La Veille des noces (MÉLESVILLE)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 12 juin 1817.
Personnages
DON ALVAR
DON FERNAND
ANTONIA, fille de Don Alvar
IGNÈS, suivante d’Antonia
LORENZO, valet de Don Fernand
UN VALET
La scène se passe en Castille, au château de Don Alvar.
Le théâtre représente un salon assez riche, mais un peu gothique. Un cabinet à droite et un à gauche. Au fond, des vases de fleurs disposés sur des consoles ; des girandoles garnies de bougies, un lustre, etc.
Scène première
IGNÈS, seule
Ignès, après avoir regardé le salon.
À merveille ! il ne nous manque plus que le futur et la corbeille de mariage... Il faut convenir que ce sont deux jolies choses pour une jeune fille... une corbeille et un mari !... Eh bien ! ce bonheur-là ne m’arrivera jamais !
Elle examine les vases de fleur, le lustre, etc.
Parlez-moi d’une noce, pour tout embellir ; ce vieux château, que je détestais, a maintenant un air de jeunesse !... Allons, notre aimable de Madrid peut arriver quand il lui plaira ; nous sommes tous dans nos grandes toilettes.
Scène II
ANTONIA, IGNÈS
ANTONIA.
Eh ! bien Ignès, personne encore ?
IGNÈS.
Personne, mademoiselle.
ANTONIA.
Comment me trouves-tu mise ?
IGNÈS.
On ne peut mieux. Don Fernand n’a qu’à se bien tenir.
ANTONIA.
Il ne vient pas ! je suis d’une impatience !
IGNÈS.
En vérité, mademoiselle, vous poussez l’obéissance trop loin : le seigneur Alvar, votre père, vous donne un époux qu’il ne connaît pas, que vous n’avez jamais vu, et cependant votre joie tient presque du délire ! vous soupirez, vous prononcez sans cesse le nom de Fernand avec une émotion...
ANTONIA, hésitant.
Je ne le connais pas ; mais le récit de ses qualités aimables....
IGNÈS.
Vous rougissez, mademoiselle ! ah ! l’on ne rougit pas pour un homme qui nous est indifférent.
ANTONIA, mystérieusement.
Si j’étais sûre de ta discrétion...
IGNÈS, vivement.
Un secret, mademoiselle, un secret !... Ah ! parlez, parlez vite ; je promettrais tout au monde pour apprendre un secret.
ANTONIA.
Tu te rappelles qu’il y a six mois, je fus passer l’hiver à Madrid, chez ma tante dona Elvire un vieux commandeur, qui passait toutes ses soirées avec nous, nous mettait au courant des événements de la cour : un jeune homme y fixait alors tous les regards ; héritier d’une des premières familles d’Espagne, il étonnait par ses libéralités et sa galanterie... On blâmait sa dissipation, et ce pendant on ne pouvait s’empêcher de l’aimer.
IGNÈS.
Le moyen d’y résister ?
ANTONIA.
Je ne l’avais jamais aperçu, lorsqu’un matin, à la sortie de l’église, notre vieux commandeur nous montra ce jeune homme, il avait les yeux fixés sur nous... Ses regards me troublèrent...
IGNÈS, souriant.
Fort bien. Je vois d’ici qu’il toucha votre cœur ; lui, sans doute ; s’enflamma de même ?
ANTONIA.
Hélas ! ma bonne, je crus un moment qu’il m’avait remarquée, mais il ne fit aucune démarche pour me connaître ; je savais d’ailleurs qu’entouré de femmes qui briguaient sa conquête, il était sans cesse occupé de nouvelles beautés.
IGNÈS.
Pauvre enfant !
ANTONIA.
Je revins chez mon père, et je mis tous mes soins à lui cacher mon secret. Tu sais quelle est sa bizarrerie ?...
IGNÈS, riant.
Oui, vraiment ; son système favori c’est qu’il faut se marier sans s’aimer et même sans se connaître ; c’est ainsi qu’il marie tous ses vassaux.
ANTONIA.
Juge de ma surprise, lorsque mon père m’apprit, il y a quelques jours, qu’il m’avait destinée au fils d’un de ses vieux amis ; il me nomma Don Fernand, et je reconnus...
IGNÈS.
Celui que vous aimez ?
ANTONIA.
Lui-même ! Mon père ajouta que le comte d’Ovarès et lui, tous deux amis d’enfance, s’étaient perdus de vue depuis plus de vingt ans ; que le comte étant retenu à la cour, le mariage s’était conclu sans se voir.
IGNÈS.
Sans se voir !... Il n’en fallait pas davantage pour flatter sa manie et la résolution qu’il a prise de ne jamais consentir pour vous à un mariage d’inclination.
ANTONIA.
Oui, parce que ma mère a fait son bonheur pendant quarante ans, et qu’il ne l’a connue que la veille de ses noces...
IGNÈS.
C’est charmant : voilà enfin une petite intrigue à conduire ; un père qui prétend nous marier sans consulter notre goût ; un futur secrètement aimé... Il faudra feindre jusqu’à la signature du contrat...
ANTONIA.
Songe que mon sort dépend de ta discrétion.
IGNÈS.
Ne craignez rien ; je vais prouver au seigneur Alvar que son expérience peut être mise en défaut et que son système n’a pas le sens commun.
ANTONIA.
J’entends mon père ; silence, ma bonne Ignès.
Scène III
ANTONIA, IGNÈS, DON ALVAR, UN VALET
DON ALVAR, au valet.
Que l’on porte des lettres d’invitation aux seigneurs du voisinage, et que l’on prépare tout pour recevoir Don Fernand ! Ah ! ma chère Antonia, te voilà déjà descendue ?
Le valet sort.
ANTONIA, l’embrassant.
Oui, mon père ; je m’entretenais avec Ignès de mon futur époux ; j’avoue que ma curiosité est extrême.
DON ALVAR, souriant.
Je m’en doute.
IGNÈS.
Que vous êtes cruel, seigneur ! quoi, pas le plus petit détail sur l’esprit, sur la figure de Don Fernand ! savez-vous que vous nous exposez aux plus grands dangers ?
DON ALVAR.
Comment donc, tu m’effrayes !
IGNÈS.
Dans notre désespoir, nous venons de nous faire le portrait de votre gendre.
Regardant Antonia.
Ah ! si l’original lui ressemble, qu’il doit être aimable !
DON ALVAR.
