La Veuve (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 5 novembre 1874.
Personnages
LÉONEINS
NORANCEY
BAGIMEL
GAÉTAN
GEORGES
JOSEPH
KERNOA
LA COMTESSE
MADAME PALMER
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC
ALBERTINE
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY
MADAME ROBERT
VICTORINE
AMÉLIE
À Paris, de nos jours.
ACTE I
Un salon. L’arrangement de ce salon doit être aussi sombre et aussi sévère que possible. Au milieu, entouré d’un divan circulaire, le buste en marbre du mari. Cheminée à gauche ; près de cette cheminée, une chaise longue et une table ; sur cette table, une collection de petites photographies encadrées ; toujours des portraits du mari. Piano à droite ; divan adossé au piano. Au fond, face au public, porte conduisant à la salle à manger. En pan coupé, au fond, deux portes. Deux autres portes, à droite et à gauche, au second plan.
Scène première
JOSEPH, VICTORINE, AUTRES DOMESTIQUES, puis MADAME ROBERT
Pendant les premières répliques, allées et venues des domestiques préparant tout dans le salon. Tous sont en grand deuil. Entre Joseph par le fond : il sort de la salle à manger.
VICTORINE.
C’est fini, le dîner ?
JOSEPH.
Oui.
VICTORINE.
Et ç’a été gai ?
JOSEPH.
Aussi gai que les autres jours... On venait de servir du macaroni ; madame la comtesse, alors, s’est rappelé que feu monsieur le comte adorait le macaroni... elle a fondu en larmes... Ses deux amies, madame de Château-Lansac et madame Palmer, se sont jetées sur elle et ont essayé de la consoler...
VICTORINE.
Et mademoiselle de Charentonnay ?
JOSEPH.
Mademoiselle de Charentonnay, la cousine pauvre qu’on a fait venir de province pour jouer des De Profundis sur le piano ?... Elle a profité du désordre pour redemander du pâté de foie gras... Quant à monsieur de Kernoa, l’officier de marine, et à ces deux petits jeunes gens qui s’étaient laissé inviter, ils buvaient coup sur coup de grands verres de vin de Bordeaux, avec l’air de gens qui voudraient bien boire du vin de Bordeaux dans un endroit plus amusant.
VICTORINE.
Et vous, monsieur Joseph ?
JOSEPH.
Moi, mademoiselle Victorine ? je regardais, et, tout en regardant, je prenais une résolution.
VICTORINE.
Oh ! oh !
JOSEPH.
Je prenais la résolution de vous empoigner solidement, par les deux bras, la première fois que je vous attraperais, et de vous appliquer ensuite un des plus fameux baisers que j’aie appliqués de ma vie.
Il l’embrasse. Entre madame Robert.
MADAME ROBERT.
Eh bien, Joseph ?
JOSEPH.
Eh bien, quoi ?... Voyons, puisque j’ai promis à mademoiselle Victorine de l’épouser...
MADAME ROBERT.
Ce n’est pas une raison. Et puis ce que je vous reproche, ce n’est pas tant d’avoir embrassé mademoiselle... c’est d’avoir fait du bruit en l’embrassant.
JOSEPH.
Ah !
MADAME ROBERT.
On fait trop de bruit dans l’hôtel... madame la comtesse s’en plaint... Hier soir encore on a marché au-dessus de sa tête... elle a entendu comme une espèce de bataille...
Joseph et Victorine se jettent un coup d’œil et reprennent aussitôt l’air sérieux.
Elle ne veut pas que pareille chose se renouvelle... et elle m’a chargée d’y veiller. Ce tapage trouble sa douleur... et vous devriez comprendre que ce n’est pas au moment où elle vient de perdre un mari qu’elle adorait...
VICTORINE.
Oh ! qu’elle adorait !...
JOSEPH.
Il y a dix mois qu’il est mort monsieur le comte, ce n’est pas hier !...
MADAME ROBERT.
Madame le pleure comme si c’était hier... Elle est triste, et elle entend que tout soit triste autour d’elle... De l’obscurité, du silence... Marchez doucement, ne faites pas claquer les portes, et quand vous annoncez les rares personnes que madame la comtesse consent à recevoir, ne braillez pas comme vous l’avez fait hier.
JOSEPH.
J’ai braillé, moi ?...
MADAME ROBERT.
Parfaitement. Madame en a eu une crise qui lui a duré une bonne demi-heure... Pas de bruit. Pas trop de lumière, non plus... baissez les lampes... on sort de table... Est-ce fait ?
Les domestiques sortent après avoir baissé les lampes, mis des abat-jour, etc.
Marchez doucement, ne faites pas de bruit.
Elle sort la dernière, après une révérence discrète. Les personnages de la scène suivante sont entrés pendant la sortie des domestiques.
Scène II
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC au bras de GAÉTAN, MADAME PALMER au bras de GEORGES, puis LA COMTESSE au bras de Kernoa, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY ferme la marche
Entrée silencieuse et lente. Salutations cérémonieuses, après lesquelles mesdames Palmer et de Château-Lansac se trouvent d’un côté de la scène, Georges et Gaétan de l’autre. Les deux jeunes gens commencent à regarder leur montre.
MADAME PALMER.
Cela devient de l’exagération, à la fin... Elle est trop triste !
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Nous devrions le lui dire, décidément.
MADAME PALMER.
Voulez-vous que nous le lui disions tout à l’heure... dès que nous serons seules avec elle ?
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Je veux bien... quand ce ne serait que pour rendre service à monsieur de Léoneins, qui est un homme charmant et qui l’adore !...
MADAME PALMER, montrant la comtesse qui entre.
C’est à elle surtout que nous rendrons service... Regardez-la... cela est-il croyable ?... Une veuve de dix mois !
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
C’est prodigieux !
La comtesse est entrée. Elle est en deuil de laine. Elle s’arrête devant le buste et le montre à Kernoa. Celui-ci, ne sachant que dire, se contente de s’incliner. La comtesse quitte brusquement son bras et se laisse tomber sur un divan. Elle pleure. Moment d’embarras : on se regarde. Mademoiselle de Charentonnay, qui est entrée la dernière, s’approche de la comtesse et lui présente un flacon.
LA COMTESSE, en gémissant.
Hé ?...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Vous l’aviez oublié... sur la table...
LA COMTESSE.
Mon flacon... Ah ! oui... merci, ma bonne Charentonnay, merci. Est-ce que vous voulez bien vous mettre au piano ?
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Certainement, ma chère.
Elle commence à jouer la marche funèbre de Chopin. Un moment de silence.
GAÉTAN, bas, à Georges.
À quelle heure est-ce que ça commence, là-bas ?... Tu as vu l’affiche ?
GEORGES.
À neuf heures.
GAÉTAN.
Et il est ?
GEORGES.
Neuf heures moins trois minutes.
GAÉTAN.
Moi, j’ai neuf heures passées.
GEORGES.
Nous ne pouvons pourtant pas nous en aller comme ça, tout de suite... Ah ! l’on m’y reprendra, à dîner en ville un jour de première !
Un silence.
KERNOA, bas, à madame Palmer et à madame de Château-Lansac.
Je croyais que madame de Norancey ne quittait pas plus cette pauvre comtesse que vous ne la quittiez vous-même... Comment se fait-il qu’elle ne soit pas ici ?
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
C’est qu’elle n’est pas à Paris... Son mari l’a subitement obligée à partir pour la Touraine.
KERNOA.
Ce brave Norancey !... Est-ce qu’il a toujours la même manie ?
MADAME PALMER.
Toujours. À chaque instant il se figure qu’Albertine est sur le point de se mettre à aimer quelqu’un... Alors, pour combattre cet amour, il se donne un mal !... Cette fois-ci, il a emmené sa femme en Touraine pour la soustraire à l’influence de je ne sais quel Espagnol.
KERNOA.
Et madame de Norancey, qu’est-ce qu’elle dit de ça ?
MADAME PALMER.
Elle ne dit rien et elle continue à n’aimer que son mari...
Un silence. Mademoiselle de Charentonnay, qui avait joue très doucement jusque-là, joue un peu plus fort.
KERNOA.
Ah ! bravo... très bien !
MADAME DE CHATE AU-LANSAC, à Kernoa.
Vous nous avez dit, monsieur, que vous alliez bientôt reprendre la mer...
KERNOA.
En effet, madame, je partirai demain.
MADAME PALMER.
Et où allez-vous ?
KERNOA.
À la Martinique.
LA COMTESSE, avec éclat.
À la Martinique !!!
Tout le monde bondit.
KERNOA, effrayé.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Il est né à la Martinique, monsieur !... Amélie, Valentine... messieurs... est-ce que vous saviez ?...
MADAME PALMER.
Non, je ne savais pas, moi !
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Moi non plus !
GAÉTAN.
Nous ignorions complètement...
LA COMTESSE.
À la Martinique !...
KERNOA.
Croyez bien, madame, que je suis désolé...
LA COMTESSE.
Ce n’est pas votre faute.
Avec intérêt.
Qu’est-ce que vous allez faire, à la Martinique ?
KERNOA.
J’y transporte une compagnie d’infanterie de marine... et j’en ramènerai une autre qui a fait ses trois ans de séjour...
LA COMTESSE.
Ah !
KERNOA.
J’irai d’abord à Fort-de-France et j’y prendrai les malades... de là j’irai à Saint-Pierre.
LA COMTESSE, nouvel éclat.
À Saint-Pierre !!!
KERNOA.
Oui, madame...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Qu’est-ce qu’il y a encore ? J’ai beau avoir l’habitude... elle me fait des peurs !...
LA COMTESSE.
Les sept premières années de sa vie, c’est à Saint-Pierre qu’il les a passées !... Monsieur de Kernoa ?...
KERNOA.
Madame...
LA COMTESSE.
Dans une des chambres de la maison où il est né... cette maison appartenait et appartient toujours à un oncle à lui, monsieur de Senermont... dans une des chambres de cette maison, il y avait, il doit y avoir encore un portrait de mon pauvre mari...
KERNOA.
Un portrait...
LA COMTESSE.
Il avait six ans, quand ce portrait a été fait... Il se le rappelait très bien... et souvent, très souvent, il m’en parlait : « J’étais, me disait-il, un des plus jolis enfants... »
MADAME PALMER.
Tous les hommes disent ça...
LA COMTESSE.
Il est représenté à cheval, sur un cheval de bois ; de la main droite il tient un petit sabre, sa main gauche laisse échapper une trompette.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Une petite trompette...
LA COMTESSE.
Oui... Dès que vous serez arrivé à Saint-Pierre, je vous en prie, allez trouver monsieur de Senermont et demandez-lui ce portrait... demandez-le-lui pour moi ; il ne refusera pas. il ne peut pas refuser.
KERNOA.
Non, madame, non, j’en suis sûr, il ne refusera pas... Un enfant, nous disons, un enfant de six ans...
MADAME PALMER.
Sur un cheval de bois.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Avec une petite trompette.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, d’une voix douce.
Et un petit sabre.
KERNOA.
C’est très bien... je me ferai donner ce portrait... vous l’aurez à mon retour.
LA COMTESSE.
Et... vous reviendrez ?
KERNOA.
Dans trois mois...
LA COMTESSE.
Bien sûr, je puis compter ?...
KERNOA.
Oui, madame, je vous le promets.
LA COMTESSE.
Merci.
Moment de silence. Toute petite reprise du piano.
GEORGES, bas.
Neuf heures douze !
GAÉTAN.
Neuf heures et quart !!
LA COMTESSE.
Ces pauvres enfants ! vous ne vous amusez pas ?
GAÉTAN et GEORGES.
Oh !
LA COMTESSE.
Je vous en prie, ne vous croyez pas obligés, si vous avez quelque chose à faire ce soir...
GEORGES.
Mon Dieu, madame...
LA COMTESSE.
Oui, n’est-ce pas ?
GEORGES.
Il y a, en effet...
GAÉTAN.
Aux Folies-Dramatiques...
LA COMTESSE.
Une première ?
GAÉTAN.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Plus jamais pour moi, plus jamais !... Mais je ne veux pas vous retenir... allez, je vous en prie, allez...
GAÉTAN.
Puisque vous l’exigez...
Ils se précipitent sur leurs chapeaux et se trouvent près de mesdames Palmer et de Château-Lansac.
MADAME PALMER, bas.
Elle est importante, cette première ?
GAÉTAN.
Trois actes, quatre tableaux. Voulez-vous venir ?
MADAME PALMER.
Pas moyen.
Montrant la comtesse.
Nous avons quelque chose à faire ici, nous.
Sortent Georges et Gaétan.
LA COMTESSE, à Kernoa. Elle a causé avec lui pendant les dernières répliques.
Dans trois mois ?...
KERNOA.
Oui, madame... et j’espère bien alors vous trouver un peu moins... J’espère que le temps, qui apaise toutes les douleurs...
LA COMTESSE, sévèrement.
Il y a des douleurs que le temps n’apaise pas, monsieur. Vous me trouverez dans trois mois telle que je suis aujourd’hui.
