOUBLET.
Je suis bigame.
LE GEÔLIER.
Hé ! ce n’est pas mal, ça ! J’ai connu de très chics bigames. Il y avait même ici un monsieur qui s’était marié six fois, chaque fois avec cent mille francs de dot.
DOUBLET.
Moi, ce n’est pas ça. Je n’en ai jamais fait une affaire de spéculation. Je n’ai à mon actif que des mariages d’amour. Je suis un garçon foncièrement honnête, incapable de flirter avec une jeune fille autrement que pour le bon motif. Chaque fois que j’aime, j’épouse. J’ai aimé deux fois, je me suis marié deux fois.
LE GEÔLIER.
Seulement la loi n’admet pas ça.
DOUBLET.
Mais je me défendrai tant que je pourrai. J’ai fait choix d’un avocat... ou plutôt d’une avocate.
LE GEÔLIER.
Ah ! oui, je vois !
DOUBLET.
Qu’est-ce que vous voyez ?
LE GEÔLIER.
Il y a longtemps que vous n’avez pas vu de dames. Alors, vous n’êtes pas fâché d’en faire venir une ici. Voulez-vous du thé et des gâteaux ?
DOUBLET.
Y pensez-vous ! Je ne connais pas mademoiselle Adalbert que j’ai choisie sur la liste ; je m’imagine que c’est une personne déjà mûre et plutôt sèche. Mais c’est tout de même une âme de femme ; je ne suis pas fâché de faire mes confidences à une femme, et de lui expliquer que j’ai été amené ici par une excessive tendresse de cœur.
LE GEÔLIER.
Enfin, même si vous n’êtes pas dans l’intention de manquer de respect à cette dame, vous pouvez tout de même lui offrir des gâteaux.
DOUBLET.
Vous tenez à les placer, vos gâteaux.
LE GEÔLIER.
Je vais les chercher ; mais je crois qu’on frappe à la porte... C’est votre avocate.
DOUBLET.
Faites entrer.
À lui-même.
Brune et plutôt petite, voilà comme il me la faudrait.
Entre Léa ; elle est grande et blonde. Le geôlier sort.
Scène II
LÉA, DOUBLET
LÉA.
Vous m’avez choisie, m’a-t-on dit, sur la liste des avocats d’office ? Est-ce que nous avons des relations communes ?
DOUBLET.
Non, madame, j’ai choisi d’après le nom.
LÉA.
Sans doute parce que mon nom se trouve être celui d’un jurisconsulte connu ?
DOUBLET, timidement.
Non, ce n’est pas pour ça. C’était parce que votre nom avait l’air d’être celui d’une personne... brune... Oui, j’aime bien les personnes brunes.
LÉA.
Ce ne sont pourtant pas des considérations d’un tel ordre qui doivent vous guider dans le choix d’un avocat.
DOUBLET.
Dans le choix d’un avocat, non... mais dans le choix d’une avocate. Il faut vous dire que je préférais une avocate, parce que mon affaire est d’ordre sentimental. Il y a des nuances qu’on ne peut expliquer, me semble-t-il, qu’à une femme, et à une femme brune. Cependant, je crois qu’une blonde, à la rigueur...
LÉA, s’asseyant et prenant des notes.
Vous êtes prévenu du crime de bigamie.
DOUBLET.
Du crime de bigamie... Je me suis marié à Alger, il y a cinq ans, et tout dernièrement à Paris, à la mairie du sixième.
LÉA.
Et comment avez-vous pu vous mettre dans ce cas-là.
DOUBLET.
Voilà ; il faut vous dire que ma femme d’Alger, après deux mois de mariage, m’a trompé... C’est une chose dont je ne me vante pas. Mais enfin, le fait est là ! Ç’a été un grand scandale ; son amant a reçu deux balles dans la tête...
LÉA.
Vous avez...
DOUBLET.
Non, pas moi ; moi, je n’étais au courant de rien ; il a été tué par un autre amant de ma femme, un homme très violent et qui ne badinait pas. Il avait été mis au courant par un troisième. Ma femme, après ce scandale, ne pouvait rester à Alger. Elle est partie... avec un autre de ces messieurs. Depuis son départ je ne l’ai jamais revue. Je ne sais même pas où elle est. Il y a trois mois, quand j’ai rencontré aux eaux mademoiselle Loriot, que j’ai épousée il y a trois semaines, j’ai fait mon possible pour divorcer d’avec mon ancienne femme. Mais je ne savais pas où elle était.
