Le Bal Mabille (Charles FOLIGUET - Paul SIRAUDIN)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 8 août 1844.

 

Personnages

 

DURONDIN, 45 ans

JULES DURAND, clerc d’avoué, 25 ans

GLUAU, mirlitonnier, 28 ans

ERNESTINE, femme de Durondin, 18 ans

GIROFLÉE, grisette, 20 ans

LOUISE, grisette, 18 ans

GRISETTES

JEUNES GENS, etc.

 

La scène se passe au bal Mabille.

 

Une partie du bal Mabille. Trois bosquets avec trois bancs ; deux à la droite du public, premier et deuxième plans ; le troisième à gauche, deuxième plan. Devant les deux bosquets du deuxième plan, deux petites colonnes supportant deux becs de gaz ; derrière les deux bosquets, deux arbres masquant en partie la buvette, petit bâtiment dont on ne voit que la porte. Au fond, au milieu du théâtre, au-dessus de la porte est écrit : Café ; puis au-dessous : Ici, on fume dehors.

 

 

Scène première

 

GIROFLÉE, ERNESTINE, LOUISE, GRISETTES, JEUNES GENS

 

Les uns assis dans les bosquets, les autres se promenant ; Giroflée et Ernestine arrivent de droite après le chœur ; Louise et plusieurs grisettes vont au-devant d’elles.

CHŒUR.

Air : Quadrille des Bohémiens.

Vite, pressons-nous, c’est à Mabille
Qu’on trouve un plaisir joyeux, utile.
Courons le saisir d’un pas agile,
Car ce bal charmant
Est enivrant.

LES GRISETTES, entourant Giroflée et Ernestine.

Ernestine !

ERNESTINE.

Mes bonnes amies de magasin !

GIROFLÉE, à Ernestine.

Quand je te disais que tu trouverais à Mabille des figures de connaissance.

Aux Grisettes.

Je vous amène une recluse que j’ai arrachée à ses occupations plus que domestiques, dans sa petite maison de Passy.

TOUTES.

Vraiment ?

GIROFLÉE.

Depuis six mois... elle a épousé un courtier en vin... un homme qui est constamment dans le champagne... elle a voulu mousser.

ERNESTINE.

Je n’ai pas à m’en plaindre... monsieur Durondin n’est ni jeune ni beau ; il est presque tous les jours à Paris pour ses affaires... je suis souvent seule à Passy... c’est triste... mais il est bon et complaisant pour moi et ça me récompense... et puis notre maison est si gaie...

GIROFLÉE.

Une bonbonnière... j’en conviens... mais j’y dépérirais, moi ; la solitude ne me va pas... parle-moi de Mabille... du Ranelagh...

ERNESTINE, faisant un mouvement.

Le Ranelagh !...

GIROFLÉE.

C’est de la vie !... du mouvement !... la danse, le bruit de l’orchestre... le piston qui vous enlève... le nouveau quadrille à la mode.

ERNESTINE.

Le nouveau quadrille ?...

GIROFLÉE.

Oui... le quadrille de la polka...

LOUISE.

Ah ! c’est délirant !

TOUTES.

Renversant !

GIROFLÉE.

C’est élastique, ma bonne...

LOUISE.

Et nous le dansons toutes... On ne danse plus que ça... c’est une rage.

GIROFLÉE.

Une épidémie... une peste... ça gagne tous les mollets... et je m’étonne, foi de Giroflée, que toi, qui demeures à Passy, tu n’aies pas eu la curiosité... si légitime à notre sexe... d’aller admirer cette importation moscovite... et de t’y livrer avec cet abandon, cette frénésie qui te caractérisaient à la Chaumière... quand nous dansions la cachucha... tu étais la plus forte sur ce genre de chorégraphie... Tiens ! je suis sûre que tu aurais rivalisée avec la reine de la polka.

ERNESTINE, avec un nouveau mouvement.

La reine de la polka ?...

GIROFLÉE.

Au Ranelagh.

ERNESTINE.

Ah ! on en parle ici ?

GIROFLÉE.

Comme d’une merveille... une Fanny Elssler...

ERNESTINE, inquiète.

Quelqu’un d’ici l’a vue ?...

GIROFLÉE.

Quelques-uns de ces messieurs... mais je ne les ai pas encore aperçus dans le bal.

Elle remonte un peu, ainsi que les Grisettes.

ERNESTINE, rassurée.

Ah !

GIROFLÉE, redescendant.

J’espère que tu vas rester avec nous toute la soirée ?

ERNESTINE.

Oh ! impossible !... si mon mari revenait ce soir à Passy...

GIROFLÉE.

Il n’en est parti que de ce matin, et tu m’as dit qu’il restait presque toujours à Paris le dimanche et le lundi, souvent même le jeudi, les jours de bal ; ainsi tu peux être tranquille.

LOUISE.

Mesdemoiselles, il ne faut pas la laisser partir...

TOUTES.

Non... non...

GIROFLÉE.

D’autant plus que je veux te faire connaître mon futur... je l’attends...

ERNESTINE.

Ton futur ?

TOUTES.

Son futur...

GIROFLÉE, gravement.

Oui, mesdemoiselles, je fais une conversion... je prends des chaînes par-devant monsieur le maire du sixième arrondissement.

LOUISE.

Ah ! tu te maries avec monsieur Gluau ?

GIROFLÉE.

Fi donc !... je lui ai rendu ses papiers... je n’en veux pas.

ERNESTINE.

Monsieur Gluau... celui qui venait jadis au magasin, et qui faisait une énorme consommation de gants et de patchouli pour te fasciner ?

GIROFLÉE.

Oui... un garçon bien né, il est vrai, mais d’une conversation désespérante ; j’ai mieux que ça.

LOUISE.

Monsieur Philidor ?

GIROFLÉE.

Juste.

TOUTES, riant.

Ha ! ha ! ha !

GIROFLÉE.

Ce n’est pas un Adonis, c’est vrai... il n’a pas inventé le bitume, c’est encore vrai... il aurait pu me donner le jour, c’est toujours vrai... mais il a des qualité, solides... la banque me répond de ses mœurs.

ERNESTINE.

C’est un banquier ?

Les Grisettes rient.

GIROFLÉE, aux Grisettes, sérieusement.

Mesdemoiselles !... j’ai senti, comme Ernestine, le besoin de prendre un homme posé.

LOUISE, riant.

Trop posé !...

GIROFLÉE.

Elle ne s’en plaint pas... et puis c’est le roi de la polka, à Mabille.

ERNESTINE.

Ah ! vous avez un roi ?

GIROFLÉE.

Oui, nous faisons concurrence au Ranelagh... il a sa reine... nous avons notre roi.

LOUISE.

Moi, je préférerais Gluau... il est bête... mais il est dans sa fleur.

GIROFLÉE.

Lui ?... il danse comme un cocher de cabriolet, et puis... il n’a pas le sou... tandis que monsieur Philidor... est riche.

ERNESTINE.

Et de toutes les connaissances qui visitaient le magasin, en voyez-vous encore quelques-unes ?...

LOUISE, vivement.

Oui... Monsieur Jules Durand.

ERNESTINE, émue.

Ah ! monsieur Jules !... Est-ce qu’il vient ici ?

LOUISE.

Oui... je l’attends.

ERNESTINE.

Ah !... tu l’attends ?...

À part.

Il va venir... c’est ce que j’espérais ! Et les lettres que j’ai eu l’imprudence de lui écrire avant mon mariage !... Oh ! il faut qu’il me les rende... et j’espère qu’il me les rendra.

LOUISE, qui a regardé dans la coulisse.

La danse va commencer.

GIROFLÉE.

Nous, mes bonnes amies, rafraîchissons-nous d’abord.

À Ernestine.

C’est convenu, tu restes ?

ERNESTINE.

Oui... je te le promets.

À part.

Il faut que je parle à Jules.

GIROFLÉE.

Mon Philidor va venir... je te le présenterai.

ERNESTINE.

Tu sais que je ne suis ici qu’une demoiselle de magasin.

GIROFLÉE.

Toujours... c’est plus intéressant !... Au bal... on ne dit jamais qu’on est mariée. Nous allons prendre quelque chose à la buvette.

TOUT LE MONDE.

Et nous... à la danse ! à la danse !

GRISETTES et JEUNES GENS.

Ensemble.

Air nouveau de Charles Danvin.

Rendons-nous à ce joyeux signal.
Entendez-vous, l’orchestre nous appelle ?
Au plaisir il faut être fidèle,
Car rien ne vaut les agréments d’un bal.

GIROFLÉE, ERNESTINE LOUISE.

Nous irons à ce joyeux signal ;
Avant, la soif au pavillon m’appelle,
Doux plaisirs qui me trouvent fidèle ;
Se rafraîchir dispose pour le bal.

GIROFLÉE, à Ernestine.

En été, l’orgeat désaltère ;
Son goût salutaire
Prépare, ma chère,
À la danse... gazelle légère !
J’veux briller aussi
À c’quadrill’ si joli !

ERNESTINE, à part.

Jul’s, par sa présence,
Va rendre, je pense,
À ma conscience
Le r’pos aujourd’hui.

REPRISE.

Rendons-nous, etc.

Les danseurs sortent à droite, où doit être figuré le bal.

