Le Baron de la Crasse (Raymond POISSON)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en juin 1662.
Personnages
LE BARON DE LA CRASSE
LE MARQUIS
LE CHEVALIER
LE COMÉDIEN
MARIN, valet du Baron de la Crasse
La scène est dans le château du Baron de la Crasse, en Languedoc.
Scène première
LE MARQUIS, LE CHEVALIER
LE CHEVALIER.
Voici donc le Château du Baron de la Crasse ?
On disait que c’était un si beau lieu de Chasse.
LE MARQUIS.
C’est que l’on se raillait ; mais pour ton réconfort,
Crois que ce Campagnard nous divertira fort.
LE CHEVALIER.
Mais enfin ce Baron, quelque fat qu’il puisse être,
Voyant que je n’ai pas l’honneur de le connaître,
Croira bien, s’il lui reste un peu de jugement,
Qu’on m’en veut donner le divertissement.
LE MARQUIS.
Et quand il le croira, qu’est-ce que l’on hasarder ?
C’est un Baron, te dis-je, à souffrir la nasarde ;
Il n’a depuis dix ans sorti de son Château,
Que l’autre jour qu’il fut jusqu’à Fontainebleau,
Où son malheur le fit berner d’une manière
Fort plaisante, dit-on, et fort particulière :
C’est tout ce que j’en sais, mais je veux aujourd’hui
Tâcher adroitement à l’apprendre de lui.
LE CHEVALIER.
Mais si l’affront est grand, voudra-t-il nous le dire ?
LE MARQUIS.
Lui parlant de la Cour, et de Fontainebleau,
Lui-même donnera d’abord dans le panneau.
Scène II
LE BARON, LE CHEVALIER,LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Ah ! Monsieur le Baron.
LE CHEVALIER.
Ah ! Monsieur.
LE BARON.
Je vous jure,
Qu’en me faisant honneur, vous me faites injure ;
Car de me venir voir, et n’en avertir pas
C’est se jouer à faire un fort mauvais repas.
LE MARQUIS.
Vous vous moquez de nous ; mangeant votre ordinaire,
Je suis fort assuré que nous ferons grande chère.
LE CHEVALIER.
Le désir de vous voir me pressait tellement,
Qu’enfin il a fallu...
LE BARON.
Monsieur, sans compliment,
Voyez-moi tout le soûl, contentez votre envie ;
L’on est à même ici.
LE CHEVALIER.
Mon âme en est ravie.
LE BARON.
La mienne l’est aussi.
LE MARQUIS.
Monsieur brûlait d’avoir
L’honneur de vous connaître, et moi de vous revoir.
LE BARON.
Pour vous bien divertir, à quoi pourrons-nous faire ?
LE MARQUIS.
Nous aurons bientôt de quoi nous satisfaire ;
Car des Comédiens viennent ici vous voir.
LE BARON.
Ne vous moquez-vous point ?
LE MARQUIS.
Ils arrivent ce soir.
LE BARON.
Ma foi, je le voudrais.
LE CHEVALIER.
Ce n’est point raillerie,
Nous avons dîné tous en même Hôtellerie :
Ils viennent à Béziers.
LE BARON.
Ils quittent leur chemin.
LE MARQUIS.
Et ne pourront-ils pas le reprendre demain ?
LE BARON.
Oui-da, facilement : J’admire cette rencontre !
LE CHEVALIER.
Ce n’est qu’où l’on nous voit que le plaisir se montre.
LE MARQUIS.
En effet, nous vivons comme des demi-Dieux ;
Les divertissements nous suivent en tous lieux.
LE CHEVALIER.
Je les ai vu jouer, leur Troupe est raisonnable.
LE MARQUIS.
Monsieur leur fit sa Cour comme ils étaient à table.
LE CHEVALIER.
J’en connais quelques-uns.
LE MARQUIS.
Mais le premier Acteur
Se croit fort habile homme, et fort grand Orateur,
Les premiers de son art, les plus inimitables,
Il ne les trouve pas seulement supportables.
LE BARON.
S’il vient, nous le verrons.
LE MARQUIS.
Enfin toujours constant
Dedans votre Château ?
LE BARON.
