Le Bûcheron écossais (MÉLESVILLE)

Mélodrame-comique en trois actes, en prose et à spectacle.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 21 mai 1816.

 

Personnages

 

LORD ÉDOUARD, duc de Braidalbain

LA COMTESSE DE RIVESDALE

SIR RANDOLPHE, écuyer du duc

JENNY, nièce de la comtesse

ALBERT, secrétaire du duc

SIR OWIN, vieux seigneur de la cour du duc

DICK, bûcheron

ANNA, sa femme

GEORGE, homme de confiance de la comtesse

JAMES, neveu de George

UN OFFICIER DU DUC

PLUSIEURS SEIGNEURS

VALETS DU DUC

ÉMISSAIRES DE LA COMTESSE

SOLDATS

PAYSANS

 

La scène est en Écosse, dans le Duché de Braidalbain.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente une forêt, à gauche une cabane de bûcheron, sur laquelle est écrit : BÛCHERON DE LA FORÊT.

L’ouverture a dû faire entendre des airs de chasse. Le jour commence à poindre.

 

 

Scène première

 

GEORGE, JAMES, PLUSIEURS ÉMISSAIRES de la Comtesse

 

Ils arrivent tous en désordre.

JAMES.

Ouf !... Je suis moulu, harassé, maudite expédition !

GEORGE, brusquement.

Voilà deux fois que le duc nous échappe ; nous sommes pourtant certains qu’il chasse dans cette forêt.

JAMES.

C’est déjà quelque chose ; mais personne de nous ne le connaît, et son signalement est si embrouillé... Tenez, mon oncle, si vous voulez suivre mon conseil, nous retournerons au château.

GEORGE.

Non, de par tous les diables, nous y serions bien reçus !

JAMES.

Il est vrai que la comtesse de Rivesdale, notre respectable maîtresse, est bien la plus terrible femme !

GEORGE.

Si l’on t’entendait !

JAMES.

Oh ! il n’y a pas de risque... Mais dites-moi donc, mon oncle ; vous qui avez la confiance de toute la maison, qu’est-ce que ce pauvre duc a fait à notre maîtresse pour qu’elle ait comme çà une dent contre lui ?

GEORGE.

Imbécile ; tu ne vois pas que c’est de l’amour.

JAMES

De l’amour !... Allons, vous voulez rire !... Comment, c’est par amour qu’elle ne prononce son nom qu’avec des convulsions de colère ?

GEORGE.

Sans doute.

JAMES.

C’est par amour qu’elle veut le faire enlever pour l’enfermer dans son château ?

GEORGE.

Justement.

JAMES.

C’est par amour qu’elle a fait préparer pour lui ce joli petit cachot où le jour n’entre ni jour ni nuit ?

GEORGE.

Eh ! mon Dieu oui, mille fois oui.

JAMES.

Que le ciel me préserve d’une amoureuse aussi amoureuse... Mais comment se sont-ils donc brouillés ?

GEORGE.

C’est la faute du duc ; il avait promis de l’épouser pour terminer des querelles d’intérêt ; mais dès qu’il connut le caractère hautain de notre maîtresse, il rompit avec elle, et ne voulut plus entendre parler de ce mariage ; c’est mal, très mal...

JAMES.

Excessivement mal... Peut-être aussi avait-il quelqu’autre amourette ?

GEORGE.

On le soupçonne... Quoiqu’il en soit, la comtesse outrée d’une conduite si offensante, et ne pouvant étouffer la passion qu’Édouard lui inspire, a juré...

JAMES.

Qu’elle l’épousera malgré lui ?

GEORGE.

C’est cela ; et comme un enlèvement devient nécessaire à son projet, elle compte sur notre zèle et sur notre discrétion...

JAMES.

Oh ! pour de la discrétion !... Tenez, mon oncle, je ne savais pas un mot de ce que vous venez de m’apprendre, mais c’est égal, je n’en aurais jamais parlé.

GEORGE.

Silence ; voici la comtesse avec sa jeune nièce.

 

 

Scène II

 

GEORGE, JAMES, LA COMTESSE, JENNY, DEUX ÉCUYERS

 

LA COMTESSE, aux écuyers.

Que ma voiture et mes gens m’attendent au pied de la montagne ; je ne tarderai pas à retourner au château.

Les écuyers sortent.

Eh bien, George, mon impatience ne ma point permis d’attendre ton retour pour connaître le résultat de tes recherches... Le perfide échapperait-il à ma vengeance ?

GEORGE.

Lord Édouard, madame la comtesse est d’un bonheur inconcevable. Deux fois il a été sur le point de tomber en nos mains ; deux fois des incidents bizarres nous l’ont enlevé ; mais les difficultés ne font qu’accroître notre courage, et nous ne sortirons de cette forêt que lorsque le duc de Braidalbain sera en notre pouvoir.

JENNY, à part.

Cher Édouard ! chaque instant augmente mes alarmes.

LA COMTESSE.

N’épargne ni mon or, ni mes vassaux pour tenter un dernier effort, et assurer ton succès.

On entend le son du cor.

GEORGE, écoutant.

La chasse paraît tourner de ce côté... Je vous laisse, madame : vous, mes amis, suivez-moi.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, JENNY

 

LA COMTESSE.

Enfin je touche à ce moment tant souhaité qui va laver l’offense que j’ai reçue... Jenny, sentez-vous combien ce jour a d’attraits pour moi ?

JENNY.

Vos bontés, Madame, me font, depuis long-temps, considérer vos sentiments comme autant de lois que je dois respecter... Mais j’avoue que dans cette circonstance, je ne puis partager l’ivresse que vous ressentez. Soit crainte, soit pitié, je tremble à la seule idée de la haine qui divise deux parents destinés autrefois à vivre, dans la plus douce union.

LA COMTESSE

Que vous connaissez mal le fond de mon âme.

JENNY.

Ah ! si l’amour y régnait encore, auriez-vous recours à des moyens aussi violents pour assurer votre bonheur ?

LA COMTESSE.

Le cruel m’a réduite à cette extrémité par ses dédains et son indifférence ; il m’a accablée de rigueurs, de mépris ; il m’a vouée au désespoir... et l’on veut que je lui pardonne !... jamais.

JENNY.

Ainsi, rien ne peut vous détourner du projet que vous avez conçu ?

LA COMTESSE.

Rien, que le repentir d’Édouard, et son serment de me consacrer sa vie.

JENNY.

Ah ! madame, si j’osais...

LA COMTESSE.

Quoi, Jenny, lorsqu’un ennemi cruel m’outrage, vous, ma nièce, vous que mes bontés ont élevée comme sa propre fille, vous osez me parler en faveur du coupable, vous prenez sa défense ! d’où peut donc naître tant de pitié ou tant d’ingratitude ?

JENNY, à part.

Cher Édouard !...

LA COMTESSE.

Vous soupirez Jenny ?

JENNY.

Les dangers auxquels vous vous exposez en poursuivant votre ennemi.

LA COMTESSE.

Ne craignez rien...

JENNY.

Ah ! je ne crains rien pour moi-même !

LA COMTESSE.

Ma résolution est prise, ce matin Édouard devient mon prisonnier ; ce soir il faut qu’il me suive à l’autel.

JENNY, effrayée.

Ciel ! qu’entends-je !

LA COMTESSE.

C’est trop souffrir...

JAMES, dans la coulisse.

Madame la comtesse !... Madame la comtesse !...

LA COMTESSE.

Mais quelqu’un vient à nous.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, JENNY, JAMES accourant

 

JAMES.

Cette fois-ci, madame, nous le tenons.

JENNY, à part.

Tout mon sang se glace !

JAMES.

Quand je dis que nous le tenons, c’est-à-dire que nous allons le tenir ; mais c’est la même chose.

LA COMTESSE.

Explique-toi...

JAMES.

Nous étions à sa poursuite d’assez loin, parce qu’il est accompagné d’un grand nombre de seigneurs, lorsque nous avons vu une douzaine de cavaliers se séparer du gros de la Troupe, et s’enfoncer dans le plus touffu de la forêt du côté de la grande abbaye... Un villageois, que nous avons arrêté, nous a assuré avoir reconnu le duc parmi ces douze cavaliers, mon oncle, qui les suit de près, se dispose à les attaquer ; et moi je suis vite accouru près de vous, madame la comtesse, parce que j’ai pensé que vous seriez bien aise d’apprendre où nous en étions...

LA COMTESSE

Mais si George a besoin de toi ?...

JAMES.

Oh ! je ne crois pas... Mon oncle en vaut dix à lui seul...Tenez, madame la comtesse... je vous conseillerais de retourner au château... ça va faire un train de tous les diables, dans cette forêt... On va se battre ; on tirera peut-être des coups de fusil... Je crains que vous n’ayez peur.

LA COMTESSE.

Écoute, James.

JAMES

Madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Retourne sur-le-champ auprès de ton oncle, porte-lui cette bourse ; qu’il la partage entre ses gens comme le prix que je donne d’avance à leur courage et à leur fidélité ; dis leur que j’en promets autant à leur retour s’ils m’amènent le lâche Édouard.

JAMES.

Mais madame la comtesse, vous pourriez avoir besoin de moi... S’il allait vous arriver quelque chose, je ne m’en consolerais jamais.

LA COMTESSE.

Je n’ai besoin de personne.

JAMES.

Cependant...

LA COMTESSE.

Nous, Jenny, regagnons ma voiture, et allons au château préparer ma vengeance...

Elles sortent.

 

 

Scène V

 

JAMES, seul

 

Ah ! maudit métier !... Me voilà bien. Je ne sais plus de quel côté je dois aller... Si j’allais rencontrer un de ces cavaliers... C’est qu’ils ont des sabres d’une longueur.

On entend le cor très près.