Vous serez bientôt satisfaites toutes les deux. Le courrier de Don Fernand vient d’arriver, et son maître le suit de près. Vous allez le juger. Si j’en dois croire les lettres de mon vieil ami, son fils subjuguera toute la famille ; c’est le garçon le plus spirituel, le plus aimable...
ANTONIA, à part.
Ah ! c’est bien lui.
DON ALVAR.
Si j’ai quelque crainte même, c’est qu’il ne vous plaise trop.
IGNÈS.
Voyez le grand malheur ! Que vous mériteriez bien, seigneur, pour vous punir, que ma maîtresse ne trouvât pas Don Fernand à son gré.
DON ALVAR.
Ma foi, cela me rassurerait sur son bonheur futur.
ANTONIA.
Quoi, mon père, vous pensez ?...
DON ALVAR.
Je pense, ma chère enfant, que l’amour n’est que l’illusion d’un jour, et que plus il est violent, moins il dure. Deux amants qui brûlent l’un pour l’autre, depuis longtemps, se regardent le lendemain du mariage, comme de vieux époux. S’ils se connaissent à peine au contraire, ils se cherchent sans cesse, ils étudient leurs goûts, leurs caractères ; la confiance s’établit peu à peu...
ANTONIA, souriant.
Je vois qu’il faut commencer par détester son mari, pour être parfaitement heureuse.
DON ALVAR.
Tu plaisantes ? mais crois-en mon expérience.
UN VALET, annonçant.
Le seigneur Fernand vient d’arriver avec un de ses amis.
ANTONIA, troublée.
Ciel !
DON ALVAR.
Eh bien ! te voilà tout émue ! Allons, rassure-toi, mon enfant ; Ignès, reçois mon gendre dans ce salon : nous reviendrons bientôt. Viens, ma chère Antonia ; sortons un moment, pour te remettre.
Ils sortent ; Ignès reste.
Scène IV
IGNÈS, seule
Ah ! seigneur Alvar, vous vous imaginez que nous nous marierons sans connaître les gens. Demain, demain, vous aurez de nos nouvelles ; et si vous riez, ce sera ma foi à vos dépens... Voici nos jeunes gens.
Elle regarde.
Comment donc, ils sont fort bien tous deux ! je crois que nous nous entendrons parfaitement.
Scène V
IGNÈS, FERNAND, LORENZO, UN VALET
Lorenzo est vêtu magnifiquement ; il entre le premier. Fernand le suit ; ce dernier est vêtu plus modestement.
LORENZO, au valet.
Annoncez, je vous prie, Don Fernand et son ami Don Lopès.
IGNÈS, à Lorenzo.
C’est, vous sans doute, seigneur, qui êtes Don Fernand ?
LORENZO.
Vous ne vous trompez pas, mon enfant ; on voit que vous êtes accoutumée à juger les gens de qualité sur la mine.
IGNÈS.
Je sers dona Antonia, et je...
LORENZO, l’interrompant.
C’est fort bien ; allez avertir le seigneur Alvar et votre maîtresse de notre arrivée.
IGNÈS.
J’y cours, seigneur.
À part, en sortant.
Je ne sais ; mais ce ton fier, à ces manières affectées... ce n’est point là le Fernand dont nous parlions ce matin.
Elle sort.
Scène VI
FERNAND, LORENZO
LORENZO.
Eh bien ! mon très honoré maître, comment trouvez-vous que je fasse le grand seigneur ?
FERNAND.
Pas trop mal. Sous ce riche manteau, tu as presque l’air d’un honnête homme.
LORENZO.
Ainsi, vous espérez que Don Alvar y sera trompé ?
FERNAND.
Je n’en doute pas.
LORENZO.
Et si l’on découvrait la vérité ?
FERNAND.
Impossible.
LORENZO.
Tous ces déguisements de valet en maître, de maître en valet, sont si usés !... on ne voit autre chose dans toutes nos comédies.
FERNAND.
Eh ! mon dieu, ce sont précisément les ruses les plus communes, dont on se défie le moins.
LORENZO.
Mais enfin avez-vous bien réfléchi aux suites ?...
FERNAND.
Je les brave.
LORENZO.
Oui, et moi, je les supporterai, car grâce au ciel, c’est toujours le pauvre Lorenzo qui est puni des folies de son maître.
FERNAND.
Des folies !... impertinent !
LORENZO.
Oui, seigneur, des folies. Récapitulons un peu : depuis cinq ans, vous remplissez Madrid du bruit de vos extravagances ; depuis cinq ans, je reçois les sermons de votre père et les corrections de Votre Seigneurie. Le Comte, fatigué de vos désordres, veut vous marier : vous refusez ; il me chasse, sous prétexte que je vous donne de mauvais conseils. Enfin, votre père menace de vous déshériter, si vous n’épousez la fille de son ami, Don Alvar. Vous feignez d’obéir : vous me rappelez secrètement, il faut que je me prête à jouer votre personnage auprès de ces bonnes gens ; et si nous échouons, je vois d’ici que c’est sur ma personne que commenceront les explications. Dites, après cela, que je ne suis pas une victime dévouée..
FERNAND.
Ne te fâche pas, mon cher Lorenzo.
LORENZO.
Pourquoi vous refuser à ce mariage qui est convenable.
FERNAND, riant.
Y penses-tu ? un jeune homme sage, rangé, se marier !... fi donc !
LORENZO, ironiquement.
Oh ! certainement, il n’y a que les libertins qui épousent, pour rétablir leur fortune.
FERNAND.
Moi, j’irais m’ensevelir dans ce château gothique ; je renoncerais aux plaisirs, à l’indépendance... et pourquoi ? pour devenir l’époux de la fille d’un vieux campagnard, d’une petite provinciale ?
LORENZO.
Ne vous y trompez pas ; elles mènent leurs maris tout aussi bien que les autres.
FERNAND.
Et puis, je l’avouerai, cette jeune personne que je n’ai vue qu’une fois à l’église, et dont tu n’as jamais pu découvrir le nom, m’occupe sans cesse. J’ai dans l’idée que je suis destiné à mettre à fin cette grande aventure… C’est qu’elle était vraiment d’une tournure délicieuse !
LORENZO.
Vous y pensez encore, seigneur ; soyez certain qu’elle a quitté Madrid.
FERNAND, avec humeur.
C’est que tu n’as pas bien cherché... tu es d’une maladresse !... Jusqu’ici tu ne m’as fait que des sottises ou des friponneries.
LORENZO.