KERNOA, s’inclinant.
Madame...
LA COMTESSE.
Vous en aurez bien soin, n’est-ce pas, pendant la traversée ?
Sortie de Kernoa. La Comtesse va avec lui jusqu’au fond de la scène.
Scène III
LA COMTESSE, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY
MADAME PALMER, à madame de Château-Lansac.
C’est entendu, n’est-ce pas ? nous lui parlons.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, montrant Mademoiselle de Charentonnay.
Tout à l’heure.
La comtesse redescend et va se rasseoir.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Jouerai-je encore, ma chère ?
LA COMTESSE.
Non, ma bonne Charentonnay, non, je vous remercie.
Madame Palmer et madame Château-Lansac échangent un regard.
J’abuse de vous, en vérité ! Là-bas, en Bretagne, vous n’aviez pas l’habitude de veiller si tard.
Mademoiselle de Charentonnay quitte le piano et traverse la scène pour aller embrasser la comtesse.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Bonsoir, ma cousine.
LA COMTESSE.
Bonsoir, ma bonne Charentonnay.... à demain.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Mesdames...
MADAME PALMER et MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Bonsoir, ma bonne Charentonnay, bonsoir.
Mademoiselle de Charentonnay sort.
Scène IV
LA COMTESSE, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Moment de silence, jeu de scène.
MADAME PALMER, bas, à madame de Château-Lansac.
Maintenant, n’est-ce pas ?...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Oui.
Au moment où madame Palmer va parler, entre Joseph apportant le thé : madame Palmer s’arrête. Joseph dépose le plateau sur la table du fond et s’en va sans faire le moindre bruit.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, bas.
Ah ! maintenant, par exemple !...
LA COMTESSE, étonnée du mouvement de ses deux amies qui se sont rapprochées d’elle avec une certaine impétuosité.
Qu’est-ce qu’il y a ?...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Il y a, ma chère Louise, que nous avons résolu de vous parler toutes les deux...
LA COMTESSE.
C’est grave, il paraît...
MADAME PALMER.
C’est très grave... et nous manquerions à notre devoir d’amies si nous hésitions plus longtemps à vous déclarer...
S’enhardissant.
à vous déclarer que ce noir dans lequel vous vous obstinez à vivre, finit décidément par devenir un peu trop noir.
LA COMTESSE.
Ah ! vous trouvez, vous ?
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Certainement je comprends que l’on regrette un mari... mais enfin il me semble qu’au bout de dix mois de veuvage on a bien le droit de...
MADAME PALMER, bas.
La robe...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, à madame Palmer.
Vous dites ?...
MADAME PALMER, consultant un carnet.
J’ai fait un petit résumé de ce que nous avons à lui dire, ça sera plus facile... parlez d’abord de la robe...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Ah ! oui...
À la comtesse.
Ainsi, tenez, cette méchante petite robe noire, vous ne l’avez pas quittée depuis dix mois.
LA COMTESSE.
Et jamais je ne la quitterai.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Jamais ?
MADAME PALMER.
Eh bien, voilà justement... c’est de l’exagération... Il me semble à moi qu’une robe de soie...
Mouvement de la comtesse.
noire, noire et toute unie...
À madame de Château-Lansac.
N’est-ce pas, ma chère ?
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Oui, toute unie... ou bien avec des ornements très simples...
LA COMTESSE.
Je ne vous en veux pas... vous ne pouvez pas me comprendre. On ne sait pas ce que c’est que de perdre un mari !
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Mais si !...
LA COMTESSE.
Non, on ne le sait pas.
MADAME PALMER, avec élan.
Mais si !... heureusement !
LA COMTESSE, suffoquée.
Hé !
MADAME PALMER.
Non... ce n’est pas cela que je voulais dire... Moi-même, si je perdais monsieur Palmer, je serais affectée, péniblement affectée, mais je n’exagérerais pas.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Et vous auriez raison...
Bas, à madame Palmer.
Qu’est-ce qu’il y a après la robe ?...
MADAME PALMER, bas.
Les dettes...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Oh ! oh ! c’est sérieux, cela...
LA COMTESSE.
Qu’est-ce qui est sérieux ?
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Les dettes... Il en a laissé pas mal, de dettes, votre mari... vous avez promis de les payer... vous avez bien fait... mais vous avez ajouté que vous les paieriez sans même examiner les comptes...
MADAME PALMER.
C’est de l’exagération... il faut vérifier, au contraire, et plutôt deux fois qu’une. Cela en vaut la peine. On m’a parlé d’un mémoire de bijoutier qui arrive à un chiffre !...
LA COMTESSE, avec enthousiasme et montrant le buste.
Il eût payé sans regarder, lui !...
MADAME PALMER.
Assurément, mais ce n’est pas une raison...
LA COMTESSE.
Je pense que la meilleure façon d’honorer sa mémoire est de payer comme il eût payé lui-même.
MADAME PALMER, découragée.
Ah bien ! si c’est là le résultat !...
Elle se lève et commence à s’emmitoufler pour partir.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, bas, à madame Palmer.
Il n’y a plus rien ?
MADAME PALMER.
Eh si !... il y a encore quelque chose... le dernier point, le plus délicat...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Monsieur de Léoneins ?
Madame Palmer incline la tête.
LA COMTESSE.
Vous avez dit ?...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
J’ai dit : monsieur de Léoneins... Il vous aime et je crois bien que vous, de votre côté...
LA COMTESSE.
Je vous arrête là, par exemple ! et je vous supplie...
Répondant à un mouvement de madame Château-Lansac.
très sérieusement, je vous supplie de ne pas ajouter un mot... Monsieur de Léoneins a essayé de tous les moyens pour se rapprocher de moi... Il m’a écrit, je n’ai pas ouvert ses lettres... il s’est présenté ici, je ne l’ai pas reçu et j’ai fait serment de ne jamais le recevoir...
MADAME PALMER.
Toujours de l’exagération !... Il a fait quelque chose d’étonnant, monsieur de Léoneins... Il vous a aimée quand votre mari était là... ce n’est pas ça que je trouve étonnant... mais plus tard, quand votre mari n’a plus été là, il a continué de vous aimer. C’est très rare par le temps qui court, et je déclare, moi, que l’homme capable d’une action pareille méritait d’être traité moins durement.
LA COMTESSE.
Vous ne pouvez pas me comprendre.
Entre Joseph.
Scène V
LA COMTESSE, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, JOSEPH
JOSEPH.
Monsieur de Norancey demande si madame la comtesse peut le recevoir.
LA COMTESSE.
Monsieur de Norancey ?
JOSEPH.
Oui, madame la comtesse.
LA COMTESSE.
Mais certainement, je peux...
Pendant que Joseph sort.
Est-ce que vous saviez qu’il était de retour ?
MADAME PALMER.
Non... nous ne le savions pas...
Entre Norancey. Il a une figure tragique.
Scène VI
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, MADAME PALMER, LA COMTESSE, NORANCEY
MADAME PALMER.
Ah ! mon Dieu ! quelle figure !
NORANCEY.
Mesdames...
LA COMTESSE.
Depuis quand êtes-vous revenu ?
NORANCEY.
Depuis hier.
LA COMTESSE.
Albertine est à Paris depuis hier, et elle n’est pas venue me voir !
NORANCEY.
Albertine... ma femme ?
LA COMTESSE.
Sans doute !
NORANCEY.
Ma femme !... elle viendra tout à l’heure, ma femme !
Il remonte et va se verser un grand verre d’eau.
MADAME PALMER, bas, à la comtesse.
Qu’est-ce qu’il y a encore ?... de qui est-il jaloux, maintenant ?
LA COMTESSE.
Ah ! çà, par exemple, je n’en sais rien !
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Il va vous le dire... et vous nous le direz... Bonsoir, Louise.
LA COMTESSE.
À demain, n’est-ce pas ? Vous viendrez ?
MADAME PALMER, en regardant Norancey.
Je crois bien, que nous viendrons !...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Et de bonne heure, encore !...
À Norancey.
Bonsoir, monsieur de Norancey.
NORANCEY.
Bonsoir, mesdames.
Il redescend ; les trois femmes remontent. Adieux, embrassades. Sortent mesdames Palmer et de Château-Lansac.
Scène VII
NORANCEY, LA COMTESSE
NORANCEY, regardant le buste.
Vieil ami !... il est frappant.
LA COMTESSE, redescendant.
Qu’est-ce qu’il y a ? Voyons.
NORANCEY.
La chose la plus simple du monde. Je voudrais savoir s’il est vrai... mais, là... bien vrai, que vous ayez cessé de prendre le moindre intérêt à monsieur de Léoneins ?
LA COMTESSE.
Monsieur de Léoneins... encore !... Tout le monde aujourd’hui me parlera donc de monsieur de Léoneins !
NORANCEY.
Je ne vous demande qu’un mot : est-il vrai, oui ou non, qu’il vous soit aujourd’hui tout à fait indifférent ?
LA COMTESSE, exaspérée.
Oui, oui, cent fois oui !... monsieur de Léoneins m’est indifférent... tout à fait indifférent. Le plus grand plaisir que l’on puisse me faire est de ne jamais me parler de lui... cela suffit-il ?
NORANCEY.
Cela suffit... je le tuerai demain matin...
LA COMTESSE.
Vous dites ?...
NORANCEY, comme s’il regrettait ce qu’il vient de dire.
Une chose que je ne voulais pas dire assurément... mais, ma foi, puisque c’est parti !...
LA COMTESSE.
Voyons, voyons, je n’y suis plus, moi... vous voulez tuer monsieur de Léoneins ?
NORANCEY.
Maintenant que je sais que ça vous est égal !...
LA COMTESSE.
Et pourquoi voulez-vous ?...
NORANCEY.
Parce qu’il aime Albertine et que, si je ne le tue pas demain matin, Albertine l’aimera dans huit jours.
LA COMTESSE.
Allons, bien !... mais c’est absurde, mon ami, ce que vous dites là !
NORANCEY.
Oh !
LA COMTESSE.
D’abord, rien n’est ridicule comme cette manie que vous avez maintenant de toujours vous imaginer que votre femme... Et puis, comment pouvez-vous croire... c’est cela surtout qui est absurde... comment pouvez-vous croire que monsieur de Léoneins aime Albertine ?... Monsieur de Léoneins ne peut pas aimer Albertine, puisque...
NORANCEY.
Puisque ?...
LA COMTESSE, impatientée.
Eh !...
NORANCEY.
Puisque c’est vous qu’il aime... n’est-ce pas ?... Oui, il y a un mois, lorsqu’il est venu nous retrouver en Touraine, c’était vous qu’il aimait.
LA COMTESSE.
Il est allé vous retrouver en Touraine ?
NORANCEY.
Vous ne le saviez pas ?
LA COMTESSE.
Albertine ne m’en a pas dit un mot dans ses lettres.
NORANCEY.
Vous voyez bien !... Je dois convenir que, le jour où il est arrivé chez nous, il était désespéré... Il parlait de vous, encore de vous, toujours de vous, et il était désespéré... Mais, au bout de huit jours, ce grand désespoir n’était plus que de la tristesse... Au bout de quinze jours, cette tristesse elle-même se changeait en une douce mélancolie, et, au bout de trois semaines...
LA COMTESSE.
Au bout de trois semaines ?...
NORANCEY.
Eh bien, je vous l’ai dit... il adorait Albertine...
LA COMTESSE.
Encore une fois, c’est impossible.
NORANCEY.
Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?... pourquoi n’adorerait-il pas Albertine ?... Est-ce qu’Albertine n’a pas tout ce qu’il faut pour être adorée ?...
Mouvement de la comtesse.
Vous doutez encore ?... vous ne douteriez plus, si vous les aviez vus tout à l’heure à l’Opéra...
LA COMTESSE.
À l’Opéra !... ils sont à l’Opéra !...
NORANCEY.
Oui... tous les deux...
LA COMTESSE.
Ah !
NORANCEY.
Vous voyez bien !... Il y a une heure, j’y étais aussi. Albertine et moi, nous étions sur le devant de la loge... Il était, lui, derrière Albertine, comme ceci, tenez... Il lui parlait tout bas... et elle rayonnait en l’écoutant... Pendant ce temps-là, sur la scène, il y avait mademoiselle chose... vous savez, une grande brune très belle, qui chantait...
Il fredonne une phrase du Trouvère.
Mais ni lui ni elle ne l’écoutaient... lui, continuait à parler bas... elle, continuait à rayonner. Alors, n’y tenant plus, je suis sorti de la loge... mon parti était pris... Albertine viendra ici tout à l’heure. Il l’accompagnera, naturellement ; mais, comme il sait que vous ne consentiriez pas à le recevoir, il restera en bas.
LA COMTESSE.
En bas ?...
NORANCEY.
Oui, dans la voiture. Je vous laisserai Albertine. J’irai retrouver monsieur de Léoneins, nous irons ensemble au cercle, j’amènerai tout doucement la conversation sur la politique, nous nous querellerons et demain...