LÉA.
Vous auriez pu divorcer par défaut.
DOUBLET.
C’est ce qu’on m’a dit, mais j’ai horreur de la procédure, dès qu’elle est un peu compliquée ! Et puis j’avais juré à ma fiancée que je n’avais jamais connu l’amour. Je me suis dit que mon ancienne femme ne reparaitrait plus, et qu’il valait mieux laisser ça tranquille. Seulement, le jour de mon mariage, il y eut un scandale épouvantable, en sortant de l’église. Un oncle de ma fiancée, qui avait reçu une lettre anonyme, est venu faire du bruit. On a tout découvert. Mon beau-père a été très mécontent d’avoir pour gendre un bigame. Il s’est conduit avec moi brutalement ; il m’a fait arrêter tout de suite, à la sortie de l’église, sans même me permettre de passer la nuit avec sa fille. Le mariage a été cassé, et moi, je vais être condamné. Et cependant je vous jure que je n’avais pas fait une affaire de spéculation. Je n’avais pas encore touché la dot, qui était des plus modestes. Et j’avais payé d’avance à moi tout seul le lunch et les voitures de noces. Dame, tout ça s’est trouvé perdu ! On ne pense pas à tous les frais que nous avons, nous autres bigames. Deux mariages, vous savez, ça vaut un incendie. Voilà tout ce que j’avais à vous expliquer.
Il la regarde.
Hé, mais dites donc ?
LÉA.
Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ?
DOUBLET.
Me permettez-vous de vous dire que vous êtes très jolie ?
LÉA, gênée.
Parlons, si vous le voulez bien, de votre procès.
DOUBLET.
Et quand vous êtes comme ça, sérieuse, vous êtes encore plus gentille.
LÉA.
Votre cas me semble assez grave. Le crime de bigamie, prévu par l’article 340 du Code pénal, entraîne une condamnation aux travaux forcés à temps
DOUBLET.
Qu’elle est gentille !
LÉA.
On ne peut espérer un acquittement que si le prévenu peut exciper de sa bonne foi, ce qui n’est malheureusement pas votre cas, et s’il établit qu’il croyait à la nullité de son premier mariage.
DOUBLET, attendri.
Elle est gentille !... Elle a travaillé gentiment sa bigamie avant de venir ici. Mais tout ce que vous dites je le sais aussi bien que vous. De nos jours le niveau intellectuel des criminels s’est élevé singulièrement. Un bigame, un escroc, un faussaire, connaît beaucoup mieux son crime qu’un avocat qui ne s’est pas spécialisé là dedans. Non, ce n’est pas pour avoir une consultation juridique que j’ai fait demander une avocate. Il m’a semblé que, dans cette affaire Doublet, il y avait un côté sentimental qu’une femme saisirait mieux.
LÉA.
Mais je ne suis pas sentimentale.
DOUBLET, attendri.
Elle a gentiment dit ça. Vous n’êtes pas sentimentale ? Mais qu’est-ce que vous en savez ? Est-ce que vous avez eu l’occasion de l’apprendre ? Pas encore. Quel âge avez-vous ?
LÉA.
Ce n’est pas la question. Occupons-nous de notre affaire.
DOUBLET.
Une jeune femme de vingt-quatre ans...
LÉA.
Vingt-deux.
DOUBLET.
Une jeune femme de vingt-deux ans ne peut pas dire qu’elle n’est pas sentimentale. Elle peut dire simplement qu’elle n’a pas encore eu l’occasion de le constater. Je vous connais mieux que vous... Je suis sûr que vous avez l’âme tendre et délicate... Et je suis sûr que vous êtes une honnête femme...
LÉA.
Dites donc... dites donc. Ce n’est pas de ceci qu’il doit être question. C’est de vous.
DOUBLET, ardemment.
Vous êtes bien plus intéressante que moi. Mon affaire à moi importe peu, au fond. J’aime autant ne pas être condamné, mais si je suis condamné, le beau malheur !
Accablé.
Qu’est-ce que j’ai à faire dans la vie ? Je n’ai que trente-deux ans, mais je suis un homme fini. La vie est insipide, sans amour. Et je suis fait pour aimer.
Il pleure.
J’ai honte de pleurer devant vous, parce que vous ne me comprenez peut-être pas.
LÉA, un peu émue.
J’ai beau vous connaître à peine. Je vous assure que
je suis très peinée.
DOUBLET.
