Le Barbier de Pézenas (Émile BLÉMONT - Léon VALADE)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Odéon, le 15 janvier 1877.
Personnages
MOLIÈRE, 30 ans
GÉLY, maître barbier
POLYDORE DE LA ROUSTECAGNAC
LE MESSAGER D’ANIANE
PREMIER CLIENT
DEUXIÈME CLIENT
TROISIÈME CLIENT
CLAUDINE, 18 ans
LE GARÇON DE GÉLY
À Pézenas, dans la boutique du barbier Gély.
Scène première
MOLIÈRE, GÉLY, puis CLAUDINE
GÉLY, achevant de raser Molière.
C’est fait, Monsieur Molière.
MOLIÈRE.
Et fait on ne peut mieux !
Maître Gély, vraiment vous êtes merveilleux ;
Grâce à votre rasoir, qu’on me prônait d’avance
Pour sa lame trempée aux sources de Jouvence,
Me voilà rajeuni.
GÉLY.
Vous êtes donc bien vieux,
À trente ans ?
MOLIÈRE.
J’en ai cent par les jours pluvieux !
GÉLY.
Mais il fait grand soleil, et Pézenas flamboie
Sous un ciel tout azur.
MOLIÈRE.
Aussi j’ai l’âme en joie.
GÉLY.
Gageons que vous avez dîné, vous !
MOLIÈRE.
Oui. Pourquoi
Cette question ?
GÉLY.
C’est... que je suis à jeun, moi,
Et que je meurs de faim !
MOLIÈRE.
Eh bien ! qui vous empêche
D’arroser un bon plat d’une bouteille fraîche ?
GÉLY.
Joseph ne revient pas de chez le Président ;
Je suis seul.
MOLIÈRE.
Baste ! Allez vous mettre sous la dent
Quelque chose, Gély. Je garde la boutique.
GÉLY.
Vous ? oh !
MOLIÈRE.
Je répondrai, s’il vient quelque pratique.
GÉLY.
Raserez-vous ?
CLAUDINE, entrant, à Gély.
Monsieur ! la soupe refroidit
Depuis un grand quart d’heure !
GÉLY, avec humeur.
Et ce garçon maudit
Ne rentre pas !...
CLAUDINE.
Monsieur ! je vous dis que la soupe
Est froide !
GÉLY.
Bien, Claudine !
MOLIÈRE.
Allez, Gély. Ma troupe
À cette heure, parbleu ! peut se passer de moi.
Vos clients attendront en bavardant.
GÉLY.
Ma foi,
J’accepte ! Peu d’entre eux sont venus, et je tremble
De les voir tout à l’heure arriver tous ensemble.
Je me hâte, excusez...
MOLIÈRE.
Bon ! ne vous hâtez pas.
Une sage lenteur règle les bons repas ;
Et lorsque l’on s’étouffe en avalant trop vite,
C’est aux héritiers seuls que la chère profite !
GÉLY.
Si je dois étouffer, c’est de rire, un beau jour
Qu’à mes pauvres clients vous jouerez quelque tour...
Ménagez-les un peu !
Il va pour sortir, puis revient.
Pardon, j’oubliais...
MOLIÈRE, se levant du fauteuil où il est assis.
Qu’est-ce ?
GÉLY, versant de la monnaie aux deux trous pratiqués dans le coffre en bois du grand fauteuil.
J’oubliais de verser ma monnaie à ma caisse.
MOLIÈRE.
Versez, maître Gély, versez dans les deux trous :
Ici l’argent ; et là, n’est-ce pas, les gros sous ?
Siège ou coffre, ce meuble est d’espèce indécise.
GÉLY, riant.
Je m’en sers pour avoir une fortune... assise.
CLAUDINE, passant sa tête par la porte entrebâillée.
Monsieur !
MOLIÈRE, riant et poussant Gély vers la porte.
Bon appétit !
CLAUDINE.
J’ai faim ; venez manger !
Scène II
MOLIÈRE, seul
Brave homme ! gai de cœur et de cerveau léger,
Dans ce joli pays qu’un ciel si doux caresse,
Il va toujours son train, sans émoi, sans paresse,
Ignorant les jours noirs, les désespoirs, l’ennui,
Gras, se multipliant... C’est le bonheur... pour lui !
Il a la comédie humaine à domicile ;
Il s’acquitte, en riant, de son métier facile,
Et, loin de payer, lève un impôt sur l’argent
De tout ce monde absurde, inquiet et changeant.
Je viens, parbleu ! moi-même apprendre en sa boutique
Ce que ne m’apprendraient ni la sagesse antique,
Ni les auteurs du jour. L’homme le plus banal
Devient, pour qui sait lire, un livre original ;
Et bien souvent, c’est en taillant une bavette
Avec un sot, qu’on voit de quoi la vie est faite.
Voir, tout est là !
Entre le messager d’Aniane.
Scène III
MOLIÈRE, LE MESSAGER
LE MESSAGER.
Bonjour la compagnie !... Eh ! toi,
Qu’as-tu donc à bayer aux mouches ? Rase-moi,
Et plus vite que ça !...
MOLIÈRE.
Monsieur...
LE MESSAGER.
Debout ! te dis-je.
Pourquoi regardes-tu mon nez, comme un prodige ?
Tu me regarderas quand je serai rasé :
Je serai bien plus beau !
MOLIÈRE.
Mais...
LE MESSAGER.
C’est bon... trop jasé !
MOLIÈRE.
Je ne suis pas...