Allons, voilà le cor à présent ; il me poursuit partout... Il est de ce côté, sauvons-nous par ici, et tâchons de ne retrouver mon oncle qu’après le combat.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

DICK, seul

 

Il sort de sa cabane dans une parure de fête, un gros bouquet au côté.

Ah ! mon Dieu, quel tapage ! tous les jours c’est la même chose ; depuis que notre duc a porté sa chasse dans ces environs, cette forêt est pis qu’un enfer : dès le matin on entend les chiens, les chevaux, les piqueurs, les corneurs... C’est un train ! ça m’empêche de dormir ; et moi, quand je n’ai pas dormi ma suffisance, je suis tout je ne sais comment, ça dérange mes idées ; aussi c’est fini, demain je prends mon paquet et je m’en vais faire des fagots plus loin. Mais il est déjà tard, et ma femme n’arrive pas ; voilà son bouquet, c’est aujou1d’hui qu’elle doit revenir après trois mois passés au château près de sa tante la concierge... À propos de sa tante, si elle avait pu réussir à me placer chez le duc de Braidalbain notre maître... Ca ne serait pas maladroit... Moi j’ai toujours eu l’ambition des belles places. La nuit passée je rêvais encore que j’étais portier chez le maître d’hôtel d’un prince...Je ne me trompe pas, j’entends une cornemuse... c’est pour moi, c’est ma femme !

 

 

Scène VIII

 

DICK, ANNA, PAYSANS, PAYSANNES

 

Dick court à Anna et l’embrasse, celle-ci est aussi dans sa grande parure.

DICK.

Ma bonne Anna, te v’là donc revenue de ton petit voyage : prends ce bouquet que j’ai préparé pour toi, car c’est aujourd’hui ta fête : j’ai cru que ces trois mois dureraient toute l’année ; embrasse-moi donc encore ; mais qu’as-tu ? t’as l’air toute effarée ?...

ANNA.

Oh ! ce n’est rien, c’ n’est rien, not’ homme.

DICK.

Comment, c’ n’est rien !... tu es d’une pâleur !... Je vois bien que tu as quelque chose.

ANNA.

Ce sont de vilaines figures que nous avons rencontrées tout à l’heure.

DICK.

Des figures !...

ANNA.

Tu te moqueras peut-être de moi. |

DICK.

Non, non, je veux savoir... c’est peut-être plus sérieux que tu ne crois.

ANNA.

Si c’est sérieux ? mais très sérieux. Je suis certaine que ces gens là ont de mauvaises intentions..

DICK.

Conte-moi ça.

ANNA.

M’y voilà ! Nous traversions la forêt par le p’tit chemin qui va le long du village, en chantant et en riant à qui mieux mieux ; v’là qu’à l’entrée d’un carrefour qui est près du château, nous entendons comme des voix qui se parlaient bien bas. Dame ! ça nous arrêté tout court, John disait que c’était des voleurs, Edwin soutenait que c’était des braconniers... Pendant qu’ils se disputaient là-dessus, v’là que tout-à-coup nous voyons devant nous une douzaine de grands drôles, le nez enfoncé dans leurs manteaux, qui se mettent à nous regarder de la tête aux pieds, mais d’manière à nous faire mourir de frayeur.

DICK.

Ah mon dieu 

ANNA.

Nous avons voulu marcher plus vite ; mais moi d’abord, je n’avais plus de jambes ; ces vilains visages nous suivaient de loin ; ils avaient l’air de nous espionner, et quand nous sommes arrivés, je jurerais que j’en ai vu encore trois ou quatre qui se glissaient entre les arbres.

DICK, tremblant et regardant autour de lui.

Entre... entre les arbres !...

À part.

Ah maudite forêt !

ANNA.

Des braconniers ne vont pas ainsi par douzaine.

DICK, bas à sa femme.

Tais-toi donc, tu vas effrayer ces braves gens.

À part.

Je ne suis pas tranquille... seuls... au fond de ce bois...

Haut, et avec une fermeté feinte.

Allons, allons, ma pauvre Anna, la peur te fait voir du danger où il n’y en a point. Imite-moi, regarde ; est-ce que je m’affecte de rien, moi ?

ANNA.

Oh ! tu es un homme, toi.

DICK.

Ne parlons plus de cela. Songeons plutôt à nous réjouir de ton arrivée ; tenez, il n’y a rien de mieux pour chasser la frayeur qu’une petite chanson et un verre de vin ; chantons la ronde du vieux Tom Mes amis, ne nous séparons pas, la ronde d’abord, ensuite du bon vin.

LES PAYSANS.

Oui, oui, la ronde d’abord, ensuite du bon vin.

DICK, bas à sa femme.

Mais cache donc ta peur, ris, chante et saute.

ANNA.

Je ne pourrai jamais.

DICK, haut.

Bah ! bah ! mes amis commençons.

Ronde.

DICK.

Un jour la p’tite Nicette,
Dans sa plus belle toilette,
Rencontra le jeune Alain.
Alain la trouva jolie,
Il l’emmen’ dans la prairie,
Pour lui chanter ce refrain :
Tra, la, la, la, la, la,
Un’ fille, un garçon, d’l’amour,
V’là d’quoi faire un joli tour.

CHŒUR.

Tra, la, la, la, la, la.

On danse après chaque couplet.

Deuxième Couplet.

DICK.

Mais v’là que la mère à Nicette,
Vient surprendr’ dans leur cachette
La belle auprès d’ son Alain.
Vous jugez de sa colère,
Chanter n’est plus sa manière,
Ell’ saisit un gros gourdin :
Tra, la, la, la, la, la,
Un’ fille, un garçon, d’l’amour,
V’là d’quoi faire un vilain tour.

CHŒUR.

Tra, la, la, la, la, la.

On danse.

Le Théâtre s’obscurcit, peu-à-peu l’orage se forme ; à la fin de la danse, il est dans toute sa force.

Troisième Couplet.

DICK.

La malheureuse Nicette
Retourne dans sa chambrette,
En lorgnant le pauvre Alain.
Hélas ! disait cette belle,
Que ma mère est donc cruelle !
Ne puis-je apprendr’ ce refrain :
Tra, la, la, la, la, la.

Orage.

Une fille, un garçon, d’l’amour,
V’là de quoi faire un joli tour.

CHŒUR.

Tra, la, la, la, la, la.

On danse.

DICK, aux paysans qui se sauvent.

Eh bien ! vous me laissez là, vous fuyez tous... poltrons !

On entend des coups de feu.

ANNA, criant.

Ah ! ce sont ces gens aux vilaines figures.

DICK.

Du courage, ne perdons pas la tête, et courons nous cacher dans le petit grenier.

Cherchant dans ses poches.

Le diable s’en mêle, je crois... allons, j’ai perdu la clef à présent.

ANNA.

Elle est à la porte.

DICK, ouvrant.

Vite, renfermons-nous ; vienne ensuite qui voudra, je ne réponds à personne.

Ils entrent, l’orage se calme par degrés.

 

 

Scène IX

 

LE DUC, RANDOLPHE

 

LE DUC.

Sit, sit, Randolphe.

RANDOLPHE.

Je suis là, monsieur le Duc.

LE DUC.

Comment trouves-tu ce petit incident ? il ajoute je ne sais quoi de romanesque à ma situation.

RANDOLPHE.

En effet, courir sans espoir, nous exposer à mille dangers ; recevoir sur le corps la rosée, les orages ; geler, transir, mourir de faim...

LE DUC, riant.

Bagatelle, mon cher, quand on est aimé.

RANDOLPHE.

Maintenant, que prétendez-vous faire ? l’orage a dispersé votre suite, et les coups de fusil que nous avons entendus, feraient croire qu’elle s’est trouvée aux prises avec les partisans de la Comtesse de Rivesdale ; nous sommes seuls, égarés, sans défense, à deux lieues de votre château de Braidalbain...

Le jour revient.

LE DUC.

Que puis-je craindre au milieu de mes vassaux ?... Il est vrai que ma chère parente se permet des incursions sur mes domaines ; elle en agit un peu sévèrement avec moi.

RANDOLPHE.

Enfin, comment sortir de ce labyrinthe ?

LE DUC.

Nous en sortirons ; mais je prétends ne rentrer au château de Braidalbain, qu’après avoir délivré ma chère Jenny de l’esclavage où la retient cette cruelle Comtesse.

RANDOLPHE.

Y songez-vous ? votre altesse depuis dix jours seulement, a pris possession de ce duché qui fait partie de la succession de votre oncle ; la noblesse de votre cour n’a pu encore contempler les traits de son souverain. À peine arrivé dans votre château, vous vous en êtes exilé ; les plaisirs de la chasse vous ont servi de prétexte pour parcourir les forêts, et vous rapprocher de Rivesdale ! Que vont penser de vous ces bons habitants de Braidalbain ? L’inquiétude va s’emparer de tous les esprits.

LE DUC.

Je ne leur en donnerai pas le temps : mon absence durera tout au plus vingt-quatre heures.

RANDOLPHE.

Ainsi, pendant ces vingt-quatre heures, nous devenons véritables chevaliers errants ?

LE DUC, gaiement.

Oui, je marche sur les traces de nos anciens paladins : c’est un parti que me dictent la prudence et mon amour. Si la comtesse de Rivesdale n’avait point à m’opposer des forces supérieures, je lui ferais une guerre ouverte ; mais la lutte n’est point égale, et je dois avoir recours à  l’adresse.

RANDOLPHE.

Enfin, quel est le projet de votre grâce ? daignera-t-elle en faire confidence à son fidèle écuyer ?

LE DUC.