GIROFLÉE suit Ernestine et Louise, qui entrent dans la buvette au fond ; mais, prête à les imiter, elle regarde dans la coulisse à droite, et dit à part.

Gluau... ici... que vient-il faire, quand je ne l’attendais pas ?...

Aux deux autres.

Entrez toujours... je suis à vous... gardez-moi ma part.

 

 

Scène II

 

GIROFLÉE, GLUAU, mise de dandy ridicule

 

Giroflée est restée dans le fond.

GLUAU.

Il arrive en sautillant sur la pointe des pieds. Ah ! me voilà donc à Mabille... J’y suis seul, bien seul... personne ne me voit... reprenons possession d’un objet que j’ai soustrait à la vigilance du bureau des cannes et à l’œil du municipal.

Il tire un stick de son gilet.

Mon stick !... c’est deux sous d’économisés... Maintenant, tâchons de rejoindre Giroflée, qui doit être arrivée... Ah ! Giroflée.

Air Depuis longtemps j’aimais Adèle.

Ainsi que Paul et Virginie,
C’était le jour de Saint-Médard,
Tous les deux sous un parapluie
Nous nous rencontrâm’s par hasard.
Chacun disait : Quell’s chaînes fortunées !
Heureux Gluau ! heureux gaillard !
Il doit lui plair’ pendant quarant’ journées,
Puisqu’il à plu l’ jour de la Saint-Médard.

Tu as été bien cruelle envers moi... tu m’as dédaigné parce que je n’étais qu’un simple mirlitonnier... mirlitonnier, quoi ?...je mirlitonne !... je confectionne des mirlitons !... la foire de Saint-Cloud me connaît bien, allez !... Eh bien, croirait-on que cette Giroflée a repoussé mes hommages ?... j’ai eu beau lui adresser franco la poésie mirlitonnante qui entoure mes produits :

« Je vous aime, belle Sylvie,
« Et veux vous consacrer ma vie. »

Ou bien :

« Chloris, mon amour est extrême :
« Ah ! que ne m’aimez-vous de même ! »

Cette littérature ne l’a point séduite... elle m’a préféré... un vieux lion... Oh ! si je la pince avec lui !

GIROFLÉE, qui est redescendue en scène.

Est-ce qu’il aurait appris mon rendez-vous avec Philidor ?... tâchons de l’extraire de cet endroit...

Toussant.

Hum ! hum !

GLUAU, se retournant et criant.

Juste !... juste !... la voilà ! moins le vieux lion.

GIROFLÉE, irritée.

Gluau... que venez-vous faire dans ce jardin ?

GLUAU, ricanant.

J’aime la question !... non, mais j’adore la question !...

Regardant autour de lui.

Et vous, Giroflée, qui vous y a descendue ?

GIROFLÉE, sèchement.

L’omnibus.

GLUAU.

Et vous êtes seule... dans ce bal... où il y a tant de cavaliers... seuls ?...

GIROFLÉE.

Qu’est-ce que cela vous fait ? ne suis-je pas ma maîtresse ?...

GLUAU.

C’est vrai... mais il y a quatre jours, c’est moi qui vous parais de ce titre... j’en étais fier... quand je vous promenais ! sous mon bras, et aujourd’hui...

GIROFLÉE.

Aujourd’hui... c’est une autre paire de manches... je me suis rendu libre ; et je vous trouve bien impertinent d’être toujours sur mes talons.

GLUAU.

Moi ?

GIROFLÉE.

Je vous défends désormais de m’adresser la parole... de me suivre comme un groom... de m’inviter à la danse quand je ferai tapisserie... Tout est rompu entre nous ; le fil est cassé...

Durondin paraît au fond et écoute. Le voyant, à part.

M. Philidor !

Haut, à Gluau.

Ne venez plus vous attaquer à une femme vertueuse... Si vous me suivez encore avez autant d’impétuosité... je vous fais flanquer au violon par l’escouade qui est de service à Mabille.

Elle entre dans la buvette au fond sans avoir l’air de voir Durondin.

 

 

Scène III

 

GLUAU, DURONDIN

 

GLUAU.

Au violon... dans un bal... voilà un atroce jeu de mots...

DURONDIN, voyant entrer Giroflée dans la buvette.

Bon ! elle est là...

Regardant Gluau.

Ah ! mon petit monsieur...

À haute voix.

Monsieur...

GLUAU, se retournant et saluant.

Monsieur... quel est ce petit vieux ?...

DURONDIN, même ton.

Monsieur ?

GLUAU, même ton.

Monsieur.

DURONDIN.

Vous parliez tout à l’heure à mademoiselle Giroflée ?

GLUAU.

J’aurais mauvaise grâce de le cacher... nous narrions.

DURONDIN.

Monsieur, ça me déplaît...

GLUAU, étonné, à part.

Tiens... ce monsieur...

Élevant la voix.

C’est particulier...

DURONDIN.

Vous vous êtes promis un entretien exalté que Giroflée a repoussé avec indignation.

GLUAU.

Mais c’est moi, monsieur, qui suis indigné !...

DURONDIN.

Vous ?

GLUAU.

Moi...

À part.

Mais quel est donc ce petit vieux ?...

Haut.

Vous nous écoutiez donc, monsieur... c’est malhonnête...

DURONDIN.

C’est mon droit...

GLUAU, étonné.

Votre droit ?... son droit !

DURONDIN, criant en se frappant le front.

Ah !... j’ai deviné.

GLUAU.

Quoi ?...

DURONDIN.

C’est lui !

GLUAU, regardant derrière lui.

Qui... lui ?...

DURONDIN.

Gluau !

GLUAU.

Oui, Gluau !

DURONDIN, s’approchant de Gluau d’un air pincé.

Eh bien, monsieur Gluau, si vous vous avisez de faire la cour a mademoiselle Giroflée, je prendrai la licence de vous appliquer une chiquenaude.

Il lui donne une chiquenaude.

GLUAU, saisi.

Mais, monsieur, c’en est une...

DURONDIN.

Vous croyez ?

GLUAU, se tenant le nez.

Il me semble...

DURONDIN.

Giroflée m’a distingué dans la foule.

GLUAU, criant, et se frappant le front comme Durondin.

Ah ! j’y suis !...

DURONDIN.

Quoi ?...

GLUAU.

C’est son vieux lion.

Le regardant avec dédain.

Voilà ce qu’elle me préfère...

DURONDIN, s’approchant plus près.

Vous dites, petit ?...

GLUAU, avec ironie.

Ah ! que cet homme est laid, mal bâti et mal ficelé !

DURONDIN.

Ah ! je suis mal ficelé !...

Il lui donne une seconde chiquenaude.

GLUAU, faisant un saut.

Mais, monsieur, c’est la deuxième.

DURONDIN.

C’est possible !...

GLUAU, furieux, voyant le regard de Durondin, et s’apaisant subitement.

Monsieur !... je vous passe la deuxième... mais si vous allez jusqu’à la Trinité...

DURONDIN.

J’espère bien la passer. Je ne permettrai pas à un homme de votre sorte de me souffler Giroflée... la perle du magasin... Essayez de tournailler encore autour de Giroflée... et vous verrez...

GLUAU, ricanant.

Je t’en souhaite.

DURONDIN.

Comment ?

GLUAU, même jeu.

J’ai dit : je t’en souhaite !...

DURONDIN.

Ah tu me tutoies !... ah ! tu me dis : Je t’en souhaite...

Il lui donne une chiquenaude.

GLUAU.

Ah ! ça, voilà une heure que vous me tutoyez le nez... à la fin ça me lasse...

Criant.

Monsieur !...

DURONDIN, criant.

Monsieur !...

GLUAU, de même.

Je suis sur le point de faire un malheur...

S’apaisant.

J’aime mieux m’en aller.

Jules est arrivé sur ces derniers mots.

 

 

Scène IV

 

GLUAU, DURONDIN, JULES

 

JULES, à Gluau, qui remonte.

Eh bien ! qu’est-ce donc ?... on se dispute, ici... une querelle ?...

GLUAU, lui serrant la main d’un ton irrité.

Ah ! c’est toi, Jules... bonjour.

JULES, à Durondin, le prenant à part.

Qu’est-ce que vous avez donc contre ce pauvre Gluau ?

DURONDIN.

Oh ! un rien... une misère... je vous conterai cela... Est-ce que vous connaissez cette espèce ?...

JULES.

Oui... c’est un camarade de plaisir.

DURONDIN.

Mon cher, je ne vous en félicite pas.

JULES, le prenant à part.

Eh bien, mon pauvre Gluau... de quoi était-il question ?... tu deviens donc tapageur ?...

GLUAU.

Moi !... Tu es donc lié à ce vieux ?...

JULES.

Un peu !...

GLUAU.

Je ne t’en fais pas mon compliment.

JULES, haut.

Voyons... la paix... tâchez de vous entendre.

DURONDIN.

Jamais.

GLUAU.

M’entendre avec lui !...

À part, portant la main à son nez.

Je ne pourrai jamais me faire à sa conversation.

JULES.

Allons donc !...

GLUAU, à lui-même.

Je cours du côté de la danse... et pour me venger de Giroflée, la première femme disponible qui me tombe sous la main... je la saisis et je la fascine.

Air : Quadrille de la Reine de Chypre.

