L'Apologie du siècle (Louis DE BOISSY)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 1er avril 1734.
Personnages
MOMUS
UNE ACTRICE
PHILINTE
L’INDIFFÉRENT
LE GÉNIE DU SIECLE
TERPSICORE
La Scène est au Théâtre de la Comédie Italienne.
Scène première
MOMUS, UNE ACTRICE
L’ACTRICE.
Quoi ! Momus, le Soutien de notre Comédie,
Porte, au lieu de Marotte, un Bouquet à la main ?
Son chef n’est plus orné du bonnet Calotin ?
MOMUS.
Ce changement vous notifie,
Qu’à fronder désormais je ne suis plus enclin.
L’ACTRICE.
Mais, quel est donc votre dessein ?
MOMUS.
De faire ici l’Apologie...
L’ACTRICE.
De qui ?
MOMUS.
De tout le genre humain.
L’ACTRICE.
Oh ! Ce sera, je le parie,
La Critique du Siècle, avec art travestie,
Sous les traits adoucis d’un éloge malin.
MOMUS.
Non, j’abjure la raillerie,
Et je prétends louer de bonne foi.
L’ACTRICE.
Allons, Seigneur, vous vous moquez de moi ;
On sait que vous aimez à rire,
Et l’encens de Momus est un trait de Satire.
MOMUS.
Depuis, qu’en bien, tout le Monde est changé,
Sachez que je suis corrigé.
De la douceur que je respire,
Ces fleurs sont un garant qu’on ne peut contredire,
La Critique n’est plus de saison ;
Et le Siècle vit de façon,
Qu’il ne convient plus d’en médire.
Il fait voir tant d’esprit, de candeur, de raison,
Qu’en dépit qu’on en ait, il faut bien qu’on l’admire.
Plein de sagesse, exempt d’abus,
Des ridicules, d’injustices,
Il m’oblige à changer d’humeur et d’attributs.
À l’avenir je ne dois plus
Faire la satire des Vices,
Que par l’éloge des Vertus.
L’ACTRICE.
Je me rends à ce trait, vous n’êtes plus caustique.
MOMUS.
Les bonnes mœurs du temps m’ont rendus pacifique.
Je vois tout par le beau côté ;
Et, de tous les Auteurs, je veux être imité.
L’ACTRICE.
Mais jamais au panégyrique,
Ces lieux ne furent consacrés ;
Et de tout temps, sur la Critique,
Nos revenus sont assurés ;
Sans elle, serviteur au Théâtre Italique.
MOMUS.
Elle ne fait que l’avilir,
Et ce n’est qu’en jouant qu’on le peut anoblir.
L’ACTRICE.
Seigneur, tel est notre malheur extrême.
Nous ne pouvons, au temps présent
Attirer à nos jeux Paris, qu’en l’amusant,
Ni s’amuser qu’aux dépens de lui-même.
MOMUS.
Madame, c’était bon jadis
Que le Public riait sans entendre finesse ;
Mais aujourd’hui qu’il est des plus polis,
Et que le moindre trait alarme ses esprits,
Et choque sa délicatesse ;
Que les portraits pair lui ne font saisis,
Que pour les commenter contre l’Auteur sans cesse ;
Et qu’il les blâme, après les avoir applaudis,
La Critique est funeste, et je vous l’interdis.
L’ACTRICE.
C’est vouloir nous ôter notre ressource unique :
De tout Poète dramatique,
Songez qu’elle est, Seigneur, le véritable lot.
Il la professe en sage, et non pas en cynique ;
S’il fronde la sottise, il épargne le sot :
Ménageant, avec art, son pinceau satyrique,
Il peint le Siècle entier des plus fortes couleurs.
Sans désigner personne, et sans noircir les mœurs,
Il fait par ses écrits la censure publique
Sous des noms empruntés, et des traits généraux ;
Et comme en un miroir, dans ce tableau critique,
Sans en être offensé, chacun voit ses défauts.
MOMUS.
Les applications sont toujours dangereuses,
Et font naître souvent des disputes fâcheuses ;
Écrivons pour la paix, non contre le repos.
Pour plaire sagement, et sans qu’on nous redoute,
Je veux, dans ce jour, essayer
De tracer au Théâtre une nouvelle route,
Et d’y louer sans ennuyer.
L’ACTRICE.
Carrière difficile, et délicat métier !
MOMUS.
J’espère la remplir.
L’ACTRICE.