Tenez, seigneur, je veux être un faquin si je n’ai visité tous les quartiers, tous les faubourgs...
FERNAND.
N’importe, mon parti est pris, ce mariage ridicule ne se fera jamais. Non, je ne serai pas le gendre de Don Alvar. Je conviens que mon plan est hardi ; mais personne ici ne me connaît : mon père, retenu à Madrid, par sa charge de grand-écuyer, ne peut me démentir, sous le nom de Don Lopès, de ton ami, je suis à l’abri des agaceries de la petite, tandis que tes airs ridicules et ta figure imbécile dégoûteront toute la famille du faux Don Fernand.
LORENZO, piqué.
Comment, ma figure imbécile !
FERNAND.
Te fais-tu une idée de mon bonheur ? tu déplais à Antonia dès la première entrevue ; elle te déteste à la seconde ; on te fuit, on te congédie ; le mariage est rompu, et je reviens jouir à Madrid de ma fortune et de ma liberté.
LORENZO
Oui, mais si au lieu de déplaire, j’allais enchanter toute la famille et faire tourner la tête à la jeune personne ?
FERNAND, riant.
Allons donc !
LORENZO.
Ma foi, je ne réponds de rien. J’ai fait des passions en ma vie.
FERNAND.
Ah ! je suis bien tranquille, je suis sûr de l’effet que tu vas produire.
LORENZO.
Il n’y a plus qu’une chose qui m’embarrasse ; vous avez omis un petit article fort essentiel.
FERNAND.
Je t’entends, fripon : mille piastres si tu déplais.
LORENZO.
Ah ! monsieur, en conscience, je ne puis pas : j’y perdrais.
FERNAND.
Comment, maraud ?
LORENZO.
Songez donc qu’il faut que je cache mon mérite, que j’étouffe le désir naturel de plaire.
FERNAND.
Allons je double la somme ; mais je veux que ce soir on t’abhorre.
LORENZO.
Deux mille piastres ! je commence à croire que je parviendrai à me faire haïr ?
FERNAND.
J’entends du bruit : c’est sans doute la chère famille, à ton rôle...
LORENZO.
De l’impertinence, du bavardage ; laissez-moi faire, monsieur, je suis dans mon élément.
Scène VII
FERNAND, LORENZO, DON ALVAR, ANTONIA
DON ALVAR, à Antonia.
Allons, point d’enfantillage ! que diable, il faudra bien te résoudre à regarder ton mari.
LORENZO, s’approchant.
Seigneur Alvar, mon empressement, ma joie...
DON ALVAR.
Soyez le bien venu, mon gendre ; c’est la première fois que je vous vois, et déjà j’éprouve un sentiment qui m’assure que nous serons tous heureux. Permettez que je vous présente ma fille.
FERNAND, à part.
Comment donc ! elle est jolie ! eh ! mais c’est elle... c’est mon inconnue !
LORENZO.
Votre fille ?... cet ange ! ah ! l’on ne m’avait pas trompé... et le portrait que mon père m’en faisait était loin d’approcher de tant de charmes.
ANTONIA, à part.
Que vois-je ?... ce n’est point Fernand...
DON ALVAR, à Antonia.
Il paraît fort aimable.
FERNAND, à part.
C’est bien elle...
ANTONIA, fixant Fernand.
Le voilà. Quel est donc ce mystère ?
DON ALVAR, les examinant.
De l’émotion... de la timidité... allons, mes chers enfants, je vois que vos cœurs s’entendront bientôt, et que la sympathie...
LORENZO.
La sympathie... ah ! seigneur, que vous devinez bien les sentiments secrets... À-propos de sympathie, savez-vous, beau-père, que votre habitation me conviendra parfaitement.
DON ALVAR.
J’espère vous y fixer, mon cher Fernand ; et quand vous connaîtrez les qualités de votre future épouse...
LORENZO, regardant dans le fond.
Une vue superbe, des bois, un château magnifique... je vois tout cela du premier coup d’œil.
ANTONIA, à part.
Je n’y puis rien comprendre.
DON ALVAR, à Antonia.
Mais que signifie donc ce trouble ? tu parais dans une agitation...
FERNAND.
Rien de plus naturel, seigneur ; une première entrevue...
ANTONIA, regardant Fernand.
En effet, ma position est si extraordinaire.
À part.
C’est bien lui... je m’y perds.
Elle regarde alternativement Fernand et Lorenzo.
DON ALVAR.
Allons, cela ne sera rien... un moment d’embarras.
LORENZO.
Sans doute, la pudeur... le combat de l’amour...
FERNAND, à part.
Me voilà forcé de jouer un joli personnage.
LORENZO.
Parbleu ! seigneur Alvar, vous nous aviez bien abusés sur les attraits de mon aimable future ; vous aviez oublié mille charmes que mon œil surpris découvre en ce moment... et qui ajoutent encore... à l’amoureuse impatience dont mon cœur amoureux... À-propos, souffrez que je vous présente Don Lopès, mon ami intime, qui a bien voulu m’accompagner et rendre, par sa présence, mon bonheur plus complet.
ANTONIA.
Don Lopès !
LORENZO.
C’est un jeune homme auquel je suis attaché depuis longtemps... j’en fais ma société habituelle.
DON ALVAR.
Vos amis ne peuvent que nous être agréables, et le seigneur Lopès sera aussi bien reçu que vous-même.
FERNAND.
Je suis touché d’un tel accueil.
À part.
En vérité, j’éprouve des remords, cette famille a l’air si respectable !
DON ALVAR.
Ah ! çà, mon cher Fernand, point de gêne, point d’étiquette : vous êtes ici chez vous. Je veux vous faire connaître mon château, ses dépendances ; c’est une partie de la dot de ma fille, il est bon de vous mettre au fait de ce qui doit vous appartenir.
LORENZO.
De ce qui doit m’appartenir ! Ailons, beau-père ! allons voir ce qui doit m’appartenir.
DON ALVAR.
Viens-tu avec nous, Antonia ?
ANTONIA.
J’irai vous rejoindre, mon père.
LORENZO, lui baisant la main.
Ne nous privez pas longtemps d’une présence aussi chère.
À part.
Mon pauvre maître, j’ai vraiment peur de lui voler son argent.
DON ALVAR.
Venez, seigneur Lopès.
LORENZO.
Viens donc, mon ami.
FERNAND.
Je vous suis.
Ils sortent. Fernand salue Antonia, qui le suit des yeux. Il s’arrête un moment, la regarde avec intérêt, et s’éloigne lentement.