Monsieur, j’y vis content,
Tout m’y rit, tout m’y plaît, tout m’y paraît aimable ;
Le plus affreux Hiver, je le trouve agréable.
LE MARQUIS.
Le beau Règne où l’on est, la douceur de la Paix,
Et la Cour à présent plus belle que jamais,
Avec tous ses appas ne vous fait nulle envie ?
LE BARON.
Non.
LE MARQUIS.
Non ?
LE BARON.
Que voulez-vous ? mon Château c’est ma vie.
LE MARQUIS.
Depuis plus de cent ans on n’a rien vu de beau,
Comme de voir la Cour dedans Fontainebleau :
Sept ou huit mois durant elle fut sans égale,
Les Seigneurs se portaient dans la Cour de l’Ovale,
Et le plus souvent ceux qui venaient les derniers,
Étaient heureux d’avoir leurs lits dans des Greniers :
Dans les Chambres du Roi, dedans celles des Reines,
On n’y pouvait entrer, elles étaient si pleines,
Que fort souvent j’ai vu commander aux Huissiers,
Qu’ils fassent tout sortir jusqu’aux Officiers.
LE CHEVALIER.
Il est vrai que jamais la Cour ne fut plus belle.
LE BARON.
Je n’ai point encore eu de passion pour elle ;
Et si je n’avais eu celle de voir le Roi,
Je serais demeuré clos et couvert chez moi.
LE MARQUIS.
Ha ! vous y fûtes donc ? J’en suis ravi je jure.
LE BARON.
Moi, j’en suis bien fâché, Monsieur, je vous assure.
LE CHEVALIER.
Bien fâché ! Pourquoi donc ? c’est le lieu le plus beau.
LE BARON.
Je voudrais ne point sortir de mon Château :
Si je refais jamais de ces rudes corvées...
LE MARQUIS.
Les Grottes du Canal n’étaient pas achevées.
LE BARON.
Monsieur, je n’ai rien vu dont je sois satisfait.
LE MARQUIS.
Le Parterre du Tibre est encore imparfait.
LE BARON.
Pour bien voir ce Canal, ces Grottes, et ce Tibre,
Fallait-il pas avoir le corps et l’esprit libre ?
LE MARQUIS.
Ne les aviez-vous pas ?
LE BARON.
Non, j’étais arrêté
Aussi bien que jamais criminel l’ait été.
LE MARQUIS.
Je ne vous entends point.
LE BARON.
C’est un affront sensible
Qu’on m’a fait chez le Roi.
LE CHEVALIER.
Serait-il bien possible ?
LE BARON.
Mais je m’en vengerai ; car après un tel tour,
On ne me reverra de ma vie à la Cour.
LE MARQUIS.
C’est assez s’en venger, elle y perdra sans doute.
LE BARON.
Enfin, quoi qu’il en soit, je lui fais banqueroute.
J’allais pour voir le Roi, quand insensiblement
Je connus que j’étais dans son appartement :
J’étais pour lors, je crois, le plus propre de France ;
Et le puis dire aussi que j’avais fait dépense,
Car ma Terre en sauta ; j’étais sur le bon bout ;
Mais le maudit rabat me coûta plus que tout :
J’en voulus avoir un de ces Points de Venise,
La peste, la méchante et chère marchandise !
En mettant ce Rabat, je mis (c’est être fou)
Trente-deux bons arpents de Vignoble à mon cou.
Mais baste ; où j’étais donc, on faisait fort la presse ;
Une porte s’ouvrait et se fermait sans cesse ;
Beaucoup de Gens entraient assez facilement,
J’en vis qu’on repoussait aussi fort rudement :
Des Hommes fort bien faits assez haut se nommèrent,
Et quelque temps après on ouvrit, ils entrèrent.
Je crus donc que mon nom me ferait estimer,
Pour entrer comme eux, qu’il me fallait nommer :
Aussitôt que j’eus dit, le Baron de la Crasse,
Tous ceux de devant moi font d’abord volte face,
L’un à droit, l’autre à gauche, et tous si prestement,
Qu’il sembla que mon nom fut un commandement.