Permettez que j’en doute.
MOMUS.
Allez, j’aurai toujours l’honneur de la frayer.
L’ACTRICE, en s’en allant.
Par la louange vouloir plaire !
Le seul projet à lieu de m’effrayer ;
Nous sommes ruinés, si Momus est sincère.
Scène II
MOMUS, PHILINTE
PHILINTE.
Seigneur, je viens pour vous prier
De me venger.
MOMUS.
De qui ?
PHILINTE.
De l’Univers entier.
Contre lui, répandez un torrent d’Épigrammes :
Tirez à bout portant. Morbleu, point de quartier ;
Déchirez, à l’envi, les hommes et les femmes.
MOMUS.
Que vous a fait le Siècle ? et par quelles raisons
Excite-t-il chez vous une pareille rage ?
PHILINTE.
Parce qu’il est méchant de toutes les façons.
MOMUS.
Parlez plus poliment du Siècle où nous vivons.
PHILINTE.
Quoi ! Vous voulez que je ménage
Un Siècle si fripon ?
MOMUS.
Corrigez ce langage,
Le terme de fripon n’est plus du bel usage.
Il révolte l’oreille en ce temps épuré
Où chaque mot qu’on dit doit être mesuré.
La politesse veut...
PHILINTE.
Ah ! Ventrebleu, j’enrage,
Je ne trouve, en Amour, que des cœurs scélérats ;
En amitié, que des ingrats.
On me gruge au palais ; au jeu, l’on me friponne,
Et l’on me vole à la maison.
Chez le Traiteur, on m’empoisonne,
Et vous ne voulez pas, contre toute raison,
Que je traite aujourd’hui le Siècle de Fripon ?
MOMUS.
Grossièrement pourquoi le dire,
Quand, par dès correctifs, vous pouvez l’adoucir ?
PHILINTE.
Oh ! Commencez donc par m’instruire ;
Qu’est-ce qu’un correctif ? Vous me ferez plaisir
De m’expliquer le sens de ce mot qui m’arrête.
MOMUS.
C’est l’art, à le bien définir,
De faire tout passer par le tour qu’on lui prête,
Et de choisir toujours le nom le plus honnête.
PHILINTE.
Pour m’enseigner cet art où vous semblez primer,
Apprenez-moi d’abord comment je dois nommer
Une Friponne, une Coquette,
Dont la bouche me jure un amour fans égal,
Et qui, l’instant d’après, me trahit en cachette,
Et favorise mon rival ?
MOMUS.
Mais on la nomme une femme ordinaire,
Qui fuit le train du monde, et qui, faite pour plaire,
A l’esprit de jouir des droits de sa beauté.
PHILINTE.
C’est donner un beau masque à l’infidélité.
Et l’ami déloyal qui m’enlève la Belle,
Et qui m’emprunte mon argent
Pour triompher de l’infidèle,
Comment l’appelle-t-on, en ce siècle charmant ?
MOMUS.
Un ami faible, et que l’amour emporte :
On doit avoir pitié d’un homme de la sorte.
PHILINTE.
Momus est bien compatissant.
Et de quelle façon est-ce qu’il qualifie
Un Procureur avide, et qui, sans modestie,
De toutes mains reçoit double valeur,
Et qui me vend à ma Partie ?
MOMUS.
Mais-je l’appelle un Procureur.
PHILINTE.
Un Chevalier de l’industrie,
Qui de filer la carte ose professer l’art ?
MOMUS.
Un habile Joueur qui fixé le hasard.
PHILINTE.
Un valet qui me Volé avec effronterie,
Et qui vend mes habits sans ma permission ?
MOMUS.
Un pauvre diable qui s’oublie,
Entraîné par l’occasion.
PHILINTE.
Un pareil discours m’édifie ;
On ne peut pas, sur sa friponnerie,
Excuser un coquin en termes plus civils.
Et celui qui parvient, des emplois les plus vils,
À des postes d’honneur qu’il arrache au mérite
Par une voie oblique et des détours subtils ?
MOMUS.
Le modèle parfait de la bonne conduite,
Qui, devenu son propre créateur,
Du fond de son néant a tiré sa grandeur.
PHILINTE.
Peste ! Quel éloge sublime !
Et celui qui voilant le noir dessein qu’il a,
Répand malignement un libelle anonyme,
Contre son concurrent qu’il supplante par là ?
MOMUS.
Un politique adroit, qui croit tout légitime
Pour arriver au but où tendent ses désirs.