Scène VIII
ANTONIA, seule
Je ne reviens pas de ma surprise ! Fernand sous le nom de Lopès... un inconnu qui se présente à sa place, et dont il semble encourager la supercherie !... je ne puis en douter, cette ruse n’a d’autre objet que de rompre un hymen que Fernand déteste... Suis-je assez malheureuse !... Que résoudre ? dois-je instruire mon père... oh ! certainement, il serait affreux de le laisser tromper !...
Avec dépit.
Je dois oublier Fernand, renoncer à lui pour toujours... Oui... oui, je l’oublierai... il ne saura jamais à quel point je l’aimais... Si fait il le saura, mais quand je serai sûre de ne plus l’aimer et que je pourrai jouir sans danger de son chagrin, de ses regrets, car il me regrettera... et moi !... ah ! mon dieu, qui m’aurait dit ce matin que mon bonheur s’évanouirait si vite !
Elle pleure.
Scène IX
ANTONIA, IGNÈS
IGNÈS.
Eh ! bien mademoiselle, êtes-vous au comble de la joie ? avez-vous assez contemplé ce cher Fernand ?
ANTONIA.
Ma bonne Ignès, tu me vois au désespoir.
IGNÈS.
Que vois-je, des larmes ! la veille du mariage ? que sera-ce donc après la noce ?
ANTONIA.
C’est l’événement le plus incompréhensible : le jeune homme que tu viens de voir n’est point Fernand.
IGNÈS.
Est-il possible !
ANTONIA.
Et ce Lopès, qui passe pour son ami ! est le véritable Fernand.
IGNÈS.
Comment ! ce jeune seigneur que je viens de rencontrer avec votre père ! et dont les manières ridicules... Mais quel peut être leur dessein ?
ANTONIA.
Je n’en puis soupçonner d’autre que celui de rompre un hymen, que Fernand redoute ; il a sans doute conservé le même goût pour la liberté ; il espère peut-être, par ce moyen, se faire éconduire sans manquer à la parole que son père a donnée.
IGNÈS.
Ah ! le monstre !
ANTONIA.
Je ne veux plus en entendre parler.
IGNÈS.
Quel est son compagnon ?
ANTONIA.
Je ne le connais pas, mais le rôle dont il s’est chargé...
IGNÈS.
Ne lui fait point honneur : attendez donc... j’y songe... l’inconnu qui se prête à cette comédie... son ton, ses façons empruntées, son langage commun... je jurerais que c’est le valet de Don Fernand.
ANTONIA.
Son valet !...
IGNÈS.
J’en suis sûre... j’ai vu ce visage-là dans quelqu’antichambre.
ANTONIA.
Me compromettre à ce point ! ah ! je sens qu’après un tel affront, Fernand va m’être odieux !
IGNÈS.
C’est une indignité, une horreur... il faut nous en venger.
ANTONIA.
Il faut avertir mon père sur-le-champ, et renoncer à Fernand pour la vie.
IGNÈS.
Y renoncer ! fi donc ! deux femmes ne pourraient pas venir à bout de réduire un petit fat : j’imagine un moyen.
ANTONIA.
Quel est-il ?
IGNÈS.
Fernand va se trouver pris dans ses propres filets... son but est de déplaire sous le masque de son valet, eh ! bien il faut qu’il nous plaise, que nous l’aimions, que nous en devenions folles.
ANTONIA.
De ce valet ? y pense-tu ?
IGNÈS.
Oui, mademoiselle.
ANTONIA.
Ton projet peut déjouer la ruse, mais il ne vaincra pas la répugnance de Fernand pour le mariage...
IGNÈS.
Mon dieu ! mademoiselle, ne jurons de rien ; les hommes sont si bizarres, ce qu’ils fuient le matin, ils le cherchent le soir. Allons, ma chère maîtresse, du sang-froid, de l’esprit, de la gaîté surtout ; n’agissez en apparence que pour le faux Fernand.
ANTONIA.
Oui... je jouis d’avance de son trouble, de son inquiétude.
IGNÈS.
Chut ! j’entends quelqu’un... c’est le coupable... je vous laisse... du courage, mademoiselle.
ANTONIA.
Je sens que le dépit me donne une force !... au moins, je serai vengée !
IGNÈS, en sortant.
Pour moi, je vais harceler le valet de la bonne manière.
Elle sort, Antonia se retire dans le fond.
Scène X
ANTONIA, FERNAND
FERNAND, sans voir Antonia.
Je ne me connais plus, en vérité... est-ce moi ? est-ce bien ce Don Fernand insensible, léger auprès des femmes... j’en suis presque honteux ! si nos agréables de la cour me voyaient auprès de ma future... d’honneur je serais perdu de réputation !...
ANTONIA, à part.
Il paraît bien préoccupé.
FERNAND.
Par quel hasard aussi faut-il que je rencontre dans Antonia, celle que j’ai vainement cherchée pendant plus de six mois ! quelle simplicité ! quelle naïveté enchanteresse, quelle modestie touchante !
Il se jette sur un fauteuil.
ANTONIA, à part.
Approchons.
FERNAND.
Il faut absolument que je lui parle... que je sache si son esprit a autant de grâce que sa personne... la voici !...
ANTONIA, d’un air dégagé.
Ah ! seigneur Lopès, je suis bien aise de vous trouver seul.
FERNAND.
Moi, madame ?
ANTONIA.
Peut-être trouverez-vous ma démarche inconsidérée, légère... Mais le peu de temps qui me reste jusqu’à demain, ne me permet pas de calculer les convenances.
FERNAND, à part.
Que veut-elle dire ?
ANTONIA.
Mon père m’a choisi un époux que je vois aujourd’hui pour la première fois, vous le savez ; mon devoir est de l’aimer et d’obéir, lors même que mon goût serait contraire à ses volontés.
FERNAND, vivement.
Ah ! j’entends... C’est-à-dire que celui qui vous est destiné vous déplaît ?
ANTONIA, avec intention.
Celui qui m’est destiné ? Non, seigneur.
FERNAND.
Comment ! il ne vous déplaît pas !
ANTONIA.
Non, sans doute ; je ne le lui dirais pas à lui-même, mais à Don Lopès... son meilleur ami...
FERNAND, un peu troublé.
Oh ! c’est tout différent.
ANTONIA.
Je voudrais apprendre de vous quel est son caractère ; je lui suppose d’avance mille qualités aimables, et il me serait doux d’entendre son éloge de votre bouche.