LE MESSAGER, s’asseyant à une toilette.
Voyons, tête et ventre ! du linge !
Et puis la savonnette ! Eh ! va donc, jeune singe,
Au lieu de grimacer en te croisant les bras !
Tu pourras bavarder quand tu me raseras...
Je suis le messager ; j’arrive d’Aniane.
MOLIÈRE.
Ah !
LE MESSAGER.
Je n’ai pas le temps d’attendre, tête d’âne !
J’ai vingt lettres encore à porter, triple oison !
Il s’en trouve une pour quelqu’un de la maison,
Au fait !
MOLIÈRE.
Ah ?
LE MESSAGER, lui donnant une lettre.
Tiens, voilà.
MOLIÈRE, regardant l’adresse.
Bon ! – C’est pour la servante,
Claudine.
LE MESSAGER.
Allons, ma barbe !
MOLIÈRE, à part, avec un embarras comique.
Il faut donc que j’invente
Une barbe impossible !...
LE MESSAGER.
Allons ! je suis pressé ;
Un autre aurait fini, tu n’as pas commencé !
MOLIÈRE, riant.
Baste ! une fois en train, monsieur, j’ai la main prompte.
À part.
Je vais l’expédier plus vite qu’il ne compte !
Il savonne le messager.
LE MESSAGER, déjà tout barbouillé.
Me savonneras-tu pendant l’éternité ?
MOLIÈRE.
Un moment !
LE MESSAGER.
Prends bien garde à mon grain de beauté.
MOLIÈRE, mystérieusement.
Vous n’avez rencontré personne sur la route ?
LE MESSAGER.
Non !
MOLIÈRE.
L’on ne vous a pas attaqué ?
LE MESSAGER.
Non, sans doute.
Dis-moi donc un peu, toi, qui m’aurait attaqué ?
MOLIÈRE.
Vous n’avez pas été suivi, surpris, traqué ?
LE MESSAGER.
Non, vrai Dieu ! je n’ai vu que quatre lavandières
Près du pont.
MOLIÈRE.
Les brigands et les incendiaires,
Vous ne les avez pas aperçus ?
LE MESSAGER.
Quels brigands ?
Que veux-tu dire avec tes airs extravagants ?
MOLIÈRE.
Ils ont pillé, brûlé, tué !...
LE MESSAGER.
Miséricorde !
MOLIÈRE.
Vous n’avez pas vu ?
LE MESSAGER.
Quoi ?
MOLIÈRE.
Le fer, le feu, la corde !...
Les huguenots maudits sont descendus, hélas,
Des montagnes ! ils sont venus dans Pézenas.
LE MESSAGER, se levant tout barbouillé de savon.
Peut-être ils reviendront ?
MOLIÈRE.
Hélas ! mon pauvre maître,
Il ne reviendra pas de leurs griffes, peut-être !...
LE MESSAGER.
Eh ! quoi ?
MOLIÈRE.
Les bandits l’ont probablement pendu.
LE MESSAGER.
Pendu ?
MOLIÈRE.
Pendu !
LE MESSAGER.
Seigneur ! ai-je bien entendu ?
MOLIÈRE.
Ils nous pendront sans doute aussi, nous, tout à l’heure.
Mais votre barbe...
LE MESSAGER, gagnant la porte.
Non !
MOLIÈRE, le retenant par ses vêtements.
Du calme !
LE MESSAGER, même jeu que plus haut.
Que je meure
Si je reste un instant de plus !
MOLIÈRE.
Oh ! vous mourrez
En partant aussi bien qu’en restant... Demeurez !
LE MESSAGER, même jeu.
Adieu !
MOLIÈRE.
Vaut-il pas mieux que nous mourions ensemble ?
LE MESSAGER, même jeu.
Meurs tout seul ! Lâche-moi.
MOLIÈRE.
Prenez garde ! il me semble
Voir un agneau courir au-devant du boucher...
LE MESSAGER, se dégageant par un effort désespéré.
Homme ou diable, à la fin, veux-tu bien me lâcher !
Il se sauve encore tout barbouillé.
Scène IV
MOLIÈRE, seul, sur le pas de la porte
Attendez ! ? – Où court-il ? Il ne court pas ; il vole,
Il a des ailes... oui, comme une dinde folle !...
Allons, bon ! Il trébuche !... Il tombe sur le nez...
Il reprend son élan... Les gens sont étonnés...
Il court, il va toujours... On l’apostrophe, on crie...
On crie : Au vol ! On crie : Au feu ! Quelle furie !
Le voilà disparu...
Rentre Gély.
Scène V
MOLIÈRE, GÉLY
GÉLY, qui a entendu les derniers mots du monologue.
Qui donc ?
MOLIÈRE, quittant la porte.
Personne.
GÉLY, le menaçant du doigt et riant.
Encor !
Un tour de votre sac contre quelque butor ?
MOLIÈRE, riant aussi.
J’ai tenté l’impossible !... Est-il quelque ressource,
Mon maître, pour raser les lièvres à la course ?
GÉLY.
Vous savez sans rasoir faire la barbe aux gens !
Quatre à quatre, malgré vos conseils obligeants,
J’avalais les morceaux, me disant : Si je tarde,
Que va-t-il inventer ?
Scène VI
MOLIÈRE, GÉLY, ROUSTECAGNAC, puis CLAUDINE
ROUSTECAGNAC.
Bonnes gens, Dieu vous garde !
GÉLY.
Pour vous servir, monsieur de la Roustecagnac !