LA COMTESSE, le regardant avec stupeur.
Mais... c’est que, vraiment, il serait capable !...
La porte du fond s’ouvre brusquement : Albertine, en grande toilette, entre comme un tourbillon et se jette dans les bras de la comtesse.
Scène VIII
NORANCEY, LA COMTESSE, ALBERTINE
ALBERTINE.
Ah ! Louise... enfin !... Laisse-moi t’embrasser... Tu dois m’en vouloir parce que je ne suis pas venue... mais je te dirai, tu comprendras...
La comtesse se laisse embrasser sans quitter des yeux, un seul instant, Norancey.
NORANCEY.
Je vous laisse toutes les deux...
À Albertine.
Je vous renverrai la voiture.
ALBERTINE.
Vous allez au cercle ?
NORANCEY.
Oui.
LA COMTESSE.
Avec monsieur de Léoneins ?...
Albertine se retourne et regarde la comtesse d’un air étonné.
NORANCEY.
Oui.
LA COMTESSE, bas.
Et tout à l’heure vous amènerez la conversation ?...
NORANCEY.
Sur la politique.
LA COMTESSE, bas.
Et demain ?...
Norancey fait signe que oui.
Mais je ne veux pas, moi, je vous défends !... Je ne crois pas un mot de ce que vous m’avez dit. Mais, lors même que tout cela serait vrai, est-ce que ce serait une raison ?... est-ce qu’il n’y aurait pas mille autres moyens ?...
NORANCEY.
Lesquels ?
LA COMTESSE.
Par exemple, on pourrait... Non !... dites à monsieur de Léoneins qu’il a eu tort de penser que je ne le recevrais pas... dites-lui qu’il vienne, que je l’attends...
NORANCEY.
Mais...
LA COMTESSE.
Faites ce que je vous dis... amenez-le.
NORANCEY.
Oui, mais je garde toujours mon moyen.
Il s’incline et sort.
Scène IX
LA COMTESSE, ALBERTINE
ALBERTINE.
Mon mari t’a dit que monsieur de Léoneins était là ?
LA COMTESSE.
Tu ne me l’aurais pas dit, toi !
ALBERTINE.
Non, sans doute !
LA COMTESSE.
Pas plus que tu ne m’as écrit qu’il était allé vous retrouver en Touraine.
ALBERTINE.
Tu m’avais, une fois pour toutes, priée de ne jamais te parler de lui... sans cela, je t’aurais certainement raconté son arrivée chez nous. Il était désespéré, ce jour-là...
LA COMTESSE.
Oui, je sais... mais, au bout de huit jours, ce grand désespoir commençait à se calmer.
ALBERTINE.
Oui, un peu.
LA COMTESSE.
Au bout de quinze jours, il était calmé tout à fait...
ALBERTINE.
Oh !
LA COMTESSE.
Et au bout de trois semaines !...
Norancey ouvre la porte lui-même et fait entrer monsieur de Léoneins. Ils font un pas ou deux, puis s’arrêtent.
Scène X
LA COMTESSE, ALBERTINE, LÉONEINS
LÉONEINS, bas, à Norancey.
Elle va me chasser !...
NORANCEY, bas.
Mais non, elle ne vous chassera pas... puisque c’est elle qui vous envoie chercher...
Un silence. Norancey et Léoneins sont au fond.
LA COMTESSE.
Eh bien... entrez, monsieur de Léoneins...
LÉONEINS.
Vraiment, vous voulez bien ?...
LA COMTESSE.
Oui. Entrez et asseyez-vous !...
Salutations embarrassées. Moment de silence. On s’assied, à l’exception de Norancey qui se promène en jetant sur sa femme et sur Léoneins des regards furieux.
NORANCEY, bas, à Albertine.
Je t’avais dit qu’à onze heures, il serait ici : onze heures moins cinq... il y est !
ACTE II
Même décor, mais déjà, par toute une série de légers changements, l’aspect du salon est beaucoup moins sombre. Sur le divan, des coussins gris, mauves, et sur la table, sur le piano, sur la cheminée, de petits vases, des bibelots donnent une impression de clarté, de vie nouvelle. Rien de trop brillant cependant.
Scène première
LA COMTESSE, LÉONEINS
La comtesse est en demi-deuil, pas trop sévère.
LA COMTESSE.
Non, vraiment, c’est impossible...
LÉONEINS.
Pourquoi ?...
LA COMTESSE.
Il y a si longtemps que je ne suis entrée dans une salle de spectacle !...
LÉONEINS.
Raison de plus pour y aller ce soir !
LA COMTESSE.
Au théâtre, moi !... figurez-vous donc ! moi, j’irais au théâtre !...
LÉONEINS.
Je vous en prie...
LA COMTESSE.
Je sais bien que cela ferait beaucoup de plaisir à mademoiselle de Charentonnay...
LÉONEINS.
Ah ! nous irions avec elle ?
LA COMTESSE.
Assurément !... vous n’avez pas pensé que nous irions tous les deux...
LÉONEINS.
Non, non... nous irions avec mademoiselle de Charentonnay, et ça l’amuserait beaucoup, ça l’amuserait énormément, mademoiselle de Charentonnay.
LA COMTESSE.
Alors on pourrait... en m’enveloppant bien... et en prenant des places où je ne serais pas vue.
LÉONEINS.
Une baignoire ?
LA COMTESSE.
Une baignoire dans le fond...
LÉONEINS.
Tout à fait dans le fond...
LA COMTESSE.
Mais à quel théâtre irions-nous ?...
LÉONEINS.
Ah !... quant à cela...
Entre Joseph.
JOSEPH.
Madame de Norancey...
LÉONEINS.
Madame ?...
LA COMTESSE.
Cela vous ennuie de la voir ?
LÉONEINS.
Cela ne m’ennuie pas précisément, mais...
LA COMTESSE.
Mais vous aimeriez mieux ne pas... Eh bien, sauvez-vous par le petit salon... Attendez un instant, Joseph...
À Léoneins.
Sauvez-vous vite...
LÉONEINS.
Je vais chercher la baignoire.
LA COMTESSE.
C’est Cela.
Léoneins sort par la gauche ; sur un signe de la comtesse, Joseph sort par le fond.
Après tout, il y a deux ou trois théâtres auxquels je puis aller... et je suis bien sûre que monsieur de Léoneins aura assez de tact...
Albertine entre.
Scène II
LA COMTESSE, ALBERTINE
ALBERTINE, du fond de la scène.
Bonjour...
LA COMTESSE.
Bonjour...
ALBERTINE.
Je viens te remercier.
LA COMTESSE.
De quoi me remercier ?...
ALBERTINE.
De m’avoir sauvée, donc !...
LA COMTESSE.
Moi, je t’ai sauvée ?...
ALBERTINE.
Eh ! oui...
Descendant.
Nous sommes bien seules, au moins ?...
LA COMTESSE.
Certainement, nous sommes seules.
ALBERTINE.
C’est que je ne voudrais pas que quelqu’un...
Elle s’assied.
Ma chère Louise, mon mari t’a conté de singulières choses, pas vrai ?... Il y a un mois, le soir que je suis venue ici en sortant de l’Opéra... tu ne dois pas avoir oublié...
LA COMTESSE.
Non, je n’ai pas oublié...
ALBERTINE.
Mon mari était venu avant moi, il t’a parlé ?...
LA COMTESSE.
En effet !...
ALBERTINE.
Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
LA COMTESSE, essayant d’éluder.
Mais...
ALBERTINE.
Il t’a dit qu’il était jaloux ?... Si ça t’ennuie de répondre, ne réponds pas... mets-toi là seulement, bien en face de moi... je te regarderai, et je saurai bien voir sur ton visage...
LA COMTESSE.
Ah !... tu crois que tu pourras voir sur mon visage ?...
ALBERTINE.
Mais oui !...
LA COMTESSE, se plaçant comme le lui a dit Albertine.
Je veux bien, moi, alors...
ALBERTINE.
Il t’a dit qu’il était jaloux ?...
La comtesse ne bouge pas.
jaloux de monsieur de Léoneins ?... C’est bien cela, n’est-ce pas ?... Oui, si ce n’était pas cela, tu ne te donnerais pas tant de mal pour essayer de rester impénétrable... Il t’a raconté que monsieur de Léoneins m’aimait, que j’aimais monsieur de Léoneins... Heureusement, tu connais trop mon mari pour attacher la moindre importance... et je suis bien sûre que tu ne m’as pas crue capable...
Mouvement de la comtesse.
Tiens, si ! il paraît que tu m’en as crue capable. Oh !
Riant.
Eh bien, entre nous, tu n’as pas eu tout à fait tort...
LA COMTESSE.
Comment ! tu avoues ?
ALBERTINE.
Il était si triste !... Ah ! ma chère, s’il t’arrive jamais de rencontrer un pauvre diable d’amoureux que les rigueurs d’une de tes amies aient réduit au désespoir, ne t’avise pas de vouloir le consoler : on va vite, sur ce chemin-là... J’ai manqué y être prise.
Avec terreur.
Brrr... Mais c’est fini, grâce au ciel, c’est bien fini. Le danger est passé. Tu dois comprendre... maintenant que je sais que tu vas épouser monsieur de Léoneins...
LA COMTESSE, avec un sursaut.
Moi ! je vais !...
ALBERTINE, simplement.
C’est de cela que je viens te remercier.
LA COMTESSE.
Moi, je vais épouser !... Tu oses, devant lui...
ALBERTINE, effrayée.
Lui !... qui, lui ?...
LA COMTESSE, montrant le buste de son mari.
Lui !...
ALBERTINE.
Ah !... tu m’as fait une peur !... J’ai cru que quelqu’un nous écoutait...
LA COMTESSE.
Tu oses dire que je vais épouser ?...
ALBERTINE.
Monsieur de Léoneins... On le dit partout.
LA COMTESSE.
Partout ?...
ALBERTINE.
Partout, partout...
LA COMTESSE, avec indignation.
Oh !...
ALBERTINE.
Je te demande pardon... je ne croyais pas, en t’annonçant une chose qui me paraissait, à moi, toute naturelle...
LA COMTESSE.
Toute naturelle !...
ALBERTINE.
Bien... bien... n’en parlons plus. Pauvre monsieur de Léoneins !... il y comptait, lui, sur ce mariage...
LA COMTESSE.
Par exemple !...
ALBERTINE.
Évidemment, il y comptait !... et quand il va savoir... ah ! mon Dieu ! il est capable d’avoir encore besoin de consolations... et alors, moi...
Comme si elle se défendait.
Non. non !... il faut que tu l’épouses... il le faut, et tu l’épouseras...
LA COMTESSE.
Albertine !
ALBERTINE.
Je ne veux pas te mettre en colère, je me sauve...
Au moment de sortir.
mais tu l’épouseras.
LA COMTESSE.
Non, c’est impossible... je ne suis pas tombée assez bas dans l’opinion... C’est impossible... on ne dit pas une chose pareille... On ne dit pas que, moi...
Montrant le buste.
sa veuve... je songe à me remarier !...
ALBERTINE.
Mais si, je t’assure, on le dit partout...
LA COMTESSE.
Partout ?...
ALBERTINE, de l’autre côté de la porte, passant la tête pour répondre.
Partout, partout !...
Elle sort.
Scène III
LA COMTESSE, seule
Partout, partout !... voilà de quelle façon je suis récompensée...Car enfin, si j’ai consenti à le recevoir... c’était pour rendre service... c’était pour empêcher monsieur de Norancey...
Parlant au buste.
tu le sais bien, toi !... il était si jaloux, si désespéré !...je me suis souvenue qu’il avait été ton ami, ton meilleur ami... il m’a semblé que si tu avais été là, tu m’aurais toi-même ordonné... j’ai obéi, je me suis dévouée... Et voilà comment l’on rend justice !... Ah bien ! c’est fini, par exemple !...
S’asseyant devant la table.
Monsieur de Norancey s’en tirera comme il pourra...
Elle prend une carte et écrit.
« Mon ami, venez me voir sur-le-champ... il faut que je vous parle. »
Elle sonne ; entre Joseph.
Faites porter ceci chez monsieur de Norancey, tout de suite...
Joseph sort.
On le dit partout !... Eh bien, soit ! ce qui est sûr, c’est que demain on ne le dira plus.
Rentrée de Léoneins.
Scène IV
LA COMTESSE, LÉONEINS
LÉONEINS.
Me voilà, moi.
LA COMTESSE.
Vous voilà, vous...
LÉONEINS.
Et j’ai la loge.
LA COMTESSE.
Ah ! vous avez ?...
LÉONEINS.
La voici !
LA COMTESSE, prenant le billet.
Théâtre des Bouffes-Parisiens...
LÉONEINS.
Il y a des baignoires dans le fond.
LA COMTESSE.
Et qu’est-ce que l’on joue, aux Bouffes-Parisiens ?
LÉONEINS.
La Timbale d’Argent.
LA COMTESSE.