FERNAND, à part.
Son éloge !... Comment a-t-elle pu s’aveugler...
Haut.
En vérité, mademoiselle, si vous saviez...
ANTONIA.
Je sais que sa réputation doit inquiéter une épouse un peu craintive ; on m’a souvent raconté des traits de légèreté de Fernand qui pourraient m’alarmer pour l’avenir : mais j’ai de l’indulgence, et je suis loin de prendre des erreurs de jeunesse pour des vices do cœur.
FERNAND, étourdiment.
Ah ! vous avez bien raison : oui, croyez que Fernand abjurera toutes ses folies, et que s’il vous eût connue plutôt...
ANTONIA.
Je puis donc me livrer à la joie que m’inspire un lien aussi bien assorti ; demain je serai la plus heureuse des épouses.
FERNAND, troublé.
Demain ! ah ! différez, je vous en conjure ; votre esprit est trop éclairé, votre âme trop délicate...
Après une pause.
Qu’il est loin de mériter un bonheur si parfait ! ah ! si j’étais à sa place, si j’étais assez fortuné pour fixer un seul de vos regards...
ANTONIA.
Que dites-vous ?
FERNAND, vivement.
Ce qu’il ne m’est plus possible de vous cacher... Tant d’attraits, tant de grâces me subjuguent, m’entraînent...
ANTONIA.
Ah ! mon dieu... vous m’effrayez.
FERNAND.
Je ne suis plus maître de mes transports... Antonia ! je tombe à vos genoux...
ANTONIA.
Comment ! à mes genoux... Levez-vous donc, monsieur ; si Fernand vous voyait ?
FERNAND, sans l’écouter.
Ah ! j’ai longtemps méconnu cet amour vertueux, délicat que vous seule pouviez m’inspirer... Je vous vois et je ne puis résister au charme de vous aimer, de vous le dire, de vous consacrer tous les instants de ma vie...
ANTONIA.
Quoi, monsieur, oubliez-vous que je suis promise à votre ami, et que demain...
FERNAND, vivement.
Jamais ! il y va de votre repos, de l’honneur de votre famille.
ANTONIA.
Je ne vous comprends pas... Celui qu’on me destine...
FERNAND, avec feu.
N’est pas digne de vous ; si vous le connaissiez !... Un homme sans esprit, sans fortune, inconsidéré, sans délicatesse...
ANTONIA.
Ce portrait n’est pas flatté.
Finement.
Et c’est là Don Fernand ?
FERNAND, étourdiment.
Lui-même...
ANTONIA, feignant du dépit.
Je vois parfaitement ce qu’il faut que je pense et de vous et de lui : je vois surtout qu’il a un excellent ami, plein de franchise, de droiture, de fidélité... Mais...
FERNAND.
Antonia !...
ANTONIA, de même.
C’est affreux ! tromper la confiance de Fernand, qui vous est si tendrement attaché.
FERNAND.
Écoutez-moi, de grâce.
ANTONIA.
Calomnier son meilleur ami...
FERNAND.
Quand vous saurez que c’est moi...
ANTONIA.
Désunir les familles... Voilà le comble de l’ingratitude, et je vais instruire mon père.
Elle veut sortir.
FERNAND.
Arrêtez, belle Antonia, je vous en conjure ; je ne dois plus vous cacher...
ANTONIA.
Je ne veux rien entendre...
FERNAND.
Une erreur vous abuse... C’est moi qui suis Fernand.
ANTONIA,
Vous, Fernand ?
FERNAND, avec feu.
Je suis bien coupable, je le sens ; je vous ai vivement offensée par un stratagème que réprouve l’honneur, mais j’en suis cruellement puni : je vous aimais sans vous connaître, et si j’avais su que la fille de Don Alvar était celle que mon cœur avait déjà préférée...
ANTONIA, à part.
Il m’avait distinguée... Ah ! j’avais besoin de cet aveu !
FERNAND.
Si le repentir le plus sincère peut trouver grâce à vos yeux....
ANTONIA, à part.
Ne nous trahissons pas.
Haut.
Quoi, vous seriez Don Fernand ? en êtes-vous bien sûr ?
FERNAND.
Vous en doutez ?
ANTONIA.
Écoutez donc, votre conduite jusqu’ici n’est guères propre à m’inspirer de la confiance !... Mais enfin, vous m’apprendrez sans doute quel est le jeune homme qui porte ici votre nom ? présenté par vous, ce ne peut être qu’un seigneur de votre rang, un de vos amis intimes...
FERNAND, embarrassé.
Un seigneur... de mes amis... En effet...
ANTONIA.
Et son nom ?
FERNAND.
Son nom... ?...
À part.
Ah ! mon dieu !
ANTONIA.
Vous hésitez ? vous vous troublez...
En riant.
Vous ne savez plus le nom de votre ami intime.
FERNAND, à part.
Ah ! comment lui avouer que j’ai pu la compromettre !...
ANTONIA.
Allons, allons, seigneur Lopès, cessons un badinage indigne d’un brave et noble Castillan...
FERNAND, troublé.
Je puis vous jurer...
ANTONIA.
Je devrais tout découvrir à mon père, à Fernand, mais je suis bonne, j’excuse votre étourderie ; à condition pourtant que vous cesserez des discours qui m’offensent, et que vous ne me reparlerez jamais de votre amour. Adieu, seigneur Lopès.
À part.
Sortons bien vite, car je n’aurais plus la force de lui cacher ma joie.
Elle sort.
Scène XI
FERNAND, seul
Antonia, de grâce, un seul mot... Elle me fuit : il y a de quoi perdre la raison : Un fripon de valet l’emporterait sur moi !... Non, il est impossible qu’elle l’aime ; la soumission qu’elle a pour les volontés de son père, l’égare et lui fait croire à un sentiment qui ne peut exister... Elle a trop d’esprit, trop de sensibilité pour ne pas juger Lorenzo... Oui, oui, c’est un ange qui me rebute, me déteste peut-être par excès de vertu... Mais comment détruire ses préventions contre moi... Irai-je avouer que Lorenzo est mon valet, que je n’ai pas craint de l’exposer aux impertinences d’un misérable... Ah ! jamais ! elle me mépriserait et je me perdrais sans ressource !
Scène XII
FERNAND, LORENZO
LORENZO, à la coulisse.
C’est bon ! c’est bon ! j’accepte vos respects ; je suis content.
À Fernand.
Eh ! bien, seigneur, je triomphe avec ma figure imbécile.