Bas, à Molière.
Vous reste-t-il encore un tour dans votre sac ?
MOLIÈRE, de même, à Gély.
Peut-être. Nous verrons...
ROUSTECAGNAC.
Maître Gély, l’épée
Que tu vois, ce matin fut d’un sang noir trempée.
GÉLY.
Ciel !
ROUSTECAGNAC.
J’avais rendez-vous, au fond du petit bois
Avec une marquise, à laquelle parfois
Il m’est permis de rendre un tendre et juste hommage.
J’arrive. Elle me dit en son gentil ramage :
« Polydore ! pourquoi me faire attendre ainsi ? »
Je la console avec un baiser ; quand voici
Trois grands drôles, masqués de noir, portant cuirasse,
Qui sortent des taillis pendant que je l’embrasse
Et veulent arracher la belle de mon sein...
Je dégaine, aussitôt que je vois leur dessein ;
Mon corps fait un rempart à la dame éplorée,
Et le premier des trois, la panse perforée,
Tombe ! Des deux coquins qui restent, l’un s’enfuit :
L’autre veut lutter ; mais, pour qu’il s’en aille instruit
Du respect que l’on doit aux dames non pareilles,
Je lui coupe, d’un coup preste, les deux oreilles !...
Au milieu du récit de Roustecagnac, Claudine est entrée, apportant de l’eau chaude, et s’est arrêtée à écouter.
MOLIÈRE.
Quoi ! les deux à la fois ?
ROUSTECAGNAC.
Les deux, n’en doutez point.
Je les ai là, dans les poches de mon pourpoint.
Vous allez voir.
Il fouille dans toutes ses poches.
Tiens ! tiens ! où donc sont-elles ?... Diantre !
Quelque chien trop goulu, n’ayant rien dans le ventre,
A dû les y happer sans vergogne, tandis
Que je réconfortais la belle, cadédis !
GÉLY.
Bravo !
MOLIÈRE.
Mais quels étaient ces ravisseurs de femmes ?
ROUSTECAGNAC.
Je crois savoir qui les soudoya, les infâmes.
Oui, vous n’ignorez pas qu’ici, le mois dernier,
Dans le pavillon vieux, près du pont au meunier,
Trois jours, incognito, resta Mademoiselle...
GÉLY.
Mademoiselle qui ?
ROUSTECAGNAC.
Mais, tête de crécelle,
La cousine du roi.
GÉLY.
Vous êtes sûr ?
ROUSTECAGNAC.
Parbleu !
GÉLY.
Bah ! qu’avait-elle à faire ici ?
ROUSTECAGNAC.
Cherchez un peu.
MOLIÈRE.
Une intrigue amoureuse a dû l’amener...
ROUSTECAGNAC.
Juste !
MOLIÈRE.
Et le mortel heureux que cette dame auguste
Voulut bien distinguer ?...
ROUSTECAGNAC.
Cherchez un peu.
Molière et Gély feignent de méditer profondément.
C’est moi !
GÉLY.
C’est vous que distingua la cousine du roi ?
Vive Dieu ! touchez là, mon heureux gentilhomme...
ROUSTECAGNAC.
Cela vous surprend ?
GÉLY.
Moi ? non !... c’est très simple, en somme.
ROUSTECAGNAC.
Vous ne deviniez pas ?
GÉLY.
Benêt, homme ingénu,
Sot que je suis !
MOLIÈRE.
Comment vous a-t-elle connu ?
ROUSTECAGNAC.
Voici. Les grands amis qu’à la cour je possède
Sans cesse lui parlaient d’un homme à qui tout cède...
Voulait-elle du bien à quelque beau seigneur ?
« Si ce galant, à qui vous faites trop d’honneur,
« Vous semble, disaient-ils, mériter qu’on l’adore,
« Que penseriez-vous donc de monsieur Polydore
« De la Roustecagnac, le coq du Languedoc !
« Près de lui, les plus fiers de nos porteurs d’estoc,
« Les plus beaux, paraîtraient des valets de charrue. »
Sur ces récits, elle est, pour me voir, accourue,
M’a cherché, m’a trouvé, s’est éprise de moi.
MOLIÈRE.
Lui fûtes-vous cruel ?
ROUSTECAGNAC.
Tout d’abord, oui, ma foi !
Je suis de Pézenas.
MOLIÈRE.
Mais vous devîntes tendre ?
ROUSTECAGNAC.
Il n’était pas séant de la trop faire attendre.
MOLIÈRE.
Non.
ROUSTECAGNAC.
Le jour même où, las de la tant rudoyer,
Je laissais la princesse enfin me... tutoyer,
Sur un ordre du roi, prévenu par l’envie,
Elle me fut, malgré ses pleurs, soudain ravie.
Mais avant de partir elle aposta les gens
De là-bas, pour lutter contre mes goûts changeants,
Et m’empêcher d’aimer toute autre créature.
Elle m’écrit. Si vous voyiez son écriture !
Tenez...
Il fouille de nouveau dans toutes ses poches.
Mais qu’ai-je fait de tous ses billets doux ?
Je les avais serrés, j’en suis sûr, là-dessous.
Les voici !... non. Mordiou ! qui m’a pris ces merveilles ?
MOLIÈRE, très sérieux.
C’est peut-être le chien qui vola les oreilles.
Claudine rit sous cape.
ROUSTECAGNAC.
Quel chien ? Ah ! oui, c’est vrai. Le maudit chien ! j’avais
L’esprit ailleurs ; c’est bien à lui que je rêvais !