PHILINTE.
Pour finir, en un mot : Comment est-ce qu’on nomme
L’animal vicieux, esclave des plaisirs,
Qui manque à tous ses devoirs ?
MOMUS.
L’Homme
Le plus puissant de tous, et des autres le Roi,
Formé pour imposer, non pour subir la loi,
PHILINTE.
En ce siècle pervers, voilà comme l’on donne
De favorables noms aux vices triomphants ;
Par ces beaux correctifs et ces tours éloquents,
Tout crime est excusé, toute action est bonne,
Et l’on ne trouve plus de malhonnêtes gens.
Moi, qui ne puis souffrir ce jargon qui m’irrite,
Je parle à découvert contre les mœurs du temps,
Et je donne à chacun le vrai nom qu’il mérite.
J’appelle une maîtresse, au maintien hypocrite,
Qui me trompe sous-main en feignant de m’aimer,
Une coquette insigne, et qu’on doit enfermer :
Et mon ami qui l’a séduite,
Un perfide, un ingrat digne d’être noyé.
Un valet qui me vole, un scélérat à pendre ;
Un Procureur qui prend sans jamais rendre,
Un fripon privilégié.
Un Chevalier qui fait commerce de jouer,
Pour escroquer et filouter l’espèce,
Est un Gentilhomme à clouer
Sans quartier, sur la table où brille son adresse.
Un homme qui parvient à des emplois brillants
Par la bassesse et le pillage,
Un pied-plat qui devrait conduire l’équipage
Dont il occupe le dedans.
Celui de qui la noire calomnie
Va semer contre nous des écrits clandestins,
Et nous couvre d’ignominie,
Le plus affreux de tous les assassins
Qui nous ravit l’honneur bien plus cher que la vie.
Le Roi des animaux est le pire de tous,
Et ce siècle, celui des travers les plus fous.
Momus enfin, Momus qui justifie
Ce que notre Âge a de plus odieux,
Est le dernier de tous les Dieux ;
Et, par sa lâche flatterie,
Cent fois plus bas, plus méchant à mes yeux
Que les mortels qu’il justifie.
Adieu. Ton seul aspect me chasse de ces lieux,
Vil apologiste du vice :
Va, qui prend sa défense, en devient le complice.
MOMUS, l’arrêtant.
Arrêtez-vous. Je ne souffrirai pas
Que vous partiez avec l’idée injurieuse
Qu’a du Siècle et de moi votre âme furieuse.
PHILINTE.
Crois-tu donc me convaincre en retenant mes pas ?
MOMUS.
Entre notre Âge et vous je veux me rendre arbitre,
Et devenir, en vertu de ce titre,
De tous vos différends le pacificateur.
PHILINTE.
Moi ! je récuse un tel médiateur.
MOMUS.
J’ai des moyens si bons à vous déduire,
Que vous allez me croire, et dompter ce transport.
PHILINTE.
Mais lorsque, j’ai raison, comment peux-tu détruire...
MOMUS.
Oui, vous avez raison ; mais nous n’avons pas tort.
PHILINTE.
Ventrebleu ! Ce discours est digne qu’on l’admire.
MOMUS.
Vous allez en tomber d’accord.
Prêtez-moi seulement une oreille docile.
PHILINTE.
Pour la rareté du fait, soit ;
J’écoute, et je suspens ma bile.
S’il se tire de là, je le tiens pour adroit.
MOMUS.
Votre plainte, Monsieur, est d’abord légitime :
Des mauvais procédés dont on est la victime,
Les exemples font familiers ;
Mais du siècle, après tout, ils ne sont pas le crime,
C’est celui des particuliers.
De quelques faux amis qu’on se trouve la dupe,
De la fureur qui nous occupe,
Tout l’Univers devient l’objet ;
Nous nous prenons à lui du bien que l’on nous ôte,
Et nous ne songeons pas que c’est souvent la faute
Du mauvais choix que notre cœur a fait.
PHILINTE.
Ce raisonnement là me frappe,
Je puis bien être dans le cas.
MOMUS.
Par ce discours qui vous échappe ;
De votre erreur vous convenez tout bas ;
Le siècle, à cet égard, n’est donc plus si blâmable ?
Dans l’aveugle transport qui vous l’a peint coupable,
Vous le voyiez en laid, et dans son vilain jour :
Par un esprit plus doux, et d’un œil équitable,
Voyez-le en beau, Monsieur, à votre tour.