Pour me venger de tous ses traits,
J’veux désormais
Avoir mille succès.
Nouveau Faublas sentimental,
J’veux dans ce bal,
Paraître obélisqual.
Le cœur brûlant comme une étuve,
Sur le sexe dans ce local
Je déborde comme un vésuve,
Et j’ fais un ravage infernal.

Reprise, ENSEMBLE.

Pour me venger, etc.

JULES, à Durondin.

Plus de rancune, allons, la paix !
Que désormais
Vous soyez satisfaits !
Ayez un caractère égal,
Car il est mal
De se bouder au bal.

DURONDIN.

Lui pardonner, non, non, jamais !
Car désormais,
Entre nous point de paix.
Mon amour lui sera fatal.
J’veux en rival
Le vexer dans ce bal.

Gluau sort du côté du bal.

 

 

Scène V

 

DURONDIN, JULES

 

JULES, riant.

Ce pauvre Gluau !... il part furieux !... qu’est-ce qui vous animait si fort l’un contre l’autre ? Lui, le garçon le plus inoffensif... et vous, monsieur Durondin...

DURONDIN, regardant autour de lui.

Chut ! j’ai des motifs pour que l’on ignore mon nom héréditaire... Ici, je m’appelle Philidor.

JULES.

Philidor ?... Ah ! je comprends... une intrigue amoureuse...

DURONDIN.

Charmante ! mon bon... charmante !...

JULES.

C’est donc pour cela qu’on ne vous voit plus aux Marronniers, au Cadran bleu, chez Deffieux... où vous fournissiez de si bons vins... et c’est après six mois d’absence que je vous retrouve, où ?... à Mabille ! Est-ce que vous dansez à présent ?

DURONDIN.

Je crois bien... et d’une manière furibonde... On m’a surnommé ici le roi de la polka.

JULES.

Vraiment...

DURONDIN, avec fatuité.

Je m’émancipe ! je m’émancipe !... Il me fallait ça... ça m’étouffait... après cinq mois de sagesse... de bonheur domestique...

JULES, étonné.

Hein ?... vous dites ?... Est-ce que par hasard, vous seriez ?...

DURONDIN.

Marié ?... oui, je le suis légalement... la plus jolie petite femme... d’une. douceur... d’une naïveté... une perle... Je suis son premier amour, elle me l’a dit... aussi je la rends bien heureuse, cette petite chatte...

JULES.

Oui, en la trompant ! mais ne craignez-vous pas que votre femme de son côté...

DURONDIN.

Oh ! ma femme est à Passy, où elle fait de la tapisserie en m’attendant... je ne vais la consoler qu’une fois ou deux par semaine... Elle me croit à Paris, où mes affaires me retiennent.

JULES.

Ah ! Durondin, Durondin, je ne vous approuve pas...

DURONDIN.

J’aime beaucoup le petit... avec ça vous êtes la fidélité même, vous !

JULES.

Moi... on voit bien que vous ne me connaissez pas... J’ai aimé... autrefois... profondément... Eh bien, ça dure encore !...

DURONDIN.

C’est bête.

JULES.

Une coquette... une ingrate... qui a disparu un beau jour... en me faisant dire qu’elle allait se marier... et que je ne cherche plus à la voir.

DURONDIN, vivement.

Moi, à votre place, j’aurais essayé de la rejoindre...

JULES.

Vraiment ?

DURONDIN.

Parbleu !... je ne connais pas le mari... et un de plus ou de moins... Mon Dieu ! et Giroflée qui m’a donné rendez-vous à la buvette !

JULES.

Eh bien, allez... je vous rejoins bientôt... Louise doit être arrivée... je vais lui dire que je suis avec un ami...

DURONDIN.

Nous allons prendre une bouteille de bière au pavillon chinois. Ne tardez pas !

ENSEMBLE.

Air : Quadrille du Galopin industriel.

En ces lieux, narguant les soucis,
Que notre amitié se réveille
En attaquant une bouteille,
La bière fait les bons amis.

Durondin sort à droite derrière le bosquet.

 

 

Scène VI

 

JULES, ERNESTINE, LOUISE

 

JULES.

Le vieux fou !...

Pendant ceci Ernestine est sortie la première de la buvette au fond ; en voyant Jules elle avance ; Louise sort après avoir dit à Giroflée, qui est dans le pavillon.

LOUISE.

Attends-nous, Giroflée, je vais voir si Jules est arrivé.

JULES, qui va pour sortir, aperçoit Ernestine, saisi.

Que vois-je !... Ernestine !

ERNESTINE, émue.

Monsieur Jules !

JULES, faisant un pas.

Vous, Ernestine... vous ici ?...

LOUISE, l’apercevant, court vers lui, lui prend le bras, en se plaçant entre lui et Ernestine.

Ah ! le voilà !

JULES, avec la plus grande contrariété.

Louise !... que faire ?...

LOUISE.

Vois-tu, Ernestine, comme il est contrarié de m’avoir manqué de parole ?... Il ne me répond jamais quand je le gronde. Il m’aime bien, va...

JULES, avec humeur.

Mais, Louise, ce que vous dites est inconvenant, devant madame.

LOUISE.

Oh ! il n’y a pas de danger... c’est ma meilleure amie...

ERNESTINE, avec ironie.

En effet... je ne puis qu’applaudir au choix de monsieur Jules... Louise est une bonne fille... ses qualités sont au-dessus de tout éloge.

JULES, à part.

De l’ironie... de l’émotion...

Il quitte brusquement le bras de Louise et va à Ernestine.

JULES, bas.

Oh ! madame, croyez bien !...

ERNESTINE, bas.

Taisez-vous !... devant Louise...

JULES, bas.

Il faut que je vous parle.

LOUISE.

Pour me faire oublier votre retard, monsieur, vous allez me conduire au bal, et tout de suite... Tenez, justement un quadrille se prépare.

Elle remonte un peu.

JULES, à Ernestine.

Oh ! un mot encore.

ERNESTINE, émue.

Plus tard... j’ai à vous parler... Il faut que vous me rendiez mes lettres...

JULES.

Vos lettres ?

LOUISE, l’interrompant et descendant.

Venez vite... on va commencer sans nous.

ERNESTINE, prenant un air gai.

Eh bien, monsieur Jules, vous vous faites attendre.

JULES, à part.

Je la reverrai... Tout espoir n’est pas perdu.

Ensemble.

Air : Quadrille de la Reine de Chypre.

JULES et ERNESTINE, à part.

Lui parler, espoir flatteur ?
Nous trouver encore ensemble.
Rien qu’en y pensant, je tremble !
Et pourtant c’est du bonheur.

LOUISE, à part.

Ah ! pour moi quel jour flatteur !
Nous allons danser ensemble.
Sous son bras souvent je tremble !
Et pourtant c’est du bonheur.

JULES, à part.

Qu’elle est jolie !
L’âme ravie,
Toute la vie
Je l’aimerai !

ERNESTINE, à part.

Mon cœur palpite !
De ma conduite
Que le mérite
Reste ignoré.

REPRISE.

Lui parler, etc.

Jules sort avec Louise du cité de la danse.

 

 

Scène VII

 

ERNESTINE, GLUAU

 

ERNESTINE.

Oui, Jules est bon, généreux, il me rendra mes lettres, et je n’aurai plus rien à craindre...

GLUAU, venant du côté de la danse.

Je viens de danser avec une locataire de la rue Bréda.

Apercevant Ernestine.

Ah ! une beauté isolée... abordons-la... Mademoiselle.

ERNESTINE.

Monsieur Gluau !

GLUAU.

Mademoiselle Ernestine... Ô hasard ! voilà bien de tes farces !... Je cherche une passion inconnue, et je tombe sur une connaissance... une amie de Giroflée... Comme ça me ganterait... comme ça la ferait enrager... Essayons ! Ah ! Ernestine !... j’ai bien souvent rêvé à vous, dans mes longues insomnies.

ERNESTINE, riant.

Vraiment ?... Je ne m’en serais jamais douté... Quand vous veniez au magasin, vous faisiez des yeux à Giroflée...

GLUAU.

Ah ! Ernestine... vous faites tort à mon goût.

ERNESTINE.

Vous avez fait la cour à Giroflée, cependant ?

GLUAU, galamment.

Vous n’étiez pas là.

ERNESTINE.

Ah ! monsieur... voilà des phrases... et je dois...

Elle fait un pas pour remonter.

GLUAU, avec élan.

Ne me retenez pas, Ernestine, laissez-moi vous dire que je vous adore.

ERNESTINE.

Mais, monsieur...

GLUAU.

Laissez-vous adorer... mettez-y de la complaisance.

ERNESTINE.

Monsieur... si vous continuez sur ce ton, je me verrai forcée...

Mouvement pour sortir.

GLUAU.

Vous partez ?... Oh ! restez encore une lacune avec moi...

Avec un accent poétique.

Le temps est beau... la brise est fraîche... brise suave, embaumée...

ERNESTINE.

Voilà de la poésie !...

GLUAU.

Oh ! la poésie... c’est ma vie... qu’on me prenne tout ce que j’ai : les économies de ma tirelire... qu’on me retranche mon déjeuner... qu’on raccourcisse mon dîner... qu’on supprime mon goûter... qu’on abolisse mon souper... qu’on me laisse mourir de faim, ça m’est égal... mais qu’on ne me prive pas de la nourriture de l’âme... J’ai besoin de poésie, je suis dévoré par les vers...