Un Baron, dit l’Huissier ; un Baron ! place, place,
À Monsieur le Baron ; que l’on s’ouvre, de grâce :
On croyait à la Cour les Barons trépassés ;
Mais pour la rareté du fait, dit-il, passez.
Je passe, et cet Huissier crie encore, place, place,
Messieurs, de main en main, au Baron de la Crasse.
J’enrageais quand je vis cent hommes me gausser,
Et que j’avais encore une porte à passer ;
Car chacun m’entourait pour me couvrir de honte,
Comme l’on fait un Ours quand un enfant le monte :
Mais comme je me vis près la Chambre du Roi,
(Car on m’avait fait jour en se moquant de moi)
Ennuyé de me voir bafouillé de la sorte,
Je cherchai le marteau pour frapper à la porte ;
Mais je fus obligé (car je n’en trouvai point)
De donner seulement deux ou trois coups de poing.
L’Huissier ouvre aussitôt, criant d’une voix forte,
Qui diable est l’insolent qui frappe de la sorte ?
Je n’ai pas frappé fort, lui dis-je, excusez-moi,
C’est le désir ardent qu’on a de voir le Roi.
Mais d’où diable êtes-vous, pour être si Novice,
Dit-il ? De Pézenas, dis-je, à votre service.
Hé bien, apprenez donc, Monsieur de Pézenas,
Qu’on gratte à cette porte, et qu’on n’y frappe pas.
Vous voulez voir le Roi ? vous attendrez qu’il sorte,
Dit-il, et repoussa fort rudement sa porte.
Comme j’étais fort près, je fus si malheureux,
Qu’en fermant, il m’enferma un côté de cheveux,
Je ne le celle point, ma peur fut sans pareille,
Car la porte les prit rasibus de l’oreille :
J’eus beau pour les ravoir me rendre ingénieux,
Jamais pour mon malheur porte ne joignit mieux,
Mais comme je fus pris la tête un peu penchée,
Mon oreille à la porte était comme attachée :
Ainsi donc malgré moi je feignais d’écouter,
Et ma feinte empêchait que l’on s’en pût douter ;
La porte par hasard, où l’Huissier par malice,
Étaient les instruments de ce nouveau supplice.
Scène III
MARIN, LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER
MARIN.
Monsieur, Jean dit combien on tuera de poulets ?
LE BARON.
Veux-tu parler bas, deux. Peste, soient les valets !
LE CHEVALIER.
A-t-on jamais parlé d’une rencontre semblable ?
LE BARON.
Le mal que je souffrais était inconcevable :
Encore si ça avait été des cheveux de la Cour,
J’aurais fort bien quitté la Perruque, ou le Tour,
Sans être ainsi gêné, j’aurais levé la crête,
Mais, par malheur, c’était des cheveux de ma tête,
Fort épais et fort longs, et que pour mes péchés,
Madame la Nature avait trop attachés :
Mais comme ma douleur nuisait fort à ma feinte,
Et que mon action paraissait fort contrainte,
Tous ceux qui m’observaient jugeaient bien, je crois,
Qu’étant ainsi gêné, j’étais là malgré moi ;
Aussi vis-je d’un œil, (car j’étais pris de sorte,
Que l’autre pouvait regarder que la Porte,)
Qu’un certain fanfaron riait dans son mouchoir,
Et me montrait du doigt pour mieux me faire voir.
LE MARQUIS.
Mais que fîtes-vous donc ? L’aventure bizarre !
LE BARON.
Il arrive un vieux Duc, qui criait gare, gare,
Retirez-vous, dit-il, en s’adressant à moi,
On n’écoute jamais à la Porte du Roi.
Faites-la donc ouvrir pour finir mon martyre,
Et pour plus de vingt ans, Monsieur, je me retire,
Lui dis-je : Regardez si je suis malheureux,
Depuis plus d’un quart d’heure on me tient aux cheveux ;
C’est le diable d’Huissier, car je sens qu’il les tire.
Le Duc me regardant, se prit si fort à rire,
Que ce fut le plus grand de mes étonnements,
De voir que ce Vieillard pût rire si longtemps ;
Chacun se relayait pour me voir à son aise ;
Douze Hommes reculaient, il s’en rapprochait seize ;
Bref on me venait voir comme on fait un Encan,
Ou comme un malheureux qu’on a mis au Carcan.