La Justice jamais fut elle mieux rendue,
Et l’Univers mieux policé ?
La vérité fut-elle mieux connue ?
Plus loin, dans la Nature, a-t-on jamais percé ?
Jamais la Nation fut-elle plus polie ?
Le Commerce plus sûr, et la Société
Plus charmante et plus accomplie ?
La Grâce au Savoir s’y marie,
L’Agrément à l’utilité,
La Bienséance à la Commodité.
À l’Enjouement la Noblesse est unie,
Et l’Élégance à la solidité.
C’est le Siècle du Goût, titre bien mérité !
Et, s’il a ses défauts comme les autres Âges,
Convenez, avec moi, qu’ils sont bien compensés ;
Et que, par tous ses avantages,
Il enchérit en bien sur les siècles passés.
PHILINTE.
Ce portrait, quoique favorable,
Est conforme à la vérité.
J’ai trop crû la fureur dont j’étais agité ;
J’ouvre les yeux, je sens qu’il est plus raisonnable
De voir tout, ici-bas, par le plus beau côté.
MOMUS.
D’un si sage séjour que je suis enchanté !
Notre Âge n’a pas tort, j’ai su vous en convaincre ;
Consentez donc que Momus aujourd’hui,
Vous réconcilie avec lui !
PHILINTE.
Je le veux de bon cœur. On est sûr de me vaincre
Dès qu’on me montre la raison.
MOMUS.
Vous avez l’esprit droit, vous avez le cœur bon.
Allez, joignez, plein d’une ardeur nouvelle,
Au fonds de probité qui vous est naturelle,
Trois couches de vernis de ce Siècle poli,
Et vous serez, Monsieur, un mortel accompli.
PHILINTE.
Je cours mettre à profit le conseil qu’on me donne,
Mettre d’accord en ma personne
L’homme du siècle avec l’homme d’honneur ;
Sans nuire à la franchise, orner l’extérieur ;
Joindre par un noble alliage
Aux vertus du vieux temps, les vertus de notre âge ;
La dépouillant de son austérité,
Rendre agréable la sagesse,
Et faire aimer la probité
Sous les traits de la politesse.
Scène III
MOMUS, L’INDIFFÉRENT
L’INDIFFÉRENT.
Je viens d’entendre vos discours,
Seigneur Momus, qu’ils m’ont fait rire !
Vous serez le même toujours
En éloge comme en satire
MOMUS.
Comment donc ? Que voulez-vous dire ?
L’INDIFFÉRENT.
Que votre esprit, par de subtils détours,
Sais adroitement se conduire ?
Mais tout le monde, cher Momus,
De ce Prosélyte crédule
Ne suivra pas le sot abus ;
En entrant, en sortant je l’ai vu ridicule.
MOMUS.
De quel abus le taxez-vous ?
Il reconnaît son injustice.
L’INDIFFÉRENT.
Premièrement, je blâme le courroux
Qu’il a fait éclater si fort contre le vice.
MOMUS.
Il en est revenu.
L’INDIFFÉRENT.
Par un autre caprice
Qui doit le mettre au rang des fous.
MOMUS.
Comment ?
L’INDIFFÉRENT.
D’une autre erreur sur le champ adoptée
Vous avez rempli son esprit ;
Cette victoire remportée
Doit établir votre crédit.
MOMUS.
Quoi ! Vous riez d’un galant homme
Qui connaît ses défauts, et veut s’en corriger ?
L’INDIFFÉRENT.
Oui c’est ainsi que votre orgueil le nomme,
Mais ce n’est ainsi que l’on en doit juger.
MOMUS.
Et quelle idée est donc la vôtre ?
Il blâmait tout le monde, et j’ai su lui prouver
Qu’il est beaucoup de gens que l’on doit approuver.
Vers lequel penchez-vous ?
L’INDIFFÉRENT.
Ni vers l’un, ni vers l’autre.
MOMUS.
Oh, oh !
L’INDIFFÉRENT.
L’indifférence est le meilleur parti.
Irai-je me fâcher contre un plat personnage,
Et lui donner un démenti
Sur toutes les vertus qu’il croit son apanage ?
Si le Sort à quelqu’un enfin a départi
De rares qualités un brillant assemblage,
Irai-je en l’admirant me croire anéanti ?
Et le louer d’un bien qui n’est pas son ouvrage ?
Car, Seigneur, en naissant chacun porte son lot.