FERNAND, sans l’écouter.
Que dois-je faire ?
LORENZO.
C’est que je joue mon rôle ! si vous m’aviez vu : à mon impertinence on me prendrait pour un des premiers hidalgos de la cour.
FERNAND.
Ah ! te voilà... et bien ?
LORENZO.
Eh ! bien, monsieur, c’est fini.
FERNAND.
Comment ?
LORENZO.
Je plais, malgré tous mes efforts ; le naturel l’a emporté !
FERNAND, vivement.
Point de mauvaise plaisanterie.
LORENZO.
Vous n’avez pas voulu me croire ; vous souvenez vous ce matin ?...
Imitant Fernand.
Te fais-tu une idée de mon bonheur, mon cher Lorenzo ? tu déplais à la fille à la première entrevue, on te déteste à la seconde, on te fuit...
FERNAND.
Ah ! c’en est trop...
LORENZO.
Vous vous fâchez ? ce n’est pas ma faute si l’on m’aime.
FERNAND.
Insolent !
LORENZO.
J’étais sûr de mon fait ; le papa m’a déjà fait parcourir mes bois, mes prés... il a parlé de dot, de donation... dans une heure nous signons le contrat et je me vois obligé d’épouser votre prétendue...
FERNAND, vivement.
Dans une heure ! Je dois réparer ma faute, et si je puis fléchir Antonia, je remplis le vœu de mon père, j’obéis à mon amour, j’assure mon bonheur !...
LORENZO.
Comment ! vous l’aimez ?
FERNAND.
J’en perds la tête !... c’est elle, Lorenzo, c’est elle que j’avais vue... et dont les traits...
LORENZO.
Comment, la petite inconnue !
FERNAND.
Elle-même.
LORENZO.
Pas possible.
FERNAND.
Je lui ai déclaré mon amour.
LORENZO.
Et elle ne vous aime pas ?
FERNAND.
C’est-à-dire qu’elle refuse de croire que je sois Fernand.
LORENZO.
J’en étais sûr. C’est charmant !
FERNAND.
Comment, faquin ?
LORENZO.
Elle est prise, vous dis-je, et ne vous aimera jamais.
FERNAND.
Jamais ! malheureux !
LORENZO.
Je vous demande bien pardon d’être encore plus aimable que je ne le croyais.
FERNAND, hors de lui.
Oh ! je n’y tiens plus ! tout ceci me paraît un songe ! courons auprès d’Antonia... il est impossible qu’elle résiste à mes serments, à mes prières...
À Lorenzo.
Toi, maraud, garde-toi bien de bouger d’ici sans mon consentement ; il y va de ta vie.
Il sort.
Scène XIII
LORENZO, seul
Mon pauvre maître est décidément fou ! Il serait assez plaisant que mon mariage avec Antonia me transformât en grand seigneur ! Eh ! mais, rien n’est encore désespéré... Il est clair que Don Fernand n’ose plus me découvrir, parce que tout le blâme retomberait sur lui... la fille n’a des yeux que pour moi ; Don Alvar jure que j’ai tout l’esprit de mon père ; il n’y a pas jusqu’à une petite soubrette, fort jolie, ma foi, qui me fait les mines les plus drôles du monde... Ah ! si la fortune pouvait être juste une fois, une seule fois ! quel chemin brillant je ferais ! Une femme charmante, un château magnifique... et une dot... une dot ! ce mot me va au cœur.
Scène XIV
DON ALVAR, LORENZO
DON ALVAR, à part.
Ce qu’Ignès et ma fille viennent de m’apprendre serait-il possible ? Fernand aurait osé me jouer à ce point !
LORENZO, à part.
C’est mon beau-père futur : déployons toutes nos grâces.
DON ALVAR, à part.
Ce ne serait là qu’un valet. Assurons-nous de la vérité.
Haut.
Je vous demande pardon, seigneur Fernand, de vous avoir laissé seul quelques instants, mais une nouvelle imprévue que je viens de recevoir...
LORENZO.
Est-ce que le notaire ne pourrait pas venir ?
DON ALVAR.
Si fait, je l’attends dans un moment ; mais un de mes amis, que j’espérais avoir pour la cérémonie, vient d’éprouver un malheur ! si extraordinaire... J’en suis aussi touché qui si cela m’était arrivé à moi-même.
LORENZO.
Et que lui est-il arrivé, bon Dieu ?
DON ALVAR.
C’est une horreur ! pour moi j’en suis indigné ! un abus de confiance qui révolte !
LORENZO.
On ne voit plus que de ces infamies-là !
DON ALVAR.
Celle-ci est d’un genre à mériter la corde ; vous allez en juger : mon vieil ami est père d’une fille unique, qui fait sa gloire et son bonheur ; pressé de l’établir d’une manière convenable, il l’accorde au fils d’un des premiers Seigneurs de la cour, qui paraissait réunir les avantages que mon ami pouvait désirer dans son gendre... il se trouve, malheureusement, que ce jeune homme, livré à tous les genres de dissipation, a une répugnance invincible pour le mariage...
LORENZO, à part.
Aye, aye, cela ressemble furieusement...
DON ALVAR, à part.
Il pâlit, c’est un fripon...
Haut.
Que fait notre jeune fou ? il n’était point connu de la famille de mon ami ; il imagine de faire présenter son laquais à sa place, on ne sait trop dans quelle intention.
LORENZO, à part.
Où veut-il en venir ?
DON ALVAR.
Ce valet, le plus hardi coquin que la terre ait porté...
LORENZO, à part.
C’est bien cela.
DON ALVAR.
Se prête à son coupable projet ; ils arrivent : mon ami les reçoit, les comble d’amitié ; il est au moment de donner dans ce piège atroce...
LORENZO, avec inquiétude.
Mais il n’y donne pas ?
DON ALVAR.
Non, il n’y donne pas : une soubrette adroite a tout découvert...
LORENZO, à part.
Ah ! mon dieu !
DON ALVAR.
Elle avertit son maître de la perfidie.
LORENZO, à part.
Ah ! coquine !
DON ALVAR.
Mon ami qui est la douceur même, ne veut point faire d’éclat.
LORENZO.
C’est le plus sage.
DON ALVAR.
Il va trouver notre fripon de valet.
LORENZO, à part.
Voici qui me regarde.
Don Alvar fait vis-à-vis Lorenzo tout ce qu’il annonce.
DON ALVAR.
Il lui présente d’un côté un diamant à-peu-près de cette grosseur.
