Le Capitaliste malgré lui (Francis baron D’ALLARDE - Armand D’ARTOIS - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 10 mars 1826.

 

Personnages

 

DURAND

CÉCILE, sa nièce

GOBERVILLE, propriétaire de Durand

ADOLPHE, neveu de Goberville

GUIGNOLET DURAND, parent de Durand

MADAME GUIGNOLET DURAND

MADELAINE, fille du portier

 

La scène se passe à Paris.

 

Le Théâtre représente une chambre-mansarde, une table, des chaises de paille, un air de gène y règne. On voit à la porte du fond, de forts crochets, de grosses serrures, un petit cabinet est à droite.

 

 

Scène première

 

DURAND, MADELAINE

 

MADELAINE, en dehors.

Monsieur Durand !

Elle frappe.

monsieur Durand.

DURAND, sortant de son cabinet.

Ah ! c’est Madelaine, la fille de la portière ! attends, attends... voilà.

Il va ouvrir et défait plusieurs ver roux et crochets qui garnissent sa porte.

MADELAINE, entrant.

Ah !... mon Dieu ! que de peine pour entrer chez vous ! des doubles portes, des serrures à triple tour... il faut que vous ayez bien peur des voleurs.

DURAND.

Toutes ces précautions me sont fort inutiles je t’assure... mais avant moi, cette chambre servait à un dépôt de marchandises, et l’on avait pris ses sûretés.

MADELAINE.

Et vous avez pris les vôtres... mais tenez, voilà vos deux sous de lait et votre petit pain ; il a une fameuse mine ce lait-là, mais dame, je l’ai acheté à celle grosse laitière qu’est au bout de la rue à côté de la fontaine.

DURAND, goûtant le lait.

Il se ressent un peu du voisinage.

MADELAINE.

Vous trouvez donc que c’est un bon déjeuner, du pain et du lait ?

DURAND.

Je t’avoue que par goût je préférerais un déjeuner à la fourchette, une bonne bouteille de Beaune vieux... c’est un bon vin le Beaune vieux, c’est un vin bienfaisant, généreux.

MADELAINE, à part.

Oui, généreux, il ne lui ressemble guères,

Haut.

il ne tiendrait qu’à vous d’en boire, vous n’avez qu’à ne pas les laisser dormir là-dedans.

DURAND, en riant.

Ceux qui dorment là-dedans ne se réveilleront pas de sitôt.

MADELAINE.

Tans pis ! parce que, voyez vous, l’argent c’est comme les filles.

Air : Vaudeville de l’Homme vert.

Plus on enferme une jeunesse,
Plus elle grill’ de s’envoler ;
Plus on cache d’or dans sa caisse,
Plus on risque d’ se faire voler.
D’où je conclus qu’ dans les familles
Comm’ dans tout le monde, à présent
Il faut lais er courir les filles
Et faire circuler l’argent.

Mais à propos, voilà des lettres et un petit paquet qu’on, m’a dit de vous remettre.

DURAND, ouvrant un papier.

Donne... mais comment diable !... ceci est un congé.

Lisant.

« vous faites toujours attendre votre terme, et votre mobilier ne présente aucune garantie... » Allons, je vais tâcher de trouver quelques amis,

Il décachète l’autre lettre. À part.

c’est que je n’ai pas même de quoi payer mon terme,

Lisant la seconde lettre.

« Monsieur, vous devez avoir eu ce moment beaucoup de capitaux disponibles,

Il regarde l’adresse.

c’est bien à moi qu’on écrit,

Continuant.

« je puis vous employer une trentaine de mille francs et vous intéresser dans une spéculation. » Au diable ! des entreprises, des spéculations de trente ville francs à moi, qui regarderais un bon repas comme une excellente affaire de bourse !

Il rit.

trente mille francs !

MADELAINE, à part.

Bon, il a gagné trente mille francs !

DURAND, ouvrant la troisième lettre.

Dieu soit loué, celle-ci est de ma bonne Cécile !

MADELAINE.

De Mamzelle Cécile votre nièce !... ah ! elle n’est pas trop bien calée celle-là, mais dame, c’est souvent comme ça dans les familles : tout aux uns et rien aux autres.

DURAND, souriant.

Mais voyons ce qu’elle me mande,

Lisant.

« Mon cher oncle, mon travail et mes économies m’ont mise à même de vous offrir un faible secours que la modicité de votre fortune et votre tendresse pour moi vous feront un devoir d’accepter. » Cher enfant ! deux cents francs en or ! mais elle en a plus besoin que moi, et je dois...

Appelant.

Madelaine ! as-tu mis de nouveaux boutons à mon habit, comme je l’en avais priée ?

MADELAINE.

Oui, monsieur, mais il faudra bientôt faire mettre un nouvel habit à vos boutons.

ADOLPHE, dans la coulisse.

Je monte chez monsieur Durand !

MADELAINE.

Tiens, c’est monsieur Adolphe, le neveu de monsieur Goberville, vot’ propriétaire.

DURAND.

Il vient sans doute chercher l’argent que m’a demandé son oncle si poliment.

MADELAINE.

Oh ! oh !... je vais préparer votre toilette...

 

 

Scène II

 

DURAND, ADOLPHE

 

ADOLPHE, s’approchant timidement.

Pardon, monsieur, si je me présente sans avoir l’honneur d’être connu de vous !... je suis le neveu de monsieur Goberville. 

DURAND, à part.

Jolie recommandation !

Haut.

qui vous amène ici ? expliquez-vous, jeune homme.

ADOLPHE.

Je n’ose.

DURAND.

Comment, vous fais-je peur ? expliquez-vous ?

ADOLPHE.

Ah ! monsieur, l’amour le plus vrai, le plus tendre, m’unit à votre adorable Cécile... je n’ai point de fortune à lui offrir... mais j’ai un état, je suis dans une maison de commerce, à laquelle j’espère être bientôt associé. Croyez cependant, monsieur, que quelle que soit l’immensité de vos richesses, je ne vous demande que Cécile, Cécile, seule et sans dot.

Air : Il me faudra quitter l’empire.  

Conservez bien votre opulence,
Et laissez faire à mon amour.
Grâce à moi j’en ai l’assurance,
Cécile sera riche un jour.
J’ai de l’amour, de l’honneur, du courage.
Seul je saurai l’enrichir, je le crois,
C’est mon espoir en lui donnant ma foi.
Trésor, famille, enfin dans mon ménage
Je veux que tout vienne de moi.