CLAUDINE, éclatant de rire.
Hi ! hi ! hi !
ROUSTECAGNAC, à Claudine.
Qu’as-tu donc à rire ?
CLAUDINE.
Je me mouche !
Roustecagnac se rassoit.
CLAUDINE, riant encore.
Hi ! hi !
ROUSTECAGNAC, se levant.
Te moques-tu ? qu’est-ce encore ?
CLAUDINE.
Une mouche
M’a chatouillé le nez... Hi ! hi !...
ROUSTECAGNAC, en colère.
Te tairas-tu,
Péronnelle ?... Voyez ce petit air pointu !
Scène VII
MOLIÈRE, GÉLY, ROUSTECAGNAC, CLAUDINE, puis LE GARÇON DE GÉLY et TROIS CLIENTS
Pendant cette scène, Gély et son garçon rasent Roustecagnac et les clients.
MOLIÈRE, intervenant entre Claudine et Roustecagnac.
Paix là, Claudine ! on m’a chargé de te remettre
Quelque chose...
CLAUDINE, très étonnée.
Quoi donc ?... À moi ?...
MOLIÈRE.
Tiens, cette lettre.
CLAUDINE.
Une lettre ? ah ! bien sûr, ça vient de Jean Éloi.
Il est, vous le savez, au service du Roi ;
Il m’écrit quand il peut.
GÉLY, commençant à faire la barbe à Roustecagnac qui s’est assis, la serviette au cou.
Et qu’est-ce qu’il te conte ?
C’est ton amoureux ?
CLAUDINE.
Oui.
GÉLY.
Quoi ! tu n’as pas de honte ?
CLAUDINE.
En tout bien, tout honneur !
GÉLY.
Vrai ?
CLAUDINE.
C’est mon fiancé.
Lisez-moi cela.
GÉLY.
Moi ? c’est que je suis pressé.
Donne plutôt ta lettre à ce monsieur-là.
Il montre Molière.
Donne
Vite ! il te la lira, vois-tu, mieux que personne.
CLAUDINE, à Molière.
Voulez-vous ? je ne sais pas lire.
MOLIÈRE, prenant la lettre.
Oui, mon enfant.
Il ouvre et regarde la lettre.
Diable ! il faut déchiffrer la chose auparavant !
Jean n’est pas un grand clerc, et sans subir l’entrave
D’aucune règle, il va du grenier à la cave !
CLAUDINE, naïvement.
Ah ! monsieur, Jean passait tout son temps de loisir
À la cave pour boire, au grenier pour dormir !
Il est resté le même !
ROUSTECAGNAC.
Elle rit, la petite !
MOLIÈRE.
Tu l’aimes, ainsi fait ?
GÉLY.
Il se dégrise vite ;
Et puis, le bon vin rend plus tendre Jean Éloi...
ROUSTECAGNAC, se levant à demi rasé pour prendre la taille à Claudine.
Je n’en ai pas besoin pour être aimable, moi !
CLAUDINE.
Voulez-vous bien rester tranquille, ou je vous lance
Un soufflet !
ROUSTECAGNAC, se rasseyant.
Oh ! que non !
CLAUDINE.
Le monsieur lit. Silence !
MOLIÈRE, à part, sur le devant de la scène, lisant avec difficulté.
« Ma Claudine ! je prends la plume en cet instant
« Pour te faire assavoir que je suis bien portant ;
« Cependant l’autre jour j’eus de fortes coliques,
« Après avoir trop bu de cidre... »
S’interrompant.
Ô bucoliques !
Reprenant.
« Le sergent crie. On est très mal nourri. Je n’ai
« Qu’une chemise à mettre. Ah ! je n’étais pas né
« Pour mourir à la peine et pour manquer de vivres !
« Si je pouvais trouver seulement deux cents livres,
« Pour revenir chez nous ! » Signé : « Jean. » – Animal,
Que l’on aime si bien et qui répond si mal !
CLAUDINE.
Que dit Jean ?
MOLIÈRE, à part.
Elle croit qu’il lui dit des merveilles.
Comme elle tend déjà ses petites oreilles !
Lui lirai-je ceci tout sec ?... Nous broderons.
CLAUDINE.
Il écrit bien, monsieur ?
MOLIÈRE.
Il fait les o bien ronds.
CLAUDINE.
Que m’écrit-il ?
MOLIÈRE.
Voici ce qu’il te mande, écoute !
Feignant de lire sur la lettre ce qu’il dit.
« Claudine, m’aimes-tu ? Moi, je t’aime de toute
« Ma force... Il est bien dur le service du Roi ;
« Mais mon plus grand chagrin, c’est d’être loin de toi ! »
CLAUDINE.
Hein, monsieur ? Comme il m’aime !
MOLIÈRE, même jeu, et regardant par moments Claudine.
« Et de loin, ma Claudine,
« Je crois te voir, je vois ta prunelle mutine,
« Ta bouche aux blanches dents où le rire est si prompt,
« Tes cheveux bruns, si bien arrangés sur ton front,
« Ta fossette au menton, ta fossette à la joue,
« Tes narines au vent, et ta gentille moue
« De jeune chat qui veut boire du lait trop chaud... »
CLAUDINE.
Hein ? comme il se souvient de moi, monsieur ! Il faut
Qu’il m’aime joliment !
MOLIÈRE, même jeu.
« Je songe avec délice
« À ce que j’entrevois sous ton fichu qui glisse... »
CLAUDINE, refermant son fichu.