Écoute : l’orgueilleuse comtesse ignore que Jenny, cette jeune nièce dont elle prend soin, est la cause innocente de la rupture de notre mariage ; dès que je les vis toutes deux, je ne balançai point a rejeter la main de l’une, et je sentis que mon bonheur allait dépendre de l’autre... Forcé de m’expliquer, je partis sans emporter la certitude d’être aimé de ma charmante Jenny ; je laissai au château de la comtesse, un homme dont j’étais sûr... Mes lettre, remises en secret parvinrent à lever les scrupules de celle que j’adore... Elle m’aime, mon ami ; ce billet m’en donne l’assurance... Mais comment parvenir auprès d’elle, sans éveiller les soupçons de sa jalouse rivale ? Comment l’arracher à son injuste pouvoir !

RANDOLPHE.

Ma foi, je ne suis guère en état de vous donner des conseils dans une circonstance aussi difficile.

LE DUC.

Si je pouvais seulement lui faire remettre une lettre qui l’instruirait de la conduite qu’elle doit tenir...

RANDOLPHE.

Eh ! mais j’aperçois une habitation... c’est une cabane ; nous y trouverons peut-être quelque paysan...

LE DUC, vivement.

L’espoir d’une récompense pourra l’engager à nous servir.

RANDOLPHE.

Et pendant son absence, nous nous remettrons de nos fatigues.

LE DUC.

Très bien imaginé. Frappons.

LE DUC, frappant.

Bonnes gens ouvrez de grâce, à deux pauvres voyageurs que l’orage à égalés dans cette forêt... Point de réponse ?

RANDOLPHE.

Bon ! monsieur le duc, ce n’est point en implorant la pitié que l’on se fait ouvrir ? Vous allez voir :

Criant.

holà... hé... garçon, vite une, chambre, un bon dîner, deux lits, nous payons comptant

Il appuie sur ces derniers mots.

hein ?

LE DUC.

Même silence !

RANDOLPHE.

Oh ! pour le coup c’en est trop ; je les forcerai bien à me répondre :

Il frappe avec violence.

holà... hé... holà... hé... garçon, la fille...

 

 

Scène X

 

LE DUC, RANDOLPHE, DICK et ANNA, à la fenêtre

 

DICK, à Anna.

Laisse-moi faire... je vais leur parler... je... je... ne crains rien moi.

LE DUC.

Enfin je crois apercevoir...

DICK, tremblant.

Qui va là ?

LE DUC, rapidement.

Ah ! brave homme dépêchez-vous, nous sommes égarés, mouillés, harassés... L’orage nous a surpris ; nous comptons sur votre hospitalité qui sera bien payée... Ouvrez vite...

DICK.

Ta, ta, ta, ta... comme ces gens de rien vous prennent des airs... ça parle, ça parle...

RANDOLPHE.

Qu’est ce qu’il dit donc ?

DICK.

Ah ! vous croyez qu’on ne vous connait pas ?

LE DUC.

Nous serions découverts !

DICK.

Certainement... ça vous dérange, n’est-ce pas ? mais c’est égal.

LE DUC.

Tu me connais, dis-tu ?

DICK.

C’est vrai, et je n’ai pas là une fière connaissance.

RANDOLPHE.

Misérable !

DICK.

Oui misérable, mais honnête, entendez-vous... Allez, vous devriez mourir de honte ; si jeune, faire un si vilain métier !

RANDOLPHE.

Cet homme a perdu la tête.

DICK.

J’ai perdu la tête !... Tiens, Anna, tu les vois bien tous deux !

ANNA.

Tais-toi donc.

DICK.

Eh bien ! ils sont de cette bande qui désole les environs depuis deux jours.

LE DUC.

Une bande ! vous verrez qu’il nous prend pour des voleurs.

DICK.

Oui, oui, et à telles enseignes que le plus grand est le capitaine et l’autre son sergent.

RANDOLPHE.

Comment traître !

DICK.

Oh ! vous avez beau faire, on ne me séduit pas avec de belles paroles.

LE DUC, vivement.

Malheureux, si tu refuses de nous ouvrir, redoute tout de ma colère.

RANDOLPHE.

Si tu tarde plus longtemps, j’enfonce cette porte.

Il essaie d’ébranler la porte.

DICK, effrayé.

Messieurs... messieurs, un moment, écoutez donc ; quand je dis que vous êtes des voleurs, je puis bien me tromper ; vous avez des manières si douces, si polies...

LE DUC, vivement.

Choisis vite, ou de nous ouvrir et de recevoir cette bourse...

RANDOLPHE.

Ou de mourir de ma main.

DICK, vivement.

Messieurs, v’là que je descends : je vois bien à présent que vous êtes des honnêtes gens.

Il disparaît.

LE DUC, à Randolphe.

Je vais écrire sur le champ le billet qu’il remettra à Jenny.

RANDOLPHE.

Moi, je me charge de lui faire sa leçon.

DICK, ouvrant.

Pardon messieurs... C’est que, voyez-vous... ma femme avait peur.

LE DUC, lui donnant une bourse.

Ah coquin ! si je n’avais pas besoin de toi... As-tu tout ce qu’il faut pour écrire.

DICK, regardant la bourse.

Oui, monseigneur.

RANDOLPHE, lui donnant une bourse.

Ah ! maraud, si je ne tombais pas de sommeil... As tu de bons lits ?

DICK, de même.

Oui, mon prince.

LE DUC.

Suis-moi, Randolphe.

Ils entrent.

DICK, regardant les deux bourses.

Coquin... maraud !... Voilà des seigneurs bien aimables... Quelle sottise j’allais faire... Oh ! Dick, mon ami, est-ce que ton rêve voudrait s’accomplir.

Il les suit.

 

 

Scène XI

 

GEORGE, JAMES, et leur suite

 

Ils arrivent mystérieusement.

JAMES, bas.

Par ici vous dis-je. J’ai vu quelqu’un.

GEORGE, bas.

En es-tu sûr ?

JAMES, bas.

Cachons-nous dans les environs : ils ne sont que deux ; vous êtes huit, je vous conseille de risquer le combat ; écoutez, le duc est celui, qui a le plus bel habit.

GEORGE, bas.

Observez tous le plus profond silence.

JAMES, bas.

C’est convenu.

GEORGE, bas.

Et soyez prêts au premier signal.

JAMES, bas.

C’est dit.

Ils s’éloignent.

 

 

Scène XII

 

ANNA seule, sortant de la cabane

 

Ah ! Saint-George, les beaux habits, les beaux messieurs ! Que d’argent ils ont donné à mon mari ! ce pauvre Dick en perd la tête ; il va, vient, court, bouleverse tout, et dans son trouble il appelle ces étrangers, ma femme, et moi, monseigneur ! Oh ! cet argent, comme ça vous trouble la cervelle !... Faut qu’ça soit au moins deux lords, et je dis des plus huppés... Il y en a un qui parle toujours le chapeau sur la tête.

 

 

Scène XIII

 

DICK, ANNA, (GEORGE, JAMES et leur suite dans le cours de la scène)

 

Dick porte un chapeau, un manteau et une épée.

ANNA.

Ah ! te v’là ! Eh bien ! que font tes messieurs ?

DICK.

Chut, chut, l’un écrit et l’autre dort déjà ; si tu savais ce que j’ai découvert.

ANNA.

Quoi donc ? Tu m’effraies.

DICK.

Ces deux seigneurs ne sont-pas ce qu’ils paraissent : l’un est le duc et l’autre son écuyer.

ANNA, vivement.

Le duc ! comment ce joli petit seigneur !... Oh ! que je suis contente ! moi qui désirais tant le voir !...

DICK.

Silence donc ; vois-tu, je l’ai deviné tout de suite à leurs propos... et puis le grand m’a conté tout en me disant qu’ils avaient besoin de moi.

ANNA.

Le duc, ah ! mon ami, c’est bien le cas de lui demander une place.

DICK.

Oh ! il m’accordera tout : il a un air de bonté, de grâce...  Tout à l’heure encore, il m’appelait imbécile, avec une douceur... Moi çà m’a attendri !

ANNA.

Qu’est-ce que tu tiens donc là ?

DICK.

Ce sont ses habits qu’il faut faire sécher ; ce pauvre cher homme était tout trempé.

ANNA, réfléchissant.

Dis-moi, quelle place pourrais-tu demander ?

DICK, frottant les habits du duc.

D’abord je suis décidé à quitter l’état de bucheron.

ANNA.

S’il n’avait pas de portier ?

DICK.

Fi donc !

ANNA.

Ou bien de cocher ?

DICK.

Non. Je ne me sens pas de goût pour l’écurie.

ANNA.

Peut-être une place de maître d’hôtel ?

DICK.

Ah oui ! l’office, ça peut mener loin.

ANNA, sautant de joie.

Mon pauvre Dick, mon cher mari je te vois déjà riche, habillé comme un prince.

DICK.

Ça n’est pas l’embarras, ça m’ira bien ; moi j’ai toujours été vaniteux pour mes habits : tiens j’aurai d’abord un manteau comme celui-là,

Il met le manteau.

et puis une belle toque avec des plumes,

Il met le chapeau.

l’épée ensuite

Il se promène.

heim, je crois que cela vous relève un homme.

ANNA.

Et moi donc, tu me donneras de belles robes, des bijoux, des dentelles, un carrosse... et j’irai voir ma tante en carrosse ! ah ! j’en perdrai la tête !

DICK, avec importance.

Et puis on se donne des airs, des manières, tiens regarde-moi ; vois-tu ce laisser aller ? ce dos voûté ? ces bras pendants ? heim, c’est bien ça pas vrai ?

George et ses gens s’approchent peu à peu.

JAMES, bas.

Je vous dis que c’est lui.

GEORGE, bas.

En effet ces vêtements...

DICK, continuant.

Dites à mes gens de... m’apporter ma voiture, je retourne ce soir au château.