Quand des vers on ignore, hélas ! le doux mystère,
On ne peut voyager dans l’île de Cythère.

ERNESTINE.

Vous parlez en vers ?

GLUAU.

Et pourquoi non ?

 

 

Scène VIII

 

ERNESTINE, GLUAU, DURONDIN, au fond

 

DURONDIN.

Jules ne vient pas...

Les apercevant.

Ma femme avec Gluau, quand je la croyais à Passy !

Il se cache dans le bosquet de gauche.

ERNESTINE, à part.

Jules est avec Louise du côté de la danse... je les retrouverai...

GLUAU, lui tendant son bras.

Daignez accepter l’offre de... hein ?...

ERNESTINE, gaiement.

Tenez, monsieur Gluau.

DURONDIN.

Elle le connaît ?...

ERNESTINE.

J’accepte... Ah ! à une condition... c’est que vous ne me parlerez pas de...

GLUAU.

De mon amour ?... Si fait... parlons-en... et beaucoup... beaucoup...

Laissez-moi vous dire en ce jour
Tout ce que j’éprouve d’amour !

Elle lui donne le bras.

DURONDIN.

Son amour ?... et elle lui donne le bras... Tonnerre !...

Il va pour s’élancer sur eux, mais en apercevant Giroflée qui sort du café, il rentre vivement dans le bosquet.

Ciel !... Giroflée !...

GLUAU.

À la danse nous en causerons...

 

 

Scène IX

 

ERNESTINE, GLUAU, DURONDIN, GIROFLÉE

 

GLUAU, enchanté.

Giroflée !... ah !

GIROFLÉE.

Tiens !... Ernestine avec Gluau.

GLUAU, se redressant.

Oui, mademoiselle...

Ils sortent du côté de la danse.

Elle est vexée...

 

 

Scène X

 

GIROFLÉE, DURONDIN

 

GIROFLÉE.

Oh ! comme il se cambre !...

DURONDIN, furieux, sortant du bosquet.

Elle n’est plus là !...

Regardant.

Par où sont-ils passés ? ah !...

Il va pour courir du côté de la danse.

GIROFLÉE.

Ah ! je le tiens !

Elle lui prend le bras et l’amène en scène.

DURONDIN, cherchant à se dégager.

Ne me retenez pas, Giroflée... ne me retenez pas...

GIROFLÉE.

Où courez-vous donc ?... vous voilà tout époussifflé...

DURONDIN, même jeu.

Laissez-moi voler...

GIROFLÉE, le retenant.

Qu’est-ci qui peut vous blêmir à ce point ?... les yeux vous sortent de la tête...

DURONDIN.

Vous n’avez donc pas vu, à l’instant ?

GIROFLÉE.

Quoi donc ?

DURONDIN.

Cet affreux Gluau. ici...

GIROFLÉE.

Vous en êtes toujours jaloux ?

DURONDIN.

Si j’en suis jaloux ?... Il était avec une femme...

GIROFLÉE.

Eh bien... qu’est-ce que ça peut vous faire ?...

DURONDIN, même jeu.

Ce que ça peut me faire ?... c’est joli !

GIROFLÉE.

Est-ce que vous la connaissez cette femme ?...

DURONDIN, s’oubliant.

Si je la connais...

Vivement.

Non... non... mais...

GIROFLÉE.

Mais, Philidor... ceci est vague, très vague... et si je n’étais certaine d’Ernestine...

DURONDIN.

Bah !... Elle vous touche en quelque sorte ?

GIROFLÉE.

C’est mon ancienne amie...qui a eu la sottise de se marier...

DURONDIN, blessé.

La sottise ?...

GIROFLÉE.

À un benêt de mari... à un vieux chinois !...

DURONDIN, de même.

Chinois !... Giroflée !...

GIROFLÉE.

Qui la laisse à la campagne sans lui procurer le moindre plaisir... Elle dépérissait cette chère enfant !... Elle a suivi mes sages conseils...

DURONDIN.

Vos conseils ?

GIROFLÉE.

Elle est venue avec moi à Mabille pour se distraire... en dehors de son mari... de son grigou...

Mouvement de Durondin.

Elle qui était si recherchée, si fêtée à la Chaumière !

DURONDIN, à part.

Elle a été à la Chaumière ?... au milieu des étudiants...

GIROFLÉE.

Mais qu’avez-vous donc sous la plante ?... Vous avez l’air de danser ?... Votre chaussure vous blesse ?

DURONDIN, même jeu.

Laissez-moi...

GIROFLÉE.

Non pas... Je vous attends depuis trois heures... Je compte bien que vous n’allez pas me quitter de la soirée.

DURONDIN, à part.

Et ils sont ensemble !

GIROFLÉE.

Plaît-il ?

DURONDIN, brusquement.

Rien !

GIROFLÉE.

Philidor... Je commence à avoir des doutes... vous n’êtes plus le même avec moi depuis deux jours... et en voilà trois que j’ai donné le dernier adieu à Gluau...Changeriez-vous instantanément ? Ne seriez-vous plus dans l’intention de me mettre sur les bancs ?...

DURONDIN.

Plus tard nous causerons de cela.

GIROFLÉE.

Comment, plus tard ! mais monsieur Philidor...

DURONDIN.

Mais Giroflée, vous êtes bien exigeante.

GIROFLÉE.

Vous ne vous plaigniez pas de cela il y a trois jours.

DURONDIN.

Mes idées ont changé depuis cinq minutes.

GIROFLÉE.

Oh ! je vous vois venir : vous reculez le moment de m’afficher sous le vestibule de la mairie.

DURONDIN.

Je l’avoue.

GIROFLÉE.

Mais on ne peut donc plus compter sur la race masculine ?

DURONDIN.

Non, il n’y faut plus compter, car Gluau, votre chéri de Gluau, est maintenant auprès d’une autre femme.

GIROFLÉE.

Auprès d’Ernestine, je le sais... au fait, de quoi vous mêlez-vous ?

GIROFLÉE.

Ah ! j’y vois clair... vous convoitez Ernestine ; mais vous arrivez trop tard, mon cher.

DURONDIN.

Trop tard... Giroflée... je désire une explication.

GIROFLÉE.

Taisez-vous, gredin !

DURONDIN.

Elle ne veut rien entendre. J’aurai plutôt fait de m’en débarrasser. Voyons. voyons, ne nous fâchons pas ; voyez-vous, Giroflée, je n’ai pas la tête à moi ; il fait si chaud... car il fait bien chaud, chère amie.

GIROFLÉE.

Ah ! vous faites le câlin à cette heure.

DURONDIN.

Allez au laboratoire, demandez tout ce qu’il vous plaira.

GIROFLÉE.

À la bonne heure, je vous reconnais.

DURONDIN.

Prenez gâteaux, grogs, demi-tasses, orgeat, limonade, de la bière... ne vous refusez rien.

GIROFLÉE.

Qu’il est aimable quand il veut, gros Loulou ! Mais ne vous éloignez pas.

Air de quadrille.

J’vais prendre au buffet
À cet effet
Un verre
Qui me désaltère,
Et mettre à profit
Plus d’un biscuit.
Allez un rien me suffit.

À part.

Depuis le jour où je naquis,
J’ mords à la friandise.

DURONDIN, à part.

Ce n’est que par la gourmandise
Que l’sexe est toujours pris.

Reprise, ensemble.

GIROFLÉE.

J’vais prendre, etc.

DURONDIN.

Prenez au buffet
À cet effet
Un verre
Qui vous désaltère ;
Mettez à profit
Plus d’un biscuit ;
Je l’ vois, un rien vous suffit.
Elle entre dans la buvette.

 

 

Scène XI

 

DURONDIN, puis JULES

 

DURONDIN.

Je suis seul... courons...

Il s’arrête.

Mon Dieu ! que vais-je faire ?... du bruit... de l’éclat... une explosion au milieu du bal... au milieu d’une foule de lions qui rugiront après moi... je serai le Jocrisse de la scène... d’autant plus que ma femme me croit à Paris... dans les spiritueux. Où me suis-je fourré ?... Ah ! Durondin... où t’es-tu fourré ?...

JULES, entrant.

Il vient du côté de la danse. J’ai laissé Louise dans un bosquet, où je lui ai dit de m’attendre... Ernestine est ici.

DURONDIN.

Ah !... une idée gigantesque.

Courant à lui, et lui pressant les mains.

Mon ami... mon cher ami...

JULES, contrarié, à part.

Durondin !... Comment m’en défaire ?...

DURONDIN.

Car vous êtes mon ami, vous ? mon meilleur ami !... un Pilade...

JULES.

Qu’avez-vous donc ?... quelle figure !...

DURONDIN.

Ça se voit ?... ça ne peut pas se cacher... Il faut que vous me rendiez un important service.

JULES.

Plus tard... car en ce moment je cherche...

DURONDIN.

Oh ! non... car c’est pressé...

JULES.

De quoi s’agit-il donc ?...

DURONDIN.

Ce matin je vous ai dit que j’étais marié... je riais des maris chagrinés.

JULES.

Eh bien ?

DURONDIN.

Eh bien... je suis près d’être inséré dans cette catégorie.