Oh !
MOLIÈRE.
Pourquoi le fermer ? Il ne verra plus rien.
CLAUDINE.
Il en voit bien assez ! – Lisez ; vous lisez bien,
Mon bon monsieur !
MOLIÈRE, même jeu que plus haut.
« Tout ça me trouble, et je m’arrête :
« Car je deviendrais lâche, ou je perdrais la tête !
« Sais-tu que nous avons livré bataille ? »
CLAUDINE.
Non !
MOLIÈRE, même jeu.
« Trois jours et quatre nuits a tonné le canon.
« C’était terrible... »
CLAUDINE.
Dieu !
MOLIÈRE, même jeu.
« Nous vivions dans la flamme ;
« Nous aimions le danger qui nous grandissait l’âme ;
« Sans reculer d’un pas et sans perdre nos rangs,
« Nous marchions à travers les morts et les mourants. »
CLAUDINE.
Qu’il est brave !
ROUSTECAGNAC.
C’est beau, la guerre, ma colombe !
MOLIÈRE, même jeu.
« ...J’eus le bras fracassé soudain par une bombe... »
CLAUDINE, tombant sur une chaise et se trouvant mal.
Jésus !
MOLIÈRE, à part.
La fiction m’a trop loin emporté.
Pauvre Claudine !
Haut, à Claudine autour de laquelle on s’est empressé et qui revient à elle.
Écoute !
CLAUDINE, sans l’entendre, sanglotant.
Oh ! quelle atrocité !
Me tuer mon Jean ! – Ah ! roi maudit ! guerre maudite !
Je vais mourir aussi !... C’est fini...
MOLIÈRE, faisant de vains efforts pour être entendu.
Mais, petite,
Attends !...
CLAUDINE, sanglotant toujours.
Mon pauvre Jean !...
GÉLY, à Claudine.
Ne pleure pas si fort,
Sotte, puisqu’il t’écrit, c’est donc qu’il n’est pas mort.
CLAUDINE, souriant à travers ses larmes.
C’est vrai !
GÉLY, à Claudine.
Si pour un bras de moins il en est quitte...
CLAUDINE, sanglotant de plus belle.
Manchot ! mon Jean manchot !
MOLIÈRE.
Mais attends donc la suite !
Pourquoi m’interromps-tu ?
Feignant de reprendre sur la lettre.
« J’eus le bras fracassé... »
CLAUDINE, sanglotant.
Seigneur !...
MOLIÈRE, même jeu, très vite.
« Heureusement que, vite et bien pansé,
« Je guéris ! »
CLAUDINE, riant et pleurant à la fois.
Quel bonheur ! Tenez, de bonne grâce
Laissez-vous embrasser, monsieur !
MOLIÈRE, tendant la joue.
Embrasse !
ROUSTECAGNAC, même jeu.
Embrasse !
CLAUDINE.
Pas vous, vilain magot !
Deux clients et le garçon de Gély sont entrés successivement.
ROUSTECAGNAC, bas, à Gély.
C’est vrai, tous ces témoins
L’intimident, Gély ; mais dans les petits coins,
Quand nul ne nous observe, elle est moins difficile.
CLAUDINE.
Que dit-il ?
ROUSTECAGNAC.
Rien !
GÉLY, à un nouveau client qui vient d’entrer.
Bonjour, monsieur.
CLAUDINE, haussant les épaules en regardant Roustecagnac.
Grand imbécile !
Roustecagnac se lève furieux et se rassoit aux rires des assistants. Le garçon barbier, après avoir été grondé par Gély pour son retard, se met à raser un client.
MOLIÈRE.
Ce n’est pas tout.
CLAUDINE.
Voyons !
MOLIÈRE, continuant la lecture feinte.
« Ma guérison, – un peu
« Miraculeuse, – et ma belle tenue au feu,
« Firent, comme l’on dit, quelque bruit dans le monde. »
CLAUDINE, avec admiration.
Ah !
MOLIÈRE, même jeu.
« De tous les côtés on s’en vint à la ronde
« Me voir, palper mon bras et me questionner ;
« Et je fus invité tous les jours à dîner. »
CLAUDINE.
Vraiment, on s’en venait le voir par ribambelles ?
MOLIÈRE.
« Il vint de grands seigneurs et des dames bien belles,
« Plus belles qu’on n’en vit jamais dans nos cantons... »
CLAUDINE, tressaillant.
Que dit-il ?
GÉLY, à Roustecagnac dont la barbe est faite.
C’est fini pour vous, Monsieur.
MOLIÈRE, à part, regardant Claudine.
Tâtons
Ce petit cœur encor... Comme elle est aux écoutes !
GÉLY, aux clients qui attendent.
À qui le tour, messieurs ?
MOLIÈRE, continuant.
« La plus belle de toutes
« S’est éprise pour moi d’un violent amour... »
CLAUDINE.
Pour lui ? pas pour lui ! non !
MOLIÈRE, même jeu.
« Elle me fait la cour
« Et veut absolument être ma femme... »
GÉLY.
Diable !
CLAUDINE, serrant les poings.
Ah ! si je la tenais !...
GÉLY, riant.
Ce serait effroyable !
CLAUDINE.
Et que dit-il encore ?
MOLIÈRE, même jeu et haussant la voix pour être bien entendu par Roustecagnac.
« Elle est folle de moi...
« On m’affirme qu’elle est la cousine du Roi. »
CLAUDINE.
La cousine !...
ROUSTECAGNAC.