DURAND.

C’est bien, jeune homme, il faut faire ses affaires soi même... mais...

ADOLPHE.

De plus, je puis espérer quelque chose de la générosité de mon oncle, je viens à l’instant de lui parler de mon amour, il semblait d’abord ne vouloir rien accorder, mais lorsque je nommai monsieur Durand, ce riche capitaliste, alors la haute estime qu’il vous porte...

DURAND.

Il y paraît ! est-ce à cause de celte haute estime qu’il vient de me faire remettre ce papier ?

Il lui montre le congé qu’il vient de recevoir.

ADOLPHE, ayant lu bas.

Est-il possible ! C’est une méprise, n’en doutez pas. Mon oncle vient encore de me parler de vous, dans les termes les plus honorables.

Il lui rend le papier.

Et je cours...

Il sort précipitamment.

 

 

Scène III

 

DURAND, seul

 

Mais, écoutez donc, jeune homme !... Il est déjà bien loin. Ils sont tous étonnants avec ma fortune. C’est singulier qu’on ait été s’imaginer que moi, le plus gueux des hommes, je possède un trésor. Ma foi, moi, je les laisse croire que je suis riche ; ça me vaut des égards, des prévenances. Mon père semblait avoir des richesses immenses ; à sa mort, je ne trouve que des dettes à payer. Je pars pour l’Amérique, avec ce qui me reste, et je reviens entièrement ruiné ; quelques livres, des souvenirs, des chansons, voilà maintenant toute ma fortune.

Air : Du vaudeville du déjeuner de garçon.

Si d’écrire j’ai le travers,
Il faut bien qu’on me le pardonne ;
Car de ma prose et de mes vers
Au moins je n’étourdis personne.
Aux muses quand sur le retour
J’adresse encore une prière,
Les fruits d’un si tardif amour
Ne sont pas faits pour voir le jour ;
Ils n’existent que pour leur père.

Mais, à propos, j’avais commencé le catalogue de mes productions poétiques. Voyons... ah ! le voilà. Ce sont mes titres à une gloire future, la table de mes chansons. Cette première n’est pas une des plus mauvaises.

Il fredonne.

Air : l’apprends encore à vendanger.

Dès mon printemps je fus rentier,
Habile en ce métier
La beauté n’osait refuser,
etc. 

 

 

Scène IV

 

DURAND, MADELAINE

 

MADELAINE.

Toujours à chanter. Monsieur, tout est prêt pour vous habiller.

DURAND.

Très bien.

Il fredonne en entrant dans son cabinet.

Dès mon printemps, je fus rentier...

MADELAINE.

Il paraît qu’il a été rentier tout jeune ? dans ce métier, il n’y a pas de mal de commencer de bonne heure.

 

 

Scène V

 

MADELAINE, GUIGNOLET, MADAME GUIGNOLET

 

GUIGNOLET, entrant essoufflé.

Ouf ! eh, la p’tiote ! nous sommes, je crois, chez monsieur Durand ?

MADELAINE.

Oui, Monsieur,

À part.

tiens, c’est des paysans !

Haut.

Je vas l’avertir.

MADAME GUIGNOLET.

Un instant, p’tiote, il n’est p’t-êttre pas encore levé.

MADELAINE.

Oh, il n’y a pas longtemps. Mais il est bien capable de savoir recouché ; l’hiver est rude, le bois est cher, et c’est une manière économique de se chauffer.

MADAME GUIGNOLET.

Le pauv’ cher homme ! j’arrivons à temps, avec l’argent qu’ j’avons gagné dans les canaux.

GUIGNOLET.

Mais, dis donc, not’ femme, si en lui offrant des secours qu’il ne nous a pas demandés, nous allions le fâcher, l’humilier. Dis donc, p’tiote, n’est-il pas un peu fier, monsieur Durand 

MADELAINE.

Lui, fier ? il ne l’est pas plus qu’il n’est pauvre. Mais que voulez-vous, chacun a son goût ; c’est un homme qu’aime bien à voir entrer les écus chez lui, et qui n’aime pas à les en voir sortir.

GUIGNOLET.

Qu’est-ce qu’elle dit donc là, femme ?

MADELAINE.

J’ vas vous l’ chercher, il ne s’ra peut-être rasé qu’à moitié, mais c’est égal, vous n’ l’embrasserez que d’un côté.

MADAME GUIGNOLET.

Un instant, p’tiote... est-ce que M. Durand serait dans l’aisance ?

MADELAINE.

Dans l’aisance !

Avec mystère.

vous ne savez donc pas ? oh, si vous voyiez son grand portefeuille ous qu’il met tous ses papiers. Il a gagné encore trente mille francs aujourd’hui.

MADAME GUIGNOLET, bas à son mari.

Trente mille francs !... qu’est-ce qu’un nous avait donc dit, que not’ cousin Durand était si misérable ?

GUIGNOLET.

N’ vas-tu pas t’en rapporter à ce que dit cette fille ?...

MADELAINE.

Pourquoi pas ? quand même, je le tiens de la fruitière, qui le tient de l’herboriste qui l’avait entendu dire à la boulangère.

À part.

Il est vrai que c’est moi qui l’avais dit à la boulangère, mais c’est égal, ça m’est revenu...

MADAME GUIGNOLET.

Puisqu’elle est de la maison, elle doit le connaître.

Bas.

et j’étions assez bête que d’venir nous-mêmes pour le secourir.

GUIGNOLET.

J’avons fait not devoir. C’est not’ plus proche parent, l’ petit-fils de ma grand-tante, presque mon frère !...

Air : De Préville.

Tendons toujours une main bienfaisante
Au malheureux contre le sort luttant.
Recevons bien celui qui se présente,
Allons chercher celui qui nous attend.
(Bis.)

MADAME GUIGNOLET.

Mais quand j’ venons lui porter un’ bonn’ somme,
Si je n’ trouvions qu’un cœur bien endurci,

GUIGNOLET.

C’est not’ parent, pourquoi l’ juger ainsi ?
Croyons d’abord, croyons qu’ c’est un brave homme ;
Si j’ nous trompons, ça s’ra tant pis pour lui.

MADELAINE, à part.

Qu’est-ce qu’ils chantent là ? ça chuchote toujours, ces paysans.

GUIGNOLET.

D’ailleurs, j’ vas lui écrire, pour savoir à quoi m’en tenir... p’tiote.

MADELAINE, à part.