JULES.

Bah !

DURONDIN, indigné.

Perfide Ernestine !...

JULES, saisi.

Ernestine ?... Quoi ! c’est ?...

DURONDIN.

Oui, c’est elle, mon ami ; elle, que j’avais laissée faisant de la tapisserie à Passy, et que je retrouve à Mabille, où elle se livre à une foule de pas excentriques.

JULES, à part.

Sa femme !... Et c’est lui qui me l’a enlevée !...

DURONDIN.

Mais ce n’est pas tout... il n’y a qu’un instant, elle était en tête-à-tête avec Gluau.

JULES, étonné.

Gluau ?...

DURONDIN.

Il l’entretenait de son amour.

JULES.

Lui ?

DURONDIN.

Et elle lui souriait, la scélérate !... Ils étaient d’accord... elle s’est accrochée à son bras, et ils sont partis.

JULES, avec colère.

Partis !... ensemble ?

DURONDIN, appuyant.

Ensemble... pour s’abandonner aux caprices de la polka.

JULES, à part.

Ah !... elle est encore ici.

DURONDIN.

Vous voyez ma malheureuse position, mon jeune ami... et j’ai compté sur vous pour m’en tirer.

JULES.

Comment cela ?

DURONDIN.

Voilà... Si je fais une scène à mon épouse, la Giroflée va se jeter à la traverse, et dévoilera à ma femme l’intrigue que je mijotais...

JULES.

C’est juste.

DURONDIN.

D’un autre côté, je ne puis laisser Ernestine en proie à l’amour de cet affreux Gluau.

JULES.

Vous avez raison.

DURONDIN.

Mon digne ami, soyez mon sauveur ; vous êtes bien tourné, une figure, un ton... tout ce qu’il faut pour l’emporter sur lui.

JULES, à part.

Que dit-il ?

DURONDIN.

Courez dans le bal... faites danser ma femme... entourez-la de soins... d’égards... arrangez-vous pour lui plaire...

JULES.

Air de Turenne.

Quoi ! vous voulez...

DURONDIN.

En vous j’ai confiance.
Les grands moyens ! près d’elle l’œil ardent.
Soyez, mon cher, dans cette circonstance,
Persuasif, amoureux, entraînant ;
Subjuguez-la, faites du sentiment.
Vous le voyez, le péril est extrême ;
J’ mets dans vos mains mon espoir ; aujourd’hui,
Travaillez pour moi, mon ami,
Comme si c’était pour vous-même.
(bis.)

Et quand vous aurez réussi...

JULES.

À me faire aimer...

DURONDIN.

Non pas... à supplanter Gluau seulement ; je vous connais assez délicat, assez généreux pour vous éclipser. Elle se croira jouée... elle sera dépitée, furieuse... et elle ne trouvera rien de mieux à faire que de se jeter dans mes bras. Que dites-vous de mon plan ?

JULES.

Il est majestueux, et je l’adopte avec transport.

DURONDIN.

Ah ! bon jeune homme ! excellent jeune homme !... je savais bien que je trouverais en vous un auxiliaire dévoué.

 

 

Scène XII

 

DURONDIN, JULES, GLUAU

 

GLUAU, arrivant joyeux et applaudissant.

Bravo !... bravissimo !... Quel succès !... sapristi !... quel succès !...

JULES.

Ah ! il arrive à merveille.

GLUAU.

Comme elle en pince !... sac-à-papier... comme elle en pince !...

JULES, d’un air sec.

Ah ! vous voilà, monsieur ?

GLUAU, joyeux.

Ah ! te voilà, Jules ! que n’étais-tu là pour jouir de mon triomphe... tout Mabille... excepté toi, et... monsieur... était grimpé sur les chaises pour lui voir danser la polka...

DURONDIN, furieux.

Qui ?

GLUAU, se retournant, le regarde, et voyant ses yeux furieux, lui tourne le dos, et lui dit sèchement.

Ça ne vous regarde pas.  

À Jules, joyeux.

Ah ! mon cher !... un laisser-aller !... un talon !... du moelleux !... de l’élastique !... on applaudissait... tonnerre !... une légion de Romains en gants blancs... c’était écrasant !... Et moi, glorieux, l’œil ardent, l’air fier !... mon regard disait à la foule : C’est ma danseuse... mon bien... ma divinité...

DURONDIN, plus furieux.

Qui ?

GLUAU, se tournant vers lui, et voyant son regard plus furieux, fait la grimace et répond d’un ton plus sec.

Ça ne vous regarde pas.

À Jules, avec plus d’abandon.

Ah ! mon bon... des poses... mon cœur battait à rompre un gilet de flanelle... Ô Ernestine !...

JULES, irrité.

Ernestine !

DURONDIN, plus furieux.

Ernestine !

GLUAU, se tourne vers Durondin, même jeu, à Jules.

Tu sais, Jules, la petite Ernestine... Ah ! c’est qu’elle danse...

Se tournant vers Durondin.

Ah ! monsieur... c’est qu’elle...

DURONDIN.

Qui ?

GLUAU.

Ça ne vous regarde pas...

Même jeu, à Jules.

Elle a été aussi enchantée de moi.

DURONDIN, furieux, à part.

Ma femme sait danser la polka !...

GLUAU, à Jules.

Je lui ai dépeint ma flamme en termes de feu... j’ai employé tous mes moyens de séduction... et j’en ai... elle n’a pu résister, la malheureuse !...

Joyeux, il se retourne vers Durondin et poursuit.

JULES.

Vraiment ?...

GLUAU, montrant Durondin.

Si ça n’est pas vrai, je veux que monsieur meure à l’instant.

DURONDIN, l’œil hagard.

Ah !

JULES, à part.

Courons m’assurer...

Il sort.

GLUAU, à part.

Cet homme a un regard sauvage.

Toujours joyeux.

Elle m’adore !

DURONDIN, plus furieux.

Infamie !...

GLUAU.

Cet homme a le râle !

À Durondin.

Ah ! ah ! qu’est-ce que vous dites de ça, vous ?...

DURONDIN, de même.

Je dis...

GLUAU, poursuivant.

Vous pensiez que je n’en trouverais pas d’autres plus appétissantes que Giroflée ?...

Indigné.

Gardez-la, cette Giroflée... je m’en moque !... je m’en fiche pas mal !... j’ai trouvé un rose... Ah ! ah !... on disait : Il se lamentera... il ira se jeter par-dessus le pont des Invalides... il avalera une portion de la Seine... Non... ah ! non... je suis au-dessus d’elle... Ernestine !... me consolera dans mes déboires... je l’épouserai...

DURONDIN.

Il l’épousera ?...

GLUAU.

Oui... oui... je lui donnerai mon petit nom... je lui ferai partager les joies de mon intérieur...

À Durondin.

Ah ! ah ! je vous défie bien de me l’enlever, celle-là... oui, je l’en défie bien de me l’enlever.

Durondin, dans le comble de la fureur, lui donne un coup de pied au derrière.

Oh !... il me l’a enlevé !...

Furieux.

Monsieur !... Monsieur !...

DURONDIN, plus furieux.

Monsieur !...

GLUAU, reculant.

Tout à l’heure c’était des chiquenaudes, et à présent c’est un coup de pied... Mais cet homme va d’une extrémité à l’autre.

 

 

Scène XIII

 

DURONDIN, GLUAU, GIROFLÉE, sortant de la buvette

 

GIROFLÉE.

Les rafraîchissements sont servis.

GLUAU.

Hein !...

Il se retourne.

Giroflée !

GIROFLÉE.

Venez-vous, Philidor ?... je vous attends.

GLUAU.

Elle l’attend !...

GIROFLÉE.

J’ai une soif ardente !... comme je vais consommer !

GLUAU, narguant.

Allez ! allez !... si vous pouvez la désaltérer, je vous donne le droit de dessécher le canal Saint-Martin.

GIROFLÉE, furieuse.

Insolent !...

GLUAU, se posant.

Ne m’approchez pas...

DURONDIN, bas, passant à sa droite.

Monsieur, ce n’est pas mon dernier mot.

GLUAU, irrité.

Allez au diable !

GIROFLÉE, à Durondin.

Revenant. Je vous attends.

Ernestine paraît et écoute en voyant son mari.

DURONDIN.

Eh bien ! attendez-moi... je n’ai pas le temps.

À part.

Courons surveiller ma femme.

Il sort du côté de la danse sans voir sa femme.

GIROFLÉE, voulant le retenir.

Philidor !...

 

 

Scène XIV

 

GLUAU, GIROFLÉE, ERNESTINE

 

GIROFLÉE, à part.

Je crois que j’ai eu tort de congédier Gluau si vite... et tandis qu’il est là...

ERNESTINE.

Giroflée... tu connais cet homme qui vient de sortir ?

GIROFLÉE.

Oui, c’est Philidor... mon futur, à qui je voulais te présenter.

ERNESTINE.

Ton futur ?

GIROFLÉE.

Oui... mon banquier... Et il me laisse là avec les rafraîchissements... je cours le rejoindre...

À part.

Il faut que je sache à quoi m’en tenir...

À Gluau.

Gluau ! mon petit Gluau !... ne vous éloignez pas...

GLUAU, étonné.

Son petit Gluau ?

GIROFLÉE.