Du Roi !...
MOLIÈRE.
C’est écrit...
Bas, à Gély, en lui montrant Roustecagnac.
Sait-il lire ?
GÉLY, bas, à Molière.
Non ! je comprends ; allez toujours...
ROUSTECAGNAC, haussant les épaules.
C’est du délire !
La cousine !...
CLAUDINE.
Du Roi !
ROUSTECAGNAC.
Chansons !
MOLIÈRE, lui tendant la lettre.
Voyez plutôt !
ROUSTECAGNAC, après avoir fait mine de lire.
C’est vrai. Continuez, je tombe de mon haut.
MOLIÈRE, à Claudine.
Dois-je continuer ?
CLAUDINE.
Oui, certes !
ROUSTECAGNAC.
Ô les femmes !
Pour un pareil lourdaud nourrir de telles flammes !
CLAUDINE.
Ce n’est pas un lourdaud.
GÉLY, riant.
Non, c’est un sac à vin.
CLAUDINE, la larme à l’œil.
Méchant !
MOLIÈRE.
Ne pleure pas. Attends !
Continuant.
« Mais c’est en vain
« Qu’elle m’aime... »
CLAUDINE.
Bien vrai !
MOLIÈRE, même jeu.
« Va ! Ces mademoiselles
« Ne sont pas faites plus pour moi, que moi pour elles... »
GÉLY.
Es-tu contente ?
CLAUDINE.
Oh ! oui.
MOLIÈRE, même jeu.
« ...Je n’ai pas un moment
« De bonheur loin de toi. Si j’avais seulement
« Deux cents livres, vois-tu, je reviendrais bien vite.
« Là-dessus, je t’embrasse à t’étouffer, petite
« Claudine !... Plus qu’un mot : garde-moi bien ta foi,
« Si tu ne veux la mort du pauvre Jean Éloi. »
CLAUDINE.
Quel bonheur ! que c’est bon d’être aimé comme on aime !
Il me préférerait à la Reine elle-même.
Vous m’avez fait du bien, bien du bien, en lisant
La lettre à Jean, Monsieur. Donnez !
MOLIÈRE, rendant la lettre à Claudine, qui embrasse follement le papier.
Tiens !
S’adressant à Gély, à mi-voix.
À présent,
Gély, je m’en vais faire un tour à mon théâtre.
La petite est charmante ; et quant à ce bellâtre,
Il m’a fort amusé. Peut-être quelque jour
En divertirons-nous la ville.
GÉLY.
Ou bien la cour.
MOLIÈRE.
Flatteur !
GÉLY.
Vous flatter, moi ? Non... Vertu de ma vie !
Vous irez loin, c’est moi qui vous le certifie.
MOLIÈRE.
Foi de maître barbier ?
GÉLY.
Je n’ai pas d’autre foi !
Vous n’en ferez pas moins rire même le Roi.
MOLIÈRE.
S’il veut bien m’écouter...
LE GARÇON, à un client.
Monsieur, la barbe est faite.
MOLIÈRE, sortant, à Gély qui reçoit l’argent du client.
Veillez sur la petite ! Au revoir, bon prophète !
Scène VIII
GÉLY, ROUSTECAGNAC, CLAUDINE, LE GARÇON DE GÉLY, LES TROIS CLIENTS
CLAUDINE, baisant la lettre.
Quel bonheur ! quel bonheur !
GÉLY.
Chut ! les gens sont jaloux.
Garde donc ton bonheur pour toi.
CLAUDINE.
Vous moquez-vous ?
Je ne puis le garder ; non, j’étouffe de joie.
PREMIER CLIENT.
Tu rayonnes, Claudine !
DEUXIÈME CLIENT.
Eh ! qu’as-tu ?
CLAUDINE.
Jean m’envoie
Cette lettre, messieurs. La cousine du roi
S’est éprise de lui, mais il n’aime que moi.
PREMIER CLIENT.
Fais voir.
Claudine, malgré Gély, lui donne la lettre ; les autres clients se groupent autour d’eux.
DEUXIÈME CLIENT.
Lisez un peu.
PREMIER CLIENT, parcourant la lettre.
Ma petite, es-tu folle ?
Il ne dit pas un mot de ça, sur ma parole !
CLAUDINE.
Et que dirait-il donc ?
PREMIER CLIENT.
Mais... il dit... qu’il a bu
Du cidre...
CLAUDINE.
Non, monsieur ! non, vous avez mal vu ;
Il n’est pas question de cidre !
PREMIER CLIENT.
...Qu’il déteste
Son sergent, un criard...
CLAUDINE.
Mais le reste, le reste !
Tout cela, le monsieur l’a sauté, du moment
Que le passage était sans intérêt.
PREMIER CLIENT, ironique.
Vraiment ?
CLAUDINE.
Lisez, lisez plus loin.
PREMIER CLIENT.
Il n’a qu’une chemise...
CLAUDINE.
Plus loin !
PREMIER CLIENT.
Mais que veux-tu, Claudine, que je lise ?
CLAUDINE.
Ce qu’a lu le monsieur. Faites donc l’étonné !
PREMIER CLIENT.
Jean te dit simplement, enfin, qu’il n’est pas né
Pour mourir à la peine et pour manquer de vivres,
Et qu’il éprouve un grand besoin de deux cents livres,
Et c’est tout !
CLAUDINE, reprenant la lettre.
Mauvais homme ! Ah ! j’ai honte pour vous.
Monsieur Gély l’avait bien dit. Allez, jaloux !