GEORGE, bas.

Plus de doute, c’est le duc.

Ils approchent.

DICK, de même.

Holà, hé, Robert, Trim, Jacques, Tom, Patrick, Jones, où sont ces coquins là ? me laisser ainsi, ah ! marauds, je vous ferai tous pendre.

Il se retourne et voit des pistolets que George et ses gens lui présentent.

GEORGE.

Si vous dites un mot vous êtes mort.

ANNA.

Ah ! Saint-George !

DICK, tremblant.

Je suis muet.

JAMES, à part.

Je le croyais plus courageux.

ANNA.

Ne nous faites pas de mai.-

DICK.

Est-ce que ces messieurs sont de la suite du duc ?

GEORGE.

Point de plaisanterie, suivez-nous à l’instant.

DICK.

Vous suivre !

GEORGE.

Silence.

ANNA.

Ô ciel ! comment le sauver ? ah ! la bonne idée !

GEORGE.

Marchons.

ANNA.

Messieurs, messieurs, arrêtez : vous vous trompez, ce seigneur est le duc de Braidalbain, notre maître.

GEORGE.

Justement c’est lui que nous cherchons ; fuyons, mes amis.

Ils enlèvent Dick.

ANNA, se désolant.

Ah ! qu’ai-je fait, malheureuse !

DICK, se débattant.

Mais écoutez donc... vous vous trompez, vous dis-je... Est-ce que j’ai l’air d’un prince ; regardez-moi bien...

GEORGE.

Point de raisons !

À ses gens.

Partons...

Ils entrainent Dick ; Anna retenue par un des gens de George, ne peut ni le suivre ni rentrer dans la cabane.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un cachot obscur du château de Rivesdale ; au fond est une porte apparente ; à droite et à gauche deux portes dérobées, une table et une chaise.

 

 

Scène première

 

JENNY, seule, une lampe à la main

 

Elle entre avec précaution et comme si elle craignait d’être surprise.

Personne encore !... pauvre Édouard ! peut-être en ce moment est-il au pouvoir de la comtesse...

Elle pose sa lampe sur la table.

et je ne puis le défendre, je ne puis partager son infortune ! sans son amour pour moi il serait libre, heureux... C’est sans doute pour m’arracher de ces lieux qu’il s’est exposé à tant de dangers, et je serais cause de son malheur !... Si je pouvais trouver un moyen de le soustraire au sort affreux !... Ciel j’entends la comtesse... Ah ! craignons qu’elle ne devine mon secret.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, JENNY

 

La Comtesse entre, précédée d’un valet qui porte un flambeau et qui reste dans le fond.

LA COMTESSE.

Je vous cherchais, Jenny.

JENNY.

Moi, madame !

LA COMTESSE.

Partagez toute ma joie, George vient de m’envoyer un de ses gens pour m’apprendre que le duc est enfin en notre pouvoir.

JENNY, à part.

Je n’ai plus d’espérance.

LA COMTESSE.

J’ai donné des ordres pour qu’il soit conduit ici, et que personne du château ne puisse le voir ni lui parler... Ce superbe courage va donc enfin plier sous les lois d’une femme ! Ah ! Jenny... l’arrivée d’Édouard, l’idée que je vais être près de lui a ranimé toute ma tendresse... J’éprouve, en ce moment, mille sentiments divers... je sens que je puis encore lui pardonner.

JENNY.

Ne repoussez pas cette pensée digne d’une âme généreuse ; c’est le ciel qui vous l’inspire...

LA COMTESSE.

Oui, je pourrais tout oublier ; écoutez-moi, Jenny : j’ai résolu de ne pas me présenter aux regards d’Édouard, cette entrevue serait pénible pour tous deux ; un écrit de ma main lui fera connaître mes volontés... Mais il est un aveu que je voudrais sur tout arracher de sa bouche, et duquel dépend ma tranquillité...

JENNY.

Un aveu ?

LA COMTESSE.

Il serait inutile de me flatter davantage ; les refus, les mépris du duc de Braidalbain ont un motif dont je ne puis douter ; un amour profond le subjugue.

JENNY.

Quoi ! vous pensez...

LA COMTESSE.

Oui, une passion violente me l’enlève... depuis longtemps cette idée me poursuit... J’ai tout tenté pour m’assurer de la vérité... les gens d’Édouard gagnés par mes présents ont été chargés d’épier toutes ses démarches... mais ils n’ont pu me donner aucune lumière sur ce fatal secret.

JENNY.

Peut-être vous trompez-vous...

LA COMTESSE.

Me tromper !... Ah ! que vous connaissez peu l’amour.

JENNY.

Si ce pressentiment se confirmait, pourriez-vous désirer une union que l’amour ne formerait point ; et si son cœur ne peut être à vous...

LA COMTESSE, vivement.

Son cœur ne peut être à moi ! oui, oui, je le sais ; mais cette rivale odieuse en est la cause, elle est le seul obstacle à mon bonheur : et c’est elle surtout que ma vengeance veut frapper.

JENNY.

Quoi, sans la connaître...

LA COMTESSE.

Je la connaîtrai... Édouard me la nommera.

JENNY

Il trahirait celle qu’il aime !

LA COMTESSE.

Je saurai l’y contraindre ; je ne le quitterai point qu’il me m’ait dit le nom de la perfide, le malheur de cette indigne maîtresse satisfera à la fois, et mes offenses passées et les maux que j’endure aujourd’hui.

JENNY, à part.

Quelle situation !

LA COMTESSE, écoutant.

Mais quel bruit se fait entendre... C’est lui sans doute... je me retire dans mon appartement... Jenny, vous viendrez m’y trouver, je veux achever de vous confier mes projets, et concerter les moyens d’en assurer le succès.

Elle sort à gauche.

 

 

Scène III

 

JENNY, seule

 

Si la comtesse savait que je suis cette rivale malheureuse, plus à plaindre qu’à redouter... les liens du sang ne pourraient me garantir des effets de sa fureur... Je ne dois plus garder de ménagements, il faut me sacrifier ou sauver mon amant : mais où trouver un appui ? à qui oserai-je me confier ?

 

 

Scène IV

 

JENNY, WILLIAMS

 

WILLIAMS, parlant en dehors.

Vous pouvez me l’amener, son appartement est tout prêt.

JENNY, à part.

C’est Williams, le concierge... il est le seul ici qui m’ait toujours témoigne de l’intérêt, si je pouvais le gagner...

WILLIAMS, entrant.

Voyons si tout est bien comme on me l’a recommandé... Ah ! ah ! c’est vous miss, Jenny !

JENNY, embarrassée.

Oui, je venais aussi pour examiner...

WILLIAMS.

S’il ne manquait rien au prisonnier, oh ! vous pouvez vous en rapporter à moi.

JENNY.

Je le crois.

WILLIAMS.

Pour ce qui est de la rigueur, de la sévérité, de la rudesse... vous serez contente, je sais à quoi mon devoir m’oblige...

JENNY, timidement.

Il ne te défend pas sans doute, d’adoucir le sort des infortunés qui te sont confiés ?

WILLIAMS.

Le devoir et la pitié ? ma foi ça ne peut guère s’accorder ensemble... Mais on va conduire ici ce seigneur ? et il faut...

JENNY, patelinant.

Dis-moi, mon bon Williams, tu viens de le voir ?

WILLIAMS.

Oui, il est dans la salle basse.

JENNY.

Il est bien triste, n’est-ce pas ?

WILLIAMS.

Il se désole.

JENNY.

C’est un jeune homme, d’une figure noble ?

WILLIAMS.

Mais oui... assez joli garçon.

JENNY.

J’aurais bien voulu le voir !

WILLIAMS.

Oh ! je m’en doute, une jeune fille a toujours pitié d’un joli garçon.

JENNY.

C’est bien naturel.

WILLIAMS.

On ne peut pas plus naturel : mais votre tante madame la comtesse, ne trouverait pas cela aussi naturel... Il m’est donc impossible, mais absolument impossible...

JENNY.

Comment, mon bon Williams ! Ah ! je te prierai tant...

WILLIAMS.

Non miss, peste ! ceci n’est point une plaisanterie je serais perdu !

JENNY.

Je neveux le voir qu’un instant, personne ne saura que tu as cette complaisance, et tu m’auras sauvé la vie.

WILLIAMS.

La vie ! Ah ! ça mais c’est donc sérieux.

JENNY.

Ne le vois tu pas à ma douleur, à mes larmes... Toi qui t’es toujours montré jaloux de me servir, toi qui m’as juré si souvent de m’être dévoué : mon cher Williams m’abandonnerais-tu ?

WILLIAMS.

Pauvre petite ! ça me fend le cœur.

JENNY, vivement.

Tu t’attendris ?

WILLIAMS, ému.

Non, non... je ne m’attendris pas.., Mais aussi pourquoi diantre venez-vous ici pour me faire manquer à mon devoir ?

JENNY, vivement.

Ah ! tu consens donc ?

WILLIAMS.

Est-ce que je puis vous refuser quelque chose ? vous faites de moi tout ce que vous voulez... Mais j’entends mes gens... Eh ! vite sauvez-vous... Nous nous reverrons, je vous le promets, et alors vous me direz ce grand secret.

JENNY.

Oui, oui, à toi seul ; car ici je n’ai personne...

WILLIAMS.

Mais dépêchez-vous donc, je les entends qui montent.

JENNY, à part.

Il va donc habiter cette chambre. Oh ! comme le cœur me bat...

Williams fait un geste d’impatience.

Allons Williams ne te fâche pas, je m’en vais.

À part.

Ah ! je respire, il sera sauvé.

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène V

 

DICK, WILLIAMS, JAMES, SUITE avec des flambeaux

 

DICK.