Attendez-moi, et tenez-moi mon chapeau.

Elle lui met son chapeau entre les mains, et sort du même côté que Durondin.

 

 

Scène XV

 

ERNESTINE, GLUAU

 

GLUAU, remontant et l’appelant.

Giroflée ! Giroflée !... Est-ce qu’elle me prend pour une patère ?... que veut-elle que je fasse de son chapeau ?...

Voyant Ernestine qui est devenue rêveuse.

Oh ! Il cache le chapeau de Giroflée derrière lui.

ERNESTINE, à elle-même.

Il me trompait !... et c’est avec Giroflée... Oh ! comment empêcher ?...

Voyant Gluau.

Ah ! ce jeune homme...

Allant à lui.

Monsieur ?

GLUAU.

Mademoiselle ? Il dissimule le chapeau de Giroflée d’une main, et tient le sien de l’autre.

ERNESTINE.

Tantôt vous m’avez parlé de votre bonne volonté... Eh bien, voici le moment de me donner une preuve de votre dévouement... le voulez-vous ?

GLUAU, avec élan.

Si je le veux ?... mais je franchirais pour vous le dôme du Panthéon, où atteignent les grands hommes !...

Il agite le chapeau de Giroflée et le cache subitement.

Diable de chapeau !... il me gêne horriblement !

ERNESTINE.

Durondin vous a causé bien de la peine... en cherchant à vous enlever le cœur de Giroflée ?

GLUAU.

Cet homme m’a affecté... mais maintenant...

ERNESTINE.

Non... je ne le crois pas... vous l’aimez toujours...

GLUAU.

Elle ?... l’aspic !

Même jeu de chapeau.

ERNESTINE.

Ne cherchez pas à vous abuser vous-même ; on oublie rarement la personne qui vous a inspiré de douces affections...

Souriant.

Je le sais.

GLUAU, à part.

Ah ! elle en a eu.

ERNESTINE.

Et vous auriez tort d’abandonner celle avec qui vous pourriez être heureux.

GLUAU, à part.

C’est donc pour me parler de Giroflée qu’elle m’a rejoint.

ERNESTINE.

Et puis... je serais si heureuse si vous parveniez à la détacher de Durondin...

GLUAU.

Bah !...

À part.

Tiens !... est-ce que...

ERNESTINE.

Si vous pouviez en cette circonstance lui faire jouer un rôle ridicule, et le mettre dans une position...

GLUAU.

Une position bête ?... Ah ! oui, je serais enchanté de lui donner cet air...

ERNESTINE.

Eh bien, si vous parvenez à rompre la liaison qui existe entre eux... toute ma reconnaissance...

GLUAU.

C’est peu...

ERNESTINE.

Mon amitié.

GLUAU.

C’est déjà quelque chose, mais...

ERNESTINE, vivement.

Et j’en suis certaine, Giroflée vous saura gré de vos efforts. Il ne sera pas difficile de la ramener vers vous...

GLUAU, à part, étonné.

Ah ça, cette jeune fille est indéchiffrable... je marche à reculons... je lui dépeins les douces sensations qu’elle m’a fait éprouver, et elle me prie de m’occuper d’une autre.

ERNESTINE.

Giroflée est à Mabille... c’est le moment d’agir... Attachez-vous à elle... ne la quittez pas.

GLUAU, criant.

Vous le voulez ?... Eh bien, ça me va... et si Philidor vient me la disputer... Depuis ce matin, j’ai une dent qui passe contre lui... j’ai ses chiquenaudes et son coup de pied sur le cœur... Il n’a qu’à se faire assurer.

ERNESTINE.

Bien, et si vous réussissez... je ne quitterai pas le bal de la soirée. Je vous attendrai là... dans ce bosquet.

GLUAU.

Dans ce bosquet ?...

Il désigne avec la main qui tient le chapeau de femme.

Ça me va supérieurement.

Même jeu.

Oh !

ERNESTINE.

Pour connaître le résultat de tout ceci... Oh ! je savais bien que je pourrais compter sur vous !

Durondin paraît au fond.

Dans une heure, ici.

DURONDIN, surpris, à part.

Ernestine !... toujours avec Gluau.

GLUAU.

Dans une heure...

DURONDIN, à part.

Dans une heure... un rendez-vous !

GLUAU, avec emphase.

Ah ! sur l’Océan, sans orage,
Doucement je m’en vais voguer,
Et si je viens sous le feuillage,
Ah ! ne m’y faites pas droguer !

Ensemble.

ERNESTINE.

Air de la valse de la Prairie.

Sur vous je compte, agissez, espérance !
Tendre retour
De votre amour
Sera la récompense.
D’un doux regard essayez la puissance.
On s’y prendra,
Ce regard-là
Vous la ramènera.

GLUAU.

Comptez sur moi ; bientôt, j’ai l’espérance !
Tendre retour
De mon amour
Sera la récompense.
D’un doux regard j’essai’rai la puissance.
Ell’ s’y prendra,
Ce regard-là
Toujours la domin’ra.

DURONDIN, à part.

Ici ma femme ignore ma présence !
J’veux en ce jour
De son amour
Donner la récompense.
Sur tous les deux avant peu ma vengeance
Retombera,
Rien n’apais’ra
Cette colère-là.

Ernestine sort d’un côté et Gluau de l’autre.

 

 

Scène XVI

 

DURONDIN, seul

 

Il part avec le chapeau de ma femme !... Mais qu’est-ce qu’il a donc de séduisant dans sa personne, je vous le demande ? qu’est-ce qui a pu ?...

Se rappelant et criant.

Ah ! ce jeune homme qu’elle connaissait avant notre mariage, et qu’elle aimait, m’a-t-on dit... si c’était celui-là ?... Je l’ai souvent surprise lisant des lettres à la dérobée, et les cachant subitement à mon approche... S’il lui avait écrit de nouveau ?... si elle lui avait répondu... Sa présence à Mabille... ce rendez-vous accordé... à huis clos... Ah ! mon Dieu ! voilà un éclair... elle aura connu mes fredaines, ma liaison avec Giroflée... et pour se venger... Oh ! maintenant, plus de plaisirs, plus de danses... Je ne veux plus m’occuper que de ma femme... pour savoir où en sont ses intrigues avec ce Gluau. Quant à Giroflée, je l’abandonne.

 

 

Scène XVII

 

DURONDIN, JULES, entrant

 

DURONDIN, courant à lui.

Ah ! Jules !... mon bon Jules !... vous arrivez à propos... Avez-vous vu ma femme ?... lui avez-vous parlé ?... où en êtes-vous, mon ami ?... où en êtes-vous ?

JULES.

Mais rien de nouveau.

DURONDIN.

Vous restez donc inactif quand le danger me menace ?... Vous ne voulez donc rien faire pour un ami malheureux ?

JULES.

Comme vous voilà défait !... Vous êtes d’une pâleur !

DURONDIN.

Je piétine sur un cratère.

JULES.

Mais qu’y a-t-il donc ? que s’est-il passé ?

DURONDIN.

Tout à l’heure elle s’est laissé embrassé la main par Gluau.

JULES.

Gluau ?

DURONDIN.

Votre concurrent... Elle lui a donné son chapeau à garder.

JULES, à lui-même.

Est-ce que véritablement Ernestine se serait éprise de cet imbécile ?

DURONDIN.

J’en ai peur, mon bon !... j’en ai peur ! Et vous laisserez une telle audace impunie ?

JULES, s’emportant, à lui-même.

Non... non... non... madame... et ce rival que vous me préférez... Cet homme indigne de votre amour, je le provoquerai !... je le tuerai !

DURONDIN.

C’est cela, tuez-le !

JULES.

Un bon coup d’épée.

DURONDIN.

Deux bons coups d’épée, cher ami. Si vous saviez, ils se sont écrit... ma femme s’est livrée à une petite poste avant mon mariage, et c’est Gluau...

JULES, à part, saisissant cette idée.

Gluau ! au fait, pourquoi pas ?

DURONDIN.

Vous me voyez hérissé ! Où est-il ce gueux ? que je lui arrache ces lettres... que je joue sa vie contre la mienne. Il me faut du sang !... je veux me plonger dans son sang !

JULES.

Durondin ! calmez-vous !... et laissez-moi me charger de ce soin.

DURONDIN.

Vous voulez vous battre pour moi ? Au fait, c’est juste !... vous jouez mon rôle auprès de ma femme. Harcelez-les, battez-vous ; le bois de Boulogne a été inventé pour ça... et quand vous aurez renversé ce faquin, quand vous lui aurez fait mordre le gazon, vous m’apporterez ces lettres pour que je connaisse toute l’étendue de mon guignon.

JULES.

Ah ! Durondin, j’ai promis...

DURONDIN.

Ça ne fait rien... Mais où est-il ?... Il cherche ma femme peut-être ?...

je vais parcourir les environs... et si je le trouve... je me cramponne à lui... ah ! ah ! mon petit !... ah ! ah ! mon petit !

Il sort en courant.

 

 

Scène XVIII

 

JULES, puis GIROFLÉE

 

JULES.

Après tout, laissons-le faire... Gluau payera pour tous... Je le déteste, depuis qu’il poursuit Ernestine... les lettres... je les ai sur moi... mais pouvais-je devant le mari ?... oui... je les lui rendrai... et alors... il n’existera plus rien entre nous... Tâchons de la rejoindre.