Encore p’tiote !... c’est embêtant, les paysans,

Haut.

ne m’appelez plus la p’tiote, ça me vexe. Je m’appelle Madelaine.

GUIGNOLET.

Pourrais-tu nous procurer une plume et une écritoire ?

MADELAINE.

Pardine ! c’est ce qui manque le moins ici.

MADAME GUIGNOLET, prenant une feuille de papier.

Tiens, notre homme, qu’est-ce qu’il y a donc de gribouillé là-dessus ?

MADELAINE, qui s’est avancée pour regarder le papier.

C’est de son écriture.

Lisant.

Mes rentes.

MADAME GUIGNOLET.

Bon, d’abord, il a des rentes.

MADELAINE.

J’en étais sûre, mais c’est bon à savoir.

GUIGNOLET.

Est-ce que c’te p’tiote aurait raison ?

Lisant toujours.

Mon placement, mon château, le bois d’Aulnay.

Se levant.

J’en ai vu assez, je sais à quoi m’en tenir, maintenant sur lui !

MADELAINE.

Et moi aussi.

MADAME GUIGNOLET.

C’est des comptes qui s’ rendait à lui-même, de sa fortune, ce cadre-là.

GUIGNOLET.

J’ voulions faire du bien à queuq’z’un d’ plus riche qu’ nous, peut-être, j’ confisque ce papier comme pièce du procès.

MADELAINE.

Ah ! il a des châteaux.

MADAME GUIGNOLET.

Pour les faire démolir, sans doute.

GUIGNOLET.

Il est peut-être dans la bande noire.

DURAND, appelant.

Madelaine, es-tu là ?

MADELAINE.

Oui, monsieur, avec...

GUIGNOLET.

Chut ! ne parle pas de not visite, ne dis rien ; mais toi, femme, il faut que tu me laisses seul pour lui parler.

Air : De la leçon de danse.

Éloignons-nous, car il faut du mystère :
À not cousin j’ veux donner un’ leçon,
Pendant qu’ t’iras d’ ton côté chez l’ notaire,
Pour la p’tite rent’ qu’il d’vait mettr’ sous son nom.

MADAME GUIGNOLET.

Puisqu’en secret toujours il accapare,
Gardons nous bien d’ nous montrer généreux.

GUIGNOLET.

N’ lui donnons rien, enrichir un avare,
C’est appauvrir encor les malheureux.

ENSEMBLE.

Éloignons-nous, etc.

Ils sortent avec mystère par la porte lu fond.

 

 

Scène VI

 

DURAND, sortant de son cabinet

 

Madelaine, Madelaine !... je la croyais ici. Ma foi, qu’une triste philosophie : nous montre les hommes égoïstes et méchants, moi, je les ai trouvés généreux et compatissants : tout le quartier une fait crédit, mon portier m’apporte à lire le journal du premier, à condition que je ne déchirerai pas la bande, ma nièce m’envoie de l’argent ; ce bon jeune homme veut l’épouser sans dot ; et tous les dimanches un honnête voisin, qui joue les scélérats à l’Ambigu, me fait voir le mélodrame, afin de m’entretenir dans le goût de la bonne littérature... que de sujets de me réjouir ! et ajoutez à cela les douces illusions que je trouve dans mon sommeil ; car en songe la fortune ne me refuse rien.

Air : Il n’est qu’un Paris.

Oui, lorsque je dors
J’ai des trésors,
De la jeunesse,
Des amis nombreux,
Qui quoiqu’heureux,
Sont généreux.
J’ai de la gaieté,
De la santé,
De la sagesse ;
Nul n’est, je le crois,
Plus content, plus riche que moi.
Tel court jour et nuit
Et poursuit
L’aveugle fortune,
Qui perd très souvent
Son temps, ses pas et son argent.
Tandis qu’elle fuit
Maint intrigant qui l’importune,
Elle me sourit,
Et vient me trouver dans mon lit.
Oui, lorsque je dors.
etc.
Quand dans non logis
Il n’entre, hélas, que du surène,
En rêvant, je ris.
De me voir sabler le Chablis.
Vois-je en songe encor
Un de mes amis dans la peine,
J’ouvre mon trésor
Et je le fais nager dans l’or.
Ah ! lorsque je dors.
etc.
Souvent je revois,
Caressé par le plus doux songe,
Les jolis minois
Qui me charmèrent autrefois.
Et quoiqu’un peu vieux
Tant que mon sommeil se prolonge,
D’un jeune amoureux
Je ressens encor tous les feux.
Oui, lorsque je dors,
J’ai des trésors,
De la jeunesse,
Des amis nombreux
Qui quoiqu’heureux
Sont généreux
etc.

 

 

Scène VII

 

DURAND, GUIGNOLET, MADELAINE

 

Au moment où Durand chante les deux derniers vers, Guignolet paraît dans le fond avec Madelaine, et fait un mouvement de surprise.

MADELAINE, bas à Guignolet.

L’entendez-vous, personne n’est plus riche que lui.

GUIGNOLET, bas à Madelaine.

Laisse-moi faire.

Madelaine sort.

DURAND, tirant de sa poche la bourse qu’il a reçue de Cécile.

Allons bien vite reporter cet argent à ma chère Cécile.

GUIGNOLET, s’approchant de Durand et le saluant.

C’est y vous, monsieur, qu’est M. Durand ?

DURAND.

Oui, monsieur, que puis-je pour votre service ?

GUIGNOLET, lui ouvrant les bras.

Eh, embrassons-nous donc, cousin ! nous aussi, j’ sommes des Durand, Durand Guignolet de Pithiviers. Nous avons appris que vous aviez fait fortune, mais comme quand le bien vient d’un côté, il s’en va de l’autre, et que par ainsi tandis que vous montiez nous descendions, je venons avec not’ femme que j’ons laissée aux vérocifères, vous demander la table et le gîte pendant quelques jours.

DURAND.

Et vous avez compte sur moi ?

GUIGNOLET.

C’est bien naturel, seigneur mon Dieu, ce cher cousin ! que je l’embrassions encore.

DURAND.

C’est fort bien, mais...

GUIGNOLET.

Vous doutez p’têtre de ce que je vous disons ? foi d’honnête homme que je perde mon nom de Guignolet, si je ne m’appelle pas Durand, v’là nos papiers.

Il tire un portefeuille de sa poche.

DURAND.

Je vous crois, qu’importent vos papiers, je voudrais pouvoir vous secourir... mais ma situation...

GUIGNOLET.