Ah ! ça, m’avez-vous assez promené de salle en salle, de corridor en corridor ? je ne suis pas accoutumé à être balloté comme ça, je vous en avertis.

JAMES.

Monseigneur, vous voyez votre appartement !

DICK.

Ma foi, si c’est là la chambre d’honneur, le reste doit être beau.

JAMES, à sa suite.

Retirons-nous.

DICK.

Comment, vous me laisseriez tout seul et sans lumière ?

JAMES.

Nous devons obéir.

DICK, les retenant.

Mes bons amis, mes chers amis... écoutez-moi, je vous en supplie... Vous vous êtes trompés.

JAMES.

Ah ! monseigneur...

DICK.

Allons, ils ne voudront pas en démordre ! monseigneur par-ci, monseigneur par-là... Je vous répète que je ne suis pas plus milord que vous ; ce n’est pas mon état à moi... je fais des fagots.

JAMES, riant.

Des fagots ?

DICK.

Oui je fais des fagots, et je m’en vante ; je fournis toute la ville ; demandez plutôt ? en ce qui concerne le bois neuf, le chêne, le sapin, je puis me flatter de faire la barbe à tous les marchands, il n’y a personne qui fasse la bûche comme moi.

WILLIAMS.

Votre grâce veut rire.

DICK.

Encore ma grâce...

À part.

Ces gens là se moquent de moi... Ne serait-ce pas plutôt pour quelques petites dettes qu’on m’aurait arrêté... Voyons, j’ai payé le boucher, le boulanger... Ah ! c’est ce maudit marchand de vin, je n’ai pas pu lui donner d’argent le mois passé... il m’avait déjà menacé de la prison... Ah ! je m’en vais...

Haut.

Dites donc, messieurs, je voudrais bien, voir un peu le patron.

JAMES.

Voici quelqu’un qui vous écoutera.

 

 

Scène VI

 

DICK, WILLIAMS, JAMES, GEORGE tenant un papier, SUITE

 

GEORGE.

Sortez, tous.

George et Dick restent seuls.

DICK, à part.

C’est clair, il tient le mémoire de l’année...

GEORGE.

Votre grâce, sait sans doute...

DICK.

Oui, oui je sais ce que vous me voulez, il ne fallait pas faire tant de bruit ; si vous m’aviez dit tout de suite, de quoi il s’agissait...

GEORGE, lui présente le papier.

Ma maitresse qui m’honore de sa confiance, vous envoie...

DICK.

Je conviens que j’ai un peu tardé ; dame ! on ne paye pas, tout mon bois me reste sur les bras ; je n’ai pas un schelling sur moi.

GEORGE, lui présentant le papier.

Cette ruse ne vous sauvera pas, lisez.

DICK.

Que je lise, il faudrait commencer par me demander si je sais lire.

GEORGE.

Puisque votre grâce s’obstine à vouloir se cacher, je vais lire.

George lisant.

« La comtesse de Rivesdale, à Édouard duc de Braidalbain. »

DICK, vivement.

Qu’est-ce que c’est, au duc de Braidalbain ! vous allez recommencer à vous moquer de moi ?

GEORGE.

Quoi, vous voulez soutenir ?...

DICK.

Je le soutiendrai toujours, je me nomme Dick.

GEORGE, avec dédain.

Dick... Quel détour !...

DICK

Et pardi pourquoi voulez-vous que je change de nom ! Ah ! je conviens que j’ai reçu le duc chez moi ; que j’ai mis ses habits par manière de conservation ; mais pour son nom et sa personne, c’est faux.

GEORGE.

Cessez de jouer un rôle indigne de vous... Voulez-vous écouter la lettre de votre parente ?

DICK.

Quel entêté... Voyons donc ce qu’elle chante.

GEORGE, lisant.

« Je tiens enfin en ma puissance, le plus perfide de tous les hommes ; un mot va décider de son sort ; qu’il sache qu’une prompte réparation peut seule expier ses torts envers moi : l’autel est prêt ; dans deux heures, Édouard n’aura plus d’autre choix que l’hymen ou la mort. »

« Ambroisia, comtesse de Rivesdale. »

DICK, très effrayé.

La mort !... Ah ! ça voulez-vous rire ?

GEORGE.

Rien n’est plus sérieux.

DICK.

Maudits habits !

GEORGE.

Vous pouvez tout réparer en acceptant la main de ma maîtresse.

DICK.

Oh ! qu’à cela ne tienne, que ne le disiez-vous ? j’épouserais le diable pour ne pas... Mais attendez donc, je fais une petite réflexion, on me pendra si je refuse cette comtesse, mais si je l’épouse on me pendra bien mieux pour avoir deux femmes.

GEORGE.

Votre grâce ne peut être mariée ; nous savons parfaitement...

DICK.

Je ne sais pas si cela se peut, mais je sais fort bien que cela est.

GEORGE.

Encore un coup, nous sommes instruits...

DICK.

Oh ! les enragés, ils ne veulent rien entendre : quand je vous dis que le duc qui n’est pas moi n’est pas marié, mais moi qui ne suis pas le duc, je le suis ; le duc qui n’est pas moi, n’est pas ici, mais moi qui ne suis pas le duc j’y suis ; et le duc qui n’est pas moi... Ah ! vous me feriez devenir fou.

GEORGE.

Je vais rendre compte à ma maîtresse de vos sentiments ; je sais que vous méprisez la mort.

DICK.

Je ne méprise personne, entendez-vous ?

GEORGE.

Dans deux heures on viendra savoir votre réponse.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

DICK, seul

 

Mais écoutez donc, un moment... il est parti... jarni c’est-i avoir du guignon ? mourir et pour un autre encore ! et ce duc qui ne viendra pas seulement me tirer d’embarras, quel mauvais cœur ! tandis que je suis en prison pour lui ; que je vais être pendu pour lui, que je tiens sa place ici, il tient la mienne chez moi ; il se dorlote au coin de mon feu ; il mange mon dîner ! je sens que le désespoir me prend... quelle extrémité ! se marier ou être pendu ! On ouvre une porte... v’là le frisson qui me prend.

 

 

Scène VIII

 

DICK, WILLIAMS

 

Williams entre par la porte à gauche.

WILLIAMS, bas.

Milord Édouard... milord Édouard.

DICK, à part.

Édouard ! allons v’là que j’ai encore changé de nom.

WILLIAMS.

Êtes-vous là ?

DICK, tremblant.

Mais... mais je crois qu’oui.

WILLIAMS.

Rassurez-vous, je viens pour vous sauver.

DICK, vivement.

Me sauver !

WILLIAMS.

Parlez bas, on pourrait nous entendre : miss Jenny m’a confié vos secrets, et quelque danger qu’il y ait pour moi, je suis décidé à tout entreprendre, et à vous soustraire au pouvoir de votre ennemie.

DICK.

Ah ! le brave homme ! quelle est cette Jenny s’il vous plaît ?

WILLIAMS.

Pouvez-vous le demander ? ne reconnaissez-vous pas à cette démarche, celle qui vous aime plus que sa vie ?

DICK, à part.

Allons, tout le monde m’aime ici ! c’est égal, on parle de me sauver, et je crois que je ferai bien de passer pour cet Édouard.

WILLIAMS.

Si vous saviez combien elle a souffert en apprenant l’arrêt de la comtesse ! elle n’a pas perdu un seul moment ; elle a fait courir à votre château. Vos gens sont avertis ; aussitôt qu’ils seront arrivés, je me charge de les introduire par cette porte. Vous les suivrez, et le ciel fera le reste.

DICK, à part.

Mes gens... mon château.

Haut.

Ah çà, mon ami, vous savez donc qui je suis ?

WILLIAMS.

Oui, monseigneur ; miss Jenny m’a tout appris.

DICK.

Et vous dites que mes gens.

WILLIAMS.

Ils seront ici dans une heure. N’allez pas tromper cette chère enfant... Savez-vous qu’elle risque sa vie, la mienne pour vous sauver ? Vous l’aimez bien, au moins ?

DICK.

Si je l’aime !

À part.

Je ne la connais pas.

Haut.

Oh ! j’en suis fou, je l’adore, je... tâchez de me tirer d’ici.

WILLIAMS, rapidement.

Ne vous impatientez pas, je vais vous envoyer les provisions de la journée, seulement pour tromper la sentinelle, et dans une heure au plus tard vous serez bien loin, et moi aussi.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

DICK, seul

 

Est-ce un rêve ? non, non ; je suis bien éveillé... Je veux mourir si j’y comprends un mot... Cette pauvre demoiselle qui me prend pour son Édouard, cette Comtesse qui veut à toute force que je sois le Duc... Qu’est-ce que cela signifie ? les uns veulent me faire pendre, les autre veulent me sauver, et tout le monde veut m’épouser ! On vient. C’est sans doute ce bon concierge qui m’envoie des provisions, elles ne pouvaient arriver plus à propos ; la fatigue, l’effroi m’ont tellement affaibli...

 

 

Scène X

 

DICK, LE DUC, déguisé en porte-clefs

 

Il entre par la porte à gauche ; il porte un panier et une lumière.

LE DUC, à part.

Enfin me voilà introduit !

DICK.

Par ici camarade, posez tout sur cette table.

LE DUC, le regardant.

C’est bien lui... oui, je ne me suis pas trompé...

DICK, reculant.

Eh ! bien, qu’est-ce qu’il y a donc ?... est-ce encore quelqu’embuche ?

LE DUC, s’avançant.

Tu ne me reconnais pas... regarde moi, mais regarde moi donc ?

DICK.

Eh ! mon dieu... cette figure... sous ces habits... ai-je la berlue ? quoi monseigneur...

LE DUC.

Silence, ou nous sommes perdus.

DICK, à part.