LORENZO, considérant la bague.
Il est vraiment superbe !
DON ALVAR.
Et de l’autre une canne à-peu-près de cette longueur...
LORENZO.
C’est fort raisonnable.
DON ALVAR.
Il lui donne le choix.
LORENZO.
Le valet ne balance plus.
DON ALVAR.
Pardonnez-moi, il hésite un moment.
LORENZO.
C’est bien étonnant.
DON ALVAR.
Mais enfin, pressé par la force des circonstances, il sent qu’il n’est plus temps de feindre ; il tombe aux genoux de mon ami et lui dit...
LORENZO, à genoux.
Ah ! seigneur Alvar, ne me perdez pas ; je conviens que je suis un misérable, mais je n’ai fait qu’obéir aux ordres de mon maître.
DON ALVAR.
On ne m’avait donc pas trompé, pendard !
LORENZO.
Je vous jure que j’ai tous les regrets imaginables.
DON ALVAR.
Il ne s’agit pas de tes regrets, maraud ; je veux savoir à l’instant même tous les détails de la trahison ; réponds, coquin, réponds : quel est le projet de Fernand ?
LORENZO, se levant.
Je vais tout vous avouer, seigneur, il voulait se dégager honnêtement de la parole donnée par son père.
DON ALVAR.
Ah ! tu appelles cela se dégager honnêtement !
LORENZO.
Et comme il n’aimait pas votre fille...
DON ALVAR, avec joie.
Il n’aimait pas ma fille ! j’en suis parbleu ravi... il l’épousera.
LORENZO.
Il l’épousera !
À part.
Le cher homme a-t-il perdu la raison ?
DON ALVAR.
Oui, il l’épousera ; c’est un parti pris... À présent je suis plus sûr que jamais de leur bonheur mutuel ; mais Fernand a besoin d’une leçon et je m’en charge ; écoute bien ce que je vais te dire.
LORENZO.
Je n’en perdrai pas un mot.
DON ALVAR.
Je t’ordonne de continuer le rôle que tu as commencé ; sois toujours épris de ma fille ; conserve le même empressement, le même amour, et quelque soit la fureur de Fernand, ses menaces, presse le moment du mariage ; fais venir le notaire, signe même le contrat... cette bague sera le prix de ton zèle.
LORENZO.
Parbleu ! tout cela n’est pas difficile ; mais signer.
DON ALVAR.
Je prends tout sur moi.
LORENZO.
C’est différent.
À part.
Quel original !
DON ALVAR.
Mais retiens bien ceci : s’il t’arrive de céder en rien à ton maître, ou de lui confier ce qui vient de se passer, je te fais sauter dans les fossés de mon château.
LORENZO.
Dans les fossés !...
DON ALVAR.
Cinquante pieds de haut, c’est une chose convenue. J’entends Fernand, je vais entrer dans ce cabinet ; songe que j’ai les yeux sur toi, et qu’au moindre geste de ta part, à la plus légère indiscrétion...
LORENZO, vivement.
Soyez tranquille, seigneur, vous m’avez rendu intrépide.
Don Alvar entre dans le cabinet à droite.
Scène XV
LORENZO, seul
Dans les fossés du château ! ces grands seigneurs ont des manières aisées... voici mon maître, tenons-nous bien, et méritons la bague de Don Alvar.
Scène XVI
FERNAND, LORENZO
FERNAND, très agité.
Elle refuse de m’entendre, de me voir ; je ne sais que devenir... Ah ! Lorenzo, as-tu vu quelqu’un ?
LORENZO.
Non, seigneur.
FERNAND, rêvant.
Tout sert à accroître mes inquiétudes : l’instant fatal approche, le notaire ne peut tarder à venir.
LORENZO.
On n’attend plus que lui.
FERNAND.
Je n’ai que ce moyen de me sauver de la honte d’avouer qui tu es... Écoute, Lorenzo.
LORENZO.
Seigneur...
FERNAND.
Il faut que tu partes à l’instant. Je t’ai promis deux mille piastres, je t’en donne trois mille, quatre mille, mais il faut que tu quittes le château ; le pays.
LORENZO, effrayé.
Moi !
FERNAND.
Toi-même.
LORENZO.
Mais, seigneur, je ne puis consentir...
FERNAND.
Comment ! misérable, oserais-tu me résister ?
LORENZO, regardant le cabinet.
Si vous saviez...
FERNAND.
Eh bien ! que signifie ton embarras ?
LORENZO.
De l’embarras !... du tout, je ne suis point embarrassé.
FERNAND.
Tu vas donc m’obéir ?
LORENZO.
En vérité, cela n’est pas possible.
FERNAND, furieux.
Ah ! c’en est trop ; et ma colère... Ciel ! j’entends Antonia !... Je t’ordonne d’exécuter mon dessein. Dis-lui que tu en aimes une autre, que tu ne l’aimes point ; que tu es marié, que tu es forcé de t’éloigner... dis-lui ce que tu voudras, mais pars sur-le-champ... Voici la récompense que je t’ai promise.
Il lui jette une bourse.
LORENZO, troublé.
Mais, seigneur...
FERNAND, exaspéré.
Obéis, misérable, ou je te fais mourir sous le bâton.
LORENZO, effrayé.
Sous le bâton !... un moment... diable ! entendons nous.
FERNAND.
Je vais observer de ce cabinet si tu remplis mes intentions. Songe que si tu hésites un moment, je sors ; dussé-je perdre Antonia et la vie...Tu sais si je tiens ma parole.
LORENZO, effrayé.
Ah ! mon dieu !... Seigneur Fernand, mon cher maître...
Fernand, sans l’écouter, entre dans l’autre cabinet.
Scène XVII
LORENZO, seul
Ah ! juste ciel ! tout le monde est devenu fou. Malheureux Lorenzo, mourir sous le bâton, ou sauter cinquante pieds de hauteur, quelle alternative !
Scène XVIII
ANTONIA, IGNÈS, LORENZO
IGNÈS, bas à Antonia.
Courage, madame ; Fernand est caché dans ce cabinet, je l’ai vu s’y renfermer ; il faut lui porter le dernier coup.
ANTONIA.
Laisse-moi faire.
LORENZO, à part.
Je ne sais plus où donner de la tête.
IGNÈS.
Seigneur, voulez-vous bien recevoir mes félicitations.
LORENZO, à part.
À l’autre, à présent.
ANTONIA.
Qu’avez-vous donc, seigneur ; vous paraissez inquiet, embarrassé ?