La Timbale d’Ar... Il me semble, d’abord, que vous auriez pu choisir une pièce un peu moins... Mais il ne s’agit pas... Répondez-moi, mon ami, et faites attention à votre réponse... Est-il vrai ?...
À part.
La Timbale d’argent !... enfin !...
Haut.
Est-il vrai que vous ayez supposé un instant que je pourrais consentir à vous épouser ?
LÉONEINS, stupéfait.
Mais... dame !... oui.
LA COMTESSE, lui rendant le billet.
C’est très bien !... reprenez cette loge.
LÉONEINS.
Comment ?
LA COMTESSE.
Nous ne nous reverrons plus, mon ami.
LÉONEINS.
Nous ne ?...
LA COMTESSE.
Nous ne nous reverrons plus... et comme, après l’aveu que vous venez de me faire, il me paraît démontré que toute explication serait inutile, je pense qu’il vaut mieux nous séparer tout de suite. Adieu, mon ami !
LÉONEINS, abasourdi.
Adieu ?...
LA COMTESSE.
Oui, adieu !
LÉONEINS.
Et vous croyez que je me laisserai renvoyer ainsi ?
LA COMTESSE.
Non ?...
Faisant un pas.
Alors, c’est moi qui...
LÉONEINS, l’arrêtant.
Je ne vous laisserai pas sortir, non, je ne vous laisserai pas !... Ah ! j’ai eu assez de mal à arriver près de vous... mais j’y suis, maintenant, et rien ne pourra m’en arracher... rien ne m’empêchera de tomber à vos pieds
Il y tombe.
et d’y rester pour vous dire que je vous aime, que je vous adore...
LA COMTESSE.
Oh !...
Elle se jette sur le buste et l’entoure de ses bras comme pour lui demander protection. Léoneins est à ses genoux. Entre Mademoiselle de Charentonnay, elle s’arrête au fond, stupéfaite.
Scène V
LA COMTESSE, LÉONEINS, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Oh !...
Ce cri doit faire écho au cri de la comtesse.
LÉONEINS, à la comtesse.
Madame...
LA COMTESSE.
Relevez-vous, monsieur...
Léoneins se relève, l’air assez penaud.
et laissez-nous...
Mouvement suppliant de Léoneins.
Laissez-nous !
Il sort.
Scène VI
LA COMTESSE, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY
La comtesse se laisse tomber sur une chaise et cache sa tête dans ses mains. Petite explosion de larmes.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, consternée.
Alors, comme ça, nous n’allons pas au théâtre ce soir ?...
LA COMTESSE.
Hé ?...
Mademoiselle de Charentonnay baisse précipitamment le nez. Silence.
Quelle leçon, ma pauvre Charentonnay, quelle leçon !... mais elle ne sera pas perdue, oh ! non, elle ne le sera pas !...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Je suis allée chez le bijoutier...
LA COMTESSE.
Ah !...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Il va venir et il apportera ses livres.
LA COMTESSE.
Qu’ai-je besoin de ses livres ?... J’ai dit que je paierais tout, que je paierais tout sans regarder : c’est ce que je vais faire, et je me reproche de ne pas avoir encore terminé cette pieuse liquidation... Ah ! quelle leçon !...
Elle reste immobile, le menton dans ses mains. Entrent madame Palmer et madame Château-Lansac. Elles interrogent du regard Mademoiselle de Charentonnay : celle-ci hausse légèrement les épaules et s’en va.
Scène VII
MADAME PALMER, LA COMTESSE, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Est-ce que nous vous dérangeons, Louise ?... Si nous vous dérangeons, ne vous gênez pas, mettez-nous à la porte.
MADAME PALMER.
J’avais, il est vrai, dit à la gouvernante de venir me rejoindre ici avec ma fille... mais la gouvernante en sera quitte pour ramener ma fille chez moi...
LA COMTESSE.
Non, vous ne me dérangez pas... Je serai enchantée de voir cette chère petite Amélie...
D’un ton sérieux.
Et je suis enchantée de vous voir, vous, pour vous remercier des excellents conseils que vous m’avez donnés...
MADAME PALMER.
Quels conseils ?
LA COMTESSE.
Vous m’avez reproché l’exagération de ma douleur et le fracas de mes larmes... Vous m’avez fait entendre que ma robe n’en serait pas moins une robe de deuil si, au lieu d’être en laine, elle était en soie, et que je ne ferais pas mal, pas mal du tout, d’adoucir ce noir, un peu trop noir, au milieu duquel je m’obstinais à vivre... Ce sont là vos paroles... et moi, je vous ai écoutées... j’ai eu la faiblesse !... Eh bien, savez-vous quel a été le résultat ?... savez-vous ce que cela a fait dire ?...
MADAME PALMER.
Non... qu’est-ce qu’on a dit ?
LA COMTESSE.
Que j’étais sur le point de me remarier !
MADAME PALMER.
Oh !...
LA COMTESSE.
Oui, ma chère !
MADAME PALMER.
Ce n’est pas possible ! on n’a pas dit ça !...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, navrée.
Si fait, si fait, on l’a dit... je l’ai entendu.
MADAME PALMER, d’une voix indignée.
Vous remarier !...C’est affreux... vous rema... rier !!!
D’un ton très tranquille.
Et avec qui ?...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Avec monsieur de Léoneins.
MADAME PALMER.
Oh !...
Elle regarde la comtesse qui fait signe que oui, d’un air désespéré.
C’est épouvantable...
LA COMTESSE.
Vous comprendrez que je ne désire pas pousser l’expérience plus loin... Ma porte va de nouveau être fermée, je reprendrai ma robe de laine noire, et ma maison redeviendra ce qu’elle était avant ces quinze derniers jours... je vous en préviens.
D’une voix émue.
C’est à vous maintenant de voir si vous voulez vous condamner à une pareille existence, ou si vous aimez mieux me laisser seule, m’abandonner...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Nous ne vous abandonnerons pas...
Entre Joseph.
JOSEPH.
Madame, c’est monsieur Bagimel, le bijoutier...
LA COMTESSE, avec un air de triomphe.
Ah !... dites-lui d’entrer !...
Madame Château-Lansac et madame Palmer échangent un regard. Entre Bagimel portant un livre énorme, – un livre de commerce, – et suivi d’un domestique qui porte deux autres livres non moins énormes.
Scène VIII
BAGIMEL, LA COMTESSE, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC
BAGIMEL, saluant.
Madame la comtesse, mesdames... Madame la comtesse m’a fait dire d’apporter mes livres.
LA COMTESSE.
Je regrette de vous avoir donné cette peine... J’ai besoin seulement de savoir au juste ce que vous devait mon mari.
BAGIMEL.
327 280 francs, madame la comtesse...
LA COMTESSE, abasourdie.
327 000 ?...
BAGIMEL.
...280 francs.
LA COMTESSE.
C’est bien, cela suffît...
Elle va prendre une plume et une feuille de papier.
MADAME PALMER, arrêtant la comtesse au moment où elle va écrire.
Eh bien, mais... puisque les livres sont là, pourquoi ne pas examiner un peu ?...
Mouvement de la comtesse.
Monsieur Bagimel a pu se tromper dans son addition...
BAGIMEL.
Oh ! madame !...
MADAME PALMER.
Cela arrive, monsieur Bagimel, cela arrive : ma couturière m’avait bien compté dix mille francs de trop, à moi, sur une facture de dix-neuf mille...
BAGIMEL.
Les couturières, je ne dis pas, mais les bijoutiers...
MADAME PALMER.
Il vaut mieux vérifier, je vous assure !...
À la comtesse.
Si vous voulez, je m’en charge...
Prenant la plume et le papier dont la comtesse a été sur le point de se servir.
Monsieur Bagimel aura la bonté d’appeler chaque article... avec le prix, à mesure...
À Bagimel.
Et c’est au total que je vous attends !...
À la comtesse.
Je vous en prie, laissez-moi faire...
LA COMTESSE.
Si cela vous amuse...
BAGIMEL.
Alors, madame la comtesse, il faut ?...
LA COMTESSE.
Oui, monsieur Bagimel.
Le domestique dépose sur la table les deux registres qu’il portait, puis il s’en va ; Bagimel fait un pas et s’arrête devant le buste.
BAGIMEL, avec émotion.
Oh !...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Qu’est-ce que vous avez ?...
BAGIMEL.
Mille pardons, je n’avais pas reconnu encore... En reconnaissant, je n’ai pas été maître... un si bon client !...
MADAME PALMER, montrant les livres.
Vous avez bien tout ?...
BAGIMEL.
Oui, madame, j’ai apporté mes livres pour les trois années...
LA COMTESSE, très émue.
Mes trois années de bonheur !...
MADAME PALMER.
Allons ! monsieur Bagimel, commençons...
BAGIMEL. Il regarde la comtesse : celle-ci, d’un air languissant, lui fait signe de commencer.
Du 28 janvier 1866, une bague, perle et brillants : 2 500 francs.
LA COMTESSE.
C’est le premier bijou qu’il m’ait donné.
MADAME PALMER, écrivant.
2 500 francs.
BAGIMEL.
Du 4 mars...
LA COMTESSE, très émue.
Du 4 mars... Nous nous sommes mariés le 9...
BAGIMEL.
Du 4 mars... deux alliances et une médaille de mariage, inscription émaillée sur or mat : 100 francs...
LA COMTESSE, avec un regard de reconnaissance au buste.
Ah !...
BAGIMEL.
Un bracelet, perles et brillants : 10 000 francs.
LA COMTESSE.
Ah !!...
BAGIMEL.
Une broche joaillerie brillants : 45 000 francs.
MADAME PALMER.
Vous avez dit ?...
BAGIMEL.
45 000 francs.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Mazette !...
LA COMTESSE, avec enthousiasme.
Et voilà l’homme que vous soupçonniez !... Car je ne suis pas votre dupe et j’ai bien compris ce que vous vouliez dire... Continuez, monsieur Bagimel.
BAGIMEL, gagné par l’enthousiasme de la comtesse.
Toujours du 4 mars... Une paire de boucles d’oreilles – deux brillants, deux perles noires – : 10 000 francs. Une châtelaine – chiffre et couronne, diamants et saphirs – : 4 000 francs... En tout, pour le 4 mars : 71 600 francs.
LA COMTESSE, à ses deux amies.
Hein !...
BAGIMEL.
En juin, une parure Campana, – collier, boucles d’oreilles et bracelets : – 2 200 francs. En septembre, une bague saphir et brillants : 4 000 francs. En décembre, fourni et serti un brillant : 75 francs ; remis à neuf diverses pièces joaillerie : 30 francs ; réenfilé cinq rangs de perles : 50 francs... et c’est tout, je crois, pour 1866... Non !... encore en décembre, une aigrette en brillants : 3 000 francs... et c’est tout !
MADAME PALMER, très vite.
80 955 francs...
BAGIMEL, étonné.
Madame ?...
MADAME PALMER.
Ça fait 80 955 francs pour la première année. Passons aux suivantes...
LA COMTESSE.
Je ne demande pas mieux, passons aux suivantes.
BAGIMEL, feuilletant le second livre.
1867. En mars 1867... un bracelet Souvenir, diamants sur or mat : 2 500 francs.
LA COMTESSE.
En mars... Souvenir !... souvenir du 9 mars...
BAGIMEL.
En juin, un monogramme, pierres variées : 800 francs. En septembre, un oiseau pour la coiffure...
LA COMTESSE, cherchant et ne se souvenant pas.
Un oiseau ?... Un oiseau ?...
BAGIMEL.
Oui madame, un oiseau pour la coiffure : 4 000 francs.
LA COMTESSE.
Vous devez vous tromper, monsieur Bagimel.
MADAME PALMER, s’arrêtant, posant la plume.
Qu’est-ce que je vous disais ? Monsieur Bagimel s’est trompé... J’aurais parié, moi, que monsieur Bagimel s’était trompé !
BAGIMEL, montrant son livre.
Cependant, madame...
LA COMTESSE.
Je suis sûre de ne pas avoir...
En souriant.
Il y a, du reste, une façon bien simple...
À Joseph, qui vient d’entrer.
Priez madame Robert d’apporter ici mon coffret à bijoux.
Joseph sort.
Continuez, monsieur Bagimel.
MADAME PALMER.
Alors, je n’écris pas l’oiseau ?...
LA COMTESSE.
Non, sans doute !
BAGIMEL.
Hum !... Deux boutons, solitaires, brillants : 20 000 fr.
LA COMTESSE.
Je les ai... je les ai !... Vous voyez bien que, pour l’oiseau, c’était une erreur... les deux boutons, je les ai... Continuez, je vous en prie...
BAGIMEL.
Un médaillon en brillants sur onyx : 5 000 francs.
LA COMTESSE.
Oui...
MADAME PALMER, écrivant.
5 000 francs.
BAGIMEL.
En octobre, une paire de boucles d’oreilles, oiseaux...
LA COMTESSE, de nouveau très surprise.
Encore !