Merci. C’est ce qu’il me fallait... Ça va mieux ! Voilà l’utilité d’un véritable avocat ! C’est une assistance morale... Vous n’avez peut-être pas encore le talent de maître Barboux, ni celui de maître Henri Robert, mais jamais leur présence ne m’aurait fait autant de bien que la vôtre. J’aime mieux votre toute petite main sur mon front, que leur large et puissante main. Mais c est ce que la femme a de divin !
Plaidant.
Voilà une femme – je parle de vous – voulez-vous me rappeler votre nom... mademoiselle Adalbert... enfin, peu importe le nom, – voilà une femme qui a mené une existence austère, malgré son aimable visage, l’éclat de ses yeux et de son teint, la grâce adorable de sa bouche...
LÉA.
Taisez-vous...
DOUBLET.
Ce n’est pas à vous que je parle ! Je me parle à moi. Je me parle de vous.
Plaidant avec chaleur.
Voilà une femme qui a consacré sa vie à l’étude pour arriver à défendre un jour, au moyen des textes et grâce à ses ressources oratoires, pour arriver à défendre le veuf et l’orpheline ! Cette femme a gardé dans la poussière des bibliothèques l’exquise sentimentalité féminine. Je suis sûr, — c’est une pure supposition, — que si un malheureux comme moi tournait un jour vers une personne comme vous, des yeux suppliants... vous l’écouteriez !
LÉA, gênée.
Je vous en prie, ne parlons pas de moi. Je suis votre avocat, je vais prendre quelques notes...
DOUBLET.
Oui, écrivez... écrivez que je vous trouve exquise !
LÉA, dignement.
Vous allez m’obliger à me retirer.
DOUBLET.
Pourquoi avez-vous choisi, vous autres femmes, la carrière d’avocat ? Pour l’exercer comme un homme ? ce n’est pas la peine ! Nous avons assez d’avocats ! Ce que nous vous demandons, ce n’est pas d’apporter dans nos prisons des qualités de juriste, mais le charme et le sourire féminins ! Et vous êtes capable d’une délicieuse pitié !
LÉA.
Ah ! non ! non ! Je n’irai pas jusque-là...
DOUBLET.
Je sais bien. Il ne s’agit ni de vous ni de moi. Vous, vous êtes une personne que je sens inaccessible.
Désolé.
Moi, je ne suis rien pour vous.
Amer.
Vous me méprisez.
LÉA.
Mais non, je vous assure.
DOUBLET, avec une impatience un peu rageuse.
Ah ! pas de politesse ! pas de politesse ! vous me méprisez, je vous le dis. Répondez-moi simplement : Oui, je vous méprise.
LÉA.
Mais pas du tout. Vous me faites au contraire l’effet d’une nature un peu exaltée, mais très bonne... et assez noble.
DOUBLET, ardent.
Je le suis encore plus que vous le croyez ! Il n’y a pas d’homme qui ait plus que moi le respect des femmes ! Quand une femme me fait une impression, je suis d’une timidité terrible... Mais jamais, entendez-vous, je n’avais éprouvé un sentiment aussi violent que le sentiment... que je n’ai pas encore tout à fait... mais qui vient, qui vient avec une rapidité effrayante et délicieuse... Écoutez... Votre nom ?
LÉA.
Mademoiselle Adalbert.
DOUBLET.
Mais votre petit nom ?
Impatient.
C’est votre petit nom qu’il me faut maintenant !
LÉA.
Ce n’est pas la peine.
DOUBLET.
Je vais vous en donner un. Il faut que je vous en donne un. Écoutez, Juliette...
LÉA.
Léa.
DOUBLET, étonné.
Léa ?...
Avec une moue.
Léa...
S’habituant au nom.
Léa !
Avec satisfaction.
Léa...
Avec enthousiasme.
Écoutez, Léa ! Je vous aime ! Je sais très bien que, si vous m’aimiez un jour, ça ne peut pas être tout de suite... Mais je ne vous demande que de me laisser vous le dire... Et si vous ne m’aimez pas, gardez ça pour vous... Que je conserve au moins l’espérance que vous m’aimerez... et que je vous épouserai...
LÉA.
Encore !... Mais vous êtes déjà bigame !...
DOUBLET, tombant accablé.
C’est vrai, je suis bigame, et ce qui est pire, prisonnier. Tant que durera ma prison préventive, — et nous la ferons durer le plus longtemps possible, grâce à des remises innombrables — tant que je vous verrai tous les jours, ça ira bien ; mais après... je serai condamné, flétri !