Faibles jouets de la nature,
Chacun vient risquer l’aventure
D’être bien ou mal fait, spirituel ou sot,
Et nous ne nous formons l’esprit ni la figure.
MOMUS.
Mais l’éducation dompte le naturel,
Et fait souvent en nous un changement extrême.
L’INDIFFÉRENT.
Ce changement est superficiel :
Puisqu’il faut, jusqu’au bout, vous prouver mon système,
Elle avance fort peu par tous ses vains efforts ;
Elle a beau plâtrer les dehors,
Notre fonds est toujours le même.
MOMUS.
Mais je soutiens que son secours,
Qu’à tort vous peignez inutile,
Fait des merveilles tous les jours.
L’INDIFFÉRENT.
Oui, sur un naturel fertile ;
Vraiment, je n’en doutai jamais,
Puisqu’il sort de ses mains heureuses,
Aussi brillant, aussi poli,
Que de la main d’un Artiste accompli,
Sortent les Pierres précieuses.
Qui, je conviens qu’il faut des soins au naturel,
Au bon, car au mauvais, ce sont peines perdues.
MOMUS.
Convenez donc qu’aussi les louanges font dues
À ceux qui, l’ont reçu du Ciel.
L’INDIFFÉRENT.
C’est justement ce que je nie.
J’en reviens à mon premier point,
Que l’on possède un mince, ou bien un grand génie.
Je ne méprise pas, mais je n’admire point.
Un malheureux, à qui la Nature cruelle
A même refusé sa plus simple faveur,
En est assez puni par la douleur mortelle,
Que lui cause en secret-cet excès de rigueur
Qui l’avilit à ses yeux même,
Sans que j’aille ajouter encor à son malheur,
En l’accablant du poids de mon mépris extrême,
Et le perçant d’un ris moqueur :
Un triomphe si bas, et qu’on obtient sans peine,
Déshonore l’esprit, et fait outrage au cœur ;
Alors, plus la victoire est pleine,
Plus son éclat honteux dégrade le vainqueur.
Quant à celui sur qui le sort propice
A libéralement versé
Tous les dons séducteurs qu’accorde son caprice,
N’en est-il pas assez récompensé
Par ces mêmes présents de son étoile heureuse,
Et la comparaison flatteuse
Qu’il fait de son mérite avec celui d’autrui ?
Il sent trop bien ce mérite suprême,
Et nous devons nous reposer sur lui
Du soin de s’applaudir lui-même.
MOMUS.
Souffrez que je vous dise ici...
L’INDIFFÉRENT.
Adieu. Vous me feriez un discours inutile ;
Dans mon opinion, je suis toujours tranquille.
Admirer, est d’un sot ; fronder, d’un étourdi ;
Rester neutre, d’un homme sage ;
Et je m’en tiens à ce dernier parti,
Sans vous en dire davantage.
Scène IV
MOMUS, LE GÉNIE DU SIÈCLE
LE GÉNIE.
Seigneur, je viens vous éclairer,
Et vous servir de conducteur moi-même
Dans la carrière où je vous vois entrer.
Comme le monde a changé de système,
Et qu’étant mal instruit, vous pourriez exalter
Ce qui n’est plus digne de l’être,
Ou taire ce qu’il faut vanter,
Il est bon, en ce jour, de vous faire connaître
L’esprit qui le gouverne, et qu’on doit consulter.
MOMUS.
C’est m’obliger très fort ; mais daignez, je vous prie,
M’apprendre votre nom avec vos qualités ?
LE GÉNIE.
Du Siècle, en moi, vous voyez le génie :
Remplissant l’univers de nouvelles clartés,
J’ai des vieux préjugés vaincu la tyrannie ;
De nos aïeux bornés corrigé les abus ;
D’une constance ridicule
Affranchi les Amours qui ne soupirent plus ;
Dégagé l’amitié des devoirs superflus ;
La probité, du poids d’un vain scrupule,
Et j’ai créé d’autres vertus.
MOMUS.
Cette reforme est des plus belles ;
On fait tout ce qu’on veut quand on a de l’esprit.
Mais les vieilles Vertus n’ont donc plus de crédit ?
LE GÉNIE.
Non. J’ai sur leur ruine établi les nouvelles.
Ces contrôleuses éternelles
Étaient dures à vivre, et d’un sot entretien.
MOMUS.