Ah ! ma foi je n’y entends plus rien, il y a de la sorcellerie la dessous ! dans ce maudit château, les bûcherons deviennent milords, les ducs se changent en geôliers... si cela continue j’en deviendrai fou !

LE DUC.

À la faveur de ce déguisement, je me suis glissé parmi les gardes... sois tranquille tu sauras tout.

DICK.

Dépêchons-nous de plier bagage.

LE DUC.

Ce n’est pas mon projet.

DICK.

Comment, seigneur, vous me savez donc pas qu’on en veut à vos jours ?

LE DUC.

Je le sais.

DICK.

Qu’on va me pendre pour vous ?

LE DUC.

Ne crains rien.

DICK.

Qu’on va venir me chercher dans un moment.

LE DUC.

Je me charge de tout.

DICK.

Ainsi, nous allons...

LE DUC.

Nous allons rester.

DICK.

Rester... ah ! pour celui-là, c’est trop fort !

LE DUC.

Tais-toi donc, misérable ; si l’on t’entendait ! Écoute-moi bien : quelque chose qui arrive, soutiens le rôle que tu as commencé, et ne te découvre pas : il y va de ta vie, il y va de mon bonheur !

DICK, à genoux.

Tenez, monseigneur, si vous avez résolu ma mort, tuez-moi plutôt tout de suite ; ne me faites pas languir...

LE DUC.

Je réponds de tes jours.

On entend sonner trois heures.

DICK.

Trois heures... c’est le moment : on va venir me chercher... monseigneur, je ne vous quitte pas.

LE DUC, avec fermeté.

Obéis, ou c’est fait de toi : mes gens ne peuvent tarder à arriver... Quant à moi, je ne sortirai d’ici qu’avec Jenny... On ouvre la porte... Silence... cachons-nous derrière cette table.

Il souffle la lumière.

DICK.

Oh ! voilà ma dernière heure.

 

 

Scène XI

 

DICK, LE DUC, GEORGE entrant par la porte à gauche

 

GEORGE, à Dick.

Seigneur, préparez-vous à recevoir madame la Comtesse ; vous allez la voir paraître. Songez que de cet entretien va dépendre votre destinée.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LE DUC, DICK

 

DICK.

Pour le coup, nous sommes perdus... la Comtesse va bien voir que je ne suis pas vous.

LE DUC.

Eh vite ! donne-moi ce manteau... c’est le moment de reprendre mon rôle.

DICK.

Oh ! de grand cœur, le manteau, la toque, tout l’équipage.

Il l’habille.

Mais moi, que vais-je devenir ?

LE DUC.

Sous cette table... dépêche-toi.

DICK.

Si elle allait me voir...

LE DUC.

Point de réflexions... ce tapis te dérobera à ses regards, garde-toi surtout de laisser échapper une parole.

DICK.

Il n’y a pas de risque.

Il se place sous la table.

LE DUC.

On vient.

DICK, à part.

Ah ! si je revois jamais ma pauvre cabane !

 

 

Scène XIII

 

LE DUC, DICK, LA COMTESSE, VALETS portant des flambeaux

 

LA COMTESSE, au Duc.

Édouard, j’avais juré de fuir votre présence jusqu’au moment où vous auriez prononcé vous-même sur votre sort ; mais mon fatal amour ne m’a pas permis de tenir mon serment : je n’ai pu résister au désir de vous voir, de vous parler et d’essayer de vaincre une obstination qui vous conduit à votre perte.

LE DUC, avec ironie.

En vérité, madame, je suis touché de tant de courtoisie ; mais je ne puis y répondre ; l’amour, je vous l’ai déjà dit, fuit la contrainte et l’esclavage, et je doute que l’on rende son amant sensible en le chargeant de fers.

LA COMTESSE.

Ce ton ironique ne saurait me tromper ; c’est en vain que tu cherches à me donner le change sur tes véritables sentiments, la jalousie est clairvoyante ; elle m’a tout appris. Je connais le motif de tes dédains... tu en aimes un autre.

LE DUC.

Quoi ! n’est-ce que cela ?

LA COMTESSE.

Quel sang-froid !

LE DUC.

Eh ! mais, tout vous étonne ! J’en aimerais une autre que je ne me croirais pas coupable envers vous ; faut-il parce que je ne puis vous aimer, que je renonce aux douceurs d’un autre sentiment ?

LA COMTESSE.

Poursuis, ingrat, poursuis, tu ne jouiras pas longtemps de cet indigne amour.

LE DUC.

Qui oserait le traverser ?

LA COMTESSE.

Tu le demandes ? et devant moi !... ton odieuse maîtresse, je la connaîtrai, ma haine la devinera... si je suspends ton juste châtiment, ce n’est que pour te rendre témoin de ses tourments et de sa douleur.

DICK, à part.

Ça va mal, ça va mal.

LA COMTESSE.

Je veux te voir à mes genoux implorer sa grâce ; tu connaîtras alors ce que peut l’amour outragé.

 

 

Scène XIV

 

LE DUC, DICK, LA COMTESSE, GEORGE, VALETS

 

GEORGE.

Madame, je viens de saisir ce papier entre les mains d’une de vos femmes, au moment où elle essayait de le faire parvenir au prisonnier.

LA COMTESSE.

Au prisonnier !

LE DUC, à part.

Quel contretemps !

LA COMTESSE.

Le hasard conduirait-il ici ma victime ?

LE DUC, se détournant.

Infortunée !... Si c’était elle !

LA COMTESSE.

Que vois-je ! l’écriture de Jenny !... ah ! lisons.

LE DUC, à part.

Grand dieu !

LA COMTESSE, lit bas.

En croirai-je mes yeux !... « Nous pouvons encore échapper à la fureur de notre ennemie. Adieu, comptez toujours sur l’amour de Jenny... » Ô trahison !

LE DUC.

Madame...

LA COMTESSE.

Couple ingrat ! vous n’échapperez point à ma fureur.

LE DUC.

Puisque le hasard vous a révélé mon secret, faites tomber sur moi seul le poids de votre vengeance.

LA COMTESSE.

Jenny !... qui jamais l’eût pu croire !

LE DUC.

C’est moi qui l’ai entraînée, séduite... au nom du ciel épargnez-la.

LA COMTESSE.

Tu oses la défendre !... ah ! chaque mot que tu prononces, la rend encore plus coupable à mes yeux, je dois lui faire expier l’amour que tu as pour elle.

LE DUC.

Quoi ! votre nièce...

LA COMTESSE, voulant sortir.

Elle en sera plus cruellement punie.

LE DUC.

Arrêtez, arrêtez... je respecte encore les nœuds du sang qui nous lient ; mais si les jours de Jenny sont menacés, rien ne pourra suspendre les effets de mon désespoir, Jenny est à moi par nos serments, on ne peut désormais la ravir à ma tendresse... je ne vous quitte pas.

LA COMTESSE.

Laisse-moi.

LE DUC.

Il faudra m’immoler avant d’arriver jusqu’à elle.

LA COMTESSE, aux Valets.

Qu’on arrête ses pas, qu’il soit retenu dans cette prison.

Le Duc est retenu par les valets.

Tremble, lorsque tu sortiras de ces lieux, Jenny aura prononcé des vœux éternels ; elle n’existera plus pour toi ; elle passera ses jours dans les larmes et les regrets et ne reverra jamais l’indigne objet de son amour.

Elle sort par la porte à gauche : elle est suivie de George et des Valets.

 

 

Scène XV

 

LE DUC, DICK

 

LE DUC.

Je n’ai pas un moment à perdre... Jenny, je vole à ton secours.

DICK, sortant de dessous la table.

Ah ! Monseigneur, qu’allez-vous faire ?

LE DUC.

Vite, reprends ce manteau en mon nom, et garde-toi de quitter cette place.

DICK.

Comment vous voulez que je m’expose encore !

LE DUC, sans l’écouter.

Williams, le concierge a juré de nous servir ; c’est le moment de mettre son zèle à l’épreuve... Grand dieu ! achève ton ouvrage, et fais du moins que je meure, si je ne puis sauver ma chère Jenny.

Il va pour sortir.

DICK.

Je vous suis, Monseigneur.

LE DUC.

Malheureux, je réponds de toi ; les soldats, avertis par Jenny, ne peuvent tarder à pénétrer dans cette prison : tu les suivras, et surtout continue à me représenter et à garder mon nom jusqu’à mon retour.

DICK.

Ah ! nous ne nous reverrons plus... adieu, mon prince.

Le Duc sort par le fond, il a repris le panier qu’il avait lors de son entrée.

 

 

Scène XVI

 

DICK, seul

 

Tous les démons se sont donnés rendez-vous ici. Moi qui m’en croyais quitte, me voilà encore avec l’habit de Milord sur les épaules ! je suis si étourdi de tout ce que j’ai vu, de tout ce que j’ai entendu, que je n’ai plus la force de me soutenir. Ah mon dieu ! j’entends marcher... Si l’on venait chercher le Duc... Je vois bien que je ne l’échapperai pas.

 

 

Scène XVII

 

DICK, JAMES, armé

 

Il tient une lanterne sourde et entre par la porte du fond.

JAMES, à part.

Allons, morbleu, du courage... il faut montrer ici de quoi je suis capable, il est seul sans armes...

DICK, à part.

Serait-ce encore quelqu’un qui voudrait m’épouser ?

JAMES.

On vient chercher le prisonnier.

DICK, à part.

Il n’a pas l’air plus rassuré que moi.

JAMES, un peu effrayé.

Je crois qu’il fait mine de résister.

DICK, à part.

Tâchons de gagner du temps.

Haut.

Et que lui veut-on au prisonnier ?

JAMES, baissant le ton.

Moi, je me lui veux rien ; c’est madame la comtesse : monsieur le prisonnier veut-il avoir la bonté de me suivre.