LORENZO.
Ce n’est rien... l’émotion...
IGNÈS.
Combien cette tendre émotion est précieuse pour ma maîtresse ! Elle lui prouve l’excès de votre amour.
LORENZO.
De mon amour !
À part.
J’entends remuer dans ce cabinet, je crois... le cœur me manque.
ANTONIA.
Vous avez vraiment quelque chose d’extraordinaire... Ignès, vois donc comme il est changé.
IGNÈS.
Il est d’une pâleur effrayante ! auriez-vous reçu quelque nouvelle fâcheuse de vos augustes parents ?
LORENZO, à part.
Que ce ton doucereux est perfide.
IGNÈS.
Allons, ne nous cachez rien ; il nous sera si doux de partager vos peines, de les adoucir ; c’est notre devoir d’ailleurs, puisque nous allons vous épouser.
LORENZO, impatienté.
Ah ! que de tendresse !...
ANTONIA.
Vous offenserait-elle ? Et le titre de votre épouse que je serai glorieuse de porter...
LORENZO, du côté de Don Alvar.
Oui, certainement ; mon épouse, ma tendre épouse...
IGNÈS.
À la bonne heure, on voit que vous partagez son bonheur.
LORENZO, du côté de Fernand.
Moi ! c’est une calomnie !
ANTONIA.
Comment ! n’avez-vous pas juré ?...
LORENZO, bas.
Eh ! oui ; mais je vous en prie, parlez plus bas.
ANTONIA.
Vous paraissez hésiter ?
LORENZO.
Je ne dis pas cela.
IGNÈS.
Auriez-vous changé de résolution ?
LORENZO, troublé.
Je m’en garderais bien.
ANTONIA.
Je suis bien malheureuse si mes faibles attraits perdent déjà de leur empire.
LORENZO.
Mon dieu, soyez assurée que sans des circonstances impérieuses... Mon amour d’un côté... mais la nécessité de l’autre... cela n’empêche pas que mon cœur ne soit singulièrement sensible... et que dans toutes les occasions...
À part.
Le diable m’emporte si je sais que lui dire !
ANTONIA, souriant.
Je ne puis m’offenser de ce trouble, et je vois à présent que l’amour vous a un peu dérangé la raison.
LORENZO, se dépitant.
Allons, je serai amoureux malgré moi maintenant ; si je pouvais m’esquiver...
Il veut sortir, et se trouve nez à nez avec Alvar, qui sort du cabinet et ramène Lorenzo.
Scène XIX
ANTONIA, IGNÈS, LORENZO, DON ALVAR
DON ALVAR.
Me voilà, mon ami, me voilà ; vous alliez me chercher sans doute ?
LORENZO.
Précisément !
À part.
Que le ciel le confonde ! ….
DON ALVAR.
Réjouissez-vous, mon gendre, voici le contrat tout dressé... Vous serez content de mes dispositions...
ANTONIA.
Ah ! mon père... je connais votre tendresse.
LORENZO, à part.
Je n’ai plus que le choix des fossés ou de la bastonnade.
IGNÈS, à Lorenzo.
Remerciez donc un si bon père...
LORENZO, d’un ton piteux.
Certainement ma reconnaissance, le bonheur qui m’attend et dont je sens d’avance toute l’étendue...
IGNÈS, à Lorenzo.
Allons, de la gaieté, seigneur, ne contraignez point cette aimable joie qui brille dans tous vos traits.
DON ALVAR.-
Signez, mon gendre. Je suis impatient de montrer à mes vassaux assemblés le digne époux de mon Antonia, et le noble soutien de ma maison.
Il lui présente la plume.
Scène XX
ANTONIA, IGNÈS, LORENZO, DON ALVAR, FERNAND sort du cabinet
FERNAND, vivement.
Arrêtez, arrêtez ! cet hymen ne peut s’accomplir ; et puisque ce misérable abuse de votre confiance, malgré mes ordres et mes menaces, j’aurai encore assez de courage pour faire l’aveu de ma faute. Je suis Fernand, et cet homme est mon valet.
TOUS.
Votre valet !
DON ALVAR, froidement.
Eh ! mon cher Fernand, nous le savions.
FERNAND, confondu.
Vous saviez...
ANTONIA, souriant.
Tout, absolument.
DON ALVAR.
Vous avez cru nous jouer ; mais n’importe. Vous n’aimiez pas ma fille, je suis certain qu’elle ne vous connaissait pas non plus... Je vous unis.
FERNAND.
Je ne puis rassembler mes idées !... la joie que j’éprouve... Mais quel était donc votre dessein ?
DON ALVAR.
Celui de vous faire sentir, jeune homme, l’inconvenance de votre conduite envers une famille que vous deviez assez respecter...
FERNAND.
De grâce, épargnez-moi. J’ai été trop puni de ma faute, pour qu’elle ne soit pas la dernière.
DON ALVAR, lui donnant la main d’Antonia.
J’en suis certain ; et voilà le gage du pardon général.
IGNÈS.
Eh bien ! seigneur, croyez-vous toujours qu’il faut se marier sans se connaître ?...
DON ALVAR.
Sans doute, et mon système... Ah ! parbleu ! il me vient une idée. Ignès, comment trouves-tu ce garçon ?
Montrant Lorenzo.
IGNÈS.
Lui ? c’est un sot important.
DON ALVAR, à Lorenzo.
Et toi, que dis-tu de cette jeune fille ?
LORENZO.
Une bavarde, une curieuse.
DON ALVAR, se frottant les mains.
C’est charmant. Mes amis, il faut que je vous marie ensemble.
IGNÈS.
Nous !
LORENZO.
Celui-là est un peu fort.
DON ALVAR.
Vous ne vous aimez pas aujourd’hui ; demain, vous serez fous l’un de l’autre.
IGNÈS.
Je vous baise les mains, seigneur.
DON ALVAR.
Corbleu ! tu l’épouseras, pour prouver l’excellence de ma méthode. Ignès, je me charge de ta dot... Vite vos deux mains... Eh bien ! quand je commande...
IGNÈS, donnant sa main.
Ah ! si ce n’était la dot...
LORENZO, de même.
Si je ne craignais les fossés...
Ils se donnent la main en se tournant le dos.
DON ALVAR, à Fernand et à Antonia.
Tenez, tenez, quelle satisfaction dans tous leurs traits !... Voilà ce qui s’appelle ne pas perdre l’occasion de faire des heureux.