PREMIER CLIENT.
C’est trop fort !
CLAUDINE, donnant la lettre au deuxième client.
N’est-ce pas, monsieur, que c’est indigne ?
DEUXIÈME CLIENT.
Voyons.
CLAUDINE, au premier client.
C’est un menteur !
DEUXIÈME CLIENT.
Mais non, non ! Chaque ligne
Est ainsi qu’il a dit. Jean parle du sergent,
Jean a grand mal au ventre et grand besoin d’argent ;
Rien de plus.
CLAUDINE.
Voyez bien !
DEUXIÈME CLIENT, lui rendant la lettre.
J’ai lu.
CLAUDINE.
Je suis certaine
Que vous voulez aussi me faire de la peine,
Parce qu’on me préfère aux cousines du roi.
À un troisième client.
Mais vous, monsieur, lisez. Qu’est-ce que dit Éloi ?
TROISIÈME CLIENT, lisant la lettre.
Qu’il se porte très bien... sauf qu’il eut la colique...
CLAUDINE.
Vous vous gaussez de moi ?
TROISIÈME CLIENT.
Point du tout. Je m’applique ;
Je lis !
CLAUDINE.
Ne s’est-il pas battu ?
TROISIÈME CLIENT.
Non.
CLAUDINE, lui arrachant la lettre avec colère.
Ils sont fous !
Allez, l’autre monsieur lisait bien mieux que vous !
PREMIER CLIENT.
Sur ce papier, bien fin qui peut lire autre chose !
CLAUDINE.
C’est là, là cependant qu’il lisait, je suppose ?
Arrêtant Roustecagnac qui va s’esquiver.
Mais, monsieur Polydore, au fait, vous avez lu
La lettre, vous ?
ROUSTECAGNAC, hésitant.
Tu crois ?
CLAUDINE.
Oui ! vous avez voulu
Lire.
ROUSTECAGNAC.
J’ai distingué quelques lignes peu nettes...
CLAUDINE.
Comment ?
ROUSTECAGNAC.
Je ne lis pas très bien sans mes lunettes.
DEUXIÈME CLIENT.
Prenez les miennes.
ROUSTECAGNAC.
Mais... je suis myope !
DEUXIÈME CLIENT.
Et moi
Comme vous ! Lisez donc ce qu’écrit Jean Éloi.
ROUSTECAGNAC, la lettre en main et les lunettes sur le nez.
Ô l’affreux gribouillage ! On peut à peine lire.
Ce n’est plus qu’un chiffon. Ma foi ! je le déchire
Pour qu’on laisse Claudine un peu tranquille.
CLAUDINE.
Non,
Ne la déchirez pas !
ROUSTECAGNAC.
C’est fait !
CLAUDINE, prenant un bâton pour le battre.
Fils de guenon,
Traître ! voilà pour toi ; tiens ! tiens !
ROUSTECAGNAC, cherchant à esquiver les coups.
Assez, diablesse !
CLAUDINE, continuant.
Tiens ! tiens !
ROUSTECAGNAC, même jeu.
N’abuse pas...
CLAUDINE, même jeu.
Tiens ! tiens !
ROUSTECAGNAC, même jeu.
De ta faiblesse !
CLAUDINE, même jeu.
Tiens encore !
ROUSTECAGNAC, se sauvant.
Au secours !
Il sort.
Scène IX
MOLIÈRE, GÉLY, CLAUDINE, LE GARÇON DE GÉLY, LES TROIS CLIENTS
MOLIÈRE.
Hein ? Des coups de bâton
À monsieur Polydore ! Et pourquoi le bat-on ?
CLAUDINE.
Vous venez bien, monsieur !
MOLIÈRE.
Comment ?
CLAUDINE.
Voyez : ma lettre
Mise en morceaux !
MOLIÈRE.
Vraiment, il a pu se permettre...
CLAUDINE.
Il s’est permis de la déchirer ; c’est pourquoi
Je me suis cru permis de le bâtonner, moi !
MOLIÈRE, riant.
Eh quoi ! sans résistance ?
CLAUDINE.
Il s’est sauvé, le lâche !
Mais ce n’est pas le pire !
MOLIÈRE.
Et qu’est-ce qui te fâche ?
CLAUDINE.
Personne ne m’a lu la lettre comme vous.
Vous moquiez-vous, monsieur, ou s’ils étaient jaloux ?
J’ai le cerveau brouillé.
MOLIÈRE.
Pures taquineries !
Ils se sont amusés.
CLAUDINE.
C’étaient des menteries !
Je le savais bien, moi !
MOLIÈRE.
Ne t’en tourmente plus.
Et, tiens, pour faire trêve aux propos superflus,
Pour te convaincre enfin, je t’apporte, Claudine,
Les deux cents livres.
CLAUDINE, regardant la bourse que lui tend Molière.
Quoi, c’est pour moi ?
MOLIÈRE.
J’imagine
Que tu ne doutes plus ?
CLAUDINE.
Non, oh non ! tant d’argent !
C’est comme un songe...
MOLIÈRE, lui mettant la bourse dans la main.
Prends... Le bien vient en songeant !
CLAUDINE, ravie.
Merci !
MOLIÈRE, souriant.
Jean reviendra près de son amoureuse.
CLAUDINE.
Comment faire pour nous acquitter ?
MOLIÈRE.
Sois heureuse.
Tu dois tout à monsieur le prince de Conti.
CLAUDINE, avec un rire d’incrédulité.