DICK.

Un moment !

À part.

Ces gens du duc ne viendront pas.

Haut.

Mon ami, il est donc vrai que votre maîtresse...

JAMES.

Il n’y a rien de plus vrai.

DICK.

J’ai cru d’abord que c’était une plaisanterie.

JAMES.

Une plaisanterie ? cette femme là ne plaisante jamais : et d’abord qu’elle aime quelqu’un...

DICK.

Oui... on peut se regarder comme mort ?...

JAMES.

Il paraît qu’elle vous aime excessivement ; mais, seigneur, l’heure s’avance...

On entend du bruit.

DICK, écoutant.

Un instant... un instant.

À part.

Eh ! mais, je crois entendre...

JAMES.

Est-ce qu’il voudrait se défendre... La crainte commence à me gagner.

DICK.

Oui... oui... On vient.

JAMES, à part.

Il a peut-être caché des armes.

DICK, avec joie.

Ce sont eux.

 

 

Scène XVIII

 

DICK, JAMES, SOLDATS du Duc, conduits par WILLIAMS

 

Ils entrent par la porte à droite.

WILLIAMS, au premier soldat.

Venez... venez... il n’y a pas un instant à perdre !

LE SOLDAT, à ses compagnons.

C’est le duc... mes amis, par ici.

JAMES.

Au secours, à la trahison !

Un soldat met le pistolet sur la bouche de James.

LE SOLDAT, à Dick.

Mon prince, ordonnez : vous nous voyez prêts à combattre votre implacable ennemie...

DICK.

Songez plutôt, mes amis, à me tirer d’ici ; on doit être inquiet de moi au château de Braidalbain.

LE SOLDAT.

Suivez-nous, seigneur, nous mourrons tous avant que l’on vous arrache de nos bras.

DICK, s’enveloppe de son manteau.

Ma foi, monseigneur, se tirera d’ici comme il entendra : il m’a ordonné de continuer à faire le prince, j’obéis.

Les soldats entourent Dick, ils sortent par la porte à droite James reste à genoux, couché en joue par un soldat.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un riche pavillon à colonnes occupant l’avant-scène : les plans du milieu forment une avenue qui conduit au Château fortifié de Braidalbain qu’on aperçoit au fond du théâtre ; le pavillon est meublé avec luxe les colonnes du pavillon doivent être assez séparées les unes des autres pour que l’on distingue aisément le reste de la décoration.

 

 

Scène première

 

DICK, seul

 

Au lever de la toile, il est endormi, étendu sur un canapé et toujours revêtu des habits du duc.

Il s’éveille.

Ouf ! j’ai eu le sommeil un peu agité... aussi depuis hier je ne vois plus que des poignards, des cachots, des femmes amoureuses de moi !...

Il se lève.

Me v’là dans mon appartement ! il est joli mon appartement ! des peintures... des miroirs, de beaux fauteuils dorés... ma foi il faut en convenir, c’est assez agréable de faire le prince, si l’on ne risquait point par-ci par-là d’être pendu ! Mais comment tout ceci va-t-il finir ? Dois-je me découvrir ?... Non, monseigneur ne revient pas, et il m’a bien dit : quelque chose qui arrive, soutiens le rôle que tu as commence et ne te nomme pas... Allons il faut se résigner, l’important est qu’on ne me reconnaisse pas, pour cela parlons le moins possible ; les princes se font obéir avec un signe, je ferai comme eux, je commence à croire que cela n’est pas aussi difficile qu’on se l’imagine. Mais on approche... baissons bien mon chapeau, le nez enfoncé dans le manteau ; c’est ça.

 

 

Scène II

 

DICK, UN OFFICIER

 

DICK.

Eh bien, qui est-ce qui vient me troubler ?

L’OFFICIER.

Lord Roskelin demande à être introduit auprès de Son Altesse. Votre grâce daignera-t-elle le recevoir ?

DICK.

Non.

À part.

ça ne ferait pas mon compte.

L’OFFICIER.

L’audience attend aussi.

DICK, à part.

L’audience, qu’est-ce que c’est que ça ? L’audience, ah ! je devine, c’est quelque seigneur de la cour qu’on appelle comme ça.

L’OFFICIER.

Ferai-je entrer ?

DICK.

L’audience ? Dites-lui de repasser.

Dick doit toujours parler à l’officier sans le regarder et en se cachant le visage.

L’OFFICIER.

Le nouveau secrétaire que milord a fait demander, désir être présenté à son altesse, il est porteur d’une lettre du comte Belton.

DICK, à part.

Ah ! jarni me v’là bien ; tout va se découvrir.

Il fait signe de faire entrer.

 

 

Scène III

 

DICK, ALBERT

 

ALBERT, s’avance timidement.

Milord, votre grâce...

DICK, à part.

Il n’a pas l’air bien hardi... Ce n’est peut-être pas un seigneur.

Haut.

Approchez, jeune homme... Vous dites donc que vous venez pour... Heim ! qu’est-ce que vous dites ?

ALBERT.

Monseigneur, je suis envoyé par le comte Belton ; vous l’aviez prié de vous choisir un secrétaire ; il a daigné jeter les yeux sur moi, et j’espère, par mon zèle et par mon dévouement, justifier son choix : voici sa lettre.

DICK.

C’est bon, c’est bon, je lirai cela une autre fois. Vous arrivez ?

ALBERT.

D’Edimbourg.

DICK.

D’Edimbourg ! quel est votre nom ?

ALBERT.

Albert, milord.

DICK.

Il me semble... Oui, je pense vous avoir vu quelque part ?

ALBERT.

Je ne crois pas être connu de sa grâce ; j’ai quitté l’Écosse fort jeune, et il n’y a que six mois que le comte Belton m’a ramené de Londres.

DICK, à part, avec joie.

Il ne me connaît pas, je puis m’en donner.

Haut, d’un ton important.

Eh bien ! Albert, vous me convenez, oui, vous me convenez fort, et je vous prends à mon service.

ALBERT.

Ah ! milord, tant de bonté me confond.

DICK, à part.

Il a l’air enchanté.

ALBERT.

J’ose assurer son altesse qu’elle ne se repentira pas de la faveur dont elle m’honore.

DICK.

Je le crois... et vous vous rendrez digne de... la place que... ah ! ça vous savez ce que vous avez à faire auprès de moi !

ALBERT.

Lord Belton m’a donné toutes les instructions nécessaires.

DICK.

À la bonne heure.

ALBERT.

Votre grâce a t’elle quelque chose à m’ordonner ?

DICK.

Non, non, restez ici, je suis un peu fatigué, un peu malade, je ne puis parler longtemps... s’il me survient quelques affaires vous parlerez pour moi.

 

 

Scène IV

 

DICK, ALBERT, UN VALET

 

LE VALET.

Un paquet pour sou altesse.

DICK, à Albert.

Voyez ce que c’est, je ne me mêle pas de tous ces détails.

Le valet sort.

ALBERT, s’approchant de la table.

Des pétitions... des réclamations... des jugements à signer... le travail est tout préparé.

DICK, à part.

Signer ! il est bien tombé le pauvre homme.

ALBERT, tenant un papier.

Ah ! ah ! voici une affaire assez importante ; un jugement à prononcer

Il lit.

le nommé Dick...

DICK, étonné.

Dick !

ALBERT, continuant.

Bûcheron de profession...

DICK, à part.

C’est moi !

ALBERT, continuant.

Prévenu, après avoir donné asile à V.A., de l’avoir livrée aux gens de la comtesse...

DICK.

Qu’est-ce que vous dites donc là, mon ami ?

ALBERT, parcourant le papier.

Il paraît que c’est un misérable chez lequel votre grâce s’est arrêtée hier...

DICK.

Un misérable ?

ALBERT, de même.

Oui, vos gens ont pris des informations ; tous s’accordent à l’accuser.

DICK.

Ils l’accusent ?

ALBERT, de même.

Formellement. Les circonstances semblent en effet d’une force ! d’abord aussitôt que vous fûtes enlevé, Dick disparût de chez lui.

DICK, à part.

Parbleu je le crois bien.

ALBERT.

Voici, à la vérité, une déposition en sa faveur ; mais elle est peu digne de foi : c’est sa femme... !

DICK.

Sa femme !...

ALBERT.

Elle déclare qu’on accuse son mari à tort.

DICK.

Après ?

ALBERT.

Qu’il est innocent.

DICK.

Très bien.

ALBERT.

Elle convient qu’il est simple, entêté, ambitieux, brutal...

DICK.

Au fait, au fait...

ALBERT.

Mais honnête homme...

DICK.

Elle parle bien.

ALBERT.

Oui, mais toutes ces considérations cèdent aux preuves du crime de trahison commis envers la personne de votre altesse, et le seul aperçu de ce mémoire annonce que l’opinion publique a déjà condamné le coupable.

DICK, effrayé.

Condamné ! à être pendu, n’est-ce pas ?

ALBERT.

Il est impossible de le sauver.

DICK.

Impossible ?

ALBERT.

Oh ! impossible : au reste les juges vont s’assembler.

DICK, à part.

Il y a de quoi faire mourir d’avance mille fois pour une ; si je dis un mot pour me défendre ; ils me reconnaîtront, et alors plus de miséricorde à espérer !...

Albert prépare une table et des fauteuils.

ALBERT.

La séance ne sera pas longue, puisque votre altesse est indisposée.

DICK, à part.

C’est çà, ils vont m’expédier plus vite pour ménager ma santé... et ce duc qui ne se retrouve plus, c’est comme un fait exprès !

ALBERT, tenant un livre.

Comme il faut suivre les formes...

DICK, à part.

Ils me feront mourir dans les formes ; c’est bien agréable.

ALBERT.