Oui, on nous a prévenus que vous étiez dur à la détente.

DURAND, tenant la bourse envoyée par Cécile, il la met dans sa poche.

Si je pouvais...

GUIGNOLET, bas.

Voyez-vous le vilain, on ne nous a pas trompés, le v’là qui cache sa bourse.

DURAND.

Mais dans ce moment, je suis pressé de sortir, revenez dans une heure. je ferai mon possible pour vous obliger.

GUIGNOLET.

Oui, vous n’y serez pas, c’est égal, je reviendrons.

DURAND.

Mais quand je vous dis...

GUIGNOLET.

Qu’vous êtes un avare, n’est-ce pas ? Eh ben, j’vous croyons.

DURAND, s’impatientant.

Allez vous promener, à la fin.

GUIGNOLET.

Dites donc, dites donc, hé le cousin aux gros sous, pas d’expressions circonflexes, s’il vous plaît... sinon, suffit.

DURAND, à part.

Corbleu, il n’est plus possible d’y tenir !

Haut.

vous voulez, dites-vous, vous nourrir et vous loger chez moi ? je vous abandonne mes lits de plume et le garde-manger, au revoir.

Il sort.

GUIGNOLET.

Est-ce qu’il est fou ? à la revoyure, cousin.

 

 

Scène VIII

 

GUIGNOLET, MADELAINE

 

MADELAINE.

Le v’là qui part comme un effarouché.

GUIGNOLET.

Eh bien, c’est honnête, et quand j’pense que j’allions repasser une partie de notre fortune à ce sournois là ! mais jarni, il n’aura rien, et puisque j’avons encore une cousine.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne.

J’ n’ai pas d’enfant, j’adopterai Cécile,
Cet espoir vient me réjouir.

MADELAINE.

La fortune est un bien stérile,
Quand on est seul pour en jouir.

GUIGNOLET.

J’ nous souviendrons de c’te rencontre,
Et j’ prouverons à ce parent,
Qu’au moment où l’ malheur se montre,
N’ faut jamais cacher son argent.

Ensemble.

GUIGNOLET.

J’ n’ai pas d’enfant etc.

MADELAINE.

Fait’s du bien à mam’zell’ Cécile,
Cet espoir doit vous réjouir.
La fortune est un bien stérile,
Quand on est seul pour en jouir.

Guignolet sort.

MADELAINE, seule.

Il est joliment vexé, le paysan ! il ne croyait pas le trouver si vilain.

On entend parler M. Goberville.

À propos de vilain, v’là le propriétaire de la maison.

 

 

Scène IX

 

MADELAINE, GOBERVILLE

 

GOBERVILLE, en entrant.

Ah ! je vous retrouve enfin, mademoiselle Madelaine ! vous êtes une jolie fille !

MADELAINE.

Je ne suis pas vilaine.

GOBERVILLE.

Vous êtes une sotte, ure impertinente, donner ainsi congé à mon plus estimable locataire.

MADELAINE.

Ce n’est pas de ma faute, puisqu’on m’a dit de lui apporter ce p’tit billet.

GOBERVILLE.

C’est une erreur de mon homme d’affaires.

MADELAINE.

Ce n’est pas moi qui suis votre homme d’affaires.

GOBERVILLE.

Je le tancerai de la bonne façon ; donner congé à un homme aussi puissamment riche que monsieur Durand ! qui vient encore de gagner quarante mille francs dans les canaux.

MADELAINE.

Je croyais que ce n’était que trente.

DURAND.

Quarante. Mon agent de change vient de me le certifier.

MADELAINE.

C’est donc cela, que je l’ai vu encore hier, mettre des billets dans un grand portefeuille.

Air : Une fille est un oiseau.

Y disait en le r’gardant,
Pleurant presque de tendresse,
Voilà toute ma richesse.

GOBERVILLE.

C’est bien cela, mon enfant !
L’avare est toujours en garde,
Ce qu’il possède, il le garde
Et sans cesse le regarde,
Sans у toucher.

MADELAINE.

C’est genti !
D’après un’ pareill’ réserve,
Ah ! que le ciel me préserve
D’en avoir un pour mari.

GOBERVILLE.

Ce cher monsieur Durand ! Je voudrais bien visiter son portefeuille.

MADELAINE.

Il entassait des papiers les uns sur les autres.

GOBERVILLE.

Ce pauvre monsieur Durand... Mais suffit, le voici lui-même.

 

 

Scène X

 

MADELAINE, GOBERVILLE, DURAND, CÉCILE

 

DURAND, à Cécile, en entrant.

Non, ma nièce, je n’accepterai pas cet or.

CÉCILE.

Mon bon oncle, cette somme peut vous être utile.

GOBERVILLE, s’avançant.

Cher voisin, c’est moi qui viens réparer une bévue de mon homme d’affaires, et une sottise de cette petite fille.

MADELAINE.

Mais...

GOBERVILLE, à Madelaine.

Chut, c’est assez.

À Durand.

Vous venez de courir, peut-être, vous devez être fatigué. Madelaine, un siège.

DURAND.

C’est inutile !

GOBERVILLE.

Donnez-moi votre canne et votre chapeau.

DURAND, résistant.

Mais, monsieur.

GOBERVILLE.

Donnez, donnez.

Il prend la canne et le chapeau, Madelaine l’en débarrasse.

Ce cher monsieur Durand un congé à un homme comme vous...

DURAND.

Mais, ne faut-il pas qu’un homme comme moi, paye comme un autre, son loyer et ses impositions ?

GOBERVILLE.

Sans doute, sans doute. Mais, votre nom seul est une garantie.

DURAND.

Mon nom ?

GOBERVILLE.

Air : J’ai vu le Parnasse.

Je connais votre modestie,
Je sais que vous êtes en fonds,
Vous possédez le vrai génie...

DURAND, à part.

Aurait-il donc lu mes chansons ?

GOBERVILLE.

Avec justice on vous renomme.

DURAND.

C’est qu’on ne m’a pas bien jugé.

MADELAINE, à Durand.

Queu qu’ ça vous fait d’être un grand homme
Pourvu qui n’ vous donn’ pas congé.

GOBERVILLE, à Durand.

Ah çà, mon estimable ami, après une bonne course, un verre de malaga est excellent.

DURAND.

Je le crois, mais il faudrait en avoir.

GOBERVILLE.

Madelaine, vite du malaga de ma cave.

DURAND.

Mais non, je ne souffrirai pas...