LE CHEVALIER.
J’aurais, pour faire ouvrir, refrappé de plus belle.
LE BARON.
Je le fis bien aussi ; mais oui, point de nouvelle.
LE MARQUIS.
Le Duc ne fit-il pas ouvrir pour lui ?
LE BARON.
Ma foi,
L’Huissier fut pour le Duc aussi sourd que pour moi,
Enfin dans mes transports de ma plus forte rage,
Je ne pus me résoudre à souffrir davantage,
Et pour me retirer d’un état malheureux,
Je me coupai tout net ce côté de cheveux.
Mais aussitôt qu’on me vit tondu de cette sorte,
Et mes cheveux sans moi demeurer à la Porte,
Le ris se redoubla, j’enfonçai mon chapeau,
Et sortis en fuyant, le nez dans mon manteau.
LE MARQUIS.
Il y fallait crever, l’affront est trop sensible.
LE BARON.
Et comment y crever ; il était impossible.
LE CHEVALIER.
Il est vrai qu’il fallait sur l’heure vous venger.
LE BARON.
Avez-vous entrepris de me faire enrager ?
LE MARQUIS.
Je vous y veux servir, et de la bonne sorte.
LE BARON.
Contre qui me servir, Monsieur ? contre une Porte.
LE MARQUIS.
L’ardeur de vous venger nous ôte la raison.
LE BARON.
Peut-être que l’Huissier a fait la trahison,
Mais qui l’en convaincra ?
Scène IV
LE BARON, LE CHEVALIER, LE MARQUIS, MARIN
MARIN.
Monsieur, on vous demande.
C’est un Comédien.
LE BARON.
Parbleu, voici la Bande.
LE MARQUIS.
Dites Troupe, l’on dit Bande d’Égyptiens,
Et Bande offenserait tous les Comédiens.
LE BARON.
Il vient fort à propos, ce récit me chagrine.
LE MARQUIS.
Voici ce grand Acteur.
Scène V
LE COMÉDIEN, LE BARON, LE CHEVALIER, LE MARQUIS
LE BARON.
Il a mauvaise mine.
LE COMÉDIEN, au Marquis.
La Comédie étant un divertissement,
Qu’un homme comme vous prend ordinairement...
LE MARQUIS.
C’est à vous qu’on en veut.
LE COMÉDIEN, au Marquis.
Je vous demande excuse.
LE MARQUIS.
Va, je t’excuse aussi.
LE COMÉDIEN.
Le plus juste s’abuse.
Au Chevalier.
La Comédie étant un divertissement,
Qu’un homme comme vous prend ordinairement...
LE CHEVALIER.
Tu te méprends, mon cher.
LE COMÉDIEN.
Et qui donc est le Maître ?
LE BARON.
C’est moi.
LE COMÉDIEN.
Je n’avais pas l’honneur de vous connaître.
La Comédie étant un divertissement,
Qu’un homme comme vous prend ordinairement,
Je viens pour vous l’offrir dans son plus beau lustre.
LE MARQUIS.
Remarquez cet abord, c’est un Acteur illustre ;
Ce compliment là seul doit le mettre en crédit.
LE BARON.
Il est étudié, mais il est fort bien dit.
LE COMÉDIEN.
Étudié, Monsieur ! Je serais bien stérile :
Pour haranguer, ma foi, l’étude est inutile :
Je harangue et je prose assez facilement ;
Je n’ai jamais rêvé pour faire un compliment,
Et si j’ai harangué tous les plus grands de France.
LE BARON.
Il faut donc que cela te vienne de naissance.
LE MARQUIS.
C’est un Original.
LE CHEVALIER.
Il est, ma foi, fort bon.
LE BARON
Avez-vous pour la Farce un excellent Bouffon ?
LE COMÉDIEN.
Oui, très certainement, il l’est, et je puis dire
Qu’il vaut bien de l’argent.
LE BARON.
Il nous fera bien rire.
LE COMÉDIEN.
Oui, vous le trouverez à votre goût, je crois ;
Mais je dois en parler modestement.
LE MARQUIS.
C’est toi ?
LE COMÉDIEN.