BAGIMEL, troublé.
Oui... madame... une paire de boucles d’oreilles, oiseaux, pierres variées : 3 500 francs...
LA COMTESSE, sèchement.
Pour le coup, vous vous trompez !
BAGIMEL.
Cependant, madame la comtesse, il y a là...
LA COMTESSE.
Il y a là une erreur.
Madame Robert vient d’entrer ; elle pose le coffret à bijoux sur la table, devant la comtesse, et elle sort.
LA COMTESSE, ouvrant le coffret.
Regardez... je n’ai pas, moi, d’oiseaux, pierres variées...
BAGIMEL, de plus en plus troublé.
Madame la comtesse doit comprendre combien ma situation est délicate...
Jeu de scène : la comtesse regarde Bagimel ; elle regarde mesdames Palmer et de Château-Lansac, qui, toutes les deux, détournent la tête.
LA COMTESSE, avec effort, à Bagimel.
Continuez...
MADAME PALMER.
Un instant... comment vais-je faire, moi ?... Je vais être obligée d’ouvrir un nouveau compte.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Passez-moi une feuille de papier...
MADAME PALMER, passant une feuille de papier et une plume à madame Château-Lansac.
C’est ça, nous risquerons moins de nous embrouiller... Boucles d’oreilles, oiseaux : 3 500 francs...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, écrivant.
3 500 francs.
MADAME PALMER.
Et l’autre oiseau ?... celui de tout à l’heure... celui de 4 000 francs ?... Est-ce que vous ne trouvez pas qu’en bonne justice nous devrions ?... Oui, n’est-ce pas ?...
À madame Château-Lansac.
Ajoutez 4 000 francs au nouveau compte... Y êtes-vous ?...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
J’y suis.
MADAME PALMER, à Bagimel.
Allez, maintenant.
BAGIMEL.
En novembre, un pendant de cou, brillants : 10 000 francs.
LA COMTESSE, d’une voix brève.
Je ne l’ai pas.
MADAME PALMER, à madame de Château-Lansac.
À vous, alors.
Madame Château-Lansac écrit.
BAGIMEL.
En décembre... deux bracelets tour de bras, brillants.
Avec empressement.
J’ai eu l’honneur de les apporter moi-même à madame la comtesse... Madame la comtesse doit se rappeler...
LA COMTESSE.
Oui, je me rappelle...
BAGIMEL.
22 000 francs, les deux bracelets tour de bras : 22 000 francs.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, à madame Palmer.
Ça, c’est pour vous.
MADAME PALMER.
Ça, c’est pour moi.
Avant d’annoncer l’article suivant, Bagimel cherche à voir dans le coffret à bijoux : la comtesse s’aperçoit du manège et place le coffret de façon que Bagimel ne puisse pas voir ce qu’il y a dedans.
BAGIMEL.
Un bandeau cinq étoiles, brillants...
LA COMTESSE, ironique.
Cinq étoiles ?...
BAGIMEL.
Oui, madame la comtesse.
LA COMTESSE, de plus en plus ironique.
Combien ?...
BAGIMEL.
35 000 francs.
LA COMTESSE, éclatant.
35 000 francs !!
BAGIMEL, éperdu.
Madame la comtesse doit comprendre combien ma situation...
MADAME PALMER, à madame de Château-Lansac.
À vous.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Il commence à prendre tournure, le nouveau compte !
LA COMTESSE, à Bagimel.
Après, voyons...
BAGIMEL.
C’est tout, madame, c’est tout pour la seconde année.
MADAME PALMER.
J’ai 50 300 francs pour la seconde année.
À madame de Château-Lansac.
Et vous ?...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
52 500 francs, moi.
MADAME PALMER.
Cinquante... cinquante-deux...
LA COMTESSE.
Ça se balance... Voyons la troisième année... je suis curieuse vraiment...
BAGIMEL, s’essuyant le front.
En janvier... une glace or mat, chiffres enlacés, brillants : 3 500 francs.
La comtesse fait de la tête signe qu’elle n’a pas cela et madame Château-Lansac écrit le chiffre. Quant à madame Palmer, elle pose sa plume et s’appuie, les bras croisés, sur le dossier de sa chaise, comme si elle savait parfaitement qu’elle n’aura plus rien à écrire.
En février, un oiseau... 5 000 francs.
Dénégation muette de la comtesse.
Madame la comtesse doit comprendre combien ma situation est délicate... En mars, une boucle de ceinture or avec brillants : 10 000 francs...
Toujours la même dénégation.
Quand monsieur le comte commandait quelque chose, je ne pouvais pas savoir, moi... En avril, quatre porte-bonheur : 20 000 francs...
Même jeu.
En mai, un peigne bandeau, argent, brillants : 30 000 francs...
Même jeu. Bagimel, bouleversé, s’essuie encore le front.
Je vous demande pardon... est-ce que vous ne trouvez pas qu’il fait ici une chaleur ?... En juin, un collier, cinq rangs de perles et un fermoir saphir et diamants : 73 000 francs...
Arrêtant un mouvement furieux de la comtesse.
Ah ! par exemple, voici quelque chose pour madame la comtesse : le nom de madame la comtesse est en marge...
LA COMTESSE.
Eh bien ?...
Bagimel a regardé et, suffoqué, n’ose dire ce qu’il a vu.
Eh bien ! voyons... pour moi ?
MADAME PALMER, lisant ce que Bagimel n’a pas osé lire.
Un lot de bijoux remis à neuf... 25 francs !
LA COMTESSE.
Oh !
BAGIMEL, accablé.
Madame la comtesse doit comprendre combien ma situation...
LA COMTESSE.
Qu’y a-t-il encore ?
BAGIMEL, épuisé.
Plus rien... c’est fini : monsieur le comte est tombé malade en juin... et nous n’avons pas eu le plaisir de le voir en juillet.
MADAME PALMER.
C’est fini ?... alors, j’ai, moi, 25 francs à ajouter.
Elle les ajoute.
et vous... voyons un peu.
Elle parcourt le compte de madame Château-Lansac.
143 500 francs, en dix mois, c’est gentil !... 143 500 francs et 25 francs font 143 525, ce qui, avec les 102 800 de la seconde et les 80 955 de la première, nous donne 327 280 francs... C’est bien le chiffre que vous aviez dit, monsieur Bagimel !... Je vous demande pardon... votre addition était parfaitement exacte...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Mais, j’y pense, monsieur Bagimel... vous êtes le bijoutier de mon mari...
BAGIMEL.
En effet, madame la marquise, monsieur le marquis me fait l’honneur...
MADAME PALMER.
Et c’est chez vous aussi que mon mari, à moi...
BAGIMEL.
Oui, madame.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Les comptes, alors, sont sur ces livres ?
BAGIMEL, très inquiet.
Sans doute, madame !...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, voulant ouvrir un des livres.
Eh bien, là, vrai, puisque l’occasion se présente...
BAGIMEL, défendant ses livres.
Mesdames, je vous en prie, mesdames...
MADAME PALMER.
Si fait, nous voulons voir...
BAGIMEL.
Mesdames, je vous en supplie... le secret professionnel...
LA COMTESSE.
Emportez vos livres, monsieur Bagimel...
Avec hauteur.
Je vous ai dit que vous auriez votre argent, vous l’aurez... Vous pouvez vous retirer...
BAGIMEL, suppliant.
Madame...
Sur un signe de la comtesse, il retourne à ses livres.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Laissez-nous seulement voir un peu...
BAGIMEL, se débattant et emportant ses livres.
Mesdames, mesdames... le secret professionnel, mesdames, le secret professionnel !...
Il sort.
LA COMTESSE.
143 000 francs en six mois !... Il était temps que ça finît !
Scène IX
LA COMTESSE, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, puis MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY et la petite AMÉLIE
Silence. Colère muette de la comtesse, regards furieux adressés au buste, mots entrecoupés : « Cent quarante-trois mille francs !... vingt-cinq pour moi ! » Sourires d’intelligence échangés entre madame Palmer et madame Château-Lansac. Mademoiselle de Charentonnay entr’ouvre la porte.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, à madame Palmer.
C’est votre fille, madame...
LA COMTESSE, à madame Palmer.
Votre petite Amélie... Amenez-la, ma bonne Charentonnay, amenez-la...
MADAME PALMER, se levant ; madame Château-Lansac se lève aussi.
Mais non... il est tout à fait inutile... Nous vous laissons, ma chère.
LA COMTESSE.
Pas du tout ! je tiens absolument à voir...
Mademoiselle de Charentonnay amène Amélie; celle-ci s’approche de la comtesse.
Cette chère petite !
À madame Palmer, en embrassant Amélie avec une sorte de fureur.
Êtes-vous heureuse d’avoir !... Si moi, au moins, j’avais !... mais non...
Regard au buste.
Vingt-cinq francs !...
À Amélie.
Qu’elle est gentille !... Mets-toi là, parle-moi... Toi, du moins, tu ne me diras rien qui puisse me faire de la peine...
AMÉLIE.
Oh ! non, madame...
LA COMTESSE.
Cher ange !... Tu viens de ton cours ?
AMÉLIE.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Et tu travailles bien ?
AMÉLIE.
Oh ! oui !... j’ai été première en récitation classique...
LA COMTESSE.
Vraiment !... et qu’est-ce que tu as récité ?
AMÉLIE.
Une fable de La Fontaine... une belle fable...
LA COMTESSE.
Eh bien ! récite-la-moi, veux-tu ?
AMÉLIE.
Je veux bien !
La perte d’un époux ne va pas sans soupirs ;
On fait beaucoup de bruit et puis on se console.
Sur les ailes du temps la tristesse s’envole ;
Le temps ramène les plaisirs.
Entre la veuve d’une année
Et la veuve d’une journée
La différence est grande...
MADAME PALMER, interrompant sa fille et l’emmenant.
C’est bien... en voilà assez !... Viens, Amélie...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, embrassant la comtesse.
À demain, ma chère !
AMÉLIE, emmenée par sa mère.
Pourquoi ne me laisse-t-on pas finir ma fable ?... Je la sais très bien...
Entre la veuve d’une année
Et la veuve d’une journée
La différence est grande...
MADAME PALMER.
Mais tais-toi donc !...
À la comtesse qui n’a pas bougé.
À demain, ma chère, à demain !
Sortent madame Palmer, madame Château-Lansac et Amélie.
Scène X
LA COMTESSE, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY
LA COMTESSE.
Comment s’appelle cette propriété que j’ai là-bas... au bord de la mer, tout au fond de la Bretagne ?...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Elle s’appelle le Kerzu...
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que ça veut dire, le Kerzu ?...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Ça veut dire la maison de l’ennui, la maison de la tristesse, la maison de la désolation... Et, de fait, il est impossible d’imaginer un séjour plus insupportable...
LA COMTESSE, avec élan.
Nous allons partir pour le Kerzu, ma bonne Charentonnay !
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Ah !
LA COMTESSE.
C’est là que nous irons nous enfermer... et nous y vivrons, toutes les deux, sans voir personne... seules, toutes seules... Vous voulez bien ?...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Je veux bien, ma cousine.
Entre Norancey, l’air furibond : à peu près la même entrée qu’au premier acte ; il serre, sans parler, la main de la comtesse et se jette sur une chaise.
Scène XI
LA COMTESSE, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, NORANCEY
LA COMTESSE.
Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a encore ?...
D’un coup d’œil, Norancey montre Mademoiselle de Charentonnay.
Quoi, voyons ?
Norancey explique, par un geste, qu’il ne peut parler devant Mademoiselle de Charentonnay.
Ma bonne Charentonnay, voulez-vous avoir la bonté de prendre ce coffret... vous le donnerez à madame Robert, qui le remettra à sa place.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Je veux bien, ma cousine.
Elle sort emportant le coffret à bijoux.
Scène XII
LA COMTESSE, NORANCEY
LA COMTESSE.
Eh bien ?...
NORANCEY.
Eh bien, il est revenu !... il est chez moi maintenant... il est chez moi, près d’Albertine.
LA COMTESSE.
Déjà !...
NORANCEY.
Tout à l’heure, au moment où je m’y attendais le moins, je l’ai vu arriver, tenant à la main une loge pour la Timbale... Il a demandé à Albertine si elle voulait y venir ; Albertine a répondu qu’elle voulait bien... Voilà où en sont les choses : nous allons ce soir à la Timbale... tous les trois !!! Et ce qui s’est passé, il y a un mois, à l’Opéra, va, derechef, se passer aux Bouffes... avec cette différence qu’au lieu d’entendre...
Il fredonne très légèrement quelques notes du Miserere du Trouvère.
j’entendrai : « Encore un qui n’ l’aura pas, la timbale, la timbale !... »
Avec fureur.
Mais mon parti est pris ! Pendant l’entr’acte, je propose à monsieur de Léoneins de venir faire un tour dans le passage Choiseul ; j’amène tout doucement la conversation...
LA COMTESSE.
Sur la politique ?...
NORANCEY.
On nous sépare, et demain matin...