De m’avertir vous faites bien ;
Car j’aurais, dans mon ignorance,
Loué bêtement la Constance,
La Candeur, la Fidélité,
La Modestie et la Franchise,
La Bonne-Foi, l’Intégrité.
LE GÉNIE.
Vous auriez fait une insigne méprise.
Apprenez qu’aujourd’hui, la Candeur est sottise ;
La Constance fadeur, ou défaut d’agréments ;
La Modestie, un vice des plus grands,
Qui par la crainte qu’elle excite,
Ôte la grâce, étouffe les talents,
Et fait souvent un sot d’un homme de mérite ;
La Bonne Foi produit les plus petits esprits,
Qui n’osant s’écarter de la marche commune,
Ne font jamais un pas vers la Fortune ;
L’intégrité, des gens durs, impolis,
Sur qui ne peuvent rien les parents, les amis,
Et qui refusent, tout aux Dames ;
La Franchise, des étourdis ;
Et la Fidélité fait les plus sottes femmes.
MOMUS.
J’ouvre les yeux et suis de votre avis
Ces vertus-là ne sont pas de commerce.
LE GÉNIE.
Voilà pourquoi je les proscris,
Et ne veux plus qu’on les exerce.
Je leur substitue, en ce jour,
L’Inconstance, qui de l’amour
Fait un amusement au lieu d’un esclavage,
Et rend illustre une aimable volage.
La juste Défiance, au cœur toujours couvert,
Qui sait se déguiser sous un maintien ouvert,
Et qui désigne un homme sage.
La Bonne Opinion, ferme dans tous ses pas,
Qui porte et met en jour le mérite qu’elle aide,
Qui fait briller l’esprit que l’on possède,
Et paraître souvent celui que l’on n’a pas.
La, douce Politesse, et l’exacte Décence
Que suivent les égards si respectés en France
Qui parent les dehors sans gêner les désirs,
Et leur servant de voile, augmentent les plaisirs,
La Coquetterie attrayante,
Au souris fin, au regard séducteur,
Pour mieux plaire toujours décente,
Se couvrant à demi d’un vernis de pudeur,
Animant la beauté qu’elle rend plus piquante,
Qui répand ses attraits jusques sur la laideur,
Et forme, en épuisant son pouvoir enchanteur,
La femme du grand monde, ou la femme charmante.
La fine Politique, et le Manège adroit,
Époux clandestin de l’Intrigue,
Ami des Souterrains, et père de la Brigue,
Qui cache, d’un rideau que personne ne voit,
L’art de tout aplanir, et l’utile science
D’aller à la Fortune avec rapidité,
Et d’une main que conduit la prudence,
D’arracher ses faveurs avec impunité ;
C’est ce Manège enfin qui compose d’essence,
Du Génie élevé, de l’esprit transcendant,
Qui franchit la barrière, et qui vole au plus grand.
MOMUS.
Oh, voilà pour le coup les vertus à la mode.
La morale en est douce, et l’usage commode.
LE GÉNIE.
C’est d’agrément joint-à 1’utilité,
Qui fait les vertus véritables ;
Les miennes, douces et traitables,
Ont cette double qualité ;
Et, faites pour l’humanité,
Sont utiles autant qu’aimables.
MOMUS.
Elles auront nombre de partisans,
LE GÉNIE.
Pour mieux prouver mon avantage
Sur la sagesse du vieux temps,
Examinons son plus parfait Ouvrage.
Quels font ces Sages renommés,
Ces mortels si parfaits que ses mains ont formés ?
Des hommes singuliers, des esprits indociles,
Des misanthropes noirs, des censeurs difficiles,
Qui trouvent tout mauvais, et ne sont bons à rien ;
Des vains déclamateurs, en maximes fertiles,
Parés du nom de gens de bien,
Et Citoyens très inutiles ;
S’ils sont dans l’indigence, ils le méritent bien.
Quels sont présentement ceux que je favorise,
Et que j’ai pris soin de polir ?
Des hommes accomplis que tout le monde prise,
Qui joignent l’art de plaire à l’art de s’agrandir,
Propres a tout, alliant les contraires,
Amusants dans un cercle, utiles à l’État,
Papillons en amour, Aigles dans les affaires,
Polis dans le commerce, et vaillants au combat ;
Comblés de gloire, ils sont dignes de leur éclat.
MOMUS.
À ces derniers que je préfère,
Je donne, en ces instants, le prix sans balancer :
Ils sont riches, brillants, le sort leur est prospère.