Bien vrai ?...
MOLIÈRE lui fait signe que oui ; puis se retournant vers Gély, il ajoute à mi-voix.
Pour une fois que je n’ai pas menti,
Je la trouve incrédule !
CLAUDINE, même jeu.
On dirait une histoire...
Mais vous êtes si bon qu’il faut toujours vous croire !
Elle se retire au fond du théâtre, et s’absorbe dans la contemplation alternative de la bourse et des morceaux de la lettre qu’elle a précieusement ramassés. Pendant ce temps, Molière et Gély s’entretiennent à part sur le devant du théâtre.
GÉLY.
C’est fort bien se tirer d’affaire... Pourtant, si
Jean revient, tout entre eux sera vite éclairci.
Adieu l’illusion dont elle est possédée !
MOLIÈRE, souriant.
Croyez-vous ?
GÉLY.
J’en ai peur !
MOLIÈRE.
Aura-t-il bien l’idée
De la détromper ? Soit ! mais avec passion
Claudine défendra sa chère illusion ;
Et, certes, Jean prendrait une peine inutile !
Bien mieux ! quand il verra que, grâces à mon style,
J’ai fait de lui la fleur des amants, un vainqueur,
Voudra-t-il affliger ce pauvre petit cœur,
Et, Jean comme devant, déchoir dans son estime ?
Non ! Jean savourera sa gloire illégitime,
Timidement d’abord, et puis, sans y penser,
S’accommodera fort de se voir encenser !
GÉLY, riant.
Tiens, tiens !
MOLIÈRE.
Si quelque sot, parbleu ! les lui conteste,
Il soutiendra pour vrais ses combats... et le reste !
GÉLY.
Diable d’homme !
MOLIÈRE.
Au besoin, on verra Jean Éloi
En jurer sur l’honneur, presque de bonne foi ;
À force de brocher en neuf sur l’ancien thème,
Il finira, qui sait ? par y croire lui-même
Plus que Claudine !
GÉLY, éclatant de rire.
Ah ! ah !
Scène X
MOLIÈRE, GÉLYLE MESSAGER D’ANIANE, puis ROUSTECAGNAC
LE MESSAGER, montrant le poing à Molière.
Le voilà, le coquin !
Oh ! comme je lui vais trouer le casaquin !
GÉLY, l’arrêtant.
Es-tu fou ?
LE MESSAGER.
Non.
GÉLY, même jeu.
Attends.
LE MESSAGER.
Il m’a pris pour un autre.
Le laid museau !
CLAUDINE.
Le laid museau...
LE MESSAGER.
Quoi ?
CLAUDINE.
C’est le vôtre !
LE MESSAGER.
Petit serpent, veux-tu...
CLAUDINE, défendant Molière.
Parlez donc de museaux !
J’éborgnerai le vôtre avec ces grands ciseaux,
Si vous osez toucher au monsieur !
GÉLY, au messager.
Viens, compère !
C’était pour rire...
LE MESSAGER.
Ah bah !
Menaçant Claudine.
Mais, petite vipère !...
GÉLY, entraînant le messager.
Viens, je te raserai gratis.
LE MESSAGER.
Bon ! mais enfin...
GÉLY, bas, au messager.
C’est moi...
LE MESSAGER, comme illuminé.
Toi qui lui fis gober !...
Riant aux éclats en montrant Molière.
Il n’est pas fin !
Il a cru qu’on t’avait pendu, la bonne bête !
Il va tendre la main à Molière.
Ma foi ! Je te pardonne...
ROUSTECAGNAC, rentrant, à Molière.
On me veut mettre en tête,
Monsieur ! que vous avez tout à l’heure, en ces lieux
Contre moi-même ourdi des complots odieux,
Et que je suis en butte à vos perfides ruses.
MOLIÈRE.
Pouvez-vous croire ?...
ROUSTECAGNAC.
Non. J’accepte vos excuses.
CLAUDINE, intervenant.
Des excuses ! c’est vous qui tout de suite, ici...
ROUSTECAGNAC.
Si j’ai froissé quelqu’un, moi, je m’excuse aussi.
Ah ! si tu n’étais point d’un sexe que j’honore !...
CLAUDINE.
Il ne vous le rend pas !
MOLIÈRE, les séparant.
Chut ! monsieur Polydore,
Faites-nous une grâce ! allez au cabaret
Quérir une bouteille, ou deux, de bon clairet...
Comme Roustecagnac, embarrassé, fait mine de se fouiller, il lui présente un écu d’argent.
Pour moi !...
LE MESSAGER, montrant Molière.
C’est le plus sot qui régale, pardine !
MOLIÈRE.
Nous boirons tous ensemble aux amours de Claudine.
Dans la représentation donnée par la Comédie-Française au théâtre de Pézenas, le 8 août 1897, pour l’inauguration du Monument de Molière, voici comment la pièce était distribuée : Molière, M. Baillet ; Gély, M. Veyret ; Roustecagnac, M. Villain ; le Messager, M. Esquier ; un Client, M. Gaudy ; Claudine, Mlle Kalb.
À la fin de la comédie, M. Baillet s’avança vers la rampe et adressa au public les vers suivants, rimés pour la circonstance :
Mesdames et messieurs, c’est ainsi que jadis
Votre pays charmant, doux comme un paradis,
Ensoleilla de joie et de chaude lumière
La fleur de ce génie errant qui fut Molière.
Honneur à Pézenas, dont l’hospitalité
Recommence pour lui dans l’immortalité !