CÉCILE.

Mais, mon oncle, vous pouvez accepter.

MADELAINE, bas à Durand.

Oui, monsieur, ça vous f’ra du bien.

DURAND.

Tu crois.

GOBERVILLE, à part.

Ah ! c’est la nièce.

À Madelaine.

Va, et tu diras à mon neveu de monter.

MADELAINE.

Oui, monsieur ; je vas vous amener le verre de vin,

Bas à Cécile.

et vous apporter M. Adolphe.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

GOBERVILLE, DURAND, CÉCILE

 

GOBERVILLE.

Elle est fort bien, votre aimable nièce. Un air simple et décent... vous allez me permettre de vous présenter mon neveu, un garçon sage et rangé !...

À mi-voix.

C’est déjà à la tête d’une maison de commerce, où ça a un intérêt dans les bénéfices, ça fera bon chemin... c’est économe jusqu’à la parcimonie.

DURAND.

Tant pis ! tant pis !

Air : Voilà la jeunesse à présent.

Moins de prudence et de sagesse,
Surtout moins de cupidité ;
L’avarice dans la jeunesse
Dénote un cœur déjà gâté.
Bon, que le vieillard thésaurise,
Lorsque l’âge vient le glacer,
Il faut bien qu’on économise
Quand on ne peut plus dépenser.

GOBERVILLE, avec finesse.

J’entends ! j’entends !

DURAND.

Je hais l’avarice, je l’avoue.

GOBERVILLE.

Et moi donc ?... voyez mon train de vie. J’ai table ouverte, pour ainsi dire, à tout le commerce, parce que je fais des affaires avec mes convives ; du bon vin, parce qu’en les poussant un peu, mes marchés n’en de viennent que meilleurs, au dessert... un cabriolet qui me coûte, bel et bon, mille écus par an ; mais, qui m’en rapporte dix fois autant, car sans lui je ne pourrais pas conclure la vingtième partie de mes affaires. Une garde robe soignée, un gros diamant au petit doigt, mes entrées au balcon des bouffes, tout cela éblouit, donne de la confiance, vous classe un homme dans le haut commerce... les entreprises arrivent, les marchés se concluent, les fonds rentrent, et c’est ainsi, qu’à force de luxe et de prodigalité, on se trouve à même de faire des économies.

DURAND.

C’est très bien, quand on peut en agir ainsi.

GOBERVILLE.

Mais, voici le malaga et mon neveu qui arrivent.

 

 

Scène XII

 

GOBERVILLE, DURAND, CÉCILE, MADELAINE, apportant un flacon de malaga, et deux verres à pattes, sur un plateau, ADOLPHE

 

ADOLPHE, à Durand.

Quoi, monsieur, il n’est permis ?...

DURAND.

Soyez le bienvenu, bon jeune homme.

ADOLPHE, à Cécile.

Cécile, votre oncle et le bien sont donc réconciliés ?

GOBERVILLE, bas à Durand, pendant que Madelaine lui verse du Malaga.

Nos jeunes gens sont en pays de connaissance.

DURAND.

On m’a dit un mot de cela.

GOBERVILLE.

Eh ! bien, mon cher locataire, voilà qui nous pousse, voilà pour qui nous travaillons.

DURAND, après avoir bu.

Ce vin laisse un velouté sur l’estomac.

GOBERVILLE, lui versant de nouveau.

Allons, encore un coup... il faudra marier cela, doter cela.

DURAND, rendant son verre.

Doter !

GOBERVILLE.

Tenez, je vais rondement en affaires, moi, nos jeunes, gens s’aiment...

ADOLPHE.

Ah ! mon cher oncle !

GOBERVILLE.

C’est bon, c’est bon, monsieur, cela ne vous regarde pas ; laissez faire les oncles,

À Durand.

mais convenons d’abord.

Air : Vaudeville de l’Île des Noirs.

Quel régime sera le vôtre,
En stipulant ces doux liens ?

DURAND.

Comme ils n’ont rien ni l’un ni l’autre,
Il faut qu’ils soient communs en biens.

GOBERVILLE.

Eh quoi ! pour un tel mariage
Vous ne lui donnez rien vraiment ?

À part.

Le ladre veut sauver, je gage,
Les frais de l’enregistrement.
(bis.)

DURAND.

Mais, quelle idée vous faites-vous de moi ? comment pouvez-vous croire que ma fortune ? 

GOBERVILLE.

Allons, que diable ! je ne compte pas avec vous, je ne vais pas vous mettre un pistolet sur la gorge, pour vous demander ce que vous avez ; mais moi, en faveur de cette union, et seulement, pour avoir l’honneur d’être allié à votre famille, je donnerai à mon neveu, une cinquantaine de mille francs.

DURAND.

Cinquante mille francs !

GOBERVILLE.

Vous trouvez que ça n’est pas assez ?

DURAND.

Mais...

GOBERVILLE.

Écoutez donc, je ne gagne pas quarante mille francs d’un coup de filet, moi.

DURAND.

Mais, monsieur...

GOBERVILLE.

C’est bon, c’est bon, je lui en donnerai soixante.

CÉCILE, passant auprès de Durand.

Mais, monsieur, mon oncle veut vous dire...

GOBERVILLE.

Ne vous mêlez pas de cela, charmante demoiselle.

DURAND.

Encore un coup, je ne donne rien à ma pièce.

GOBERVILLE.

Rien ?

DURAND.

Absolument rien.

GOBERVILLE.

Pas même vos actions sur les canaux ?

DURAND, étonné.

Mes actions sur...

GOBERVILLE.

C’est bon, qu’à cela ne tienne, est-ce qu’on vous demande quelque chose ? Vous êtes un terrible homme. Du reste, est-elle votre légataire universelle ?

DURAND.

Pour cela, oui, celle chère enfant !

GOBERVILLE.

Voilà le principal.

À part.

Elle aura tout.

DURAND.

Mais, je ne lui donne rien.

GOBERVILLE.

Mon Dieu, on vous croit pauvre comme Job, êtes-vous content ?

À part.

Ce que c’est que l’avarice.

Haut.

Mais, je vous emmène à l’instant chez le notaire, pour faire rédiger les articles du contrat, et nous reviendrons ici, faire un petit repas, en famille.

Fragment du morceau del Matrimonio.

Vite, allons chez le notaire,
Puis nous reviendrons soudain,
Dîner, faire bonne chère,
Pour fêter notre voisin.

DURAND.

Le notaire...