Ce sont-là les Héros que je dois encenser ;
Et c’est à vous que je veux plaire.
Sur la vertu, quoique je la révère,
Je me tairai, de peur de m’oublier.
LE GÉNIE.
À ses dépens Momus peut s’égayer.
Gothique comme elle est, chacun vous l’abandonne.
MOMUS.
Mais mon métier est d’approuver.
LE GÉNIE.
Attaquez-la, Seigneur, vous n’offensez personne.
MOMUS.
J’offense tout le monde, et je vais le prouver.
LE GÉNIE.
Oh ! Cette saillie est fort bonne !
On vous défend d’être malin,
Vous déguisez la pente où vous êtes enclin,
Et vous sauvez par l’ironie ;
J’applaudis de bon cœur à ce trait de génie,
Et vous prenez de bon chemin.
MOMUS.
Moi ! Je ne raille points quoique vous puissiez dire ;
Penser ainsi de moi, c’est vouloir me détruire,
Car qu’est-ce qu’un railleur ? Un esprit sans égard,
Qui ne respecte rien, qu’on fuit de toute part ;
Haï de la moitié du monde qu’il déchire,
Et craint ou méprise de l’autre qu’il fait rire.
LE GÉNIE.
Vous peignez un caustique, et non un fin railleur ;
Songez que le plus sage est quelquefois rieur.
Avec raison, Paris s’offense,
Qu’on fronde ouvertement et par profession ;
Mais il est très permis en France
De railler joliment et par occasion.
Vous pouvez, en faisant la juste apologie
Du goût du siècle et de ses mœurs,
Vous pouvez en passant contre tous ses frondeurs,
Exercer votre raillerie :
Décochez-leur vos traits, mais d’une main polie.
MOMUS.
La mienne est mal adroite, et pourrait les meurtrir.
Pour louer, volontiers, je suis prêt d’obéir,
Car j’en ai fait un serment authentique
Pour mon repos et pour mon bien ;
Et dussai-je échouer dans le Panégyrique,
J’aime mieux louer mal, que de médire bien.
LE GÉNIE.
Je ne puis m’empêcher d’en rire,
Et je trouve le trait aussi neuf que charmant ;
Momus qui me prie instamment
De le dispenser de médire !
Adieu. Je vais, Seigneur, publier hautement,
Que Momus a quitté, déposant son tonnerre,
L’uniforme du régiment ;
Qu’à l’avenir, toute la terre
Peut être ridicule, et folle impunément,
Et qu’il fait en ces lieux trafic de compliment ;
Que sans contribuer à l’intrigue comique,
Et sans servir au dénouement,
Tout personnage épisodique,
Peut à ses yeux paraître hardiment,
Beauté, Laidron, Roturière, Marquise,
Vieille, tendron piquant,
Honnête homme, Fripon, Ignorant et Savant,
Les vertus, les défauts, l’esprit et la sottise ;
Que vous louez, enfin, tout indifféremment,
Et qu’au premier venu d’une main libérale,
Vous prodiguez d’encens dans cette salle,
Sans savoir pourquoi, ni comment.
MOMUS.
Allez, vous me forcez de quitter l’ironie ;
À mes yeux ne vous offrez plus.
Si de ce siècle heureux vous étiez le génie,
Vous seriez plus de cas des solides vertus.
Scène V
MOMUS, TERPSICORE
TERPSICORE.
Seigneur, la Muse de la Danse
Vous fait son humble révérence.
MOMUS.
À louer vos brillants appas,
Déesse, désormais ma bouche est destinée.
TERPSICORE.
Vraiment, Momus est galant cette année.
MOMUS.
La noblesse de vos pas,
La mollesse de vos bras,
La langueur de vos yeux, tant leur puissance est grande,
Enchantent tout Paris dans une Sarabande ;
De vous revoir il ne se lasse pas.
TERPSICORE.
Quel éloge ! La noblesse,
La mollesse, la tendresse
De mes pas de mes bras, de mes yeux !
Parler de Sarabande aujourd’hui ! Justes Dieux !
On voit bien qu’à louer Momus manque d’adresse,
Et qu’en danse moderne il est peu connaisseur.
MOMUS.
J’ai crû que sur toute autre, excusez mon erreur,
La danse grave avait la préférence.
TERPSICORE.
La danse grave ! Ha, ha ! C’est de la vieille danse
Que vous nous parlez-là, Seigneur !