GIROFLÉE, arrivant.

Impossible de mettre la main dessus...

À Jules.

Ah ! monsieur Jules, vous n’avez pas vu Gluau, par ici ?

JULES, brusquement.

Gluau ?... Cherchez-le !

Il sort.

GIROFLÉE.

Eh bien ! il est encore aimable, celui-là... Je ne trouverai donc aujourd’hui que des visages en coin de rue... Mais où est-il passé Gluau ?... Durondin m’avertit qu’il doit avoir un rendez-vous sous le premier bosquet à gauche, c’est celui-là, je m’y cloue... il viendra peut-être.

Elle s’assied dans le bosquet de droite, premier plan.

Lui ou elle... j’aurai de ses nouvelles. J’attendrai jusqu’à minuit, s’il le faut... Oh ! la première personne qui se présente, je la griffe !... Oh ! comme les ongles me picotent !... il portera de mes marques !

 

 

Scène XIX

 

GIROFLÉE, dans le bosquet de droite, GLUAU

 

GLUAU, arrivant ; il n’a plus le chapeau de Giroflée.

Je viens d’errer aux alentours du jardin pour éviter Giroflée... Voici l’heure fortunée où ma gentille Ernestine doit m’attendre...

Avec prétention.

Adroit comme un serpent boa,
Je vais m’enfoncer dans ce bois.

Sautillant près du bosquet.

Y est-elle ? y est-elle ?

Giroflée s’agite dans le bosquet.

On a remué sous ces feuilles... ah ! mon cœur bondit.

GIROFLÉE.

Viendra-t-il ?

GLUAU.

Elle m’attend !... chère brebis... me voilà, ma bichette !

Il court dans le bosquet, pour se jeter à son cou.

GIROFLÉE, le saisissant.

Ah ! je le tiens le chenapan !...

GLUAU.

Aïe !... Giroflée !...

GIROFLÉE.

Ah ! scélérat !... ce n’est pas moi que vous pensiez trouver sous la verdure.

GLUAU.

Giroflée ! respectez mon physique.

GIROFLÉE, voulant le griffer.

Non... je veux vous rendre affreux...

GLUAU, se défendant.

Giroflée !

GIROFLÉE.

Ah ! vous allez à d’autres rendez-vous ! monstre !

GLUAU.

Monstre ?

GIROFLÉE.

Où est mon chapeau ?

GLUAU.

Votre chapeau ?

GIROFLÉE.

Qu’avez-vous fait de mon chapeau ?

GLUAU.

Qu’est-ce que j’ai donc fait de son chapeau ?

GIROFLÉE.

Est-ce que vous l’avez perdu, mon chapeau ?

GLUAU.

Est-ce que je l’ai perdu votre chapeau ? Ah !... je l’ai donné à garder à un municipal de service.

GIROFLÉE.

Tenez... si je ne me retenais, je vous dirais ce que je pense de vous... Vous êtes un marocain !

GLUAU.

Marocain...

À part.

Adoucis-sons-la... Mais vous ne savez donc pas, Giroflée, ce qui m’attirait dans ce bocage ?

GIROFLÉE.

Ce n’est pas moi, parbleu !...

GLUAU.

Ah ! voilà où votre erreur se prolonge... je vous y avais devinée...

GIROFLÉE.

Moi ?

GLUAU.

Je vous y ai vue entrer...

GIROFLÉE, gentiment.

Est-il bien vrai ?

GLUAU.

Parole !...

À part.

Elle s’apaise !

 

 

Scène XX

 

GIROFLÉE, GLUAU, DURONDIN

 

DURONDIN, arrivant.

Je l’ai vu se diriger de ce côté... il est peut-être dans ce bosquet ?...

Il s’en approche.

GIROFLÉE, minaudant.

Ah ! si vous disiez la vérité !...

GLUAU.

Mais je la dis !... je la dis !...

DURONDIN, furieux.

Ils y sont !... oh !

Il s’apprête à fondre sur Gluau.

GIROFLÉE, soupirant.

Ah ! Gluau... que vous êtes persuasif !...

GLUAU, lui baisant les mains.

Tiens !... tiens !... reçois en témoignage cette collection de baisers brûlants !

DURONDIN, se précipitant dans le bosquet, donne un coup de poing sur le chapeau de Gluau et le lui enfonce sur les yeux.

Et toi, reçois ce poids...

Giroflée jette un cri et se sauve par le côté du bosquet dans la coulisse. Durondin ne l’a pas distinguée.

GLUAU, s’élançant en scène et s’efforçant d’ôter son chapeau.

Je suis aveuglé !...

DURONDIN, le saisissant au collet.

Ah ! je te tiens !... gueusard !...

GLUAU, tenant Durondin.

Ah ! je te tiens aussi, toi... et qui que tu sois... v’lan !

Il lui enfonce également son chapeau sur les yeux.

DURONDIN.

Je n’y vois plus.

GLUAU.

Ni moi... non plus... Eh bien ! causons.

DURONDIN.

J’étouffe.

GLUAU, ôtant son chapeau.

Tiens... c’est Vous !...

DURONDIN, de même.

Misérable !... rends-moi ses lettres...

GLUAU.

Ses lettres... à qui ?

DURONDIN.

À ma femme.

GLUAU.

À ta femme ?

DURONDIN, criant.

À ma femme... avec qui tu étais là...

GLUAU, étonné.

Sa femme ?... avec qui je... sa femme ?... c’était sa femme ?...

DURONDIN.

Légitime !

GLUAU.

Légitime ?...elle était sa femme ?... et elle me le cachait... et elle était furieuse de ce que je courais après une autre... et elle me câlinait !

DURONDIN.

Elle le câlinait !... horreur !...

GLUAU.

Ah ! il est marié !... ah ! tu es marié, toi ?... Eh ! bien, ça me va !... Je te prendrai ta moitié !... je séduirai ta moitié... j’en aurai la moitié... de ta moitié... et si tu t’opposes à notre réunion, je te dissèque comme un légume et je mets ton épiderme au bout de mes mirlitons pour le délassement de la population parisienne ! V’lan !

DURONDIN.

Gredin !

GLUAU, ricanant.

Va !... va !... insulte moi !... je m’en bats...

DURONDIN, furieux.

Rends-moi ses lettres...

GLUAU.

N’approche pas !... Je me sens colossal !

DURONDIN.

Ses lettres, coquin !

GLUAU.

Tu ne les auras pas... je les ferai insérer dans la gazette...

DURONDIN.

Toi ?... alors... je te provoquerai tant... tant... tant... que tu seras bien forcé de te battre avec moi.

GLUAU, décidé.

Malgré la défense du gouvernement... Eh ! bien, oui, je me battrai !... Je ferai un malheur, je me décide, je me mets en contravention... tant pis !... J’aurai le plaisir de te loger du plomb... quelque part...

DURONDIN.

C’est un duel à mort !

GLUAU.

À mort !... ça me va encore.

DURONDIN.

Je te laisse le choix des armes.

GLUAU.

Ça me va toujours.

DURONDIN.

L’épée, le pistolet, ou le bancal...

GLUAU, regardant les jambes de Durondin, avec mépris.

Le bancal !

DURONDIN.

Le lieu ?

GLUAU.

Partout.

DURONDIN.

L’heure ?

GLUAU.

Toute la journée.

DURONDIN.

Je vous attends !

GLUAU.

Je m’y rendrai.

DURONDIN, lui donnant sa carte.

Voici ma carte.

GLUAU, la prenant en lui tapant le nez avec.

Merci !...

CHŒUR (vif.)

Ensemble.

Air de Fleur de genêt.

Battons-nous sans délais !
Va, tu peux, je le pense,
Faire inscrire d’avance
L’acte de ton décès.

Durondin sort.

 

 

Scène XXI

 

GLUAU, JULES

 

GLUAU.

Me voilà lancé !... Giroflée mariée !... et son mari voulait me reprendre ses lettres... il ne les aura qu’avec sa vie !

Joyeux, à Jules qui entre.

Ah ! Jules... je suis bien content de te voir. Il y a bien du nouveau, va !...

JULES, sévèrement.

Et moi aussi... je suis content de te trouver.

GLUAU.

Tu seras mon champion.

JULES.

Ton champion ?

GLUAU.

Oui... je viens d’avoir une crise... Il y aura un massacre...

JULES.

Un massacre ?

GLUAU.

Je me bats !

JULES.

Tu te bats ?

GLUAU.

En déchaîné !

JULES.

Comment ?

GLUAU.

Il m’a surpris avec sa femme... dans ce fourré.

Il indique le bosquet de droite, premier plan.

JULES, comprenant.

Ah ! Durondin ?...

GLUAU.

Au moment où je couvrais sa main de mes baisers de feu.

Montrant son chapeau écrasé.

Voilà son ouvrage... un claque... Mais je suis décidé à rendre sa femme veuve... J’aimerais assez épouser une veuve !...

JULES, à part.

Il est donc vrai... Ernestine !...

GLUAU.

Hein !... en voilà des incidents !... et j’ai compté sur toi, Jules, pour me soutenir...

JULES, s’emportant.

Non, monsieur, non ! Je suis révolté d’une pareille conduite...

GLUAU.

Qu’est-ce qui lui prend ?