LA COMTESSE.
Vous y revenez ?...
NORANCEY.
Il faut bien que j’y revienne, puisque votre moyen, à vous, n’a pas réussi !
Mouvement de la comtesse.
Je ne vous le reproche pas : je m’y attendais... J’étais bien sûr qu’un jour ou l’autre il se remettrait à adorer Albertine, et que, ce jour-là, vous auriez beau faire, il vous serait impossible de le retenir...
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que vous dites ?...
NORANCEY.
Ce qui est arrivé, n’est-ce pas ?... Vous avez voulu le retenir, mais il n’y a pas eu moyen...
LA COMTESSE.
Mais pas du tout !... S’il n’est plus ici, c’est que je l’ai chassé...
NORANCEY.
Oh !
LA COMTESSE.
Sans cela, il y serait encore...
NORANCEY.
C’est vous qui l’avez chassé ?
LA COMTESSE.
Oui.
NORANCEY.
Vous êtes bien sûre ?...
LA COMTESSE.
Comment, si je suis bien sûre !...
NORANCEY.
Mais alors... vous pourriez me débarrasser de la Timbale... en lui déclarant tout à l’heure que vous regrettez de l’avoir chassé ?...
LA COMTESSE.
Tout à l’heure ?...
NORANCEY.
Oui... il va revenir...
LA COMTESSE.
Eh non, il ne reviendra pas !... après la façon dont je lui ai parlé...
NORANCEY.
Ça ne fait rien : il a reçu votre billet et il va revenir...
LA COMTESSE.
Mon billet ?... quel billet ?...
NORANCEY.
Celui que vous lui avez écrit...
LA COMTESSE.
J’ai écrit à monsieur de Léoneins ? moi ?...
NORANCEY.
Deux lignes seulement : « Mon ami, venez me voir sur-le-champ... »
LA COMTESSE.
Hein ?
NORANCEY.
« Venez me voir sur-le-champ ; il faut que je vous parle... »
LA COMTESSE.
Mais c’est à vous que j’ai écrit cela !...
NORANCEY.
Oui... à moi, d’abord... Mais comme, après avoir lu, j’ai soigneusement remis votre petit mot sous enveloppe, et comme je l’ai envoyé de votre part à monsieur de Léoneins...
LA COMTESSE.
Vous vous êtes permis !...
Entre Joseph.
NORANCEY.
C’est monsieur de Léoneins ?...
JOSEPH.
Oui, monsieur.
NORANCEY.
Faites entrer.
À la comtesse, bas et d’une voix tragique.
Mais, cette fois, par exemple, si vous le laissez encore échapper !...
Joseph sort.
LA COMTESSE, ne sachant si elle a envie de rire ou de se fâcher.
Ah çà ! mais...
NORANCEY.
Ne vous occupez pas de moi...
Ouvrant la porte de gauche.
je passerai par le petit salon.
LA COMTESSE.
Mais je ne veux pas que vous me laissiez...
NORANCEY.
Adieu.
Il sort, ferme la porte et la rouvre presque aussitôt.
Ah ! tenez, j’oubliais...
Il donne un papier à la comtesse.
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?...
NORANCEY.
C’est le coupon... pour la Timbale !... Je vous l’ai rapporté...
Il referme la porte de gauche et disparaît. Au même instant, la porte du fond s’est ouverte : Léoneins entre, tenant une carte à la main. La comtesse tient toujours le coupon que lui a remis Norancey. Ils se regardent, un moment, sans rien dire.
Scène XIII
LÉONEINS, LA COMTESSE
LÉONEINS.
Madame...
La comtesse regarde Léoneins ; elle regarde le buste, hésite, puis à la fin, elle part d’un éclat de rire un peu nerveux, auquel, naturellement, Léoneins ne comprend pas grand’chose.
LÉONEINS.
Je viens de recevoir cette carte.
Il montre le billet de la comtesse qui lui a été envoyé par monsieur de Norancey.
LA COMTESSE.
Cette carte ?...
Elle jette le coupon sur la table.
Donnez-la-moi, cette carte...
Elle la prend et, riant toujours par soubresauts, la déchire en petits morceaux. Léoneins la regarde d’un air étonné.
Ne cherchez pas à comprendre... vous ne pouvez pas... Vous êtes venu... je suis contente que vous soyez venu.
LÉONEINS, transporté.
Ah !
LA COMTESSE.
Asseyez-vous...
LÉONEINS.
C’est bien vrai, vous me pardonnez ?
LA COMTESSE, après un regard au buste.
Oui... je vous pardonne...
LÉONEINS.
Et je pourrai venir... comme je venais... tous les jours ? Et je vous verrai ?...
LA COMTESSE.
Vous me verrez tant qu’il vous plaira... Je n’y mets qu’une condition...
LÉONEINS.
Je l’accepte d’avance.
LA COMTESSE.
Bien, mais asseyez-vous...
LÉONEINS, s’asseyant sous le buste.
Oui, oui... tout ce que vous voudrez.
LA COMTESSE.
Cette condition...
LÉONEINS.
Je l’accepte, vous dis-je ; à quoi bon en parler, puisque je l’accepte ?...
LA COMTESSE, souriant.
Il faut en parler tout de même... Je vous recevrai, je vous le répète, et vous me verrez... tous les jours, si vous voulez... mais à la condition que jamais il ne sera question de mariage entre nous...
LÉONEINS.
C’est entendu, jamais il ne sera question de...
S’arrêtant.
Oh ! mais, là... qu’est-ce que vous me faites dire ?...
LA COMTESSE.
Jamais je ne me remarierai... Vous avez vu comme j’étais en colère, il y a une heure.
Mouvement de Léoneins.
Rassurez-vous, je ne suis plus en colère maintenant... contre vous, du moins, parce que, depuis, il s’est passé des choses...
À part, en regardant le buste.
Vingt-cinq francs !...
À Léoneins.
Mais si je ne dois rien aux autres, je me dois à moi-même... afin de répondre à ces bruits qui ont couru... Et c’est justement pour concilier ce que je me dois à moi-même avec... avec les sentiments d’estime, d’affection... c’est pour cela que je vous recevrai et que j’avouerai que j’ai du plaisir à vous recevoir... si vous me promettez, vous, de ne jamais parler...
LÉONEINS.
De mariage ?...
LA COMTESSE.
Oui.
LÉONEINS.
De quoi vous parlerai-je, alors ?
LA COMTESSE.
De tout ce que vous voudrez. Eh bien, promettez-vous ?...
LÉONEINS, indécis.
Voyons !...
LA COMTESSE.
Promettez-vous ?... Il faut promettre ou cesser de me voir...
LÉONEINS, vivement.
Je promets, alors, je promets...
LA COMTESSE.
À la bonne heure !...
LÉONEINS.
Mais il faut bien que ce soit vous qui me le demandiez !
LA COMTESSE.
Voyez comme maintenant je m’approche de vous avec confiance...
LÉONEINS.
Mais... je vous aime, moi...
LA COMTESSE, se fâchant.
Eh bien ?...
LÉONEINS.
Je ne vous parle pas de mariage !... Vous m’avez dit que je pourrais parler de tout ce que je voudrais, excepté...
LA COMTESSE, riant.
Oh ! oui, mais...
LÉONEINS.
Et il y a longtemps que je vous aime !... Vous le savez bien, qu’il y a longtemps, car autrefois vous me permettiez de vous le dire...
LA COMTESSE.
Oui, mais alors mon mari était là, et vous devez bien comprendre que ce qui, alors, était permis...
LÉONEINS.
Ah !...
LA COMTESSE.
Nous devons maintenant nous en tenir à l’amitié...
LÉONEINS.
L’amitié ?...
LA COMTESSE, en souriant.
C’est cela que je voulais dire... Quand je vous disais qu’il ne fallait pas me parler de mariage, il était bien entendu qu’il ne fallait pas me parler non plus... L’amitié, voilà tout, la bonne et franche amitié !...
LÉONEINS.
La bonne et franche ?...
LA COMTESSE.
C’est toujours ça !...
LÉONEINS.
Sans doute...
LA COMTESSE.
Et c’est vraiment là tout ce que je peux vous donner...
LÉONEINS.
Tout ?
LA COMTESSE.
Si vous n’en voulez pas ?...
LÉONEINS.
Si fait, si fait, j’en veux bien, mais...
LA COMTESSE.
Ah ! pas de mais... C’est un engagement qu’il faut prendre, et vous ferez bien de ne pas y manquer...
LÉONEINS.
Pourquoi ?
LA COMTESSE.
Si vous y manquiez...
LÉONEINS.
Si j’y manquais ?...
LA COMTESSE, d’une voix qui n’est pas du tout d’accord avec les paroles.
Je vous renverrais... et ce serait pour tout de bon, cette fois...
LÉONEINS.
Je n’y manquerai pas !...
LA COMTESSE, très tendrement.
Je veux vous croire... C’est si bon de ne rien avoir à craindre !...
LÉONEINS.
Non, ne craignez rien, rien...
LA COMTESSE.
De l’amitié ?...
LÉONEINS.
Oui, de l’amitié...
LA COMTESSE.
De l’amitié, pas autre chose...
LÉONEINS.
Pas autre chose, je vous le jure... Vous entendez, je vous jure...
LA COMTESSE, fermant presque les yeux.
J’entends.
Pendant ces dix dernières répliques, les deux personnages se sont rapprochés l’un de l’autre. Les voix sont devenues tremblantes. Cela doit être joué avec une grande délicatesse. Sur le mot : « J’entends », les lèvres de Léoneins effleurent le front de la comtesse. Elle se lève brusquement.
LA COMTESSE.
Ah !
LÉONEINS, éperdu.
Louise !...
En se levant, la comtesse a aperçu le buste. C’est justement sous ce malheureux buste qu’elle s’est laissé embrasser. Elle pousse un cri et se sauve chez elle en cachant son visage dans ses mains. Léoneins reste seul en tête à tête avec le buste et lui adresse un geste violent d’impatience et de colère.
ACTE III
Toujours même décor, mais très éclairé, très brillant. Des fleurs, beaucoup de fleurs. Le buste a disparu ; il est remplacé par une volière dorée, dans laquelle il y a des oiseaux des Îles.
Scène première
MADAME ROBERT, VICTORINE, AUTRES DOMESTIQUES, puis JOSEPH
Les domestiques portent des livrées éclatantes ; madame Robert et Victorine ont des robes claires : tout doit donner une impression de vie et de gaieté.
MADAME ROBERT, entrant.
Vite ! vite !... on va sortir de table... Allumez le lustre ! les flambeaux, les candélabres !... Allumez tout ce qui peut être allumé !...
UN DOMESTIQUE, très gaiement.
Illumination générale !
MADAME ROBERT.
Justement !... c’est cela que demande madame la comtesse... de la lumière, de la lumière partout ! Allumez, allumez !
On entend de grands éclats de rire.
VICTORINE.
Ils sont gais, dans la salle à manger !...
Nouveaux éclats de rire.
Ah ! mais... ils sont très gais, décidément !
Entre Joseph.
JOSEPH, se tordant.
J’ai été obligé de sortir... je n’y tenais plus !
MADAME ROBERT.
Qu’est-ce qui se passe donc ?
JOSEPH.
C’est monsieur Gaétan... Il n’y en a pas deux comme monsieur Gaétan !... Il s’est attrapé avec mademoiselle de Charentonnay... Et toutes les fois que monsieur Gaétan s’attrape avec mademoiselle de Charentonnay, on peut s’attendre à rire... Il lui a demandé quelle différence il y a... attendez, que je me rappelle... quelle différence il y a entre une toque et la belle-mère d’un conseiller référendaire à la Cour des Comptes... mademoiselle de Charentonnay a répondu qu’elle ne savait pas.
VICTORINE.
Quelle différence il y a entre une toque ?...
JOSEPH.
Oui, une toque de juge... une toque d’avocat...
MADAME ROBERT.
Entre une toque et la belle-mère d’un conseiller...
LE DOMESTIQUE.
Référendaire...
VICTORINE.
À la Cour des Comptes...
JOSEPH.
Je parie que vous ne trouvez pas !...
VICTORINE.
Eh bien, voyons...
JOSEPH.
C’est que la belle-mère d’un conseiller référendaire à la Cour des Comptes peut très bien être toc, tandis qu’une toque ne peut jamais être la belle-mère d’un conseiller...
TOUT LE MONDE.
Oh !
MADAME ROBERT, dédaigneuse.
C’est ça qui les a tant fait rire ?
JOSEPH.
Oui...
Éclats de rire dans la salle à manger.
Et tenez, il est probable que monsieur Gaétan vient de leur en dire une autre de la même force...
VICTORINE.
Est-il possible que des maîtres ?...
JOSEPH.
Les maîtres ?... Ils adorent les grosses bêtises, les maîtres !
LE DOMESTIQUE.
J’aurais cru, moi, qu’une repartie ingénieuse, une pensée délicate, délicatement exprimée...
JOSEPH.