Qu’on ne me vante plus sa funèbre indolence,
Elle assoupit les Spectateurs ;
Pour elle, désormais, pleine d’indifférence,
Je l’abandonne aux Danseuses des Chœurs.
Je vois qu’avec le Goût vous avez fait divorce.
Apprenez qu’à présent la souplesse, la force,
L’agilité sont mes premiers talents ;
Qu’on m’admire par là dans le Siècle où nous sommes,
Et qu’à former des pas hardis, forts et brillants,
Je ne le cède en rien aux hommes.
MOMUS.
On dansait autrefois, Madame...
TERPSICORE.
On dansait ?
MOMUS.
Oui,
D’une manière très auguste.
TERPSICORE.
Dites, Momus, dites, pour parler juste,
Qu’on marchait autrefois, et qu’on danse aujourd’hui :
On ignorait mon art aimable.
Depuis six ans, au plus, on sait former des pas ;
De ce temps-là, je n’exagère pas,
Je date seulement la danse véritable.
MOMUS.
J’ai pourtant vu de grands sujets.
J’ai vu...
TERPSICORE, contrefaisant l’ancienne danse.
Vous avez vu marcher comme je fais ;
Vous avez vu la Danseuse novice,
Partant ainsi du fond de la coulisse,
Parcourir le Théâtre, et s’arrêter exprès
Pour minauder avec un art extrême,
Et lorgner le Parterre en lui tendant les bras,
Se courber lentement, se relever de même,
Sans se donner le soin ni l’embarras
D’exprimer rien par ses pieds immobiles,
Ni de faire briller ses jambes inutiles.
MOMUS.
Par son visage heureux, et par ses airs charmants,
Elle jouait ses danses.
TERPSICORE.
Je l’avoue.
Mais je fais plus, car je les joue
Et je les danse en même temps.
Je réunis les deux talents.
Mais on a beau vanter l’expression touchante.
Elle déploie sa jambe.
Qui fait la danse au fond ; C’est la danse brillante,
Elle se campe.
C’est la position de nos pieds bien tournés,
Elle marque ses pas.
Ce sont nos pas bien dessinés ;
C’est l’entrechat enfin, qui frappe, étonne, enchante :
Pareil à la gerbe éclatante,
Qui, s’élançant du sein de sa prison,
Elle bat l’entrechat.
Termine l’artifice, et forme un tourbillon.
MOMUS.
De votre pied léger l’audace est étonnante !
TERPSICORE.
Je crois, de ma comparaison,
Qu’elle doit rendre aux yeux la justesse frappante.
MOMUS.
Déesse, qui vous voit ne peut la critiquer.
TERPSICORE.
Comme dans une pièce il est de la prudence
De finir par un trait qui la fasse claquer,
Et que c’est même une science,
De même, en un Ballet, on doit toujours finir
Par un double entrechat qui le fasse applaudir,
Elle bat le double entrechat.
C’est l’épigramme de la Danse.
MOMUS.
Vous venez de m’assujettir,
Et, votre Danse que j’adore,
Fait la gloire du siècle, aimable Terpsicore.
TERPSICORE.
Adieu. Je vais donner un Ballet de saison,
Et cours me signaler par une danse unique
Qui vous le fera trouver bon.
Erato doit louer tout le siècle en musique.
Elle s’en va.
MOMUS.
Soutenant jusqu’au bout mon heureux changement,
J’applaudis, sans le voir, le Divertissement.
Divertissement
MENUET.
Chantons du Citadin,
Chantons les mœurs faciles,
Chantons du Citadin
L’esprit agréable et badin ;
Les femmes sont civiles,
Les maris sont tranquilles,
Les tendrons savants
Trompent à quinze ans
Leurs bonnes Mamans.
AIR.
Dans ce Siècle tout est charmant,
Tout est poli, tout est galant,
Tout possède le don de plaire,
Et le plus sot paraît brillant ;
Avec beaucoup d’esprit on ment.
On se trompe joliment,
Et la beauté la plus sévère
Ne l’est qu’un petit moment.
VAUDEVILLE.
Regardons en beau le monde,
Trop poli pour qu’on le fronde.
Approuvons également ;
Qu’on pardonne, ou qu’on se venge,
L’un est juste, et l’autre est grand ;
Tout est digne de louange.
Qu’à sa guise chacun aime,
Ne blâmons aucun système.
On doit suivre son penchant.
C’est sagesse quand on change,
Vertu quand on est constant :
Tout est digne de louange.