GOBERVILLE.

N’y prenez pas garde,
Nous avons un cabriolet.

DURAND.

Le repas ?

GOBERVILLE.

Ça me regarde,
Tout ici sera bientôt prêt.

ENSEMBLE.

Moi, le repas me regarde,
J’en vais faire l’apprêt.

GOBERVILLE.

Oui, le repas me regarde,
Et tout sera bientôt prêt.

ADOLPHE.

Oui, le repas le regarde,
Et tout sera bientôt prêt.

DURAND.

Quoi, le repas le regarde,
J’en suis tout stupéfait.

GOBERVILLE.

Allons, Bientôt nous reviendrons.

LES AUTRES.

Allons, bientôt ils reviendront.

GOBERVILLE.

Et nous les marierons.

LES AUTRES.

Et nous { les     marierons,
              { nous

GOBERVILLE.

Oui, l’hymen
À demain.

ADOLPHE et CÉCILE.

À demain.

GOBERVILLE.

Cher voisin !

ENSEMBLE.

Mettons-nous vite en chemin.

LES AUTRES.

Mettez vous   } vite en chemin.
Mettons nous }

Durand, Goberville et Madeleine sortent.

 

 

Scène XIII

 

ADOLPHE, CÉCILE

 

CÉCILE.

Je ne comprends rien à tout ce qui nous arrive.

ADOLPHE.

C’est pourtant bien clair, rien ne s’oppose plus à notre mariage.

CÉCILE.

Mais, d’après ce que je viens d’entendre, M. Goberville s’imagine que mon oncle est riche, et la vérité, c’est qu’il est le meilleur, comme le plus pauvre des hommes.

ADOLPHE.

Est-il possible ? mais à la bourse on ne parle que de M. Durand.

CÉCILE.

C’est d’un autre Durand, sans doute, et il est de notre honneur de désabuser votre oncle.

ADOLPHE.

Ah ! laissons-lui son erreur. Si vous connaissiez M. Goberville, c’est lui qui est le véritable avare.

Air : Mon pays avant tout.

Rassurez-vous sur la dot qu’il me donne,
Car cette dot entre nous n’est qu’un prêt,
De la tendresse où son cœur s’abandonne,
Il doit tirer un très gros intérêt.
Pour notre hymen s’il se montre accessible,
C’est qu’il y trouve un fort bon placement.
Mon oncle enfin spéculateur sensible,
Fait des heureux à quinze et vingt pour cent.

 

 

Scène XIV

 

ADOLPHE, CÉCILE, MADELAINE, DEUX LAQUAIS apportant une table servie et un panier de vin

 

MADELAINE.

Par ici, messieurs, posez tous ça là. Eh ben, monsieur Adolphe, c’est y ça un galas. Du vin cacheté de toutes les couleurs.

À part.

Et tout ça pour un homme qui a déjeune avec deux sous de lait, et un sou de pain.

ADOLPHE, à Cécile.

Ne parlez de rien, je vous en supplie.

GUIGNOLET, dans l’escalier.

C’est égal... j’allons monter tout d’ même !

MADELAINE, apercevant Guignolet et sa femme montant vers la porte.

Oh ! c’est les paysans de tantôt ; nous allons rire ! arrivez donc, vous venez bien à propos.

À Cécile.

Mademoiselle, c’est des parents à vous et à M. Durand.

 

 

Scène XV

 

ADOLPHE, CÉCILE, MADELAINE, GUIGNOLET et MADAME GUIGNOLET

 

GUIGNOLET, apercevant le couvert.

Dis donc, femme, pour un homme ruiné et qui n’a pas de quoi secourir des parents.

MADAME GUIGNOLET.

Ah ! que de fricot !

CÉCILE.

Ah ! monsieur, ne jugez pas mon oncle d’après ce que vous voyez.

GUIGNOLET, regardant Cécile.

J’ parions que c’est la p’tite cousine.

MADAME GUIGNOLET, à Cécile.

Cette chère enfant ! comme elle est grandie ! J’venons d’ cheux vous, mon chou ; on nous a dit que vous étiez sortie avec un vieil homme, et j’ m’avons douté ousque nous vous rencontrerions.

GUIGNOLET.

Vous êtes-donc c’te p’tiote Cécile ?

CÉCILE.

Oui, monsieur.

GUIGNOLET.

Elle m’appelle monsieur, je crois !... Est-ce que dans vot’ Paris, un cousin c’est un monsieur ?

CÉCILE.

Ah ! pardonnez... mais...

GUIGNOLET.

Mais... voyons, regardez-moi... Elle est jolie tout d’ même... Femme, elle est not’ cousine... par ainsi que de bons parents se doivent aide et secours... P’tiote, donnez-moi votre main ; j’suis, Guignolet Durand, ou Durand Guignolet, au choix, nous avons fait la moisson ; et vous aurez votre gerbe...

ADOLPHE, à part.

Allons, voilà une nouvelle parenté.

GUIGNOLET.

Votre oncle fait bombance, et il ne vous a peut-être pas invitée, mais je vous invite, je m’invite aussi, je t’invite tout d’ même, femme, j’invite tout l’ monde, enfin, je reste, je veux savoir jusqu’où il poussera les choses, et lui donner une leçon d’importance.

MADAME GUIGNOLET.

Allez-vous encore vous échauffer, faire une scène !

GUIGNOLET.

Oui, corbleu ! il me faut une vengeance, et je vais d’abord m’en prendre à son vin.

CÉCILE.

Qu’est-ce qu’il va faire.

MADELAINE.

Vous le voyez bien, il va boire,

À part.

ah ! si monsieur Goberville était là, bisquerait-il ? son meilleur...

GUIGNOLET, après avoir bu.

Pas mauvais, on voit qu’il vient de la cave d’un avare, il y a longtemps qu’il n’a vu le jour.

 

 

Scène XVI

 

ADOLPHE, CÉCILE, MADELAINE, GUIGNOLET, MADAME GUIGNOLET, DURAND, GOBERVILLE

 

GOBERVILLE.

Eh bien, j’espère que je suis expéditif !

Bas à Adolphe.

c’est arrangé, je te céderai la dot au plus petit intérêt.

ADOLPHE.

Que de bontés, mon cher oncle !

DURAND, à Guignolet.

Ah ! c’est vous,mes amis.

GUIGNOLET.

Oui, oui, c’est nous-mêmes.

GOBERVILLE.

Que veulent ces gens ?

MADAME GUIGNOLET.