D’où sort-il, celui-là ?... Les pensées délicates... ah ! bien, ouiche !... Tenez, je me souviens qu’à un grand dîner... c’était du temps de monsieur le comte, il y a plus d’un an... on nous avait amené ici un homme éminent, membre de l’Institut, etc. etc. et tout... un homme du premier mérite... et on nous avait dit : « Vous allez voir cet homme-là... quand il parle, c’est prodigieux ! » Nous voilà prévenus !... On passe dans la salle à manger, on se place... L’homme éminent est à droite de madame la comtesse... c’est très bien !... Il commence à parler : personne ne bronche...
Avec colère.
Il n’a pas étrenné, l’homme éminent ! il a parlé pendant deux heures sans s’arrêter, et il n’a pas étrenné une pauvre petite fois !!!... À la fin, moi, j’en avais pitié, et, de temps à autre, pour essayer de le remonter un peu, je souriais !... Il s’en est aperçu, et, pendant la seconde moitié du dîner, toutes les fois qu’il prenait la parole, c’était à moi qu’il s’adressait... Voilà les maîtres !... Un homme éminent les laisse froids...
Rires dans la salle à manger.
tandis que monsieur Gaétan, avec ses bêtises...
VICTORINE.
Eh bien ! moi, pour me faire rire, il me faudrait d’autres bêtises que celles de monsieur Gaétan.
JOSEPH.
Je sais bien, moi, quelles bêtises il vous faudrait !...
Il l’embrasse.
MADAME ROBERT.
Eh bien, Joseph !...
JOSEPH.
Allons, madame Robert, allons... vous n’allez pas être plus méchante que madame la comtesse... Elle m’a parfaitement vu, hier, madame la comtesse. Elle m’a parfaitement vu embrasser mademoiselle Victorine, dans le petit salon, et elle est d’abord restée comme ça !... Mais quand je lui ai eu dit que j’avais promis à mademoiselle Victorine de l’épouser, madame la comtesse s’est mise à rire et elle nous a dit : « C’est très bien, alors, c’est très bien... »
Explosion de rires plus forte que les précédentes ; la porte de la salle à manger s’ouvre avec fracas et tous les convives, avec de grands éclats de rire, entrent dans le salon.
Scène II
LA COMTESSE, LÉONEINS, ALBERTINE, NORANCEY, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, GAÉTAN, GEORGES, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY
Toutes les femmes dans les toilettes les plus claires et les plus tapageuses. Entre Gaétan, tournant le dos au public, riant très fort, parlant à madame de Château-Lansac et à madame Palmer qui arrivent ensemble.
GAÉTAN.
Hein ? elle est bonne, pas vrai ?... Écoutez encore celle-là... Quelle différence y a-t-il...
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Oh ! assez, Gaétan, assez !
GAÉTAN.
Quelle différence y a-t-il entre une bille de billard...
MADAME PALMER.
Assez, on vous dit !...
GAÉTAN.
Vous ne voulez pas ? ça m’est égal, je m’en vas le dire à...
Il abandonne madame Château-Lansac et madame Palmer, qui traversent la scène, et va à la comtesse, qui vient d’entrer au bras de Norancey.
Écoutez un peu !... Quelle différence y a-t-il...
LA COMTESSE.
Si vous continuez, nous allons vous battre !...
GAÉTAN.
Vous ne voulez pas non plus ?... Eh bien, entre nous, vous avez tort. Elle était d’un salé, celle-là, elle était d’un salé !...
LA COMTESSE.
Vous dites toujours ça, et puis...
Gaétan va retrouver madame Château-Lansac et madame Palmer. La comtesse arrive jusqu’au milieu de la scène, auprès de la volière qui a remplacé le buste ; elle s’arrête, met un genou sur le pouf, regarde les oiseaux et s’amuse à leur faire becqueter des grains de raisin. Norancey l’observe en riant. Pendant ce temps-là entre Mademoiselle de Charentonnay au bras de Georges.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, bas.
Certainement, ma cousine est bonne pour moi, mais...
GEORGES.
Vous n’êtes pas heureuse ?
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Non.
GEORGES.
Moi non plus, je ne suis pas heureux...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Que peut-il vous manquer ?
GEORGES.
Je ne sais pas. Voulez-vous vous mettre au piano et nous jouer quelque chose ?... Quand vous nous jouez quelque chose, il me semble que je suis moins triste... Voulez-vous ?
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Je veux bien.
Elle se met au piano : Gaétan s’élance, traverse toute la scène et vient près d’elle.
GAÉTAN.
C’est ça, mademoiselle de Charentonnay !... mais quelque chose de gai !... la maison est gaie maintenant, il faut jouer quelque chose de gai.
Mademoiselle de Charentonnay joue sans s’arrêter plusieurs airs de la Belle Hélène, de la Grande Duchesse, etc.
LÉONEINS, à Albertine, bas.
À chaque instant, j’ai envie de tomber à ses pieds.
ALBERTINE.
Gardez-vous-en bien !...
LÉONEINS.
Ah !...
ALBERTINE.
Elle vous a défendu de lui parler d’amour, de mariage... Eh bien, il ne faut pas lui en parler !...
LÉONEINS.
Mais... c’est que, si je ne lui en parle pas...
ALBERTINE.
Elle finira par vous en parler elle-même... Et c’est ce que nous voulons.
LA COMTESSE, à Norancey qui regarde Albertine et Léoneins, et qui fronce le sourcil en les regardant.
Eh bien, quoi ?... Vous n’êtes pas encore rassuré ?
NORANCEY.
Si fait... il y a des moments... mais il y en a d’autres où je suis plus inquiet que je ne l’ai jamais été...
LA COMTESSE.
Oh !
NORANCEY.
Heureusement, d’ici à une heure, j’espère être fixé, et alors, selon que je serai fixé dans un sens ou dans l’autre... Qu’est-ce que vous avez à rire ?...
LA COMTESSE.
Rien... je ris parce que je suis gaie... voilà tout !...
GEORGES, à Mademoiselle de Charentonnay.
Tenez... là... l’air des Conspirateurs, dans la Fille de Madame Angot... jouez-nous ça.
Entre Joseph. Il apporte la cafetière et sort après l’avoir posée sur un plateau où sont déjà les tasses, le sucre, plateau qui a été préparé par madame Robert au commencement de l’acte. La comtesse verse le café. Allées et venues de divers personnages, avec des fusées de l’air, fredonné à mi-voix.
GEORGES, suivant l’air joué au piano et chantant sans y faire attention.
Quand on conspire,
Quand, sans frayeur.
GAÉTAN, entraîné par Georges.
On peut se dire
Conspirateur.
ALBERTINE.
Pour tout le monde
Il faut avoir.
MADAME PALMER et MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Perruque blonde
Et collet noir.
GAÉTAN, GEORGES, ALBERTINE, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC et MADAME PALMER.
Quand on conspire,
Quand, sans frayeur, On peut se dire
Conspirateur.
NORANCEY, sombre.
Pour tout le monde
Il faut avoir
LA COMTESSE, très gaie.
Perruque blonde
Et collet noir.
TOUS.
Bravo ! bravo !
LA COMTESSE, avec exaltation, la tête presque perdue.
Comme je suis contente, mon Dieu, comme je suis contente !... Jamais je n’ai été contente comme je le suis aujourd’hui... Ah ! je ne sais pas...je voudrais rire, je voudrais chanter, je voudrais... Plus fort donc, Charentonnay, plus fort !... Vous n’allez pas ! Vous n’allez pas !...
Elle fait lever mademoiselle de Charentonnay. prend sa place au piano, et, après avoir plaqué deux ou trois accords. reprend à sa façon l’air des Conspirateurs.
Chantez donc, monsieur de Léoneins !... si vous ne chantez pas, nous ne serons pas bons amis.
TOUT LE MONDE.
Pour tout le monde
Il faut avoir
Perruque blonde
Et collet noir !
LA COMTESSE.
Et voilà !... quand on tape, c’est comme ça qu’il faut taper !...
Continuant à jouer, mais autre chose que la Fille de Madame Angot ; elle joue doucement une phrase musicale un peu lente, une phrase qui accompagne les répliques suivantes.
À la bonne heure, monsieur de Léoneins, vous avez chanté !...
LÉONEINS, à voix basse, pendant que les autres personnages vont et viennent autour de la table sur laquelle on a servi le café.
Vous m’aviez dit que, si je ne chantais pas, nous ne resterions pas bons amis.
LA COMTESSE.
Et vous tenez à ce que nous restions bons amis ?
LÉONEINS.
Je crois bien, que j’y tiens !...
LA COMTESSE.
Avouez que j’avais raison et qu’il n’y a rien de meilleur que l’amitié.
LÉONEINS, encouragé par les signes que madame Palmer et madame de Château-Lansac lui font de loin.
Certainement, certainement !...
LA COMTESSE.
Avouez qu’il faudrait être fou pour ne pas s’en tenir là.
LÉONEINS, même jeu.
Certainement, certainement !...
LA COMTESSE, un peu nerveuse ; cela doit se voir à la façon dont elle joue la phrase qu’elle avait commencée doucement.
Bien vrai ? mon amitié vous suffît ?
LÉONEINS.
Parfaitement, parf...
LA COMTESSE, de plus en plus nerveuse.
Vous vous trouvez heureux comme cela ? vous ne désirez pas autre chose ?...
Léoneins ne répond pas.
Parlez, voyons.
LÉONEINS, changeant de ton et se rapprochant de la comtesse.
Oui, je parlerai... dût cela me perdre auprès de vous... mais je n’y tiens plus, je suis à bout, et il faut absolument que je vous dise...
GAÉTAN, avec élan et interrompant brusquement l’aparté de la comtesse et de Léoneins.
Qu’est-ce que nous allons faire maintenant, hé ?... il faut jouer à quelque chose.
TOUT LE MONDE.
Oui... oui... c’est cela ! jouons !...
MADAME PALMER.
À quoi ?
GEORGES.
Aux petits papiers, voulez-vous ?...
LA COMTESSE, se retournant vivement, mais sans quitter le piano.
Oh ! non, par exemple, pas aux petits papiers !... Vous en êtes arrivés à écrire de telles choses sur vos petits papiers qu’on est obligé de les brûler tout de suite... tant on a peur que les domestiques ne les lisent le lendemain !...
GAÉTAN.
Le fait est que, l’autre jour, chez madame Palmer, j’en ai écrit une qui était d’un salé, d’un salé !...
MADAME PALMER.
Vous ne devriez pas vous en vanter.
GAÉTAN.
La demande était pourtant bien simple... On demandait quelle différence il y a entre une calèche et un ballon captif... C’était bien simple, n’est-ce pas ? eh bien, j’ai trouvé moyen, dans la réponse... Je vais vous dire ce que j’ai répondu...
MADAME PALMER.
Gaétan... je vous défends...
GAÉTAN.
J’ai répondu...
MADAME PALMER.
Je vous défends, très sérieusement...
GAÉTAN.
C’est bon, je me tais... Mais qu’est-ce qui y perd ?... ce n’est pas vous, qui la connaissez, la réponse... ce sont ces dames et ces messieurs, qui ne la connaissent pas.
GEORGES.
Enfin, vous ne voulez pas des petits papiers. Voulez-vous que Gaétan et moi nous vous jouions une charade ?
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Va pour une charade !
GEORGES.
Seulement, nous vous demanderons la permission d’aller nous recueillir dans le petit salon.
LA COMTESSE.
Allez vous recueillir.
Elle se remet au piano, regarde Léoneins et laisse courir ses doigts sans jouer positivement : quelques modulations ; quelques accords. Gaétan et Georges sortent par le fond à gauche.
Scène III
LA COMTESSE, LÉONEINS, ALBERTINE, NORANCEY, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY
NORANCEY, à Mademoiselle de Charentonnay.
Venez faire un bésigue avec moi... cela vaudra mieux... vous savez le bésigue ?...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Oh ! oui... monsieur Georges a bien voulu...
NORANCEY.
Savez-vous le bésigue chinois ?
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY.
Oh ! oui... monsieur Gaétan a eu la bonté...
Ils s’installent et commencent à jouer. Albertine, madame Château-Lansac et madame Palmer bavardent tout en observant. Léoneins s’est rapproche de la comtesse.
LA COMTESSE, bas, à Léoneins.
Eh bien, voyons !... qu’alliez-vous me dire, tout à l’heure ?
LÉONEINS, pendant que la comtesse continue à jouer du piano en parcourant une partition de Gounod, Mireille.
J’allais vous dire... C’est, sans aucun doute, une grande maladresse que je commets là... mais qu’est-ce que vous voulez ? c’est plus fort que moi, j’ai absolument besoin d’être maladroit... J’allais vous dire que j’ai été coupable envers vous et que je m’en accuse. J’ai souffert que l’on jouât une comédie pour vous tromper... je n’aurais pas dû le souffrir.
LA COMTESSE.
Une comédie ?...
LÉONEINS.