LÉA, émue.
Écoutez, ne vous désespérez pas...
DOUBLET, exalté.
Vous m’aimerez flétri ?
LÉA.
Ce n’est pas ce que je veux dire. Ce qui me fait de la peine, c’est de vous voir malheureux. S’il vous a suffi de cinq minutes pour devenir amoureux de moi, vous ne trouverez pas étonnant que j’aie senti naître en moi pour vous une sympathie... certaine.
DOUBLET, transporté.
Ah ! Ils peuvent me condamner maintenant ! Ils peuvent me jeter dans les fers et marquer mes épaules au fer rouge. (Je sais d’ailleurs que ça ne se fait plus.) Ils peuvent me faire ramer sur les galères ! J’emporterai, dans la sûre cachette de mon cœur, une fleur qu’ils n’atteindront pas !
LÉA, empressée.
Je vais m’occuper de votre affaire avec la plus grande diligence... Le tribunal est généralement très sévère pour les bigames... Je suis navrée de n’avoir pas de talent...
DOUBLET, avec autorité.
Vous en aurez ! Vous aurez de l’éloquence pour me défendre !
LÉA.
Et puis, figurez-vous que je vais plaider prochainement dans une autre affaire de bigamie... Cette fois je plaiderai contre le bigame — qui est défendu par un grand avocat. Je noterai bien tout ce qu’il dira en faveur de son client, et quand il s’agira de vous défendre, je le répéterai pour vous.
DOUBLET, tendrement.
Elle est gentille !... Alors, vous allez plaider contre un bigame !
LÉA.
Contre une bigame... Une femme qui s’est mariée quatre fois.
DOUBLET.
Ne m’humiliez pas... Mais dites-moi toujours son nom.
LÉA.
Son nom... Attendez...
Elle ouvre sa serviette et regarde dans un dossier.
une nommée Tourteret !
DOUBLET, sursautant.
Tourteret !
LÉA.
Jeanne-Élisabeth.
DOUBLET.
Jeanne-Élisabeth !
LÉA.
Mariée pour la première fois à Genève en 90, à Bordeaux en 95, à Saint-Nazaire en 1901 et à Grenelle en 1904.
DOUBLET.
Et une autre fois que vous ne savez pas ; mariée à Alger en 98 ! Et mariée avec qui ? Mariée avec moi !
LÉA.
C’est votre femme ?
DOUBLET, affolé.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! mais savez-vous les conséquences de ce que vous m’apprenez ? Quand Jeanne-Élisabeth Tourteret m’a épousé, elle était déjà mariée...
LÉA.
Alors votre premier mariage...
DOUBLET, au comble de l’exaltation.
Mon premier mariage est nui ! Je ne suis plus bigame !... Je me croyais innocent... Et je l’étais encore plus que je ne le croyais ! Mon innocence éclate à mes propres yeux !... Léa...
LÉA.
Monsieur...
DOUBLET.
Voilà qu’elle m’appelle monsieur... Pourquoi donc qu’elle m’appelle monsieur ?
LÉA.
Il ne faut pas tenir compte de ce que je vous ai dit tout à l’heure. Je croyais parler à un malheureux condamné. Et mon devoir était de ne pas l’affliger davantage... Alors, par pitié...
DOUBLET.
Ah ! vous n’allez pas commencer à être coquette maintenant ! S’il faut être criminel pour vous parler d’amour, je vais commettre n’importe quel crime, égorger quelque geôlier, et je remonterai vous faire la cour... Léa... Léa... Léa... Je viens de vous faire tort en devenant subitement innocent, et en vous privant d’une cause... Mais cette cause qui est la mienne, reprenez-la et plaidez-la auprès de vous. Allons ! Allons... Je ne vous demande pas de dire oui... Ne dites pas non... Ça me suffira !
LÉA, après une hésitation.
Je crois qu’on a frappé.
DOUBLET.
Entrez !...
Scène III
LÉA, DOUBLET, LE GEÔLIER
LE GEÔLIER.
J’apporte du thé et des gâteaux.
DOUBLET.
Ah ! mon ami, j’ai à vous apprendre une nouvelle qui va vous peiner. Je vais prochainement m ‘en aller de cette cellule qui me rappelle désormais une des heures les plus émouvantes de ma vie...
LE GEÔLIER.
Vous nous quittez ?
DOUBLET.
Oui, le bigame, mon cher, qui était un des plus beaux ornements de cette maison, le bigame vous quitte... pour se marier.