Vous l’avez dit, Monsieur, vous me verrez paraître :
Et je vous plairai fort.
LE CHEVALIER.
Le sot !
LE BARON.
Es-tu le Maître ?
LE COMÉDIEN.
Maître ! c’est une erreur ; car enfin parmi nous,
Nous n’avons pas de maître, nous le sommes tous
Je fais les amoureux, les Affiches, j’annonce,
Mais pour le nom de Maître il faut que j’y renonce.
Nous sommes tous égaux, nous ne nous cédons rien.
LE MARQUIS.
Quoi, tu n’es pas le Chef ?
LE COMÉDIEN.
Non.
LE MARQUIS.
Cela n’est pas bien.
LE COMÉDIEN.
Pas trop ; car tous les jours je fais assez connaître,
Si je ne le suis pas, que je devrais bien l’être,
Je ferais bien jouer autrement qu’on ne fait,
Et toujours l’Auditeur sortirait satisfait.
LE BARON.
Des Femmes, il en faut, en avez-vous de belles ?
LE COMÉDIEN.
Monsieur, je suis suspect, je ne puis parler d’elles
Quand j’en dirais du bien, on ne m’en croirait pas ;
Mais vous verrez ce soir qu’elles ont des appas
Qui les feront toujours passer pour assez belles.
LE BARON.
Avez-vous quantité de ces Pièces nouvelles ?
LE COMÉDIEN.
Quelles ?
LE BARON.
L’Agésilas de Colchos, l’avez-vous ?
LE COMÉDIEN.
Non, nous n’avons qu’Euxode, et l’Hôpital des Fous,
Messieurs, le Dom Quichot, l’Illusion Comique,
Argenis, Ibrahim, et l’Amour Tyrannique,
La Belle Esclave, Orphée, Esther, Alcimedon,
Gustaphe, Sanche Panse, Erigone, Didon,
Alcionée, Osman, les Captifs, Zénobie,
Le Prince déguisé, Clorise, la Sylvie,
Sophonisbe, Andromire, Agis, Coriolan,
Cléopâtre, Quixaire, Eurimedon, Sejan,
L’Inconstance d’Hylas, Clarimonde, Penthée,
Telephonte, Arbiran, Laure persécutée,
L’aveugle clairvoyant, Mirame, Darius,
Le Prince fugitif, Roxane, Arminius,
Roland le furieux, Palene, Mithridate,
Dom Sanche d’Aragon, Mélite, Tyridate...
LE MARQUIS.
En voilà quantité.
LE BARON.
Messieurs, il les faut voir :
Les pouvez-vous pas bien jouer toutes ce soir ?
J’entends l’une après l’autre, et non pas pêle-mêle.
LE COMÉDIEN.
Oui, cela se peut, si le Diable s’en mêle.
LE BARON.
Mais tu n’as point nommé celle... où... foin... la...
LE COMÉDIEN.
La Sœur ?
LE BARON.
Non, c’est une où l’on dit, Rodrigue as-tu du cœur ?
Tout autre que mon Père...Ha ! morbleu qu’elle est belle !
LE COMÉDIEN.
C’est le Cid, nous l’avons, elle n’est pas nouvelle :
Laquelle voulez-vous ?
LE BARON.
Celle que tu voudras.
LE COMÉDIEN.
Vous n’avez qu’à choisir, il ne m’importe pas.
Je vous en ai nommé quantité de fort belles.
LE MARQUIS, au Baron.
Choisissez-la, Monsieur.
LE BARON.
Prenons des plus nouvelles
LE MARQUIS.
De toutes celles-là, si vous le trouviez bon,
Ils représenteraient Dom Sanche d’Aragon ;
Je la trouve fort belle et fort divertissante.
LE BARON.
Il ne m’importe pas : Est-elle fort plaisante ?
LE COMÉDIEN.
Non, Monsieur, le sujet en est fort sérieux,
Et les Vers sont fort beaux.
LE BARON.
J’en suis ravi, tant mieux :
Mais après donne-nous quelque chose pour rire.
LE COMÉDIEN.
Nous n’y manquerons pas, cela s’en va sans dire.
LE BARON.
Ne nous fais pas languir, car nous sommes pressés.