Comment, ces gens ?

DURAND, à mi-voix à Goberville.

Ce sont des parents, de pauvres diables que je voudrais pouvoir secourir, ils seront des nôtres si vous permettez.

GOBERVILLE.

Bah ! bah ! si nous les écoutions, tous les pauvres seraient nos parents ! qu’ils travaillent.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Au diable tous ces pauvres gens,
C’est une insoutenable engeance,
N’est-il pas pour les indigents
Des comités de bienfaisance.
Ont-ils de bons papiers sur eux ?

GUIGNOLET.

Jarni ! vous êtes-ben sévère,
Faut-il donc pour êtr’ malheureux
Un’ permission de M. l’ maire ?
(bis.)

GOBERVILLE.

Oui, monsieur, c’est l’usage.

DURAND.

De grâce.

GOBERVILLE, à Durand.

Allons, faites ce que vous voudrez...

DURAND, aux Guignolet.

Mes amis, vous allez dîner avec nous.

GUIGNOLET.

C’est ben not’ projet !

Bas à Durand.

dites donc, cousin, est-ce que vous avez fait fortune depuis ce matin ?

DURAND, à mi-voix.

Je vous expliquerai tout cela, en attendant, à table, mes amis.

GUIGNOLET.

De tout mon cœur !

À part.

tu me le payeras, maudit avare,

Haut.

allons, femme, boute-toi là,

Bas.

et ne ménageons pas son dîner.

Ils se mettent tous à table ; Guignolet boit et mange avec avidité.

GOBERVILLE, à Guignolet.

Comme vous y allez ! mais vous commencez par le vin de dessert.

GUIGNOLET, lui poussant le coude avec un air d’intelligence.

Laissez donc, c’est pour faire bisquer notre avare !

Se retournant à un domestique.

une assiette !...

Pendant que le domestique va lui en chercher une, il lui tend la sienne et la laisse tomber.

GOBERVILLE.

Eh bien, que faites-vous donc ? 

GUIGNOLET, bas à Goberville.

Chut !... regardez donc comme il bisque l’avare.

GOBERVILLE.

Je ne vois pas cela,

À part.

c’est fort désagréable, ça me dépareille mon service.

GUIGNOLET, prenant une bouteille.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

GOBERVILLE.

Prenez donc garde, c’est du Madère.

GUIGNOLET.

Du Madère ? tant mieux !

DURAND.

Allons, le cousin a la tête montée, eh bien, mon ami... un bon repas, c’est une heure de plaisir.

GUIGNOLET.

Oui, fais contre fortune bon cœur. Allons, en avant la petite chanson.

Air : Faut d’ la vertu.

Vive un vilain
Qui s’ met en train,
J’ vois sans chagrin
Couler son vin.

TOUS.

Vive in vilain, etc.

GUIGNOLET.

Lorsque la soif de l’or nous gagne,
On en va chercher je n’ sais où,
Moi pour un’ feuillett’ de champagne,
J’ don’rais tout les min’s du Pérou.
Vive un vilain,
etc.

TOUS.

Vive un vilain, etc.

DURAND, à part.

Je veux me mettre de la partie... nous verrons qui se ra le mystifié.

Se levant avec fierté.

Laissons vieillir chaque vendange,
N’enfermons point d’or au logis,
Les vieux écus perdent au change
Et les vieux vins doublent de prix.

GUIGNOLET, à part.

Y’n’sait plus c’qu’il dit.

CHŒUR.

Vive un vilain, etc.

DURAND, débouchant la seconde bouteille de Champagne.

Allons le Champagne !... à la santé de M. Goberville.

GUIGNOLET.

Qu’est-ce qu’est monsieur Goberville ?

GOBERVILLE.

C’est moi, monsieur.

DURAND.

Même air.

Trop longtemps ce champagne en cave,
Dans les fers amis est resté ;
Il va sauter comme un esclave,
Qui recouvre sa liberté.

Il verse du Champagne.

CHŒUR.

Vive un vilain, etc.

GUIGNOLET.

Bravo ! v’là qu’est ben parlé, mais il faudrait agir de même.

Il se lève tout-à-coup et renverse une petite table qui est derrière lui chargée de faïence.

GOBERVILLE.

Que faites vous donc ?

GUIGNOLET, riant.

Ne faites donc pas attention, il a des écus pour en acheter d’autres, il faut forcer les avares à mettre leur argent en circulation, n’est-ce pas, mon cher cousin ?

DURAND.

Je suis de cet avis.

GOBERVILLE.

Eh ! que diable ? monsieur !...

DURAND.

Mais cousin, cette porcelaine n’est pas à moi.

GUIGNOLET.

Encore un détour, mais ce petit chiffon de papier est ben à vous, cousin, qui n’avez pas de quoi secourir de pauvres parents.

Il lui montre la note qu’il a gardée.

DURAND, regardant la note.

Ah ! je conçois maintenant !

GUIGNOLET à Goberville.

Il croit qu’il conçoit.

GOBERVILLE, tenant la note.

Qu’est-ce que c’est ? mes rentes, mon château, c’est bien son écriture...

À Durand.

ah ! vous avez un château.

GUIGNOLET.

Il en a p’t-être deux.

GOBERVILLE.

J’aime beaucoup les châteaux.

DURAND.

C’est tout simplement la petite note...

GOBERVILLE.

De ce que renferme le grand portefeuille...

DURAND.

Le grand portefeuille, justement. Madelaine, va chercher mon grand portefeuille, je veux faire voir toutes mes richesses à mes amis.

Madelaine entre dans le cabinet.

GUIGNOLET.

C’est ça, déboutonnez-vous donc.

GOBERVILLE, gaiment.

Voilà l’effet de mon champagne.

DURAND.

Au dessert ça ne peut pas nuire... mais je ne veux pourtant pas vous faire tout connaître aujourd’hui, ça serait trop long.

GOBERVILLE.

Oh ! nous avons le temps.

MADELAINE, apportant le portefeuille.

Le voilà, le voilà.

Tous se portent vers le portefeuille.

DURAND, le prenant.

Un instant, un instant.

GUIGNOLET, à Goberville.

Voyez-vous l’avare ?

Haut.

voyons d’abord vos rentes.

MADAME GUIGNOLET.

Ou vot’ château ?

GOBERVILLE.

Vos actions dans les canaux ?

DURAND.

Je n’ai rien fait sur les canaux, mais voilà mes rentes.

Il prend un papier dans le portefeuille.