JULES.

Enlever la femme d’un galant homme !...

GLUAU.

C’est usité.

JULES.

Une femme que j’aime...

GLUAU, à lui-même, étonné.

Il aime aussi Giroflée ?...

JULES.

Que je protège... que je défendrai...

GLUAU.

Et Louise ?

JULES.

Et que vous importe ?... Vous me rendrez raison...

GLUAU.

De quoi ?... de quoi ?...

JULES.

Ce n’est pas avec Durondin que vous vous battrez, monsieur, c’est avec moi.

GLUAU.

Avec toi ?

JULES.

Et si vous n’êtes point un lâche...

GLUAU.

Un lâche ? assez...

JULES.

C’est bien, alors.

GLUAU.

Encore un duel ? Eh bien, ça me va plus que jamais. Tandis que j’y suis, un de plus ou de moins...

JULES.

Je vous laisse le choix des armes.

GLUAU.

J’adopte !

JULES.

Le lieu ?

GLUAU.

Partout.

JULES.

L’heure ?

GLUAU.

Toute la journée.

JULES.

Je compte sur vous.

GLUAU.

Je m’y rendrai.

Il fait un pas pour sortir, puis revient.

JULES.

Je vous attends.

GLUAU.

Ah ! voici ma carte.

Il lui donne la carte de Durondin.

JULES.

C’est bien.

Il lui donne un coup sur le nez.

GLUAU.

Je connais ça... je viens d’en faire autant à Durondin.

Reprise du même CHŒUR.

Ensemble.

Air Fleur de genêt.

Battons-nous sans délais !
Va, tu peux, je le pense,
Faire inscrire d’avance
L’acte de ton décès.

Gluau sort.

 

 

Scène XXII

 

JULES, ERNESTINE, puis DURONDIN

 

JULES, regardant la carte.

Sa carte... à quoi bon, Durondin ? Que signifie cette plaisanterie ?

ERNESTINE, entrant.

C’est vous, monsieur Jules. Eh bien, mes lettres ?

JULES.

Vos lettres ?...

ERNESTINE.

Vous me l’avez promis, monsieur... Je vous en supplie !

Durondin paraît.

JULES.

Hier encore, je pouvais y tenir... mais maintenant, soyez satisfaite.

Il avance la main pour rendre un paquet de lettres, mais comme Ernestine va pour les prendre, Durondin, qui s’est avancé doucement, s’en empare.

DURONDIN.

Ah ! je les tiens !

ERNESTINE, saisie.

Ciel !... mon mari !

JULES, à part.

Tout est perdu !...

Haut.

Monsieur, rendez-moi ces lettres !

DURONDIN, lui pressant la main qu’il avance.

Merci, mon ami !... merci. Vous m’avez tenu parole. Vous avez donc pu les tenir de Gluau ?

JULES.

Oui... ces lettres ne sont pas à vous... et...

DURONDIN.

C’est pour cela que j’enrage !

À sa femme, qui baisse les yeux, avec émotion.

Ah ! voilà donc votre perfidie découverte, madame !... Je tiens les preuves de votre culpabilité !

Il veut ouvrir une lettre.

JULES, voulant s’y opposer.

Monsieur, je ne souffrirai pas...

DURONDIN.

Calmez-vous, mon ami... calmez-vous !... ne vous montez pas la tête pour moi. Je l’ai brûlante pour nous deux... et je vais la confondre. Voyez ce qu’elle ose écrire à cet affreux Gluau...

Lisant.

« Monsieur Jules...

Il s’arrête, et regardant l’adresse.

« À monsieur Jules Durand. » Jules ! Ah ! c’était donc vous !

JULES.

Eh ! oui, monsieur.

DURONDIN.

Intrigant !... vous, à qui je pressais les mains... Et vous madame...

ERNESTINE.

Monsieur...

DURONDIN, furieux.

Taisez-vous ! et... occupez-vous à rougir.

Il lit la lettre.

« Monsieur Jules, oubliez-moi, ne cherchez plus à me revoir... Dans huit jours, je me marie... et je veux être digne de l’estime de mon mari...»

S’arrêtant.

Ah ! je respire !... ça va mieux !... ça va beaucoup mieux !

JULES.

Croyez-moi, Durondin, ne soyez pas sévère pour les autres... Il y a bien à redire sur votre compte.

DURONDIN, d’un air câlin.

Elle est innocente !... Ah ! ma petite femme !

Il lui baise la main.

 

 

Scène XXIII

 

JULES, ERNESTINE, DURONDIN, GIROFLÉE, LOUISE, puis GLUAU

 

GIROFLÉE.

Sa femme ?... qu’est-ce que j’ai entendu ?

DURONDIN.

Giroflée !... voilà l’obus !

GIROFLÉE.

Comment, monsieur ! vous êtes le mari d’Ernestine... et vous vouliez vous conjoindre à moi ?

ERNESTINE.

Vous voyez, monsieur...

JULES.

Vous êtes pris, mon cher.

DURONDIN, à part.

Je le vois bien !

GIROFLÉE.

Mais c’est horrible !... j’étais la rivale d’Ernestine sans m’en douter... Heureusement que je suis cuirassée contre la séduction.

GLUAU, arrivant.

Monsieur, je suis prêt.

DURONDIN.

À l’autre, à présent !

GLUAU.

Messieurs, j’ai choisi l’heure, le terrain et les armes.

DURONDIN.

Mon cher ami, j’avais à vous dire...

GLUAU, criant.

Je n’entends rien !... je ne veux rien entendre... Je veux me battre, ventrebleu !

JULES, riant.

Quel enragé !

GLUAU.

Voilà comme je suis !... Mais comme le gouvernement défend les duels, sous peine de prison, et que je n’ai pas envie de faire connaissance avec la préfecture... j’ai trouvé un expédient.

DURONDIN.

Mais, monsieur...

GLUAU.

Paix... je viens de voir monsieur Kirch...

DURONDIN.

De la forêt noire ?

GLUAU.

Jardin Pompadour, quai de Billy ; il me prête trois ballons.

JULES et DURONDIN.

Trois ballons... pourquoi faire ?

GLUAU.

Nous y monterons tous les trois à distance de 250 kilomètres... hauteur des nuages... Le gouvernement ne dira pas que nous sommes sur ses terres... et au soleil levant, chacun, une carabine à la main, nous tirerons l’un sur l’autre à vol d’oiseau.

DURONDIN.

C’est inutile... c’est arrangé. Nous ne nous battons plus, ma femme m’a tout expliqué.

GLUAU.

Expliqué ?... quoi ?...

À Giroflée.

Qu’est-ce que vous lui avez expliqué ?

GIROFLÉE.

Moi ?... mais rien.

DURONDIN.

Ma femme ne vous a jamais aimé.

GLUAU, riant.

Oh ! oh ! c’est curieux !

DURONDIN, prenant le bras d’Ernestine.

Et elle me pardonne.

GLUAU.

Qu’est-ce qu’il fait ?... qu’est-ce qu’il fait ?... Et vous ne dites rien, Giroflée ?

GIROFLÉE.

Est-ce que ça me regarde ?

GLUAU.

Ça ne vous...

Passant derrière Ernestine et Durondin, et les séparant.

Pardon !

Il prend le bras d’Ernestine.

DURONDIN.

Mais, monsieur...

GLUAU.

Si vous vouliez me faire le plaisir d’aller prendre le bras de votre femme...

Il indique Giroflée.

s’il vous plaît, et de me laisser celle-ci...

Il indique Ernestine.

DURONDIN.

Giroflée... à d’autres.

Il le prend et le pousse vers Giroflée.

À d’autres ; ma femme, la voici.

Il reprend le bras de sa femme.

GLUAU, plus étonné.

Sa femme ?... Mais expliquez-moi...

JULES.

Je reviens vers Louise... faites-en autant près de Giroflée.

GIROFLÉE, gentiment.

Voyons, mon petit Gluau.

GLUAU.

Au fait !... mais Ernestine ?

DURONDIN.

C’est ma femme !

GLUAU.

Puisque vous l’affirmez, je reste convaincu...
Mais vous mériteriez... que l’on vous fit...

DURONDIN, l’arrêtant.

Connu.

GIROFLÉE, à Gluau.

Et mon chapeau ?

GLUAU.

Ah ! je l’ai retrouvé.

Il ouvre son habit et le lui donne tout aplati.

GIROFLÉE.

Ah ! dans quel état !

GLUAU.

Le municipal l’avait placé sur une chaise, et par mégarde il s’est assis dessus.

 

 

Scène XXIV

 

TOUT LE MONDE

 

les Grisettes et les Jeunes Gens rentrent en scène.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air de la Polka.

Il ne faut pas laisser fuir
L’heure de la contredanse ;
L’orchestre invite à la danse,
C’est le moment du plaisir.

GIROFLÉE.

Mes bonnes amies, l’enceinte de la danse devient trop petite... Nous allons former un quadrille ici.

GLUAU.

Oh ! non, pas un quadrille... dansons une polka !

TOUS.

C’est ça... une polka !

Reprise du chœur.

Tout le monde se place dans cet ordre : Durondin et Ernestine, Gluau et Giroflée, Jules avec Louise. Tout le monde au fond regardant la danse. Polka à six. La toile tombe sur le galop.

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