Êtes-vous tous ici ?
LE COMÉDIEN.
Oui, Monsieur.
LE BARON.
C’est assez.
Dépêchez.
LE COMÉDIEN.
Nous allons commencer tout à l’heure.
Je m’habille fort vite.
LE MARQUIS.
Il est drôle, je meure.
LE CHEVALIER.
Pour moi, je crois qu’il a l’esprit un peu gâté.
LE BARON.
Oui, l’on l’a mal bouché, je le trouve éventé.
LE MARQUIS.
Et moi, je crois qu’il l’a fort bon, quoi que l’on dise,
Le bel emploi qu’il a dans la Comédie,
Se donne rarement à des Esprits mal faits ;
Et nous serons de lui, je crois, fort satisfaits.
LE CHEVALIER.
Vous fera-t-il Harangue ? il le doit.
LE BARON.
Prenons place ;
Car puisqu’il me la doit j’entends qu’il me la fasse.
LE MARQUIS.
Vraiment, il vous la doit.
LE BARON.
Il y pourrait manquer.
Holà, Comédien ? il me faut haranguer.
LE COMÉDIEN.
J’espère bien avoir cet honneur.
LE BARON.
Bon, commence.
LE COMÉDIEN.
Messieurs les Violons, jouez donc en cadence.
Harangue.
LE COMÉDIEN.
MONSEIGNEUR,
Comme il est très difficile de faire une Salade, sans que quelqu’un y trouve trop, ou trop peu de quelque chose ; de même la Harangue est un mets, dont l’assaisonnement n’est pas toujours heureux. Le Potage trop mitonné devient bouillie, et la louange trop exagérée fait mal au cœur. Il faut des Homères pour des Achilles, et des Plines pour des Trajans ; mais tout ce que ces savants Hommes ont dit de ces Héros, ils l’auraient dit de Vous. Si bien, MONSEIGNEUR, que pour n’être point prolixe, on peut dire à votre gloire de leur vie et de la vôtre, que c’est jus-vert et vert-jus. Dispensez-moi donc, MONSEIGNEUR, de profaner votre haut mérite par la bassesse de mes idées. Le nom du Baron de la Crasse s’est assez fait connaître à la Cour, et je ne pourrais en faire le Portrait sans le tirer aux cheveux. Il n’appartient pas à tous les Vinaigriers de faire de bonne Moutarde ; c’est à dire, MONSEIGNEUR, que quelque douce que soit la Seringue, si le Lavement est donné trop chaud, il rejaillit d’ordinaire sur celui qui l’a poussé. Je vous laisse sur la bonne bouche, aussi est-il temps de finir, et de vous dire que nous sommes de Votre Grandeur, les très humbles, très obéissants, et très obligés Serviteurs.
LE BARON.
Nous nous étions trompés, sa Harangue est fort belle,
Il a beaucoup d’esprit..
LE MARQUIS.
Elle est assez nouvelle.
LE BARON.
Les cheveux m’ont choqué, je le dis franchement,
Mais les comparaisons m’ont plu certainement.
LE MARQUIS.
Je la trouve, ma foi, bien faite et bien pensées ;
Elle est nette, et n’est point du tout embarrassée.
LE CHEVALIER.
Il a du jugement plus qu’on ne peut penser
Scène VI
UN AUTRE COMÉDIEN, LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER
LE COMÉDIEN.
Monsieur, de plus d’une heure on ne peut commencer,
Car un de nos Acteurs est resté derrière :
S’il vous plaît, on jouera la Farce la première,
Il n’en est pas.
LE BARON.
Oui-dà, comment l’appelez-vous
Cette Farce ?
LE COMÉDIEN.
Zig-Zag.
LE MARQUIS.
Tu te moques de nous,
Zig-Zag ?
LE COMÉDIEN.
Oui, c’est son nom.
LE MARQUIS.
C’est une raillerie.
LE BARON.
Zig-Zag soit, voyons donc ce Zig-Zag, je vous prie.
LE COMÉDIEN.
Tout à l’heure, Monsieur.
LE BARON.
Zig-Zag nous suffira ?
LE COMÉDIEN.
Asseyez-vous donc, Messieurs, et l’on commencera.