Le coupable étant absent, on le jugera par contumace.

DICK, à part.

C’est peut-être moins douloureux.

UN VALET, annonçant.

L’audience.

DICK.

Albert ?

ALBERT.

Milord.

DICK, troublé.

Ne vous éloignez pas ; tenez-vous ici, près de moi ; mon indisposition pourrait m’empêcher...

À part.

Je perds tout-à-fait la tête.

Haut.

Mettez-vous-là, et souvenez-vous bien que je veux faire tout au monde pour sauver ce Dick ; je suis humain. J’ai mes raisons...

ALBERT.

Cela suffit, monseigneur.

Ils se placent à côté de Dick. Les fauteuils pour les juges sont de l’autre côté.

 

 

Scène V

 

DICK, ALBERT, SIR OWEN, PLUSIEURS SEIGNEURS

 

Ils saluent tous ; Dick se lève à chaque révérence.

Dans cette scène, Dick tourne le dos à sir Owen et aux autres Seigneurs, de manière qu’ils ne voient point sa figure. Il ne répond que par monosyllabes et très bas.

DICK, à part.

Que de façons pour faire pendre un homme !

SIR OWEN, après avoir salué.

Il est sans doute pénible pour le cœur de votre altesse en prenant possession de son duché, d’avoir à exercer un acte de rigueur envers l’un de ses vassaux. Mais l’intérêt de votre puissance vous le commande impérieusement.

DICK, à part.

Il paraît que ça ne traînera pas en longueur !

SIR OWEN.

Avant tout, monseigneur, qu’il nous soit permis de nous féliciter de votre heureuse délivrance et de contempler les traits augustes d’un prince que nous chérissions même avant de le connaître.

DICK, à part.

Le vieux courtisan ! ils sont tous comme cela.

SIR OWEN.

Oserai-je demander à son altesse, comment elle a passée la nuit ?

DICK, lui tournant le dos.

Hum... hum...

SIR OWEN.

Elle a, sans doute, oublié ses fatigues ? 

DICK.

Oh !...

SIR OWEN.

Combien nos alarmes ont été vives !

DICK.

Ah !

SIR OWEN.

Son altesse est peut-être indisposée ?

DICK, à part.

Maudit bavard !

ALBERT.

Messieurs, son altesse vous engage à prendre place, et à commencer la séance.

DICK, à part.

Voilà mon coup de grâce.

SIR OWEN, debout.

Messieurs, l’événement qui nous réunit devant son altesse, est d’une importance qui rend notre ministère plus sacré que jamais, puisqu’il s’agit de venger notre maître de la perfidie d’un de ses vassaux ; vous avez entendu toutes les dépositions ; elles sont entièrement d’accord avec les renseignements que j’ai fait prendre, et dont voici le résultat... Mais quel tumulte se fait entendre ?

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, UN OFFICIER entrant précipitamment suivi des soldats du duc

 

L’OFFICIER, à Dick.

Seigneur, il faut songer à nous défendre... La comtesse furieuse de vous savoir échappé de ses fers, marche vers nous, à la tête de ses vassaux : elle les conduit à la vengeance et leur fait partager ses transports ; le moindre retard peut vous être funeste.

TOUS LES SEIGNEURS.

Aux armes, aux armes !

DICK, tremblant.

Oui, aux armes !

L’OFFICIER.

J’ai rassemblé vos soldats à la hâte ; ils brûlent de combattre, venez, guidez nous, et notre victoire est assurée.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, SOLDATS et VASSAUX, armés

 

Ils se rangent dans le fond du théâtre, un écuyer apporte le bouclier et l’épée du duc.

DICK, à part.

Je crois que je vais m’évanouir.

SIR OWEN.

Son altesse daigne s’armer ; nous périrons tous avant que cette femme audacieuse ose attenter à des jours si précieux.

ALBERT.

Que votre grâce se mette à notre tête.

DICK.

À votre tête... c’est juste.

À part.

Ah ! maudite gloire, à quoi m’exposes-tu ?

Il met le casque qu’on lui présente, on l’arme.

L’OFFICIER.

La comtesse approche.

DICK.

Elle approche, il n’y a plus moyen de reculer

À part.

ah ! mon dieu s’il était permis au général d’aller se cacher

Haut.

mes amis... mes amis, que chacun se montre digne de... de son prince, et surtout que l’on ne fasse pas attention à moi, je me tirerai d’affaire de mon mieux.

SIR OWEN.

Depuis longtemps la renommée nous a fait connaître votre valeur.

DICK, à part.

Je n’ai plus ni bras ni jambes ;

Haut.

ferme mes amis : je suis avec vous. En avant, marche...

Marche guerrières les soldats défilent devant Dick et sortent à droite. On entend aussitôt le cliquetis des armes. Dick feint de les suivre et reste sur la scène.

 

 

Scène VIII

 

DICK, seul, regardant les combattants

 

C’est cela... rossez-moi cette canaille ! Ils prennent la fuite... On a bien raison de dire que tout dépend du général... Reposons nous un peu ! Ouf ! quel métier que celui de la guerre ! je leur laisse le soin de poursuivre les fuyards ; moi je reste pour secourir les blessés

Il regarde.

eh ! bien ils se battent encore... Quel vacarme ! courage donc... tenez bon... ah ! mon dieu je crois que nous avons du dessous... La comtesse revient... Il n’y a pas à balancer... enfermons-nous dans ce cabinet ; on me comptera peut-être au rang des morts !

Il court à l’un des cabinets du pavillon, ouvre la porte et s’y renferme. Au moment où la comtesse paraît on voit fuir devant elle les soldats et les vassaux d’Édouard.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, SOLDATS

 

LA COMTESSE.

Le lâche ! il n’a pas même le courage de défendre ses sujets ; il est temps qu’il subisse le châtiment qui lui est dû ; soldats, Édouard vient de se refugier dans cet appartement, Jenny est sans doute avec lui, qu’ils périssent tous deux, puisque le perfide craint de combattre une femme et qu’il fuit devant moi.

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, SOLDATS, LE DUC, JENNY, ANNA, RANDOLPHE, suivi de SOLDATS, paraissent tout-à-coup du côté opposé

 

Les soldats d’Édouard désarment les gens de la comtesse.

LE DUC, qui a entendu les derniers mots.

Édouard fuir devant vous ! vous le connaissez mal.

LA COMTESSE.

Grand Dieu ! que vois-je ?

TOUS.

C’est le duc.

LE DUC.

Lui-même.

LA COMTESSE.

Quel fantôme a donc pu m’abuser ?

DICK, dans le cabinet.

À moi monseigneur, je suis perdu !

ANNA.

Saint-George, c’est mon pauvre Dick.

LE DUC, à ses soldats.

Courez, sauvez cet infortuné.

Les soldats du duc enfoncent la porte du cabinet ; ils en arrachent Dick ; Anna se jette dans ses bras.

LA COMTESSE.

Je ne puis donc satisfaire ma fureur, et Jenny...

LE DUC.

Jenny est mon épouse.

LA COMTESSE, accablée.

Ton épouse !... Ah ! grand dieu ! tout m’accable, tout me trahit à la fois !

JENNY.

Cher Édouard, votre générosité...

LE DUC.

Ne redoutez rien, Jenny.

LA COMTESSE.

Je suis en ton pouvoir, venge-toi.

LE DUC.

Jamais.

LA COMTESSE.

Ton intérêt l’exige.

LE DUC.

L’honneur me le défend.

LA COMTESSE.

Quoi, je ne puis même t’inspirer de la haine ?

LE DUC.

Le ciel me comble de trop de faveurs pour que j’imite tes cruautés.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, DICK

 

DICK, à genoux.

Monseigneur, milord, votre grâce...

ANNA.

Daignez nous écouter.

LE DUC.

Que fais-tu, mon ami ? lève-toi.

DICK.

Non, monseigneur, il faut que vous me disiez auparavant si je suis mort ou si je ne le suis pas, car je commence à ne plus savoir ce qui en est.

LE DUC.

Ne crains rien, mon ami, ce jour assure notre bonheur commun, j’ai réussi au-delà de mon attente ; Jenny est mon épouse, et c’est à toi que je le dois.

DICK, se levant.

À moi, je ne m’en serais jamais douté, quand on me faisait voyager à votre place ?

LE DUC.

Grâce au déguisement que j’avais pris, je fus témoin de ta fuite et du désordre qu’elle causa ; je profitai de l’erreur générale ; Jenny consent à nous suivre ; nous fuyons, et nous arrivons ici assez à temps pour te sauver et pour défendre mes fidèles serviteurs.

DICK, regardant Jenny.

Jenny ; mais attendez donc, comment c’est madame qui serait la demoiselle dont on m’a tant parlé dans la prison ?

JENNY.

Oui, mon cher Dick, je te dois aussi ma félicité.

DICK.

Je n’en reviens pas. C’est comme un enchantement.

LE DUC, à la comtesse.

Ambrosia, j’oublie votre injustice, je vous rends la liberté, celle de vos vassaux... Vivez heureuse, et s’il se peut cessez de nous haïr, mous vous pardonnons tout.

À ses vassaux.

Vous tous, qui avez partagé mes dangers, amis, prenez part à mon bonheur : toi, mon cher Dick, parle, demande-moi ce que tu voudras, ma reconnaissance n’aura point de bornes, et pour commencer, je veux d’abord t’élever...

DICK, vivement.

Ah ! monseigneur, je crains l’élévation ; depuis que j’ai manqué de monter un peu trop haut, je préfère, pour mon repos, vivre terre à terre.

LE DUC.

Comme tu voudras Je me charge de ta fortune.

DICK.

À la bonne heure ; mais plus d’habits de milord ; il est bien temps ma foi que chacun se tienne à sa place.

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