GOBERVILLE.

Qu’est-ce-que c’est que cela ?

GUIGNOLET.

C’est des coupons.

DURAND.

Non ce sont des couplets.

GOBERVILLE.

Chanson !

DURAND.

C’est cela même, mes rentes.

Lisant en chantant.

Air : J’apprends encore à vendanger.

Dès mon printemps je fus rentier,
Habile à ce métier ;
La beauté n’osait refuser
À ma voix éloquente,
Tous les soirs un baiser ;
C’était alors ma rente.

Allons, mes amis, en chœur.

TOUS LES TROIS.

Tous les soirs, etc.
C’était alors sa rente.

GOBERVILLE.

Que diable nous chante-t-il là ?

DURAND.

Mes rentes, second coupon.

Second couplet.

Dans mon automne plus joyeux,
Mais bien moins amoureux.
Tous les jours avec des lurons
D’une humeur entraînante,
Je sablais dix flacons,
C’était encor ma rente.

ENSEMBLE.

Il sablait dix flacons, etc.

DURAND.

J’ai bien changé de revenu,
Las, l’hiver est venu,
Je n’aime plus comme autrefois ;
Ni ne bois, ni ne chante,
La goutte tous les mois,
C’est à présent ma rente.

ENSEMBLE, avec gaieté à l’exception de Goberville.

La goutte tous les mois,
Voilà toute sa rente.

GUIGNOLET.

Si vous n’avez pas d’autre inscription, vous voilà joliment hypothéqué avec vos rentes.

GOBERVILLE.

Et votre château ?

DURAND.

C’est un conte en vers libres.

GOBERVILLE.

Mais enfin vos quarante mille francs dans les canaux ? c’est bien monsieur Durand ?...

GUIGNOLET, vivement.

Ah ! pour ça c’est moi, Durand Guignolet, fils, de Jacques Durand Guignolet et de Jeanne Catherine Sébastienne...

MADAME GUIGNOLET.

En voilà assez, not’ homme.

MADELAINE, qui pendant tout ce temps a regardé dans le portefeuille.

Ah c’est vrai, not’ maître, il n’y a pas pour deux sous de valeur, là-dedans, il n’y a que des chansons.

GUIGNOLET, passant près de Durand et lui ouvrant les bras.

Quoi, monsieur Durand c’est donc vrai que vous êtes ruiné, j’en pleure de joie.

MADELAINE.

Le bon cœur !

MADAME GUIGNOLET.

Ce cher cousin, que je l’embrassions !

GUIGNOLET.

Oui, mon cher cousin, je vous ons cru riche et vous êtes pauvre.

DURAND.

Et je n’en suis pas plus fier pour ça.

GUIGNOLET.

Vous m’avez cru pauvre et je suis riche.

DURAND, étonné.

Vous êtes riche ?

GUIGNOLET.

Je vous avons soupçonné à tort de dureté, mais morbleu, tant que Durand Guignolet, fils de Jacques Durand, aura un écu dans sa poche, y aura trente sols pour vous, ou si vous le préférez, un franc cinquante centimes, d’après le calcul décimal ; voilà comme je me venge et que je passe ma colère.

ADOLPHE, à Goberville.

Mais, mon oncle, ce changement de fortune n’en doit pas apporter un dans mon mariage avec Cécile.

GOBERVILLE.

Voyons, voyons, entendons-nous, je ne suis pas plus intéressé qu’un autre, et monsieur Durand serait dans la plus affreuse misère, pourvu qu’il donne à sa nièce une soixantaine de mille francs, j’accède encore au mariage.

GUIGNOLET.

Et ben, monsieur Goberville, je les donne.

GOBERVILLE.

Bien, notre homme.

CÉCILE et DURAND.

Est-il possible !

GOBERVILLE.

L’un ou l’autre, peu m’importe, je vous donne des facilités.

GUIGNOLET.

Enfants, embrassez vous, et à demain la noce.

DURAND.

Aujourd’hui, mon ami, aujourd’hui... vous m’avez pris pour un homme intéressé, un avare, tranchons le mot, et bien, vous le voyez, votre amitié est toute ma richesse et votre bonheur ma seule ambition ; hâtez-vous donc d’être heureux, je n’ai pas un instant à perdre : à mon âge, il est permis d’être avare de son temps.

Vaudeville.

GUIGNOLET.

Air nouveau de M. Blanchard.

Je ne sais que ce qu’on m’apprit,
Et l’on n’a guèr’ meublé ma tête,
Mais j’ possédons le bon esprit,
J’ai des écus, c’n’est pas si bête.
J’ n’ai pas l’honneur d’êt’ général,
Ni poète, ni même artiste,
Mais à Paris l’ point capital,
C’est d’être un gros capitaliste.

ADOLPHE.

Regardez cet agioteur,
Qu’au jeu son avarice porte ;
L’an dernier ; ce spéculateur
Mit déjà la clef sous la porte.
On le plaint partout, je le vois,
Et lui dans ses projets persiste ;
Qu’il manque encor deux ou trois fois,
Nous le verrons capitaliste.

CÉCILE.

Dans les doux nœuds que nous formons,
Pour que le sort nous favorise,
L’amour seul doit faire les fonds
De cette nouvelle entreprise ;
Car l’hymen, m’a-t-on dit tout bas,
Quoique très grand économiste,
Succombe bientôt s’il n’a pas
L’amour pour son capitaliste.

GOBERVILLE.

Beaucoup de femmes à Paris,
Dans ce siècle d’agiotage,
Spéculent mieux que leurs maris,
Et doublent les fonds du ménage.
Pour spéculer, madame sort,
Son mari, comme un égoïste,
Reste seul, et tandis qu’il dort,
Monsieur devient capitaliste.

DURAND.

Jadis Crésus avec son or
S’est fait un grand nom dans l’histoire,
Mais sans fortune on peut encor
De son pays être la gloire.
Le champ d’honneur et l’Hélicon
Repoussent banquiers et banquistes,
Bélisaire, Homère et Milton
N’étaient pas des capitalistes.

MADELAINE, au public.

Chez nous comm’ dans l’ mond’ nous voyons
Des riches de plusieurs espèces,
En fait d’esprit je manquons d’ fonds,
Et j’ somm’s souvent près de nos pièces ;
Mais en revanche, dieu merci,
Et sans en paraître plus tristes,
En fait d’ bêtises, c’est ici
Qu’on trouv’ les gros capitalistes.

PDF