Oui, l’on vous a dit un tas de choses, n’est-ce pas ? On vous a dit que j’étais amoureux de madame de Norancey... ce n’était pas vrai. Je n’aime, je n’ai jamais aimé que vous ; je vous ai aimée le jour où je vous ai vue pour la première fois, et, depuis ce jour-là, vous avez été le but unique et la constante occupation de ma vie !... Il n’y a pas eu un battement de mon cœur qui ne fût à vous... Je vous aime enfin, je vous aime... je vous adore... Je sais bien qu’en vous disant ces choses-là, je vous irrite... et que je me perds... Mais c’est plus fort que moi, je vous le répète, et je ne puis pas ne pas vous les dire...
LA COMTESSE.
Et... pourquoi cette comédie ?...
LÉONEINS.
Vous ne vouliez pas me recevoir... alors, on avait imaginé... Mon Dieu ! il est bien clair, après cela, que vous ne me pardonnerez jamais... On avait imaginé... on avait supposé...
LA COMTESSE.
Que, le jour où je vous croirais amoureux d’une autre, je m’empresserais...
LÉONEINS.
Je ne voulais pas d’un tel moyen, moi... et, chaque jour, j’arrivais ici avec l’intention bien arrêtée de tout vous avouer ; si je n’en ai rien fait, c’est que...
LA COMTESSE.
C’est que ?...
LÉONEINS.
C’est que...
LA COMTESSE.
C’est que vous avez vu que le moyen en question réussissait assez bien ?...
LÉONEINS.
Oui... c’est-à-dire, non... enfin, oui, le moyen avait l’air de réussir... je pouvais vous voir... Là-dessus est arrivée l’histoire de la Timbale !... vous m’avez mis à la porte... et puis vous m’avez permis de revenir à la condition que je ne vous parlerais ni de mariage ni d’amour.
LA COMTESSE.
Et vous avez promis...
LÉONEINS.
Oui, j’ai promis, et je crois, Dieu me pardonne que j’ai ri, que j’ai plaisanté... j’avais si peur de vous déplaire !... Mais je n’ai pas la force de mentir plus longtemps ; l’amour n’est pas plaisant de sa nature, il est sérieux, au contraire, tout ce qu’il y a de plus sérieux et c’est de l’amour que j’ai pour vous, et c’est de l’amour que je vous demande. Je ne veux pas que vous soyez mon amie ; je veux que vous soyez ma femme... ma femme, vous entendez !... ma femme et ma femme adorée... On m’avait bien défendu de vous le dire mais ça m’est égal, je vous le dis... et quoi qu’il puisse arriver, je suis content de vous l’avoir dit. Maintenant c’est à vous de répondre.
Scène IV
LA COMTESSE, LÉONEINS, ALBERTINE, NORANCEY, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, GAÉTAN, GEORGES
GAÉTAN, paraissant à la porte du petit salon.
Une petite ouverture, s’il vous plaît...
À la comtesse.
Madame, je vous en prie, une petite ouverture !...
La comtesse joue l’air de la Belle Hélène : « Pars pour la Crête ». Tout en jouant, elle regarde Léoneins de l’air le plus railleur. Georges reprend.
C’est très bien, je vous remercie...
Gaétan rentre avec Georges: la comtesse quitte le piano ; tout le monde regarde la charade. Gaétan est arrivé apportant une petite table ; Georges un bougeoir et un jeu de cartes. Gaétan pose la petite table sur le devant de la scène, Georges place le bougeoir sur la table, et tous deux se mettent à jouer au baccara.
GEORGES.
« Il y a cent louis, monsieur.
GAÉTAN.
« Je les tiens, monsieur...
GEORGES.
« Au baccara, monsieur ?
GAÉTAN.
« Oui, monsieur, au baccara.
GEORGES, après avoir donné les cartes.
« En voulez-vous une, monsieur ?
GAÉTAN.
« Oui, monsieur, j’en veux une.
GEORGES.
« Moi, monsieur, j’ai un.
GAÉTAN.
« Et moi, monsieur, j’ai trois figures.
GEORGES.
« Alors, monsieur, vous avez pata !
GAÉTAN.
« Oui, monsieur, j’ai pata ; qu’y trouvez-vous à dire ?
GEORGES.
« Rien du tout, monsieur : passez-moi vos cent louis.
GAÉTAN.
« Jamais de la vie, monsieur !... »
Saluant.
Fin du premier tableau
Grands éclats de rire, applaudissements ; on félicite Gaétan et Georges.
Notre charade en aura deux ; mais, pour le second, il nous faudrait quelques accessoires...
LA COMTESSE.
Demandez à Joseph : il vous donnera tout ce dont vous aurez besoin...
GAÉTAN.
Mesdames et messieurs, nous avons l’honneur...
Ils retournent dans le petit salon en emportant leur table, leur bougeoir et leurs cartes.
Scène V
LA COMTESSE, LÉONEINS, ALBERTINE, NORANCEY, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Le premier tableau, c’est bac... ils vont faire semblant de franchir une haie, et le mot sera baquet.
MADAME PALMER.
Moi, je crois que c’est pata, le premier tableau ; ils vont arriver avec une caisse, et le mot sera pataquès.
ALBERTINE.
Moi, je crois que c’est abat-jour.
LA COMTESSE, répondant à un regard suppliant de Léoneins.
Comme cela, alors, ils vous avaient dit que le meilleur moyen de réussir était de ne pas me parler de mariage ?
LÉONEINS.
Oui, ils m’avaient même assuré que, si je tenais bon, que si je ne vous demandais pas votre main...
LA COMTESSE.
Ce serait moi, peut-être, qui vous demanderais la vôtre ?
Léoneins incline la tête d’un air confus.
Eh bien, ma foi... au risque d’être plus maladroite encore que vous n’avez été maladroit, je vous avouerai qu’ils n’avaient pas tout à fait tort...
LÉONEINS, éperdu.
Louise !...
LA COMTESSE.
Que voulez-vous ?... il eût bien fallu en venir là. si vous ne vous étiez pas décidé ; mais je vous remercie de m’avoir épargné la peine d’en venir là.
LÉONEINS.
Ah !...
Il tombe aux pieds de la comtesse et lui baise les mains avec transport.
TOUT LE MONDE.
Enfin !
LA COMTESSE.
Eh bien, oui !... Il est à mes pieds pour me remercier...
À Norancey.
et vous aussi, vous devriez y être, pour me demander pardon... car je sais tout... il m’a tout dit.
NORANCEY, s’agenouillant.
N’est-ce que cela ? m’y voici...
ALBERTINE.
Et nous aussi... car, nous aussi, nous sommes coupables.
Albertine, madame Palmer et madame de Château-Lansac, sans s’agenouiller, tendent les mains vers la comtesse. Entrent Gaétan et Georges, habillés en Chinois de fantaisie ; ils tombent à genoux au milieu du salon.
Scène VI
LA COMTESSE, LÉONEINS, ALBERTINE, NORANCEY, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, GAÉTAN et GEORGES
GAÉTAN.
Et nous donc !... et nous !!!
Tableau : tout le monde suppliant autour de la comtesse.
LA COMTESSE, souriant.
C’était une conspiration générale, il paraît !...
NORANCEY.
Et vous savez...
Il reprend l’air.
Quand on conspire,
TOUT LE MONDE.
Quand on conspire,
Quand, sans frayeur,
On peut se dire...
LA COMTESSE, les interrompant.
Il n’y a vraiment pas moyen de résister... et puis, je n’ai guère le droit de me fâcher, car... au moins dans les derniers temps, j’en étais bien un peu, moi aussi, de la conspiration !
Elle tend la main à Léoneins. Tout le monde se relève.
GEORGES.
À quand la noce, maintenant, à quand la noce ?
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC.
Dans un mois.
LA COMTESSE, se récriant.
Oh !
ALBERTINE.
Dans quinze jours, si tu dis un mot !...
LA COMTESSE.
Eh bien, soit, dans un mois... mais pas à Paris, par exemple !
NORANCEY.
Non ! à la campagne... Nous organiserons une petite fête... une fête champêtre.
MADAME PALMER.
Avec des divertissements variés.
GEORGES.
Et, le soir, feu d’artifice !
LA COMTESSE.
Un feu d’artifice ?... est-ce que cela ne vous paraît pas un peu... ?
ALBERTINE.
Non, non... un feu d’artifice, et, après le feu d’artifice, un petit bal.
GAÉTAN, voulant prendre la comtesse par la taille.
Et je l’ouvrirai avec vous, le petit bal...
LA COMTESSE.
Gaétan, tenez-vous tranquille !
GAÉTAN.
Avec vous, je vous dis... Jouez-nous quelque chose, mademoiselle de Charentonnay, jouez-nous quelque chose.
Mademoiselle de Charentonnay se remet au piano et joue une valse.
LA COMTESSE.
Charentonnay, je vous défends... voyons, Gaétan, voyons...
Après une résistance légère, la comtesse finit par se laisser entraîner et par faire un tour de valse avec Gaétan. Entrent deux domestiques portant une caisse grande et plate.
Scène VII
LA COMTESSE, LÉONEINS, ALBERTINE, NORANCEY, MADAME PALMER, MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, GAÉTAN, GEORGES, puis KERNOA, JOSEPH, DOMESTIQUES
NORANVEY.
Qu’est-ce qu’ils apportent là ?
MADAME PALMER.
C’est le second tableau de la charade... une caisse... je vous avais bien dit... pataquès !...
À Gaétan.
N’est-ce pas que votre mot, c’est pataquès ?
GAÉTAN.
Non, c’était Patagong !... nous attendions que Joseph nous eût trouvé un gong...
LA COMTESSE.
Mais qu’est-ce que c’est que ça, alors ?...
GEORGES.
Je ne sais pas.
Les domestiques ont posé la caisse devant le pouf. Entre Kernoa en costume d’officier de marine.
GAÉTAN.
Kernoa !
KERNOA, à la comtesse.
Madame, j’arrive de Brest... Et, vous voyez, je n’ai pas voulu perdre une minute...
Les domestiques enlèvent d’un seul coup un des panneaux de la caisse ; on aperçoit le portrait d’enfant qui a été décrit au premier acte.
NORANCEY.
Patatras !
Georges et Gaétan compriment un violent éclat de rire.
MADAME DE CHÂTEAU-LANSAC, bas.
C’est le portrait !...
MADAME PALMES, bas.
Avec le petit sabre !...
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, d’une voix douce.
Et la petite trompette...
KERNOA, d’une voix qui devient de plus en plus embarrassée à mesure qu’il s’aperçoit du singulier effet de son discours.
Le voici, madame... Monsieur de Senermont, d’abord, ne voulait pas s’en séparer... c’était le seul souvenir qui lui restât d’un neveu qu’il avait tendrement aimé... mais, quand je lui eus parlé de votre douleur, à vous, de vos regrets, de vos larmes, monsieur de Senermont n’a pas pu résister ; il m’a permis de le prendre... et moi, alors, comme je vous l’avais promis...
LA COMTESSE, très digne, très grand air.
Je vous remercie, monsieur.
KERNOA, bas, à Norancey.
Ah çà, mais que se passe-t-il donc ?
NORANCEY, bas.
Elle se remarie dans huit jours.
KERNOA.
Ah !... bien !
LA COMTESSE, à Kernoa, tout en examinant le tableau.
Je vous remercie... Je constate avec satisfaction qu’il suffît d’exprimer un désir devant vous pour que vous vous empressiez, en dépit des obstacles... Je vous suis reconnaissante...
Bas, à Norancey.
Il ne peut pas rester là, ce tableau !
NORANCEY, à Joseph.
Emportez ce tableau... Vous le mettrez dans la chambre de mademoiselle de Charentonnay.
MADEMOISELLE DE CHARENTONNAY, bas, à Norancey.
J’ai déjà le buste.
NORANCEY, bas.
Ça vous fera un petit musée.
Les domestiques emportent le portrait. On se regarde. Kernoa, dans un coin, cause avec Gaétan et Georges. Madame Palmer, madame Château-Lansac et Albertine ont beaucoup de peine à ne pas rire. La comtesse a pris un air sérieux, presque sombre ; Léoneins, inquiet, s’approche d’elle.
LÉONEINS, bas.
Louise, qu’avez-vous ?
LA COMTESSE.
C’est un avertissement du ciel, mon ami. Ce portrait arrivant juste au moment où je viens de consentir...
LÉONEINS, effrayé.
Oh !...
LA COMTESSE.
C’est un avertissement du ciel, vous dis-je, et cet avertissement me confirme dans une idée que j’avais déjà : le feu d’artifice était de trop, décidément.
Avec fermeté.
Il n’y aura pas de feu d’artifice.
NORANCEY.
Mais il y aura toujours un petit bal...
La comtesse sourit ; Mademoiselle de Charentonnay s’est remise au piano et reprend la valse qu’elle jouait à l’entrée de Kernoa. Gaétan se remet à valser avec Albertine. Le rideau tombe sur un tableau très animé, très joyeux.